Récits de voyage et représentation de l'espace. La Méditerranée de Jérôme Maurand (1500-1580),...

292
UNIVERSITE DE NICE SOPHIA-ANTIPOLIS MEMOIRE DE MASTER I EN HISTOIRE MODERNE REALISE SOUS LA DIRECTION DE P.-Y. BEAUREPAIRE ET LA CODIRECTION D’A. BROGINI PRESENTE PAR YANN BOUVIER ILLUSTRATION : CROQUIS EN NEGATIF D’UNE GALERE PAR HIEROSME MAURAN RECITS DE VOYAGE ET REPRESENTATION DE LESPACE. LA MEDITERRANEE DE HIEROSME MAURAN (1500 ? -1580 ? ), UN ESPACE VECU.

Transcript of Récits de voyage et représentation de l'espace. La Méditerranée de Jérôme Maurand (1500-1580),...

0

UNIVERSITE DE NICE SOPHIA-ANTIPOLIS MEMOIRE DE MASTER I EN HISTOIRE MODERNE

REALISE SOUS LA DIRECTION DE P.-Y. BEAUREPAIRE ET LA CODIRECTION D’A. BROGINI

PRESENTE PAR

YANN BOUVIER

ILLUSTRATION : CROQUIS EN NEGATIF D’UNE GALERE PAR HIEROSME MAURAN

RECITS DE VOYAGE ET REPRESENTATION DE L’ESPACE. LA MEDITERRANEE DE HIEROSME MAURAN (1500 ? -1580 ? ),

UN ESPACE VECU.

1

A Françoise et Gilbert Bucaille

« Avec nos pensées, nous créons le Monde »

Boudha

2

Ce travail, fruit de longues semaines de recherches, de réflexion et d’écriture, n’aurait pu aboutir sans de précieuses aides et conseils : il est, pour ainsi dire, collectif, ne serait-ce que parce qu’il s’est bâti, comme toute autre étude historique, sur des ouvrages et articles qui nous ont précédé, sur des réflexions déjà posées, même s’il se propose à son tour d’apporter son souffle aux vents de l’histoire.

Nos remerciements s’adressent donc tout d’abord aux historiens et autres scientifiques qui ont nourri les notes de bas de page de ce mémoire, sa bibliographie : en un mot, son échine. Ils s’adressent aussi aux enseignants qui, directement, nous ont apporté leur soutien : M. Beaurepaire, notre directeur de recherche, Mme Brogini, notre co-directrice, mais aussi Mme Marzagalli ou encore Mme Caby pour leurs lumières, latines notamment. Un merci tout particulier à M. Mayaffre et aux membres du laboratoire du CNRS niçois « Bases, corpus, langage ».

Chaleureusement, nos pensées se dirigent aussi vers les secrétaires du CMMC pour leur gentillesse et leurs démarches qui ont permis à ce travail de s’enrichir considérablement. Elles sont également destinées aux équipes de la bibliothèque Inguimbertine de Carpentras, tout comme celles des Archives municipales d’Antibes et de Nice – et plus particulièrement à Stéphanie Bonnefoy et Simonetta Villefranque. Merci encore aux employés des archives de Savone, en Italie.

Nos remerciements s’adressent de même à Pierre Cosson, docteur d’Etat et érudit d’Antibes qui, plusieurs fois, nous a reçu amicalement dans un souci généreux de partage. Une pensée émue va de même à Hierosme Mauran, dont nous espérons avoir respecté la vie et le message.

Merci à ma famille. Merci enfin à Elvina, ma fiancée, pour ses patientes relectures

mais aussi pour son soutien moral sans faille, son affection, son amour. Pour Elle.

3

RECITS DE VOYAGE ET REPRESENTATION DE L’ESPACE. LA MEDITERRANEE DE HIEROSME MAURAN (1500 ? -

1580 ? ) : UN ESPACE VECU

4

INTRODUCTION

5

La Méditerranée. Un espace fascinant, historiquement riche, humainement

aussi. Tout comme Fernand Braudel, et peut-être pour les mêmes raisons que lui, elle m’attire, se fait aimer, « sans doute parce que venu du Nord », comme F. Braudel et « après tant d’autres », ma rencontre avec elle m’a ému1. De cette mer, j’ai développé une conception, peu éloignée il est vrai de celle qui était la mienne avant mon arrivée sur la Côte d’Azur. Laquelle ?

● Curiosité

« Méditerranée ». Ce mot résonne de mille sens, et plus encore. Il évoque, pour moi, comme pour la plupart de mes contemporains qui l’ont découverte sur le tard ou ne la connaissent que par les livres, une couleur, bleu azur, des plages, de galets bien souvent, des paysages, magnifiques et tourmentés, des villes, telle que Nice, des pays, des civilisations bordurières, des navires qui sans cesse la parcourent, des croisières, ses histoires, notre Histoire enfin. Sans doute cette vision est-elle plus nuancée pour d’autres, différente, ne s’attardant pas sur les mêmes aspects. Sans doute celles que peuvent en avoir un Algérien, un Libanais ou un Grec sont-elles plus dissemblables encore : F. Braudel distinguait, dès l’antiquité, « deux Méditerranées » au moins, la nôtre, l’occidentale, et « l’autre Méditerranée […] qui met en cause d’autres paysages et d’autres réalités humaines »2. La Méditerranée contemporaine, l’historien la conçoit même comme un espace de réunion de « trois énormes et vivaces civilisations, trois façons cardinales de penser, de croire, de manger, de boire, de vivre […] »3, l’Occident, l’Islam et l’univers orthodoxe. Sûrement la vision que l’on peut se construire de notre bassin maritime est-elle aussi plus complète, plus nourrie pour un voyageur, un aventurier qui, l’aimant passionnément ou sous le coup des hasards de sa vie, l’a parcourue du mieux qu’il a pu, puisque nous autres, sédentaires, « de la Méditerranée nous tendons aujourd’hui à ne voir que le décor, l’alliance de la mer et du soleil »4. Sûrement, enfin, n’était-elle pas la

1 F.BRAUDEL, La Méditerranée et  le monde méditerranéen à  l’époque de Philippe  II, Tome  I, Paris, Ed. Colin, 1990, p. 11 2 F. BRAUDEL (Dir.), La Méditerranée, Tome I, L’Espace et l’Histoire, Paris, Ed. Flammarion, 1993, p. 120 3 F. BRAUDEL (Dir.), La Méditerranée, Tome I, L’Espace et l’Histoire, Paris, Ed. Flammarion, 1993, p. 158 4 M. AYMARD, « Espaces », La Méditerranée, Tome I, L’Espace et l’Histoire, Paris, Ed. Flammarion, 1993, p. 191 

6

même pour nos ancêtres, clercs ou paysans, matelots ou capitaines, corsaires ou pirates. Cette vision qu’un individu ou un groupe peut - ou a pu - avoir de cette mer nous interroge. Comment se représentait-on la Méditerranée à l’époque moderne ? C’est cette première question qui guide ce mini-mémoire. Mais ce n’est pas à elle qu’il va tenter répondre, du moins pas directement, pas entièrement. La question est trop vaste, d’autant plus qu’elle se trouve encore dans son jeune âge, qu’elle est presque vierge, à peine défrichée, voire nullement lorsque que l’on s’attache à la Méditerranée.

● Intérêt(s) du sujet

La problématique générale de cette étude, centrée sur la perception d’un espace découvert, traversé, vécu, s’insère au cœur des interrogations de la science historique, s’inscrivant dans tous ses courants, des plus « anciens » aux plus novateurs, et devant autant à L. Febvre qu’à B. Lepetit ou T. Fabre. Elle possède un intérêt historiographique certain, intérêt à comprendre et sur lequel une réflexion doit être menée afin de cerner cet objet d’étude au mieux. Intéressant, ce questionnement l’est aussi parce que ce travail, s’effectuant dans le cadre du Centre de la Méditerranée Moderne et Contemporaine de Nice, en épouse le centre de gravité, cette mer que les chercheurs niçois étudient et auprès de laquelle leur laboratoire évolue. Et il interroge cette Méditerranée de façon originale, en quête de nouvelles richesses, de nouvelles leçons, de nouveaux aspects. Mais le fait que cette problématique s’inscrive dans des questionnements récents de l’histoire, qu’elle suive la dynamique d’autres travaux, est-ce suffisant pour en démontrer l’intérêt ? Peut-on justifier de la nécessité de traiter une question historique en se basant uniquement sur son actualité historiographique ? Peut-être. C’est ainsi que, très souvent, des sujets de recherche sont défendus. Seulement il ne semble pas que le seul fait de s’appuyer sur ce que d’autres historiens étudient ou ont étudié permette d’affirmer l’intérêt de son propre travail.

Les sociétés produisent l’espace. Et l’on peut, dans ce processus, distinguer deux temps. Bien sûr, il y a l’action humaine, celle qui établit des villages, des villes, des ports, qui trace des routes, construit des ponts, s’approprie un paysage, le modèle afin de s’adapter à lui et de l’adapter à elle. Mais l’Homme produit, en amont, l’espace qui l’entoure de façon mentale, sans support matériel : il l’imagine. C’est ce postulat, devenu classique en géographie, que le chercheur J.-P. Paulet, de l’Université de Nice Sophia-Antipolis rappelle dans l’introduction d’un ouvrage paru en 20025. En effet, toute société, avant d’aménager son espace de vie, doit tenir compte de la façon dont elle le perçoit, de la façon dont elle voit son environnement. « L’action des sociétés ne peut se concevoir qu’en fonction de cette représentation 5 J.‐P. PAULET, Les représentations mentales en géographie, Paris, Ed. Anthropos, 2002, p. 152 

7

subjective, partiale, imagée, chargée de significations culturelles »6. Bien entendu, la représentation que l’Homme se fait de l’espace qui l’entoure ne détermine pas tout seul, de façon isolée, la manière dont il l’exploite et l’aménage : aux combinaisons de facteurs idéologiques et culturels s’ajoutent les événements politiques, les colères de la nature, les rapports de force sociaux, la nature des sols sur lesquels une construction est envisagée, etc. Il n’en reste pas moins que la vision déformée que les sociétés et les individus posent sur le Monde et leur monde guide leur action au sein de ceux-ci.

De même, ce sont les représentations des mondes inconnus que chaque être

s’en fait, à partir de ses lectures, des médias, des « on-dit », qui le guident dans ses déplacements lointains, inhabituels. Le géographe, comme le politique, comme l’architecte et comme la société toute entière, a donc besoin de comprendre comment les hommes « lisent » les territoires, pour reprendre le titre d’un ouvrage issu des réflexions menées à Tours en 2002 par une équipe de géographes et qui, de fait, montre l’actualité de la question que ce mémoire pose et sa vivacité au sein d’autres sphères que celle de l’histoire7. L’historien peut donc enrichir, par ses moyens et ses caractéristiques propres, cette entreprise de compréhension de l’organisation par l’Homme de son espace de vie. Il peut le faire en étudiant les communautés anciennes, leur inscription dans leur environnement, leurs aménagements bien sur, comme certains chercheurs se proposèrent de la faire en 2005 au travers d’articles parus dans les Mélanges de la Casa de Velasquez8. Mais il apparaît incontournable, désormais, de nourrir cette réflexion en s’interrogeant sur les représentations passées de l’espace.

● Temps et Espace d’analyse : l’ossature de la réflexion Cette étude se propose donc de s’inscrire dans une démarche globale, de

l’enrichir par la méthode historique, mais à une échelle modeste. Ce n’est d’ailleurs pas à la Méditerranée en tant que telle, dans son ensemble, qu’elle va s’intéresser, mais à la Méditerranée de Hierosme Mauran, à la Méditerranée d’un homme du XVI° siècle, un clerc séculier d’Antibes ayant laissé à ses contemporains le manuscrit de son récit du voyage qu’il effectua en 1544 vers Constantinople, sur une galère, auprès de la flotte de Barberousse. Ce travail en effet se propose d’étudier une représentation individuelle de l’espace, et n’a aucune vocation à l’exhaustivité : même en travaillant dès à présent sur vingt récits de voyages différents nous ne pourrions généraliser nos conclusions, et ce ni à l’ensemble de la société, ni même

6 J.‐P. PAULET, Les représentations mentales en géographie, Paris, Ed. Anthropos, 2002, p. 2 7  CENTRE DE RECHERCHES VILLE  SOCIETE  TERRITOIRE,  Lire  les  territoire,  Tours,  Ed. Maison  des  sciences  de l’Homme, 2002, 300 p. 8 P. BOISSINOT (Dir.), Lire les territoires des sociétés anciennes, Madrid, Ed. Casa de Velasquez, 2005, Tome 35‐2, 382 p. 

8

aux seuls voyageurs de la Renaissance dont les productions écrites nous servent de sources.

De plus, ce mémoire ne pourra nullement prétendre rendre compte de la

vision réelle que Hierosme Mauran se faisait, après 1544, de la Méditerranée : nous ne disposons que d’un seul écrit de cet auteur, ce qui est trop peu pour se faire une idée concrète et exacte de ce qu’il pensait d’un espace donné. Il pourra en donner une appréciation, des éléments de connaissance, mais nulle compréhension totale. Ce travail est un travail de défrichement d’un sujet porteur mais peu exploité : ce sont des réflexions sur ce sujet, sur les méthodes qui peuvent permettre de l’aborder au mieux, sur les préalables à poser avant toute étude semblable, etc., que ce mémoire veut mettre en place, bien plus que d’apporter des réponses à une question que seule une étude plus globale basée sur des travaux solides permettant d’aborder une telle problématique peut éclairer et satisfaire. Mais parce qu’elle est formatrice mais aussi nécessaire pour rendre compte de l’originalité d’un tel sujet et des résultats qu’il peut amener, des nouveaux questionnements qu’il peut poser, cette étape d’analyse ne doit pas être mise de côté.

● Les concepts « En réfléchissant sur des faits, on les renvoie à des concepts et il n’est pas

indifférent de savoir auxquels on les renvoie »9. L’école historique allemande impose, dans l’introduction de ses travaux scientifiques, que les concepts utilisés, les mots du titre, les mots-clefs du sujet, soient décortiqués, analysés. Ces mots ne doivent pas être choisis au hasard et, pour ce travail, ne l’ont pas été. C’est en les définissants que nous pouvons mener une première réflexion enrichissante et incontournable sur notre sujet.

Celui-ci porte sur la Méditerranée de Hierosme Mauran, nous l’avons dit :

encore est-il nécessaire de rappeler que ce mot est localisant. Du latin mediterraneus, « au milieu des terres », il renvoi à la mer séparant l’Afrique de l’Europe10. Mais ce n’est pas à la seule étendue marine que notre étude s’intéresse : à la configuration géographique élémentaire s’ajoutent les concepts successifs qui ont été forgés à partir de ce mot, telle l’idée de creuset des civilisations ou celle de fracture culturelle. Ce terme, pour ce travail, comprend aussi les terres et les populations qui entourent cette mer, les migrations de ces dernières qui y sont inscrites, etc. C’est une approche généralisante de la Méditerranée qui guide notre réflexion. La dimension conceptuelle de la Méditerranée, du fait de celle de notre problématique, n’est pas ignorée, bien au contraire : cet espace est vu comme un

9 Citation de W. von Schlegel reprise dans A. PROST, Douze leçons sur l’Histoire, Paris, Ed. Seuil, 1996, p. 125 10 J. LEVY, M. LUSSAULT, « Méditerranée », Dictionnaire de  la géographie, de  l’espace, des sociétés, Paris, Ed. Belin, 2003, p. 601 

9

tout, et nous pouvons aller, avec prudence, jusqu’à le considérer comme une fiction, un mythe, à l’instar de F. Braudel qui écrivit que cette mer est « un personnage complexe, encombrant, hors série, qui échappe à nos mesures et à nos catégories »11.

C’est en fait à la notion « d’espace » retenue pour cette étude que notre

approche de la Méditerranée renvoie. Ce « mot vital de la géographie » recèle des réalités diverses. A son sens primitif d’écart, de distance, puis d’étendue, s’oppose et s’ajoute le concept « d’espace géographique » qui comprend « l’ensemble des lieux et de leurs relations »12. Ce terme est donc large, complexe, incorpore des individus, des échanges, des surfaces, des règles, est aussi discontinu, etc. Lorsque notre sujet invite à étudier les « représentations de l’espace », c’est sur cette dimension globalisante qu’il porte son regard, sur un espace prit au sens large du mot, et non sur une simple surface délimitée précisément.

Notre concept d’espace étant défini, l’approche du mot « représentation » que

nous avons retenue pour cette étude est à poser. En effet, dans le titre de notre mémoire, nous aurions pu écrire, par exemple, « perception de l’espace ». Mais les mots ont un sens. « Perception » et « représentation » s’opposent en ce sens que le premier terme est plus objectif, dégagé des émotions de l’instant, alors que le second mot suppose des filtres, culturels ou encore idéologiques, s’applique aussi bien à des espaces observés qu’à des espaces visités depuis longtemps13, etc. Or l’historien travaille sur des documents anciens : il ne peut pas, tel le géographe, prétendre étudier les perceptions de l’espace, qui se caractérisent par leur instantanéité. De plus, la source de ce mémoire est un récit de voyage : ce dernier, de fait, rend compte d’espace vus mais que l’auteur n’a plus, au moment de la rédaction, sous les yeux. Il ne peut donner à voir qu’une représentation de la Méditerranée.

Cette dernière constatation exprime une réciprocité des rapports entre récits

de voyage et représentation, et justifie l’emploi du genre viatique dans cette étude. Mais les récits de voyage sont-ils pour autant une source adaptée à notre travail ? Comme le remarque très justement M. Avena dans son mémoire de master I, les récits viatiques sont souvent critiqués comme « source[s] véritablement historique[s] »14. Seulement, tout comme E.H. Carr, nous pensons qu’aucun « document ne peut nous dire davantage que ce que pensait son auteur »15 : aucun document ne peut être considéré comme purement objectif, pas même un relevé 11 F.BRAUDEL, La Méditerranée et  le monde méditerranéen à  l’époque de Philippe II, Tomes I, Paris, Ed. Colin, 1990, p. 11 12 R. BRUNET, « Espace », Les mots de  la géographie. Dictionnaire critique, Paris, Ed. Reclus, 3° édition, 1993, pp. 193‐195 13 J.‐P. PAULET, Les représentations mentales en géographie, Paris, Ed. Anthropos, 2002, p. 7‐8 14 M. AVENA,  L’altérité  dans  les  récits  des  voyageurs  français :  l’exemple  ottoman  au  XVIIIème  siècle, Nice, Mémoire de master I, 2006, p. 6 de l’introduction 15 E.H. CARR, Qu’est‐ce que l’Histoire ?, Paris, Ed. la Découverte, 1988, p. 62 

10

statistique. Et la littérature viatique à plus forte raison. Le sujet privilégiant la mentalité de l’auteur, l’utilisation d’un récit de voyage paraît être appropriée, à plus forte raison parce que ce genre littéraire porte en lui une dimension spatiale très forte. Le récit de voyage fait donc le lien entre espace et représentation : François Hartog en rend compte dans son Miroir d’Hérodote16. Il explique que le voyageur, afin de rendre compte dans son récit viatique de l’originalité des contrées visitées dans un système de représentation intelligible pour le lecteur, afin notamment de « transcrire l’altérité en la rendant aisée à appréhender (…) dans le monde où [on la] raconte »17, doit et peut « réunir le monde [qu’il] raconte et le monde où [il] raconte et passer de l’un à l’autre […] : [le récit viatique est un] procédé de traduction »18. Le récit de voyage est donc bien le matériau de base sur lequel semble devoir s’appuyer l’historien étudiant les représentations passées de l’espace.

Cependant, il est à remarquer que l’intitulé de ce travail comporte un dernier

concept, moins connu que les autres, dont le choix ne peut être justifié qu’en l’expliquant : il s’agit de « l’espace vécu ». Cette notion a été bâtie par le géographe A. Frémont dans son ouvrage La Région, espace vécu paru en 197619, et a été reprise en 1984 dans l’étude collective portant sur la Géographie sociale20, témoignage de sa réussite et de son acceptation rapide dans le monde des géographes. Les auteurs anglophones parlent, quant à eux, de life space, pour désigner cet « espace vécu » qui est recréé à partir de « l’espace de vie » selon les perceptions et cartes mentales de chacun21. Cette notion est fondée sur le postulat selon lequel la façon dont l’espace est vécu est un élément clef des décisions aussi bien individuelles que collectives en matière de déplacements et de comportements face à l’environnement, et est constituée d’un emboitement de trois dimensions : les lieux fréquentés par l’individu, les interrelations sociales qui s’y nouent et les valeurs psychologiques qui y sont projetées et perçues22. Elle comprend aussi l’imaginaire spatial, psychologique, littéraire, etc., que nourrissent pour les individus et les sociétés les noms de lieux, de pays, de territoires, d’espaces. En définitive, cette notion évoquée dans le titre de ce mémoire fait la synthèse des autres concepts fondamentaux qui encadrent ce travail, et son choix n’a pu que s’imposer à notre réflexion. De plus, parfois critiqué par les géographes férus de scientisme, cet « espace vécu » commence tout juste à être considéré comme un point de départ

16 F. HARTOG, Le miroir d’Hérodote, Paris, Ed. Gallimard, 2001, 581 p. 17 F. HARTOG, Le miroir d’Hérodote, Paris, Ed. Gallimard, 2001, p. 227 18 F. HARTOG, Le miroir d’Hérodote, Paris, Ed. Gallimard, 2001, p. 237 19 A. FREMONT, La région, espace vécu, Paris, Ed. Flammarion, 1999, 288 p. 20 A. FREMONT (Dir.), Géographie sociale, Paris, Ed. Masson, 1984, 387 p. 21 R. BRUNET, « Espace vécu », Les mots de  la géographie. Dictionnaire critique, Paris, Ed. Reclus, 3° édition, 1993, p. 195 22 G. DI MEO, « De  l’espace aux territoires : éléments pour une archéologie des concepts fondamentaux de  la géographie », L’information géographique, Paris, Ed. Sedes, 1998, n° 3, pp. 106 

11

potentiel d’une « démarche féconde » pour l’historien comme vient de s’en faire l’écho un article-portrait sur Armand Frémont tout juste paru dans L’Histoire23.

Etudier « l’espace vécu », ou plutôt la « Méditerranée vécue » de Hierosme

Mauran, c’est étudier la façon dont ce dernier se la représentait, a posteriori mais aussi a priori, les filtres conditionnant cette représentation, en avançant avec précaution, comme l’explorateur qui découvre une nouvelle contrée forestière encore soumise aux caprices de la nature car ce travail est bien, avec d’autres, un prospecteur. Son terrain est perçu mais mal balisé. Rien n’est plus excitant : toujours, l’historien doit être désireux de s’engager sur de nouveaux sentiers. Soit il est fébrile à l’idée d’ouvrir, aux archives, un carton auquel personne n’a jusqu’alors prêté attention, soit il explore de nouvelles voies, peu éloignée des routes bien connues de ses prédécesseurs afin de ne pas émietter plus encore sa discipline. Dans cette vision des choses, ce mini-mémoire se veut être un galop d’essai.

● Problématique et cheminement du mémoire Le sujet, fléché et tracé par les concepts qu’il fait rentrer en jeu, nous pose, en

définitive, le questionnement suivant : comment le récit viatique de Hierosme Mauran rend-t-il compte de la représentation que ce dernier se faisait de l’espace méditerranéen, de ses riverains, des échanges qui s’y nouent, et quels filtres culturels ou idéologiques déformants y transparaissent ?

Le questionnement est complexe, lourd, et son originalité en accroit la

difficulté. Avant d’y répondre clairement comme le ferait une thèse ou un mémoire de master II, il doit être réfléchi, pensé. Voilà à quoi doit et va s’atteler cette première étape, ce mémoire de master I dont l’essence est d’être un travail de réflexions sur le sujet et sur les méthodes à mettre en œuvre afin de le traiter, de recherches sur la sources, d’élaboration de premières analyses, de compréhension de l’homme que fut Hierosme Mauran, etc.

Parce que ce sujet est a priori difficile, novateur comme nous l’avons fait

remarquer, une étude historiographique approfondie, tentant de dégager les différentes attaches intellectuelles de ce travail, couplée à une réflexion épistémologique, doit nourrir un chapitre de ce mémoire, son premier chapitre qui plus est tant cette étape apparaît comme un préalable auquel il ne faut nullement couper. L’intérêt du sujet n’y apparaitra que plus, et notre objet d’étude ainsi que notre démarche n’en seront que mieux compris.

23  F. DUFAY,  « Armand  Frémont,  un  géographe  chez Mme Bovary »,  L’Histoire,  Paris,  Ed.  Société d’éditions scientifiques, mai 2007, n°320, pp. 32‐33 

12

Notre problématique ainsi que le caractère scientifique de ce mémoire nous invitent à présenter, dans un second temps, notre source et son auteur, source dont le choix est à justifier. Ce travail portant sur l’étude des mentalités, l’outillage mental de Hierosme Mauran sera retracé, tout comme les conditions de rédaction de son Itinéraire dont, il nous faut le préciser dès à présent, les passages qui seront cités ou évoqués dans le présent mémoire ne seront pas paginés mais localisés à partir des folios desquels ils seront extraits, la mention de ces folios ayant été introduite dans la version traduite de l’Itinéraire reproduite en annexes24 afin que le lecteur puisse y naviguer au mieux. Notons aussi qu’une représentation étant le fruit des déformations que des filtres de différentes natures ont fait subir à une vision objective il nous faudra, avant de s’attarder sur les représentations, approcher ces filtres et les intégrer.

Enfin, dans un troisième chapitre, une étude méthodologique pourra être

envisagée, afin de choisir les outils les plus à même d’exploiter un récit de voyage – voire plusieurs récits viatiques – dans l’optique qui est la nôtre. Parmi ces outils figure notamment la lexicométrie ou logométrie, elle aussi toute jeune dans le monde de l’histoire.

Ce n’est qu’une fois ce long travail de réflexion achevé, si l’on peut considérer

qu’il peut l’être, que les premières briques de ce mémoire pourront être posées, son ciment coulé et sa charpente mise en place : alors, les premières conclusions permises par l’application des méthodes retenues sur le récit de Hierosme Mauran pourrons être cherchées puis évoquées, permettant de proposer un plan provisoire de travail et d’analyse à notre sujet afin, dans un avenir proche, d’y répondre pleinement.

24 Cf. annexes, pp. 200‐270. 

13

CHAPITRE I : HISTORIOGRAPHIE DU SUJET ET REFLEXIONS

14

Lorsque l’historien travaille, il ne peut faire l’économie de s’interroger sur la

nature de ce qu’il entreprend. « Depuis un certain nombre d’années, l’histoire fait retour sur elle-même […] pour interroger les notions et les pratiques du métier d’historien et accéder ainsi à […] un niveau réflexif »25. Aussi, l’apprenti historien doit-il, pour sa formation et par nécessité scientifique, développer une réflexion historiographique sur son sujet de recherche, en définir la position au sein des courants historiques qui ont façonné et enrichi sa discipline et faire le point sur la façon dont il a déjà pu être abordé. Il est donc impératif, avant d’étudier ce que la Méditerranée pouvait représenter pour un voyageur catholique qui l’a parcourue au XVI° siècle, de rattacher cette démarche aux courants historiques qui ont fondé la scientificité de notre discipline, afin d’expliciter l’intérêt de cette analyse, de mieux la cerner et de jeter les premières bases d’une méthodologie. Pour ce faire, un plan en entonnoir a été privilégié, permettant d’embrasser toutes les attaches historiographiques du sujet en commençant par les plus générales, telle que l’histoire des mentalités, pour terminer par les plus singulières et héritières des premières, comme l’histoire des représentations passées de l’espace.

● Les débuts d’une « psychologie historique » : les Annales

L. Febvre et M. Bloch : deux approches incontournables Le sujet de réflexion induit, dans un premier temps, une étude des mentalités

modernes. Etudier la façon dont nos ancêtres se représentaient la Méditerranée, c’est se rattacher tout d’abord aux travaux de Lucien Febvre et de Marc Bloch, fondateurs de l’école des Annales qui, dès les années 1920, ont étudié les faits historiques comme des faits de représentations collectives ou individuelles et de mentalités, ont introduit dans la recherche une notion de psychologie historique au moment même où le psychologue français Ignace Meyerson (1888-1893) commençait à définir cette discipline qu’il a fondée26. Ce faisant, les deux grands

25 C. DELACROIX, F. DOSSE, P. GARCIA, Les courants historiques en France, 19°‐20° siècles, Paris, Ed. A. Colin, 2002, p.7 26 I. MEYERSON, Ecrits 1920‐1983 : pour une psychologie historique, Paris, Ed. PUF, 1987, 421 p.  

15

historiens renouvelaient leur discipline alors tournée vers « l’histoire événementielle » et en agrandissaient les champs d’étude en privilégiant la longue durée et l’histoire économique et sociale. Mais il est à noter que L. Febvre et M. Bloch avaient, sur cette nouvelle « histoire des mentalités », des points de vue divergents. Quand M. Bloch explore la mentalité collective de la société féodale en 193927, en se fondant sur la notion durkheimienne de représentation collective ou sur les travaux de Charles Blondel portant sur le projet d’une psychologie collective28, L. Febvre réplique en 1940 par des comptes-rendus critiques dans lesquels il reproche à son condisciple d’avoir ignoré l’individu et le met en garde contre le « redoutable moulin de l’abstraction »29.

Que retirer de tout cela ? Qu’au-delà de ces inflexions s’affirmait la nécessité

pour l’historien de faire appel à toutes ses disciplines sœurs, humaines et sociales, telles que la sociologie, l’ethnologie, la psychologie, qui toutes lui donnent des outils de compréhension et d’analyse des sociétés et des individus qui nous ont précédés. Cette nécessité est toujours actuelle. L’histoire ne peut pas se concevoir seule mais doit se nourrir des outils et des méthodes que lui apportent ses disciplines sœurs, sans perdre pour autant ses caractères propres. Et dans l’étude de la représentation de la Méditerranée au XVI° siècle, le recours à la psychologie s’avère essentiel. Sans verser dans l’anachronisme psychologique (« nous nous interdisons de projeter le présent, notre présent, dans le passé »30), il est indispensable de saisir les systèmes mentaux des hommes du XVI° siècle, en intégrant la psychologie dans la pratique de l’histoire et en laissant une part à la subjectivité, à l’imagination. Intégrer dans notre étude « l’outillage mental » dont pouvait disposer Hierosme Mauran ne doit pas nous empêcher de saisir l’homme dans sa singularité mentale.

Histoire des mentalités collectives ou individuelles ?

De cette divergence de points de vue entre M. Bloch et L. Febvre, une deuxième réflexion émerge. Doit-on, comme M. Bloch, privilégier l’étude des mentalités collectives et délaisser l’analyse des phénomènes mentaux réfléchis, ou, à l’instar de L. Febvre, s’attacher aux individus et à une conception des mentalités intégrant à la fois les phénomènes intellectuels conscients et les phénomènes psychologiques inconscients 31? Comme souvent, il semble apparaître qu’un compromis entre les deux approches doive être établi. Commencer par l’étude d’un cas individuel semble nécessaire : les outils fournis par la psychologie s’intéressent 27 M. BLOCH, La société féodale, Paris, Ed. Albin Michel, 1982, 704 p. 28 C. BLONDEL, Introduction à la psychologie collective, Paris, Ed. A. Colin, 1928 29 C. DELACROIX, F. DOSSE, P. GARCIA, Les courants historiques en France, 19°‐20°  siècle, Paris, Ed. A. Colin, 2002, p.143 30 L. FEBVRE, « Psychologie et histoire », Encyclopédie française, T. 8, 1938, repris dans Combats pour l’histoire, Paris, Ed. Armand Colin, 1992, p. 218‐219 31 C. DELACROIX, F. DOSSE, P. GARCIA, Les courants historiques en France, 19°‐20°  siècle, Paris, Ed. A. Colin, 2002, p.145 

16

d’abord à l’individu, et il est plus sage pour l’apprenti-historien de ne pas s’engager tête baissée dans l’étude des mentalités collectives sans un apprentissage préalable des notions s’intéressant à un homme. Mais à un homme représentatif, ne devant pas être détaché de son milieu social, isolé, comme l’avait postulé L. Febvre dans son travail sur Rabelais32 à partir de l’étude duquel il se proposait d’explorer un complexe de problèmes historiques, psychologiques, etc. Cette étape préalable posée, élargir le spectre de recherches à plusieurs auteurs de récits de voyages sur une période donnée peut s’avérer intéressant. De cet aperçu rapide mais essentiel sur l’histoire des mentalités telle qu’elle fut proposée par les fondateurs des Annales, il ressort un attachement certain à la conception qu’en avait L. Febvre, en rapport avec le sujet posé. Cependant, il est à noter que ce premier mouvement s’intéressa surtout aux faits historiques observés par le filtre des représentations collectives ou individuelles (avec La grande peur de 1789 de G. Lefebvre33), aux émotions34, sans pour autant s’attarder sur l’image que nos ancêtres pouvaient avoir d’un espace donné. Si des leçons évidentes doivent être tirées des enseignements de L. Febvre et de M. Bloch, notre réflexion historiographique sur le sujet doit encore être approfondie.

● Apports de la « Nouvelle histoire » et réflexions A la fin des années 1960, l’histoire connaît un âge d’or : héritière de l’école des Annales, on lui donne le nom de « nouvelle histoire », incarnée par des auteurs comme J. Le Goff, G. Duby, R. Mandrou, P. Ariès, qui, dans la lignée de M. Bloch ou de L. Febvre, se sont intéressés à l’histoire des mentalités et penchés sur les autres sciences sociales, telle que l’ethnologie.

Dialogue histoire/anthropologie Une nouvelle discipline fait alors son apparition, que D. Roche nomme « l’histoire socioculturelle »35, ou encore « anthropologie historique ». L’histoire économique et sociale, privilégiée dans l’entre-deux-guerres, cède sa place à une histoire plus culturelle, sous le coup notamment des événements de la fin des années 1960. L’historien emprunte ses instruments à l’anthropologue, s’intéresse au sens caché, à l’inconscient des pratiques collectives. Si cette démarche semble être 32 L. FEBVRE, Le Problème de l'incroyance au XVIe siècle : La Religion de Rabelais, Paris, Ed. Albin Michel, 2003, 588 p. 33 G. LEFEBVRE, La Grande Peur de 1789, Paris, Ed. Armand Colin, 1988, 271 p. La première édition de ce livre, salué comme un grand ouvrage par M. BLOCH et L. FEBVRE, date de 1932. 34 En 1941, L. FEBVRE pensa un programme d’histoire de  la vie affective portant sur  les sentiments humains fondamentaux tels que la Joie, la Pitié, l’appréhension de la mort, etc. 35 D. ROCHE, « De l’histoire sociale à l’histoire socioculturelle », Mélanges de l’Ecole française de Rome, T. 91 ; Paris, Ed. Mouton, 1979, p.19 

17

intéressante, anthropologie et histoire étant jusqu’alors séparés par des « clivages hérités du passé »36, la première de ses limites semble être sa tendance à trop généraliser. L’anthropologie, en effet, « se veut encore plus généralisatrice que l’ethnologie »37, prend pour objet des unités sociales cohérentes qui, bien que de faibles ampleurs, n’engagent pas moins l’historien vers une étude à caractère purement collectif. En définitive, les questions que se posent les anthropologues nourrissent surtout les interrogations de l’historien, qui se penche sur l’origine des coutumes, la façon dont nos ancêtres pouvaient vivre leurs cultures38, etc. Ces mêmes questions ne peuvent donc qu’enrichir l’étude qui se dessine ici. Mais elles le pourront mieux dans sa phase plus développée, quand cette étude sera élargie à l’analyse de plusieurs récits de voyages. Cependant, cette collaboration entre anthropologues et historiens, dont les deux se félicitent39, doit pénétrer l’apprenti-historien, ne serait-ce que pour lui apporter une capacité supplémentaire de questionnements sur l’objet qu’il étudie.

Apports et limites d’une « nouvelle histoire des mentalités »

La notion vaste de « mentalité » connaît, avec cette troisième génération des Annales ayant succédé à celle de Braudel et de Labrousse pour ne citer qu’eux, un vif succès. Peter Burke, en 1986, distingue trois caractéristiques de l’adaptation de cette notion de mentalité à la recherche historique40. Une prééminence est donnée à l’étude des collectivités sur celle des individus, les hypothèses inconscientes aussi bien que conscientes sont prises en compte et une tendance à dégager une structure des croyances s’opère. En cela, cette « nouvelle histoire des mentalités » reprend les préceptes posés par L. Febvre. Mais elle se contente par trop souvent de décrire l’évolution des mentalités sans « établir un quelconque rapport entre ces représentations et ce qui, dans le réel, les a suscitées »41. C’est pourquoi il apparaît important, dans un premier temps, d’adapter cette riche réflexion à l’étude d’un cas représentatif, d’un individu, dont il est plus facile de déceler les événements qui l’ont conduit à formuler telle pensée, afin de tenter de contourner cette difficulté devenant beaucoup plus insurmontable lorsque l’historien s’intéresse à un groupe qui, bien souvent, possède un univers social hétérogène caché derrière un univers mental étudié pour son unicité.

36 C. RIVIERE, Introduction à l’anthropologie, Paris, Ed. Hachette, 1999, p. 18 37 C. RIVIERE, Introduction à l’anthropologie, Paris, Ed. Hachette, 1999, p. 15 38 Comme dans J.‐P. VERNANT, Mythe et société en Grèce ancienne, Paris, Ed. Maspero, 1974, 255 p. 39 L’anthropologue C. RIVIERE, dans son Introduction à l’anthropologie, op. cit., insiste sur la nécessité pour les « anthropologues  et  historiens  [de  travailler] main  dans  la main »  (p.19),  tout  en  préservant  chacun  leurs spécificités d’approche propres. 40 P. BURKE, « Strengths and Weaknesses of the History of Mentalities », History of European ideas, T. VII, 1986, repris dans C. DELACROIX, F. DOSSE, P. GARCIA, Les courants historiques en France, 19°‐20° siècle, Paris, Ed. A. Colin, 2002, p.203. 41 C. DELACROIX, F. DOSSE, P. GARCIA, Les courants historiques en France, 19°‐20°  siècle, Paris, Ed. A. Colin, 2002, p.204. 

18

De cette « nouvelle histoire des mentalités » doit être retiré la nécessité, pour l’étude du sujet qui est le nôtre, de s’attacher à l’impersonnel plus qu’aux phénomènes intentionnels. Et, encore une fois, l’importance du recours aux outils et concepts issus de la psychologie est affirmée.

P. Ariès, le précurseur Derrière ces généralités se profilent des particularismes dans la façon qu’ont eue les historiens de cette période d’approcher la notion vague de « mentalité ». Dans ce mouvement, le précurseur fut P. Ariès qui publia, dès 1948, son Histoire des populations françaises et de leurs attitudes devant la vie42. Selon lui, en substance, il existe un inconscient collectif agissant bien plus sur les variations des mentalités que des données événementielles ou relevant de l’ordre de la démographie, de l’économie, etc. Dans son travail, l’étude des mentalités ne semble pas être mise en situation, paraît se trouver en apesanteur : il s’agit sans doute là d’un écueil dans lequel l’historien s’intéressant à l’étude des représentations doit se garder de tomber. Les comportements de nos ancêtres ne peuvent être totalement compris s’ils sont étudiés sans corrélation avec leur environnement, et même avec l’événement. Autre limite de cet ouvrage novateur et des autres qui suivirent : dans la lignée de M. Bloch, l’inconscient collectif est seul valorisé par P. Ariès. Certes, cette dimension doit être prise en compte, mais elle ne doit pas amener à nier l’intérêt de l’étude d’une individualité. En faisant cela, le risque serait de nier toute liberté à l’homme, de l’enserrer dans un carcan mental trop strict. Or, si l’individu est indéniablement tributaire de comportements collectifs, d’héritages culturels, comment ne pas prendre en compte le poids que des événements de sa vie, de son enfance surtout, peuvent avoir sur le regard qu’il porte sur la société qui l’entoure ? Si l’inconscient collectif ne doit pas être négligé, il ne semble pas être en mesure de donner seul satisfaction.

Les mentalités pour G. Duby et R. Mandrou Cette constatation rejoint les écrits sur les mentalités que nous devons au médiéviste français G. Duby. Ce dernier a donné une définition de la place de l’histoire des mentalités en 1961, une place qu’il juge centrale : « psychologique, l’histoire dès ses débuts s’est voulue telle » affirme-t-il43. En tout cas, l’historien contemporain ne peut plus ignorer cette dimension de sa discipline. Surtout, prenant appui sur la grille d’analyse braudélienne en trois temporalités, il distingue trois rythmes du mental, celui des émotions de l’instant, celui plus long de l’évolution des comportements et enfin celui imperceptible des cadres mentaux44. Ce faisant, G.

42 P. ARIES, Histoire des populations françaises et de leurs attitudes devant la vie depuis le 18e siècle, Paris, Ed. Points, 2001, 414 p.  43 G. DUBY, « L’histoire des mentalités », L’Histoire et ses méthodes, C. SAMARAN  (Dir.), Paris, Ed. Gallimard, 1961, p. 937. 44 G. DUBY, « L’histoire des mentalités », op. cit., 1771 p. 

19

Duby invite l’historien des mentalités à ne négliger aucune strate de ces temps dans ses études. Ce point est fondamental. Le médiéviste considère de plus que la mentalité n’est pas que le seul reflet d’une époque, d’une société : elle en est un des acteurs. L’étudier prend donc une dimension nouvelle, et devient indispensable. Enfin, parmi ses nombreuses réflexions sur l’histoire des mentalités, notons que G. Duby préférait, à l’instar de P. Ariès, étudier les mentalités collectives, afin d’éviter « de s’enfoncer sans retour dans des ténèbres insondables »45. L’objet de l’historien n’est pas celui du psychologue, et la collaboration nécessaire avec ce dernier ne doit être considérée que comme un outil. Sans quoi l’historien perd sa spécificité. R. Mandrou, proche de L. Febvre, ayant rédigé l’article « Mentalité » pour l’Encyclopédia Universalis en 1968, se démarque peu, dans son approche de l’histoire des mentalités, de G. Duby. Il précise que cette démarche « n’implique aucun recours à la psychanalyse »46. Et surtout, ce grand spécialiste de l’histoire des mentalités propose dans son étude sur les Magistrats et sorciers en France au XVII° une différenciation entre diverses mentalités selon des critères sociaux (culture des élites/culture populaire). Cette dichotomie a été sévèrement critiquée, par Michel de Certeau par exemple47. Elle tend à dégager plusieurs mentalités, proposant une alternative aux études parfois trop généralisatrices, mais avec le défaut semble-t-il de mettre de côté des pans entiers de ces mentalités qui sont les points communs existants entre elles, des points communs relevant de cadres mentaux résistants aux changements et aux diverses appartenances sociales. Au final, de toutes ces réflexions sur l’histoire des mentalités apparaît la nécessité d’envisager cette discipline comme un problème d’ensemble, quel que soit son objet d’étude.

J. Le Goff : l’histoire des mentalités est « imprécise »

Quant à J. Le Goff, médiéviste français, il donne sa définition d’une histoire des mentalités dans la trilogie Faire de l’histoire parue en 197448, par laquelle il résume en une phrase les enjeux et les limites de l’histoire des mentalités : « le premier attrait de l’histoire des mentalités réside précisément dans son imprécision »49. Ainsi, l’historien peut se rapprocher de la sociologie, de la psychologie, etc., et nourrir indéfiniment sa démarche, le caractère flou de la notion de « mentalité » permettant de butiner sur d’innombrables terrains qui lui étaient jusqu’alors étrangers. Tout travail portant sur cette histoire des mentalités n’a alors aucune prétention à l’exhaustivité, encore moins pour l’apprenti-historien. Celui-ci 45 C. DELACROIX, F. DOSSE, P. GARCIA, Les courants historiques en France, 19°‐20°  siècle, Paris, Ed. A. Colin, 2002, p.207. 46 R. MANDROU, « L’histoire des mentalités », Encyclopédia Universalis, T. 8, Paris, Ed. Encyclopédia Universalis France, 1968, p. 437 47 M. DE CERTEAU, « La magistrature devant  la  sorcellerie  au XVII°  siècle »,  L’absent de  l’histoire, Paris,  Ed. Mame, 1973, p. 13‐39. 48 J. LE GOFF, P. NORA (Dir.), Faire de l’Histoire T. II Nouvelles approches, Paris, Gallimard, 1974, 252 p. 49 J. LE GOFF, P. NORA (Dir.), Faire de l’Histoire T. II Nouvelles approches, Paris, Gallimard, 1974, p. 76 

20

doit seulement tenter de faire progresser les connaissances des sociétés qui nous ont précédés en justifiant son approche tout en sachant qu’elle ne peut pas tout embrasser. Qui, d’ailleurs, le pourrait ? Il apparaît dès lors que les critiques nombreuses que les partisans d’une histoire des mentalités collectives ont assénées à ceux d’une étude de l’individu, et inversement, n’apportent surtout qu’un seul enseignement : chaque approche possède son intérêt propre - qu’une autre ne doit pas nécessairement dénigrer - mais doit aussi, pour être scientifique, se nourrir de l’autre démarche. En effet, l’individu ne peut se concevoir que par rapport à une société et cette dernière n’est qu’un agglomérat d’individus.

Les leçons apportées par cette réflexion historiographique

D’autres réflexions nombreuses ont porté sur l’histoire des mentalités, de M. Vovelle à G. Jahoda. Ce dernier, en 1982, s’est engouffré dans le débat entre « individualistes » et « collectivistes », affirmant que « les communautés ne pensent pas, seuls les individus pensent »50. Mais en définitive, il importe surtout ici de se rattacher, après leur étude, aux courants historiographiques qui ont forgé cette histoire des mentalités à laquelle ce travail s’identifie. En reconnaissant l’importance de l’étude de l’individu qui ne doit pas mettre de côté celle du collectif, en affirmant la nécessité de concevoir la mentalité comme faisant partie d’un ensemble dont elle ne doit pas être détachée et dont elle est une actrice, et en considérant l’intérêt pour l’historien de collaborer avec d’autres champs de la recherche en sciences humaines et sociales (voire en lexicométrie, etc.), nous nous donnons comme premières attaches intellectuelles L. Febvre et J. Le Goff.

Cela étant posé, il est désormais évident que notre analyse ne pourra être menée à bien que si elle présuppose l’étude et l’assimilation de l’outillage mental qui a pu être celui de notre voyageur. Il s’agit là d’une étape méthodologique essentielle. Avant d’étudier les particularités propres à notre homme du XVI° siècle et qui fondent son individualité, il nous faut donc nous plonger dans le temps long, dans l’étude de l’héritage culturel auquel il n’a pu qu’être rattaché. Pour ce faire, la lecture de différents ouvrages semble s’imposer, tels ceux de R. Mandrou ou de R. Muchembled s’intéressant aux mentalités de la France moderne51, le premier étant un livre initiateur écrit à quatre mains, avec L. Febvre, et donnant à l’apprenti-historien des premiers outils essentiels à sa plongée dans la « psychologie historique » du XVI° siècle.

50 C. DELACROIX, F. DOSSE, P. GARCIA, Les courants historiques en France, 19°‐20°  siècle, Paris, Ed. A. Colin, 2002, p.216. 51 R. MANDROU (Dir.), Introduction à la France moderne : essai de psychologie historique, 1500‐1640, Paris, Ed. Albin Michel, 1998, 650 p. et R. MUCHEMBLED, Société, cultures et mentalités dans la France moderne : XVIe‐XVIIIe siècle, Paris, Ed. Armand Colin, 2003, 192 p. 

21

● Espace et histoire L’espace comme champ d’observation

La dimension spatiale du sujet d’étude, portant sur la Méditerranée moderne, est évidente. Mais ce lien posé ici entre histoire et espace est original au regard des rapports qui ont longtemps prévalu entre notre discipline et le concept spatial. Dans son article rédigé à quatre mains, avec B. Lepetit, P. Bourdelais explique que « l’espace régional avait été au cœur de l’approche historique des problèmes humains » des années 1950 aux années 197052. Cet état de fait résultait d’un processus entamé au début du XX° siècle avec les travaux en géographie humaine régionale de l’école de Pierre Vidal de La Blache53. Le transfert de cette régionalisation de la géographie à l’histoire a été facilité par la formation universitaire rapprochant souvent géographes et historiens, par le développement des universités en province offrant des chaires dont l’obtention était facilitée pour les spécialistes de la région, etc. Mais c’est surtout l’essor des Annales qui servit de relais : L. Febvre avait publié, dès 1911, Philippe II et la Franche-Comté54, puis opta pour les méthodes de la géographie de Pierre Vidal de La Blache en 1922 en privilégiant le cadre monographique et en refusant de multiplier les sites d’observation dans La Terre et l’évolution humaine55. Cette régionalisation de l’histoire fut développée ensuite par F. Braudel dans sa Méditerranée et le Monde méditerranéen à l’époque de Philippe II parue en 1949 et entreprise dès 192356. Cependant, le plus souvent, l’objet d’étude de ces ouvrages n’est pas la région mais bien « l’histoire qui s’y donne à lire », comme l’affirme B. Lepetit57. L’espace n’est alors compris que comme une délimitation du champ d’étude, et son choix ne semble pas tout le temps relever de critères scientifiques : ainsi, dans son introduction à sa thèse sur Beauvais et le Beauvaisis de 1600 à 1730 soutenue en 1960, Pierre Goubert évoque, pour expliquer le choix de l’espace sur lequel porte son étude, le fait que « cette enquête a été très étroite géographiquement, un "pays", au centre duquel des hasards administratifs [l]’avaient installé »58. Une évolution se dessine pourtant. En combinant l’approche de L. Febvre et celle prônée par F. Simiand, sociologue, proposant de ne pas enfermer les études dans un cadre spatial

52 P. BOURDELAIS, B. LEPETIT, « Histoire et Espace », Espaces, jeux et enjeux, Paris, Ed. Fayard, 1986, p. 18 53  Citons  La  Picardie  d’Albert Demangeon,  thèse  soutenue  en  1905  et  considérée  comme  le modèle  de  la géographie régionale à la française, ou encore La Flandre de Raoul Blanchard, soutenue en 1906. 54 L. FEBVRE, Philippe II et la Franche‐Comté, Paris, Ed. H. Champion, 1911, 783 p. 55 L. FEBVRE, La Terre et  l’évolution humaine. Introduction géographique à  l’histoire, Paris, Ed. La Renaissance du livre, 1922, 471 p. 56 F.BRAUDEL, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Tomes I II et III, Paris, Ed. Colin, 1990 57 P. BOURDELAIS, B. LEPETIT, « Histoire et Espace », Espaces, jeux et enjeux, Paris, Ed. Fayard, 1986, p. 18 58 P. GOUBERT, Beauvais et le Beauvaisis de 1600 à 1730, Paris, Imprimerie Nationale, 1960, 647 p. 

22

étriqué et de multiplier les sites d’observation59, certains travaux historiques, tel Les Paysans de Languedoc d’E. Le Roy Ladurie60, se focalisent sur un large cadre régional tout en observant la diversité des situations locales afin de répondre à une question centrale posée dès l’introduction de l’ouvrage. Une exigence de comparaison voit le jour. Toutefois, là encore, l’espace ne constitue qu’une simple trame de fond. Depuis L. Febvre et P. Vidal de La Blache, les historiens ont en fait rompu avec le déterminisme du milieu. Pourtant, l’espace est le milieu de vie des individus, des hommes que notre discipline ausculte, étudie : peut-il être un cadre neutre ? Il semble que la mortalité d’Ancien Régime ne puisse, localement, se comprendre sans référence à l’état sanitaire du milieu ambiant. Cependant, « l’histoire qui s’écrit est le plus souvent celle d’une émancipation partielle ou totale de l’homme à l’égard des contraintes de l’écoumène »61 : si la France, par sa taille, a longtemps déterminé les temps de communication dans le royaume, les historiens retiennent avant tout qu’au XVIII° siècle le pays, par sa politique routière, s’est affranchit des contraintes du milieu. L’espace reste un lieu transparent et seul l’Homme semble pouvoir compter pour les historiens, jusque dans les années 1980 du moins.

Remettre en cause l’extériorité de l’espace chez l’historien Dans les années 1980 surtout, l’angle d’approche de l’espace se déplace

sensiblement : son extériorité est remise en cause, sous l’influence d’autres disciplines telles que l’anthropologie ou la sociologie. Le premier axe de réflexion ayant amené ce changement peut être résumé par cette sentence de F. Braudel citée par B. Lepetit dans son hommage à l’auteur de la Méditerranée : « entre l’Homme et les choses, ne tranchons pas arbitrairement […], ne grossissons pas mais ne diminuons pas la part du déterminisme »62. Ainsi l’espace n’est-il plus vu comme une donnée acquise mais comme étant changeant, pouvant varier avec l’intervention de l’homme sur l’écosystème. L’espace devient une variable explicative : dans l’étude des productions agricoles normandes du XVIII° siècle de J.-C. Perrot, l’auteur tient compte des aptitudes naturelles des terroirs pour expliquer les spécialisations en termes de cultures qui ont été définies par ricochets63. L’espace n’est plus cette entité très structurée, délimitée telle que l’ont voulue jusqu’alors les grands travaux d’histoire commerciale : cet espace organisé autour de pôles et relié par des faisceaux plus ou moins serrés induisait une approche trop descriptive, remise en cause par des études s’attachant à décrire les pratiques de 59  F.  SIMIAND, « Méthode historique  et  science  sociale », Revue de  synthèse historique,  1903,  cité dans  les Annales E.S.C., Paris, Ed. A. Colin, 1960, n°1, p.83‐119 60 E. LE ROY LADURIE, Les paysans de Languedoc, Paris, Imprimerie Nationale, 1966, 1035 p. 61 P. BOURDELAIS, B. LEPETIT, « Histoire et Espace », Espaces, jeux et enjeux, Paris, Ed. Fayard, 1986, p. 21 62 B. LEPETIT, « Espace et histoire. Hommage à Fernand Braudel », Annales E.S.C., 41, Paris, Ed. Colin, 1986, p. 1189 63 J.‐C. PERROT, Genèse d’une ville moderne, Caen au XVIII° siècle, Paris, Ed. Mouton, 1975, 1157 p. 

23

l’espace. Ces études ne voient définitivement plus l’espace comme un cadre construit ou donné : elles définissent un espace humain, tout entier tissé de relations sociales64. Ces différents axes récents ont stimulé une réflexion épistémologique désireuse de renouveler la discipline historique.

B. Lepetit en est très vite devenu le principal porte-parole, résumant sa

pensée dans deux contributions essentielles65. Il définit tout d’abord des règles devant servir à l’historien qui s’attache à l’étude de l’espace afin que ce dernier ne tombe pas dans le piège du « réductionnisme » visant à donner à la géographie et à l’histoire des champs de compétences immuables. Il invite chacun à s’efforcer d’articuler dans ses travaux temps et espace au lieu de « rabattre l’une sur l’autre les deux dimensions »66. Il met aussi en garde les chercheurs : il leur est nécessaire de garder à l’esprit que l’espace est rempli de dénivellations. Les disparités régionales doivent en effet inciter à ne pas considérer l’espace étudié comme un tout unifié : à un espace imposé, l’historien doit substituer un espace construit en fonction de sa réflexion.

Alors, l’espace devient un outil pour l’historien. Que retenir de cette riche

réflexion sur un objet qui, jusqu’alors, était plutôt considéré par notre discipline comme étant une trame de fond, un support à l’activité humaine, à son évolution ? L’espace est soumis aux « jeux d’échelle »67 : il n’est pas « un » et ne peut, s’il est au cœur de la réflexion historique, être considéré comme une entité fixe et immuable. Ses facettes sont multiples, il est fait d’imbrications : c’est un objet complexe. C’est ainsi que la Méditerranée étudiée ici doit être conçue non comme un espace fini mais comme un outil de connaissance à géométrie variable. Notre sujet d’étude repousse l’extériorité de l’espace, celui-ci étant au centre de notre réflexion : un tel constat nous oblige à ne pas l’enfermer dans des limites trop étriquées et nous invite à le concevoir comme un tout vivant, aux composantes multiples et variées.

Les années 1990 Les réflexions menées par B. Lepetit et ses confrères ont fait de l’espace un

outil pour l’historien. A leur suite, les historiens des années 1990 ont cherché, afin de parfaire cette réflexion épistémologique, à mettre en place des méthodes d’analyse spatiale. Afin de se rendre compte du chemin qui a été parcouru entre les écrits des années 1980 dus à B. Lepetit et ceux des années 1990, l’étude du numéro des 64  Citons  pour  exemple  l’ouvrage  issu  des  réflexions  du  Colloque  national  de  l'Association  française  des historiens économistes : P. LEON (Dir.),  Aires et structures du commerce français au XVIII° siècle, Lyon, Centre d’histoire économique et sociale de la région lyonnaise, 1975, 352 p. 65 B. LEPETIT, « Espace et histoire. Hommage à Fernand Braudel », Annales E.S.C., 41, Paris, Ed. Colin, 1986, p. 1187‐1191 et P. BOURDELAIS, B. LEPETIT, « Histoire et Espace », Espaces, jeux et enjeux, Paris, Ed. Fayard, 1986, p. 15‐26 66 P. BOURDELAIS, B. LEPETIT, « Histoire et Espace », Espaces, jeux et enjeux, Paris, Ed. Fayard, 1986, p. 24 67 J. REVEL, Jeux d’échelles, Paris, Ed. du Seuil, 1998, 243 p. 

24

Annales E.S.C. paru en 1997 et visant à rendre hommage à celui qui fut le secrétaire de rédaction de la revue est enrichissante68.

L’espace ayant été complexifié dans les années 1980, il est l’objet, dans la

décennie suivante, d’études nombreuses par des historiens cherchant à en aborder toutes les dimensions que les réflexions de B. Lepetit ont permis de dégager. Pour exemple, cet espace problématisé pousse les historiens à emprunter à des disciplines comme l’économie ou la géographie leurs outils d’analyse69. Cependant, souvenons-nous de cette mise en garde de B. Lepetit : si l’approche nouvelle et nécessaire que l’historien doit faire de l’espace induit un renouvellement méthodologique, une approche transdisciplinaire, celui-ci doit garder « une identité disciplinaire forte ». Cette remarque ne doit jamais quitter l’historien qui ne peut se considérer comme tel s’il se détourne, par les lectures désormais nécessaires qu’il doit faire des autres disciplines en sciences humaines et sociales, de ce qui fait l’originalité de sa discipline. Et celle-ci se résume surement, même si ce serait faire là un trop rapide raccourci, par cette citation de M. Ferro, contemporanéiste français : « le rôle de l'historien consiste […] à essayer de rendre le passé intelligible, et notamment son rapport avec le temps présent. L'historien doit conserver, expliciter, analyser, diagnostiquer. Il ne doit jamais juger »70.

On le voit, toute cette réflexion épistémologique sur l’espace, remontant au

début du XX° siècle voire même avant, en explorant des chemins méthodologiques différents, et ce même dans des corpus dits « classiques », a débarrassé l’histoire de sa vision minimaliste de l’espace « qui le réduisait à un simple champ d’observation »71. Cette réflexion doit guider toute nouvelle étude ayant l’espace pour objet, car elle a renouvelé tout un domaine historiographique, et parce que la recherche historique ne peut progresser que dans les réflexions qu’elle soulève et se doit de capitaliser tout ce qui est novateur parmi celles-ci. C’est en se juchant sur elles que l’historien voit plus loin, pour paraphraser Bernard de Chartres72.

68 LES ANNALES, « Hommage à Bernard Lepetit », Annales E.S.C., Paris, Ed. Colin, septembre‐octobre 1997, n°5, p. 963‐967 69 I. LABOULAIS‐LESAGE, « Les historiens français et les formes spatiales : questionnements et manières de faire (1986‐1998) », Les espaces de l’historien, Strasbourg, Ed. Presses universitaires de Strasbourg, 2000, p. 37 70 M. FERRO, Pétain, Paris, Ed. Fayard, 1987,  p. III (préface).  71 I. LABOULAIS‐LESAGE, « Les historiens français et les formes spatiales : questionnements et manières de faire (1986‐1998) », Les espaces de l’historien, Strasbourg, Ed. Presses universitaires de Strasbourg, 2000, p. 40 72 « Dicebat Bernardus Carnotensis nos esse quasi nanos gigantum umeris  insidentes, ut possimus plura eis et remotiora uidere ». Traduction  : « Bernard de Chartres disait que nous sommes comme des nains  juchés sur des épaules de géants, de  telle  sorte que nous puissions  voir plus de  choses et de plus éloignées que n'en voyaient ces derniers ». Jean de Salisbury, Metalogicon, 1159, III 4. 

25

● L’étude des représentations spatiales par la discipline historique

L’étude des représentations de l’espace comme synthèse Dans cette réflexion assez récente visant à faire de l’espace un objet d’étude historique à part entière, l’étude des représentations mentales qu’un individu, dans le passé, a eu d’un espace qu’il a pu observer et parcourir a prit son essor. Cette démarche, en effet, module les perspectives, et avec elle l’espace prend une nouvelle dimension pour l’historien qui, en plus de s’attarder sur lui, pose son regard sur les mentalités anciennes. Dans cette optique, l’étude des représentations spatiales par la discipline historique a pour avantage de s’insérer dans deux questionnements majeurs et récents de l’histoire. Elle tend même à être l’aboutissement d’un processus de réflexion, bien que les initiateurs de ce processus ne l’aient pas pensée : en effet, cette démarche concentre en elle deux thèmes chers à L. Febvre, l’histoire des idées et celle de l’espace, en les articulant voire en les confondant. Cette démarche n’est pas nouvelle, pour la géographie tout du moins. J.-P. Paulet, professeur émérite à l’Université de Nice-Sophia Antipolis, précise ainsi que « l’étude des représentations spatiales est déjà devenue une démarche "classique" en géographie »73. Néanmoins, il a conscience que, dans sa discipline même, cette approche est faiblement utilisée et reste matérialiste. Dès 1977, écrit-il, A.-S. Bailly faisait cette constatation : « l’explication des perceptions, des attitudes et des comportements des individus a été négligée [dans les recherches sur la cognition spatiale] »74. La géographie a, avec ce pan de la recherche, des caractéristiques propres : son objet est de comprendre comment les hommes peuvent lire l’espace afin de mieux appréhender l’organisation de l’espace que ces mêmes hommes mettent en place. Elle cherche aussi à traduire ces représentations mentales contemporaines en termes de cartes, en deux ou trois dimensions75.

Une « géographie rétrospective de l’espace » L’histoire doit modifier son approche par rapport à la géographie, et imposer à cette démarche son identité forte. Pour notre discipline, étudier la représentation de l’espace c’est tenter, au travers des sources laissées par nos ancêtres, écrits comme dessins, de comprendre comment les hommes, ou un homme, ont, par le passé, pensé l’espace, se le sont imaginé. L’historien doit percevoir, à travers les

73 J.‐P. PAULET, Les représentations mentales en géographie, Paris, Ed. Anthropos, 2002, p.1 74  A.‐S.  Bailly  est  un  géographe,  professeur  à  l’université  de Genève,  et  spécialiste  de  la  géographie  de  la représentation.  Il  est  ici  cité  par  J.‐P.  PAULET  dans  Les  représentations mentales  en  géographie,  Paris,  Ed. Anthropos, 2002, p.1 75 J.‐P. PAULET, Les représentations mentales en géographie, Paris, Ed. Anthropos, 2002, p.2 

26

documents qu’il interroge, une image mentale et doit rendre compte de cette dernière.

Cette définition que nous posons ici renvoie à ce que B. Lepetit a pu nommer la « géographie rétrospective de la perception »76. Cette approche, pourtant reconnue, n’en est pas moins méconnue. B. Lepetit la considère comme un « filet de l’historiographie actuelle »77. C’était en 1986. Cette constatation est toujours valable. Pourtant, une telle démarche, au sein de laquelle notre travail s’insère directement puisqu’il en fait son leitmotiv, a sa logique et se justifie. Elle part du postulat suivant : l’Homme créé son propre milieu de vie, et celui-ci est considéré au travers de méditations mentales, qui sont « nécessairement normatrices » selon le mot de B. Lepetit78. Ces mêmes méditations mentales ne quittent jamais l’homme lorsqu’il est confronté à un espace, d’autant plus lorsque, comme pour Hierosme Mauran, cet espace est une découverte. L’analyse de ces méditations doit tenir compte de la totalité de l’outillage mental des individus ou de l’individu dont les documents qui sont parvenus jusqu’à nous servent de base à cette « géographie rétrospective de l’espace ». Elle procède donc de la psychologie historique, et s’intéresse avant tout, pour l’époque moderne, aux élites, qui sont seules bavardes. De ce point de vue, le choix que nous avons fait d’utiliser comme source les écrits d’un aumônier antibois rend notre travail original et complémentaire des rares études reprenant cette approche qui ont déjà été menées. Il est possible d’envisager alors qu’une analyse socio-différentielle puisse être réalisée sur la base d’analyses des milieux populaires au regard des travaux de M. Bourguet79 ou encore de M.-V. Ozouf80 qui, tous deux, ont été fondés sur des témoignages laissés par des élites financières ou politiques, tels que les préfets de l’époque napoléonienne (dont le regard doit être de plus analysé à l’aune de leur position administrative et de leur obligation de réussite).

Une démarche qui renouvelle l’approche des sources On le voit, l’étude des représentations spatiales par la discipline historique est riche et enrichissante, à condition qu’elle soit bien comprise. Elle doit comprendre comment l’espace investit le récit. Et les sources au travers desquelles la perception de l’espace s’exprime sont nombreuses et diverses, comme le soulignait D. Nordman en 198481. Ces sources peuvent montrer à l’historien un de leurs aspects que celui-ci

76 P. BOURDELAIS, B. LEPETIT, « Histoire et Espace », Espaces, jeux et enjeux, Paris, Ed. Fayard, 1986, p. 22 77 P. BOURDELAIS, B. LEPETIT, « Histoire et Espace », Espaces, jeux et enjeux, Paris, Ed. Fayard, 1986, p. 22 78 P. BOURDELAIS, B. LEPETIT, « Histoire et Espace », Espaces, jeux et enjeux, Paris, Ed. Fayard, 1986, p. 22 79  M.  BOURGUET,  Déchiffrer  la  France :  la  statistique  départementale  à  l’époque  napoléonienne,  Paris, Université de Paris‐I, 1983, 372 p. 80 M.‐V. OZOUF, La formation des départements : la représentation du territoire français à la fin du XVIII° siècle, Paris, Ed. EHESS, 1992, 365 p. 81  D.  NORDMAN,  « La  connaissance  géographique  de  l’Etat  (XIV‐XVII°  siècles) »,  L’Etat  moderne,  le  droit, l’espace et  les formes de  l’Etat, Actes du colloque tenu à Baume‐les‐Aix, 11‐12 octobre 1984, Paris, Ed. CNRS, 1990, 236 p. 

27

ne leur connaissait pas, ou plutôt qu’il n’y cherchait pas. Et alors la discipline historique est enrichie, car des enquêtes nouvelles interrogent des corpus déjà étudiés mais en leur posant un questionnement différent. Le questionnement étant au cœur de la recherche en histoire, la « géographie rétrospective de l’espace » trouve une justification de plus. C’est ainsi que la carte n’est plus utilisée par l’historien comme une illustration de l’espace connu à une époque donnée : elle est considérée comme un témoin de la perception spatiale. Des corpus d’archives peuvent être dépoussiérés, à l’image de ce qu’ont fait dans les Annales en 1997 les articles de S.-A. Goldberg et M. Grinberg qui, en s’attachant à des sources juridiques déjà exploitées sous d’autres angles, ont tenté de comprendre comment des communautés ont pu organiser leur espace de vie en fonction de la perception qu’elles avaient de l’espace physique, perception influencée par les coutumes, les textes religieux, etc82. De la même façon, M.-N. Bourguet présente la statistique des préfets non plus comme une compilation de données à exploiter pour ce qu’elles sont, à analyser, mais comme une « entreprise de connaissance méthodique de la société »83. L’objet est alors un mode d’écriture de l’espace, une représentation analysée au travers d’un document descriptif passé. L’auteur construit une nouvelle forme d’espace, un « terrain offert au regard du voyageur »84, qui incite l’historien à s’interroger sur des schémas cognitifs, des modèles d’explication permettant de penser l’espace, dans sa diversité comme dans son unicité. C’est une analyse semblable que mena M.-V. Ozouf dans un article paru dans les Annales en 1986, en se penchant sur des débats parlementaires, des doléances locales, afin d’instituer « la conception de l’espace au XVIII° siècle comme objet de son enquête »85. Notons enfin que divers ouvrages, mémoires et thèses, se sont penchés sur la représentation de l’espace, toutes époques confondues, révélant l’intérêt croissant que l’histoire porte à cette approche ainsi que l’actualité scientifique de cette démarche. Citons pour exemple La perception de l’espace dans l’Antiquité tardive en Occident, un mémoire de maitrise de P. Akar soutenu à Perpignan en 200086, ou

82 M. GRINBERG, « La rédaction des coutumes et  les droits seigneuriaux. Nommer, classer, exclure », Annales E.S.C., Paris, Ed. Colin,  septembre‐octobre 1997, n°5, p. 1017‐1038 et S.‐A. GOLDBERG, « De  la Bible et des notions  d’espace  et  de  temps.  Essai  sur  l’usage  des  catégories  dans  le monde  ashkénaze  du Moyen‐âge  à l’époque moderne », Annales E.S.C., Paris, Ed. Colin, septembre‐octobre 1997, n°5, p. 987‐1015 83  M.  BOURGUET,  Déchiffrer  la  France :  la  statistique  départementale  à  l’époque  napoléonienne,  Paris, Université de Paris‐I, 1983, p. 9 84  M.  BOURGUET,  Déchiffrer  la  France :  la  statistique  départementale  à  l’époque  napoléonienne,  Paris, Université de Paris‐I, 1983, p. 311 85 Cité par  I.  LABOULAIS‐LESAGE dans « Les historiens  français  et  les  formes  spatiales : questionnements  et manières  de  faire  (1986‐1998) »,  Les  espaces  de  l’historien,  Strasbourg,  Ed.  Presses  universitaires  de Strasbourg, 2000, p. 43 86  P.  AKAR,  La  perception  de  l’espace  dans  l’Antiquité  tardive  en  Occident,  Perpignan,  Ed.  Université  de Perpignan, 2000, 123 p. 

28

bien encore l’ouvrage fondamental de P. Zumthor intitulé La mesure du monde : représentation de l’espace au Moyen Age87. Dans ce dernier livre, paru en 1993, le médiéviste a interrogé toutes les formes d’expressions culturelles caractéristiques du Moyen-âge afin de tenter de saisir ce que fut, pour cette période, l’un des grands concepts définitoires de toute civilisation: l’espace.

● Les récits de voyage comme mémoires de l’espace

Richesse des récits de voyage pour l’historien Parmi les sources diverses dans lesquelles l’historien peut voir s’exprimer une perception passée de l’espace, la « géographie rétrospective de l’espace » peut s’appuyer sur les récits de voyage. Ces documents sont remplis par l’espace que leurs auteurs ont eut à voir : ils n’existent qu’en fonction du voyage, qui leur donne leur raison d’être. Et ce voyage construit un espace : l’historien qui fait de ces documents la base de son analyse s’inscrit dans la lignée des réflexions apportées par B. Lepetit puisqu’il ne donne pas à l’espace dont il cherche à percevoir une représentation des limites immuables. Ces limites sont fonction de la source. Elles s’adaptent au témoignage, changent d’échelle avec lui. Parce que les récits de voyages sont nombreux, mais aussi parce qu’ils ont souvent été déjà étudiés selon d’autres approches, les historiens français intéressés par les représentations des formes spatiales et de leurs composantes s’attardent sur eux. Mais pas seulement. Un « Centre de recherche sur la littérature de voyage » (CRLV) a été créé en France en 1984 au sein de l’Université Paris-Sorbonne IV, mettant l’accent sur une approche pluridisciplinaire, comme son objet d’étude l’y invite et comme il nous y invite, et étant en collaboration avec des chercheurs du monde entier.

Dans la démarche qui est portée par notre étude, l’utilisation de récits de voyages s’avère être pertinente. Elle se fonde sur le postulat visant à reconnaitre que tout travail d’écriture, d’une façon directe ou même inconsciente, se fonde sur une série de données subjectives. Malgré l’effort parfois très important mené par l’auteur pour tenter d’établir dans son récit de voyage une objectivisation, tel « l’écrivain-voyageur de la Renaissance » désireux de révéler à un large public les aspects universels de son périple, ce récit reste lié à des souvenirs88. Erasme, par exemple, rêve avec nostalgie de la lumière paisible de Rome, des bibliothèques fameuses

87 P. ZUMTHOR, La mesure du monde : représentation de l’espace au Moyen Age, Paris, Ed. Seuil, 1993, 438 p. 88  L. MONGA, « Réalisme et  fiction dans  l’écriture de  voyage  à  la Renaissance », Miroirs de  texte. Récits de voyage et intertextualité, Nice, Publication de la faculté des Lettres, Arts et Sciences Humaines de Nice, 1998, p. 47 

29

dans lesquelles il a pu travailler, etc89. Il semble donc que l’objectivité totale dans le récit de voyage puisse être exclue, jusque dans le choix des monuments décrits et des expressions utilisées pour les décrire « dans les guides modernes »90. Le récit de voyage devient donc pour l’historien un laboratoire d’analyse d’une expérience humaine empreinte de filtres culturels, de subjectivité : il est un outil de choix pour l’étude d’une représentation passée de l’espace. « Les récits de voyage, mieux qu’aucune autre sorte de document peut-être, peuvent nous éclairer sur le poids des représentations collectives dans les perceptions individuelles, […] voire sur l’adéquation – ou l’inadéquation – d’une culture à la maîtrise d’un environnement » explique M. H. Smith91. Ces considérations ont inspiré des études historiques aux approches parfois très hétérogènes.

L’espace s’inscrit dans le récit de voyage : études historiques

Dans un article écrit en collaboration avec C. Licoppe, M.-N. Bourguet analyse la littérature de voyage afin d’observer la dialectique du laboratoire et du terrain : elle s’attarde sur l’articulation qui existe entre les représentations rapportées par les voyageurs dans leurs écrits et celles qui sont finalement composées dans les laboratoires géographiques92. Notons ici, avec humour, que le Petit Prince de Saint-Exupéry peut parfois nourrir une réflexion scientifique, lui qui déclara : « ce n’est pas le géographe qui va faire le compte des villes […]. Il ne quitte pas son bureau »93. Cette controverse littéraire entre géographes et voyageurs est entérinée par l’article, écrit en hommage à B. Lepetit : l’analyse révèle un contraste entre « la norme épurée des lois de la nature » et « les phénomènes naturels qui […] se présentent à l’observation des voyageurs »94. Cette constatation, issue d’un travail reposant sur le postulat de la subjectivité des récits de voyages, renforce, au passage, ce même postulat. Cependant, dans leur article, C. Licoppe et M.-N. Bourguet évoquent surtout les représentations de la nature, nature qui n’est qu’une composante de l’espace. Si les auteurs s’inscrivent dans une démarche proche de la nôtre, celle-ci doit être enrichie par l’étude d’autres travaux.

89 ERASME, « Lettre au cardinal Raffaele Riario (n°333 du 15 mai 1515) », Collected Works  of Erasmus, Toronto, University Press, 1974 90  L. MONGA, « Réalisme et  fiction dans  l’écriture de  voyage  à  la Renaissance », Miroirs de  texte. Récits de voyage et intertextualité, Nice, Publication de la faculté des Lettres, Arts et Sciences Humaines de Nice, 1998, p. 48 91 M. H. SMITH, Les italiens à la découverte de la France au XVI° siècle, Lille, ANRT, 1997, p. 7 92 M.‐N. BOURGUET, C. LICOPPE, « Voyages, mesures et  instruments : une nouvelle expérience du monde au Siècle des Lumières », Annales E.S.C., Paris, Ed. Colin, septembre‐octobre 1997, n°5, p. 1115‐1151 93 A. DE SAINT EXUPERY, Le petit Prince, Paris, Ed. Gallimard, 1999, chapitre XV 94 M.‐N. BOURGUET, C. LICOPPE, « Voyages, mesures et  instruments : une nouvelle expérience du monde au Siècle des Lumières », Annales E.S.C., Paris, Ed. Colin, septembre‐octobre 1997, n°5, p. 1139 

30

C’est à la littérature viatique que D. Nordman s’intéresse dans un article rédigé en 1986 pour les Annales95. Il y réfléchit au rapport à l’espace que pouvait avoir Thomas Pellow, un ancien captif, à partir de sa relation de voyage publiée en Angleterre vers 1743-174596. Le scientifique ne lit pas ce récit afin d’y puiser des informations objectives et positives sur les relations entre la société et l’appareil étatique du Maroc du XVIII° siècle par exemple, à la suite des nombreux travaux qui ont étudié la littérature viatique dans cette seule optique, mais pour y déceler la manière qu’avait Pellow de se représenter l’espace marocain. Et ce sans jamais prêter au britannique des intentions conscientes d’analyse spatiale dans son récit. Une fois encore, c’est le subjectivisme du récit de voyage qui motive la démarche de l’auteur de l’article. Et la qualité du travail de D. Nordman, confirmée par un article postérieur d’I. Laboulais-Lesage97, tend à prouver l’intérêt scientifique de la démarche visant à déceler dans un récit de voyage la représentation que son auteur pouvait avoir de l’espace qu’il a pu parcourir, en interrogeant sa mémoire écrite.

Notre étude historiographique ne peut prétendre à l’exhaustivité. Notons

seulement que les recherches menées poussent à penser que si l’étude par la discipline historique des représentations passées de l’espace dans les récits de voyage ne constitue qu’une petite branche, un rameau, de l’historiographie actuelle, elle constitue néanmoins une démarche devenue classique, nourrissant la recherche et motivant des thèses. Dans La perception de l’Egypte dans les récits de voyageurs français de 1783 à 1869, S. Shagaf recherche, dans les écrits des romantiques français tels que Chateaubriand ou Nerval, la perception que ces derniers pouvaient avoir d’une civilisation et d’une histoire, perception à partir de laquelle se dégage la vision d’un Orient mythique98. De même, il nous faut citer les deux ouvrages incontournables portant sur les rapports entre Orient et Occident, sur la façon que chacun avait, et a encore, de percevoir l’Autre : L’Orientalisme, d’Edward W. Saïd99, portant sur l’« invention » de l’Orient par l’Occident, et son pendant oriental, Comment l’Islam a découvert l’Europe, de Bernard Lewis100.

95 D. NORDMAN, « La mémoire d’un captif », Annales E.S.C., 41, Paris, Ed. Colin, 1986, p. 1397‐1418    (article rédigé à partir d’une thèse, soutenue à Nice et conservée au CMMC, faite par Magali Morsy, sous la direction d’André Nouschi, et ayant donné lieu à publication : M. MORSY, La relation de Thomas Pellow, une lecture du Maroc au XVIIIe siècle, Paris, Ed. Recherches sur les civilisations, 1983, 252 p.). 96 Cf. M. MORSY, La relation de Thomas Pellow : une lecture du Maroc au 18°  siècle, Paris, Ed. Recherche sur les civilisations, 1983, 252 p. 97 I. LABOULAIS‐LESAGE, « Les historiens français et les formes spatiales : questionnements et manières de faire (1986‐1998) », Les espaces de l’historien, Strasbourg, Ed. Presses universitaires de Strasbourg, 2000, p. 44 98 S. SHAGAF, La perception de l’Egypte dans les récits de voyageurs français de 1783 à 1869, Paris, Université Paris IV, 2004, 273 p. 99 E. SAID, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, Paris, Ed. du Seuil, 2005, 422 p. 100 B. LEWIS, Comment l’Islam a découvert l’Europe, Paris, Ed. Gallimard, 2005, 339 p. 

31

● La Méditerranée en représentation

La Méditerranée de Braudel S’il est un ouvrage sur lequel tout historien, et même tout autre chercheur en sciences humaines et sociales, doit se pencher avant d’approcher la Méditerranée, la Mare nostrum moderne qui plus est, c’est bien la Méditerranée de F. Braudel101. Cependant, cet ouvrage ne conçoit pas la Méditerranée en représentation : il nous en donne une image qui, si elle peut contenir une part de subjectivité, relève de celle de l’historien plus que de celles des voyageurs de l’époque moderne ou même des Méditerranéens de l’époque de Philippe II. Si notre démarche s’inscrit dans la lignée de Braudel par son intérêt pour cette mer creuset des civilisations, elle s’en éloigne par son objet. Dans son œuvre majeure, le moderniste conçoit la géographie et l’étude de l’espace en rapport avec le temps long. Pour lui, la géographie « privilégie ainsi une histoire quasi immobile », « aide à retrouver les plus lentes des réalités structurales »102. Il apparaît alors que F. Braudel tend, dans sa Méditerranée, à rabattre l’espace sur le temps, à ramener une dimension à l’autre : le trait est ici à peine forcé, l’auteur déclarant clairement qu’à « travers l’espace et le temps », le but est de « faire surgir une histoire au ralenti »103.

L’espace est donc un moyen permettant, au final, à F. Braudel de travailler sur le seul axe du temps. L’espace étant alors du temps solidifié, il s’évanouit et ne permet pas de concourir à l’analyse de l’activité humaine. Il n’est donc pas, de fait, considéré par Braudel comme autre chose qu’un espace d’observation : c’est pour cette raison que B. Lepetit s’est, à plusieurs reprises, permis de reprocher à son maitre un réductionnisme de la dimension spatiale empêchant d’observer cette dernière dans son entier104. Il est à préciser que B. Lepetit ne critique pas, sur ce point, toute l’œuvre de Fernand Braudel, distinguant le « Braudel […] de la Méditerranée » et « celui du Capitalisme »105, ce dernier considérant l’espace comme étant fait d’emboitements et de zonages multiples, associant à cet ordonnancement un ordre complexe du temps. Cette conception braudélienne de l’espace, permettant de faire de l’espace un objet de recherche et non plus un simple « moyen »106, reste à être appliquée, dans une certaine mesure, à la Méditerranée.

101 F.BRAUDEL, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Tomes I II et III, Paris, Ed. Colin, 1990 102 F.BRAUDEL, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Tomes I, Paris, Ed. Colin, 1990, p.27 103 F.BRAUDEL, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Tomes I, Paris, Ed. Colin, 1990, p.27 104 P. BOURDELAIS, B. LEPETIT, « Histoire et Espace », Espaces, jeux et enjeux, Paris, Ed. Fayard, 1986, p. 24 105 P. BOURDELAIS, B. LEPETIT, « Histoire et Espace », Espaces, jeux et enjeux, Paris, Ed. Fayard, 1986, p. 25 106 F.BRAUDEL, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Tomes I, Paris, Ed. Colin, 1990, p.27 

32

La Méditerranée perçue : quels travaux ? Rares sont les travaux portant sur les représentations passées de la Méditerranée. A notre connaissance, seul le programme de recherche dirigé pendant deux ans par T. Fabre et R. Ilbert107 a « pris la parti pris courageux », selon le mot de P. Vergès108, d’étudier cette mer par une approche originale reléguant au second plan la matérialité économique caractéristique de notre monde moderne. Ce programme avait pour ambition première de comprendre comment l’idée contemporaine de Méditerranée a pu émerger, par l’étude des fondements historiques et culturels des représentations de la Méditerranée. Ayant mis à contribution des intellectuels, autant historiens qu’écrivains, de dix pays du pourtour de la Méditerranée, cette étude s’est cristallisée dans un coffret de dix ouvrages parus en 2000, ouvrages donnant chacun la parole à un pays (Maroc, Tunisie, Egypte, Liban, Turquie, Grèce, Italie, France, Espagne, Allemagne). Le but affiché de ce travail collectif, mené par la Maison Méditerranéenne des Sciences de l’Homme d’Aix-en-Provence, cousine du C.M.M.C.109 de Nice, est, au travers de l’étude des différents rapports à la Méditerranée que les pays concernés peuvent avoir, de tenter de dégager les formes d’une vision commune de la mer qui joint nos rivages. Ce programme, jalonné de rencontres à Beyrouth, Casablanca et Aix-en-Provence, reposant sur un important réseau international, doit être considéré par son parti pris initial de recherche de complémentarité. De plus, peut-on y voir une recherche purement historique, l’écrivain se faisant historien, l’historien sociologue, l’ambivalence des approches étant de mise ? Il semble que le mélange des compétences ait son intérêt : étudier les représentations passées de la Méditerranée fait entrer en ligne de compte des facteurs variés, aussi bien historiques que géographiques ou sociologiques. Tout en gardant ses caractéristiques propres, l’historien ne doit pas s’isoler : sa réflexion ne peut qu’être enrichie par un dialogue régulier et intelligent avec d’autres scientifiques. D’autres critiques pourraient être apportées à ce travail, qui occulte l’Angleterre par exemple, pays qui domina les échanges Méditerranéens dès le XVII° siècle, par intermittences, pays qui installa sa politique coloniale sur les bords de la mer de F. Braudel. L’Algérie est aussi oubliée : c’est pourtant d’Alger que partaient les plus importantes flottes corsaires dès le milieu du XVI° siècle. Pour cette région 107 T. FABRE, R. ILBERT (Dir.), Les représentations de la Méditerranée, 10 vol., Paris, Ed. Maisonneuve et Larose, 2000.  Contient  La  Méditerranée  marocaine,  La  Méditerranée  tunisienne,  La  Méditerranée  égyptienne,  La Méditerranée  libanaise,  La Méditerranée  turque,  La  Méditerranée  grecque,  La  Méditerranée  italienne,  La Méditerranée  espagnole,  La Méditerranée  française,  La Méditerranée  allemande  et  le  livret  d’introduction Regards croisés sur la Méditerranée. 108  P.  VERGES,  «Thierry  Fabre  et  Robert  Ilbert  (eds)  Les  représentations  de  la Méditerranée, Maisonneuve Larose,  Paris,  2000.»,  Revue  des  mondes  musulmans  et  de  la  Méditerranée  [En  ligne],  n°91‐92‐93‐94  ‐ Mahdisme et millénarisme en Islam, juillet 2000, P. 355‐358 109 Centre de la Méditerranée Moderne et Contemporaine, Université des Sciences humaines, Nice 

33

du Maghreb, la Méditerranée fut sûrement longtemps perçue comme un prolongement naturel de la côte, fournissant au siècle corsaire plus de richesses à la région que son arrière-pays. Il n’en reste pas moins que ce programme, plus focalisé sur l’époque contemporaine et laissant aux modernistes leur part de travail, est ancré dans l’actualité, une actualité marquée par des discours visant à unir politiquement le bassin méditerranéen comme viennent tout juste de s’en faire l’écho les déclarations en politique internationale du président Sarkozy concernant « l’Union de la Méditerranée » à construire110. Et quoi de mieux pour cela que de rechercher un terrain d’entente ? La Méditerranée peut devenir un trait d’union naturel entre les rives par les représentations que chacun de ses riverains peut en avoir : c’est ainsi que le programme Représentations de la Méditerranée reçu le soutien de la Commission européenne, du Ministère français des Affaires Etrangères, etc111.

L’ambition que l’historien peut avoir d’explorer la généalogie culturelle et historique de l’idée de Méditerranée, à travers l’étude d’un ou de plusieurs récits de voyage par exemple, prend alors tout son sens.

110 « Je veux lancer un appel à tous les peuples de la Méditerranée pour leur dire que c'est en Méditerranée que tout va se jouer, qu'il nous faut surmonter toutes les haines pour laisser la place à un grand rêve de paix et à un grand rêve de civilisation. Je veux leur dire que le temps est venu de bâtir ensemble une Union méditerranéenne qui sera un trait d'union entre l'Europe et l'Afrique. Ce qui a été fait pour l'union de l'Europe, il y a 60 ans, nous allons  le  faire  aujourd'hui  pour  l'union  de  la Méditerranée ».  Extrait  du  discours  prononcé  par  le  candidat fraichement élu  à  la présidence de  la République  française, Nicolas  Sarkozy,  salle Gaveau,  à Paris,  le 6 mai 2007. Discours retranscrit intégralement  sur le site de l’U.M.P. à l’adresse internet suivante : http://www.u‐m‐p.org/site/index.php/s_informer/discours/je_serai_le_president_de_tous_les_francais 111  Cf.  http://periples.mmsh.univ‐aix.fr/med‐representations/projet/Default.htm  Article  du  site  Périples  de l’Université d’Aix‐en‐Provence (Sciences humaines en Méditerranée) 

34

CHAPITRE II : HIEROSME MAURAN ET SON ITINERAIRE

35

C’est la représentation que se faisait de la Méditerranée Hierosme Mauran, un

clerc provençal du XVI° siècle, à laquelle ce mémoire se consacre. S’intéressant à l’histoire des mentalités, ce travail ne peut faire l’économie d’étudier cet auteur, de le serrer au plus près de ce qu’il fut, sous peine de s’égarer de son objet et de ne pas comprendre ce qu’il a écrit dans son Itinéraire. Les conditions de production de cette œuvre sont de même à analyser. Ce n’est qu’au prix d’un long et sérieux travail d’approche de notre source que nous pourrons commencer à l’étudier afin de répondre à notre problématique. Ce chapitre est plus qu’un préalable : il est indispensable, nécessaire, il est le cœur de ce mini-mémoire qui pose son regard sur les mentalités individuelles. Il en est la charnière, le passage obligé. Qui était Hierosme Mauran ? Cette interrogation est intrinsèquement liée au questionnement posé par notre étude. Pour y répondre, dans un premier temps, en nous attardant uniquement sur l’homme qu’il fut, nous suivrons le découpage établit par l’historien de l’époque moderne R. Mandrou dans son Essai de psychologie historique112 qui, s’il peut, comme toute tentative de classification, être sujet à caution, a le mérite d’organiser un propos parfois très difficile à exprimer.

● « L’homme physique » Hierosme Mauran Le titre de cette partie ne doit pas prêter à confusion : il ne s’agit pas ici de

décrire uniquement physiquement Hierosme Mauran ce qui, pour notre étude, présenterait peu d’intérêt, mais de s’attarder plutôt sur tout ce qui ne s’inscrit pas directement dans l’analyse de sa mentalité. En premier lieu, le problème de son nom doit être posé. Celui-ci n’est pas fondamental, mais répond à une exigence de notre part : la fidélité à l’Histoire et à notre témoin. Plusieurs articles, rédigés au début du XX° siècle pour la plupart et fondés sur les premiers d’entre eux pour les plus récents, appellent notre homme « Jérôme Maurand ». Ils francisent ainsi la signature que faisait, en toscan, le clerc d’Antibes : en effet, dans la page de garde d’un

112 R. MANDROU (Dir.), Introduction à la France moderne : essai de psychologie historique, 1500‐1640, Paris, Ed. Albin Michel, 1998, 650 p.  

36

ouvrage qu’il rédigea sur les inscriptions latines d’Antibes, il signait encore « Hieronimo Maurando »113. Pourquoi dès lors retenir pour nom celui de Hierosme Mauran dans notre mémoire de master I ? Parce que ce dernier n’était pas Toscan mais Provençal, comme il l’indique lui-même dans son sonnet aux lecteurs114 : « si mon […] parler […] n’est pas véritable italien, excusez-moi, car je suis Provençal » y dit-il. Notre individu apparaît de plus par trois fois dans les archives municipales d’Antibes, en 1536 notamment, année au cours de laquelle les délibérations du conseil de la ville d’Antibes étaient encore rédigées en provençal, l’ordonnance de Villers-Cotterêts n’ayant été promulguée qu’en 1539. En 1536 donc, le conseil le nomme « Hierosme Mauran ». En 1545 puis en 1556, dates auxquelles il apparaît de nouveau dans les actes municipaux, c’est de nouveau sous ce nom qu’il est désigné, les délibérations étant pourtant alors rédigées en français. C’est ainsi qu’il se faisait appeler à Antibes, ainsi qu’il se nommait, c’est donc ce nom que nous voulons utiliser ici.

Naissance et mort Hierosme Mauran semble être né à la toute fin du XV° siècle, voire dans les

premières années du XVI° siècle. Des auteurs comme P. Cosson, historien né en 1914, vivant à Antibes et ayant enseigné à Istanbul, l’ont fait naitre en 1499 : mais leur affirmation ne repose sur aucune preuve tangible, sur aucun document officiel, comme le précise le docteur d’Etat lui-même115. De plus, les actes « d’état civil » concernant la ville d’Antibes ne remontent qu’en 1564 comme nous l’ont indiqué les employées des archives municipales de la ville. Cependant, sa date de naissance peut être fixée de manière assez réaliste. Nous pouvons en effet suivre Hierosme Mauran jusqu’en 1579 : dans les notes rédigées dans les marges du début de son Itinéraire, il signale en effet la visite de « Gaspart de la Crois de la villo d’Anvers, docteur en lois », érudit d’Anvers, le 18 octobre de cette année. Et il nous indique dans ce même Itinéraire, qui est le récit de son voyage à Constantinople effectué en 1544 et sur lequel cette étude se base, qu’en 1517, à Lérins, il entendit prêcher « Thomaso Schiavone »116, dit Thomas l’Illyrien. Ce prêche semble l’avoir marqué : il lui consacre un assez long développement, en précise les différents aspects, etc. Pour se souvenir avec précision de ce récit prophétique, ce que l’on peut constater en comparant le récit de Hierosme Mauran avec la Copie de la prophesie faicte par le pauvre frère Thomas Illiric reproduite par l’éditeur et érudit L. Dorez (1864-1922) 113 Dép. des manuscrits, division occidentale : manuscrit latin 8957, fol. 229. Cf. annexes, p.273. 114 Dans son Itinéraire, conservé à Carpentras : C. G. 1777 : tome VIII de la Collection des mss. de Peiresc. Folio 182 v°. Cf. annexes, p. 126. Pour plus de commodité, à présent, lorsque nous nous référerons à un passage de ce récit viatique, nous procéderons comme suit : « Itinéraire, folio ? ». Cela permet de renvoyer le lecteur à la fois aux folios manuscrits, en Toscan, et à  la traduction en français qui comprend  le découpage en folios,  les deux versions de l’Itinéraire étant reproduites en annexes. 115 P. COSSON, « Qui était Jérôme Maurand ? », Annales de la Société Scientifique et Littéraire de Cannes et de l'Arrondissement de Grasse, 1991, vol. 37, p. 67 116 Itinéraire, folio 185.  

37

en 1900117, il fallait que notre individu ait alors une quinzaine d’années au moins, même s’il put être éveillé très jeune. Les deux données recoupées, il apparaît que Hierosme Mauran ne pu vraisemblablement pas naitre après 1507, ni naître avant 1490 puisque dans ce cas il serait mort à plus de 90 ans. Il aurait donc vu le jour vers le commencement du XVI° siècle. Pour ce qui est de la date de sa mort, aucune certitude une fois encore : puisqu’après 1579 nous n’avons plus traces de lui, il semble qu’il disparut vers 1580. C’est pourquoi, aux dates arrêtées de P. Cosson, « 1499-1579 », nous préfèrerons les suivantes, « 1500 ? – 1580 ? » qui, même si elles ne changent pas profondément notre connaissance de l’homme, ont pour avantage de retranscrire le flou auquel nous touchons quant aux dates de naissance et de mort de Hierosme Mauran.

La famille, solidarité fondamentale et milieu social Sur la famille de Hierosme Mauran nous ne disposons que de faibles

informations. Il semble avoir appartenu à une vieille famille de la ville, sans doute originaire d’Italie, la famille Mauran qui, après dépouillement du fichier anthroponymique d’Antibes118, paraît avoir été importante : de 1473 à 1572, les archives d’Antibes mentionnent 39 fois ce nom, là où, pour d’autres, seules 3 ou 4 citations peuvent être recensées. La première mention d’un Mauran à Antibes semble remonter au 5 octobre 1299, date à laquelle les délibérations du conseil de la ville mettent en scène un Petrus Maurandi 119, syndic120 de la ville. Jusqu’au milieu du XV° siècle, 46 Maurandi apparaissent dans ces actes de délibérations. Au XVI° siècle, cette famille connaît son apogée, fait partie des plus notables de la cité d’Antibes : citons pour exemple cet Anthoni Mauran qui cumule les fonctions honorifiques. Il fait partie du « conseil Vielh » en 1520 puis en 1529-1530, est désigné « recteur de l’hospital » le 29 décembre 1530, « auditeur des comptes » à cette même date121, syndic de la ville le 27 février 1536 et de nouveau « mestre de l’hospital »122. De même, en 1536, le capitaine de la garnison d’Antibes est un certain Francés Mauran 123. Bien sûr, nous devons rester prudents : nous ne savons pas qui étaient les parents de Hierosme Mauran et nous ne pouvons pas affirmer qu’il eut un lien de parenté direct avec ces « illustres » homonymes. Cependant, il est à noter que la famille Mauran fournît au conseil d’Antibes de nombreux syndics ou conseillers et que l’alphabétisme de Hierosme, bien que révélateur de sa qualité de clerc, ne confirme pas moins qu’il ne fut pas de la plus basse extraction antiboise. 117 L. DOREZ, Itinéraire de J. Maurand, Paris, Ed. Leroux, 1900, p. 320‐324 118 Archives municipales d’Antibes. 22 S 362 : Fichier anthroponymique d’Antibes constitué à partir des archives municipales de la ville (Mat/Milet) 119 Archives municipales d’Antibes. DD ‐ I 120 Un syndic était comme un adjoint au maire d’aujourd’hui. 121 Archives municipales d’Antibes, BB – I. 122 Archives municipales d’Antibes. BB – I : Délibérations de 1536, Folio 9 v°  123 Archives municipales d’Antibes. BB –  I : 1536, Folio 12 v° : Francés Mauran, capitaine de  la garnison de  la ville. 

38

Qu’en déduire ? Rien de bien certain. Toujours dans notre entreprise destinée à brosser un portrait complet de notre individu, nous pouvons conjecturer qu’il disposa d’une nourriture plus variée que la normale, mangeant parfois un peu de viande, ce qui restait un privilège à l’époque124, buvant du vin, hors des messes sûrement, etc. Mais il ne devait pas avoir accès aux mets recherchés des cours ou des princes qu’il ne fréquentait pas, aux épices et pâtisseries : face à de tels plats, il conserve une capacité d’émerveillement. Dans notre recherche des représentations, voilà un élément parmi d’autres qui doit être pris en considération, qui peut expliquer certaines descriptions de l’Itinéraire.

Sur sa famille, nous savons encore qu’il eut un frère, dont il fait mention au

folio 184 v° de son Itinéraire, qui fut sans doute marinier puisqu’il « haveano fatto il viagio dil paese di Levante » avec le baron de Saint-Blancard, envoyé en 1538 par François Ier auprès de Soliman II. Il semblerait aussi que les Mauran soient originaires de Savone, dans l’actuelle Italie, en Ligurie, près de Gênes. Point de Mauran à Antibes avant 1299, même si les archives municipales de la ville ne remontent, il est vrai, guère plus tôt. Cependant, des Morando figurent bien dans les archives de Savone à l’époque où certains apparaissent dans les documents antibois : P. Cosson nous indique en effet qu’au XIII° siècle des groupes d’immigrants italiens vinrent alimenter la population provençale, la « rivière de Gênes » étant trop peuplée et Antibes connaissant alors une « prospérité attrayante »125. Une famille Morando a continué à exister à Savone : on y retrouve un certain Giacobo Morando, patron des galères de Simone Vignoso du fort de Savone. Bien souvent, les familles émigrées gardent le souvenir de leur lieu d’origine, des membres de celles-ci qui sont restées dans la ville natale comme le montrent plusieurs études scientifiques126. Notre hypothèse, à considérer prudemment, pourrait donc être étayée par les liens qui semblent, au regard de l’Itinéraire, unir Hierosme Mauran à Savone. Alors que jusqu’à son arrivée à Constantinople il débarque peu à terre, il visite la ville de Ligurie dès qu’il en a l’occasion, en vante la « nobilità di citadini »127, en connaît l’histoire de façon très précise, lui consacre l’une de ses plus belles esquisses. Il en fait la cité natale de trois Papes, l’un d’eux, Innocent II, étant pourtant né à Rome ce qui, pour employer un terme anachronique et par trop contemporain, pourrait dénoter un certain « chauvinisme », même s’il pourrait s’agir d’une simple erreur d’érudition. Cependant, il est évident, à lire son manuscrit, qu’il porte un intérêt particulier à cette ville : à Constantinople, il va manger « in casa dil Savonese »128. Ce fait est important, et nous amène déjà à nous 124 R. MANDROU (Dir.), Introduction à la France moderne : essai de psychologie historique, 1500‐1640, Paris, Ed. Albin Michel, 1998, p. 36 125 P. COSSON, « Qui était Jérôme Maurand ? », Annales de la Société Scientifique et Littéraire de Cannes et de l'Arrondissement de Grasse, 1991, vol. 37, pp. 67 126 C. DE GOURCY, « Autonomie dans  la migration et dimension mémorielle des  lieux », Espaces et  sociétés, Paris, Ed. Eres, n°122, 2005, pp. 187‐204 127 Itinéraire, folio 186 128 Itinéraire, folio 213 

39

pencher sur la mentalité de Hierosme Mauran : issu d’une famille sans nulle doute immigrée, l’ayant intégré, il se considère plus Chrétien que Français ou Antibois, n’a pas notre conscience actuelle de l’appartenance à une nation. Il est un riverain de la Méditerranée, mais ne se sent pas autant attaché que d’autres peuvent l’être à son pays d’Antibes : son voyage en est une preuve. Et cet esprit migrant, cette envie de découvrir de nouveaux horizons a pu être favorisée par l’origine italienne supposée de sa famille : avant le XV° siècle, il n’y avait pas de Mauran à Antibes, seulement des Maurandi, les mêmes sûrement, ce qui appuie encore notre hypothèse, de même que le fait que c’est un certain Sorleone de Savone qui s’est chargé de dédicacer l’Itinéraire129 de notre homme. Tout cela favorise chez Hierosme Mauran le fait qu’il se sente plus « membre de grands corps mystiques »130 que membre d’une seule communauté, étant vraisemblablement attaché à plusieurs. Et sa qualité de clerc ne pouvait qu’accentuer cela.

Un physique résistant Au moment de son voyage vers le Levant, Hierosme Mauran avait selon toute

vraisemblance 44 ans. Au XVI° siècle, il s’agissait déjà d’un âge avancé. « A vingt ans, l’individu ordinaire a des chances de vivre encore deux décennies »131. A quarante ans, un homme est vieux. Hierosme Mauran semble pourtant avoir vécu près de quatre-vingts ans. Pour se lancer dans un voyage vers l’inconnu, à un âge auquel d’autres sont des vieillards, il faut avoir une bonne, une excellente santé. Nous ne possédons aucun portait du clerc, ni écrit ni dessiné. Mais par conjecture, et à partir de la lecture de son Itinéraire, nous pouvons deviner qu’il fut une force de la nature, si l’expression peut être admise, un roc. Il ne se contenta pas de naviguer, bien qu’à l’époque les conditions de navigation sur une galère furent éprouvantes132 : le 2 juillet 1544, il grimpa jusqu’à la cime du volcan de l’île de Volcano, mont haut de 500 mètres, duquel s’échappait de la fumée. Son ascension fut si raide que lui et ses compagnons durent « montar in quadro piedi »133, et il réussit à atteindre le sommet du volcan malgré le fait d’avoir été « resentemente amalato ». Puis, une fois redescendu, il se jeta « a notare », dans la mer dans laquelle des courants d’eau très chauds brulèrent certains de ceux qui l’avaient accompagné. Cet épisode témoigne de la bonne santé de Hierosme Mauran, de sa résistance, de sa force physique à un âge auquel beaucoup meurent alors de vieillesse. Nous pouvons même aller plus loin : nous l’avons dit, en 1579, il écrit toujours dans la marge de son manuscrit. Sa vision est encore bonne, sinon intacte : son écriture est fine et diffère peu de celle

129 Itinéraire, folio 180 v° 130 R. MANDROU (Dir.), Introduction à la France moderne : essai de psychologie historique, 1500‐1640, Paris, Ed. Albin Michel, 1998, p. 72 131  R. MUCHEMBLED,  Société,  cultures  et mentalités  dans  la  France moderne  :  XVIe‐XVIIIe  siècle,  Paris,  Ed. Armand Colin, 2003, p. 51 132 M. AYMARD, « Chiourmes et galères », Mélanges en l’honneur de F. Braudel, Toulouse, Ed. Privat, 1972, T. I 133 Itinéraire, folio 194 

40

des autres notes de marges, elle est droite134. Cette note est très précisément inscrite dans un petit espace laissé entre deux paragraphes : pour ce faire, il faut que sa vue ait été préservée, à près de 80 ans. Pour un homme du XVI° siècle, de moyenne extraction, il semble que le temps ai eut peu d’emprise sur lui.

Figure 1 - Note de 1579 figurant sur l’Itinéraire concernant la visite de Gaspart de la Crois. Folio 179

La primauté de la vue

Un autre aspect « physique » le démarque quelque peu de ses contemporains. R. Mandrou, dans son Introduction à la France moderne, indique que l’Homme de la Renaissance, ou plutôt le Français de la Renaissance, donne la primauté à l’ouïe et au toucher sur la vue. Tout semble être bruit. Les poètes ne font pas de la vision le sens roi. Ils sont « tous auditifs plus que visuels », pour des raisons religieuses semble-t-il : « c’est la parole de Dieu qui est l’autorité suprême de l’Eglise »135. Un clerc, plus que tout autre, devrait donc illustrer cette constatation. Mais Hierosme Mauran est visuel. Il l’annonce dans son manuscrit : au folio 191 bis v°, il écrit qu’il s’est promis « de non scrivere ni far mentione nissuna di luocho ni di cossa alchuna que [il] in questo viagio con l’armata non vi ». Il fonde tout ce qu’il écrit dans son récit sur la vue, et la vue seule. Lorsque d’autres auteurs, dans leurs récits, décrivent des bruits, Hierosme Mauran « voit », décrit, dépeint, « ritratto al naturale le cità », c’est-a-dire « portrait au naturel les cités ». Ses descriptions sont telles des tableaux, comme lorsqu’aux folios 213 v° et 214 il donne à voir Sainte-Sophie. Et de plus il dessine, croque les paysages très précisément. Son œil est exercé. Sans doute est-ce parce que, habitant dans le sud de la France, il bénéficie d’une lumière abondante qui retarde le vieillissent de sa vision, alors qu’ailleurs les petites fenêtres aux vitres opaques, voire leur absence, le manque de luminaires dans les habitations, etc., expliquent la primauté de l’ouïe et du toucher sur la vue136.

134 Itinéraire, folio 179 135 R. MANDROU (Dir.), Introduction à la France moderne : essai de psychologie historique, 1500‐1640, Paris, Ed. Albin Michel, 1998, p. 77 136 R. MANDROU (Dir.), Introduction à la France moderne : essai de psychologie historique, 1500‐1640, Paris, Ed. Albin Michel, 1998, p. 81 

41

Figure 2 - Dessin de Savone réalisé par Hierosme Mauran, folio 185 de l’Itinéraire

R. Mandrou écrit que les dessinateurs sont, pour le XVI° siècle,

« passablement hors série », que les hommes de la Renaissance « ne sont pas habitués à voir des formes – à les représenter, à les décrire ». Le croquis ci-dessus rend donc Hierosme Mauran singulier. Mais il n’en reste pas moins un homme moderne, aux préoccupations semblables à celles de ses contemporains. Il partage les mêmes craintes : la mort ne le tourmente pas, elle est trop présente, mais il craint une fin de vie brutale, ne lui permettant pas de se réconcilier avec Dieu, d’être confessé, plus « que la lente agonie susceptible de [lui] laisser le temps de se mettre en règle avec sa conscience »137. A Constantinople, il se trouve « escandalizati » lorsqu’il apprend que le Savonnais chez qui il avait mangé quatre jours auparavant avait été foudroyé par la peste, emporté par une « morte subitta »138. Hierosme Mauran est donc un être de son temps, se démarquant par certains aspects. Il apparaît en effet qu’il eut sur le monde une ouverture plus large que ses contemporains, un regard plus averti.

● « Environnement(s) »

La coquille de « l’espace environnant » Pour étudier un homme, à quelque époque qu’il appartienne, nous pensons, avec R. Mandrou, que « le rôle du décor quotidien est assurément important »139. D’autant plus que lorsqu’un être voyage, il étudie et observe les lieux visités à l’aune de ses connaissances mais aussi de ses repères, de sa ville d’origine, des éléments d’architecture qui lui sont familiers, du système politique auquel il est 137  R. MUCHEMBLED,  Société,  cultures  et mentalités  dans  la  France moderne  :  XVIe‐XVIIIe  siècle,  Paris,  Ed. Armand Colin, 2003, p. 51 138 Itinéraire, folio 213 139 R. MANDROU (Dir.), Introduction à la France moderne : essai de psychologie historique, 1500‐1640, Paris, Ed. Albin Michel, 1998, p. 20 

42

quotidiennement confronté, des mœurs de ses voisins, etc. Sur les solidarités fondamentales de Hierosme Mauran, telle que la famille, nous ne pouvons aller plus loin. Mais notre homme vit à Antibes, y est sans douté né. La Méditerranée et le Levant font partie, pour Hierosme Mauran, de la coquille spatiale qu’A. Frémont nomme, d’après les travaux très contemporains de Moles et de Rohmer, le « vaste monde », l’espace de l’exceptionnel, « la zone de voyages et d’exploration, l’inconnu plus ou moins connu »140. Antibes est au contraire pour lui la « ville centrée » - pour reprendre un terme associé à l’origine aux sociétés postindustrielles mais qui peut être transposé à l’époque moderne - composée d’images bien connues. Elle est le lieu familier dans lequel Hierosme Mauran évolue, son point de repère. Pour étudier la conception que notre clerc a pu avoir de l’espace méditerranéen, nous devons préalablement nous intéresser à cette coquille « de l’espace environnant » qui s’échelonne de l’homme (1.) à sa ville (5.).

Figure 3 - « Les coquilles de l’Homme », d’après Moles et Rohmer, dans A. FREMONT, La région, espace vécu, Paris, Ed. Flammarion, 1999, p. 70. Etabli pour l’étude des sociétés très urbanisées, ce

schéma, atténué et précisé, a une portée bien plus générale.

C’est plus sensiblement, plus poétiquement, que l’écrivain italien Italo Calvino, dans son magnifique ouvrage Les villes invisibles, rend compte très justement de cela, ce qui lui vaut d’être cité par F. Hartog dans son Miroir d’Hérodote141. Dans son roman, mettant en scène un Marco Polo visionnaire et un grand Khan mélancolique, 140 A. FREMONT, La région, espace vécu, Paris, Ed. Flammarion, 1999, p. 72 141 F. HARTOG, Le miroir d’Hérodote, Paris, Ed. Gallimard, 2001, 581 p. 

43

ce dernier s’étonne de ce que le voyageur lui parle sans cesse de toutes les villes qu’il a parcourues, visitées, mais jamais de sa cité, Venise. Et Marco Polo de lui répondre : « chaque fois que je fais la description d’une ville, je dis quelque chose de Venise. […] Pour distinguer les qualités des autres, je dois partir d’une première ville qui reste implicite »142. Ainsi, celui qui part ne fait que revenir sur lui-même et, par la description d’autres mondes, raconte souvent le sien propre. Antibes pour Hierosme Mauran.

Antiboul, ville ouverte

Hierosme Mauran est un Antibois. Il vit dans l’ancien comté de Provence, celui du « bon roi René », rattaché au royaume de France depuis 1481. Mais le roi de France est aussi comte de Provence : cette dernière conserve une relative autonomie au XVI° siècle, les chartes de ses villes sont respectées, elle conserve ses lois, son parlement d’Aix, etc.143. Ce moment change totalement la position stratégique d’Antibes, appelée Antiboul depuis 1481 : la ville est désormais le bastion avancé de la défense française face à la Savoie, à l’Espagne. Elle est le dernier rempart français avant le Var. Même si le XVI° siècle a dû être pour la cité une période de lente francisation, cette position frontalière de la ville a joué un grand rôle dans l’évolution du regard que les Antibois, et Hierosme Mauran en particulier, ont pu jeter sur les différentes nations de l’Occident chrétien. Très vite l’Espagnol est considéré comme un ennemi : en 1524, les troupes de Charles Quint pillent la ville, puis emportent encore Antibes en 1536144. A ces deux dates notre auteur avait, très certainement, respectivement 24 et 36 ans : ces événements l’ont forgé, marqué. Ils ont aussi contribué à installer chez les habitants d’Antibes un sentiment d’insécurité, réveillé en 1543 avec le séjour des Barbaresques en Provence. Antibes marque aussi notre clerc par son architecture et son paysage. La ville est située au bord de la Méditerranée, et l’on peut y apercevoir les cimes enneigées des Alpes. La nature y est provençale : les côtes sont escarpées, le climat est sec, sa végétation est du type garrigue, une végétation basse développée sur un terrain calcaire. La ville, fondée dès l’antiquité, se réduit alors au vieil Antibes, à la citadelle autrement appelée « Tour carrée », au port, à la cathédrale, au château Grimaldi, aux portes de la cité. Point encore de remparts, qui ne seront élevés qu’à partir de 1608145. La photo ci-dessous peut nous donner une idée de la ville que connut Hierosme Mauran.

142 I. CALVINO, Les villes invisibles, Paris, Ed. du Seuil, 1996, p. 104 143 E. DE LA SOUCHERE, Antibes, 2500 ans d’histoire, Paris, Ed. Maisonneuve et Larose, 2006, p. 86 144 E. DE LA SOUCHERE, Antibes, 2500 ans d’histoire, Paris, Ed. Maisonneuve et Larose, 2006, p. 89 145 E. DE LA SOUCHERE, Antibes, 2500 ans d’histoire, Paris, Ed. Maisonneuve et Larose, 2006, p. 100 

44

Figure 4 - Photo du vieil Antibes légendée par nos soins – Site de la mairie d’Antibes146

Cependant, l’Antibes dans laquelle évolue Hierosme Mauran est, de par sa vocation nouvelle, en travaux continus, se militarise : dès les années 1550, Henri II y fait construire le Fort Carré qui ne sera achevé qu’en 1585. L’Itinéraire de Hierosme Mauran n’est achevé qu’en 1572147 : ces travaux doivent donc être pris en compte dans l’analyse du récit, de même que les tensions qui existent alors entre la population antiboise et la garnison du fort. Ainsi, en 1577, une dispute survient entre les soldats et les marchands marseillais : les habitants d’Antibes prennent parti pour ces derniers et des bagarres éclatent, qui font des blessés de part et d’autre148.

Antibes a, au XVI° siècle, une organisation politique avec laquelle Hierosme

Mauran est confronté, au moins en 1536, 1545 puis en 1556149. La ville est dirigée par une oligarchie mercantile. Les notables de la ville accaparent les charges municipales. « Antiboul est régi par […] nombre d’hommes de loi, mais aussi des négociants, des armateurs, des capitaines de galères »150. Elle a un seigneur, un Grimaldi, tel Gaspard contre lequel Henri II instruisit un procès en 1549, qui possède la charge de viguier, le droit de basse justice : le conflit entre les deux autorités, déséquilibré, dure jusqu’en 1608, date à laquelle Alexandre Grimaldi vend sa seigneurie pour « 129.791 livres et 5 sols » à Henri IV151. L’oligarchie, quant à elle, 146 Sur Http://www.antibes‐juanlespins.com/phototheque/voir/remparts.jpg 147 Itinéraire, folio 227 (conservé à la BNF) 148 E. DE LA SOUCHERE, Antibes, 2500 ans d’histoire, Paris, Ed. Maisonneuve et Larose, 2006, p. 95 149 Archives municipales d’Antibes. BB – I : Délibérations du conseil de 1536, Fol. 3 : Plainte du conseil de la Ville contre Hierosme Mauran. BB – I : Délibérations de 1545, Fol. 21 : Ambassade de Hierosme Mauran à Marseille. BB –  I : Délibérations de 1556, Fol. 17 : Plainte de Hierosme Mauran  contre  les agresseurs de  son valet. Cf. annexes, pp. 274‐277. 150 E. DE LA SOUCHERE, Antibes, 2500 ans d’histoire, Paris, Ed. Maisonneuve et Larose, 2006, p. 111 151 E. DE LA SOUCHERE, Antibes, 2500 ans d’histoire, Paris, Ed. Maisonneuve et Larose, 2006, p. 98 

45

est présente dans l’assemblée des hommes d’Antibes qui, chaque année, est réunie au son des trompettes pour élire la nouvelle municipalité, en désignant quatre syndics et huit conseillers qui, avec les syndics élus l’année précédente, forment le conseil de la ville152. Au XVI° siècle, la cité connaît donc trois autorités, voire quatre dont deux municipales, chacune tentant de s’imposer aux autres. Mais surtout, cette organisation politique antiboise illustre l’ouverture de la ville sur la Méditerranée. Dirigée par des négociants, elle est toute orientée vers la mer. Bien sur, au XVI° siècle, son activité portuaire est encore peu développée : les grands travaux n’y sont lancés qu’à partir de 1648153. Cependant, la flottille d’Antibes comporte au XVI° siècle une soixante de barques de pêche et une douzaine de tartanes de capacités allant que quatre cents à mille quintaux. Le négoce maritime existe, orienté vers Gênes et les ports de la côte italienne. Des barques assurent un service régulier de voyageurs et de marchandises avec les villes voisines de Nice et de Villefranche154. En 1544, le port n’est pas encore envasé comme au début du XVII° siècle155 : des navires à fort tirant d’eau peuvent y mouiller, telles les galères du roi de France. Hierosme Mauran indique ainsi qu’en 1538 « 12 galere (sic) », sous le commandement du baron de Saint-Blancard, firent d’Antibes leur base de départ et d’arrivée d’une expédition vers Constantinople156. Romuald Dor de la Souchère, qui reclassa une grande partie des archives d’Antibes, indique dans ses notes qu’au XVI° siècle les Antibois étaient tous « mariniers »157. Cette affirmation, bien qu’exagérée, n’illustre pas moins l’attraction que la mer exerce sur la population de la ville, et sur Hierosme Mauran.

Notre clerc regarde vers la Méditerranée. Un de ses frères est marinier. Il se

tient au courant des mouvements des bateaux dans le port d’Antibes, discute « con alquanti Antipolitani » s’en revenant par la mer158, etc. Il a développé, soit par son environnement familial, soit sous le coup de la curiosité, une culture maritime, favorisée il est vrai par le voyage qui le conduisit dans l’ancienne capitale byzantine. Il connaît en effet de nombreux termes propres au monde des marins : il précise les distances en milles nautiques (« a miglie 30 »159), parle du « causet de l’albero »160 qui est une partie saillante de la tête de mat, du roulis, de « la bonassa »161 pour désigner le calme de la mer après une tempête, etc. La Méditerranée fait parti de son

152 E. DE LA SOUCHERE, Antibes, 2500 ans d’histoire, Paris, Ed. Maisonneuve et Larose, 2006, p. 79 153  J.‐B. LACROIX, « Les  travaux du port d’Antibes du XVI° siècle au XX° siècle », Recherches  régionales, Nice, Archives des Alpes‐Maritimes, n°171, 2004, pp. 74 154 E. DE LA SOUCHERE, Antibes, 2500 ans d’histoire, Paris, Ed. Maisonneuve et Larose, 2006, p. 102‐103 155  J.‐B. LACROIX, « Les  travaux du port d’Antibes du XVI° siècle au XX° siècle », Recherches  régionales, Nice, Archives des Alpes‐Maritimes, n°171, 2004, pp. 73 156 Itinéraire, folio 184 v° 157 Archives municipales d’Antibes. 22 S 698 (Fond Dor De La Souchère ). 158 Itinéraire, folio 184 v° 159 Itinéraire, folio 186 160 Itinéraire, folio 186 v° 161 Itinéraire, folio 192 

46

« espace environnant », qui ne se limite d’ailleurs pas à la seule ville d’Antibes. Lérins et son monastère doivent être intégrés à son espace familier : il y écoute une prophétie en 1517 et décrit si bien et si longuement dans son Itinéraire l’île située au large de Cannes, sur laquelle il se trouve avant son départ pour Constantinople, qu’il paraît y avoir passé de longs moments de son existence162.

Les horizons de Hierosme Mauran Ouvert, Hierosme Mauran ne l’est pas que sur la Méditerranée. Ce clerc aime

se déplacer. Il est l’un de ces Français « nomades » de R. Mandrou, et est ce qu’avec l’historien nous pouvons appeler, sans anachronisme mais avec prudence, un « touriste »163 de l’époque moderne. Il ne participe pas à ces voyages organisés et balisés qui sont ceux des pèlerins, ne voyage pas sous le coup d’une nécessité professionnelle tels les marchands, les soldats ou les étudiants. Mais cependant on le retrouve à Marseille, ville dans laquelle le conseil de la ville d’Antibes l’envoie comme ambassadeur en 1545164. Il est allé sans nul doute à Nice, ville voisine qu’il prend parfois comme point de comparaison dans son récit. Il a aussi voyagé dans la péninsule italienne : il prend comme points de comparaison à sa visite à Constantinople des monuments de Milan ou bien encore de Rome, comme lorsqu’il dit que la cuba de Sainte-Sophie est sphérique « comme Santa Maria Rotonda in Roma et di grandessa qualque pocho più »165. Quand est-il allé dans ces cités italiennes ? Personne ne peut le dire. L. Dorez, qui a travaillé au début du XX° siècle sur Hierosme Mauran, commet un non-sens lorsqu’il déduit des comparaisons présentes dans l’Itinéraire que le clerc d’Antibes était déjà allé en Italie « avant 1544 ». Hierosme Mauran n’ayant achevé son récit qu’en 1572, il peut très bien n’avoir visité la péninsule italienne que durant les années 1560. Un élément est cependant acquis : Hierosme Mauran a séjourné à Venise en 1561. Il était alors au service de l’évêque de Montpellier Guillaume Pellicier, alors ambassadeur auprès de la Seigneurie166. Il l’indique lui même dans le manuscrit de son récit de voyage, au folio 215 (« nel 1561, essendo al servitio di Monsegnor R[…]mo Guiglelmo de Pelisier »). Il est à noter que les seuls voyages de Hierosme Mauran datés de façon certaine se sont déroulés après 1544 : peut-être est-ce le séjour à Constantinople qui développa chez l’Antibois le goût du beau voyage n’ayant d’autre but, finalement, que d’aller voir du pays, de ramener des récits plus ou moins exotiques. Bien sûr, les séjours à Marseille et à Venise ont été motivés soit par la ville d’Antibes soit par Rome, auquel l’évêché d’Antibes était alors directement rattaché167 : mais le fait que 162 Itinéraire, folio 183 163 R. MANDROU (Dir.), Introduction à la France moderne : essai de psychologie historique, 1500‐1640, Paris, Ed. Albin Michel, 1998, p. 295 164 Archives municipales d’Antibes. BB – I : Délibérations de 1545, Fol. 21 : Ambassade de Hierosme Mauran à Marseille. Cf. annexes, p. 276. 165 Itinéraire, folio 213 v°. 166 L. DOREZ, Préface à l’Itinéraire de J. MAURAND, Paris, Ed. Leroux, 1900, p. IV 167 E. DE LA SOUCHERE, Antibes, 2500 ans d’histoire, Paris, Ed. Maisonneuve et Larose, 2006, p. 72 

47

notre homme les ait acceptés révèle tout de même sa curiosité, son désir de mieux connaître le monde dans lequel il vivait. Ce fait le rend encore une fois « remarquable », puisque « les premier touristes ne forment pas un groupe vraiment important : quelques centaines d’hommes de réflexion » au XVI° siècle168.

Notons, pour finir d’étudier les « horizons » de Hierosme Mauran, que ce

dernier était un homme de relations. Il comptait dans sa famille un cousin de renom et d’influence, Jean-Antoine Lombard autrement dit Brusquet, né à Antibes et auquel un livre récemment publié par la mairie de la ville a été consacré, plus roman que travail historique malgré qu’il s’en réclame169. Il lui consacre une dédicace dans son Itinéraire170 qui démontre que ce cousin, fou d’Henri II, protégé par lui et qui le conseillait, auquel Brantôme a consacré un long développement171, a mis Hierosme Mauran en contact, bien que ténu, avec Catherine de Médicis. Parmi ses protecteurs nombreux et hauts placés, l’Antibois compte aussi Christophe de Thou, premier président du parlement de Paris à partir de 1562172 et auquel il dédicace son recueil des inscriptions d’Antibes173. Il y a Guillaume Pellicier bien sûr, tout comme le poète Sorleone de Savone, mais aussi Antoine Escalin des Aimars dit Polin, général des galères de François Ier et capitaine du navire sur lequel Hierosme Mauran s’embarqua en 1544. Un ambassadeur, un général des galères, un conseiller du roi, un premier président du parlement de Paris : les relations du clerc d’Antibes sont impressionnantes. Mais dans l’état actuel des recherches nous ne pouvons savoir comment il les noua. Notons simplement que son réseau gravite autour de la couronne de France, dont il perçoit sûrement plus que d’autres Provençaux du XVI° siècle l’autorité et la grandeur, élément à prendre en considération, de façon prudente certes, pour une lecture intelligente de son Itinéraire.

● « L’homme psychique »

La mentalité de Hierosme Mauran a déjà été évoquée : considérant qu’un homme n’est pas une dualité, que son esprit et son corps ne peuvent être pleinement séparés, cela n’a rien d’anormal. Mais cette mentalité n’a pour l’instant été qu’effleurée : son étude étant primordiale au vu de notre sujet, reste à la cerner plus précisément. 168 R. MANDROU (Dir.), Introduction à la France moderne : essai de psychologie historique, 1500‐1640, Paris, Ed. Albin Michel, 1998, p. 298 169 R. MAIRE, Je m’appelais Brusquet, Le Cannet, Ed. Bopca, 1999, 680 p. 170 Itinéraire, folio 182 171 P. DE BOURDEILLE dit BRANTÔME, Œuvres complètes, Tome II, Paris, Ed. Mme Ve Jules Renouard, 1868, pp. 244‐268 172  S. DAUBRESSE,  « Un  discours  de  Christophe  de  Thou,  premier  président  du  Parlement  de  Paris  (11 mai 1565) », Bibliothèque de l’école des Chartes, Paris, 1995, Vol. 153, n° 2, p. 375 173 BNF. Dép. des manuscrits, division occidentale : manuscrit latin 8957, fol. 228 v°. Cf. annexes, p. 272. 

48

L’outillage mental : une clé d’analyse

Figure 5 - Le système de « filtres » de la représentation par l’homme de l’espace – J.-P. Paulet, op.

cit., p. 8 A ce stade de l’analyse, dans notre volonté d’étudier Hierosme Mauran afin de mieux apprécier la représentation de la Méditerranée qui se fait jour dans son Itinéraire, des « filtres » de sélection de l’information ont déjà été approchés qui sont à prendre en compte dans le processus de déformation de la perception d’un espace par l’Antibois, tels ses caractères individuels, encore à préciser, sa connaissance d’autres lieux que celui auquel notre étude s’intéresse, etc. Mais dans les éléments qu’il nous faut avoir à l’esprit avant d’aller plus avant dans notre travail, une place particulière doit être accordée, comme nous y invite indirectement J.-P. Paulet à partir du schéma ci-dessus, à l’outillage mental dont disposait Hierosme Mauran au moment de son voyage mais aussi de la rédaction de son récit viatique, puisque doivent être analysés son niveau d’instruction, son éducation, ses modèles culturels, etc. L’expression « d’outillage mental » est passée dans le langage classique des historiens : elle a été posée par Lucien Febvre dans son Problème de l’incroyance en 1942174. Cette notion est adoptée pour désigner un ensemble vaste, un « équipement [mental] de base »175 propre à une époque, à une collectivité, mais qui peut aussi être individualisé, s’intéressant aux ressources mentales, aux langues utilisées, à la vie des idées, à la culture propre à la population étudiée, etc. Il nous apparaît nécessaire de reconstituer l’outillage mental de Hierosme Mauran pour notre étude puisqu’il semble inconcevable et peu sérieux de s’engager dans une tentative de saisir les mouvements de l’esprit public, de s’intéresser à l’histoire des

174 L. FEBVRE, Le problème de l’incroyance au XVI° siècle : la religion de Rabelais, Paris, Ed. Albin Michel, 1942, 547 p. 175 R. MANDROU (Dir.), Introduction à la France moderne : essai de psychologie historique, 1500‐1640, Paris, Ed. Albin Michel, 1998, p. 91 

49

mentalités sans cela. Peut-on étudier scientifiquement l’armement dans l’Occident du XIIème siècle sans se pencher préalablement sur les moyens, les outils et les techniques dont disposaient alors les forgerons ? Comme le dit très bien R. Mandrou, et ce qui est parfois trop oublié, il est « nécessaire de restituer les ressources mentales dont disposaient intellectuels de profession et hommes du commun pour analyser, décrire, expliquer le monde et les hommes »176. Cela est d’autant plus nécessaire pour l’historien contemporain qu’il ne pense pas comme les individus qu’il étudie, a fortiori lorsque ceux-ci ont vécu avant le XIXème siècle voire même avant la seconde guerre mondiale, et que sauter cette étape serait un risque évident de verser dans un anachronisme psychologique préjudiciable à la recherche historique.

Langues parlées et écrites Toujours pour suivre R. Mandrou dans sa démarche, la reconstitution de l’environnement linguistique dans lequel était plongé Hierosme Mauran est envisagée en premier lieu puisque la langue « porte pensées et sentiments »177, ce qui revient à dire qu’elle est constitutive de l’encadrement intellectuel de l’homme moderne, d’autant plus lorsque celui-ci est alphabétisé. Cette étape est complexe : au XVI° siècle, la langue nationale qui est le français s’impose, avec Villers-Cotterêts en 1539 surtout, contre le latin et le patois, qui résistent longtemps pourtant, puisqu’il faudra attendre le XX° siècle pour voir la France linguistiquement unifiée. Hierosme Mauran est, sur ce plan précis, un homme de son temps. Il navigue entre plusieurs langues pour ces raisons, mais aussi parce qu’il est un homme de la Renaissance dont les penseurs encouragent l’apprentissage d’idiomes différents.

Sa langue natale est le provençal. Il écrit aussi en français, comme lorsqu’il consigne sur les folios de son Itinéraire les noms de ses visiteurs tel « Gaspart de la Crois ». Il écrit et sûrement parle le toscan, langue dans laquelle est rédigé son récit viatique. Il est latiniste, comme l’attestent les citations qu’il essaime dans ses manuscrits178, langue acquise lors de sa formation de clerc. Il navigue entre français, patois et latin. Notons, pour notre travail, qu’il ne parle nullement l’arabe ni le turc : s’étant rendu à Sainte-Sophie de Constantinople, il se serait fait insulté et tente dans son récit de retranscrire au mieux ce qu’il a pu entendre, ce qui sur son manuscrit donne « Bre, caor danesci, iurdec » et qui n’a aucun sens, en plus de n’être pas rédigé avec l’alphabet adéquat179. L. Dorez y reconnait, sans doute avec raison, la phrase suivante : « beri guiaour denkes yourdun », c’est-à-dire « vas-t-en d’ici,

176 R. MANDROU (Dir.), Introduction à la France moderne : essai de psychologie historique, 1500‐1640, Paris, Ed. Albin Michel, 1998, p. 91 177 R. MANDROU (Dir.), Introduction à la France moderne : essai de psychologie historique, 1500‐1640, Paris, Ed. Albin Michel, 1998, p. 91 178 Cf., pour exemple, les folios de l’Itinéraire 201 v°, 202, 203 v°, etc. 179 Itinéraire, folio 213 v°. 

50

misérable infidèle ». Il y a donc entre le monde musulman et Hierosme Mauran un écran linguistique, une barrière dans la compréhension de l’Autre.

La confusion des langues de l’Antibois reflète finalement celle qui agite sa ville

d’origine au XVI° siècle, cette ville qui a été rebaptisée Antiboul par les Français et qui porte donc en elle l’évolution linguistique qui se dessine alors. Avant 1539 et l’ordonnance de François Ier, c’est en patois que sont rédigées les délibérations du conseil d’Antibes. Obligation est faite à partir de cette date charnière de les retranscrire en français : seulement les confusions sont là. Un acte de 1556 impliquant Hierosme Mauran en est l’illustration : il mêle français et patois, cette dernière langue étant utilisée lorsque le vocabulaire fait défaut dans la langue nationale (« […] ceux qui ces jours passés ont agressé et battu en lo camino public […] »)180. Ces problèmes, renforcés sans doute par la position frontalière d’Antibes, induisent peut-être une confusion dans la façon de s’exprimer qui doit être prise en considération ici - l’Itinéraire étant rédigé en toscan et Hierosme Mauran nous prévenant qu’il ne maitrise pas ce dernier181 - même s’ils sont difficiles à saisir.

L’homme de son métier et de son temps : le clerc Hierosme Mauran Etudier le « Hierosme Mauran psychique », c’est aussi et surtout savoir qu’il

fut clerc et ce que cela impliquait pour un homme du début des Temps modernes. « L’homme […] de quarante ou cinquante ans […] est d’abord l’homme de son métier »182. Qu’il fut clerc séculier, nous le savons à partir de son récit : c’est en qualité « d’elemosinario », d’aumônier donc, qu’il part pour le Levant en 1544183. Lorsqu’il achève son récit, il signe ainsi : « Ego D. Hieronymus Mauritanus Presbyter Antipolitanus ». Il fut donc prêtre d’Antibes. Prêtre en sa cathédrale même, anciennement nommée Notre-Dame de la Plasse, comme l’indique R. Dor de la Souchère dans un article de 1936184. Dans un autre article du début du XX° siècle, rédigé par G. Doublet, il est question d’une liste manuscrite alors retrouvée dans la sacristie de l’église d’Antibes, sur laquelle nous n’avons pu mettre la main, indiquant que Hierosme Mauran y fut vicaire – nous dirions curé - de 1553 à 1561185. Ces dates sont à retenir, mais avec prudence : nous ne savons pas si cette liste existait vraiment ni sur quelles informations elle reposait.

180 Archives municipales d’Antibes. BB – I : Délibérations de 1556, Fol. 17 : Plainte de Hierosme Mauran contre les agresseurs de son valet. Cf. annexes, p. 277. 181 Itinéraire, folio 182 v°. 182 R. MANDROU (Dir.), Introduction à la France moderne : essai de psychologie historique, 1500‐1640, Paris, Ed. Albin Michel, 1998, p. 317 183 Itinéraire, folio 183. 184 R. D. DE LA SOUCHERE, « 5. – Jérôme Maurand », Le portrait d’Antibes, Antibes, Société des amis du musée Grimaldi, août 1936, p. 4 185 G. DOUBLET, Jérôme Maurand, Vicaire d’Antibes, Antibes, Imprimerie Piéron, 1906, p. 16 

51

Comment occupa-t-il ce poste, donné par Rome puisque l’évêché d’Antibes y était directement rattaché et ce malgré le concordat de 1516 ? Sa vocation à la prêtrise a pu naitre à Lérins, où nous renvoie sans cesse son Itinéraire. Peut-être même y a-t-il été « formé », tant il connaît l’île, son monastère et son histoire186. Mais nous ne pouvons parler ici que par conjectures. Seule certitude : il fut en 1536 recteur de la chapelle du Rosaire de la cathédrale d’Antibes, comme cela est indiqué dans les délibérations du conseil de la ville de 1536187. Il fut donc un titulaire de la paroisse avant d’exercer vraiment le ministère ecclésiastique, suivant le parcours classique des séculiers du XVI° siècle. Seulement il n’est pas ignorant, contrairement à une majeure partie de ses condisciples de l’époque188. La plupart rabâchaient alors un catéchisme sommaire, n’avaient pas le temps de lire ou ne lisaient pas189. Hierosme Mauran est latiniste, cultivé, connaît l’histoire de la papauté190, l’histoire de France et de la plupart des villes d’Italie191, expose parfois des réflexions spirituelles192, cite l’évangile selon Saint Mathieu193, etc.

Hierosme Mauran se distingue donc : c’est sans doute pourquoi il travailla aux

côtés de Pellicier en 1561. Mais, comme beaucoup de prêtres du XVI° siècle, le concile de Trente ne s’étant achevé qu’en 1563, il est absentéiste. Le conseil de la ville d’Antibes le rappelle à l’ordre en 1536 : comme il « non sierve a ladicha capela [del Rosari] »194, n’y disait pas ses « messes », une plainte est déposée contre lui le 29 décembre 1535 indiquant que s’il n’exerçait pas sa fonction il devrait se démettre. S’il a eu la vocation, il semblerait qu’il s’intéressait aux textes sacrés davantage par curiosité que par réel désir de remplir son office, même si la prudence doit être de mise à ce propos. Dans son Itinéraire, il n’indique qu’une seule fois avoir rempli son rôle d’aumônier en disant une messe à terre le 12 juin 1544. Le fait qu’il se réfère sans cesse à Dieu dans son récit, qu’il le prie au moindre danger, ne doit pas nous tromper : c’est une constante de l’époque, un trait caractéristique du Français du XVI° siècle et qui n’est pas antinomique avec un désir peu marqué de s’investir dans une charge de clerc séculier. Comme ses contemporains, « ces hommes [qui] se

186 Itinéraire, folio 184 v°. 187 Archives municipales d’Antibes. BB –  I : Délibérations de 1536, Fol. 3 : Plainte du conseil de  la Ville contre Hierosme Mauran. Cf. annexes, p. 275. 188  R. MUCHEMBLED,  Société,  cultures  et mentalités  dans  la  France moderne  :  XVIe‐XVIIIe  siècle,  Paris,  Ed. Armand Colin, 2003, p. 97 189 R. MANDROU (Dir.), Introduction à la France moderne : essai de psychologie historique, 1500‐1640, Paris, Ed. Albin Michel, 1998, pp. 268‐269. 190 Itinéraire, folio 186. 191 Itinéraire, folio 186. 192 Itinéraire, folio 188 v°. 193 Itinéraire, folio 197. 194 Archives municipales d’Antibes. BB –  I : Délibérations de 1536, Fol. 3 : Plainte du conseil de  la Ville contre Hierosme Mauran. Cf. annexes, p. 275. 

52

tournent vers le Créateur avec […] ferveur »195, Hierosme Mauran vit dans un monde sous l’emprise du surnaturel, dominé par une divinité toute puissante, notamment à cause du sentiment alors généralisé d’impuissance des hommes face au monde naturel. Sa foi est sincère : en disant cela, nous commettons même un anachronisme. Car comment pourrait-il en être autrement en un temps où la croyance chrétienne fournit à l’Homme moderne son cadre de pensée prédominant ?

Parce qu’il est prêtre, Hierosme Mauran est intellectuellement rattaché à

l’esprit scolastique, les textes antiques et autorisés par l’Eglise devant selon cet esprit être lus afin de mieux comprendre la foi catholique, même si l’on ne peut affirmer que l’Antibois se livra à cette pratique intellectuelle en un temps où la formation des clercs séculiers était encore sommaire. Mais il semble surtout avoir fait partie de ces religieux qui attendent une réforme, de ces clercs de la Renaissance. Il a une vision pessimiste de l’Eglise : il parle de la « Chiesa proprio Babilonica, non Cristiana »196. A ses yeux, l’Eglise a perdu son essence même, et les dissensions en son sein, tel l’affrontement franco-espagnol, l’affaiblissent. Elle doit de nouveau parler d’une seule voix, ne plus être « babylonienne ». Dieu met la Chrétienté à l’épreuve, lui envoie des fléaux comme avertissements, et l’Autre absolu, le Musulman pour notre homme comme pour ses contemporains, est un de ceux-là.

Cette Chrétienté, divisée plus encore par la Réforme, doit donc se ressaisir,

s’épurer des clercs qui usurpent leur place : Hierosme Mauran vise le haut clergé qui, depuis le concordat de 1516, est recruté par le roi plus que par le pape – sauf à Antibes – ce qui y favorise l’accession d’incapables sans autorité, sans intelligence, sans capacités théologiques que notre clerc possède malgré ses relâchements, ce dernier ayant de plus été nommé par Rome pour sa foi et non par faveur, son origine sociale n’étant pas assez haute pour cela. En effet, l’Antibois dit que c’est à cause de ceux qui « usurpano il nome di santtità, et volunt habere primas cathedras in sinagogis197 […] »198 que Dieu puni les hommes, à cause de ceux qui ne deviennent clercs que par volonté de prestige et avec l’aide de leur nom. Décelant une crise dans l’Eglise, il s’inscrit dans la lignée des « réformateurs ». Il est aussi un homme de la Renaissance, si l’expression est valable, parce qu’il est versé dans le latin cicéronien, et non dans celui des clercs, allant jusqu’à citer Cicéron199. De fait, il aime lire les auteurs antiques, y compris ceux que l’Eglise ne promeut pas : outre l’homme d’Etat romain, il connaît Virgile et ses Eglogues tout comme ses Géorgiques200, les

195 R. MANDROU (Dir.), Introduction à la France moderne : essai de psychologie historique, 1500‐1640, Paris, Ed. Albin Michel, 1998, p. 332 196 Itinéraire, folio 197. 197 « Et ils veulent avoir les premiers sièges épiscopaux dans les synagogues […]». Phrase tirée de Matthieu, 23, 6‐7. 198 Itinéraire, folio 197. 199 Itinéraire, folio 197. 200 Itinéraire, folio 203 v°. 

53

Epitres d’Ovide201, lit Euripide202, etc. Cependant, il n’est pas un humaniste en ce sens qu’il ne semble pas croire au progrès de l’Homme, lui qui se lamente sur les « pecati […] enormi »203 des Chrétiens, péchés qu’il pense être indissociables de toute vie humaine (« quia omnis caro corrupit viam suam »204). Une chose est certaine : Hierosme Mauran pense, mène des réflexions autant philosophiques que théologiques, réflexions pessimistes et très certainement influencées par la prédication catastrophique de Thomas l’Illyrien à laquelle il a assisté dans sa jeunesse, un épisode décidement charnière de sa vie.

Curiosité et goût pour l’Antiquité Hierosme Mauran est peut-être avant tout un homme d’une insatiable

curiosité. Il veut tout connaître, comme ces savants du XVI° siècle que R. Mandrou nous décrit205. Voilà pourquoi il voyage, pourquoi il lit. La curiosité est sûrement son trait de caractère dominant. Elle le pousse sur les pentes d’un volcan, l’entraine à visiter Sainte-Sophie malgré l’interdiction alors faite aux non-Musulmans d’y pénétrer206. Curieux, il aime la beauté, même corporelle, même musulmane, s’attachant à décrire la façon dont les Turcs « dare piacere al corpo »207. Il aime la beauté architecturale et décrit les bâtiments qui le frappent par celle-ci dans son Itinéraire.

Sa curiosité est surtout très prononcée pour l’architecture antique, de même

que pour la littérature antique. C’est cet aspect de l’Antibois qui a, le premier, intéressé certains de ses « biographes ». R. Dor de la Souchère dit de lui que « c’était un amateur d’antiques »208, P. Cosson précise que « Maurand fait figure de précurseur […], il est l’un des premiers et des rares à recueillir les antiquités »209. Par exemple, il fut le découvreur à Antibes de la stèle célèbre de « l’Enfant Septentrion » en 1573210. Quand développa-t-il ce goût prononcé pour les inscriptions latines ? Peut-être à Lérins, espace important de sa vie, dont la vieille église romane était

201 Itinéraire, folio 203 v°. 202 Itinéraire, folio 212 v°. 203 Itinéraire, folio 197. 204 Itinéraire, folio 188 v°. Traduction : « Parce que toute chair corrompit sa vie ». 205 R. MANDROU (Dir.), Introduction à la France moderne : essai de psychologie historique, 1500‐1640, Paris, Ed. Albin Michel, 1998, pp. 251‐255 206 Itinéraire, folio 213 v°. 207 Itinéraire, folio 206 v°. 208 R. D. DE LA SOUCHERE, « 5. – Jérôme Maurand », Le portrait d’Antibes, Antibes, Société des amis du musée Grimaldi, août 1936, p. 4 209 P. COSSON, « Qui était Jérôme Maurand ? », Annales de la Société Scientifique et Littéraire de Cannes et de l'Arrondissement de Grasse, 1991, vol. 37, p. 76 210 E. DE LA SOUCHERE, Antibes, 2500 ans d’histoire, Paris, Ed. Maisonneuve et Larose, 2006, p. 42 

54

« encore pleine des souvenirs de l’antiquité »211. Une chose est sûre : L. Dorez fait une mauvaise analyse lorsque, constatant que dans les marges de l’Itinéraire Hierosme Mauran ne cite des visiteurs venus à Antibes afin de s’entretenir d’antiquités avec lui qu’après 1561, il en déduit que c’est lors de son séjour à Venise auprès de Pellicier qu’il commença à vraiment s’intéresser aux inscriptions anciennes212. En effet, dans son récit viatique, Hierosme Mauran retranscrit des inscriptions qu’il a relevées lors de son voyage de 1544 (ruines de Délos, Hippodrome de Constantinople, etc.), soit plus de 15 ans avant la date retenue par L. Dorez, date qui correspond peut-être à un regain d’intérêt de la part de l’Antibois, mais rien de plus.

Hierosme Mauran paraît avoir été une figure, au XVI° siècle, dans la

connaissance des inscriptions latines, ce qui est favorisé par le fait que peu d’autres personnes s’y consacraient alors comme lui. Il a recueilli méthodiquement les inscriptions d’Antibes et de sa région : sa collection nous est parvenue dans le manuscrit latin 8957 de la BNF, collection intitulée Li epitaphi antichi da diverse parti recolti per meseer Hieronimo Maurando pretre antipolitano213. Il aurait aussi, selon R. Dor de la Souchère, constitué un cabinet à Antibes, dans une maison de la ville dont nous ne pouvons préciser l’emplacement et dans laquelle il conservait des médailles collectionnées, ses copies d’épitaphes, etc. C’est pourquoi il était tant visité, et par des personnes parfois importantes, comme le « varlet de chambre du roy Henric », le « sacretaire de Emanuel Philibert, duco de Savoie »214, etc.

Cet aspect de Hierosme Mauran pourrait être plus développé, puisqu’il a

nourri les seules et peu nombreuses études faites sur lui. Mais là n’est pas notre propos. Retenons que l’Antibois fut un homme de son temps, mais qu’il fut aussi « remarquable » comme le relève plusieurs fois R. Dor de la Souchère dans ses notes, lui qui, semble-t-il, envisageait d’écrire un livre sur Hierosme Mauran dont le plan aurait été quaternaire (« Le voyageur / Le dessinateur / Le polyglotte / L’antiquaire »)215 . « Remarquable », le clerc l’était par son érudition, sa curiosité, son goût du voyage. « Remarquable », il l’était sans doute pour son époque. Mais cela n’est pas un mal pour notre travail, et aurait difficilement pu être évité. En effet, l’ensemble de ceux qui, toutes époques confondues, nous ont laissé des témoignages écrits sont bien remarquables puisqu’ils sont alphabétisés et qu’ils effectuent une démarche qui, si elle avait été plus répandue, aurait fait le bonheur des historiens. Et notre travail n’ayant pas prétention à l’exhaustivité, les originalités 211 R. D. DE LA SOUCHERE, « 5. – Jérôme Maurand », Le portrait d’Antibes, Antibes, Société des amis du musée Grimaldi, août 1936, p. 4 212 L. DOREZ, Préface à l’Itinéraire de J. MAURAND, Paris, Ed. Leroux, 1900, p. V. 213 BNF, Dép. des manuscrits, division occidentale : manuscrit latin 8957, fol. 229. Cf. annexes, p. 273. 214 Itinéraire, folio 219 bis v°. 215 22 S 698  (Fond Dor De  La Souchère ). Carnets et notes portant  sur Hierosme Mauran accompagnées de photographies  du  manuscrit  de  l’Itinerario  et  du  recueil  des  inscriptions  latines  d’Antibes.  Folios  non numérotés. 

55

de Hierosme Mauran, si elles sont à garder à l’esprit, ne sont pas un handicap à la scientificité de cette étude.

● Le voyage à Constantinople : un contexte à connaître

Lorsque Hierosme Mauran observe la Méditerranée, ses rivages, ses habitants, ses villes, ses bateaux, il navigue dans un contexte particulier, un contexte dont la connaissance est primordiale afin d’étudier la représentation qu’il s’est fait de cet espace, un contexte qui est un des nombreux filtres que nous devons prendre en considération ici216.

Sainte-Sophie et Constantinople Le 23 mai 1544217, l’Antibois, à bord de la Réale, prend la mer pour Constantinople. Arrêtons nous un instant sur l’emploi que nous faisons ici de ce nom de « Constantinople » pour désigner la capitale de l’Empire Ottoman au XVI° siècle alors qu’il pourrait nous être demandé de lui préférer le nom « d’Istanbul », nom musulman de la ville. En fait, nulle erreur n’est commise ici : le turcologue R. Mantran fait de même dans son ouvrage sur La vie quotidienne à Constantinople au temps de Soliman le Magnifique218, ce n’est que par le terme de « Constantinopoli » que Hierosme Mauran désigne cette ville, et surtout ce n’est qu’à partir de 1928 et des réformes linguistiques d’Atatürk que le nom de Stamboul, désignant à l’origine la vieille ville, fut étendue à toute l’agglomération. Constantinople, c’est le but du voyage pour Hierosme Mauran. Ou plutôt, son but est de visiter Sainte-Sophie, l’église de la ville, transformée en mosquée après 1453 et la prise de la cité par les Turcs, date marquant la chute de l’Empire Byzantin et l’avènement symbolique des Ottomans comme héritiers de l’Empire romain. Il le dit lui-même dans le premier chapitre de son récit : après avoir entendu parler du Levant et de Constantinople par des Antibois et par son frère de retour d’ambassade, et après s’être fait décrire « [li] mirabile edificio di Santa Sophia »219, il lui vint un grand désir d’aller voir la nouvelle capitale turque. Voilà pourquoi, nous explique-t-il, il s’embarqua sur la Réale dont il aurait appris qu’elle devait partir de l’île Sainte-Marguerite, au large de Cannes, pour se rendre auprès de Soliman II. Il lui fallait pour cela se faire aider, se faire engager par le capitaine du navire, Antoine Escalin des Aimars, en qualité d’aumônier. Hierosme Mauran le fit, écrit-il, grâce au « ricorssi

216 Cf. figure 5, p. 48. 217 Itinéraire, folio 185. 218 R. MANTRAN, La vie quotidienne à Constantinople au temps de Soliman le Magnifique, Paris, Ed. Hachette, 1990, 332 p. 219 Itinéraire, folio 184 v°. 

56

(sic) a certi [sui] patroni et signori »220, dont on peut se demander, le cousin de l’Antibois, Brusquet, se trouvant alors à Paris et étant trop éloigné de son parent pour l’aider efficacement, s’il ne s’agissait pas du seigneur d’Antibes Gaspard Grimaldi. Voilà pour le contexte personnel à Hierosme Mauran, contexte confirmé lorsque, visitant Constantinople, l’Antibois ne peut se passer d’aller voir « quela tanto grande, richa et belissima pirramide di Santa Sophia »221. Il lui consacre même sa plus longue description de l’Itinéraire.

« L’ambassade sous la contrainte » d’Antoine Escalin La Réale sur laquelle s’embarque Hierosme Mauran, longuement décrite par le mémorialiste Brantôme (1540-1614)222, et que l’Antibois croqua très certainement au début de son Itinéraire223, était la galère générale d’Antoine Escalin des Aimars, aux dates de naissance et de décès semblables à celles de Hierosme Mauran, nommé général des galères de François Ier en avril 1544224. C’était une galère « dont paradvant on n’en avoit veu en France »225, à cinq hommes par banc lorsque d’ordinaire on n’en comptait que quatre, dont les forçats auraient été habillés « de vellours cramoisy »226, dont les draps et tapisseries étaient brodés d’or, frangés d’argent, etc. Cette description du navire, qui doit être considérée avec prudence, est cependant importante pour notre travail : c’est bien souvent du pont de la Réale que Hierosme Mauran voyait ce qu’il nous décrit dans son Itinéraire. Les vues croquées dans son manuscrit sont des vues de paysages ou de villes prises depuis la mer : parfois, il n’est pas en position statique pour observer. Les lieux qu’il retient s’inscrivent ainsi dans une continuité côtière, maritime, sont vus comme étant significatifs par l’Antibois, même si parfois, comme à Savone ou à Constantinople, il est descendu à terre. Souvent, comme à l’aller lors du contournement de la péninsule grecque, la Réale s’arrête, et Hierosme Mauran a alors une immobilité par rapport au paysage : le clerc d’Antibes a su habilement représenter cela dans les dessins qui émaillent son récit, puisque lorsqu’il dessine une cité dans laquelle la Réale a mouillé il y représente des bateaux dont les voiles ont été descendues, alors que les voiles des navires sont gonflées aux abords des villes que l’expédition n’a fait qu’approcher. Toujours est-il que ce n’est que rarement qu’il quitte cette Réale, lieu d’observation de prédilection.

220 Itinéraire, folio 183. 221 Itinéraire, folio 213. 222 P. DE BOURDEILLE dit BRANTÔME, Œuvres complètes, Tome IV, Paris, Ed. Mme Ve Jules Renouard, 1868, pp. 147‐149 223 Itinéraire, folio 179. Cf. page de couverture du présent mini‐mémoire. 224 COMTE D’ALLARD, « Escalin, pâtre, ambassadeur et général des galères de France : recueil de documents concernant sa vie », Bulletin de la société d’archéologie et de statistiques de la Drôme, Valence, 1896, p. 20 225 P. DE BOURDEILLE dit BRANTÔME, Œuvres complètes, Tome IV, Paris, Ed. Mme Ve Jules Renouard, 1868, p. 147 226 P. DE BOURDEILLE dit BRANTÔME, Œuvres complètes, Tome IV, Paris, Ed. Mme Ve Jules Renouard, 1868, p. 148 

57

Lorsqu’en 1544, Antoine Escalin des Aimars, dit Polin, embarque pour Constantinople sur cette Réale, suivie du Saint-Pierre227, c’est en étant accompagné de la flotte de Barberousse. En effet, suite aux tractations que cet ambassadeur français, que nous avons étudié dans un précédent travail228, a menées au nom de son roi François Ier auprès de la Porte ottomane, Soliman II décida d’envoyer en Provence, pour contrer Charles Quint, son amiral barbaresque ainsi que, selon les chiffres les plus vraisemblables pouvant être admis actuellement, 110 galères musulmanes229. Cependant, Antoine Escalin dut faire face à la colère de Barberousse et de ses hommes lorsque, arrivés en Provence, ils n’y trouvèrent rien pour les y accueillir, lorsqu’ils ne firent aucun butin au siège de Nice, mais aussi à cause du délicat épisode de l’hivernage à Toulon s’étant déroulé d’octobre 1543 à avril 1544 et qui vit une nouvelle fois se poser le problème du ravitaillement230. En définitive, ce fut sous la contrainte, et donc dans des conditions très délicates, qu’Antoine Escalin dut se rendre à l’été 1544 à Constantinople afin d’aller « donner compte audict Grand Turc de toutes choses passées »231.

Le récit de Hierosme Mauran nous montre qu’Antoine Escalin, au lieu de

commander cette expédition comme le lui avait permis Soliman II en 1543 et comme devait l’y aider sa promotion comme Général des Galères en avril 1544, était soumis aux décisions de Barberousse qui décidait des escales durant le voyage, mettait des chrétiens à la chaine (« Il castello se rendite a discretione dil signor Barbarossa, et tutti […] fureno prezi et messi a la cadena »232), était l’unique interlocuteur auprès des populations rencontrées (« e questo dal signor Bassan non havendo possuto obtenere, sene retornorono mesti nel castelo »233), etc. Cependant, il nous semble que Polin, bien que soumis aux volontés de Barberousse, réussit à le conserver comme allié de la France et à l’orienter contre les ennemis de son roi. Il indique dans son procès-verbal de 1551234 qu’il négocia avec « ledict Barberosse suivant la voulenté [du roi] que ladicte armée turquoise costoya les […] pays de l’ennemi, […] donnant plusieurs fois la chasse aux galères dudict ennemy ». Bien entendu, dans son procès-verbal, Antoine Escalin tenta de mettre en exergue les services qu’il a pu rendre à la France, et l’on peut se demander s’il ne mit pas trop en avant cet aspect

227 Itinéraire, folio 184 v°. 228  Y.  BOUVIER,  « Antoine  Escalin  des  Aimars.  De  la  Garde‐Adhemar  au  siège  de  Nice,  le  parcours  d’un ambassadeur de François  Ier », Recherches  régionales, Nice, Archives départementales des Alpes‐Maritimes, 2007, 37 p. Article à paraître à l’été 2007. 229 Chiffre fixé par A. ESCALIN dans son procès verbal de 1551 (C’est l’inventaire des pièces que le seigneur de La Garde produict et mect pardevers vous nosseigneurs  les  juges et commissaires depputez par  le Roy,  lesquelles pièces il employe pour sa justification et deffence tant seullement, 1551, in Tome 778 de la coll. Moreau, BNF) au fol. 159 v°.  230 Nous vous renvoyons, pour plus de détails, à notre article à paraître, Y. BOUVIER, op. cit. 231 Cf. A. ESCALIN, op. cit., fol. 163. 232 Itinéraire, folio 187 v° 233 Itinéraire, folio 193 234 A. ESCALIN, Op. Cit.., Fol. 169 v°‐170 

58

de son expédition afin de mieux servir sa défense. Seulement, il est vrai que les diverses attaques mentionnées par Hierosme Mauran dans son Itinéraire (Ischia, Pussol, Pollicastre, Lipari, Port Hercules, Thelamon…) ont eu pour cibles des cités ou états alliés à l’empereur Charles-Quint.

Antoine Escalin se sépara de la flotte de Barberousse avant son arrivée à

Constantinople, prenant les devants comme il l’indique lui-même235, le 18 juillet 1544 : il avait pris la mesure de la satisfaction turque des butins faits en Italie et s’en servit afin d’éviter de se trouver en présence de Soliman II en même temps que du pacha, craignant pour sa vie. Cette habileté montre aussi la prudence qu’a alors acquise Antoine Escalin à ne pas engager inutilement le combat avec l’Autre. Ainsi, Hierosme Mauran nous indique que Barberousse ayant à Policastro mis à la chaine un gentilhomme qui venait « visitar [lo Polin] con uno precente », Antoine Escalin « como sapientissimo fese chomo se niente di quello saputo avesse, governandose secondo il tempo »236.

De même, l’analyse de la carte de cette expédition, reproduite ci-dessous, nous

montre que la route empruntée pour le voyage du retour était singulière, Polin ayant préféré ne pas naviguer à vue : la lecture de l’Itinéraire nous apprend que ce trajet était en fait guidé par la prudence, l’ambassadeur craignant de rencontrer la flotte impériale commandée par Doria et épiant les galères françaises237. Cette dernière expédition d’Antoine Escalin vers Constantinople fut donc prudente en plus d’être contrôlée par Barberousse. Elle fut peu relayée à l’époque, Brantôme n’en parlant même pas, ce qui tendrait à expliquer des erreurs qui furent écrites sur elle, certains parlant d’une simple ambassade décidée par le roi de France238 alors qu’elle fut davantage une expédition peu glorieuse pour la monarchie française, une ambassade sous la contrainte.

Voilà donc, rapidement esquissé, le contexte du voyage que fit Hierosme

Mauran vers Constantinople, voyage dont nous avons surtout tenu à donner ici des éléments non repris dans l’Itinéraire et utiles dans notre démarche d’étude psychologique historique individuelle. Afin de visualiser ce voyage, nous reproduisons une carte synthétique établie par le médiéviste J. Heers dans ses Barbaresques239 et quelque peu modifiée par nos soins pour plus de lisibilité, mais proposant un tracé parfois erroné (J. Heers y place mal San Remo, oublie de faire accoster la Réale, au retour, près de l’île de Djerba, etc.). Signalons tout de même 235 A. ESCALIN, Op. Cit.., Fol. 170 v° 236 Itinéraire, folio 195 237 Itinéraire, folio 209. 238 R. D’AMAT (dir.), Dictionnaire de biographies françaises, T.XII, Paris, Ed. Letouzey et Ané, 1968, p. 1410 : « le 23 mai [1544], [le Polin] quitta Marseille avec deux galères pour une ambassade solennelle à Constantinople, sans doute pour remercier le sultan de son appui ».  239 J. HEERS, Les Barbaresques. La course et la guerre en Méditerranée, XIV°‐XVI° siècles, Paris, Ed. Perrin, 2001, p. 323 

59

que, dans un souci d’exactitude et de précision, nous avons mis au point quatre cartes figurant le voyage de Hierosme Mauran en 1544 et présentes en annexes240.

Figure 6 - Carte schématique du voyage de la Réale d’Antoine Escalin en 1544, par J. Heers (Les Barbaresques. La course et la guerre en Méditerranée, XIV°-XVI° siècles, Paris, Ed. Perrin, 2001, p.

323). Légende complétée par nos soins.

● L’Itinéraire

Connaître Hierosme Mauran, sa mentalité, son environnement quotidien, le contexte de son voyage, tout cela nous est indispensable. Connaître les conditions de rédaction de son Itinéraire, source sur laquelle nous nous appuyons, cela l’est tout autant, car ce récit est un filtre de plus, le premier témoin qui nous relie à la représentation que l’Antibois se faisait de la Méditerranée.

La rédaction du récit Hierosme Mauran, de retour du Levant, se mit rapidement au travail : il est certain qu’il commença à rédiger l’Itinéraire avant le 31 mars 1547, jour de la mort de François Ier, puisqu’au folio 186 il en parle comme s’il était encore vivant par deux fois (« Francisco primo di questo nome, al presente regnante », « Francesco primo regnante »). Cependant, si l’Itinéraire trouve sa continuité dans le voyage qu’il évoque, il comporte certains « anachronismes » dus au temps conséquent que 240 Cf. annexes, pp. 278‐282. 

60

l’Antibois mit pour l’achever. Il se termine en effet comme suit : « 1572, die 3 Julii, Itinerario isto finem dedi ». C’est pourquoi on y retrouve une allusion à la bataille de Lépante livrée en 1571241, ce qui montre que le récit fut souvent retouché. Il fallut donc à Hierosme Mauran près de 25 ans pour y mettre la dernière main, ce qui donne une œuvre limée, repolie, mais non expurgée de ce qui en fait l’utilité pour notre travail, à savoir ses imperfections. Car ce récit viatique reste un texte « médiocre » en ce sens qu’il n’est pas dû à une grande plume : les artifices littéraires n’y sont pas légion, et ce texte est donc du plus grand intérêt pour qui s’intéresse à y étudier une dimension représentative. L’Itinéraire est rédigé en toscan, parce que dédié à la reine Catherine de Médicis à une époque à laquelle, régente influente, elle dirigea le royaume de France de fait jusqu’en 1574. En effet, ce fut à la demande de Brusquet, cousin de Hierosme Mauran, que ce dernier écrivit son récit viatique, comme on peut le deviner à la lecture de la dédicace au « Mag[…]co S[…]or […] Johani Antonio Lumbardo » dans laquelle il écrit que son parent lui a imposé « per parte de sua Maestà Christianissima volessi inviarli il viaggio de l’armata fatto persino in Levante »242. Sans doute la Reine, curieuse après ce que le fou préféré de son défunt mari avait pu lui souffler de l’expédition de 1544, voulu-t-elle en avoir un témoignage direct. Ce n’est en tout cas pas de son propre chef que Hierosme Mauran rendit public son manuscrit, même s’il est sûr qu’il prenait lors de son voyage des notes à partir desquelles il a rédigé son Itinéraire, les dessins qui y sont reproduits ayant été tout d’abord croqués sur la Réale. C’est ainsi que sont parvenus jusqu’à nous les folios de ce récit viatique, conservés à la bibliothèque Inguimbertine de Carpentras243, mais dont des passages ont disparu, sans doute à cause des dessins à la plume qu’ils devaient contenir, et dont certains de ces manques ont pu être comblés grâce à deux feuillets retrouvés à la Bibliothèque nationale244. Les feuillets manquant encore actuellement sont celui qui se trouvait entre les folios 186 et 187 actuels et qui contenait le récit de la descente de Barberousse dans l’île d’Elbe, le folio contenant le récit de l’affaire d’Orbetello (entre les folios 187 et 188 actuels) et celui contenant le récit de voyage de la flotte le long des côtes des états de l’Eglise (entre les folios 188 et 189 actuels). Le contenu de ces feuillets nous est connu par les folios dont nous disposons et qui donnent des indices sur ceux qui ont disparu. Notons enfin que dans les marges du 241 Itinéraire, folio 215 v°. 242  Itinéraire, folio 182. Traduction : « de  la part de Sa Majesté très chrétienne que  je voulusse  lui envoyer  le voyage de la flotte jusqu'en Levant ». 243 C. G. 1777 : tome VIII de la Collection des mss. de Peiresc. Du folio 178 au 221 v° se trouvent les feuillets de l’Itinéraire de Hierosme Mauran et d’autres productions de l’aumônier (inscriptions d’Antibes et des environs ; pensées et maximes ; etc.) 244 Dép. des manuscrits, division occidentale : manuscrit latin 8957, fol. 227‐229. Dernier feuillet de l’Itinéraire de Hierosme Mauran avec, au verso, deux rédactions de « L’avis aux lecteurs ». Folios des inscriptions d’Antibes de Hierosme Mauran. 

61

manuscrit de l’Itinéraire, comme nous avons déjà pu y faire allusion, se trouvent quelques notes écrites de diverses mains, la plupart étant de Hierosme Mauran lui-même, les autres, apportant quelques corrections de langue245 ou encore de géographie246, devant être attribuées aux Italiens de la cour de Catherine de Médicis ou à quelques autres lecteurs du récit.

Les intérêts de l’Itinéraire

L’Itinéraire de Hierosme Mauran, en plus d’être « médiocre », a été écrit a posteriori, terminé après un délai bien plus long que ceux généralement observés. Il est donc empreint des souvenirs parfois lointains de l’Antibois, souvenirs qui se sont décantés et qui laissent une part grande aux impressions, perceptions et représentations. De plus, comme il l’annonce dans son récit et comme cela peut être constaté par sa lecture, Hierosme Mauran se base uniquement sur ce qu’il a vu, observé directement, même si à de rares occasions, comme lorsqu’il parle des tremblements de terre qui agitèrent la plaine située entre Baïes et Pouzzoles en septembre 1539247, il enfreint cette règle qu’il s’est imposée. Ce qu’il raconte est sincère, naïf, personnel, vécu : Antoine Escalin ne lui fait aucune confidence, il ne saisit pas les subtilités diplomatiques. Il écrit tel qu’il se souvient : voilà l’intérêt premier de l’Itinéraire pour notre problématique. Les dessins qui s’y trouvent en sont un second de par les informations qu’ils contiennent, de par leur rareté pour l’époque mais aussi à cause de leur dimension représentative évidente. Hierosme Mauran est allé à Constantinople en 1544, soit avant les voyageurs dits de la « période aramontaise », tels Pierre Belon, Jean Chesneau ou encore Nicolas de Nicolay qui tous gravitaient « de près ou de loin autour de l’ambassade de Gabriel d’Aramon (1546-1553) »248. L’Itinéraire compte donc parmi les ouvrages antérieurs au corpus dit aramontin, a été rédigé en un temps ne proposant pas de « solide tradition topographique » : il n’obéit « pas à un modèle rigide » comme le note le spécialiste de la littérature française F. Tinguely en 2000249. Hierosme Mauran, qui a l’inverse de Nicolas de Nicolay ne cherche pas à coller aux écrits de ses prédécesseurs et à travestir son récit afin de plaire aux lecteurs, s’inscrit dans une époque dans laquelle, par exemple, « l’écriture de Constantinople jouit encore d’une rare liberté descriptive aussi bien dans le choix de la matière que de la

245 Itinéraire, folios 191 v°, 192, 197, etc. 246 Itinéraire, folios 189, 189 v°, 190 v°, etc. 247 Itinéraire, folios 190 v°‐191 v°. 248  F.  TINGUELY,  L’écriture du  Levant à  la Renaissance,  enquête  sur  les  voyageurs  français dans  l’empire de Soliman le Magnifique, Genève, Ed. Droz, 2000, p. 17 249  F.  TINGUELY,  L’écriture du  Levant à  la Renaissance,  enquête  sur  les  voyageurs  français dans  l’empire de Soliman le Magnifique, Genève, Ed. Droz, 2000, p. 127 

62

manière »250. Cette liberté d’écriture constitue une des qualités recherchées dans notre approche scientifique du texte. Libre, bien sûr, Hierosme Mauran ne peut l’être entièrement. Sans verser dans une réflexion philosophique trop éloignée de notre propos, il nous faut préciser qu’en 1561, alors qu’il se trouvait au service de l’évêque Pellicier, il lui prêta son manuscrit de l’Itinéraire. Lorsqu’il lui fut rendu, Hierosme Mauran était déçu : « Dapoi che l’Itinerario me fu restituito, trovai mancarvi et esser es es[ta]tagliata la […] geneologia » se lamente-t-il251. Des coupes ont donc été effectuées dans son récit viatique, coupes qui ont découragé l’Antibois dans sa volonté de rédiger un ouvrage sur les Ottomans comme il s’y était résolu, et ce à partir d’un petit livre qu’il avait lu et copié à Constantinople252. Mais Hierosme Mauran ne se résout pas : la généalogie ottomane que lui avait subtilisée Guillaume Pellicier, il tente de la réintroduire dans son manuscrit, et ce de mémoire. L’Itinéraire n’est pas un récit recoupé par certains lecteurs peu scrupuleux : Hierosme Mauran veut y dire ce qu’il veut, passant parfois outre certains « conseils ». Ce désir de sincérité dans l’écriture renforce la qualité que l’historien des mentalités individuelles peut prêter sans conteste à l’Itinéraire.

Précisions sur l’édition utilisée Les manuscrits de l’Itinéraire, compilés à la fin du XIX° siècle par Léon Dorez, ont fait l’objet d’une publication en 1900253, très nourrie, très érudite : c’est sur la traduction qui a alors été effectuée que nous nous basons pour ce travail. Cependant, cette édition n’est pas entièrement satisfaisante : elle prend ainsi certaines libertés de mise en page par rapport à l’Itinéraire de Hierosme Mauran. Ces « défauts », qui prennent une importante dimension lorsque l’on cherche à saisir au plus près ce que l’auteur a voulu dire dans son texte, doivent être connus et expurgés pour notre travail. Un autre problème de cette édition de l’Itinéraire, la seule parue à ce jour, est sa difficile lecture : elle est surchargée de notes parfois inutiles à la bonne compréhension du récit, et son principe de publier à la fois le texte en version toscane et en version française, la première sur les pages de gauche et l’autre sur celles de droite, en rend la lecture malaisée. Elle a cependant l’avantage d’inclure directement dans le texte les annotations en marges dues à la main de Hierosme Mauran, de renvoyer en note au mot d’origine du manuscrit lorsque celui-ci contient une faute de langue et qu’il n’est donc pas reproduit tel quel dans la retranscription, etc. Voici ce qu’en disait néanmoins R. Dor de la Souchère, pour qui une nouvelle édition de l’Itinéraire devait voir le jour : « [le manuscrit a été] traduit et édité en 1900 par L. Dorez dont la gloire est d’une telle richesse que le texte un peu

250  F.  TINGUELY,  L’écriture du  Levant à  la Renaissance,  enquête  sur  les  voyageurs  français dans  l’empire de Soliman le Magnifique, Genève, Ed. Droz, 2000, p. 127 251  Itinéraire, folio 215. 252 Itinéraire, folio 214 v°. 253 L. DOREZ, Itinéraire de J. Maurand d’Antibes à Constantinople, Paris, Ed. Leroux, 1900, 378 p. 

63

étouffé mérite encore aujourd’hui d’être libéré pour atteindre aux vrais problèmes »254. C’était il y a plus de cinquante ans.

C’est de plus à un nombre limité d’exemplaires que cette édition de 1900 fut tirée : son accès n’en est que moins facilité, alors que le texte, par sa richesse, étant par exemple la seule source détaillée connue à ce jour concernant les ravages que fit la flotte de Barberousse sur les côtes italiennes en 1544 ou offrant une abondante description de Constantinople et de son palais impérial au temps de Soliman II, mériterait d’être plus connu. Il est en effet peu utilisé : Y. Bernard, historienne, en fait une de ses sources dans sa thèse sur l’Orient du XVI° siècle255, mais s’y attache peu en définitive, y préférant Nicolas de Nicolay ou Pierre Belon. J. Heers ne fait que le citer en note de bas de page dans ses Barbaresques, tout comme F. Tinguely dans son ouvrage paru en 2000. Voilà trop souvent, à notre goût, le sort réservé à un témoignage intéressant tant par son contenu que par l’originalité de l’homme qui le rédigea.

254 22  S 698  (Fond Dor De  La  Souchère). Carnets  et notes portant  sur Hierosme Mauran  accompagnées de photographies  du  manuscrit  de  l’Itinéraire  et  du  recueil  des  inscriptions  latines  d’Antibes.  Folios  non numérotés. 255 Y. BERNARD, L’Orient du XVI° siècle à travers les récits des voyageurs français, Paris, Ed. L’Harmattan, 1989, 422 p. 

64

CHAPITRE III : NECESSITE D’UNE REFLEXION SUR LES

METHODES

65

Toutes les grandes lignes de la présente entreprise sont désormais tracées :

son plan a été dessiné dès l’introduction, ses fondations sont maintenant creusées. Reste à choisir les outils de construction de notre travail, à définir une méthode d’analyse de notre source dans l’optique que nous avons définie. A un sujet quelque peu novateur doit être associée une méthodologie réfléchie. Il faut nous atteler à tenter de la définir, en posant dès à présent le fait qu’elle ne pourra qu’évoluer au gré des remarques soulevées, des critiques constructives qui nous seront données, qu’elle ne pourra que s’adapter en fonction de son application aux sources, des résultats qu’elle sera susceptible de nous fournir, etc. Aucune prétention, ici, à fournir une recette prête immédiatement à l’emploi.

● Un travail philologique nécessaire sur la source

Le problème des dessins de Hierosme Mauran L’édition de notre source mise au point par L. Dorez en 1900 ne donne pas entière satisfaction pour notre travail. Il est donc nécessaire de la retravailler, et ce dans une direction principale : tenter de rendre la version française de l’Itinéraire la plus proche possible de son original toscan. Première étape : rassembler les folios connus du manuscrit de Hierosme Mauran, présents à la bibliothèque Inguimbertine de Carpentras256 et à la BNF257. Cela fait, une constatation a pu être rapidement établie. L. Dorez a fait le choix, dans son édition, de reléguer en annexes les dessins à la plume effectués par Hierosme Mauran. Il en a même supprimé trois, tel le petit tracé du folio 187 figurant les îles de Monte Cristo, Pianosa ainsi que le Giglio, jugeant qu’il ne s’agissait que d’un « petit croquis qui ne valait pas la peine d’être reproduit »258. En résulte un décalage avec le récit initial, comme en témoignent les

256 C. G. 1777 : tome VIII de la Collection des mss. de Peiresc. Du folio 178 au 221 v° se trouvent les feuillets de l’Itinéraire de Hierosme Mauran et d’autres productions de l’aumônier (inscriptions d’Antibes et des environs ; pensées et maximes ; etc.) 257  Dép.  des  manuscrits,  division  occidentale :  manuscrit  latin  8957,  fol.  227‐227  v°.  Dernier  feuillet  de l’Itinéraire de Hierosme Mauran avec, au verso, deux rédactions de « L’avis aux lecteurs ».  258 L. DOREZ, Itinéraire de J. Maurand d’Antibes à Constantinople, Paris, Ed. Leroux, 1900, p. 55 (note 7). 

66

textes ci-dessous qui sont tous deux des passages de l’Itinéraire traitant d’Ischia mais le premier, issu de l’édition de Léon Dorez, ne reproduisant pas le dessin de ladite île, ce qui aboutit à un fait curieux : dans le texte manuscrit, Hierosme Mauran écrit, avant chaque dessin, « [tel lieu] est ainsi fait ». Dans l’édition de 1900, le dessin étant alors supprimé, il semble que cette phrase concerne le paragraphe la précédant, même lorsque le lieu en question n’y est point décrit. Dans les illustrations ci dessous, c’est le même passage, à savoir « Le château et la ville sont ainsi faits » dans l’un et « il castello et la vila sonno fatti cussi » qui sont mis en valeur (surlignés ou encadrés) afin d’accentuer le décalage entre les deux versions de l’Itinéraire.

Figure 7 - Extrait de l’Itinéraire de J. Maurand d’Antibes à Constantinople, édité par L. Dorez et paru en 1900 (éd. Leroux), page 71.

Figure 8 - Extrait de l’Itinéraire manuscrit de Hierosme Mauran, folio 189.

Il nous faut donc établir une édition française de la source palliant à ce premier défaut de l’édition de L. Dorez. Cela pourrait paraître superflu, voire inutile : mais il y a là une réflexion épistémologique importante. Peut-on, a fortiori lorsque l’on travaille sur les représentations, les mentalités, se fier aveuglément à une édition tardive d’une source ? Cela reviendrait à prendre le risque de ne pas percevoir

67

pleinement le message compris dans celle-ci. De plus, reléguer au second plan les dessins de Hierosme Mauran, c’est faire un choix qui, nous semble-t-il, ne peut être du ressort de l’historien qui se doit de rechercher la fidélité au texte, au document, matière première qu’il ne doit faire entrer dans le domaine intuitif et interprétatif qu’en dernier lieu.

Les notes en marges du manuscrit et les fautes de toscan Toujours dans cette étape préalable de préparation de la source à l’analyse, dans cette étape philologique si l’on peut dire, il faut s’interroger sur les notes en marges du manuscrit de Hierosme Mauran et dues à sa main, reproduites par L. Dorez dans son édition du texte. Il semble qu’il faille, comme dans l’édition de 1900, les conserver : elles recèlent un discours de l’Antibois sur la Méditerranée, le Levant, son voyage, et l’on ne peut les marginaliser, ne pas les utiliser. Un autre problème se pose : L. Dorez, en notes de bas de page, indique dans son édition de l’Itinéraire, le cas échéant, la forme sous laquelle un mot mal orthographié en toscan par Hierosme Mauran apparaissait dans son manuscrit. Nous faisons le choix, peut-être contestable, partant du postulat qu’il s’agit là d’erreurs involontaires, le clerc confessant lui même la mauvaise qualité de son toscan259, de ne pas faire de même, sauf dans les rares cas pour lesquels l’erreur peut être significative, voire révélatrice. Ainsi, lorsque Hierosme Mauran écrit au folio 191 bis « [li Turchi] feseno loro basarro » ce qui, au lieu de « firent leur bazar » comme le traduit L. Dorez260, a plutôt le sens de « mirent en vente », il nous semble important de le préciser, puisque les deux expressions, sensiblement proches, n’en conservent pas moins des nuances propres, à considérer avec attention.

Corrections de l’édition de 1900 Des erreurs de frappe, de transcription, doivent être, dans la mesure du possible, décelées puis gommées. A la fin de son ouvrage, L. Dorez a introduit une partie appelée « additions et corrections »261 : les fautes qui y ont été recensées doivent être enlevées du texte sur lequel nous allons baser notre travail et à partir duquel, désormais, nous pourrons citer Hierosme Mauran en français, même si cela peut, il est vrai, introduire un premier biais dans l’interprétation de son récit viatique. Cependant nous considérons que l’historien français, ou d’une autre nationalité, n’analyse jamais, même lorsqu’il croit le faire, un texte écrit dans une langue étrangère sans effectuer un retour, même temporaire, même inconscient, à sa langue maternelle qui seule, semble-t-il, lui permet de donner sens aux mots qu’il étudie.

259 Itinéraire, folio 182 v°. 260 L. DOREZ, Itinéraire de J. Maurand d’Antibes à Constantinople, Paris, Ed. Leroux, 1900, p. 91. 261 L. DOREZ, Itinéraire de J. Maurand d’Antibes à Constantinople, Paris, Ed. Leroux, 1900, p. 333‐338. 

68

D’autres fautes n’ont pas été relevées par L. Dorez, fautes parfois plus lourdes de conséquences : ainsi, au folio 187 v°, lorsque Hierosme Mauran écrit « sua Signioria », parlant du Bassa Barberousse, L. Dorez traduit par « la seigneurie »262, ce qui renverrait plus à un territoire qu’à un personnage. Plus important peut-être : au folio 201 v°, quand Hierosme Mauran écrit « cioè XXVe di julio », L. Dorez traduit par « c’est-à-dire le 25 juin »263. A lire son édition, un décalage temporel d’un mois se produit alors, qui peut induire l’historien en erreur.

Il nous faut donc prendre en compte les maladresses mais aussi les apports

de la traduction établie par L. Dorez par une approche comparative, expurger son texte des notes de bas de page trop denses et trop érudites, traduire les passages du texte de Hierosme Mauran écrits en latin qui ne l’avaient pas été à une époque pour laquelle cette langue morte ne l’était guère dans le milieu savant , mais aussi inclure dans le texte un découpage basé sur les folios du manuscrit original afin de rendre compte de la mise en page de ce dernier et de permettre des retours facilités entre les deux versions de l’Itinéraire. Ce faisant, nous avons établi une nouvelle version française du récit viatique de l’Antibois sur laquelle nous nous baserons pour répondre à notre problématique. C’est cette version qui se trouve en annexes du présent mini-mémoire264, à la suite de la reproduction des folios de l’Itinéraire retrouvés en archives, afin que toute conclusion puisse être rapidement vérifiable et vérifiée à la fois en toscan et en français.

● Lectures intuitives et thématiques de la source

L’historien et le texte : la lecture intuitive

L’historien a un rapport essentiel avec le texte. L’histoire s’est même longtemps bâtie à partir de ce seul support. Seulement, comme le remarque fort justement Régine Robin, historienne française ayant travaillé sur les rapports entre sa discipline et la linguistique, « les historiens […] ont toujours entretenu un certain rapport avec la langue et le langage qui fut longtemps celui de la transparence »265. L’historien ne peut se pencher sur un texte sans réfléchir à son rapport avec celui-ci, sans définir une méthode pour l’exploiter. « Peut-on étudier le contenu d’un discours sans une théorie du discours ? »266. Voilà comment s’interroge D. Maingueneau, professeur en sciences du langage, en 1976. Le terme « discours » qu’il emploie est approprié pour notre étude à caractère historique, comme en témoigne la définition problématique mais efficace qu’en fit Louis Guespin en 1971 : « le discours, c’est

262 L. DOREZ, Itinéraire de J. Maurand d’Antibes à Constantinople, Paris, Ed. Leroux, 1900, p. 59. 263 L. DOREZ, Itinéraire de J. Maurand d’Antibes à Constantinople, Paris, Ed. Leroux, 1900, p. 153. 264 Cf. annexes, pp. 200‐270. 265 R. ROBIN, Histoire et linguistique, Paris, Ed. A. Colin, 1973, p. 54 266 D. MAINGUENEAU, Initiation aux méthodes de l’analyse du discours, Paris, Ed. Hachette, 1976, p. 8 

69

l’énoncé considéré du point de vue du mécanisme discursif qui le conditionne. Aussi, un regard jeté sur un texte du point de vue de sa structuration "en langue" en fait un énoncé ; une étude linguistique des conditions de production de ce texte en fera un discours »267.

Notre problématique nous invite à embrasser notre source au plus près, à en dégager les différents aspects, les différentes dimensions pour reprendre un terme propre au vocabulaire géométrique. Les théoriciens des arts graphiques, depuis les expériences de Brunelleschi au XV° siècle par exemple, admettent que la représentation la plus réaliste d’un objet doit tenir compte de ses trois dimensions : l’artiste doit l’avoir observé à partir de trois points de vue distincts pour pouvoir s’en faire une idée globale et réaliste. Même si le dessin et la science historique ne partagent pas les mêmes méthodes ni les mêmes objectifs nous avons fait le choix, partant de cette constatation, d’adopter trois modes de lectures distincts du texte de Hierosme Mauran afin d’en analyser le contenu, tout aussi bien en les appliquant au récit de l’Antibois individuellement qu’en les combinant et en les articulant, les uns pouvant compléter ou confirmer les conclusions permises par les autres.

Le premier de ces modes de lecture utilisé pour notre travail est aussi le plus

classique en histoire : il s’agit de la lecture intuitive. L’historien lit sa source linéairement, et, en s’appuyant sur ses connaissances, sur les éléments qu’il dégage de cette lecture, sur sa capacité de raisonnement, et à partir de son questionnement initial, il formule des conclusions, « fait parler » le texte. Il peut être reproché à ce mode d’analyse une « misère méthodologique »268. Antoine Prost, historien et épistémologue français, affirme que la citation, principal argument sur lequel se repose l’historien pratiquant la lecture intuitive du texte, n’est pas un « argument d’autorité », qu’elle « ne garantit rien »269. Cependant, cette lecture est essentielle : elle donne au chercheur une familiarité avec sa source, ce qui est « un préalable indispensable »270. Et l’Itinéraire de Hierosme Mauran constitue un corpus de taille assez raisonnable pour que le chercheur puisse garder de sa lecture dite intuitive une bonne impression globale, ce qui est rendu plus difficile par des corpus très imposants comme celui utilisé par l’historien niçois D. Mayaffre dans sa thèse sur le discours politique des années 1930 et comptant plus de 1.500.000 mots271. Enfin, puisque notre étude s’attarde sur les mentalités, nous ne pouvons faire l’économie de cette lecture intuitive : la façon dont le récit s’enchaine, dont ses passages s’articulent sont tout autant révélateurs du mode de pensée de Hierosme Mauran, des représentations recelées par le texte, que ce texte lui-même. L’Itinéraire est un récit : seule la lecture intuitive, nécessaire mais non suffisante pour une approche

267 L. GUESPIN cité dans D. MAYAFFRE, Le poids des mots, Paris. Ed. H. Champion, 2000, p. 27 268 J. GUILHAUMOU, D. MALDIDIER, R. ROBIN, Discours et archives, Paris, Ed. Mardaga, 1994, p. 176 269 A. PROST, « Les mots », Pour une histoire politique, Paris, Ed. Seuil, 1988, p. 258 270 A. PROST, « Les mots », Pour une histoire politique, Paris, Ed. Seuil, 1988, p. 258 271 D. MAYAFFRE, Le poids des mots, Paris. Ed. H. Champion, 2000, p. 42 

70

scientifique de la source, peut rendre compte de son évolution narrative, peut relier les idées qu’il véhicule entre elles, etc.

La lecture thématique Le deuxième mode de lecture adopté pour notre étude est la lecture

thématique. Il s’agit de mettre en place une grille de lecture de l’Itinéraire, d’en réorganiser le texte selon des thèmes généraux, eux-mêmes subdivisés et plusieurs catégories, choisis d’après la lecture intuitive.

Figure 9 - Grille de lecture de l’Itinéraire de Hierosme Mauran utilisée pour son analyse et organisée

en catégories thématiques.

FICHE 1 : Ethnologie des Turcs (mœurs, coutumes, religion, habits,

etc.)

Les Barbaresques / Une société hiérarchisée / Un peuple différent : les caractéristiques des Turcs / Soliman et son pouvoir / Les rapports avec les Chrétiens (diplomatiques ou non) / Une réception au palais du Sultan : les banquets / La religion et les Turcs / Un peuple et son Histoire / Les Turcs et la guerre

FICHE 2 : Admiration et haine de l’Autre

Les Turcs ennemis des Chrétiens / Violence et guerre : des Barbaresques sanguinaires et cruels / Le Musulman inspire la peur / Autres défauts des Musulmans / Un Autre admiré

FICHE 3 : Constantinople Péra / Les monuments : Sainte-Sophie et l’Hippodrome / Le commerce : le Basestag, les ports… / Histoire et religion : une ville chrétienne devenue musulmane / Généralités sur Constantinople (son organisation, la vie qui si déroule, etc.) / Les Palais

FICHE 4 : La Méditerranée naturelle

Généralités / Les îles / Côtes et montagnes : une mer du relief / Richesses du bassin (arbres, flore, faune, etc.) / Le « fantastique » (volcans, etc.) / Villes et remparts / Une mer capricieuse et ses vents

FICHE 5 : La Méditerranée économique (ressources, commerce,

etc.) Le commerce corsaire / Constantinople, centre économique et commercial / Le commerce autour du ravitaillement des flottes / Une mer et ses ressources (mastic de Chio, etc.)

FICHE 6 : La Méditerranée chrétienne et antique

Les références à la Provence, à l’Italie, etc. / Dieu et la mer / Un récit truffé de références aux textes chrétiens / La Méditerranée chrétienne / Les mythes antiques et la mer / Pouvoirs, Méditerranée et Histoire (Grecs, Romains, Moyen-âge)

FICHE 7 : La Méditerranée des navires (statuts des navires,

navigation, etc.) La flotte barbaresque / Les navires d’Antoine Escalin et de ses alliés / Escarmouches et navires ennemis / Navires, procédures, hiérarchies (pavillons, triomphes, etc.) / Le vocabulaire maritime / La navigation en Méditerranée

FICHE 8 : La Méditerranée agitée des événements, des sièges et des

combats

La diplomatie franco-turque de François Ier / Les ravages barbaresques de la côte italienne en 1544 / Procédures d’attaque et de discussion de Barberousse / Les événements passés et leur inscription dans le présent (alliances, dominations, rapports de forces, etc.) / Soliman II et la guerre / Les Espagnols, Doria : des ennemis

FICHE 9 : Les acteurs de la Méditerranée de Hierosme Mauran

Les rapports entre les acteurs (cadeaux, etc.) / Antoine Escalin des Aimars / Les compagnons de Hierosme Mauran et l’équipage de la Réale / Les Espagnols / Les Vénitiens / Acteurs et zones d’influences / Les habitants des cités attaquées par Barberousse / Les Chrétiens de Constantinople / La péninsule grecque et ses îles : un espace morcelé / Barberousse / Les Barbaresques / Les Turcs et les Chrétiens renégats / Soliman II, ses Bassas, etc.

71

Cette méthode d’approche dite thématique est, elle aussi, classique et critiquée par les historiens ayant développé une théorie de l’analyse des textes comme R. Robin qui rappelle, non sans raison, que cette façon de définir « un domaine exploratoire, [de le] subdivise[r] en catégories thématiques suggérées par la lecture informée et approfondie du matériel dont on dispose »272 incite le chercheur à user de la citation illustrative, relevant avant tout du choix du scientifique tout comme les catégories sélectionnées pour baliser le texte. Cependant, cette réorganisation thématique du texte, non encore permise par le traitement informatisé des sources, conserve à nos yeux des avantages certains, surtout si elle peut être confirmée par la statistique textuelle. Elle permet de dégager les grandes articulations du récit, même si cela relève d’une certaine subjectivité, et surtout permet au chercheur d’identifier tous les passages du texte relatifs à un thème précis, de les comparer entre eux, etc., à condition que les subdivisions thématiques soient bien identifiées et que la réorganisation de la source soit exhaustive, c’est-à-dire prenne en compte tout le récit de l’Itinéraire. Cette méthode offre à l’historien un autre mode lecture de sa source, biaisé il est vrai mais qui, lui offrant un autre point de vue, lui permet de nouvelles observations. Toutefois, celles-ci ne peuvent aboutir à des résultats que si une lecture plus rigoureuse vient les renforcer, afin de limiter l’impact de la subjectivité du chercheur dans notre analyse, et si les passages du texte isolés peuvent être contextualités immédiatement au sein de l’Itinéraire, ce qui implique de leur associer le numéro de la page dont ils ont été extraits.

Figure 10 - Exemple de fiche de lecture thématique de l’Itinéraire de Hierosme Mauran. Fiche 2 :

Admiration et haine de l’Autre (catégorie thématique la moins importante)

272 R. ROBIN, Histoire et linguistique, Paris, Ed. A. Colin, 1973, p. 54 

72

● La lecture logométrique

Les méthodes de la statistique textuelle sont nées dans les années 1960, grâce à la rencontre de plusieurs disciplines, comme la linguistique dont la mise en rapport avec l’histoire a fait l’objet d’un ouvrage fondamental de R. Robin273, la statistique, l’informatique, etc274. Elles trouvent leur application aussi bien en psychologie qu’en sociologie ou en histoire, même si elles y sont encore peu développées. Ces méthodes permettent, grâce à leurs progrès continus, une approche globale des textes susceptible d’en décrire numériquement le lexique, les réseaux thématiques, les structures rhétoriques, etc. Elles permettent aussi « de baliser les parcours de lecture pour objectiver, autant que faire se peut, l’interprétation »275. Elles constituent ce que l’on peut appeler la lexicométrie de seconde génération, ou logométrie qui, par son essor, son développement, ne se contente plus de traiter statistiquement, à partir de logiciels, du lexique (lexi*) mais étend son champ d’action à toutes les unités du discours (logo*) jugées pertinentes, tels que les co-occurrents, les lemmes (unités autonomes constituantes du lexique d'une langue), les codes grammaticaux, etc.

Logométrie et histoire : problèmes et enjeux Le texte est un objet d’étude pour l’historien, qui conçoit sa discipline comme

une science : il se doit donc d’expliciter sa méthode d’analyse du texte. Outre les approches intuitives, que nous ne renions pas et que nous jugeons, à l’encontre d’autres historiens versés dans la linguistique276, nécessaires, se présente au chercheur de l’ère numérique la possibilité d’une lecture contrôlée, assistée de ses sources. Celle-ci impose une médiation entre le chercheur et le texte, une médiation informatique qui, par le truchement de réflexions épistémologiques poussées, s’est adaptée à l’histoire. C’est cette adaptation qui permet d’aboutir à une herméneutique nouvelle, une procédure méthodique clairement définie qui ne doit cependant pas amener l’historien à se faire linguiste. Les tentatives nombreuses de rapprochement fusionnel, d’interdisciplinarité totale entre histoire et linguistique, par la volonté de chercheurs tels que R. Robin, J.-B. Marcellesi ou D. Labbé, ont échoué. En effet, les motivations des deux sciences face au texte sont par trop différentes : si elles sont l’une pour l’autre indispensables, le linguiste devant connaître les conditions de production des textes pour ses analyses et l’historien devant adopter une théorie du discours, la linguistique ne peut intervenir dans notre travail que comme une technique au service de la problématique, de l’histoire. Nulle prétention, et surtout nulle envie ni nécessité, à nous faire linguistes : notre analyse doit être historique,

273 R. ROBIN, Histoire et linguistique, Paris, Ed. A. Colin, 1973, 308 p. 274 F. GUERIN‐PACE, « La statistique textuelle : un outil exploratoire en sciences sociales », Population (French Edition), Paris, Ed. INED, 52° année, n° 4, 1997, pp. 865 275 D. MAYAFFRE, Analyses logométriques et rhétorique du discours, article à paraître, p. 1 276 R. ROBIN, Histoire et linguistique, Paris, Ed. A. Colin, 1973, p. 55 

73

non linguistique, et certaines techniques relevant de la linguistique, comme la logométrie, sont considérées comme des outils « offrant à l’historien une méthode rigoureuse d’étude du texte »277. Ces outils aident l’historien à dégager de sa source des hypothèses de travail non permises par une lecture intuitive de celle-ci, mais aussi à vérifier des analyses issues d’autres types de lecture du texte. « L’historien se doit en première approche d’utiliser de tels outils qui peuvent lui permettre de construire ses premières hypothèses de travail »278. Cette affirmation est d’autant plus vraie lorsque le chercheur se consacre à l’étude de corpus très imposants, pour lesquels une lecture intuitive, sous-tendue par une hypothèse de travail préalable, est par trop subjective : c’est elle qui fit dire à l’historien Jean Bodin, à partir de la lecture des discours de M. Thorez, que le P.C. des années 1930 ne milita pas contre le fascisme externe279, celui d’A. Hitler, alors qu’une étude quantitative du vocable de ces mêmes discours démontre tout le contraire280. La logométrie repousse la déduction, et favorise l’induction : l’hypothèse sort du corpus et non plus de l’esprit de l’historien. Le moment de l’entrée de celui-ci dans la subjectivité est donc repoussé, même si cette subjectivité ne doit pas être systématiquement pourchassée, puisqu’elle fait partie de notre science. Cependant, si l’interprétation des résultats doit demeurer, la logométrie a pour avantage d’éviter que des débats stériles portant sur la seule validité de ces résultats n’aient lieu. En effet, cette logométrie assistée par ordinateur traite les corpus de manière systématique en associant à chacun de ses mots, grâce à une indexation toujours plus performante et plus fine, plusieurs valeurs chiffrées (fréquences absolues et relatives, etc.), en lui reconnaissant sa fonction dans la phrase (verbe, sujet, etc.) : le chercheur peut donc, grâce à elle, en citant son corpus, affirmer qu’une citation est « représentative »281, chiffres à l’appui, mais aussi préciser ce caractère majoritaire, et comparer des résultats entre eux sur la base des chiffrages ainsi permis. Seul l’ordinateur peut donner au scientifique une description précise et objective de la source sur laquelle il pourra réfléchir, sans pour autant renoncer à d’autres modes de lecture du texte.

Les questionnements au fondement de la logométrie Des critiques peuvent être faites à cette méthode, et doivent même lui être

appliquées car sans elles, l’historien est dépourvu de prudence face aux nombreuses possibilités qu’elle inaugure et qu’elle augure. Si elle a une valeur heuristique, faisant ressortir des hypothèses de travail, si elle lit un texte différemment du chercheur, sans sa vision anachronique qu’il ne peut totalement effacer, sans ses a priori idéologiques, il semble que la logométrie, se basant sur des caractères quantitatifs, statistiques, désincarne le texte. En effet, le mot que la logométrie prend pour unité

277 D. MAYAFFRE, Le poids des mots, Paris. Ed. H. Champion, 2000, p. 29 278 R. ROBIN, Histoire et linguistique, Paris, Ed. A. Colin, 1973, p. 55 279 J. BODIN, « Le P.C. dans le Front populaire », Esprit, Paris, octobre 1966, p. 436‐449 280 D. MAYAFFRE, Le poids des mots, Paris. Ed. H. Champion, 2000, p. 444 281 D. MAYAFFRE, Le poids des mots, Paris. Ed. H. Champion, 2000, p. 31 

74

lexicale d’analyse n’a de valeur que dans la phrase qui la contient, voire dans un paragraphe. De plus, nombre de mots sont polysémiques, et ce n’est pas parce que dans un corpus donné la fréquence relative du mot « France » est très importante qu’elle y dénote un patriotisme exacerbé, ce terme pouvant par exemple n’apparaître que dans des phrases du type « je n’aime pas la France ». Toute conclusion amenée par la logométrie ne se suffit pas à elle même : elle ne peut être vérifiée que par un retour au contexte du mot. Cette nécessité a été comprise par certains historiens, tel Damon Mayaffre : à l’étude systématique logométrique est combinée une logométrie dite « syntagmatique »282 qui fait ressortir le contexte immédiat des mots. Le logiciel qui sera utilisé pour ce travail, à savoir Hyperbase®, mis au point par Etienne Brunet du CNRS et qui est en constante évolution283, s’enrichissant de nouveaux outils au gré des nécessités scientifiques, permet de faire apparaître à volonté l’ensemble des lignes ou paragraphes dans lesquels un mot donné apparaît : la nécessaire mise en contexte y est prise en compte, le logiciel favorisant un dialogue incessant entre les résultats statistiques et le texte dans son ensemble. Il ne s’agit nullement d’un logiciel dénué d’âme : ses fonctions, ses modes de représentation des résultats, etc., sont le fruit de débats épistémologiques poussés. S’il n’est pas anormal de considérer que les choix qui ont été faits lors de son élaboration relèvent d’une certaine subjectivité, il est à savoir que celle-ci est contrôlée et contrôlable : pour la plupart des fonctions statistiques qu’il propose, le logiciel laisse au chercheur des choix que d’autres ne permettent pas, entre différents modes de traitement statistique des données par exemple. La principale limite de la logométrie actuelle, qui est en définitive la difficulté pour le non initié de la maitriser, d’en comprendre les tenants et les aboutissants, en est aussi la principale force puisque cela témoigne de la solidité et de l’ancienneté des réflexions qui lui servent de base.

Sur ces réflexions qui sont à connaître avant tout travail logométrique, mais

dont le développement ici serait trop long et hors de propos, bien qu’il nous ait été nécessaire de nous les approprier, existent des ouvrages et des articles en abondance. Pour une connaissance des fondements de cette technique il nous faut renvoyer le lecteur au livre incontournable de R. Robin sur les rapports entre Histoire et Linguistique284 qui, malgré ses dépassements techniques, offre de très précieuses considérations épistémologiques. L’introduction de la thèse publiée de D. Mayaffre285 offre de même de très précieuses indications à l’historien curieux envers la logométrie, de même que l’article de la démographe F. Guerin-Pace286 ou le livre

282 D. MAYAFFRE, Le poids des mots, Paris. Ed. H. Champion, 2000, p. 36 283  E.  BRUNET,  Hyperbase.  Logiciel  documentaire  et  statistique  pour  la  création  et  l’exploitation  de  bases hypertextuelles, Nice, Institut de linguistique française, Université de Nice, mai 2006, 151 p. 284 R. ROBIN, Histoire et linguistique, Paris, Ed. A. Colin, 1973, 308 p. 285 D. MAYAFFRE, Le poids des mots, Paris. Ed. H. Champion, 2000, 798 p. 286 F. GUERIN‐PACE, « La statistique textuelle : un outil exploratoire en sciences sociales », Population (French Edition), Paris, Ed. INED, 52° année, n° 4, 1997, pp. 865‐887 

75

édité par le linguiste J.-M. Adam et la professeure en littérature comparée U. Heidmann portant sur les liens entre Sciences du texte et analyse de discours287.

Du texte à l’hypertexte : le corpus et Hyperbase® Avec l’ordinateur, le support de la culture humaine connaît une révolution, et

s’opère alors un changement épistémologique certain, notre rapport au texte connaissant une mutation sans pareille : celui-ci, en effet, se transforme en hypertexte, que l’on peut dématérialiser et donc lire différemment. La lecture linéaire n’est qu’une convention, et parce qu’elle est souvent induite par un sujet de recherche, biaisée, elle devient « thématique » : l’hypertexte, par les possibilités qu’il permet, découle en définitive de cela. Dans cet hypertexte, chaque mot est relié à d’autres, mais aussi à des informations chiffrées. L’objet devient vivant. On l’aura compris, notre Itinéraire, déjà retravaillé dans l’optique d’une lecture intuitive et thématique, doit l’être de nouveau afin de bénéficier d’un traitement logométrique, et ce à partir d’une version sans dessins.

Le texte doit tout d’abord être saisi informatiquement : là est une des limites

de la méthode logométrique, d’autant plus importante à mesure que le corpus s’alourdit. Cette étape nécessaire accomplie, les données doivent être préparées avec Hyperbase® : pour cela, il est nécessaire, à l’aide d’un langage métalinguistique, d’indiquer des divisions au sein du texte en termes de parties et de pages. Dans notre cas, la base ainsi constituée compte 4 parties et 162 pages. Cette division doit normalement répondre à des exigences précisément définies, car le logiciel possède de nombreuses fonctions contrastives : mais notre propos n’est pas, de par notre problématique et de par la taille réduite de notre corpus, la comparaison. Il est seulement de baliser un corpus clos, de le caractériser statistiquement. Nul besoin, donc, de partition réfléchie, puisque les outils d’Hyperbase® tendant à dégager des contrastes ne seront pas utilisés pour notre travail. La base créée, le texte de l’Itinéraire devient un hypertexte qui, s’il n’est pas contrastif, n’en est pas moins homogène et clos, répondant ainsi aux caractéristiques qu’un corpus destiné à une exploitation logométrique doit posséder. Le logiciel n’a pas l’intelligence de l’Homme : il convient maintenant de lui indiquer sur quelle unité lexicale il doit s’appuyer. Cette unité est le mot graphique, c’est à dire le mot apparaissant comme une « unité physique »288 entre des signes de ponctuation ou/et des blancs. Mais comment alors considérer le mot « pomme de terre » ? Hyperbase®, logiciel de deuxième génération, va plus loin que la forme graphique, reconnaît des mots qui avant posaient problème. Il ne bute pas non plus

287 J.‐M. ADAM, U. HEIDMANN, Sciences du texte et analyse de discours. Enjeux d’une interdisciplinité, Genève, Ed. Slatkine Erudition, 2005, 274 p. 288 D. MAYAFFRE, Analyses logométriques et rhétorique du discours, article à paraître, p. 3 

76

sur l’homonymie, étant capable, en fonction du contexte d’un mot, de définir le sens pour lequel il est utilisé.

Logiciel de deuxième génération, Hyperbase® l’est aussi parce qu’il est logométrique et non plus uniquement lexicométrique. Afin que toutes les unités lexicales pertinentes du corpus puissent être exploitées par lui, ce corpus doit être étiqueté, lemmatisé. Citons ici D. Mayaffre : « la lemmatisation est une opération linguistique qui consiste à ramener les unités graphiques (notamment toutes les flexions) à leur unité de sens c'est-à-dire aux lemmes (les formes canoniques qui servent d’entrées dans les dictionnaires) »289. Avec ce procédé, dans la phrase « Il dit pouvoir voler », le mot graphique « pouvoir » sera ramené à son lemme « Pouvoir » auquel sera associé le code 1 (verbe), alors que dans la phrase « j’ai le pouvoir » le lemme sera associé au code 2 (substantif). La lemmatisation est donc un procédé complexe, permettant de désambigüiser le mot, de multiplier les niveaux de lecture lexicale d’un texte, d’en donner la vision la plus globale possible. Certains logiciels actuels, comme Cordial utilisé par Hyperbase®, enrichis des réflexions de D. Labbé290, réalisent cette lemmatisation en quelques secondes et avec des pourcentages d’erreur marginaux291. Il est à noter qu’une version non lemmatisée du corpus subsiste : quand il le souhaite, le chercheur peut basculer, sous Hyperbase®, d’une version à l’autre.

Figure 11 - Le mode « lecture » d’Hyperbase® 6.0 affichant le corpus en mode d’alignement forme (gauche) - lemme (droite)

289 D. MAYAFFRE, Analyses logométriques et rhétorique du discours, article à paraître, p. 4 290 D. LABBE, Normes de saisie et de dépouillement des textes politiques, Grenoble, Ed. Cahier du CERAT, 1999, n° 7, avril 1990, 135 p.  291 D. MAYAFFRE, Analyses logométriques et rhétorique du discours, article à paraître, p. 4 

77

Pour une lecture alphanumérique des sources textuelles en histoire La logométrie, cette méthode d’analyse des textes assistée par ordinateur qui offre à l’historien la possibilité de décrire quantitativement et, grâce au progrès de logiciels comme Hyperbase®, qualitativement le contenu linguistique d’un corpus allie donc des outils de recherche, de navigation textuelle, ou plutôt de navigation hypertextuelle, et des outils statistiques et mathématiques qui peuvent caractériser un texte. Le croisement de ces deux types d’outils peut rebuter le néophyte : il doit cependant les intégrer. Car la logométrie repose sur cette double constatation : le nombre fait sens, et le sens nait du contexte. Et car telle est la force de ce mode de lecture nouveau favorisant l’essor de ce que l’on peut appeler la nouvelle « philologie numérique »292, « nouvelle non pas au sens seulement où elle rénoverait l’ancienne, mais au sens plus large où elle renouvelle les pratiques du texte »293 . Cette force, c’est bien que ce mode de lecture des sources permet l’intelligence de la rigueur mathématique et de la posture philologique de l’analyse de texte. L’outil permet, en définitive, de concilier chiffres et mots : la lecture en devient donc, au sens strict, alpha-numérique.

La logométrie, parce qu’elle applique sur les textes une approche macro ou globale, avec ses outils quantitatifs, et dans le même temps une vision micro ou locale par l’intermédiaire des outils qualitatifs de retour au texte, a su répondre aux nombreuses critiques qui lui ont été faites, critiques touchant parfois plus au caractère novateur de cet outil qu’à ses fondements méthodologiques, tout ce qui est nouveau entrainant bien souvent des mouvements de crainte et de méfiance. Aux praticiens de la logométrie de savoir y répondre et de faire évoluer leur instrument d’étude, ce qu’ils ne cessent de faire par ailleurs comme en témoignent les nombreuses réflexions épistémologiques qu’il soulève294. Le bilan de l’apport de la logométrie aux sciences sociales est important. Elle permet de dépasser la lecture empathique des sources, puisqu’elle encadre l’interprétation et la subjectivité « naturelle » du chercheur, a une valeur descriptive objective et quasi-probatoire que le scientifique doit pourtant considérer avec prudence, mais aussi une valeur heuristique certaine, les logiciels nous interrogeant différemment, « loin des (hypo)thèses convenues »295. Si la lecture humaine est syntagmatique (sensible au déroulement), qualitative et textuelle, celle assistée par ordinateur est paradigmatique (sensible aux parentés), quantitative et hypertextuelle. 292  J.‐M.  VIPREY,  « Philologie  numérique  et  herméneutique  intégrative »,  Sciences  du  texte  et  analyse  de discours. Enjeux d’une interdisciplinité, Genève, Ed. Slatkine Erudition, 2005, p. 52 293  J.‐M.  VIPREY,  « Philologie  numérique  et  herméneutique  intégrative »,  Sciences  du  texte  et  analyse  de discours. Enjeux d’une interdisciplinité, Genève, Ed. Slatkine Erudition, 2005, p. 55 294  Citons  là  encore  l’ouvrage de  réflexions  collectives  issues  de  divers horizons disciplinaires  et  théoriques réunies  par  J.‐M.  ADAM  et  U.  HEIDMANN  (Sciences  du  texte  et  analyse  de  discours.  Enjeux  d’une interdisciplinité, Genève, Ed. Slatkine Erudition, 2005, 274 p.) 295 D. MAYAFFRE, Analyses logométriques et rhétorique du discours, article à paraître, p. 12 

78

Cette dimension n’est-elle pas en soit suffisante pour attester des progrès que la logométrie peut apporter, entre autres, à l’historien ?

● Les outils logométriques d’Hyperbase® L’historien, après avoir constitué son corpus sous Hyperbase®, et après s’être imprégné des réflexions nombreuses portant sur la logométrie, peut mobiliser l’importante gamme d’outils de traitement de texte mise à sa disposition, outils parfois complexes et difficiles à maitriser comme ceux offrant une approche statistique du texte. Notre corpus n’étant pas contrastif, les outils Hyperbase® ne pourrons pas être tous exploités. Ceux qui doivent maintenant être explicités, parce qu’ils sont au cœur de notre démarche logométrique, ne sont donc qu’un aperçu des apports que la logométrie peut fournir au scientifique puisque plusieurs outils du logiciel reposent sur la comparaison permise par un corpus et non permise par le nôtre, comme l’outil du calcul des « spécificités » permettant de repérer, après traitement systématique, le vocabulaire objectivement spécifique (ou caractéristique) d’une partie du corpus par rapport à l’ensemble.

Fonctions documentaires Il est tout d’abord à rappeler qu’Hyperbase® permet de lire le texte au naturel, non lemmatisé, tel qu’il pourrait être lu sur support papier, puisque l’un des principaux reproches fait à la logométrie est qu’elle déracinerait le chercheur du texte d’origine, alors qu’elle l’y renvoie constamment296. Il est à noter de plus que les fonctions documentaires du logiciel qui permettent d’explorer librement le corpus et qui, parfois, permettent d’assurer une exploitation méthodique de la documentation, sont nombreuses.

Figure 12 - Les boutons d’exploitation documentaire du logiciel Hyperbase® (« Mot », « Concordance », « Contexte », « Lecture »)

La navigation hypertextuelle – La base constituée est un hypertexte : le

logiciel permet d’y naviguer de plusieurs manières. Il est possible, en sollicitant le bouton « Lecture », de feuilleter les pages du texte d’un des sous-corpus constitués préalablement. L’hypertextualité permet une navigation sans limites dans le corpus : chaque mot de celui-ci est en effet relié à un index et un dictionnaire exhaustifs. Ainsi, en sollicitant le bouton « Mot », on est renvoyé au dictionnaire des fréquences 296 Cf. figure 11, p. 76 

79

à l’endroit où le mot proposé apparaît. Le bouton « Index » permet quant à lui de choisir la lettre de l’alphabet où le dictionnaire doit être ouvert. De plus, en cliquant dans ce dictionnaire sur le mot jugé intéressant, le logiciel fait apparaître tous les passages dans lesquels il est employé297. On remarquera qu’avec cette démarche, aucun mot n’est sélectionné a priori puisque tous sont indexés : la recherche, non bornée préalablement, est entièrement libre. Voilà une des exigences épistémologiques majeures retenue dans la conception d’Hyperbase®.

« Concordance » – Si l’on fait appel au bouton « Concordance » on peut, grâce à l’hypertextualité, effectuer une contextualisation linguistique organisée des unités, lemmes ou formes graphiques. Le concordancier permet d’extraire et d’afficher dans une seule fenêtre toutes les phrases du corpus contenant les occurrences d’un mot pour en vérifier l’emploi, et ce sous la forme d’une liste exhaustive. Si on estime trop étroite la fenêtre de concordance, un simple clic sur une ligne permet de retrouver la page concernée. La recherche peut porter non seulement sur des unités mais aussi sur une expression, les débuts de mot, sur une chaine de caractères où qu’elle se trouve dans un mot, sur les fins de mot, sur les cooccurrences voire sur une liste de mots préalablement constituée298, etc. Ainsi, le sens par lequel un mot est employé dans un corpus peut-il être précisé de façon systématique et rapide, ce qui demanderait beaucoup plus de temps ainsi qu’une grande concentration avec une lecture purement intuitive.

Figure 13 - La fonction « Concordance » d’Hyperbase® appliquée au corpus ExempleM fourni avec le logiciel : la concordance du mot « malade » dans le corpus.

297  E.  BRUNET,  Hyperbase.  Logiciel  documentaire  et  statistique  pour  la  création  et  l’exploitation  de  bases hypertextuelles, Nice, Institut de linguistique française, Université de Nice, mai 2006, pp. 17‐21 298  E.  BRUNET,  Hyperbase.  Logiciel  documentaire  et  statistique  pour  la  création  et  l’exploitation  de  bases hypertextuelles, Nice, Institut de linguistique française, Université de Nice, mai 2006, pp. 25‐27 

80

« Contexte » et retour au texte – Plus généralement, le logiciel permet, systématiquement, un retour au texte, et ce à partir de chaque outil, y compris les outils statistiques, grâce à un simple clic permettant de renouer instantanément avec la lecture globale du texte. Des flèches permettent de naviguer, par exemple, entre tous les passages du texte dans lesquels le mot choisi apparaît299. Ainsi les résultats statistiques ne désincarnent pas le corpus, et ils peuvent être nuancés, précisés de façon exhaustive.

Figure 14 - Le retour au texte à partir de la fonction statistique « Corrélats » dans Hyperbase® : le mot « malade » dans le corpus ExempleM.

Il s’agit d’une exigence philologique faisant clairement apparaître la logométrie comme un outil, et non comme une finalité300. C’est cette même exigence qui explique la présence de la fonction « Contexte » dans Hyperbase®, qui est en fait dérivée de la fonction « Concordance » mais qui n’affiche non plus les phrases dans lesquelles le mot choisi apparaît mais les paragraphes.

Figure 15 - La fonction « Contexte » d’Hyperbase® appliquée au corpus ExempleM fourni avec le logiciel : les contextes du mot « malade » dans le corpus.

299  E.  BRUNET,  Hyperbase.  Logiciel  documentaire  et  statistique  pour  la  création  et  l’exploitation  de  bases hypertextuelles, Nice, Institut de linguistique française, Université de Nice, mai 2006, pp. 23‐24 300 D. MAYAFFRE, Analyses logométriques et rhétorique du discours, article à paraître, p. 6 

81

Avec ces fonctions documentaires, « Concordance » ou « Contexte » par exemple, le chercheur part d’une hypothèse afin de trouver des informations. Il interroge directement le logiciel. Avec les fonctions statistiques d’Hyperbase®, que nous allons maintenant évoquer, le procédé est différent, et la lecture des sources s’en trouve changée, profondément. « Fondamentalement nous passons d’une démarche déductive ou top-down à une démarche inductive, buttom-up ou corpus-driven, dans laquelle c’est le texte - dans toutes ses unités et sans sélection ou censure - qui interroge le chercheur et non le chercheur - avec sa part d’aveuglement et de parti pris - qui interroge partiellement et partialement le texte »301.

Fonctions statistiques

L’environnement thématique – La recherche thématique permise par Hyperbase® est un calcul de spécificité particulier, « puisqu’on ne recherche plus une accointance entre un mot et un texte, mais une relation privilégiée entre les mots eux-mêmes »302. Cette procédure se trouve en appuyant sur le bouton « Contexte », en affichant les contextes d’un mot (ou lemme) choisi, puis en déclenchant le bouton « Thème » : ainsi le logiciel va inventorier l’ensemble indéfini de tous les mots qui peuvent se trouver dans l’entourage proche du mot choisi, appelé désormais « mot-pôle », et présenter ses co-occurrents – c’est à dire les autres mots qui apparaissent avec lui au sein des mêmes phrases ou paragraphes – par ordre d’affinité. C’est alors l’univers linguistique, dans un corpus donné, du « mot-pôle » qui est reconstitué afin d’en appréhender son environnement lexical immédiat : le chercheur peut, avec cette fonction, définir certaines thématiques du texte qu’il étudie.

Figure 16 - La fonction « Thème » d’Hyperbase® appliquée au corpus ExempleM : l’environnement lexical du mot « malade ». On y remarque la relation très forte, et presque attendue, entre « malade » et « médecin ». Mais lorsque les résultats sont moins prévisibles (comme entre « malade » et « poulain » ici), l’intérêt herméneutique de cette fonction est affirmé. Un retour au contexte permet alors, seul, de donner sens à ces conclusions quantitatives et solides.

301 D. MAYAFFRE, Analyses logométriques et rhétorique du discours, article à paraître, p. 13 302  E.  BRUNET,  Hyperbase.  Logiciel  documentaire  et  statistique  pour  la  création  et  l’exploitation  de  bases hypertextuelles, Nice, Institut de linguistique française, Université de Nice, mai 2006, p. 39 

82

L’Analyse Factorielle des Correspondances (AFC) – Dérivée quelque peu de la fonction « Thème », l’AFC est l’outil statistique qui a le plus révolutionné les sciences humaines qui s’y sont intéressées303. Il est aussi très complexe à utiliser et mérite un développement précis et concis afin de pouvoir être compris. Il s’agit d’un outil de synthèse très puissant pouvant traiter des informations très nombreuses à partir du programme Lx2acl.exe écrit par Ludovic Lebart. En fait, le programme « Corrélats », tel est son nom sous Hyperbase®, commence par établir une liste de mots - les substantifs les plus fréquents du corpus pour faire simple - et ce dans la limite, au choix, de 200, 300 ou 400 formes différentes. Puis il enregistre, dans un tableau gigantesque non affiché et symétrique à sa diagonale, toutes les rencontres, occasionnelles ou insistantes, de ces items lexicaux, établissant un lien dit de cooccurrence lorsqu’ils ont tendance « à se donner rendez-vous »304. Figure 17 - Extrait d’un tableau de micro-distribution (cooccurrences) de 200 items lexicaux fréquents

dans 21 années du Monde diplomatique305. Les chiffres du tableau rendent compte du nombre de cooccurrences qui existent entre les mots qui y figurent.

A partir de ce tableau, l’AFC offre une synthèse de la micro-distribution lexicale : elle figure un nuage d’items lexicaux dans lequel les proximités sont significatives d’une cooccurrence directe et/ou de l‘existence significative de co-occurrents communs et/ou du fait que les items lexicaux s’opposent aux mêmes mots. Cette variété des explications des positions respectives des mots dans le nuage de points doit amener le chercheur à la prudence : seul le retour au contexte, qui, à partir de la fonction « Corrélats », permet de faire apparaître tous les passages dans lesquels les mots sélectionnés figurent ensemble, offre au chercheur des précisions sur les raisons des rapprochements observés. Il est aussi à noter que certains mots sont parfois si souvent associés dans la phraséologie d’un texte, comme « Grande » et « Bretagne », que leur liaison triviale peut déséquilibrer le nuage obtenu : Hyperbase® permet de neutraliser cette influence gênante grâce au nouveau bouton « Retouche ». 303  Cf. P. CIBOIS, L’Analyse factorielle, Paris, Ed. PUF, 1994, 128 p. 304  E.  BRUNET,  Hyperbase.  Logiciel  documentaire  et  statistique  pour  la  création  et  l’exploitation  de  bases hypertextuelles, Nice, Institut de linguistique française, Université de Nice, mai 2006, p. 113 305 Extrait de J.‐M. VIPREY, « Philologie numérique et herméneutique intégrative », Sciences du texte et analyse de discours. Enjeux d’une interdisciplinité, Genève, Ed. Slatkine Erudition, 2005, p. 64 

83

Figure 18 - Analyse Factorielle des Correspondances par Hyperbase®, appliquée au corpus ExempleM : le nuage des items lexicaux obtenu.

Reste à définir quelques clefs supplémentaires d’interprétation d’un tel nuage de points. Il permet, en définitive, de visualiser les voisins paradigmatiques d’un corpus donné. De façon générale, nous l’avons dit, la proximité des termes X et Y sur la graphique signifie que les deux mots partagent un même univers et/ou profil lexical, et/ou qu’ils ont des « répulsions » communes. On remarquera, dans le graphique ci-dessus, la proximité naturelle, mais quantitativement observée et donc difficilement critiquable, entre les mots « malade », « maladie », « chagrin », « émotion » et « courage » dans le corpus ExempleM fourni avec Hyperbase®. Cependant, l’association de ces mots dans le corpus, à contrôler par un retour au contexte, n’est pas dénuée de sens : le potentiel interprétatif de l’AFC est donc très important. De manière plus ponctuelle, lorsqu’un mot se situe au centre d’une AFC, comme « journée » dans l’exemple ci-dessus, cela signifie qu’il n’est pas discriminant, c’est à dire que tous les mots du graphique ont un rapport avec lui sans qu’aucun ne puisse se l’approprier. Et bien entendu, plus les mots sont excentrés, plus leur profil lexical est original comparativement aux autres. Toujours est-il qu’au niveau « de la cooccurrence, les problèmes d’interprétation sont […] délicats »306 et que le chercheur doit avoir la plus grande prudence : il ne peut conclure de façon catégorique qu’en termes linguistiques. Relevons pour finir que la fonction « Corrélats » mise à la disposition des scientifiques par Hyperbase®, ayant l’objectif de dégager des thématiques, offrant à l’historien des mentalités auquel il est souvent reproché le caractère mouvant et flou

306 R. ROBIN, Histoire et linguistique, Paris, Ed. A. Colin, 1973, p. 135 

84

des analyses une base de réflexion inédite et exhaustive, exclu les verbes : il s’agit là, pensons-nous, d’une de ses limites, puisqu’autant que le substantif le verbe fait sens. Mais ce logiciel est évolutif : cette remarque ayant été soulevée dernièrement, il est probable qu’à l’avenir l’utilisateur d’Hyperbase® pourra visualiser, grâce à l’AFC, les verbes aussi bien que les substantifs ou les adjectifs dans le nuage de points réalisé par le logiciel, et ce soit séparément, soit en même temps.

Graphes de co-occurrents – Il y a peu, Etienne Brunet, père d’Hyperbase®, a donné une conférence à la faculté de Nice Sophia-Antipolis durant laquelle il a présenté un nouvel outil, accessible depuis le logiciel par le bouton « Associations », dont la mise au point des derniers réglages est actuellement en cours. L’outil est, lui aussi, dérivé de la fonction « Thème » et est plus graphique, plus représentatif que cette dernière : mais il n’est pas disponible dans la version 6.0 d’Hyperbase® qui est utilisée dans le présent mémoire et n’est pas non plus décrit dans le dernier mode d’emploi édité du logiciel307.

Figure 19 - Graphe de co-occurrents fourni par D. Mayaffre. Ce graphe permet de visualiser les relations privilégiées que « malade » entretient avec d’autres mots dans le corpus ExempleM, corpus constitué de nombreux classiques de la littérature française rédigés entre les 18° et 20° siècles (avec

des textes de Rousseau, Proust, Balzac, Jules Vernes, etc.). La taille des traits représente la force des relations de cooccurrence entre les mots ou lemmes.

Ce graphe, aux éléments de figuration complexes qui ne peuvent être

totalement rendus ici puisque la plupart sont en couleurs, rend compte des associations qu’un « mot-pôle » a, dans un corpus donné, avec les autres mots de ce corpus. Il peut représenter deux niveaux, ce que la fonction « Thème » ne permet 307  E.  BRUNET,  Hyperbase.  Logiciel  documentaire  et  statistique  pour  la  création  et  l’exploitation  de  bases hypertextuelles, Nice, Institut de linguistique française, Université de Nice, mai 2006, 151 p. 

85

pas, rendant compte des autres cooccurrences des co-occurrents du « mot-pôle ». Il fait aussi ressortir, en rose, les « cliques » des réseaux de cooccurrence, c’est-à-dire les figures fermées qui peuvent exister, les relations fortes autour du « mot-pôle » (comme entre « malade », « maladie » et « médecin » dans le graphe ci-dessus). Cependant, ce graphe ne figure pas vraiment les co-occurrents principaux du « mot-pôle », mais ceux qui, parmi les mots ayant la plus forte fréquence dans le corpus, ont une cooccurrence avec ce « mot-pôle » : ce biais, dont l’importance va être prochainement réduite, doit être pris en considération pour toute analyse de ce type de figure.

Les potentialités d’Hyperbase® Les outils statistiques du logiciel d’Etienne Brunet sont bien plus nombreux que ceux évoqués dans ce chapitre et qui, seuls, seront utilisés dans notre démonstration, parcimonieusement, donnant un aperçu des potentialités d’un programme qui, de plus, s’enrichit régulièrement de nouvelles fonctions au gré des besoins des laboratoires qui l’utilisent. Il peut être amélioré. Conçu par des hommes, il est soumis à leurs choix qui, même s’ils reposent sur des constats épistémologiques sur lesquels existent des consensus, peuvent être, comme nous nous sommes permis de le faire ici, parfois critiqués, à condition que cette critique soit réfléchie. Néanmoins, n’est-ce pas là un de ses gages d’objectivité ? Et si l’objectivité totale ne pourra jamais être atteinte, Hyperbase® offre à l’historien des outils statistiques qui ne peuvent qu’enrichir ses constats et ses observations. Reste à l’appliquer, désormais, à notre source, l’Itinéraire, et à notre problématique.

Figure 20 - Vue de l’écran d’accueil de la base HierosmeMauran.exe constituée sous Hyperbase®.

86

CHAPITRE IV : PREMIERS CONSTATS

87

Le récit viatique de Hierosme Mauran est riche, vivant, nous l’avons dit. La comparaison de celui-ci avec d’autres récits de voyages, sa lecture assistée par ordinateur, etc., renforcent cette première impression. Cette richesse doit être maintenant exploitée afin de répondre à notre problématique, afin de dégager de notre source la façon dont son auteur se représentait la Méditerranée, et ce avec les impératifs suivants : recontextualiser constamment les citations de l’Itinéraire et ne pas perdre de vue l’homme que fut le clerc d’Antibes. L’étude de psychologie historique qui a été faite sur lui doit en effet nous guider, renforcer, confirmer ou infirmer nos constatations. A ce stade, quelques premiers constats doivent être évoqués, expliqués, afin que notre démarche puisse être justifiée par l’application qui peut en être faite, puis un plan d’analyse, non définitif, doit être proposé afin de rendre compte de l’organisation de la pensée qui s’est faite jour avec l’élaboration de ce travail.

● Une certaine unité de l’espace méditerranéen dans le récit

Une mer unique ? Une lecture intuitive de la source donne au chercheur une première impression, que la relecture vient confirmer rapidement : l’espace décrit par Hierosme Mauran et au sein duquel il a voyagé en 1544 paraît, sur certains points, être uniforme, donner à l’explorateur des échos de lui-même en plusieurs de ses lieux. L’unité est constituée, tout d’abord, par la mer, par l’eau. Elle est partout, permet à tous de se déplacer. Et principalement, elle est présente très souvent – 51 fois pour le lemme « mer » - dans le récit du clerc d’Antibes comme en témoigne une étude de celui-ci au moyen d’Hyperbase®.

Figure 21 – Extrait grossi de l’AFC de l’Itinéraire de Hierosme Mauran par Hyperbase®

88

Une Analyse Factorielle des Correspondances de notre corpus révèle en effet que les mots « mer », « eau » ou « Réale » n’y sont ni discriminés, ni des discriminants. Ils sont répartis dans tout le texte de manière presque aléatoire, avec une baisse de fréquence logique dans la partie du récit traitant du séjour à Constantinople. Ils sont récurrents, sont tel un fil conducteur du récit lorsque Hierosme Mauran voyage, se meut : à la fin du récit, le lemme « mer » est ainsi très présent, l’auteur traitant là de son retour en Provence. Peu de déplacements, donc, sur voie terrestre en Méditerranée pour le clerc d’Antibes : même dans la nouvelle capitale Ottomane, c’est en gondoles que Hierosme Mauran et ses compagnons se rendent de Stamboul, la vieille ville, à Péra, lieu de résidence privilégié des marchands et ambassadeurs chrétiens308.

Figure 22 - Le lemme « Mer » de l’Itinéraire dans la fonction « Topologie » d’Hyperbase® : chaque point représente la présence du lemme retenu, « Mer » ici, dans le récit. Ils sont placés de gauche à droite en fonction de leur moment d’apparition dans le récit. Lorsque les points s’élèvent rapidement,

c’est que le lemme choisi est concentré localement. Plus les points sont proches de la diagonale, plus les lemmes sont répartis équitablement dans tous les passages du corpus : c’est, dans le cas ci-

dessus, ce qui peut être globalement observé dans la première partie du récit, celle traitant du voyage avant l’arrivée à Constantinople. Un clic sur un point ramène au contexte du lemme.

Bien entendu, cela est dû au fait que cette même mer Méditerranée et que

cette même Réale sur laquelle Hierosme Mauran navigue sont les moyens grâce auxquels il peut se rendre d’un point à un autre de l’espace qu’il décrit. La mer et la galère sont les liens qui unissent, pour le clerc, tous les points de l’espace méditerranéen qu’il a parcouru entre eux. Cette première constatation, bien que pouvant être taxée d’évidence, est importante. Car s’il est vrai que le bassin méditerranéen fonctionnait en mers autonomes à l’époque moderne, que la

308 Cf., pour exemple, Itinéraire, folio 208. 

89

Méditerranée était « une succession de plaines liquides communiquant entre elles »309, il semble bien que pour le clerc cette mer n’était ni vécue ni vue comme un espace morcelé après son voyage à Constantinople : l’ouverture sur le monde que son périple lui a procurée a semble-t-il, si cela n’était pas le cas avant, donné à Hierosme Mauran une vision globale de la Méditerranée. Elle était bien une mer unique pour lui, et si divisions il percevait, elles étaient surtout politiques, voire religieuses : c’est sur cette base seule qu’il nomme les quelques bassins qu’il individualise comme lorsqu’il écrit « ladite mer ou Golfe vénitien »310 pour dénommer la mer Adriatique qu’il caractérise comme étant soumise à l’autorité de Venise et qui se distingue, dans son récit, par la profusion de nefs vénitiennes qu’il y a rencontrées.

Le paysage méditerranéen Cette certaine unité de la Méditerranée qui transparait dans l’Itinéraire ne peut

être justifiée que si d’autres éléments sont apportés à sa mise en exergue. L’espace méditerranéen n’étant pas réduit, selon l’acceptation que nous avons faîte du terme, au seul élément liquide, il est intéressant de constater que le mot « terre » est, dans l’Analyse Factorielle des Correspondances réalisée sur le texte de Hierosme Mauran, au centre, lui aussi, du graphique. La terre, comme la mer, est une condition du récit, voire une trame de celui-ci. Plus que cela, la terre présente, dans l’Itinéraire, des continuités fortes qui seules peuvent faire de la constatation statistique une preuve en faveur de notre démonstration, continuités mises en évidence par une contextualisation des résultats chiffrés. Le paysage méditerranéen, comme le remarque l’Antibois et comme cela s’avère, est tourmenté, plissé, vallonné. Il se caractérise par « la surabondance des montagnes »311. « La Méditerranée, n’est-ce pas d’abord une mer entre des montagnes ? »312 interrogeait F. Braudel. Sûrement Hierosme Mauran lui aurait-il répondu par l’affirmative : ses dessins en tout cas le font pour lui. Les croquis du clerc donnent en effet à voir une côte, vue de la mer, inégale, bosselée. Tous les dessins, sans exception, figurent de hautes collines, des volcans, des montagnes, des rochers qui pénètrent dans la mer. Ces images étant de précieux témoignages des souvenirs du clerc, ils nous indiquent, semble-t-il, à quel point le caractère montagneux de l’espace parcouru a imprégné sa représentation du bassin maritime alors même que la région antiboise est une des plus basses et plates que compte celui-ci.

309 F.BRAUDEL, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Tomes I, Paris, Ed. Colin, 1990, p. 126 310 Itinéraire, folio 199 v°. 311 F. BRAUDEL (Dir.), La Méditerranée, Tome I, L’Espace et l’Histoire, Paris, Ed. Flammarion, 1993, p. 20 312 F.BRAUDEL, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Tomes I, Paris, Ed. Colin, 1990, p.29 

90

Figure 23 – Dessins extraits de l’Itinéraire de Hierosme Mauran (folios 189, 194 v°, 193 et 216 v°)

Les mêmes paysages sont rencontrés partout. La géographie donne à

l’espace parcouru son unité première : péninsules italienne, balkanique et anatolienne sont, sur les plans climatiques et géologiques, proches. Elles le sont aussi, sur ces mêmes critères, dans notre source. Les montagnes, Hierosme Mauran en rencontre partout puisqu’il emploi ce terme indistinctement pour parler de volcans comme ceux de Calabre313, de collines qu’il appelle maladroitement « monts d’Ida » en Anatolie314 ou de petites chaines montagneuses comme celles du dessus du Golfe de l’antique Carthage, près de la Tunis actuelle315. La fonction contexte d’Hyperbase®, qui permet de vérifier les différents usages que Hierosme Mauran fait du mot « montagne » dans son récit, montre la fréquence que les noms communs relatifs aux élévations naturelles des terrains ont dans l’Itinéraire : « mont » apparaît 20 fois dans le texte, « montagne » 16 fois. Et même si ces lemmes sont généralement rencontrés concentrés dans certains passages du récit, comme lorsque le clerc se trouve en Calabre ou traverse la mer Egée, ils y sont assez nombreux pour un corpus de taille relativement réduite, sachant de plus que c’est bien souvent par des mots ou des termes autres que, dans son Itinéraire, Hierosme Mauran fait référence aux montagnes et volcans. Au seul folio 191 v°, l’auteur emploie ainsi, pour désigner le Monte di Cenere, outre cette appellation et les substantifs « montagne » et « volcan », les mots « mont », « bouche » ou encore « chaudière ». 313 Itinéraire, folio 191 v°. 314 Itinéraire, folio 205. 315 Itinéraire, folio 216. 

91

.

Figure 24 – Les lemmes « Montagne » et « Mont » de l’Itinéraire dans la fonction « Topologie » d’Hyperbase®.

La ville forte

Les hauts reliefs ne sont pas les seuls éléments du paysage qui font l’unité de

l’espace méditerranéen tel que Hierosme Mauran le décrit. Il est frappant, à lire son récit viatique, d’observer que toutes les villes qu’il croise ou dans lesquelles il débarque présentent des éléments architecturaux communs à ses yeux. Peu attentif aux détails des bâtiments, mis à part à Constantinople qu’il peut observer à sa guise, Hierosme Mauran résume les cités de Méditerranée aux composantes suivantes : un port, un château, des murailles ou d’autres éléments défensifs. Sa Méditerranée est, en définitive, une succession de places-fortes constamment sur le qui-vive et qui parsèment un littoral tourmenté. Seules les tours des minarets distinguent, dans ses croquis, les cités musulmanes des cités chrétiennes : ces tours le frappent tant qu’il leur confère une hauteur démesurée316. Cette unité s’explique, il est vrai, par l’histoire du bassin méditerranéen, longtemps tout entier chrétien au nord et héritier de l’antiquité : « les conquêtes et les occupations par des peuples étrangers n’ont que peu modifié la géographie des cités et n’ont pas provoqué de véritables ruptures »317. La ville méditerranéenne est, en somme, comme Antibes, ou Antibes est comme elle. Cependant, des différences existaient bien à l’époque moderne au sein du bassin maritime : « les villes de l’Italie du Nord [étaient] des modèles de restructuration », les anciennes cités byzantines d’Anatolie et de la péninsule

316 Itinéraire, folio 205 v° : Gallipoli. 317  J. HEERS,  Fortifications, portes de  ville, places publiques dans  le monde méditerranéen, Paris, Presses de l’université Paris‐Sorbonne, 1985, p. 324 

92

balkanique avaient gardé « l’ossature principale » antique, « l’évolution fut sans doute très différente » dans les provinces italiennes anciennement byzantines, etc318. Pourtant, seule Constantinople frappe par sa différence Hierosme Mauran. Cette cité éblouissante mise à part, la ville du monde méditerranéen est donc, globalement, une dans l’esprit du clerc d’Antibes, quelques différences mises à part relevant plus des ressources locales - comme le mastic de Chio - ou de la taille des cités que de leurs aspects et de leurs structures.

Figure 25 – AFC de l’Itinéraire réalisé sous Hyperbase® : le champ lexical « château », « ville », « cité », « port », « artillerie » et « terre ».

L’Analyse Factorielle des correspondances de notre source met en évidence l’existence, au sein du corpus, d’un univers lexical commun aux termes « ville », « cité », « port », « château », « artillerie » et « terre ». Un retour au texte permet de comprendre cette proximité graphique qui vient confirmer l’analyse permise préalablement par les lectures intuitives et thématiques : les villes décrites par Hierosme Mauran sont toutes qualifiées en fonction de leurs murailles, de leurs capacités de défense. A Portercole, il remarque « la forte situation du château »319, à Ischia il voit « un château très fort »320, « la cité [de Lipari] est très forte »321, « Modon est une terre très forte »322, etc. Le mot est là : la ville côtière de la Méditerranée est « forte » dans la représentation que Hierosme Mauran s’en fait. L’adjectif « fort »,

318  J. HEERS,  Fortifications, portes de  ville, places publiques dans  le monde méditerranéen, Paris, Presses de l’université Paris‐Sorbonne, 1985, pp. 324‐325 319 Itinéraire, folio 188. 320 Itinéraire, folio 189. 321 Itinéraire, folio 193. 322 Itinéraire, folio 201. 

93

comme le montre la fonction thème d’Hyperbase, a, dans l’Itinéraire, des relations privilégiées avec les mots « château » (écart type : 2,52), et ce sans qu’aucune fois Hierosme Mauran ne parle de « château-fort », ainsi qu’avec « cité » (écart type : 2,33) ou « bastions » (écart type : 2,37) : cet adjectif donne donc bien une unité lexicale aux cités méditerranéennes dans le récit, unité qui devait être présente dans l’esprit de Hierosme Mauran.

La mer répulsive

Le lien des termes relatifs à cette cité-type du clerc d’Antibes, comme « château » ou « port », avec le mot « terre », telle que l’Analyse Factorielle des Correspondances l’a mis en exergue, montre aussi à quel point, pour Hierosme Mauran comme pour ses contemporains, la mer est quelque peu répulsive, fait peur. De la mer viennent les attaques barbaresques. La terre est seule rassurante, seule offre une protection, une défense. La violence des attaques de Barberousse sur la côte italienne auxquelles il assiste en 1544 ne fait que renforcer, pour notre clerc, cette impression qu’en tant qu’Antibois il a du connaître très tôt, la peur de l’Espagnol étant dans les années 1520 la plus forte. La mer, c’est l’inconnu, même lorsque Hierosme Mauran navigue : elle est une force de la nature imprévisible, et le clerc ne peut que se confier à elle (« nous nous confiâmes à la mer »323). « La mer effraie, […] elle est danger, surprise, péril brusque »324. L’Homme ne paraît pas être en mesure de la maitriser : une fois en « haute mer », « où l’on ne voyait rien autre que le ciel et l’eau », les tempêtes se déchainent, comme le 31 mai 1544 au large de Vado lorsqu’une « obscurité si profonde » régnait325 . En un temps où les émotions étaient exacerbées, et les peurs aussi, la mer était vécue par l’Antibois comme un espace de dangers : la « très cruelle mer »326 noyait les navires dans « l’abime dévorant »327. Cette peur de la Haute mer est, elle aussi, un élément d’unité de l’espace méditerranéen dans la façon dont Hierosme Mauran l’évoque dans son récit viatique.

Autres éléments d’unité relative

L’unité relative de la Méditerranée de Hierosme Mauran s’observe jusque dans les accueils que reçoit, dans chaque port, la Réale d’Antoine Escalin, en Occident comme en Orient : un triomphe d’artillerie lui est réservé à Zante, Modon, Chio et à Constantinople, par des Vénitiens, Génois ou Ottomans328. Cette impression de continuité, Hierosme Mauran l’admet lui-même au travers des

323 Itinéraire, folio 185. 324 F. BRAUDEL (Dir.), La Méditerranée, Tome I, L’Espace et l’Histoire, Paris, Ed. Flammarion, 1993, p. 59 325 Itinéraire, folio 186 v°. 326 Itinéraire, folio 191 bis v°. 327 Itinéraire, folio 192. 328 Cf. Itinéraire, folio 200, 201, 202 v° et 215 bis. 

94

développements qu’il fait sur l’histoire des lieux visités du bassin maritime : tous ont, à ses yeux, un même passé commun, Grec puis Romain. Les ruines et antiquités qu’il visite partout, de Pouzzoles à Constantinople, constituent la trame de la Méditerranée, tout comme les lemmes « ruine » et « antiquité » en sont une de l’Itinéraire de par leur position centrale dans l’AFC de notre source. Ces termes sont rencontrés régulièrement dans le récit viatique, aussi régulièrement que le clerc a pu en visiter tout au long de sa traversée. Si le bassin est bien divisé, religieusement, entre Orient et Occident, cette division n’est pas naturelle, et doit bientôt, dans l’esprit de Hierosme Mauran, s’effacer (« l’année 1571 serait le commencement de la ruine de la maison Ottomane »329). La présence d’églises et de monastères dans toutes les cités dont nous parle le clerc d’Antibes renforce cette idée selon laquelle la Méditerranée possèderait naturellement une unité religieuse – chrétienne - et historique - avec l’héritage de l’antiquité gréco-romaine – que l’usurpation Ottomane serait venue briser lorsque Constantinople « fut assujettie aux Turcs »330.

Figure 26 – Extrait grossi de l’AFC de l’Itinéraire de Hierosme Mauran par Hyperbase® : la place centrale de « monastère », « antiquité » et « ruine ». Si le fait que « monastère » ne soit pas du même côté de l’axe qu’ «antiquité » ou « ruine » semble démontrer qu’ils ne partagent pas le même univers lexical, il n’en demeure pas moins que ces lemmes constituent une trame lexicale du récit, mais en aucun cas une trame unique. Cette AFC met plutôt exergue deux trames distinctes, l’une ayant trait

aux monuments antiques et l’autre aux bâtiments religieux de l’époque dans laquelle Hierosme Mauran écrit, toutes deux étant régulièrement rencontrées dans le récit viatique.

Cette vision d’unité de l’espace méditerranéen dans l’Itinéraire et dans la

représentation que Hierosme Mauran s’en faisait doit être considérée avec prudence, mais il semble que l’on peut, au vu des développements effectués, l’avancer avec sérieux. Des nuances sont à apporter, des différences existent bien entre les lieux visités dans le récit viatique, Constantinople étant par exemple pensée comme un pôle rayonnant, une cité dans laquelle, comme d’autres, il pensait « découvrir un autre monde »331. Mais les liens sont là, les trames, les continuités, les ressemblances frappent le chercheur et ce dernier doit en tenir compte. Voilà un premier constat devant être approfondi, une première piste d’analyse.

329 Itinéraire, folio 185. 330 Itinéraire, folio 206. 331  J. HEERS,  Fortifications, portes de  ville, places publiques dans  le monde méditerranéen, Paris, Presses de l’université Paris‐Sorbonne, 1985, p. 323 

95

La place du surnaturel et du Divin dans la Méditerranée de Hierosme Mauran La Méditerranée de l’Itinéraire, et de Hierosme Mauran, n’en est pas moins vaste. Et l’auteur a conscience de l’immensité de cet espace, de sa bivalence aussi, d’un partage entre zone d’influence chrétienne et zone d’influence ottomane. Dans le dessin d’ensemble qui vient d’être esquissé, comme le dirait F. Braudel, « se détache une ligne majeure »332 au sein du récit. Ou plutôt une zone de partage majeure. En effet il est, dans le voyage du clerc, une charnière, un espace des dangers, un espace qui, au contact des deux religions, est dévolu, dans l’esprit de l’Antibois, au chaos, à la colère divine. Dans cet espace de géologie bouillonnante compris dans le triangle non parfait Campanie-Sicile-Calabre, la Réale est en proie aux tempêtes les plus violentes, croise les îles Volcano et Stromboli où l’auteur croit « en esprit voir les gouffres du Tartare », et Hierosme Mauran assiste aux exactions barbaresques les plus violentes. Dans cet espace, plus qu’ailleurs, « Dieu, dans son courroux, envoie ces fléaux »333 punitifs à l’Humanité, à la Chrétienté pécheresse. Dans cet espace, les difficultés de navigation sont les plus importantes : le lecteur, après l’avoir, aux côtés de l’Antibois, traversé, est frappé par la facilité avec laquelle la Réale termine sont voyage, sans encombres comparables. Dans l’esprit du clerc, sans nul doute, il existe là une barrière naturelle et surnaturelle qui est plus que « la ligne des haines et des guerres inexpiables »334 de F. Braudel, une ligne de la colère divine faisant que « même au XVI° siècle, […] naviguer au large […] est encore une grande prouesse »335. Mais l’unité n’en est pas moins là, présente avec le Divin. Pour Hierosme Mauran, aumônier en 1544, Dieu est même l’unité première de la Méditerranée tout comme du Monde : il en est le cadre principal. Sa présence ne doit pas être oubliée dans l’étude des représentations passées de l’espace : l’historien, par trop habitué à considérer l’importance de la religion dans l’Europe moderne, pourrait l’occulter par inadvertance. Pourtant, pour Hierosme Mauran comme pour ses contemporains, Dieu est l’espace336, il l’a façonné. Partout et en toutes occasions on implore Dieu, comme ces femmes de Lipari face au péril de l’éruption du mont de Volcano337 ou comme Hierosme Mauran avant de prendre le large338. Dieu est présent, agit, sauve « dans sa miséricorde » Antoine Escalin et ses compagnons d’un coup de canon ennemi339, sauve Salerne340. Dieu est omniprésent, même lorsque le clerc n’y fait pas directement référence. Comment en serait-il autrement au XVI° siècle ? 332 F. BRAUDEL (Dir.), La Méditerranée, Tome I, L’Espace et l’Histoire, Paris, Ed. Flammarion, 1993, p. 16 333 Itinéraire, folio 197. 334 F. BRAUDEL (Dir.), La Méditerranée, Tome I, L’Espace et l’Histoire, Paris, Ed. Flammarion, 1993, p. 16 335 F. BRAUDEL (Dir.), La Méditerranée, Tome I, L’Espace et l’Histoire, Paris, Ed. Flammarion, 1993, p. 60 336 Cf. R. MANDROU (Dir.), Introduction à la France moderne : essai de psychologie historique, 1500‐1640, Paris, Ed. Albin Michel, 1998, p. 332 337 Itinéraire, folio 194 v°. 338 Itinéraire, folio 185. 339 Itinéraire, folio 190. 

96

Figure 27 - Extrait grossi de l’AFC de l’Itinéraire de Hierosme Mauran par Hyperbase® : la place

centrale de « Dieu ». Dieu est bien une trame du récit, comme le montre une nouvelle fois l’Analyse Factorielle des Correspondances de la source. Il en est même, au risque de faire une surinterprétation, la trame principale : il est, dans le graphique de l’AFC, le mot le plus « central » de tous. Ni discriminant ni discriminé, il est disséminé dans tout le texte indépendamment des thèmes abordés. Dieu est omniprésent. Sa proximité graphique avec le mot « Réale » exprime, comme le démontre un retour au contexte, la protection divine qui, pour Hierosme Mauran, bénéficiait à la galère française. Dieu, comme d’autres éléments, est une composante essentielle de la représentation que le clerc d’Antibes se faisait de la Méditerranée qu’en 1544 il a découverte et qui s’est imprégnée en lui, représentation qui, avant de pousser plus loin notre analyse, pourrait être schématisée comme suit, Hierosme Mauran ayant des lacunes quant à la connaissance de l’espace méditerranéen. Ce schéma, éclairé de nos premières constatations, permet, semble-t-il, de rendre compte, sommairement, de notre objet d’étude, à savoir la façon dont le clerc d’Antibes se représentait la Méditerranée.

Figure 28 – Schéma des éléments constitutifs de la Méditerranée mentale de Hierosme Mauran

340 Itinéraire, folio 191 bis v°. 

97

● Le projet de plan de traitement de la problématique

Lorsque l’Itinéraire de Hierosme Mauran est soumis à notre problématique et aux outils logométriques, des résultats intéressants apparaissent. Ceux-ci viennent d’être abordés, approchés succinctement. Il est cependant nécessaire au scientifique, dont la raison d’être est de rendre compte de son travail, de le partager, d’organiser sa pensée. Un plan doit donc être proposé, puis discuté : celui que nous avons établi, à titre provisoire, comporte de longs titres, est assez détaillé. Précisons qu’il ne s’agit ici nullement de titres définitifs : la composition de ce plan répond à un impératif premier de clarté. Il est important que chacun puisse comprendre pleinement notre démarche, les éléments qui devront être abordés à l’avenir afin de donner corps à notre entreprise mais aussi pour susciter des critiques et des suggestions pour le traitement à venir de notre questionnement. Ce plan répond aussi à un impératif d’exhaustivité : il a été mis au point afin que notre source soit pleinement utilisée. Pour ce faire, la réorganisation du texte en fiches thématiques a été d’une grande utilité. Enfin, il doit être rappelé que notre étude s’intéresse à la Méditerranée de Hierosme Mauran, et non à la Méditerranée seule : les titres de notre plan détaillé ne renvoient donc pas à une analyse de la Méditerranée telle qu’elle fut, mais bien telle qu’elle fut pensée par le clerc d’Antibes. I/ La Méditerranée de l’Itinéraire : riche de paysages, de ressources et d’héritages A – L’unité physique et humaine de la Méditerranée de Hierosme Mauran : paysages naturels et façonnés * La mer, espace de dangers * Des paysages tourmentés et généreux * La « cité-forte » de l’espace méditerranéen * Regards personnels, regards empruntés B – La place du surnaturel et du Divin dans l’espace du récit : le clerc et la mer * Entre Calabre et Sicile, la zone des périls * La Méditerranée au filtre de la religion * Dieu, cadre de l’espace et des activités humaines C – Une Méditerranée aux dimensions de l’Histoire : l’érudition de l’Antibois et l’espace perçu * Les références à la Provence et aux espaces vécus * Une mer des héritages antiques * Connaissances historiques et représentations

98

II/ Espace vécu, espace vivant A – La navigation et le commerce en Méditerranée au prisme de l’Itinéraire * La mer des échanges * Flottes chrétiennes et musulmanes : souvenirs d’un aumônier * Regards sur la navigation et ses codes B – Un récit résonnant du bruit des armes et des négociations * Représentations de la diplomatie franco-turque * Les ravages barbaresques de 1544 : témoignage * Un théâtre de guerres et de massacres C – Les acteurs: la représentation des individus et des groupes rencontrés, hommes de la Méditerranée de Hierosme Mauran * Les personnalités, des référents mentaux * Acteurs et zones d’influences * Les rapports entre les acteurs, entre bienveillance et méfiance III/ Regards sur l’Autre et son espace : Barbaresques, Ottomans, Constantinople A – Un récit comme un témoignage ethnologique : l’Autre, objet de curiosité * Les Ottomans, un peuple singulier * Une société hiérarchisée qui se donne à voir * Les Barbaresques, autres musulmans B – Admiration et haine : la bivalence d’un regard porté * Violence et guerre : la peur du Musulman dans l’Itinéraire * Le Turc, ennemi, punition et Autre absolu * Fascinations C – La Constantinople Ottomane, pôle rayonnant de l’Itinéraire * La cité usurpée * De marbres et de porphyres : un autre monde * La vie de la ville * La singulière Péra

99

Reste désormais, à partir de ce plan et des remarques qu’il entend susciter, à développer notre pensée, à l’organiser afin que notre entreprise puisse-t-être conclue. Cela a déjà été amorcé dans ce mémoire de master I, comme avec l’élaboration précoce d’une carte représentant la ville de Constantinople telle que Hierosme Mauran l’a observée341, carte qui aura, très bientôt, toute sa place dans notre analyse.

341 Cf. annexes, p. 282. 

100

TENTATIVE DE CONCLUSION

101

Achever ce mémoire, fruit de longues heures et journées de travail, n’est pas chose aisée. On ressent en cet instant les doutes qui étrennent les historiens et les autres scientifiques au moment où ils doivent mettre la dernière main à un ouvrage, et il peut sembler que tout n’a pas été dit, ou que parfois la clarté du propos aurait pu être mieux pensée, améliorée. Mais c’est le soulagement, la fierté du travail accompli aussi, qui l’emporte, soulagement mêlé d’appréhension peut-être quant aux critiques qui, immanquablement, seront apportées au présent travail, critiques constructives et tellement importantes. Alors, l’apprenti historien doit conclure, conclure pour tirer les leçons de l’investissement intellectuel fournit, pour avancer et pour rappeler l’unité de sa production, son sens, son intérêt. Ce mémoire a tout d’abord renforcé une passion ancrée, vivante, celle pour l’histoire, l’a confortée. Il a aussi contribué à l’intégration de méthodes de travail nouvelles, à la motivation pour le travail individuel, à l’élaboration d’une meilleure organisation du travail. C’est au cours de sa production qu’un intérêt certain pour la logométrie s’est développé, ainsi qu’un ensemble de réflexions épistémologiques s’y rapportant. Ce mémoire a aussi été une occasion d’approcher le monde de la recherche historique, d’y pénétrer en amateur et de s’y familiariser. En définitive, ce mémoire a été une aide à la maturation d’un projet de vie, de carrière pourrait-on même dire, un excellent motivant, une expérience enrichissante.

Ce mémoire a aussi permis d’entrevoir les apports potentiels que la logométrie pourrait fournir à l’histoire moderne : cette méthode d’analyse, d’interrogation des sources textuelles, cet outil, considéré pour ce travail comme un gage de scientificité et un révélateur plus que comme une base essentielle et unique de l’analyse des écrits, n’a, en histoire, été utilisé jusqu’à présent, à notre connaissance, qu’en histoire contemporaine, en histoire du XX° siècle surtout. Mais les modernistes auraient avantage à l’utiliser, tout comme l’ensemble des historiens et des chercheurs en sciences humaines. Voilà une des conclusions essentielles du présent mémoire. Il pourrait être reproché à l’utilisation faite ici de la logométrie le fait qu’elle n’aurait point apporté grand chose à l’analyse, rien d’autre qu’une description quantitative de la source, qu’il n’y a rien d’étonnant à constater la forte présence de Dieu dans le récit par exemple. Mais cette présence est si justement évidente pour le

102

moderniste qu’il court le risque de ne pas y prêter l’attention qu’elle mériterait, comme tend à le prouver l’exemple si symptomatique de l’erreur commise par J. Bodin dans son article de la revue Esprit342, erreur déjà évoquée ici343. Et s’il n’y a rien d’étonnant non plus à ce que Hierosme Mauran ait considéré l’espace triangulaire de la Méditerranée centrale comme un espace de dangers, au vu de l’activité corsaire qui s’y inscrivait alors avec intensité, la logométrie permet de comprendre que la crainte qu’éprouvait le clerc n’était nullement due aux exactions barbaresques, auxquelles il a assisté depuis son embarquement au large de Cannes au printemps 1544, mais bien aux manifestations naturelles qu’il a pu y observer. La logométrie agit donc aussi comme un nuanceur, donne du sens aux constatations, et ce avec une certaine scientificité. Certes, le flottement que connaît encore la langue française au XVI° siècle peut apparaître comme un frein à l’utilisation de la logométrie par le moderniste, de même que le style du français de l’Ancien Régime que la version actuelle d’Hyperbase ne peut lemmatiser que de façon incomplète, problème contourné dans le présent travail grâce à l’utilisation faite par L. Dorez d’un français contemporain pour traduire le toscan de l’Itinéraire. Mais si modernistes, informaticiens et linguistes travaillent en collaboration, s’ils parviennent à contourner ces obstacles, il ne fait guère de doutes que la logométrie sera aussi utile au spécialiste de la littérature viatique du XVII° siècle qu’à celui de la presse de l’entre-deux-guerres. Sur ce point aussi, la construction de ce mémoire a été enrichissante.

Enfin, et ce n’est pas là la moindre des conclusions, ce mémoire paraît

justifier, renforcer l’hypothèse principale de travail, celle consistant à considérer que la façon dont les hommes ont pensé le monde est tout aussi importante pour comprendre comment ils l’ont aménagé que leurs besoins, les contraintes que la nature leur a imposées, etc. Peut-être la place singulière qu’occupe Constantinople dans le récit de Hierosme Mauran, et dans celui de ses contemporains français, révèle une représentation généralisée expliquant, du moins en partie, les rapports relativement amicaux, plus que d’autres, qui ont prévalus entre certains rois de France et la Grande Porte ottomane. Peut-être aussi les rapports aux autres ont-ils été, inconsciemment, plus dictés par ces mêmes « autres » que ce que l’on a considéré jusqu’à présent, comme peut en témoigner la description que Hierosme Mauran fait du paysage de la Campanie, description étrangement proche du paysage symbolique des Campaniens de l’époque moderne tel qu’il a été étudié en 1999 par B. Gruet344. Nous n’en sommes encore qu’aux postulats, mais leur existence, justement, confirme l’utilité de la démarche ayant guidé le travail d’une année et rassure quant à son intérêt, puisque rien n’est plus agréable à l’historien

342 J. BODIN, « Le P.C. dans le Front populaire », Esprit, Paris, octobre 1966, p. 436‐449 343 Cf. p. 73 du présent mémoire, au chapitre 3. 344 B. GRUET, « Paysages rêvés, paysages vécus :  la Campanie tellurique et ses habitants, de  la destruction de Pompéi à  l’éruption du Monte Nuovo  (79‐1538 après  J.C.) », Géographie et Cultures, Paris, Ed. L’Harmattan, 1999, n°30, pp. 25‐46. 

103

que de penser que ses analyses, plus que d’êtres, nous l’espérons, pertinentes, ont un avenir.

Peut-on cependant conclure définitivement la démarche entreprise dans le

présent mémoire ? La réponse est évidemment non : cette démarche a vocation à être reprise, développée et complétée dans le cadre d’un master II. Elle se conçoit comme une première étape, réflexive, d’un travail de recherche portant sur l’étude des représentations passées de l’espace, de la Méditerranée : cette première étape fondatrice, à une échelle somme toute modeste, en appelle d’autres. Dans cette perspective, il apparaît nécessaire, dans le cadre de la deuxième année de master d’histoire moderne et contemporaine, de terminer l’entreprise ici commencée, de répondre au questionnement posé, à la problématique du présent mémoire, en continuant à s’intéresser au témoignage de Hierosme Mauran, en développant le plan proposé au chapitre 4 et qui devra être repensé, amélioré. Mais Hierosme Mauran n’est qu’un individu, un voyageur, un témoin : notre entreprise, visant à comprendre comment les voyageurs français de l’époque moderne concevaient un espace donné, la Méditerranée, afin de mieux comprendre, notamment, comment le pouvoir, les marchands, etc., ont appréhendé cette mer et ses riverains, nous pousse à envisager, dans le cadre d’une future thèse en histoire moderne, une étude plus approfondie, plus globalisante. Dans cette perspective, le travail qui s’achève ici est nécessaire, fondamental : il permet de baliser le chemin qui reste à parcourir, aide l’historien à ne pas s’éparpiller, à prendre conscience des enjeux et des limites de son sujet, à mettre au point et tester une méthode d’analyse. En cela, encore et en définitive, ce mémoire a été enrichissant, car voilà bien le caractère premier qui, pour nous, pour notre expérience, est le sien.

104

BIBLIOGRAPHIE COMMENTEE

105

Pour ce travail, de nombreux ouvrages ont été utilisés, de nombreuses

sources aussi. Ils sont tous répertoriés dans cette bibliographie : seuls les ouvrages lus et repris clairement dans le développement du présent mémoire ainsi que dans ses notes de bas de pages y figurent. Une section a cependant été mise au point faisant état de tous les ouvrages croisés lors de cette première année de master I, déjà lus ou pris en mains pour la plupart mais qui n’ont pas été directement utilisés ici : ils devront l’être par la suite, comme nous y invite la section finale de notre bibliographie intitulée «Ouvrages non utilisés pour le master I mais à utiliser en master II »345. Ainsi, cette bibliographie tout comme la présente introduction à son propos peuvent-elles être considérées comme faisant partie intégrante de notre mémoire en ce sens qu’elles font état des réflexions qui en ont jonché l’élaboration, des pistes qui ont été retenues pour sa continuation, etc.

Dans la présente bibliographie, quelques commentaires ont parfois été

rédigés, à la suite des ouvrages auxquels ils se rapportent, en gras italique. Ils concernent certains éléments de notre bibliographie sur lesquels nous avons jugé bon de donner quelques précisions, soit quant à leur contenu, soit quant aux apports qu’ils ont pu fournir dans le cadre du présent travail.

. La plupart des bases de données bibliographiques ont été consultées tout

au long de nos recherches, avec plus ou moins de succès. Le SUDOC a été la première d’entre elles, et ce dès la fin de l’année de Licence III : en y entrant des mots clefs tels que « lexicométrie + histoire », « altérité + Musulmans », « Méditerranée + XVIème siècle », « Barbaresques + course » ou encore « perception spatiale » dans la catégorie « Mots sujet » du moteur de recherche, mais aussi dans la catégorie « Mots du titre », des premières références ont été enregistrées, la plupart conduisant à un recours au P.E.B. de la bibliothèque de Nice. La même méthode a été appliquée aux bases de données de la BNF (Opaline-plus), des bibliothèques locales (BMVR Louis Nucéra, Bibliothèques universitaires de Nice), etc. Un autre type de recherches a été aussi effectué : en parcourant dans ces bases les ouvrages des spécialistes des questions soulevées par notre sujet, tels

345 Cf. pp. 116‐119 du présent mémoire. 

106

ceux de R. Mantran sur la société ottomane, d’A. Fremont sur le concept « d’espace vécu », etc., de nouveaux travaux ou articles ont été recensés.

La plupart des articles de recherche ont été, quant à eux, trouvés soit dans la

base JSTOR (l’article sur la statistique textuelle de F. Guerin-Pace par exemple), soit sur Revues.org, pour les articles des Cahiers de la Méditerranée plus particulièrement. Certains l’ont aussi été en appliquant la méthode des mots-clefs dans le moteur de recherche internet Google. A chaque fois, quelle que soit la méthode utilisée, la source ayant été, comme sur Google, soigneusement vérifiée, la possibilité de l’accès aux documents a été étudiée et des résumés ont parfois pu être lus pour en vérifier l’utilité pour cette étude (sur le site de la Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, à partir de celui du C.R.L.V., sur le site cat.inist.fr du CNRS, etc.). Les recherches sur les bases de données des bibliothèques ou des universités étrangères (BAnQ, Library of Congress, Biblioteca nazionale centrale Firenze, etc.) ont été moins fructueuses mais aussi moins poussées, ayant des soucis dans la compréhension des langues étrangères, même si des articles en anglais, rares certes, font partie de notre bibliographie. Ces bases de données non françaises ont aussi été quelque peu délaissées du fait de la bibliographie imposante déjà permise par les autres outils de recherche, bibliographie presque trop imposante pour un mémoire de master I.

Enfin, des documents ont pu être consultés après l’étude d’un ouvrage

bibliographique (cf. A. Blondy, Bibliographie du monde méditerranéen), après entretiens auprès des professeurs ou des secrétaires du CMMC (pour l’ouvrage collectif sur Les Ottomans en Méditerranée : navigation, diplomatie, commerce par exemple), ou en parcourant les notes de bas de pages ou les bibliographies de certains livres déjà lus (notamment dans J. Heers, Les Barbaresques. La course et la guerre en Méditerranée, XIV°-XVI° siècles).

107

SOURCES MANUSCRITES ET ASSIMILEES

● Bibliothèque nationale de France Dép. des manuscrits, division occidentale : manuscrit latin 8957, fol. 227-229. Dernier feuillet de l’Itinéraire de Hierosme Mauran avec, au verso, deux rédactions de « L’avis aux lecteurs ». Folios des inscriptions d’Antibes de Hierosme Mauran. Dép. des manuscrits, division occidentale : tome 778 de la coll. Moreau (fol. 148, 151-152, 156). C’est l’inventaire des pièces que le seigneur de La Garde produict et mect pardevers vous nosseigneurs les juges et commissaires depputez par le Roy, lesquelles pièces il employe pour sa justification et deffence tant seullement, 1551.

● Archives municipales d’Antibes 22 S 362 : Fichier anthroponymique d’Antibes constitué à partir des archives municipales de la ville (Mat/Milet) 22 S 698 (Fond Dor De La Souchère). Carnets et notes portant sur Hierosme Mauran accompagnées de photographies du manuscrit de l’Itinéraire et du recueil des inscriptions latines d’Antibes. Folios non numérotés. BB – I : Délibérations de 1536, Fol. 3 : Plainte du conseil de la Ville contre Hierosme Mauran BB – I : Délibérations de 1536, Folio 9 v° : Anthoni Mauran, mestre et recteur de l’Hospital / 1536, Folio 12 v° : Francés Mauran, capitaine de la garnison de la ville. BB – I : Délibérations de 1545, Fol. 21 : Ambassade de Hierosme Mauran à Marseille BB – I : Délibérations de 1556, Fol. 17 : Plainte de Hierosme Mauran contre les agresseurs de son valet. BB – 2 : Délibérations de 1572, Fol. 24 : Nycolas Mauran, à Vallaurie (témoin dans une vente de blé). DD – I : Délibération du 5 octobre 1299 : Petrus Maurandi, sindic d’Antibes

● Bibliothèque municipale de Carpentras C. G. 1777 : tome VIII de la Collection des mss. de Peiresc. Du folio 178 au 221 v° se trouvent les feuillets de l’Itinéraire de Hierosme Mauran et d’autres productions de l’aumônier (inscriptions d’Antibes et des environs ; pensées et maximes ; etc.)

108

SOURCES IMPRIMEES P. DE BOURDEILLE dit BRANTÔME, Œuvres complètes, Tome IV, Paris, Ed. Mme Ve Jules Renouard, 1868, pp. 139-150. Source précieuse à considérer avec précaution de par les vues parfois partiales de son auteur. OUVRAGES A VALEURS DE SOURCES G. AUDISIO (Dir. Scientifique), Procès verbal d’un massacre, Aix-en-Provence, Ed. Edisud, 1992, 158 p. COMTE D’ALLARD, « Escalin, pâtre, ambassadeur et général des galères de France : recueil de documents concernant sa vie », Bulletin de la société d’archéologie et de statistiques de la Drôme, Valence, 1896, 77 p. L. DOREZ, Itinéraire de J. Maurand d’Antibes à Constantinople, Paris, Ed. Leroux, 1900, 378 p. Il s’agit de la seule édition connue du manuscrit de l’Itinéraire de Hierosme Mauran.

109

BIBLIOGRAPHIE

● Outils B. AUZANNEAU, Y. AVRIL, Dictionnaire latin de poche, Paris, Ed. Le livre de poche, 2000, 676 p. A. BLONDY, Bibliographie du monde méditerranéen. Relations et échanges (1453-1835), Paris, Ed. Presses de l’université de Paris-Sorbonne, 2003, 301 p. Excellent ouvrage : incontournable pour toute recherche bibliographique ayant trait à la Méditerranée. E. BRUNET, Hyperbase. Logiciel documentaire et statistique pour la création et l’exploitation de bases hypertextuelles, Nice, Institut de linguistique française, Université de Nice, mai 2006, 151 p. G. DUBY, Grand atlas historique : l’histoire du monde en 473 cartes, Paris, Ed. Larousse, 1995, 340 p. A. JAL, Nouveau glossaire nautique, Paris, CNRS, 1989, 843 p. (numérisé sur http://gallica.bnf.fr/) J. LEVY, M. LUSSAULT (Dir.), Dictionnaire de la géographie, de l’espace, des sociétés, Paris, Ed. Belin, 2003, 1034 p. J. LE ROND D’ALEMBERT, Encyclopédie, ou Dictionnaire Raisonné des Sciences, des Arts et des Métiers, Amsterdam, chez M.M. Rey, 1776 (mis en ligne par l’université de Chicago sur http://portail.atilf.fr/encyclopedie/)

● Les concepts

R. BRUNET, « Espace », Les mots de la géographie. Dictionnaire critique, Paris, Ed. Reclus, 3° édition, 1993, pp. 193-195 R. BRUNET, « Espace vécu », Les mots de la géographie. Dictionnaire critique, Paris, Ed. Reclus, 3° édition, 1993, p. 195. Conformément au titre, les auteurs de ce dictionnaire y livrent quelques commentaires critiques, à considérer avec précaution comme celui portant sur l’utilisation faite par A. Fremont de la notion « d’espace vécu » qu’il a mise au point.

110

G. DI MEO, « De l’espace aux territoires : éléments pour une archéologie des concepts fondamentaux de la géographie », L’information géographique, Paris, Ed. Sedes, 1998, n° 3, pp. 99-110 Remarquable synthèse. A. FREMONT (Dir.), Géographie sociale, Paris, Ed. Masson, 1984, 387 p. A. FREMONT, La région, espace vécu, Paris, Ed. Flammarion, 1999, 288 p. Dans cet ouvrage nait la notion d’espace vécu : seule son introduction nous a intéressé, partie concernant l’élaboration de cette notion, le reste du livre ayant trait à un sujet trop éloigné du notre. C. LECOURTOIS, « Conception de l’espace et espace de conception », Les nouvelles approches de l’espace dans les sciences de l’homme et de la société, vol. 30, n°119-120, Reims, Ed. Presses universitaires de Reims, 2004, pp. 79-97 J. LEVY, M. LUSSAULT, « Espace », Dictionnaire de la géographie, de l’espace, des sociétés, Paris, Ed. Belin, 2003, pp. 325-333 J. LEVY, M. LUSSAULT, « Méditerranée », Dictionnaire de la géographie, de l’espace, des sociétés, Paris, Ed. Belin, 2003, p. 601 J.-P. PAULET, Les représentations mentales en géographie, Paris, Ed. Anthropos, 2002, 152 p. Ouvrage fondamental pour comprendre, dans son chapitre 1, les filtres qui régissent la perception qu’un individu se fait d’un espace. Mais l’essentiel de l’ouvrage comporte une approche géographique non nécessaire ici. A. RUEL, « L’invention de la Méditerranée », Vingtième siècle. Revue d’histoire, Paris, Presses de Sciences Po, n° 32, 1991, pp. 7-14 ● Historiographie du sujet LES ANNALES, « Hommage à Bernard Lepetit », Annales E.S.C., Paris, Ed. Colin, septembre-octobre 1997, n°5, p. 963-967 G. BERTRAND (Dir.), La culture du voyage, pratiques et discours de la Renaissance à l’aube du XX° siècle, Paris, Ed. L’Harmattan, 2004, 296 p. P. BOURDELAIS, B. LEPETIT, « Histoire et Espace », Espaces, jeux et enjeux, Paris, Ed. Fayard, 1986, p. 15-26. Article de réflexions sur les rapports que la science historique doit entretenir avec la notion « d’espace » : il constitue la base du raisonnement qui a conduit à l’élaboration du questionnement du présent mémoire.

111

M.-N. BOURGUET, C. LICOPPE, « Voyages, mesures et instruments : une nouvelle expérience du monde au Siècle des Lumières », Annales E.S.C., Paris, Ed. Colin, septembre-octobre 1997, n°5, p. 1115-1151 C. DELACROIX, F. DOSSE, P. GARCIA, Les courants historiques en France, 19°-20° siècles, Paris, Ed. A. Colin, 2002, 332 p. T. FABRE, R. ILBERT (Dir.), Les représentations de la Méditerranée, 10 vol., Paris, Ed. Maisonneuve et Larose, 2000. Contient La Méditerranée marocaine, La Méditerranée tunisienne, La Méditerranée égyptienne, La Méditerranée libanaise, La Méditerranée turque, La Méditerranée grecque, La Méditerranée italienne, La Méditerranée espagnole, La Méditerranée française, La Méditerranée allemande et le livret d’introduction Regards croisés sur la Méditerranée. Série d’ouvrages écrits en binômes, avec dans chacun un romancier ou un nouvelliste : écrits dans une visée scientifique, ils manquent donc parfois de ce caractère essentiel. L. FEBVRE, « Psychologie et histoire », Encyclopédie française, T. 8, 1938, repris dans Combats pour l’histoire, Paris, Ed. Armand Colin, 1992, p. 218-219 J. LE GOFF, P. NORA (Dir.), Faire de l’Histoire T. II Nouvelles approches, Paris, Gallimard, 1974, 252 p. Ouvrage épistémologique incontournable. I. LABOULAIS-LESAGE, « Les historiens français et les formes spatiales : questionnements et manières de faire (1986-1998) », Les espaces de l’historien, Strasbourg, Ed. Presses universitaires de Strasbourg, 2000, p. 33-50. Une remarquable synthèse au texte cependant difficile d’approche. B. LEPETIT, « Espace et histoire. Hommage à Fernand Braudel », Annales E.S.C., 41, Paris, Ed. Colin, 1986, p. 1187-1191 L. MONGA, « Réalisme et fiction dans l’écriture de voyage à la Renaissance », Miroirs de texte. Récits de voyage et intertextualité, Nice, Publication de la faculté des Lettres, Arts et Sciences Humaines de Nice, 1998, p. 47-58 D. NORDMAN, « La mémoire d’un captif », Annales E.S.C., 41, Paris, Ed. Colin, 1986, p. 1397-1418. Article ayant pour sujet la représentation qu’un ancien captif chrétien se faisait, dans son récit de voyage, du Maroc : l’approche est sensiblement différente de celle du présent mémoire. C. RIVIERE, Introduction à l’anthropologie, Paris, Ed. Hachette, 1999, 156 p. M. STOCK, « Espace, un concept au travail », Les nouvelles approches de l’espace dans les sciences de l’homme et de la société, vol. 30, n°119-120, Reims, Ed. Presses universitaires de Reims, 2004, p. 5-8

112

J.C. WAQUET, « Introduction », Les espaces de l’historien, Strasbourg, Ed. Presses universitaires de Strasbourg, 2000, p. 7-16

● Hierosme Mauran : l’homme moderne et le voyageur d’Antibes

J.-L. BELACHEMI, Nous les frères Barberousse, Paris, Ed. Fayard, 1984, 360-382 pp. Y. BOUVIER, « Antoine Escalin des Aimars. De la Garde-Adhemar au siège de Nice, le parcours d’un ambassadeur de François Ier », Recherches régionales, Nice, Archives départementales des Alpes-Maritimes, 2007, 37 p. Article à paraître à l’hiver 2007. I. CALVINO, Les villes invisibles, Paris, Ed. du Seuil, 1996, p. 104. Roman mettant en scène Marco Polo et le Grand Khân, dont la sensibilité permet au chercheur de mieux approcher les représentations passées de l’espace. P. COSSON, « Qui était Jérôme Maurand ? », Annales de la Société Scientifique et Littéraire de Cannes et de l'Arrondissement de Grasse, 1991, vol. 37, pp. 67-77. Article sérieux mais ne faisant que la synthèse des recherches de L. Dorez. P. COSSON, « Une originale figure antiboise de la Renaissance, Jérôme Maurant (1499-1579 », Revue municipale d’Antibes Juan les pins, Antibes, n° 19, 1983, p. 37-39. Article sérieux mais ne faisant que la synthèse des recherches de L. Dorez. S. DAUBRESSE, « Un discours de Christophe de Thou, premier président du Parlement de Paris (11 mai 1565) », Bibliothèque de l’école des Chartes, Paris, 1995, Vol. 153, n° 2, p. 375 L. DOREZ, Préface à l’Itinéraire de J. MAURAND, Paris, Ed. Leroux, 1900, 14-46 pp. Il s’agit là de l’essentiel des conclusions portant sur Hierosme Mauran qui ont été établies jusqu’à aujourd’hui : cette préface pèche néanmoins en faisant la part trop belle au contexte du voyage de 1544 et en apportant peu d’éléments quant à l’homme et à sa personnalité.

G. DOUBLET, Jérôme Maurand, Vicaire d’Antibes, Antibes, Imprimerie Piéron, 1906, 16 p. E. GARIN, L’éducation de l’Homme moderne, 1400-1600, Paris, Ed. Fayard, 1968, 264 p. A. LACROIX, « La Garde ou le Polin », Histoire de l’arrondissement de Montélimar, Tome 4, Valence, éd. Chantemerle, 1874, pp. 54-75

113

J.-B. LACROIX, « Les travaux du port d’Antibes du XVI° siècle au XX° siècle », Recherches régionales, Nice, Archives des Alpes-Maritimes, n°171, 2004, pp. 71-91 H. LOUIS, Biographie d’A. Escalin dit « Paulin, Baron de La Garde », La Garde-Adhémar, Ed. Personnelle (« se vend chez l’auteur »), 1900, 29 p. R. MAIRE, Je m’appelais Brusquet, La Cannet, Ed. Bopca, 1999, 680 p. Cet ouvrage, pseudo-historique, est en fait grandement romancé : aucune de ses informations n’est sourcée, sa bibliographie est très succincte. L’auteur, par exemple, historien par passion, fait rencontrer Brusquet, qu’il dit être son ancêtre, avec Catherine Séguranne et Jean Badat lors du siège de Nice, scène imaginée ou fantasmée. R. MANDROU (Dir.), Introduction à la France moderne : essai de psychologie historique, 1500-1640, Paris, Ed. Albin Michel, 1998, 650 p. Un essai incontournable pour qui s’attelle à l’étude des mentalités modernes, collectives ou individuelles. Cette édition est suivie d’inédits de Lucien Febvre. R. MUCHEMBLED, Société, cultures et mentalités dans la France moderne : XVIe-XVIIIe siècle, Paris, Ed. Armand Colin, 2003, 192 p. E. DE LA SOUCHERE, Antibes, 2500 ans d’histoire, Paris, Ed. Maisonneuve et Larose, 2006, 157 p. Ouvrage dense et synthétique s’appuyant sur les recherches effectuées par le père de l’auteur, Romuald Dor de la Souchère, archéologue, érudit et responsable des archives d’Antibes, disparu en 1977. R. D. DE LA SOUCHERE, « 5. – Jérôme Maurand », Le portrait d’Antibes, Antibes, Société des amis du musée Grimaldi, août 1936, p. 4. Article succinct faisant la synthèse des recherches de L. Dorez mais apportant quelques éléments quant à la passion du clerc d’Antibes pour les vestiges antiques. P. TOSAN, « Jérôme Maurand », Dictionnaire d’Antibes Juan les Pins, Antibes, Ed. Hepta, 1998, p. 149. Article sérieux mais ne faisant que la synthèse des recherches de L. Dorez. H.-D. TRIQUE, Antoine Escalin, baron de La Garde : une destinée peu commune, La Garde-Adhémar, Ed. du club UNESCO, 1978, 10 p. ● Lexicométrie, linguistique et histoire J.-M. ADAM, U. HEIDMANN, Sciences du texte et analyse de discours. Enjeux d’une interdisciplinité, Genève, Ed. Slatkine Erudition, 2005, 274 p. Ouvrage collectif

114

dans lequel figurent des articles de réflexions épistémologiques en rapport avec l’utilisation faite de la lexicométrie par les sciences humaines et sociales. F. GUERIN-PACE, « La statistique textuelle : un outil exploratoire en sciences sociales », Population (French Edition), Paris, Ed. INED, 52° année, n° 4, 1997, pp. 865-887 D. LABBE, D. MONIERE, Le discours gouvernemental, Canada, Québec, France (1945-2000), Paris, Ed. H. Champion, 2003, 183 p. Dans cet ouvrage figurent des encadrés remarquables relatifs à diverses méthodes de traitements lexicométrique des textes. D. MAYAFFRE, Analyses logométriques et rhétorique du discours. Article à paraître. D. MAYAFFRE, Le poids des mots, Paris. Ed. H. Champion, 2000, 798 p. Thèse publiée dont l’introduction permet de saisir les enjeux actuels de l’utilisation faite par l’historien de la lexicométrie ou logométrie. R. ROBIN, Histoire et linguistique, Paris, Ed. A. Colin, 1973, 308 p. Ouvrage fondateur, aujourd’hui dépassé sur le plan des techniques mais enrichissant quant à l’historiographie de la lexicométrie et sur les réflexions que tout historien s’intéressant à la linguistique doit murir avant de s’y engager plus avant. ● La Méditerranée moderne M. AYMARD, « Chiourmes et galères », Mélanges en l’honneur de F. Braudel, Toulouse, Ed. Privat, 1972, T. I M. AYMARD, « Espaces », La Méditerranée, Tome I, L’Espace et l’Histoire, Paris, Ed. Flammarion, 1993, 191 p. F. BRAUDEL (Dir.), La Méditerranée, Tome I, L’Espace et l’Histoire, Paris, Ed. Flammarion, 1993, 120 p. Ouvrage scientifique, historique et à forte coloration littéraire ayant l’avantage d’aider l’historien à saisir les réalités des perceptions passées de l’espace méditerranéen. F.BRAUDEL, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Tomes I II et III, Paris, Ed. Colin, 1990. Thèse incontournable sur la Méditerranée mais faisant de celle-ci un espace d’observation plus qu’un espace observé.

115

J. CARPENTIER, F. LEBRUN (Dir.), Histoire de la Méditerranée, Paris, Ed. du Seuil, 2001, 640 p. Excellente synthèse signée des plus grands spécialistes français de la question, tel B. Benassar. B. GRUET, « Paysages rêvés, paysages vécus : la Campanie tellurique et ses habitants, de la destruction de Pompéi à l’éruption du Monte Nuovo (79-1538 après J.C.) », Géographie et Cultures, Paris, Ed. L’Harmattan, 1999, n°30, pp. 25-46. Article dont le sujet est la perception passée de la Campanie tellurique par ses habitants et qui s’attarde sur la représentation de l’éruption du Monte Nuovo racontée par Hierosme Mauran dans son récit viatique. J. HEERS, Les Barbaresques. La course et la guerre en Méditerranée, XIV°-XVI° siècles, Paris, Ed. Perrin, 2001, 368 p. J. HEERS, Fortifications, portes de ville, places publiques dans le monde méditerranéen, Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 1985, 340 p. Ouvrage collectif. J. MERRIEN, Le légendaire de la mer, Rennes, Ed. Terre de brume, 1994, 374 p. M. VERGE-FRANCESCHI (Dir.), La guerre de course en Méditerranée (1515-1830), Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2000, 277 p.

116

OUVRAGES NON UTILISES POUR LE MASTER I MAIS A UTILISER EN MASTER II ● Sources P. BELON, Voyage au Levant (1553), Paris, Ed. Chandeigne, 2001,606 p. V. STOCHOVE, Voyage du Levant du Sr de Stochove, … seignr de Ste-Catherine, Bruxelles, Ed. H. A. Velpius, 3ème édition, 1662, 805 p. N. DE NICOLAY, Dans l’empire de Soliman le Magnifique, Paris, Presses du CNRS, 1989, 311 p. J. CHESNEAU, Voyages en Egypte, 1549-1552, Le Caire, Institut français d’archéologie orientale, 1984, 311 p. ● Bibliographie J. BERENGER, « Les vicissitudes de l’alliance militaire franco-turque (1520-1800) », Revue internationale d’histoire militaire, Genève, Comité internationale des sciences historiques, n° 68, 1987, pp. 7-66 J. BERENGER, « Le sultan Soliman le Magnifique (1520-1566) », La Corse impériale, Ajaccio, Ed. Alain Piazzola, 2001, pp. 39-64 Y. BERNARD, L’Orient du XVI° siècle à travers les récits des voyageurs français, Paris, Ed. L’Harmattan, 1989, 422 p. Ouvrage dans lequel il est question de Hierosme Mauran mais n’apportant rien de plus que celui de L. Dorez quant à sa connaissance : c’est par sa lecture que le choix de la source de ce mémoire s’est imposé. D. CARNOY, Représentations de l’Islam dans la France du XVII° siècle, Paris, Ed. L’Harmattan, 1998, 368 p. COLLECTIF, Les Ottomans en Méditerranée : navigation, diplomatie, commerce, Aix-en-Provence, Association pour l’étude des sciences humaines en Afrique du Nord, 1985, n°39, 244 p. COLLECTIF, Chrétiens et Musulmans à la Renaissance : actes du II° congrès international de la fondation Temini, Zaghouan, Ed. Fondation Temini, 1997, 258 p.

117

R. CHARTIER, « Le monde comme représentation », Annales E.S.C., 44, Paris, Ed. Colin, 1989, p.1505-1520 G. DUBY, « L’histoire des mentalités », L’Histoire et ses méthodes, C. SAMARAN (Dir.), Paris, Ed. Gallimard, 1961, 1771 p. J.-P. FARGANEL, « Les sujets du grand seigneur entre liberté et esclavage : la société ottomane vue par les Français au levant à l'époque moderne », Les Cahiers de la Méditerranée, Nice, vol. 65, 2004 (mis en ligne le 25 juillet 2005, URL: http://cdlm.revues.org/document41.html) M.-C. GOMEZ-GERAUD, « L'Autre spectaculaire. Regards des voyageurs français et flamands dans l'empire ottoman au XVIème siècle », Miroirs de l'altérité et Voyages au Proche-Orient (actes du colloque d'Haïfa, mai 1987), Genève, Ed. Slatkine, 1991, 307 p. F. HARTOG, Le miroir d’Hérodote, Paris, Ed. Gallimard, 2001, 581 p. Ouvrage fondamental sur la représentation de l’Autre dans le récit. F. HILDESHEIMER, Fléaux et société : de la Grande Peste au choléra, XIV°-XIX° siècles, Paris, Ed. Hachette, 1993, 175 p. E. KAFE, « Le mythe Turc et son déclin dans les relations de voyage des Européens de la Renaissance », Oriens, Leiden, Ed. Brill, vol. 21, 1969, pp. 159-195 J. DE LAMAR, « The Ottoman Turks in Sixteenth Century French Diplomacy », Sixteenth Century Journal, Kirksville, Ed. Truman State University, vol. 16, n° 4, 1985, pp. 451-470 M. LAUGAA (Dir.), Thèmes et figures mythiques, l’héritage classique, Paris, Ed. Université Paris-VII, 1997, 153 p. C. LIAUZU, Race et civilisation : l’autre dans la culture occidentale, Paris, Ed. Syros, 1992, 491 p. V. MAGNI, Le discours sur l’autre : à travers quatre récits de voyage en Orient, Paris, H. Champion, 1995, 426 p. Thèse de linguistique traitant quatre récits de voyage en Orient au XIX° siècle avec des méthodes lexicométriques qui se sont aujourd’hui grandement améliorées. P. MANSEL, Constantinople, la ville que désirait le monde, 1453-1924, Paris, Ed. Seuil, 1997, 560 p. R. MANTRAN, Histoire de l’Empire ottoman, Paris, Fayard, 1989, 810 p.

118

R. MANTRAN, L’empire ottoman du XVI° au XVIII° siècle. Administration, économie, société, Londres, Ed. Various reprints, 1984, 340 p. R. MANTRAN, « L’évolution de la vision de l’Orient par les Occidentaux du XVI° au XVIII° siècle », Cahiers de la Méditerranée, Nice, n° 35-36, décembre 1987-juin 1988, pp. 117-123 R. MANTRAN, La vie quotidienne à Constantinople au temps de Soliman le Magnifique, Paris, Ed. Hachette, 1990, 332 p. Excellente synthèse utilisée dans le présent mémoire pour l’élaboration de la carte de Constantinople telle qu’elle fut observée par Hierosme Mauran. L. MITLER, « The Genoese in Galata (1453-1682) », International Journal of Middle East Studies, Washington, Georgetown University, Vol. 10, No. 1., 1979, pp. 71-91. M. PHILIPPA-APOSTOLOU, « Les villages de la mer Egée d’un point de vue historique (1350-1800) », Storia della citta. Insediamenti et tradizione, Milan, 1985, n° 31-32 S. REQUEMORA, S. LINON-CHIPON, Les tyrans de la mer : pirates, corsaires et flibustiers, Paris, Presses de l’université de Paris-Sorbonne, 2002, 463 p. P. SENAC, L’image de l’Autre : l’Occident médiéval face à l’Islam, Paris, Ed. Flammarion, 1983, 193 p. Ouvrage synthétique et fondamental pour une approche historicisée des représentations française de l’Islam à l’époque moderne. P. SENAC, Provence et piraterie sarrasine, Paris, Ed. Maisonneuve et Larose, 1982, 94 p. F. TINGUELY, L’écriture du Levant à la Renaissance, enquête sur les voyageurs français dans l’empire de Soliman le Magnifique, Genève, Ed. Droz, 2000, 302 p. Ouvrage permettant de comparer les représentations de Hierosme Mauran, non cité par l’auteur, avec celles des autres voyageurs français en Orient du milieu du XVI° siècle. G. TURBET-DELOF, L’Afrique barbaresque dans la littérature française aux 16° et 17° siècles, Genève, Ed. Droz, 1973, 401 p. G. VEINSTEIN, Soliman le Magnifique et son temps, Actes du colloque de Paris (1990), Paris, La documentation française, 1992, 610 p. M. VERGE-FRANCESCHI (Dir.), Les Doria, la Méditerranée et la Corse, Ajaccio, Ed. Alain Piazzola, 2001, 204 p.

119

S. YERASIMOS, « Galata à travers les récits de voyage (1553-1600) », Recherches sur la ville ottomane : le cas du quartier de Galata, Paris, Ed. Ifea, 1991, pp. 117 et sq.

120

ANNEXES

121

● 1 - Folios de l’Itinéraire de Hierosme Mauran conservés à la bibliothèque Inguimbertine de Carpentras

C. G. 1777 : tome VIII de la Collection des mss. de Peiresc

Nota : les noms des folios incrustés dans chacune des photos ne figure pas sur les

originaux

122

123

124

125

126

127

128

129

130

131

132

133

134

135

136

137

138

139

140

141

142

143

144

145

146

147

148

149

150

151

152

153

154

155

156

157

158

159

160

161

162

163

164

165

166

167

168

169

170

171

172

173

174

175

176

177

178

179

180

181

182

183

184

185

186

187

188

189

190

191

192

193

194

195

196

197

● 2 - Folios de l’Itinéraire de Hierosme Mauran conservés à la BNF

Dép. des manuscrits, division occidentale : manuscrit latin 8957

Folio 227 : dernier feuillet de l’Itinerario de Hierosme Mauran

Folio 227 v° : deux versions de l’avis aux lecteurs

198

199

200

● 3 - Itinéraire de Hierosme Mauran – Version traduite et annotée

Traduit de l’italien au français par Léon Dorez (1901)

Traduit du latin au français par Yann Bouvier

Retranscrit, annoté, mis en page et corrigé (à partir du manuscrit) par Yann Bouvier

201

Le texte présenté dans cette édition de l’Itinerario de Hierosme Mauran reprend la traduction de l’italien au français établie en 1901 par Léon Dorez (Préface à l’Itinéraire de J. Maurand, Paris, Ed. Leroux, 1900).

Cependant, elle comprend aussi des corrections l’améliorant : il s’agit

essentiellement de corrections de fautes de frappe ou d’orthographe. Mais des fautes bénignes de traductions on aussi été corrigées : ainsi parfois Léon Dorez traduisit « sua Signioria » par « la seigneurie » (lorsqu’il fallait traduire « sa Seigneurie »), ou « julio » par « juin » (alors qu’il fallait lire « juillet »). Dans la traduction, il a été préféré de traduire Hieronimo Maurando par Hierosme Mauran, et non par Jérôme Maurand, puisque c’est sous la première forme qu’il apparaît dans les archives municipales d’Antibes et que c’est ainsi qu’il devait se faire appeler.

Nous avons aussi annoté le texte afin de définir les termes nautique de cet

Itinéraire, les termes peu courants de langue française qui y sont écrits, mais aussi d’éclairer quelques termes « turcs » ou italiens glissés par Hierosme Mauran dans son récit. Pour cela nous nous sommes basés sur le Nouveau glossaire nautique d’Augustin Jal, édition de 1848 (numérisée sur http://gallica.bnf.fr/), sur la neuvième édition du Dictionnaire de l’Académie française (1994, éd. Fayard) ainsi que sur la première édition de l'Encyclopédie, ou Dictionnaire Raisonné des Sciences, des Arts et des Métiers de Diderot et d'Alembert mise en ligne par l’université de Chicago (http://portail.atilf.fr/encyclopedie/).

Certains noms de lieux ont aussi fait l’objet d’annotations lorsque leur nom

actuel pouvait être précisé. De même certaines indications ont été données en notes concernant des personnages cités par Hierosme Mauran.

Certaines annotations enfin reprennent celles rédigées en 1901 par Léon

Dorez et qui nous ont paru être indispensables à une meilleure compréhension du texte de Hierosme Mauran.

Les passages en latin du texte ont été traduits dans cette édition : bien

souvent ils révèlent la culture de Hierosme Mauran, très enclin aux citations antiques et bibliques. Ces traductions n’avaient pas été faites par Léon Dorez, érudit qui, comme bien d’autres en son temps, lisait le latin comme une langue maternelle.

Afin de présenter un texte proche de celui rédigé par Hierosme Mauran

nous avons inclut dans le texte les références aux folios desquels sont issus chaque passage de cet Itinéraire. De même les dessins de Hierosme Mauran, représentant les lieux vus par lui durant son voyage, ont été insérés au sein de cette édition, à l’endroit même où Hierosme Mauran les avait esquissés sur le manuscrit de son ouvrage. Deux petits dessins inédits ont même été inclus ici, délaissés par Léon Dorez qui ne leur trouvait « aucun intérêt » selon ses propres termes. Mais aujourd’hui ce qui nous importe avant tout, c’est de livrer un texte proche de celui qui fut rédigé par le prêtre antipolitain, sans censure des passages pouvant être jugés parfois comme « naïfs ».

Enfin des passages édités par Léon Dorez n’ont pas été repris, car ils

avaient été rédigés sur le manuscrit de l’Itinéraire par une « seconde main ». Mais seul nous intéresse ici le texte de Hierosme Mauran. La seule exception est le sonnet aux lecteurs rédigés par un poète de Savone et qui fait partie intégrante de l’Itinéraire.

202

[Folios 180 v° - D’après Léon Dorez] Aux lecteurs Messer Alessandro Sorleone de Savone Si je vois les écrivains de notre hémisphère

Par hautes histoires et agréables fantaisies Et charmantes inventions et poésies Avec un style grave et une encre bien pure

Remporter du cloître suprême immortelle gloire Et sort pareil aux hierarchies éternelles Et si leur nom parmi les monarchies Resplendit plus que l’or et la pourpre;

De pareille gloire ne reste pas moins digne

L’éloquence admirable, l’art et la rare vertu De l’illustre Mauran et son génie sacré;

Car, dans cette petite oeuvre sienne s’apprend

De toute science le gage plus secret Et la vertu souveraine de Minerve346.

Et sa gloire est rendue

Plus éclatante par le nom de la grande Reine347 Qui peut rendre divine toute chose mortelle.

346 La sagesse 347 Catherine de Medicis, à qui l’Itineraire est destiné 

203

[Folios 180 v°-181] A la très chretienne et serenissime

Catherine de Médicis Reine de France,

Hierosme Mauran, prêtre d’Antibes.

Considérant, très chrétienne et serenissime Reine, les faibles forces de mon

frêle génie, je n'aurais jamais été si hardi que de lâcher le frein à ces miennes proses grossières et les laisser parvenir en présence de Votre Majesté très chrétienne, tant parce que la bassesse de mon humble état ne peut soutenir un si haut et si singulier esprit, que pour n'être pas estimé par Elle ou présomptueux ou ignorant, ou par aventure l'un et l'autre, étant sûr que les plus divins et sacrés esprits de ce siècle se réputeraient indignes de lui présenter et dédier leurs ouvrages. Mais poussé par le commandement de Votre Majesté très chrétienne, de la part de qui il m'a été imposé de lui envoyer ce mien Itinéraire et voyage, comme il ne me paraissait pas permis de lui résister, j'ai voulu, honteux et tremblant, lui obéir, me confiant non en mon récit, que je sais ne pouvoir m'apporter que blâme, mais en la magnanimité et grâce innée de Votre Altesse, qui a coutume d'excuser les ignorants, de rendre nobles et gentilles les choses viles et d'illuminer, comme Phébus, les grottes les plus obscures. Votre Majesté très chrétienne daignera donc accepter ce mien travail indigne avec cette bonté et politesse habituelle, qui a coutume d'accueillir les humbles choses qui ont besoin de sa claire splendeur, — afin que la haute faveur dont il sera accompagné brise l'audace des calomniateurs; — et le lire parfois dans les trêves de ses hautes préoccupations. De sorte que, outre qu'il recevra la récompense due, il s'ensuivra pour moi grâce infinie d'être en la mémoire de si grande Altesse, pour les succès heureux et prospères de laquelle je prierai et prie sans cesse le Dieu tout-puissant.

204

[Folio 182]

Au magnifique seigneur Jean-Antoine Lombard,

Autrement dit Brusquet valet de chambre de sa majesté très chrétienne,

Hierosme Mauran prêtre d’Antibes, son cousin.

Voici, mon Magnifique seigneur, que sous l'illustre bouclier de Votre Seigneurie, qui m'a imposé de la part de Sa Majesté très chrétienne que je voulusse lui envoyer le voyage de la flotte jusqu'en Levant, — en humble et obéissant serviteur, je lui envoie ce récit. Et encore que, produit d'une plante inféconde et stérile, il ne mérite d'être lu par une si grande Reine, néanmoins accompagné d'aussi digne personne que Votre Seigneurie, dont les œuvres et actions, souveraines en tout degré d'excellence plus que celles de tout autre, furent toujours de grand plaisir à Sa Majesté très chrétienne, j'ai confiance qu'il sera cependant quelque peu agréé, parce que la grâce et unique vertu de Votre Seigneurie le rendra plaisant, digne et excellent aux hauts regards de Son Altesse, auprès de laquelle il plaira à Votre Seigneurie de m'excuser si j'étais réputé audacieux pour avoir dépassé mes forces. Je laisse donc toute la charge du blâme qui en doit résulter, à Votre Seigneurie comme l'auteur de ce mien travail. Or donc, que Votre Seigneurie avec son accoutumée prudence, adresse et art où elle est facilement sans égale, lui soit guide et escorte; et comme, en m'en donnant ordre au nom de Sa Majesté très chrétienne, Votre Seigneurie m'a stimulé à l'écrire et à l'envoyer, qu'Elle daigne en faire présent et don à Son Altesse et excuser, défendre même toutes ses erreurs et fautes; car, outre que ce sera devoir de Votre Seigneurie et office vraiment digne de si excellent parent, Votre Seigneurie me fera, à moi son serviteur, très singulière grâce, et de manière indissoluble me liera pour jamais à son service.

205

[Folio 182 v°] Sonnet aux lecteurs.

Vous qui aimez à voir les îles, villes, cités et aussi les ports du monde, allant

par chemins droits et tortus, et qui, arrivés au but désiré, vous reposez; Je crois que beaucoup de vous, en hiver et été, ont vu les Turcs, Scythes,

Tartares et Parthes et ce que je dépeins, et ont été dans ces pays, — refrénez, je vous prie, ceux qui murmureront.

J'ai toujours eu en moi intention telle : raconter au vrai ce que j'écris, pour ne

tomber en aucune obscure vallée. Et si mon idiome et parler, tel qu'il est, n'est pas véritable italien ou toscan,

excusez-moi, car je suis Provençal.

206

[Folio 227 v° du manuscrit latin 8957 de la BNF – 2° version]

Aux lecteurs.

Très chers lecteurs, peut-être vous paraîtra-t-il que j'ai failli en disant que j'ai portrait au naturel les cités, villes et ports vues par nous en ce nôtre voyage, et cela parce que vous ne le voyez que d'un côté. Vous devez entendre que, nos galères passant auprès de quelques-unes de ces villes sans que nous prissions terre, je les ai portraites comme elles se montraient et se voient du côté de la mer ; et pour l'indiquer, j'ai dessiné les galères qui passent auprès d'elles à la voile.

Pour les autres cités, villes, châteaux et jardins où nous sommes descendus à

terre et où nous avons été pour nous ravitailler ou nous reposer, j'y ai dessiné les galères tirées à sec.

La ville de Constantinople aurait pu être portraite, mais sans que l'on en pût

voir l'intérieur parce qu'elle est longue et faite en forme d'échine d'âne, pendante du côté de la mer et aussi du côté de Péra ou du port. Si j'avais voulu la portraire comme elle est au naturel, il m'eût été nécessaire d'être monté sur une tourelle de mosquée ou autre lieu haut et éminent pour la voir à plein ; et cela m'était impossible à cause de la grande suspicion des Turcs vis-à-vis des chrétiens, surtout lorsqu'ils les voient aller par Constantinople examinant ou dessinant quelque antiquité, comme j'ai dit dans la description que j'ai faite de l'Hippodrome. Comme vous le voyez dans le chapitre de Constantinople, je l'ai portraite comme elle se montre du côté où l'on vient de Marmara. Les marchands qui y sont le jour peuvent trafiquer par Constantinople; mais quand vient la nuit, il faut qu'ils se retirent à Péra, à moins d'avoir une licence du cadi348 ; et malgré cette licence, s'ils étaient rencontrés de nuit, à quelque heure que ce fût, ils seraient ou tués ou faits esclaves. Que cela soit dit pour votre satisfaction. 348 Cadi (juge) : juge musulman remplissant des fonctions civiles, judiciaires et religieuses. 

207

[Folio 185 v°]

Première rédaction du début de l’«Itinéraire».

Du départ que fit la flotte de l’île Sainte-Marguerite.

1544

Le désir, qui a poussé beaucoup d'autres à voir la diversité des monarchies du monde, m'a également incité à la même entreprise; et l'ayant fait entendre à Votre Magnifique Seigneurie, toujours très prête à donner non seulement faveur, mais aide à toute âme aspirant à la vertu, dès qu'Elle m'eut entendu, Elle daigna me faire tant de bien que grâce à Elle je fus accepté comme aumônier de l'illustrissime seigneur Monseigneur le capitaine Polin, baron de La Garde et ambassadeur pour Sa Majesté très chrétienne près le Grand Seigneur. Le capitaine alors se trouvait au port de l'île Sainte-Marguerite, général de la flotte de Sa Majesté très chrétienne, avec le seigneur Bassa Barberousse, général, lui aussi, de la flotte du Grand Seigneur envoyée à l'aide de notre roi très chrétien et très invaincu, François premier de ce nom. Cette flotte comptait 139 voiles latines et 3 nefs. Elle avait pour capitaines principaux le seigneur Bassa Barberousse, Chanchelubin, Salah Rais, capitaine des 60 galères de l'avant-garde, le Chachaia349 du Grand Seigneur, Deli Soliman, le sandjak350 de Gallipoli.

Du côté de France il y avait 5 galères et une nef, dont le capitaine général

était le susdit capitaine, mon très illustre seigneur; les autres gentilshommes qui y étaient en sa compagnie étaient le magnifique seigneur M. le prieur de Capoue, M. d'Entrecasteaux, le Révérend protonotaire de La Garde, le capitaine frère Giraut, neveu du grand commandant d'Aix et lieutenant de Monseigneur, le sieur Dei, trésorier du Reverendissime cardinal de Tournon, et plusieurs autres gentilshommes et capitaines.

M'étant donc embarqué à Sainte-Marguerite sur la galère Réale où allait mon

dit très illustre seigneur (ce fut le 23 du mois de mai 1544), le jour suivant, qui fut le 24, à deux heures du matin, après avoir invoqué l'aide de Dieu, nous nous confiâmes à la mer ; et après avoir baissé les rames, à 3 heures de l'après-midi, nous arrivâmes avec toute la flotte en vue de la cité de Nice ; certaines de nos galiotes qui, ayant levé les rames, se tenaient de ce côté et qui étaient parties les premières en avant-garde, découvrirent vingt galères du seigneur prince Doria, qui étaient à la hauteur d'une ville appelée Savone.

349 Le Chachaia, ou Kiahya, est un lieutenant. 350 Les  sandjaks sont  les  lieutenants des  lieutenants généraux  (beylerbey) du  sultan.  Ils  sont gouverneurs de villes et commandent à une garnison de spahis. 

208

[Folios 184 v° - 183 – 185 ]

Chapitre premier

Du départ que fit la flotte de l’île Sainte-Marguerite.

En 1538, le très chrétien François, premier de ce nom, roi de France, avait envoyé à Constantinople, prés le Grand Seigneur Soliman II, à présent régnant, le baron de Saint-Blancard351, le capitaine Magdalon, son frère, le chevalier d'Aulx et autres capitaines avec 12 galères. Lorsqu'elles furent de retour, comme je conversais avec quelques Antibois et un mien frère qui avaient fait le voyage du pays de Levant et de Constantinople, [je leur demandai] s'il y avait là autant de choses que j'en avais lu dans les histoires ; [mon frère] me répondit qu'il y avait plus qu'il n'était écrit, et en particulier il me parla de l'admirable édifice de Sainte-Sophie. A ce discours, il me vint grand désir et volonté, si l'occasion s'en présentait, d'aller voir Constantinople.

J'étais en cette volonté, en 1543, lorsque le seigneur Bassa Barberousse,

envoyé par le Grand Seigneur, vint en faveur de la France contre Nice en Provence; et, l'année suivante, après avoir hiverné dans le port de Toulon avec toute la flotte, il en partit pour s'en retourner à Constantinople. Le 23 mai, il arriva au port de l'île Sainte-Marguerite, proche de la très sainte île de Lérins, à un demi mille au Midi, et au Nord à deux milles de la ville de Cannes. En cette île de Sainte-Marguerite, appelée par Pline Lero, il y a de très belles antiquités. — A Lérins, il y a une très belle et très grande tour, à l'intérieur de laquelle il y a tous les membres et édifices requis en un grand et beau monastère, où sont les reliques de saint Honorat, premier abbé, qui fut ensuite évêque d'Arles. Elle a été consacrée par le sang de 500 martyrs, mis à mort par les Mahométans avec leur abbé saint Porchaire. Il y a là 18 moines, hors les convers et serviteurs qui sont au nombre de 30. Ils vivent [selon la régie de Saint-Benoît] et portent l'habit du Mont-Cassin, autrement dit de Sainte-Justine de Padoue.

Le seigneur Bassa Barberousse était arrivé au port de Sainte-Marguerite avec

139 voiles latines et 3 nefs. Avec lui étaient capitaines principaux Chanchelubin352, Salah Rais, capitaine des 60 galères de l'avant-garde, « Deli Soliman », le chachaia du Grand Seigneur, le sandjak de Gallipoli, Giaffer Aga353. Il y avait en compagnie de

351 Bertrand d’Ornesan, sieur d’Astarac, baron de Saint‐Blancart, général des galères de France. 352 Neveu de Barberousse  (cf. Lettre d’Antoine Escalin à François  Ier, Toulon, mars 1544, bibl. nationale, coll. Moreau, vol. 778, fol. 243). 353  Il servit d’intermédiaire entre Barberousse et Antoine Escalin pendant  le séjour des Turcs en Provence.  Il savait  l’italien  (comme  le prouvent  les pièces du procès d’Antoine Escalin, bibl. nationale,  coll. Moreau, vol. 778). 

209

Barberousse le seigneur Antoine des Aymars, dit Escalin, autrement Polin, baron de La Garde, envoyé par la Majesté très chrétienne de François Ier, aujourd'hui régnant, comme ambassadeur près le Grand Seigneur Soliman; il avait avec lui ses deux galères, l'une appelée la Réale et l'autre le Saint-Pierre. Il y vint en sa compagnie Mgr Leone Strozzi354, grand prieur de Capoue, avec ses trois galères, dont la première était sa capitane; la seconde, sa patronne, appelée la Colombe, dont Baccio Martelli, Florentin, était capitaine; la troisième, la Guidala, dont était capitaine Guidetto, Florentin, et une nef de Raguse, appelée Taboga, chargée de vivres pour les galères françaises. M. l'Ambassadeur avait en sa compagnie beaucoup de capitaines et gentilshommes. Les premiers sont ceux-ci : le seigneur Gaspard de Castellane, sieur d'Entrecasteaux, à présent comte de Grignan355, le révérend protonotaire de La Garde356, parent de M. l'Ambassadeur, le sieur d'Aramon357, le sieur Beltramo d'Udine, comte de Marano, le sieur Cesare Frangipani358, Romain, le chevalier de Beines, le sieur chevalier de La Gabisse359, le sieur Alban Hill, anglais, médecin et très docte personne360, M. Chastelet, contrôleur, Frère Giraud, lieutenant de M. l'Ambassadeur, le sieur Dei, trésorier de Monseigneur révérendissime le cardinal de Tournon, le sieur Jean de Péra, drogman361 de Sa Majesté très chrétienne près le Grand Seigneur, et beaucoup d'autres gentilshommes et capitaines.

M. le Prieur de Capoue avait aussi avec lui plusieurs gentilshommes florentins, entre autres le sieur Pompeo, fils naturel du sieur Pietro Strozzi, et le sieur Baccio Martelli.

Voyant que l'occasion se présentait de pouvoir atteindre le but si désiré par

moi, j'eus recours à certains miens patrons et seigneurs, grâce auxquels M. l'Ambassadeur me prit à son service et me fit son aumônier. Je montai donc, dans le port de l'île de Sainte-Marguerite, à bord de la galère Réale, sur laquelle allait M. 354 BRANTOME (éd. Lalanne, t. IV, pp. 120 et suiv.) indique qu’il s’était mis au service de la France dès décembre 1541 avec ses compatriotes bannis de Florence. 355 Gaspard de Castellane est devenu comte de Grignan à la mort de son oncle Louis Adhémar de Monteil, en 1557 : le texte a donc été remanié après cette date. 356  Pour  le  Comte  d’Allard  (« Escalin,  pâtre,  ambassadeur  et  général  des  galères  de  France :  recueil  de documents  concernant  sa vie », Bulletin de  la  société d’archéologie et de  statistiques de  la Drôme, Valence, 1896, p. 67), il s’agit d’Etienne Déodel, élu évêque de Grasse en 1568, mort en 1588,  neveu d’Antoine Escalin. 357 Antoine Escalin le laissa comme résident auprès de la Porte à son retour de ce voyage. Le seigneur d’Aramon Gabriel de Luetz revint à Constantinople en 1547 comme ambassadeur au près du sultan. 358  Fils  de  Giovanni  Frangipani,  ambassadeur  de  François  Ier  à  Constantinople  en  1524  (Cf.  E.  CHARRIERE, Négociations de la France dans le Levant, Paris, 1848, T.I, p. 117). 359 Il est cité par Antoine Escalin dans les pièces citées à son procès (bibl. nationale, coll. Moreau, vol. 778, fol. 168) :  il  y  est mentionné  sous  le  nom  de  chevalier  d’Albisse,  et  calma  le mécontentement  de Barberousse contre Antoine Escalin lors du séjour du corsaire en Provence. 360 Célèbre médecin anglais. Le Dictionary of National Biography  (T. XXVI, 1891) nous  indique qu’il est né au pays de Galles, a étudié à Oxford et à Bologne, et est mort en 1559. Mais le dictionnaire ignore ce voyage. 361 Le mot « drogman » est la francisation du mot arabe tourdjoumân signifiant « interprète » en Orient. 

210

l'Ambassadeur; ce fut le 23 mai 1544. Le jour suivant, 24 dudit mois, à deux heures du matin, après avoir invoqué l'aide de Dieu, nous nous confiâmes à la mer; et ayant baissé les rames, certaines galiotes turques362, qui étaient allées en avant comme avant-garde, découvrirent vingt galères de Giannettino Doria363 dans le golfe de Roquebrune. Roquebrune est une ville sujette du seigneur de Monaco et voisine d'une autre ville, également soumise audit seigneur, appelée Menton, où ledit seigneur a un très beau château, situé près de la mer. Il y a là le cap d'Ail, où se trouve un petit monastère de Franciscains réformés, appelé Notre-Dame de Carnolese. Là est enseveli le corps de frère Thomas l'Esclavon, qui, il y a cinquante ans, prêchant par esprit de prophétie, prédit beaucoup de choses futures, dont nous voyons de nos jours et éprouvons plusieurs, et entre autres la ruine du pays de France par les hérétiques, les très grandes disettes, le manque de justice, le peu de charité pour le prochain, l'honneur non rendu aux pères et aux mères, et peu ou point de révérence portée à Dieu, à son Eglise et aux sacrements. Ce frère, dans ses prédications, disait encore que l'année 1571 serait le commencement de la ruine de la maison Ottomane, et qu'en 1574 elle serait presque entièrement ruinée. Je lui ai entendu dire cela quand il prêchait dans le cloître du monastère de Lérins, en 1517.

Dès que les galiotes eurent aperçu lesdites galères, elles avertirent la flotte d'un coup de canon, et toute la flotte fit aussitôt voile à la rencontre des vingt galères, à qui nous donnâmes la chasse jusqu'à la hauteur du cap de San Remo; certaines de nos galères les approchèrent à deux milles. Mais la nuit survenant nous les fit abandonner, et la flotte s'en retourna dans le port de Villefranche.

Le 26 dudit mois, à 8 heures, toute la flotte partit du port de Villefranche, et

étant à un mille au large, la galère du sieur Bassa tira la première toute son artillerie et arquebuse[rie], et ensuite, successivement, toute la flotte [en fit autant], ce qui était chose belle à voir. Après que l'artillerie eut tiré, la flotte côtoya toute la Rivière du Ponant364 de Gênes sans faire de mal en aucun lieu; et, le 27 mai, elle jeta l'ancre à 5 heures du matin à Vado, port de Ponant de Savone, à un peu plus de trois milles de la ville; pendant qu'il était là, le sieur Bassa prit deux nefs génoises qu'il laissa aller, et il lui fut fait des présents par la Seigneurie de Gênes. Le 28, M. d'Aramon, Monseigneur d'Entrecasteaux, le révérend protonotaire de La Garde et moi, nous allâmes ensemble à Savone, où nous ne trouvâmes que peu de citoyens avec quelques soldats laissés à la garde de la ville et du château; ils nous reçurent avec grande humanité.

362 La galiote barbaresque dérivait de la galère, mais ses dimensions étaient plus réduites. 363 Giannettino Doria est le neveu et fils adoptif d’André Doria (1466‐1560), et fut au service de Charles‐Quint. 364 « Ponant » signifie « Occident ». 

211

Chapitre II

De la cité de Savone.

[Folio 186] Savone, antique cité de la Ligurie, célébrée par d'anciens et fameux auteurs,

distante de 30 milles de la superbe cité de Gênes, est appelée Savona par Tite-Live; mais Pomponius Mela et Pline l'appellent Sabbatia. La cause de cette différence est qu'un roi nommé Magon, qui régnait au royaume d'Afrique, ayant pris et ruiné la cité de Gênes, après l'avoir restaurée, s'en alla, prit et ruina la cité de Savone, qui en ce temps était construite où est aujourd'hui le port de Vado, lieu anciennement appelé Sabbatiis vadis365. [Vado, port prés de Savone, dit Sabbatiis vadis, [est un] lieu fameux, parce que c'est là que se sauva le triumvir Antoine, en fuyant après la guerre de Modène]. Par qui a-t-elle été édifiée où elle est aujourd'hui et qui lui a donné son nom? Jusqu'à présent nous n'avons pu le savoir.

Cette cité, non seulement par le nombre et la noblesse des citoyens, mais

encore des marchands et des marchandises qui y viennent de toutes les parties du monde, est très noble et très riche. C'est là qu'est l'escale de toutes les marchandises de Piémont. Cette cité avait de très beaux murs et un port qui, à mon avis, était plus beau et plus galant que n'est celui de la cité de Gênes; mais, en 1526, ayant une garnison de gens de pied au nom du très chrétien roi de France François, premier de ce nom, à présent régnant, elle fut prise. Les Français furent chassés par les Génois, qui ruinèrent non seulement les murs et les bastions faits par les Français, mais détruisirent encore le très beau port. Elle a été ennoblie par trois de

365 « Les eaux de Savone / Le gué de Savone » : désigne Vado comme le port de Savone. 

212

ses fils qui furent souverains pontifes, d'abord Innocent II366, puis Sixte IV, très savant homme, qui, non content d'élever en dignité ses parents, agrandit encore la république de Savone; le troisième fut Jules II, homme vraiment très digne d'immortelle louange; mais comme ses vertus et actions sont pour le monde aussi claires que la lumière de midi, je m'en tais. Cette cité a ensuite été sous la domination non seulement de Louis XII, roi de France, mais aussi sous celle de François Ier régnant ; aujourd'hui, elle est sujette de la commune de Gênes et tenue par elle.

366 C’est une erreur : Innocent II est né à Rome. 

213

Chapitre III

Du départ de Vado et de Savone. [Folio 186 v°] Le 30 mai, vers deux heures après midi, la flotte partit du port

de Vado et gagna la haute mer pour traverser et doubler le cap de Monte, à 15 milles au-dessus de Gênes, et ne pouvant y parvenir à cause des vents d'Est, elle s'en retourna à Vado.

Le 31 mai, à midi, la flotte partit de Vado et gagna la haute mer. Le premier du mois de juin, la flotte étant en haute mer, où l'on ne voyait rien

autre que le ciel et l'eau, vers deux heures de la nuit, s'éleva une tempête avec très grosse mer et vent du Sud-ouest367; il faisait des éclairs et des coups de tonnerre très horribles, une très grande pluie, et une obscurité si profonde que les galères ne pouvaient se distinguer l'une l'autre. Et en cet état vinrent sur le calcet368 du mât de notre capitane369 une lumière appelée Saint-Nicolas, et une autre, que les mariniers nomment Sainte-Claire370, sur la tige du gaillardet de la penne371. Un demi-quart d'heure après, le feu Saint-Elme372 apparut sur notre grand mât, puis sur le trinquet373. Ce mauvais temps dura quatre heures et jeta la flotte qui d'un côté qui d'un autre; et sur ces entrefaites fut prise par Barberousse une nef marseillaise, chargée d'alun374, où l'on ne trouva personne.

Le 2 juin, à l'aurore, la mer fut tranquille et calmée, et vers cinq heures après

midi, nous découvrîmes le Monte-Negro à l'Est et la Gorgona au Sud-est, l'île Capraia au Sud. Le 3 juin, à deux heures du matin, comme nous étions à un mille environ de la Gorgona, nous découvrîmes l'île d'Elbe et la Corse à 50 milles. La flotte passa entre la Gorgona et Capraia. Nous avions la Gorgona par Est-sud-est, et l'île Capraia et la Corse par Sud-sud-ouest, de cette manière-ci.

367 Dans son manuscrit, Hierosme Mauran écrit labequi (de Lybie), nom d’un vent du Sud‐Ouest. 368 Partie saillante de la tête de mât, faisant office de cage de poulie, sur les bateaux à voile latine. 369 Ici la Réale, navire monté par le général des galères Antoine Escalin des Aimars dit « le Polin ». 370 Les feux Saint‐Nicolas et Sainte‐Claire (patrons des marins) désignent ici des phénomènes annonçant le feu Saint‐Elme. 371 Le « gaillardet de la penne » est une flamme courte et fendue (gaillardet) arborée sur les galères en haut des mats ou, comme ici, sur la partie haute de l’antenne (penne) sur laquelle la voile latine est enverguée. 372  Le  feu  de  Saint‐Elme  est  un  phénomène  physique,  ne  se  produisant  que  dans  certaines  conditions météorologiques, qui  se manifeste par des  lueurs apparaissant  surtout aux extrémités des mâts des navires certains soirs 373 Mât de misaine, généralement incliné sur l'avant, des bâtiments portant des voiles latines. 374 L'alun (du grec als, alos: le sel) est un sulfate double d’aluminium et de potassium. On l'emploie entre autres comme mordant pour la teinture du tissu. 

214

Chapitre IV [Folio 187]

[…]375 Et dans l'intérieur de l'île, à quatre milles de la montagne, au sommet

d'un mont, lequel mont est tout entier d'aimant, et c'est belle et délectable chose à voir, parce que c'est une pierre couleur d'argent de la grandeur d'un coffret (?). Aussitôt que nous en approchâmes nos épées à la distance de deux palmes, elle les tira à elle de sorte qu'on eût dit une main, et si fort elle les tenait que c'était chose admirable. Quand nous eûmes recueilli la pierre de l'aimant noir, nous allâmes, le sieur de Rodon et deux autres avec nous et un guide de l'île, à celle de l'aimant blanc, qui est éloignée de la noire de deux bons milles, sur une si détestable route que nos autres compagnons nous abandonnèrent et ne voulurent pas venir. Lorsque nous eûmes recueilli l'aimant blanc avec très grand peine, en nous en retournant à la flotte, devant les portes de Capoliveri, nous rencontrâmes plusieurs insulaires, qui me dirent qu'à un demi mille plus bas que l'endroit où nous avions pris l'aimant blanc, près de la mer, se trouvait la mine de pyrite d'or. Ce renseignement me donna le désir d'y retourner une autre fois, et je l'aurais fait si la flotte ne fût subitement partie. Quand nous fûmes arrivés dans notre Réale, je donnai une partie des pierres recueillies à mon illustre seigneur, qui les eut fort à plaisir et à gré.

Le 10 de juin donc, la flotte partit de Porto Longone376 et fit voile par le Sud-est. Nous avions l'ile de Monte Cristo au Sud-ouest et l'île Pianosa au Sud, le Giglio au Sud-est, en cette manière-ci.

375 Ici manque un feuillet qui contenait le récit de la descente de Barberousse dans l’île d’Elbe. 376 Actuel Porto Azzurro, dans l’île d’Elbe (connue pour ces mines de fer et d’aimant) 

215

Chapitre V

Du départ que fit la flotte de l’île d’Elbe et de la prise de Talamone, château des Siennois.

Votre Magnifique Seigneurie a vu dans le premier chapitre comment Salah Rais était capitaine des 60 galères qui étaient toujours l'avant-garde de la flotte; je n'en dirai donc rien d'autre. En ces jours où la flotte mouillait à Porto Longone, c'est-à-dire le 9 dudit mois [de juin], Salah Rais partit et alla à Talamone, très fort château en terre ferme, soumis à la seigneurie de Sienne. Une fois arrivé à Talamone, [Folio 187 v°] le 10 dudit mois, à la diane377, Salah descendit à terre, et n'y rencontrant personne, parce que les habitants avaient fui qui à Montiano378 et qui à Sienne, il y fit mettre le feu. Dans le château, qui est très fort, il y avait encore, des plus fortifiés, 156 hommes, tant en soldats qu'en habitants de Talamone. Le feu mis au pays, Salah Rais plaça des gardes autour du château, ce même jour, c'est-à-dire le 10 juin, à cinq heures de l'après-midi. Le seigneur Bassa Barberousse arriva avec le reste de la flotte à Talamone, et aussitôt vinrent trouver Sa Seigneurie deux des gens du château, un capitaine nommé Meo et un autre avec lui, afin de rendre le château, sous condition que les biens et les personnes seraient saufs; n'ayant pu obtenir ces conditions du seigneur Bassa, ils s'en retournèrent désolés au château. Après le départ du capitaine Meo et de son compagnon, le seigneur Bassa ordonna de tourner la proue contre le château à certaines galères, qui tirèrent contre ledit château 31 coups de canon, et ceux qui étaient dedans ne se défendirent pas même par un coup d'arquebuse. La nuit survenant fit cesser le tir des galères. Vers la mi-nuit, les gens du château se mirent à sortir par une bombardière, et ceux qui faisaient la garde autour dudit château en prirent 17, qui furent aussitôt mis à la chaîne.

Le 11 juin, à la pointe du jour, le château se rendit à la discrétion du seigneur

Barberousse, et tous ceux qui se trouvèrent dedans, au nombre de 140, furent pris et mis à la chaîne. Les coups de canon tirés par les galères tuèrent quatre hommes dans le château de Talamone. Et quand Salah Rais arriva autour du château, les gens qui étaient à l'intérieur tuèrent cinq Turcs.

La flotte étant autour de Talamone, les Turcs partirent au nombre de 150 et

allèrent à un château situé dans la montagne, qu'ils prirent ; ils en emmenèrent sur les galères, comme esclaves, plusieurs hommes et femmes, petites filles et petits garçons.

Talamone est fait ainsi.379

377 « A la diane » signifie « très tôt ». Vient de l’italien diana signifiant « première heure du jour ». 378 Fraction de la commune de Magliano, Toscane (province de Grosseto). 379 Ici manque un feuillet contenant le croquis de Talamone, le chapitre VI et le début du VII. 

216

Chapitre VII [Folio 188] […] Le matin, à deux heures, mon très illustre seigneur me dit que,

ce jour étant celui de la Fête-Dieu, il voulait entendre la messe à terre380 et que je devais aller préparer la chapelle. Aussitôt donc, la tente fut dressée à terre et la chapelle préparée, et je fus prêt ; un quart d'heure après, son illustrissime Seigneurie avec le magnifique seigneur prieur de Capoue et tous les autres gentilshommes de nos galères entendirent la messe. La messe entendue, mon très illustre seigneur avec tous les autres s'en retourna sur la galère et se mit à dîner. Mon très illustre seigneur était encore à table et avait presque fini de dîner, quand il lui vint la nouvelle que les gens de Portercole381, qui étaient au nombre de 80 hommes, s'étaient rendus au seigneur Bassa à la condition que le seigneur Bassa laisserait dans la place 30 d'entre eux, ceux qu'il voudrait. La ville rendue, les Turcs y entrèrent et le seigneur Bassa laissa 30 hommes de ceux qui y furent trouvés, comme il l'avait promis, et mit les autres à la chaîne. Mais l'artillerie ne cessa pas le feu et continua toujours à battre le château, si bien que ceux qui y étaient, ce jour même, vers le coucher du soleil, se rendirent, eux et le château, à la merci du seigneur Bassa Barberousse. Il y avait dedans 130 âmes, parmi lesquelles 25 soldats espagnols avec leur capitaine, espagnol aussi; ils furent tous mis à la chaîne. Le château pris et saccagé, le feu fut mis aux quatre coins de la ville; il n'y est resté qu'une seule maison intacte, car le feu y dura sans cesser pendant trois jours.

Comme ce château de Portercole est beau et fort, le seigneur Bassa en fit don

à mon très illustre seigneur en même temps que de l'artillerie qui y fut trouvée, c'est-à-dire trois couleuvrines382 de bronze et certaines pièces de fer. Vu la forte situation du château, mon très illustre seigneur et [Folio 188 v°] le prieur de Capoue réparèrent ce que l'artillerie avait endommagé, firent en outre certains bastions de terre et y mirent des vivres et des munitions avec une garnison de gens de pied au nom de Sa Majesté très chrétienne.

Le 13 juin, de nuit, Salah Rais partit de Portercole et alla à l'île du Giglio, éloignée de la terre ferme de quinze milles et soumise aux Siennois. Cette île est habitée. La place est très forte; le château est plus fort encore. Salah Rais, arrivé à Giglio avec 40 galères et galiotes, assiégea la place. Voyant cela, ceux du pays se retirèrent tous dans le château. Salah Rais, voyant qu'avec si peu de gens il n'était pas possible de prendre le château, envoya une galiote au seigneur Bassa, à Portercole. Le 15 juin au matin, le seigneur Bassa partit de Portercole avec quinze galères et alla au Giglio. Arrivé là, il entra aussitôt dans la place, et n'y trouvant

380 L’Eucharistie ne peut pas être célébrée à bord (cf. Ch. De la RONCIERE, Histoire de la marine française, Paris, 1909, T. I, p. 292). 381 Portercole fait aujourd’hui partie de la commune de Monte Argentario, Toscane. 382 Couleuvrine, n. f. XIVe siècle. Dérivé de « couleuvre ». Ancienne bouche à feu à tir direct, dont le tube était plus long et plus mince que celui des canons de l'époque. 

217

personne, il y fit mettre le feu. Ensuite, il fit descendre à terre un certain nombre de canons, les fit traîner jusqu'au château et commanda de le battre. Le 17 juin, à douze heures, le château du Giglio fut pris d'assaut par les Turcs, et il y mourut trente Turcs. Furent faites prisonnières 632 âmes chrétiennes utriusque sexus383. Le seigneur Bassa, une fois entré dans le château, ordonna que l'on amenât devant lui tous les principaux du pays; dès qu'ils furent amenés, il leur fit couper la tête à tous en sa présence, et même à un prêtre. Cela fait, il fit brûler et démolir le château. C'est une chose vraiment étonnante que le nom turc soit pour les chrétiens si horrible et si terrible qu'il leur fasse perdre non seulement les forces mais encore l'intelligence, puisque même dans de très forts châteaux, il n'est lion qui ne faille à se défendre contre eux. Certes, à mon avis il n'y a pas à cela d'autre raison que les péchés des chrétiens, quia omnis caro corrupit viam suam384. Ce jour même, vers l'heure du souper, le seigneur Bassa et Salah Rais, partis du Giglio avec toutes les galères, arrivèrent à Portercole. Le 18 juin, le seigneur Bassa alla à terre et y fit mener tous les prisonniers chrétiens qui avaient été capturés tant de […]385

[Folio 189] […] était parti de Portercole avec 60 galères. Ce jour même, la flotte arriva entre deux îles assez peu grandes, l'une appelée Maldeventre386 et l'autre Ventatene; elle jeta l'ancre à cet endroit et y mouilla jusqu’a la diane. Ces îles sont faites ainsi et sont dans la mer Tyrrhénienne, non habitées.

Le 23, à la diane, la flotte partit de l'île de Ventotene et arriva prés d'une île,

située aussi dans la mer Tyrrhénienne, distante de 20 milles de la fameuse cité de Naples, et nommée Ischia. Cette île est très grande, habitée, fertile, et le marquis del Vasto en est le seigneur. Il y a huit villages, dont le principal se nomme Ischia, où est un château très fort comme le pays lui-même. C'est là que la plupart du temps se tient Madame la marquise avec ses richesses. Dans un port qui est à trois milles au nord d'Ischia et où sont des magasins, nous trouvâmes Salah Rais qui, la nuit précédente, avait brûlé plusieurs villages de l'île et y avait pris 2040 âmes utriusque sexus.

Le château et la ville sont ainsi faits.

383 « Des deux sexes » 384 « Parce que toute chair corrompit sa vie » 385 Il manque ici au moins un feuillet. 386 Ecueil long de deux kilomètres situé à l’Ouest de la Sardaigne. 

218

[Folio 189 v°] Devant ce château d'Ischia la flotte se tint quelque temps au

roulis387, puis alla jeter l'ancre sous la ville de l'île appelée Procida, très belle île, abondante en fruits de toute sorte. Cette île est plate et suffisamment grande, soumise (comme il me fut dit) au marquis del Vasto, et éloignée de la terre ferme d'un mille, de la cité de Naples de douze milles. En cette île il y a de très beaux jardins appartenant à divers gentilshommes napolitains. Il s'y trouve certains villages particuliers et la terre nommée Procida, qui est faite ainsi.

387 Le mouvement de roulis fait s’incliner le navire alternativement sur bâbord et sur tribord. 

219

Chapitre VIII

Du séjour que fit la flotte entre Pouzzoles et Baïes et de la batterie faite contre Pouzzoles.

Le 25 juin, à la pointe du jour, la flotte partit de l'île de Procida et alla jeter l'ancre entre Pouzzoles et Baïes. Les premiers qui descendirent à terre furent certains Levantins qui, étant près du Monte di Cenere, situé entre Baïes et Pouzzoles, engagèrent une escarmouche avec des cavaliers qui étaient sortis de Pouzzoles au nombre de vingt ; pendant cette escarmouche, le cheval de l'un d'entre eux s'abattit; il fut abandonné par ses compagnons, pris par les Levantins et [Folio 190] mené à la chaîne. Durant l'escarmouche des Levantins, le seigneur Bassa passa avec la flotte devant Pouzzoles, et ceux de la ville tirèrent un coup de canon sur sa galère; courroucé, il tourna aussitôt la proue de sa galère, les autres firent comme lui et tirèrent de nombreuses canonnades ; le seigneur Bassa canonnait Pouzzoles d'un côté avec trente galères. Salah Rais, qui était resté au cap avec le demeurant de la flotte, laissant quinze galères à la garde des nefs, s'en vint avec les autres d'un autre côté de Pouzzoles et se mit à tirer contre la ville. Les gens de Pouzzoles ne manquèrent pas de courage pour cela, mais se défendirent très vaillamment, tirant de très fréquentes canonnades, bien que notre artillerie eût détruit leurs défenses. Comme la flotte était autour de Pouzzoles, Giannettino Doria avec 25 galères vint se poster à un îlot situé à cinq milles de Pouzzoles et à un demi-mille de la terre ferme. Salah Rais, en voyant les galères de Giannettino, craignit qu'elles n'allassent attaquer les nefs; il quitta Pouzzoles et alla avec 60 galères à la rencontre de Giannettino. Quand Giannettino vit venir Salah Rais, il se mit à fuir et se retira dans le port de Naples. Tandis que Salah Rais courait pour aller trouver Gianettino, Pouzzoles tira un coup de canon qui donna à la poupe d'une galère de Salah Rais et tua un rais et 14 Turcs. Pendant que notre galère, la Réale, courait aussi, Pouzzoles tira un autre coup de canon qui ne manqua la poupe de ladite Réale que d'une palme. Mais Dieu dans sa miséricorde ne voulut pas que mon très illustre seigneur avec tant de très nobles gentilshommes qui étaient sur la poupe en sa compagnie, vinssent à être frappés par ce coup, et les voulut garder pour qu'ils continuassent leurs services à Sa Majesté très chrétienne. Cette batterie dura une heure et demie ; il fut tiré, tant des galères que de la place de Pouzzoles, cent coups de canon. Salah Rais, voyant que Giannettino s'était enfui [Folio 190 v°] dans le port de Naples, cessa de le poursuivre et vint jeter l'ancre sous le château de Baïes. Le seigneur Bassa fit de même avec le reste de la flotte.

220

Chapitre IX

De Baïes et de Pouzzoles

Baïes, par ce qu'on en voit et par les ruines qui s'y trouvent, montre qu'elle a été dans le passé une très belle ville. D'abord, vous voyez dans la mer les ruines des édifices antiques ; dans la plaine qui est au pied du château, on voit encore un temple très ancien de forme ronde. Il y a des cavernes et des grottes très belles, peintes d'or et d'azur. Il y a encore des bains qui sortent chauds, et des baignoires avec l'eau qui sort chaude de la terre388. En ce lieu de Baïes, Lucullus, patricien romain, construisit un très beau palais, où il habitait l'hiver et dont on voit encore les ruines et une partie des colonnes. Ce Lucullus fut le premier qui rapporta de la mer Majeure ou du Pont le fruit et l'arbre de la cerise, et le fît planter à Baïes dans son jardin, d'où en peu de temps il se répandit par toute l'Italie. Il y a près de là, du côté de l'Ouest, le château de Misène, retraite de la flotte romaine.

Du Monte di Cenere - Entre Baïes et Pouzzoles, dans cette plaine qui est

entre le lac Averne et Monte Barbaro et entre la mer et la terre, il y a cinq ans, le 28 septembre, de grands tremblements de terre régnaient en cette province de Campanie; et, entre autres lieux, le lieu et territoire de Pouzzoles furent tourmentés par les secousses qui ne cessaient ni jour ni nuit, si bien que cette plaine se souleva un peu et qu'il s'y fit de très nombreuses fissures, d'où, en quelques endroits, l'eau surgissait. Et en ce même temps, la mer, qui était très près de la plaine, se dessécha sur une étendue de deux cents pas, si bien que les poissons restés à sec devinrent la proie des habitants de Pouzzoles. Enfin, le 29 dudit mois, vers deux heures de la nuit, la terre s'ouvrit près du lac et [Folio 191] montra une épouvantable bouche qui vomit furieusement de la fumée, du feu, des pierres et une boue cendreuse, en faisant, au moment où elle s'ouvrit, un bruit pareil à un très grand coup de tonnerre. Le feu sorti de cette bouche courut près des murs de la malheureuse cité. La fumée était noire et blanche ; la partie noire surpassait les ténèbres mêmes, et la partie blanche ressemblait à de la soie très blanche. Ces fumées, s'élevant dans les airs, paraissaient toucher la voûte du ciel ; les pierres, dès leur sortie, étaient transformées par la flamme dévoratrice en pierre ponce, dont la grosseur (je dis de quelques-unes) dépassait en longueur trois et quatre palmes. Ces pierres s'élevaient en l'air à la hauteur d'un trait d'arbalète, puis retombaient en bas, tantôt sur le bord et tantôt dans la bouche elle-même. Il est bien vrai que beaucoup d'entre elles, en sautant en l'air, ne se voyaient pas, à cause de l'obscurité de la fumée; mais ensuite, en sortant du brouillard fumant, elles faisaient une éclatante apparition, non sans une forte puanteur de soufre fétide, comme on voit sortir les pierres des bombardes après qu'est dissipée la fumée produite par la poudre allumée. La boue était couleur de cendre, et au commencement, très liquide, puis, de pas en pas, plus sèche, et en telle quantité qu'en moins de douze heures, avec les pierres dont j'ai parlé, il s'en 388 Il s’agit des « stufe » qui se trouvent près de Pouzzoles : l’eau à sa sortie y atteint les 90°C. 

221

éleva une montagne d'une hauteur de mille pas. De cette boue aussi non seulement Pouzzoles et son voisinage furent remplis, mais aussi la cité de Naples, qui en vit salir la beauté de la plupart de ses palais. Que dirai-je de plus? Transportée par la rage des vents, elle dévala jusqu'en Calabre, couvrant de cendre à son passage les petites herbes vertes et les autres arbres, dont son poids fracassa un grand nombre; et en outre, une quantité infinie d'oiseaux et mille animaux divers, couverts de la boue sulfureuse, se faisaient d'eux-mêmes la proie des [Folio 191 v°] hommes. Or ce vomissement dura deux nuits et deux jours sans jamais cesser. Il est bien vrai que tantôt il avait plus de force et tantôt moins ; et lorsqu'il était à son plus haut point, on entendait jusqu'à Naples un bruit, un retentissement et un fracas pareil à celui d'une grande artillerie qui tonnerait entre deux armées ennemies au plus fort d'une furieuse mêlée. Le troisième jour, l'éruption s'arrêta; le mont apparut dénudé, causant une grande surprise à tous ceux qui le virent. En ce troisième jour donc, une bande de paysans étant montée jusqu'à la cime de la montagne, comme me le racontèrent des gens du pays, ils virent dans les racines du sommet où était la bouche une concavité ronde, de la largeur d'un quart de mille, au milieu de laquelle on voyait bouillir les pierres retombées, comme bout une grande chaudière pleine d'eau lorsqu'on l'a mise sur les flammes allumées. Le quatrième jour, l'éruption fut plus forte, et le septième, très supérieure et très inférieure, selon les moments, à la violence de la première nuit; à ce moment, beaucoup de gens pour leur malheur se trouvèrent sur cette montagne; assaillis à l’improviste par les cendres, aveuglés par la fumée, blessés par les pierres et brûlés par les flammes, force leur fut de rester morts sur la montagne. La fumée dure encore maintenant, et même, très souvent, la nuit, parmi la fumée on voit le feu dans l'air. Et finalement, Magnifique Dame389, pour terminer et mettre fin à l'histoire de ce fait nouveau et inouï, en beaucoup d'endroits de la montagne commence à naître le soufre ; ce qui, me semble-t-il, doit causer de l'étonnement, et non sans raison, non seulement à Votre magnifique Seigneurie, mais à tout le monde.

On voit hors de Pouzzoles des ruines antiques et particulièrement un théâtre,

que le vulgaire ignorant appelle les Ecoles de Virgile; et en bas de la ville, dans la mer, apparaissent encore certaines parties du pont que fit faire l'empereur Caligula. Du côté qui est vers [Folio 191 bis] la cité de Naples, se trouve la Solfatare, où se font les soufres qui viennent en nos pays.

Au dessus de Pouzzoles est Baccala, où fut autrefois la villa de l'orateur Hortensius.

Le 26 juin, les Turcs, au pied du château de Baïes, firent leur bazar390 des

chrétiens qui avaient été pris à l'île d'Ischia et qui étaient au nombre de 2040 âmes utriusque sexus.

389 Catherine de Médicis. 390 Mauran écrit « [li Turchi] feseno loro basarro », ce qui signifie « mirent en vente ». 

222

Ce même jour, c'est-à-dire le 26 juin, à 5 heures de l'après-midi, la flotte partit

de Baïes, se dirigeant vers Naples. Giannettino Doria avec 30 galères était derrière le cap le plus proche de Naples. Dès qu'il eut vu la flotte, il se mit à fuir vers Naples, et notre galère Réale avec M. le prieur de Capoue et Salah Rais lui donnèrent la chasse jusque dans le port de Naples; et quelques-unes de nos galères en approchèrent à une portée d'arquebuse. Giannettino avec ses galères se retira sous le château de l'Œuf, et nos galères, le laissant, firent voile vers l'île de Capri. Le château de l'Œuf est ainsi fait.

223

[Folio 191 bis v°] Chapitre X

De la tempête qu’essuya la flotte dans le golfe de Salerne.

Ayant laissé le capitaine Giannettino avec ses galères sous la protection du

château de l'Œuf et fait voile, la flotte arriva près d'une île nommée Capri, distante de trente milles de la gentille cité de Naples.

Peut-être Votre Magnifique Seigneurie s'était-elle étonnée qu'ayant été avec la flotte jusqu'à l'entrée même du port de Naples, je ne fisse dans ce mien Itinéraire aucune narration expresse d'une aussi fameuse cité. Pour contenter et satisfaire Votre Magnifique Seigneurie, je lui réponds que dès la préface du présent petit livre, j'ai promis de ne rien écrire ni mentionner des lieux ni d'aucune chose que, dans ce voyage avec la flotte, je n'aie vu de mes propres yeux, ou bien (lorsqu'il m'a été impossible de voir moi-même) dont je n'aie été informé en toute vérité par des personnes intègres et dignes de foi. Et comme en ce voyage je n'ai été qu'auprès du château de l'Œuf, qui est situé à l'entrée du port de Naples, j'ai fait mention de ce château, et non pas de Naples, que nous ne vîmes pas, parce qu'elle est derrière le château de l'Œuf.

Toute la flotte étant arrivée à l'île de Capri, le seigneur Bassa, voyant qu'il n'y avait pas là de port suffisant pour une si grande flotte, entra dans le golfe de Salerne, avec l'intention de prendre la cité de Salerne. Mais Dieu dans sa miséricorde ne consentit pas à un tel malheur, et pour le secours de cette pauvre cité, vers trois heures de la nuit, la flotte étant déjà si prés de la terre que l'on voyait les maisons avec les lumières aux fenêtres, il s'éleva un très mauvais temps avec une très horrible tempête, une très cruelle mer par sud-ouest et des ténèbres si obscures que l'on ne voyait rien, sauf les lumières de Salerne, et à grand peine, et que les galères ne pouvaient se distinguer l'une l'autre; ajoutez à cela une pluie qui tombait du ciel sans cesser et nous était insupportable. Nous courûmes à sec jusqu'au matin [Folio 192] du jour suivant. Le lendemain, au lever du soleil, le 27 juin, nous découvrîmes le cap de la Licosa ; et toujours la mer et la tempête devenaient plus mauvaises ; et en doublant ledit cap, le seigneur Bassa perdit une galiote chargée de pauvres chrétiens récemment faits esclaves ; tous se noyèrent, sauf quatorze Turcs qui s'échappèrent à la nage. De même la Dolfina et la Contarina391, très belles nefs, chargées elles aussi de butin et de chrétiens; peu s'en fallut qu'elles ne coulassent; mais voyant qu'elles ne pouvaient doubler le cap, elles jetèrent l'ancre, et quand se fit la

391 Il s’agit de deux galères vénitiennes comme leurs noms le prouvent, utilisées en qualité de transports : ainsi une  galère  vénitienne  nommée  Contarina  a  été  signalée  à Malte  en  1543  (cf.  J.  BAUDOIN,  Histoire  des chevaliers de l’ordre de Saint‐Jean de Jerusalem, trad. BOSIO, Paris, 1629, p. 365). 

224

bonace392, elles allèrent, avec Salah Rais et les soixante galères de l'avant-garde, attendre la flotte à Lipari. La tempête dura jusqu'à une heure de l'après-midi. La bonace venue, le seigneur prieur de Capoue d'abord, puis notre Réale, l'Aga393 des janissaires, et successivement toute la flotte prit port en Calabre, près d'un château nommé Policastro, où nous restâmes deux jours. Certes, Magnifique Seigneurie, je crois que nul cœur humain, en voyant toute la flotte arrivée en ce port après la tempête subie et passé le danger de rester tous submergés dans l'abîme dévorant avec les navires fracassés, ne fût parvenu à retenir ses larmes; car on voyait qu'une galère avait les éperons394 rompus, l'autre le mât, l'autre les antennes, l'autre les apostis395, et aussi tant de pauvres chrétiens, hommes et femmes, petites filles et petits garçons, tous mouillés comme des canards, et qui, au lieu d'effets et de vêtements secs pour se changer, recevaient des bastonnades.

La flotte étant arrivée en ce port, mon très illustre seigneur l'Ambassadeur

envoya à Policastro avec la frégate un certain capitaine « Puglia », pour prendre du vin et d'autres rafraîchissements. Arrivé là, le capitaine ne trouva personne sauf un gentilhomme, qui dit à « Poglia » que, le soir, il viendrait rendre visite à mon très illustre seigneur avec un présent. Et le soir, comme ledit gentilhomme venait [Folio 192 v° ] avec son présent et passait devant la galère du seigneur Bassa, il fut tout à coup pris et mis à la chaîne; et mon très illustre seigneur, en homme très sage, fit comme s'il n'en eût rien su, se gouvernant selon l'occasion. Le seigneur Bassa, voyant que l'on n'avait trouvé personne à Policastro, y fit mettre le feu ; et quelques Turcs ayant été à deux lieues dans la montagne, arrivèrent à certains villages où ils ne trouvèrent personne ; ils les incendièrent et, chargés de butin, retournèrent à la flotte. Policastro est fait ainsi.

Le 30 dudit mois, étant à la voile, nous découvrîmes par la quarte de sud-sud-

ouest une île nommée Stromboli. C'est une île déserte, montagneuse; prés du sommet il y a une concavité très grande, d'où pendant le jour il sort une fumée tantôt

392 Bonace, n. f. XIIe siècle. Calme, tranquillité de la mer après ou avant une tempête. 393 Aga (chef, seigneur) : titre donné à un chef chargé d'un commandement ou d'un département. 394 Forte saillie de la proue d'un navire, utilisée comme arme offensive contre les navires ennemis. 395 Nom donné à une  longue et forte pièce de bois établie extérieurement sur  le côté de  la galère, servant à porter l’ensemble des rames. 

225

noire et tantôt blanche. Après le coucher du soleil et toute la nuit, sans cesser, elle vomit du feu et des flammes très hautes, et les cendres sont les pierres projetées que la mer amène jusque dans nos pays. La flotte passa prés de cette île au coucher du soleil. Cette île est la troisième des îles nommées Eoliennes par les écrivains anciens; sa distance de l'île de Sicile est de 60 milles, et de l'île de Lipari de 30 milles.

226

[Folio 193]

Chapitre XI De l’arrivée de la flotte aux îles de Volcano.

De Lipari et des Salines.

Du siège et de la prise de la cité de Lipari.

Le premier du mois de juillet, à la pointe du jour, la flotte arriva entre les îles

de Lipari et de Volcano, et y jeta l'ancre. Cette île de Lipari, très grande, habitée, est le siège d'un évêché. La cité est très forte et les faubourgs sont grands. A mon jugement, avant qu'elle fût détruite par les Turcs, il y avait tant dans la cité que dans les faubourgs 2000 maisons. Cette île est la principale des îles Éoliennes et se trouve à une distance de trente milles du Phare de Messine. Ces îles Eoliennes ou Vulcaniennes sont au nombre de sept et situées dans la mer de Sicile. Selon qu'il plaît à Solin, elles étaient d'abord nommées Héphestiennes; puis d'un certain Éole, fils de Jupiter, elles reçurent le nom d'Éoliennes. Dans toutes ces îles, il y a une mine sulfureuse, et c'est pour cela que quelques-unes vomissent de la fumée, et d'autres du feu. La première se nomme Lipari, ainsi appelée du roi Liparus, qui en fut seigneur avant Éole. La seconde s'appelle Hiéra; elle est spécialement consacrée à Vulcain, et nous en parlerons plus à plein. La troisième a nom Strongyle ou Stromboli, et là était le palais dudit Eole; à la fumée qui sort du Stromboli, [Folio 193 v°] les paysans du voisinage reconnaissent quels vents il fera dans les trois jours, et c'est pour cela qu'Éole est dit par les poètes Roi des vents. Près de l'île de Lipari, à un mille à l'Ouest, il y a une autre île nommée les Salines, où sont de très belles

227

vignes, non de raisin pour faire du vin, mais seulement pour faire des raisins secs396 ; on en fait là en très grande quantité, et les marchands en portent jusqu'à Constantinople. Plus à l'Ouest de cette île, il y a deux autres îles, l'une appelée Alicut et l'autre Felicut.

Et puisqu'un peu plus haut j'ai fait mention à Votre magnifique Seigneurie de

l'île de Volcano, qui est à un demi-mille à l'È. de Lipari, inhabitée et très grande, il faut que vous sachiez que cette île de Volcano était autrefois divisée en deux îles, l'une appelée Volcano et l'autre Volcanello, et qu'aujourd'hui elles n'en forment plus qu'une, parce que les cendres abondantes qui sont sorties de la bouche de Volcano ont fermé le passage où passait un bras de mer qui divisait les deux îles et où passaient aussi les nefs du côté de l'Est; maintenant que les cendres abondantes l'ont fermé, on y a fait un beau port, d'où, le 2 du mois de juillet, tandis qu'on espalmait397 nos galères, un secrétaire de mon très illustre seigneur, nommé Jean de Grenoble, et un autre, nommé maître Jean le Philosophe, et moi avec eux, après en avoir obtenu permission de mon très illustre seigneur, nous partîmes de la galère Réale avec l'intention d'aller jusqu'à la cime du mont de Volcano, pour voir d'où proviennent ces fumées perpétuelles que vomit la bouche située au sommet du mont. La permission obtenue, nous partîmes après le dîner; nous descendîmes à terre dans l'île de Volcanello, où le magnifique seigneur prieur de Capoue faisait espalmer ses galères, et ayant traversé la partie du port fermée par les cendres, nous fûmes dans la plaine située au pied du mont, qui est formé d'un mélange de cendre congelée et de soufre brûlé ; quant au sable qui est [Folio 194] au bord de la mer, il est noir comme de l'encre. En cheminant dans cette plaine, nous entendions nos pieds retentir comme il arrive dans une concavité ou dans une grotte. Dans cette plaine, il y a des pierres de la grosseur de trois, quatre ou cinq palmes ; et quand, les prenant d'une main, nous les jetions à dix pas devant nous, le sol retentissait comme font les bombardes. Avant que nous nous mettions à monter, Votre magnifique Seigneurie saura qu'en cette montagne de Volcano, de la plaine jusqu'à la cime et à la concavité d'où sort la fumée, il y a la hauteur et le chemin d'une grande demi-lieue et que l'on n'y peut monter qu'avec de très grandes difficultés, parce que ce mont est tout entier de cendre et formé de canaux et de fossés et que la surface desdites cendres est congelée. Ce mont dans l'ascension est plus raide qu'autrement (sic) ; de sorte que l'on est obligé de monter à quatre pattes et qu'en mettant le pied sur les cendres refroidies, croyant faire un pas en avant, on en fait deux en arrière. Et comme j'avais été récemment malade et que, par suite de la chaleur de la saison en ce lieu et la difficulté de l'ascension, je ne pouvais supporter la fatigue, il me fallut par deux fois rester comme mort, et c'est grâce à l'aide de mes fidèles compagnons, après avoir repris mes forces corporelles, que j'arrivai au but désiré, au sommet de la montagne d'où sort la fumée. En la contemplant, il me semblait en esprit voir les gouffres du Tartare en voyant une caverne aussi horrible et profonde vomissant feu

396 Hierosme Mauran écrit « zebibi », qui vient du mot arabe et turc zebib (« raisins secs »). 397 Espalmer, v. tr. XVe siècle. Emprunté de l'italien spalmare, « enduire de suif (un bateau) ». 

228

et fumée et donnant une fort puante et insupportable odeur de soufre. Pendant que nous étions sur le sommet du mont et que nous contemplions l'intérieur de cette concavité, dont la largeur est d'une demi-portée et la longueur d'un peu plus d'une portée d'arquebuse, les vents bienveillants pour nous permettre de voir la fin de ce gouffre profond, se mirent à l'ouest, et chassant de devant nos yeux les fumées puantes et sulfureuses, donnèrent à notre vue un ample et large accès pour voir le fond. Regardant au fond, nous vîmes trois roches très aiguës, au pied desquelles bouillait le soufre liquéfié, [Folio 194 v°] comme fait la poix dans la chaudière placée sur les charbons ardents ; et les fumées du soufre bouillant, lorsqu'elles montent, grâce au vent qui sort de la concavité du fond de la montagne, sont jetées en dehors de ce gouffre et dispersées dans l'air, tantôt très blanches et tantôt noires comme de l'encre. Autrefois, ce mont de Volcano lançait du feu, à ce qui me fut rapporté par certains Liparotes, et pendant un certain temps, il jeta un feu si grand et si horrible qu'il sauta dans l'île de Lipari, et attaquant le bois, le brûla jusqu'auprès de la cité; et la cité de Lipari était en grand péril d'être brûlée par cet incendie; c'est pourquoi toutes les femmes de Lipari firent vœu que si Dieu dans sa miséricorde les gardait de tel péril, elles ne boiraient jamais de vin et iraient toujours pieds nus; et cette grâce ayant été obtenue, les femmes ont toujours observé leur vœu : elles ne boivent jamais de vin et vont toujours sans chaussures.

Volcano est fait ainsi. Après avoir contemplé cet abîme si horrible ou pour mieux dire, cette bouche

d'enfer, une fois descendus à la mer, à cause de l'extrême et insupportable chaleur, nous dépouillâmes nos vêtements et nous nous jetâmes à la nage. A une portée d'arbalète de la montagne, entrés dans la mer, où il y avait une profondeur de quatre ou cinq brasses, nous trouvâmes l'eau [Folio 195] plus chaude en certains endroits et moins en d'autres; cela vient de certains courants d'eau très chaude qui sort du fond; et en nageant, nous tombions dans ces courants, qui nous échaudaient de telle

229

sorte que quelques-uns de mes compagnons virent leur peau s'enlever en quelques parties du corps. Près de certains écueils, qui sont dans la partie basse, il y a de l'eau tellement chaude qu'il est impossible de tenir la main dedans le temps de dire un Ave, et on la voit bouillir comme si elle était mise sur le feu dans une chaudière. Après nous être lavés dans la mer, nous retournâmes à notre galère Réale, non sans grande admiration de nos compagnons, dont quelques-uns le jour suivant, s'efforcèrent d'aller au sommet dudit mont de Volcano.

Le premier du mois de juillet, à deux heures du matin, la flotte arriva donc à

l'ile de Lipari et jeta l'ancre dans le canal situé entre Vulcano et Lipari où nous trouvâmes Salah Rais, qui, à cause de la tempête subie dans le golfe de Salerne, était arrivé là avec 60 galères et les deux nefs, c'est-à-dire la Contarina et la Dolfina, que le seigneur Bassa croyait perdues dans ledit golfe. Dès que Salah Rais fut arrivé à l'ile de Lipari, il fit aussitôt descendre à terre cinq enseignes turcs qui se rendirent aux faubourgs de la cité de Lipari ; n'y trouvant personne, parce que tous les Liparotes s'étaient retirés dans le fort de la cité, les Turcs, entrés dans les faubourgs, allèrent assiéger et escarmoucher ceux qui étaient dans le fort et qui, se défendant très vaillamment, au premier assaut tuèrent quarante Turcs. Le seigneur Bassa, ayant su par le rapport de Salah Rais que les Liparotes étaient entrés dans le fort avec l'intention de tenir et de se défendre contre sa Seigneurie, fit, la nuit suivante, descendre à terre de gros canons et des couleuvrines, au nombre de seize pièces; elles furent plantées au coin du monastère, qui lui-même est situé sur le monticule du commencement du faubourg et exactement en face du fort de la cité de Lipari. L'artillerie une fois plantée, le seigneur Bassa fit mettre à terre son pavillon; et cette nuit même, sa Seigneurie avec le seigneur Chacaia, tous les sandjaks, janissaires et Turcs, qui étaient au nombre de 5500, débarquèrent, et lorsqu'ils furent à terre, le seigneur Bassa ordonna aussitôt que l'artillerie fit feu contre la cité de Lipari. Sur ces entrefaites, comme le Chacaia se tenait aux approches de l'artillerie, une arquebusade venue de la terre blessa ledit Chacaia au ventre; mais la blessure ne fut pas dangereuse, car plus tard je l'ai vu souvent à Constantinople sain et dispos.

[Folio 196] Le 2 dudit mois de juillet, comme le siège et la batterie des Turcs

continuait contre les gens de Lipari trois des principaux sortirent de la cité et vinrent au seigneur Bassa pour se rendre aux conditions suivantes : ils donneraient à sa Seigneurie 15000 ducats d'or, et la flotte s'éloignerait de Lipari sans faire aucun mal aux chrétiens de Lipari et aucun dommage aux récoltes de l'île. Le seigneur Bassa leur répondit qu'il consentait à épargner les hommes et la cité, mais qu'il voulait qu'ils lui donnassent 30000 ducats d'or, ainsi que 200 petits garçons et 200 petites filles; qu'autrement il ne partirait pas avant d'avoir pris et incendié la ville et d'avoir ruiné toute l'île. Les Liparotes, après avoir entendu cette réponse, comprirent que la volonté du seigneur Bassa prouvait qu'il préférait la guerre à la paix ; et désolés, ils s'en retournèrent vers les leurs, dans la cité, et leur racontèrent la réponse qui leur avait été faite par le seigneur Bassa. Les ambassadeurs Liparotes partis, le seigneur Bassa fit continuer à tirer canonnades et arquebusades contre la cité de Lipari, et les

230

assiégés se défendaient vaillamment contre les Turcs. Le troisième, le quatrième et le cinquième jour, les Turcs ne cessèrent ni nuit ni jour de tirer canonnades et arquebusades contre la cité et surtout contre les bastions que les Liparotes avaient faits vis-à-vis du monastère où se trouvait l'artillerie turque ; ces bastions gardaient en effet que le tir de l'artillerie turque ne pût faire grand dommage à la cité, et ceux de l'intérieur, protégés par lesdits bastions, venaient escarmoucher contre les Turcs et en tuaient plusieurs.

Le 5 dudit mois, nos galères allèrent faire de l'eau398 à l'île des Salines. Le 6 dudit mois de juillet, les Turcs continuant à escarmoucher et à battre la

cité de Lipari, ceux de la ville tirèrent un coup de canon qui tua 18 Turcs; et un Espagnol renégat, ingénieur du seigneur Bassa, fut grièvement blessé d'un coup de pierre à la tête; il s'appelait Casamata.

Le 7 dudit mois, Turcs et Liparotes continuèrent à escarmoucher et à tirer des

coups de canon. La nuit suivante, vers trois heures, s'enfuirent de la cité vingt hommes, dont quatre furent pris. Menés en présence du seigneur Bassa, ils dirent que si les Turcs continuaient à battre la cité ainsi qu'ils faisaient, la cité se rendrait à discrétion, parce que les principaux citoyens et les gouverneurs de la cité étaient divisés entre eux. Après avoir entendu cela, le seigneur Bassa fit mettre ces Liparotes à la chaîne, et ordonna que les coups de canon fussent tirés plus drus contre la cité.

Le 8 dudit mois, on continua à battre la cité et à escarmoucher, et ceux de la

ville à se défendre. La nuit suivante, vers les trois ou quatre heures de nuit, Giannettino Doria avec 30 galères vint à l'île de Volcano, du côté de Milazzo; mais apprenant que nos galères allaient à sa rencontre, il prit la fuite.

Le 9 dudit mois, pendant que la batterie et escarmouche continuait, tant du

côté des Turcs que de celui des Liparotes, mon très illustre seigneur, jamais las d'accomplir des œuvres de charité, bien qu'il eût racheté à Portercole plusieurs chrétiens utriusque sexus, les uns de Talamone, les autres du Giglio et de Montiano, racheta encore ici, c'est-à-dire à Volcano, un Napolitain avec sa femme et son enfant; il racheta aussi trois petites filles de douze à quatorze ans et un petit garçon de quatre ans, et donna une certaine somme d'argent en aumône à de pauvres chrétiens pour leur permettre de s'en retourner dans leur pays.

Le 10, on continua sans cesser à canonner et à escarmoucher, tant du côté

des Turcs que de celui des Liparotes.

398 « Faire de l’eau » signifie se ravitailler en eau douce. 

231

[Folio 196 v°] Le 11 du mois de juillet, le seigneur Bassa faisant plus fréquemment que de coutume tirer les canonnades contre la cité de Lipari, à 8 heures du matin, quatre Liparotes, des premiers de la ville, sortirent et allèrent trouver le seigneur Bassa pour se rendre aux conditions et conventions suivantes : les Liparotes livreraient la ville avec tout ce qu'elle contenait, sauf soixante-dix maisons, qui seraient sauves avec tous les hommes et femmes, petits garçons et petites filles, et tout le butin qui serait trouvé dedans. Le seigneur Bassa accepta et promit d'observer et garder lesdites conditions et conventions, telles qu'elles avaient été énoncées par les ambassadeurs. Le seigneur Bassa étant tombé d'accord avec les Liparotes sur ces conditions et conventions, les ambassadeurs retournèrent dans la ville et déclarèrent au peuple le pacte et convention fait entre eux et le seigneur Bassa. Aussitôt le peuple se leva tout d'une voix, disant qu'ils voulaient que l'on envoyât d'autres ambassadeurs au seigneur Bassa pour les faire ou tous libres ou tous esclaves. Ils envoyèrent donc d'autres ambassadeurs au seigneur Bassa pour se rendre à la discrétion de sa Seigneurie. Celui-ci les reçut avec bienveillance. Ici, Magnifique Dame, Votre Seigneurie peut voir de quels maux sont cause le désaccord et la division entre citoyens. Non seulement cette maudite division et discorde civile a été la destruction et ruine, d'abord de la très fameuse, très riche, très grande, très forte cité de Rome, qui, au temps de Jules César et d'Auguste et des autres empereurs, était souveraine et maîtresse du monde entier, mais encore de toute l'Italie, et présentement de cette pauvre cité de Lipari. Et certes, Magnifique Dame, je puis dire en vérité que si, dans cette cité, il y eût eu deux cents soldats avec les citoyens et qu'ils eussent voulu faire leur devoir, non pas la flotte que nous étions, mais même une flotte deux fois plus nombreuse ne l'eût prise de six mois, parce que la cité est située sur un amas de rochers pressés tout autour et hauts comme le roc du château d'Antibes du côté de la mer, et que, bien que déjà très forte par sa situation, [Folio 197] elle était encore entourée de très belles murailles et de très forts boulevards et bastions faits de pierre et de chaux.

Quand les gens de la cité de Lipari se furent rendus, après les si nombreux

coups de canon dont on l'avait battue, ceux qui voulaient entrer dans la cité n'y entraient qu'avec grande difficulté, parce que la brèche par où il fallait pénétrer était encore de la hauteur d'une bonne pique et demie, et que force était de monter un par un à quatre pattes et avec difficulté. La prise de cette très forte cité a causé l'étonnement de toute la pauvre Chrétienté; mais, Magnifique Dame, si nous considérions la vie que nous menons aujourd'hui, misérables que nous sommes, chrétiens nomine, sed non re399, certes nous verrions nos énormes et très grands péchés, qui règnent dans le monde et surtout en ceux qui usurpent le nom de sainteté, et volunt habere primas cathedras in synagogis et appellari ab hominibus

399 « Par  le nom, mais pas par essence ». Phrase  inspirée par Cicéron,  In Verrem, 5, 87 : non re sed nomine  : « non pas de fait mais de nom ». 

232

rabi400; ceux-là sont cause que le juste Dieu, dans son courroux, envoie ces fléaux dans l'Église vraiment babylonienne, non pas chrétienne, pour se venger de ses ennemis à l'aide de ses ennemis. Et je dis cela, parce que (comme il m'a été rapporté par un Marseillais qui avait habité et s'était marié à Lipari et dont la femme fut prise dans la cité lors de la reddition) ces Liparotes étaient très adonnés au péché sodomitique; si bien que s'ils avaient vu un beau jeune homme, pour jouir de ce jeune homme ils consentaient à ce qu'il usât de leurs femmes, même en la présence du mari.

Quand le seigneur Bassa eut pris les Liparotes et leur cité à sa discrétion, il fit

cesser de canonner la cité et ordonna que tous ceux qui étaient dedans dussent sortir dehors et venir en la présence de sa Seigneurie, qui s'était assise dans le faubourg voisin de la cité. Et pour faire sortir les pauvres Liparotes ainsi que pour empêcher que les Turcs n'entrassent pour mettre la ville à sac, il y envoya quatre chiaous401 avec des janissaires. Le seigneur Bassa se tenant, comme j'ai déjà dit, dans le faubourg de Lipari, tous les Liparotes qui furent trouvés dans la cité furent amenés à sa Seigneurie, et il les faisait tous passer devant lui ; aux hommes et aux femmes décrépits [Folio 197 v°] il donnait un coup ; et les autres, tant hommes que femmes, petits garçons et petites filles, il les envoya comme esclaves sur les nefs et galères. Et certes, très illustre Dame, de voir tant de pauvres chrétiens et surtout tant de petits garçons et de petites filles causait une très grande pitié. Entre autres actes de cruauté commis par les Turcs, j'en ai vu un énorme : étant entrés dans l'église cathédrale de Lipari, les Turcs y trouvèrent un certain nombre d'hommes et de femmes très vieux (je dis qu'à mon jugement ils dépassaient cent ans); les Turcs les prirent, les dépouillèrent tout nus et les ouvrirent vivants, et ils ne faisaient cela que pour prendre le fiel402. Comme nous demandions à ces Turcs pourquoi ils usaient de si grande cruauté envers les pauvres chrétiens, ils nous répondirent que ce fiel avait une très grande vertu ; nous n'en obtînmes rien d'autre. Tous les chrétiens étant sortis hors de Lipari et répartis entre les nefs et galères, toute l'artillerie trouvée dans la cité de Lipari fut aussi chargée sur les galères. Et aussitôt la malheureuse cité fut mise à sac et à feu, et cela fut à quatre heures de l'après-midi du même jour, bien que, le jour d'avant, les Turcs dans le combat eussent mis le feu aux bastions faits par les Liparotes. Après que la malheureuse cité de Lipari eût été mise à sac et à feu, le seigneur Bassa ordonna à toutes les galères turques de venir au port de Lipari et fit retirer les nôtres à une certaine distance des autres; pour quelle cause il le fit, nous ne le pûmes savoir. Toute la flotte étant réunie au port de Lipari, le seigneur Bassa s'embarqua ainsi que toute l'artillerie.

400 « Et ils veulent avoir les premiers sièges épiscopaux dans les synagogues et être appelés « Maitre » par les hommes ». Phrase tirée de Matthieu, 23, 6‐7. Hierosme Mauran met ainsi en avant sa culture religieuse. 401  Officiers  de  la  cour  du  Grand  Seigneur,  qui  font  aussi  office  d'huissier.  Ils  sont  souvent  envoyés  en ambassade vers les autres princes par le Grand Seigneur, et les prisonniers de distinction lui sont généralement confiés. 402 Fiel, n. m. Xe siècle. Emprunté du latin fel. Syn. vieilli de « Bile » (liquide jaunâtre sécrété par le foie). 

233

Le 12 dudit mois, tandis que l'incendie continuait dans la cité de Lipari, le reste

des Turcs ainsi que tous les bagages s'embarquèrent. Le 13 dudit mois de juillet, tandis que continuait l'incendie, furent rachetés

quelques chrétiens qui avaient été pris à l'île d'Ischia. Le nombre des Turcs descendus à terre pour combattre et assiéger la cité de

Lipari était de 5000. L'artillerie que le seigneur Bassa avait à terre, au monastère, vis-à-vis du fort de Lipari, et qui battait sans cesser la cité, était, tant canons que grosses couleuvrines de bronze, de seize pièces. L'artillerie qui fut prise dans Lipari, se composait d'abord d'un canon renforcé et d'une [couleuvrine] moyenne, [de] deux émerillons403, et [de] trois pièces de fer qui lançaient des boulets de fer. Les Turcs tués au siège et batterie de Lipari, tant dans les escarmouches [Folio 198] que des coups de canon tirés de la cité, furent au nombre de 343. Du côté des Liparotes il y eut 160 blessés et morts. Furent emmenés en esclavage 9000 (900?) âmes de Lipari, utriusque sexus, sans compter ceux qui, lorsque le feu eût été mis aux quatre coins de Lipari, furent trouvés cachés dans des cavernes souterraines; au total on estime qu'il y eût 10000 (1000 404) âmes prises dans Lipari et emmenées en esclavage.

Les Turcs ont tiré contre le fort de Lipari 2800 coups de canon. Qui eût eu

l'âme plus cruelle qu'un tigre, en voyant les pleurs, gémissements et sanglots que jetaient ces pauvres Liparotes en quittant leur propre cité pour être emmenés en esclavage, le père regardant son fils et la mère sa fille, n'aurait pu retenir dans ses tristes yeux un pleur abondant, et ces chiens paraissaient des loups rapaces au milieu des timides brebis. Lipari est fait ainsi.

403 Petites pièces d’artillerie. 404 Ce chiffre de 10.000 a ensuite été corrigé, peut‐être par erreur, en « 1.000 » sur le manuscrit de l’Itinerario. 

234

Le 14 dudit mois, à la diane, la flotte partit de Lipari et alla faire de l'eau en Sicile, au cap nommé le cap des « Mortelle »405, qui est situé entre Milazzo et la tour du Phare de Messine. Et comme toute cette côte est remplie d'arbres fruitiers et que dans cette saison leur feuillage était tout vert, elle apparaissait aux regardants comme un des plus beaux sites et pays que j'aie jamais vus, parce que c'est toute une colline penchant vers le Nord toute verdoyante. L'eau prise ou l'aiguade406 levée, la flotte partit du cap des « Mortelle » et alla à la bouche du Phare de Messine; à trois heures, elle entra dans le Phare et passa entre Scylla et Charybde407. Scylla était par rapport à nous au Nord-est. La bouche ou entrée du Phare est faite ainsi.

[Folio 198 v°] La flotte, étant entrée dans le Phare, passa devant Messine et

se mit au port dans le pays de Calabre, prés de la cité de Reggio, en un lieu nommé les « Bandelle ».

Le 15 dudit mois, à deux heures de l'après-midi, mon très illustre seigneur

avec les cinq galères alla jeter l'ancre devant la porte de la cité de Reggio, où est la fontaine, déjeuna là et fit de l'eau pour les galères, puis retourna aux « Bandelle ». En ce même jour, les Turcs firent le basar des chrétiens pris à Lipari, au port de la Catona408, en Calabre.

Le 16 dudit mois, le seigneur Bassa donna aux Messinois parole et sûreté

qu'ils pouvaient venir sûrement négocier et faire rachat à la flotte. Après beaucoup de pourparlers entre eux, les Messinois offrirent 15000 ducats pour tous les chrétiens pris à Lipari, et le seigneur Bassa demanda pour leur rançon, outre les 15000 ducats, 8000 quintaux de biscuit, et l'on s'en tenait des deux parts à ces conditions ; pourtant il fut dit que les Messinois donneraient ladite somme de deniers et aussi le biscuit.

405 Aujourd’hui « Punta della Mortella », langue de terre située non loin et à l’Est du cap Rasocolmo. 406 Aiguade, n. f. XVIe siècle. Du latin aqua, « eau ». Provision d'eau douce que l'on va prendre à terre au cours d'un voyage. 407 Respectivement écueil et gouffre du détroit de Messine. 408 La Catona est aujourd’hui une fraction de la commune d’Ascea, à 90 kilomètres environ de Salerne. 

235

Ce qui s'en est ensuivi, je ne l'ai pu savoir, à cause du manque de temps; car, le matin suivant, mon très illustre seigneur avec les cinq galères royales se sépara de la flotte. La nuit qui suivit ce même jour, il vint à la flotte une galiote du Grand Seigneur avec un chiaous ; des nouvelles qu'elle a apportées je n'ai rien pu savoir.

Le 17 dudit mois, après dîner, les cinq nefs de la flotte partirent du port de la

Catona, et à trois heures de l'après-midi, Salah Rais partit avec trente galères; le reste de la flotte resta avec le seigneur Bassa Barberousse à la Catona.

Le 18 dudit mois, à deux heures avant le jour, mon très illustre seigneur avec les cinq galères partit des « Bandelle », et dix milles après avoir doublé le cap de Reggio, nous rencontrâmes Salah Rais avec les trente galères et les cinq nefs; notre galère Réale s'approchant de sa capitane, mon très illustre seigneur et Salah Rais parlementèrent quelque temps. Ensuite nous fîmes voile, et avec nous vint une galiote que le seigneur Bassa nous donna pour nous accompagner jusqu'à Constantinople.

[Folio 199] Et en naviguant vers le cap de Spartivento409, la galiote turque que

le seigneur Bassa nous avait donnée pour nous accompagner, ne pouvant nous suivre, resta derrière nous. Nos galères parties en laissant le seigneur Bassa avec le reste de la flotte à la Catona, le seigneur Bassa partit de la Catona et alla faire de l'eau à Reggio. Et dès qu'il eut fait de l'eau, il partit de Reggio, doubla le cap et alla trouver Salah Rais à l'endroit où nous l'avions laissé avec les cinq nefs.

Reggio est une ancienne cité sur la rive du Phare, du côté de la Calabre; elle

est encore toute détruite par le feu qu'y mit l'an passé le seigneur Bassa Barberousse en venant en Provence avec sa flotte vers Sa Majesté très chrétienne.

Reggio est fait ainsi.

409 Promontoire du Napolitain, dans l’arrondissement actuel de Gerace. 

236

Partis des « Bandelle » à 10 heures avant midi, nous jetâmes l'ancre au cap de Spartivento, où nous nous arrêtâmes pour attendre la galiote turque qui naviguait de conserve avec nous; la voyant venir à la voile, nous partîmes du cap de Spartivento, et à 7 heures, nous arrivâmes au Bianco410; nous y fîmes de l'eau près d'une tour nommée Rondella, qui est ainsi faite.

Après que nous eûmes fait de l'eau pour la provision de nos galères, nous

partîmes du Bianco et nous entrâmes dans la mer Adriatique, en allant par Nord-est. Comme nous étions déjà à cent milles dans le Golfe, nous fûmes pris par un très mauvais temps et une horrible tempête de mer et de vents du Nord-Ouest, qui déchira et rompit les voiles de notre galère Réale. Notre frégate se trouvant en très grand danger de couler, [Folio 199 v°] nous fîmes à très grand peine que les hommes de ladite frégate se sauvassent sur la Réale; puis la corde de la frégate fut coupée, et elle fut abandonnée à la fortune de la mer.

Le 19, nous fûmes dans ladite mer ou Golfe vénitien411 par un très bon temps.

Le 19, nous fûmes dans ledit Golfe par un bon temps. Le 21, à sept heures du matin, comme nous allions jeter l'ancre à l'île de

Céphalonie et que nous approchions de terre, nous rencontrâmes une nef vénitienne que nous laissâmes continuer sa route. Cette île est grande de 70 milles, habitée, avec de très belles fortifications et une garnison de gens de pied et de chevaux au nom de la Seigneurie de Venise; c'est la première île grecque que l'on trouve après avoir passé le Golfe vénitien, en allant vers Constantinople.

Le 22, à la diane, nous partîmes de Céphalonie ; et faisant voile pour aller à

l'île de Zante, nous trouvâmes une autre nef vénitienne, à laquelle le signal fut donné par un coup de canon d'amener ou d'abattre les voiles. Comme elle ne voulut pas le faire, nos galères s'approchèrent d'elle et lui tirèrent sept ou huit coups de canon ;

410 Cap de Bianco, à une trentaine de kilomètres de Gerace. 411 Dénomination de la mer Adriatique. 

237

elle se défendit et tira deux coups de canon ; au dernier, elle lança une lanterne pleine d'éclats de pierre qui donna dans la galère Réale et blessa quelques forçats et mariniers. Enfin elle amena les voiles et envoya la barque avec le patron et l'écrivain412 à la galère Réale pour faire la révérence à mon très illustre seigneur l'Ambassadeur, et peu après vint le capitaine de ladite nef, qui était un gentilhomme vénitien de la casa Pisani. Et la révérence faite, mon dit très illustre seigneur lui fit une très longue et très belle remontrance, lui disant que, vu que la Seigneurie de Venise était en confédération avec Sa Majesté très chrétienne, ils ne devaient pas avoir l'audace de tirer contre sa bannière, et qu'au premier coup de canon qu'ils entendirent, ils devaient amener les voiles; non seulement ils n'avaient pas voulu le faire, mais après avoir tiré contre la bannière de Sa Majesté, ils avaient fait force de voiles pour fuir ; ce qui avait été cause qu'il avait ordonné à nos galères de les approcher et de leur tirer [Folio 200] des coups de canon ; et voyant qu'ils ne pouvaient fuir, ils avaient eu encore assez d'audace pour tirer contre la bannière de Sa Majesté. Le capitaine, le patron et les officiers de ladite nef firent de longs discours pour s'excuser. C'est pourquoi monseigneur l'Ambassadeur ordonna que le bombardier de la nef vint sur la Réale ; lequel y vint de force. Ce bombardier se nommait Agostino de Venise. Lorsqu'il fût arrivé en présence de M. l'Ambassadeur, ledit seigneur lui fit une très belle protestation contre l'audace et témérité qu'il avait montrée en tirant contre la bannière de France, quand Sa Majesté très chrétienne était alliée avec la Seigneurie de Venise. Et ledit bombardier, se voyant confondu et ne sachant que dire pour s'excuser, M. l'Ambassadeur ordonna qu'il fût pendu et me dit que j'allasse dans le scandolaro413 pour le confesser. Par sa confession j'appris que les coups d'artillerie qu'il avait tirés contre les galères et la bannière de France, il les avait tirés sur le commandement du patron de la nef. Voyant par sa confession l'innocence de ce bombardier et que la faute en était au patron, je priai le sieur Alban Hill, médecin, qu'il allât trouver M. l'Ambassadeur pour lui faire entendre l'innocence du pauvre bombardier ; et ayant recommandé ledit pauvre bombardier au garçon du scandolaro, j'allai trouver Monseigneur pour lui attester que la vérité était telle que le lui avait fait entendre le sieur Alban. Je parlai aussi à M. le Prieur de Capoue et a M. d'Entrecasteaux, qui dans leur bonté et gentillesse le demandèrent à mon dit très illustre seigneur, qui leur en fit libéralement don; et lesdits seigneurs l'envoyèrent sur la nef vénitienne, que nous revîmes ensuite à Zante.

Ce même jour, à 10 heures du matin, nous arrivâmes dans le port de Zante,

où nous fîmes, à l'entrée du port, de grands triomphes, tirant toute l'artillerie et mettant au vent les bannières et étendards des galères ; et le fort de Zante nous rendit nos saluts très bravement. Quand les galères eurent jeté l'ancre, le capitaine

412 Au XVI° siècle, l’écrivain d’un navire était entretenu, et avait le rang de commis principal (il tenait le registre du bord, en notant le nom des membres d’équipage, leur solde, les marchandises embarquées et débarquées, le registre d’état civil du bâtiment…). Ses écrits avaient foi en justice. 413 Nom  italien d’une des chambres d’une galère, appelée « escandole »   en France, dans  laquelle se trouvait l’argousin (chargé de la garde des forçats et des prisonniers). 

238

du fort, le provéditeur414 de la Seigneurie de Venise et, avec eux, beaucoup de gentilshommes vinrent sur la galère, avec des présents, fruits, poules et autres approvisionnements, pour faire la révérence à mon dit très illustre seigneur, et ils furent reçus avec très grande amitié. Cette île est grecque, sujette de la Seigneurie de Venise; elle a une étendue de cent milles, elle est habitée et a de très belles fortifications, avec une garnison de chevaux et de gens de pied; elle est à une distance de dix-huit milles de Céphalonie. Le fort et la ville de Zante sont faits ainsi.

[Folio 200 v°] Là, M. l'Ambassadeur envoya à terre l'écrivain de la Réale avec M. Chastelet,

contrôleur, un grec nommé Michali et un marinier liparote, ainsi que quelques forçats, pour acheter du vin et autres victuailles; et pendant qu'ils étaient à terre, deux esclaves s'enfuirent, ainsi que le Liparote. Mon très illustre seigneur, voyant que les esclaves et leur gardien s'étaient enfuis, envoya M. d'Entrecasteaux au seigneur provéditeur de la Seigneurie pour voir à les reprendre, et voyant que c'était chose impossible, d'après le rapport que lui fit ledit M. d'Entrecasteaux et les menaces qu'avaient faites audit sieur les gens du pays, le soir, à deux heures de nuit, deux insulaires de Zante étant venus sur la galère pour recevoir l'argent du vin qu'ils avaient vendu à l'écrivain et amené sur la galère, [mon très illustre seigneur], voyant que M. Chastelet et aussi Michali tardaient tant à revenir sur la galère, tant à cause de la fuite des esclaves qu'à cause du retard de l'écrivain et des autres, courroucé, fit lever l'ancre, et nous partîmes de Zante, les laissant tous trois à terre; mais nous retînmes les deux marchands de vin en otages. Partis de Zante, le 23, à deux heures

414  Le  provéditeur  est  un  officier  de  la  République  de  Venise,  chargé  du  contrôle,  de  l'inspection  ou  du commandement d'une flotte, d'une province, d'une place forte. 

239

du matin, nous passâmes devant la très ancienne cité d'Arcadie415, qui est proche du mont Olympe en Achaïe, et nous côtoyâmes le territoire, qui est terre ferme et beau pays pour les moutons et autres animaux domestiques.

A 3 heures de l'après-midi, nous passâmes entre la terre ferme, qui se nomme

le Péloponnèse ou la Morée, et l'île de Prodano416. Cette île est inhabitée; il y a un bon port; elle est faite ainsi.

[Folio 201] A 4 heures et demie de l'après-midi, nous fûmes près de Porto

Gioncho, autrement nommé les Verrines417, pour y entrer; mais à cause des vents contraires, nous allâmes à Modon. Porto Gioncho est un très beau port; il est sur les rochers qui forment le port et sont du côté du midi; il y a là un château qui est fait ainsi.

A 6 heures de l'après-midi, nous entrâmes à Modon418 avec très grand

triomphe et tir de l'artillerie, tant des galères que de la ville et de la forteresse, déploiement d'étendards et de bannières et offrande de présents. Modon est une terre très forte, et le château est encore plus fort; elle a été soumise par le passé à la Seigneurie de Venise, et on voit encore sur les murs les lions de marbre; mais à

415 Nom médiéval de l’antique Kyparissia : elle se trouve en Messénie et non pas en Achaïe, et Mauran fait une erreur en plaçant là le mont Olympe. 416 Ancienne Proté : elle sert de môle naturel au port récent de Marathoupolis. 417 Navarin, au nord de Modon, était désigné aux XVI° et XVII° siècles sous le nom de « Gioncho ». 418 Actuelle Méthoni, sur la côte de Messénie : elle a été prise par les Turcs de Bajazet II en 1498. 

240

présent elle est tenue par les Turcs qui habitent à l'intérieur du château-fort de la terre, et les pauvres chrétiens vivent misérablement au dehors dans des cabanes. Près du port, on voit un amas d'os placés les uns sur les autres en forme de tour, et il me fut dit par un Turc que c'étaient les os des chrétiens qui furent tués lorsque les Turcs prirent Modon des mains des Vénitiens. Là M. l'Ambassadeur attendit ceux qui étaient restés à Zante, le 24, jusqu'à deux heures de l'après-midi ; dans l'intervalle il écrivit au provéditeur de Zante par un des deux marchands que nous avions retenus à Zante, en échange des nôtres restés à terre, et l'envoya sur une des deux galiotes turques que nous trouvâmes à notre arrivée dans l'arsenal de Modon et qui allaient à la rencontre du seigneur Bassa Barberousse.

Modon est fait ainsi. [Folio 201 v°]

Ce même jour, c'est-à-dire le 25 juillet, nous fûmes à trois heures de l'après-

midi à la hauteur de Coron, qui est faite ainsi. A 7 heures et demie après-midi, nous passâmes au-dessus du cap

Matapan419. Le 26 dudit mois, à 5 heures du matin, nous fûmes entre le cap Santo Angelo,

l'île de Cervi et Cérigo. Le cap Saint-Ange, antiquitus420 cap Malée, est le principal

419 C’est l’ancien cap Ténare, à l’extrémité de la pointe Ouest de la Laconie. 420 « Anciennement » 

241

cap de la Morée, autrement nommée le Péloponnèse. C'est là qu'était la très antique cité de Lacedémone. Cérigo est une île inhabitée, sujette des Vénitiens ; on dit qu'elle a 200 milles de circuit ; elle est très belle; dans les histoires elle est appelée Cytherea insula, Veneri dicata421 ; on y voit encore les ruines d'un très beau temple de Diane et d'Apollon, où Hélène, femme de Ménélas, roi de Lacédèmone, fut enlevée par Paris, fils de Priam, roi de Troie ; ce qui causa la destruction et ruine de cette très grande et très riche cité.

Au coucher du soleil, nous passâmes au milieu de deux îles, les premières qui

se trouvent à l'entrée de l'Archipel. La première s'appelle Milo et est habitée ; la seconde, Antimilo, n'est pas habitée.

Le 27, à 6 heures du matin, nous passâmes entre deux autres îles, dont l'une

s'appelle l'Argentiera422 et l'autre Cefalù, qui n'est pas habitée, et nous y fîmes de l'eau.

Elle est faite ainsi. [Folio 202] Nous avions l'île de Paros à l'Est et l'île de Nicosie au Sud-est423.

Le soir, à deux heures de nuit, nous passâmes entre Tino et Micono424. Le 26 dudit mois425, à la diane, vers le Nord nous jetâmes l'ancre en une île

inhabitée appelée Dili, dans les histoires Delos insula, ubi erat fanum Apollinis426, que quelques-uns appellent l'île du Soleil. Il y a trois îles, que le vulgaire appelle les îles des Pendus. Dans la principale, c'est-à-dire Dili427, on voit un temple en ruines, 421 « L’Ile de Cythère, dite de Venus » 422 Aujourd’hui Kimolo, dans la partie Sud‐Ouest du groupe des Cyclades. 423 Hierosme Mauran semble s’être embrouillé dans ses notes :  la seule  île des Cyclades se  trouvant dans  la direction indiquée et portant un nom similaire est l’île de Naxos. 424 Actuelles îles de Tinos et de Mykonos. 425 Hierosme Mauran s’embrouille ici dans la datation qu’il donne de son voyage. 426 « L’Ile de Délos, où était un sanctuaire d’Apollon » 427 La grande Délos, ou Rhénée. 

242

qui était fait en forme sphérique ou ronde, soutenu par de nombreuses colonnes de marbre de style corinthien, dont on voit encore beaucoup qui sont renversées au bord de la mer près dudit temple. On voit aussi, dans les ruines de ce temple, la base où était placée la statue d'Apollon, et sur laquelle est resté un pied de la statue, long de deux palmes de canne. En cherchant dans l'île, le Révérend Monseigneur le protonotaire de la Garde, M. d'Entrecasteaux et moi, s'il n'y avait pas d'autres antiquités, nous trouvâmes plusieurs statues renversées par terre, la plupart d'une longueur de dix à douze palmes, toutes sans tête, mains ni pieds. Leur très bel habillement prouvait qu'elles avaient été faites de main d'excellent sculpteur. Ces îles sont si fort abondantes en lapins, que nous en prîmes quelques-uns à coups de pierres. On y trouve des médailles d'or et d'argent. Entre autres, au bord de la mer, prés du temple en ruines, nous trouvâmes une médaille d'or de la dimension d'un demi teston, à l'effigie du grand Alexandre le Macédonien, et ce fut le seigneur Leone Strozzi, prieur de Capoue, qui l'eut.

[Folio 202 v°] Le 27 juillet, à une heure du matin, nous partîmes de Délos et

nous prîmes port dans l'île de Micono, qui est inhabitée; le soir, à cinq heures après midi, nous jetâmes l'ancre à l'île de Tino, qui est habitée, et nous y restâmes toute la nuit.

A notre arrivée à Antila428, petite terre ou château de cette île, les gens vinrent

trouver mon très illustre seigneur l'Ambassadeur et lui firent présent d'un veau, racontant qu'environ huit jours auparavant, la fuste429 d'un chevalier de Malte, de Syracuse, et six autres bateaux, tant brigantins que frégates, étaient venus en cette île, et qu'eux, comme amis et chrétiens, les avaient reçus et leur avaient fait gentil accueil; puis, les insulaires sans penser à mal, pleins de confiance en eux, étant partis un matin travailler au dehors, ce chevalier et ses gens, voyant qu'il n'était resté que peu d'hommes au château, tuèrent les hommes, mirent à sac le château et la terre, et emmenèrent comme prisonniers les femmes, les petits garçons et les petites filles. Mais Dieu ne voulut pas que telle scélératesse et tel manquement de foi restassent impunis. Croyant s'en retourner à Syracuse, ils furent pris par un Turc nommé Bille Rais, qui avait deux galères et quatre galiotes; et pour ce fait, j'ai vu, à Constantinople, couper la tête à ce chevalier et à un de ses compagnons, le capitaine Jean Stafialisi, autrement dit « le Grec ». Le matin, 28 dudit mois de juillet, nous partîmes de Tino pour aller à l'île de Chio, et nous allâmes par quart de vent entre Nord-Ouest et Nord. Nous avions l'île d'Andros à 20 milles au Nord. Le soir, à une heure de nuit, nous prîmes port dans l'île de Chio, au pied d'une tour où se fait la garde.

428 Ce nom, qui est peut‐être erroné, paraît avoir disparu de la toponomastique contemporaine. Il s’agit peut‐être d’Exobourgo où se trouvait dans l’île de Tinos la résidence fortifiée du provéditeur vénitien. 429 Bâtiment long et de bas bord qui se manœuvrait à voiles et à rames, plus grand que le brigantin et plus petit que la galiote. 

243

Le 29 dudit mois, à 8 heures du matin, nous fîmes notre entrée dans le port de Chio avec très grand triomphe d'artillerie et de bannières, et nous y restâmes quatre jours pour nous y reposer et y prendre des vivres.

[Folio 203] Le port de Chio est fait ainsi. Chio est une île située dans la mer Egée, qui a une étendue de 400 milles.

Cette île étant soumise à Michel Paléologue, premier empereur grec, cet empereur la donna à la république de Gênes. La cause en fut qu'en 1262, ledit Paléologue, étant si inquiété par les Vénitiens qu'il était en très grand péril de perdre l'Empire, recourut à l'aide des Génois qui ne faillirent pas à le secourir et, après avoir défait les Vénitiens, le confirmèrent dans l'Empire. C'est pourquoi, ne voulant pas montrer d'ingratitude pour le service qu'il en avait reçu, il fit don de cette île aux Génois430. Ceux-ci l'ont possédée depuis et la possèdent encore aujourd'hui. Cette île produit en très grande quantité le mastic, qui est porté dans le monde entier. Les seigneurs de Chio en font beaucoup d'argent, dont ils paient 14000 ducats de tribut au Grand Seigneur. Qui veut acheter du mastic431 doit en acheter en gros ; sinon ils n'en vendent pas. Si pourtant quelqu’un en veut une livre, ils le vendent en partie et en partie le donnent. Si l'on trouvait du mastic en possession d'un particulier, il serait aussitôt puni, parce que personne ne peut en détenir ou en vendre que les seigneurs a ce député. Ce mastic naît dans un endroit de l'île où fut martyrisé saint [Isidore] comme on lit dans le catalogue des Saints ; et cet endroit est appelé le mont du Mastic. Cet arbre a […] de hauteur et a les feuilles pareilles à celles du lentisque, dont nous avons grande quantité ici, sur notre territoire d'Antibes. Quatre des premiers gentilshommes de Chio sont chargés de faire nettoyer ces arbres au temps voulu; c'est pourquoi, au mois de mars, ils font bien ratisser [Folio 203 v°] et nettoyer la terre sous les arbres, puis font faire de nombreuses entailles au tronc desdits arbres. De ces entailles sort alors une liqueur blanche, dont partie tombe à terre et partie reste dans les entailles et se solidifie. Ensuite, à une certaine époque, les

430 Chio  fur enlevée aux Génois par  les Turcs en 1566 : ce passage semble donc avoir été  rédigé avant cette date. 431 Le mastic est une résine qui coule des  incisions faites au Térébinthe  lenstique. Les Turcs appellent  l’île de Chio l’île Sakis Adassi (« l’île au Mastic »). 

244

seigneurs font publier un ban432 pour que ceux qui veulent aller récolter le mastic y aillent, et ils leur donnent tant par livre. Il y a peine de mort pour qui irait en récolter avant le ban ou en déroberait lorsqu'il est récolté. En cette île il y a un mont nommé Arvisio, où on récolte de très bons vins et en grande quantité; ce mont est mentionné par Pline au XIVème livre de son Histoire naturelle, et Virgile aussi en parle dans son églogue de Daphnis, où il dit :

Vina novum fundam calathis arvisia nectar433. Il y a dans cette île plusieurs villages. Il y a aussi un très beau monastère de

l'Ordre de Saint Basile, appelé la Vierge de Moni, sur la montagne, à une distance de trois milles de la ville de Chio; les pèlerins qui y vont par dévotion y sont défrayés pendant trois jours.

Le 4 août, à 7 heures du matin, nous partîmes de Chio, et vers 5 heures après

midi, nous rencontrâmes cinq galères turques qui venaient de l'Anatolie et dont était capitaine un Rais nommé Mustapha. Après que nos galères se furent saluées les unes les autres, les Turcs allèrent à Chio, et nous allâmes dîner dans un petit port qui est proche de Chio et se nomme Saint-Nicolas.

Le 5 du mois d'août, au coucher du soleil, nous arrivâmes à l'île de Mételin.

Cette île est habitée et a 200 milles de circuit. Dans l'antiquité elle s'appelait Lesbia insula434.

L'île de Mételin, anciennement appelée Lesbia, fut donnée par Calojanni,

empereur de Constantinople, en 1354, à Francesco Gattilusio, de Gènes, à perpétuité, parce que Gattilusio, patricien génois, l'avait secouru et défendu dans l'Empire contre les Vénitiens. Les Génois la tinrent jusqu'en 1464, année où elle fut prise par Mahomet II Othoman, qui en chassa les Génois. Elle produit en abondance toutes sortes de fruits, de vins et de graines. Bonis omnibus est refertissìma, maxime vini copia435. Virgile en parle, au second livre des Géorgiques :

Non eadem arboribus pendet vindemia nostris, Quam Methymneo carpit de

palmite Lesbos436.

Ex hoc multi singulares viri prodiere, ex quibus Pittacus, unus ex septem sapientibus, Alceus poeta, Diophanes orator. Lesbos insula dedit Sapho poetissam,

432 Proclamation administrative fixant le début de la moisson, des vendanges, etc. 433 « Un vin nouveau versé aux coupes, nectar de Chio ». Phrase tirée de Virgile, Eglogues, V, vers 71. 434 « Ile de Lesbos » 435 « Il y avait toutes les bonnes choses en une très grande abondance et surtout du vin » 436 « La  vendange qui pend  à nos  arbres n’est pas  la même que  celle que  le bois  cueille  sur  le  sarment de Méthymne ». Virgile, Géorgiques II, 90 

245

captam amore Phaonis, ut Ovidius in Epistolis437. On y récolte les vins appelés vins de Lesbos, qui sont très bons et en quantité.

Le 6 août, à 5 heures du matin, nous arrivâmes à l'île de Ténédos, qui est

habitée et est faite ainsi. [Folio 204] A 10 heures, nous partîmes de Ténédos, qui se trouve à 10 milles

et en face de la fameuse cité de Troie; à 2 heures de l'après-midi, à la hauteur du cap Janissaire, nous trouvâmes deux galères et quatre galiotes. Leur Rais ou capitaine se nommait Bille Rais, qui avait pris une fuste et deux brigantins, ainsi que leur capitaine, lequel était chevalier de Malte, de Syracuse, comme j'ai déjà dit plus haut, et qui, sous ombre d'amitié, avait mis à sac et pillé les gens de l'île de Micono. Mon très illustre seigneur l'Ambassadeur, voyant que les galères venaient à notre rencontre sans faire aucun signe d'amitié, bien qu'elles vissent l'étendard de Sa Majesté très chrétienne, fit mettre les armes en couverte438 et armer tous les gens qui se postèrent aux meurtrières ; et il fit cela dans l'intention de livrer combat. Bille Rais, étant à une portée d'arquebuse, tira une arquebusade, puis aussitôt toute son artillerie ; nos galères firent de même ; nous nous approchâmes les uns des autres, et ledit Bille Rais et certains janissaires montèrent à bord de la galère Réale; après qu'ils eurent fait collation avec mon très illustre seigneur l'Ambassadeur, il s'en retourna sur sa galère, et nous continuâmes notre route. A 4 heures de l'après-midi, nous jetâmes l'ancre au port de Troie, appelé dans les histoires Simountis ou Sigé, où descendirent mon très illustre seigneur l'Ambassadeur, M. le Prieur de Capoue, M. d'Entrecasteaux, le Révérend protonotaire de La Garde, ainsi que moi en leur compagnie, et nous vîmes certaines ruines antiques et un lac rempli d'eau, dans lequel on voit des ruines d'autrefois et où apparaît une longue sépulture, placée sur quatre colonnes, avec une inscription grecque à l'entour ; comme l'heure était déjà avancée et que le tombeau était au milieu du lac, je ne pus y dessiner le vase et prendre la copie de l'épitaphe. On voit au loin dans la plaine trois villages situés entre cinq monticules qui sont dans ladite plaine. Cette cité troyenne — à ce que l'on peut 437 « De ce lieu‐ci proviennent plusieurs hommes exceptionnels, parmi lesquels Pittacus, l’un des sept savants, le poête Alceus,  l’orateur Diophane. L’Ile de Lesbos donna  la poetesse Sapho, éprise d’amour pour Phaonis, d’après les Epitres d’Ovide » 438 Mettre les armes sur le pont, c’est‐à‐dire donner le signal du branle‐bas de combat. 

246

conjecturer d'après les restes de murs qui se voient entiers ou ruinés sur la rive qui se dresse près de la mer — occupait un grand emplacement, pas moins, à mon jugement, de deux cent [Folio 204 v°] milles; de sorte que ce n'était pas une cité seulement, mais une province tout entourée de murs, puisque de ce port de Sigée jusqu'aux fortifications du château d'Ilion construites par l'empereur Constantin, il y a cent milles par mer et que toujours on voit des murs partie en ruines et partie intacts.

Le soir, après avoir dîné audit port de Sigée nous partîmes et nous fîmes force

voiles pour doubler le cap Janissaire; mais la force du courant nous rendit le passage impossible, et nous jetâmes l'ancre sous les murs d'Ilion réparés par l'empereur Constantin, où l'on voit encore une vedette (?) et, à son sommet, deux colonnes de marbre dressées. Près de cette fortification d'Ilion, qui est située au Nord à l'angle extrême de la cité de Troie, court le grand fleuve du Xanthe qui fait en mer de grandes lames où heurta et toucha la galère Saint-Pierre. Cette galère, pendant que nous étions au port de Sigée, avait été envoyée en avant par mon très illustre seigneur pour aller à Constantinople avec Jacques, son maître d'hôtel, et Jean Volo, son valet de chambre.

Le port de Troie est fait ainsi. Le 7 du mois d'août, à la diane, nous doublâmes le cap Janissaire, et nous

déjeunâmes à l'entrée du Canal, en deçà des Châteaux. Après déjeuner, nous partîmes de l'entrée du Canal, et à 5 heures de l'après-midi, nous dînâmes au pied des montagnes de l'Ida, qui sont pleines de très beaux arbres verdoyants et de toutes sortes d'oiseaux qui nous donnèrent pendant le repas un merveilleux plaisir par la douce harmonie que produisait le mélange de leurs chants. [Folio 205] Ces monts Ida ne sont pas trop hauts, mais forment une ligne égale qui les rend délicieux à voir.

Les monts Ida sont faits ainsi.

247

Le 8 août, à la diane, nous partîmes des monts Ida; et à 5 heures de l'après-

midi, nous arrivâmes entre les Châteaux, et nous prîmes port au Château de l'Anatolie439 près duquel est, au Nord, un puits où nous fîmes de l'eau. Là nous trouvâmes Bille Rais qui espalmait ses galères [Xerxès, roi de Perse fit un pont d'un Château à l'autre, passa en Grèce avec trois cent mille hommes et prit la cité de Gallipoli]. Pendant que nous étions près du Château, le fils du châtelain vint faire la révérence à mon très illustre seigneur l'Ambassadeur et lui fit présent de melons et autres fruits. Sur ces entrefaites, l'écrivain de notre galère Réale fut mandé de l'autre côté du Canal, en Grèce, à une ville nommée Maito, afin d'acheter du vin pour les galères.

Les Châteaux sont faits ainsi.

Le 9 août, à la diane, nous partîmes du Château du côté de l'Anatolie, nous

traversâmes le Canal, et nous embarquâmes le vin à Maito. Partis de Maito à deux heures de l'après-midi, nous arrivâmes à 6 heures à la noble cité de Gallipoli, très belle et grande et qui fut la première cité que prit en Grèce par tromperie et trahison

439 Abydos. 

248

la maison Othomane [Gallipoli a Caio Caligula imperatore dicitur condita440]. Là se tiennent toujours des galères et des galiotes au nombre de 15, pour la garde du Canal et de l'Archipel. [Folio 205 v°] Dans une plaine en avant de la cité, nous vîmes une grande quantité de chameaux qui brisaient ou foulaient le grain avec leurs pieds.

Cette cité est très abondante en grains, vins et autres fruits, et on dit qu'elle est la première de toute la Grèce.

Gallipoli est fait ainsi. Après être restés environ deux heures à Gallipoli, nous partîmes, et à 11

heures de nuit, nous arrivâmes à une île située au milieu du Canal et nommée Marmara, où il y a de très belles antiquités. C'est là qu'étaient les jardins de l'empereur Constantin premier.

Le jour suivant, qui fut le 10 août, à 10 heures du matin, nous arrivâmes à la

fameuse, impériale et très grande cité de Constantinople, située dans la Thrace. A notre arrivée et en entrant dans le port, comme nous étions devant le Palais du Grand Seigneur, après que nos galères eurent levé les rames, elles tirèrent toute l’arquebuserie, puis la grosse artillerie, et au même instant à chaque banc des galères fut dressée une bannière ; on mit à la poupe le grand, riche et très bel étendard de France, fait de damas cramoisi brodé d’or ; au milieu d’un champ de damas bleu [se voyaient] les lis et la couronne impériale brodés en or et en relief; la couronne était soutenue des deux côtés par deux anges qui étaient grands comme deux enfants; leur corps paraissait naturel; ils avaient les ailes faites d'or et de soie de diverses couleurs, comme les ailes d'un phénix, et touchées par le soleil, [Folio 206] elles resplendissaient merveilleusement. Nous ne trouvâmes pas le Grand Seigneur, parce qu'en revenant de Hongrie, il était allé à Brousse pour faire la paix, à ce qui nous fut dit, entre ses deux fils.

440 « Qu’on dit fondée par l’empereur Caius Caligula » 

249

Constantinople fut d'abord nommée « Agios », puis « Byzantium », enfin « Constantinopolis ». Elle fut d'abord construite par les Lacédémoniens, dont le chef était alors un certain Pausanias; elle a été barbare jusqu'au temps de Constantin le Grand, qui la fit chrétienne et lui donna son nom. Après que l'Empire grec eût été chassé et détruit et qu'elle fut assujettie aux Turcs, elle devint tout entière mahométane, ainsi que la plus grande partie de son territoire.

En 1315, elle a été soumise au roi de France; elle avait pour gouverneur un

certain Châteaumorand, né à Amboise, cité de France ; les Français l'ont tenue jusqu'à Baudouin, qui en fut chassé par le grec Michel Paléologue Ier ; elle fut prise par Mahomet II en 1453.

Constantinople est faite ainsi du côté où l'on vient de Marmara. Après avoir tiré l'artillerie et salué le Palais du Grand Seigneur, nous allâmes

prendre port à Péra, ancienne colonie génoise. Arrivés là, certains Turcs amenèrent à bord un homme sauvage de la grandeur d'un enfant de douze ans, qui avait été pris en Tartarie. Il avait le corps tout couvert de poil, sauf les genoux et les paumes des mains; il avait un museau de chien, gros et long comme celui d'un dogue d'Angleterre. Semper deferebat virgam erectam441. Ils le tenaient enchaîné par le cou ; il faisait des sauts merveilleux. Descendu à terre, mon très illustre seigneur alla se loger avec toute sa cour dans le palais où se tiennent d'ordinaire les ambassadeurs de France; là habitait, lorsqu'il était ambassadeur pour le Roi près le Grand Seigneur, l'Espagnol Rincon, qui fut tué sur le Pô, devant Crémone, en même temps que le seigneur Cesare Fregoso, ces années passées ; il fit blanchir ce palais à l'extérieur et peindre sur le mur les armes de notre roi de France et les siennes; nous y 441 « Il portait toujours la verge en érection ». 

250

restâmes jusqu'au 7. Mon très illustre seigneur, [Folio 206 v°] voyant que le Grand Seigneur était à Brousse pour ce que nous avons déjà dit plus haut, et que son arrivée à Constantinople n'était pas prochaine, passa le 11 août à Constantinople avec sa suite et alla faire la révérence à un Bassa nommé Mahomet, gouverneur et lieutenant pour le Grand Seigneur à Constantinople ; nous le trouvâmes assis dans une très belle salle, où il avait l'habitude de donner audience à tous.

Afin que les lecteurs voient quel soin ces Mahométans ou Turcs mettent à

nourrir le corps et à lui donner plaisir, je dirai la manière dont mon très illustre seigneur fut reçu, ainsi que la forme et architecture de la salle où nous trouvâmes le Bassa. Arrivés d'abord à la porte du palais de ce seigneur Mahomet Bassa (qui est faite en forme de portail avec quatre colonnes de marbre) et entrés dans la cour basse, se présentèrent à nous douze spahis442 vêtus de casaques, qui de brocart et qui de damas à grosses fleurs d'or; après avoir fait la révérence avec grande politesse, ils accompagnèrent mon très illustre seigneur seulement jusqu'à l'escalier par où l'on monte à la salle, et puis s'en retournèrent à l'endroit d'où ils étaient partis. L'escalier compte 26 très beaux degrés de marbre et a un petit mur de chaque côté, de la hauteur de trois palmes, et par-dessus un très beau cordon de marbre très fin. Mon très illustre seigneur étant donc pour monter, 26443 spahis se tenaient en bel ordre, un d'un côté, l'autre de l'autre, sur chacun des degrés de l'escalier, — vêtus qui de casaques de brocart, qui de velours à ramages d'or, avec le turban en tête et la calotte de velours cramoisi à petits plis sur le sommet ; ces spahis, tandis que mon très illustre seigneur et nous montions l'escalier, ne bougèrent pas de l'endroit où ils étaient, sauf qu'ils firent à mon très illustre seigneur une petite inclinaison de tête, et ils ne dirent pas un mot, et se tinrent sans faire un mouvement tant que mon très illustre seigneur fut à parler dans la salle avec le seigneur Bassa Mahomet. Mon très illustre seigneur étant entré dans la salle, nous trouvâmes le seigneur Bassa, et avec lui une grande compagnie de spahis, janissaires et Turcs; dès qu'il vit mon très illustre seigneur, il se leva de son siège, fit pour venir à sa rencontre quatre ou cinq pas et l'accueillit avec grande politesse, le faisant asseoir près de lui sur des coussins de velours et de brocart. Pendant que mon très illustre seigneur s'entretenait avec le seigneur Bassa et nos gentilshommes, je me mis à contempler la disposition et architecture de la salle, qui est faite ainsi. [Folio 207] D'abord, elle a une longueur de 50 pas sur 25 de largeur ; tout autour sont des bancs qui étaient recouverts de tapis; d'un côté, elle est construite à voûtes ou arcades ouvertes, qui sont soutenues par de très belles colonnes de bois et leurs architraves ; ces colonnes et ces architraves sont peintes d'une couleur rouge très fine et très brillante. Le plafond est tout uni, avec différentes sculptures très bien exécutées, et peint lui aussi de la même couleur rouge; au milieu du plafond pend une pomme ronde, dorée, de deux palmes et demie de tour, avec son pendant de fil d'or et de soie cramoisie, d'une longueur d'une palme et demie. Le pavage de cette salle est

442 A l'origine, les «sibahis» étaient des cavaliers fournis par les tribus inféodées à l’Empire ottoman. 443 Hierosme Mauran avait d’abord écrit sinquinta. 

251

formé de très belles briques rouges carrées; à chaque coin ou angle de la salle, il y a une porte de marbre oriental, toute d'une pièce, divisée en carrés, l'un blanc, l'autre noir, et d'égale dimension; le carré blanc est entièrement blanc; le carré noir a des ondulations blanches et noires : chose rare et très belle à voir, en considérant les merveilleux ouvrages de la nature. De l'autre côté, où ladite salle est close, sont quatre fenêtres ornées de figures, et tout autour il y a certains trous dans lesquels sont encastrées ou fixées des pièces d'émail de diverses couleurs et où sont peints au naturel différents animaux et arbres. Entre autres, j'en vis un au pied duquel étaient deux paons, et du sommet descendait un perroquet qui s'accrochait avec le bec aux branches de l'arbre; et certes, tant l'arbre que les paons et le perroquet paraissaient naturels.

Quand mon très illustre seigneur eut pris congé du seigneur Bassa, en

descendant l'escalier, nous trouvâmes les spahis déjà nommés, chacun à son poste et dans le même ordre. Arrivés dans la cour basse, avant de monter à cheval, mon très illustre seigneur voulut aller dans le jardin qui est dans cette cour basse et qui est tout à l'entour garni de jalousies de bois; dedans, il y a divers arbres fruitiers et des fleurs. Entre autres, j'y vis des violettes nommées indiennes, de couleur violacée comme celles de notre pays, mais plus larges, avec la feuille plus grande, la tige plus longue, et d'une merveilleuse et suave odeur; cela nous fut chose nouvelle à voir, parce que nous étions au mois d'août et que dans notre [Folio 207 v°] pays nous n'en avons jamais qu'au printemps. Dans un angle de cette cour basse, il y a une très belle écurie pour les chevaux, où (comme il me fut dit par les esclaves qui y ont la garde des chevaux) le seigneur Bassa tient d'ordinaire 150 chevaux, et il y en avait presque ce nombre. Au-dessus de ladite écurie se trouve la demeure des esclaves et palefreniers dudit seigneur Bassa. Lorsque nous eûmes vu le jardin et les chevaux, mon très illustre seigneur monta sur son très beau cheval turc, ainsi que M. d'Entrecasteaux, le seigneur protonotaire de La Garde, le comte de Marano, le sieur Jean, drogman, et quatre spahis du seigneur Bassa qui escortèrent mon très illustre seigneur jusqu'à la Porte de la Justice, puis s'en retournèrent. Nous, nous montâmes dans les gondoles444 et passâmes à Péra.

Péra était autrefois colonia Januensium445; elle est grande comme la cité de

Nice en Provence, toute entourée de murs; de l'autre côté du port, en dehors, sur le monticule où sont les sépultures des Turcs, il y a une belle tour appelée la Tour de Péra. Dans cette cité, il y a des monastères des quatre Mendiants, et dans les cloîtres et les églises on voit de nombreuses sépultures aux armes des gentilshommes génois, des Grimaldi d'abord, des Doria, des Rossechi, Grilli, Pallavicini, Gentili, Vivaldi, Giustiniani, Sauli, Marini, Negri, Negroni, Spinola, Cattani,

444 Les barques qui faisaient le service entre Constantinople et Péra ressemblaient aux gondoles des canaux de Venise. V. STOCHOVE, Voyage en Egypte 1631, éd. IFAOC, 1975, p. 43 : « Les barques qui servent pour passer le port sont appelées par les Turcs perrama ; elles sont presque de la forme des gondoles de Venise ». 445 « Colonie des Gênois » 

252

et autres, dont les noms ne me reviennent pas à l'esprit. Les palais qui s'y trouvent, sont bâtis à la génoise. Les Turcs ont pris le monastère de Saint-Dominique pour en faire une mosquée. Dans les trois monastères de Saint-Francois, de Saint-Pierre et de la Visitation, qui est de l'ordre de Saint-Benoît, habitent des religieux qui font l'office à la romaine, mais on n'y sonne pas de cloche. A cet office assistent les seigneurs de Péra qui sont catholiques et vivent selon notre sainte mère l'Eglise romaine ; le premier d'entre eux est le seigneur Giovanni Compiano, premier gentilhomme de Péra, très grand ami de mon très illustre seigneur, et il y a de nombreux seigneurs et marchands de tous les pays de la Chrétienté. Il y a là des Vénitiens, des Bressans, des Génois, des Français, des Allemands, des Espagnols, des Anglais, des Juifs. Il y a des comptoirs de toute sorte de marchandises, comme à Constantinople. Il y a quatre portes, l'une pour aller à l'Arsenal, l'autre pour venir au quai du port et aller aux magasins des munitions, poudre, salpêtre et autres munitions; la troisième s'appelle la Porte des Bombardes, où est la fonderie; la quatrième conduit aux jardins, aux vignes et aux sépultures, et on l'appelle la Porte de la Tour. [Folio 208] Là se voit un grand nombre de bombardes de toute sorte, canons renforcés, couleuvrines, pièces de campagne, basilics, mortiers, sacres, émerillons, vers446. Nous y vîmes onze basilics447, longs de 24 palmes; nous vîmes aussi sept mortiers qui furent portés contre Rhodes, et l'un d'eux porte sur le bord de la gueule la trace d'un coup de canon qui lui fut tiré de Rhodes. Ces mortiers sont gros de tour de huit palmes et quelques-uns même de neuf et renforcés jusqu'où on les remplit de poudre ; un homme peut entrer à genoux dans la cavité de la gueule. Nous y vîmes une couleuvrine, longue de 22 palmes, faite en forme de colonne corinthienne, et un mortier, long de 15 palmes, avec de très belles figures en relief, qu'Ibrahim Bassa fit porter de Hongrie à Constantinople. Devant cette fonderie, où sont des Allemands qui, au nombre de 40 ou 50, y font les pièces d'artillerie, il y a un môle448 fait de bois, où mon très illustre seigneur montait sur les gondoles pour aller à Constantinople.

Nous nous établîmes entre Péra et la vigne où mon très illustre seigneur s'était retiré avec suite à cause de la peste, laissant les galères dans le port du côté de Péra, aux mains de frère Giraut, son lieutenant, jusqu'au retour du Grand Seigneur à Constantinople, qui eut lieu le 23 août, vers trois heures de l'après-midi. Il s'était embarqué seul à Chalcédoine [qui est une petite ville de l'Anatolie, où le Grand Seigneur a une très belle tour avec un jardin; là s'est tenu le concile Chalcédonien] dans son brigantin de 15 bancs, tout couvert de satin cramoisi, et les esclaves qui rament sont vêtus de même, avec des chemises de toile de genêt très blanche.

446 Petite pièce d’artillerie dont on se servait à bord des navires de guerre au XVI° siècle. 447 Nom d’un serpent, donné au XVI° siècle à une pièce d’artillerie, une bouche à feu d’un très gros calibre. 448 Massif de maçonnerie, qui protège l'entrée d'un port en faisant obstacle aux lames venant du large, ou qui divise un bassin en darses pour permettre aux navires d'accoster. 

253

Le 26, M. d'Aramon, qui, comme nous l'avons dit lors de la prise de Portercole, s'était rendu à Rome près du pape Clément VII, et qui, la flotte étant partie de Portercole avant son retour, s'en vint par terre à Constantinople, arriva ce jour à Péra chez mon très illustre seigneur.

Péra est faite ainsi.

Le Grand Seigneur, de retour de Hongrie et de Brousse, arriva donc à

Constantinople le 23 août, vers trois heures de l'après-midi. Le jour [Folio 208 v°] suivant, qui fut le 24, mon très illustre seigneur, accompagné de sa suite, passa à Constantinople pour baiser la main du Grand Seigneur. Il descendit à terre à la porte de Constantinople nommée la Justice ; nous y trouvâmes huit spahis du Grand Seigneur envoyés là pour recevoir mon très illustre seigneur et l'escorter jusque dans l'intérieur de la Porte.

Avant que mon très illustre seigneur se présente devant le Grand Seigneur et

lui baise la main, mes très chers lecteurs, je veux d'abord que vous sachiez ce que c'est que la Porte, comment est faite la garde tant de Turcs que spahis et janissaires qui s'y tiennent tout le jour, et sa disposition intérieure. Sachez d'abord que de la Porte de la Justice jusqu'au Palais du Grand Seigneur appelé la Porte, il y a la distance d'un grand mille. Cette Porte ou Palais à environ quatre milles de circuit et est tout à l'entour murée de pierres carrées; le mur a 4 cannes ou 32 palmes de hauteur. Une rue circule tout autour. Vis-à-vis de la Porte, à une distance d'environ une demi-portée d'arc, se trouve le très fameux temple de Sainte-Sophie, une des sept pyramides [merveilles] du monde, construit par Justinien, premier empereur de Constantinople de ce nom, en l'an 556 de l'Incarnation, et dont je remets la description en son lieu. Entre Sainte-Sophie et la Porte il y a une très grande et très belle place. Mon très illustre seigneur, étant arrivé sur cette place, se présenta à la porte du Palais ou de la Porte. La porte d'entrée est haute de 12 à 15 palmes et est faite de pierres de taille noires simplement. Les portes de bois sont très belles ; des

254

lettres turques y sont sculptées et gravées. A la garde de cette porte sont 300 Turcs. Leur caserne est près de ladite porte, où il y a une très belle voûte d'où pend une lanterne de verre faite en forme de fanal449 de galère. Quand mon très illustre seigneur franchit le seuil de cette porte, les Turcs de la garde se présentèrent à lui et le reçurent avec grand honneur, en inclinant la tête à la manière turque. Après avoir passé cette première porte, nous trouvâmes une belle et grande place, dans un angle de laquelle on voit 1 vieux palais des Patriarches [Folio 209] de Constantinople Au centre de cette place il y a un beau pavage droit d'une largeur de 8 palmes, fait de petites pierres blanches et noires qui forment des ronds et des fleurs. De côté et d'autre, pendant que mon très illustre seigneur passait pour aller à la seconde porte du Palais, se tenaient les chevaux des spahis, dont une partie étaient montés et très richement vêtus. Nous ne vîmes aucun de ces chevaux (qui étaient au nombre d'environ deux cents) qui n'eût des rênes d'or ou d'argent, ainsi que les étriers ; la plupart avaient sur le front une lame d'or ou d'argent, en forme de rose, dans laquelle était enchâssé un rubis, une hyacinthe ou une turquoise; et ils avaient les brides faites à la turque, brodées d'or et de soie cramoisie, enrichies de turquoises. Chacun de ces chevaux avait la sous-barbe faite en forme de chaîne d'or ou d'argent, estimée d'une valeur de 500 ducats, plus ou moins, selon la quantité d'or ou d'argent qui y entrait. Ils avaient de petites selles à la turque, toutes dorées; sur la croupe, trois palmes de brocart d'or ou de velours brodé d’or avec des rangs de boutons pendants de chaque côté et faits de fil d'or et de soie cramoisie. Les chevaux étaient de très beaux turcs et barbes, de robe noire ou more, baie, grise, pommelée ou blanche, et dont le prix était au moins de 200 ducats. Il me fut rapporté que le Grand Seigneur tient ordinairement dans son Palais 6000 spahis à cheval.

Quand mon très illustre seigneur eût passé avec sa suite au milieu de ces

chevaux, qui étaient très belle chose à voir, nous arrivâmes à la grande et seconde porte dudit Palais, qui est gardée par des janissaires. Les janissaires qui la gardent sont au nombre de 12000 ; ils ont leurs chachaias, qui sont les chefs ou colonels ; ils portent un grand bouquet de plumes en aigrette sur la tête et se tiennent à leur rang sur les sièges placés tout autour du cloître qui est dans la première place que vous trouvez après avoir franchi cette seconde porte. Dès que mon très illustre seigneur eut franchi cette seconde porte, les janissaires avec leurs chaious et chachaias, qui se tenaient tout autour de ce cloître en très bel ordre, se levèrent tous, s'inclinèrent en voyant passer mon très illustre seigneur et lui firent grand honneur; dès qu'il fut passé, ils retournèrent s'asseoir. Au milieu de ce cloître, qui est tout couvert à la façon des cloîtres de moines, il y a une grande place, où [Folio 209 v°] sont des arbres variés, surtout des cyprès, et divers animaux, comme des cerfs, chevreuils, autruches, chèvres d'Inde et autres animaux, qui se promènent parmi les arbres. Il y en a qui sont enfermés en divers lieux, d'abord des lions, des genettes450 qui

449 Grosse lanterne avec laquelle un bateau signale sa position ou éclaire son bord. 450 Petits mammifères carnivores d'Europe et d'Afrique, voisins de la civette, à fourrure claire tachée de noir. 

255

donnent le « zebeto », le mus Pharaonis451, des tigres, des onces452, des léopards, deux éléphants ; l'un, me dit-on, avait plus de cent ans, l'autre était jeune ; mais comme en notre pays, et surtout à Marseille, on voit souvent de ces animaux, qui sont envoyés à notre Roi très chrétien, je n'en parlerai pas plus longuement. Je reviendrai à mon seigneur très illustre, qui, arrivé dans le lieu où les seigneurs Bassas donnent d'ordinaire audience (lequel lieu est fait en voûtes, en forme de loggia ou de déambulatoire ouvert d'un côté, soutenu par six colonnes de marbre d'une hauteur de douze palmes et divisé en trois salles ; dans la première se tiennent ceux qui demandent justice; dans la seconde, les seigneurs Bassas donnent audience ; dans la troisième et dernière se tient le Grand Seigneur, et c'est là que les seigneurs Bassas lui rapportent tout ce qu'ils ont ordonné ; cette dernière salle est fermée et close, sauf une porte, contigue et correspondante à la salle où se tiennent les seigneurs Bassas), y fut reçu avec grande politesse par les quatre seigneurs Bassas (qui sont le premier Soliman, le second Rostag, le troisième Mohammed Tebelip, [le quatrième...]), qui le présentèrent au Grand Seigneur. Lorsqu'il eut exposé son ambassade et que le drogman du Grand Seigneur lui eut donné réponse, accompagné par les seigneurs Bassas, il baisa la main au Grand Seigneur, suivi par le prieur de Capoue, M. d'Entrecasteaux, le seigneur protonotaire de La Garde, le comte de Marano, le chevalier de Beines, le chevalier Albizzi, le capitaine Louis de La Coste et messer Francoli, fils du gouverneur de Chio. Le Grand Seigneur, dans cette troisième salle, était assis sur des coussins de brocart, vêtu de satin blanc, avec le turban assez peu grand ; au sommet du turban on voyait un peu de velours cramoisi qui émergeait de trois doigts et formait quelques plis ; au turban, sur le front, il y avait une sorte de rose d'or et, au milieu de cette rose, un très brillant rubis rond, gros comme la moitié d'une noisette ; à l'oreille droite il avait une perle pendante, faite en forme de poire, de la grosseur d'une noisette et très bien faite; sous le menton, à [Folio 210] l'ouverture de la casaque, qui était de moire blanche, il y avait au lieu de boutons dix ou douze très belles perles, de la grosseur d'un gros pois chiche. Après que M. l'ambassadeur eut baisé la main au Grand Seigneur, les seigneurs Bassas l'emmenèrent dans la salle d'audience, qui (comme j'ai dit plus haut) était toute garnie de tapis, avec de petits sièges hauts d'une palme et demie, recouverts de tapis. C'est là que dîna mon très illustre seigneur l'Ambassadeur avec les quatre seigneurs Bassas, Monseigneur le prieur de Capoue et les autres qui avaient baisé la main du Grand Seigneur; ils furent servis à la mode turque.

Les autres gentilshommes qui n'étaient pas entrés pour baiser la main du

Grand Seigneur, furent mis pour dîner dans une des parties du cloître de la Porte ou Palais du Grand Seigneur, où se tiennent les janissaires de la garde dudit Palais. Et pour satisfaire davantage les lecteurs et leur donner le plaisir de lire le service et la manière de servir que tinrent les Turcs dans le dîner qui fut donné aux gentilshommes, j'ai voulu l'écrire comme je l'ai vu. D'abord, de l'une des portes qui

451 « Rat du Pharaon » : autre nom de la mangouste, domestiquée en Egypte comme le chat en Europe. 452 Grand mammifère carnassier de la famille des félidés vivant dans les forêts de l'Himalaya et de l'Altaï. 

256

sont de plain-pied avec la place où est le cloître avec les arbres et tous les animaux divers, sortit d'abord un Turc, que je pense être comme un maître d'hôtel de chez nous, vêtu de velours vert brodé d'or, qui avait dans les mains une baguette; deux Turcs le suivaient par derrière : l'un portait un très beau tapis velouté, long de 15 ou 16 palmes, large de six ; l'autre portait une très belle, longue et large nappe de coton, avec une longiera semblable à la nappe, mais moins large. Celui qui portait le tapis l'étendit tout du long par terre; l'autre étendit par dessus la nappe et mit tout autour la longiera. Puis suivaient deux autres Turcs, vêtus de casaques de moire noire piquées; l'un portait un grand panier rempli de fougasses très blanches, et il avait dans la main un boisseau de très belles cuillères de bois ; il mit les fougasses en ordre sur la nappe, ainsi que les cuillères. Suivaient deux autres Turcs richement vêtus de soie ; l'un tenait un grand bocal [Folio 210 v°] de la capacité de dix pintes, rempli d'une eau faite artificiellement de sucre, poires et autres fruits, qui est chose très bonne et délicieuse à boire et très substantielle; l'autre avait dans les mains deux très belles coupes de terre, faites comme celles qui viennent de Pise ou de Montaldo. Venaient ensuite, deux à deux, quatorze très beaux jeunes gens vêtus de brocart à ramages, ceints de ceintures d'or; ils avaient les cheveux arrangés sur le front, comme les portent les femmes en Provence; et sur la tête ils portaient un très joli bonnet jaune pointu par le haut. Les deux premiers portaient deux plats de riz jaune cuit et deux de riz blanc sans bouillon, long comme du vermicelle; les deux suivants portaient deux plats chacun, deux de semoule avec des poulets dépecés, et deux de beignets au sucre. Deux autres portaient chacun deux plats de poulets rôtis découpés ; deux autres encore portaient chacun deux plats de cailles et de perdrix rôties, également découpées; deux autres enfin portaient deux plats de pistaches confites dans le sucre. Et tous ces plats furent mis en un instant sur la nappe. On fit mettre les gentilshommes à dîner tout autour, à la turque ; l'un était à genoux, d'autres assis par terre du mieux qu'il se pouvait. Quand on voulait boire, ceux qui tenaient le bocal d'eau artificielle et les tasses, en donnaient à chacun une tasse pleine, et pas plus. Si l'on voulait boire davantage, il fallait aller à l'une des fontaines qui sont en cette place ou cour basse, au nombre de six, avec leurs très belles tasses dorées suspendues aux chaînes attachées à chaque fontaine. Pendant que les gentilshommes mangeaient, plusieurs spahis richement vêtus se tenaient devant eux; et lorsqu'ils eurent mangé, les spahis prirent les plats sur la table, se mirent en divers endroits, par groupes de trois ou quatre, [Folio 211] pour manger ce qui était resté dans les plats, puis ils allaient boire aux fontaines qui sont là.

Lorsque mon très illustre seigneur eut dîné et pris congé des seigneurs

Bassas, accompagné de quelques janissaires, il s'en alla avec nous à la porte de la Justice monta sur les gondoles, et nous passâmes à Péra. À cause de la peste qui était alors très forte à Constantinople et à Péra, mon très illustre seigneur l'Ambassadeur s'en alla avec sa suite à la vigne, qui est à environ deux milles de Péra. Dans cette vigne il y a une belle maison peinte, un jardin avec son puits et de très bonne eau. Toute la suite ne pouvant s'y loger pour dormir, M. d'Entrecasteaux, messire Jean le Grec, messire Ruggiero de Florence, messire Jean le Philosophe et

257

moi avec eux, nous étions logés pour dormir à un demi-mille de la vigne, dans une autre vigne où il y a une belle maison très commode, qui est en face de Chalcédoine, si près que l'on voyait les femmes de Chalcédoine laver leur linge au bord de la mer.

Cette cité de Chalcédoine est sur le rivage de la mer Hellespontique, en Asie,

et se trouve dans le royaume de Bithynie. En avant de Chalcédoine, dans la mer, à une portée d'arquebuse, il y a une île d'un mille de circuit, où est un très beau jardin tout entouré de murs, et au milieu, un grand palais fait en forme de tour. Il me fut dit qu'on y récoltait la rhubarbe en grande quantité; ce jardin appartient au Grand Seigneur, et il y vient souvent pour son plaisir. Pendant que mon très illustre seigneur l'Ambassadeur était retiré dans la vigne à cause de la peste, comme il était un jour passé à Constantinople pour voir le Grand Seigneur, il fut invité à dîner par le seigneur Soliman Bassa, qui est palatin (c'est-à-dire habite au Palais du Grand Seigneur), et le service fut fait à la française.

Tandis que mon très illustre seigneur l'Ambassadeur était à dîner chez le

seigneur Bassa Soliman, moi qui désirais sur toute chose voir les choses les plus dignes et notables d'une si grande, si fameuse, imperiale et antique cité comme est Constantinople, [Folio 211 v°] après en avoir obtenu l'autorisation du très illustre seigneur Ambassadeur, en compagnie d'un fils de messire Lionet de Laube de Lyon, d’un Vénitien et de l’écrivain de notre galère royale, nous allâmes voir l’Hippodrome [hippodromos, cursus equorum453]. C’est une place aussi longue et grande que celle d'Agone à Rome. Autour de cet Hippodrome sont des colonnes de marbre de 18 palmes de hauteur, d'ordre composite; sur les chapiteaux, il y a tout autour les architraves, chose très belle; et sur les corniches, il chante tant d'oiseaux, nommés ibis, que cela me parut chose étonnante. Je demandai à un Turc pourquoi il séjournait là une telle quantité de ces oiseaux sans qu'on les tuât ou du moins qu'on les en chassât; il me répondit qu'il y allait de la peine capitale à en tuer un seul, parce que ces oiseaux mangent les serpents et autres animaux vénéneux qui sont en grand nombre dans le pays de Thrace et surtout à Constantinople.

Au milieu de cet Hippodrome il y a aussi trois pyramides. L'une est de bronze,

faite en forme de trois serpents et haute de 12 palmes; en haut, ils tiennent leurs têtes ouvertes en triangle et se soutiennent en bas sur leurs queues également disposées en triangle. Des deux autres, l'une est de porphyre454, haute de 30 palmes, quadrangulaire, sculptée de figures et caractères égyptiens, plantée et soutenue sur quatre mains de bronze. Il y a tout autour trois escaliers de bronze, et dedans sont sculptés les triomphes de l’empereur Théodose, avec des vers grecs et latins. Comme je prenais copie des vers latins avec l’intention de dessiner les figures du triomphe, je me trouvai seul, abandonné de mes compagnons, qui étaient allés s'asseoir dans une fenêtre placée à l'extrémité de l'Hippodrome (où l'on dit qu'était la

453 « Hippodrome, course des chevaux ». 454 Le porphyre est une roche magmatique de couleur pourpre. 

258

maison d'un nécromancien455), parce que de cette fenêtre vous voyez toute la longueur du canal jusqu'à l'île de Marmara ; vous voyez le golfe de Nicomédie, le Mont de la Foi ; vous voyez de ce côté Constantinople au midi, jusqu'au château des Sept Tours. Et entouré de [Folio 212] je ne sais combien de Turcs, qui se tenaient, sans dire mot, à regarder ce que je faisais, il vint à moi un chrétien renégat qui me dit de m'en aller de là, que les Turcs sont soupçonneux, et d'aller avec lui, qu'il me conduirait à Péra. Il disait cela pour me voler, me voyant seul. Mais moi, comprenant sa méchanceté, je cessai de dessiner, serrai mon livret, et il ne me resta que trois vers latins imparfaits.

Je m'en allai à la fenêtre où étaient mes compagnons; nous partîmes de

l'Hippodrome et nous allâmes au Basestag. Mais avant de faire la description du Basestag, je donnerai le dessin des trois pyramides qui sont en ordre au milieu de l'Hippodrome, et les vers tels que j'ai pu les écrire. Les trois pyramides sont faites ainsi.

Les vers sont ceux-ci, écrits dans l'escalier du centre :

Difficilis quondam domino parere serenis Jussus et extinctis palmam portare tyrannis Omnia Theodosio cedunt, subditque perenni Ter denis sic victus […]456

Je dus ici cesser de transcrire le reste des vers écrits sur la pyramide de

Théodose. [Folio 212 v°] D'un côté de l'Hippodrome se trouve le palais d'Ibrahim Bassa,

le singulier favori du Grand Seigneur, qui à la fin le fit tuer pendant son sommeil sur la demande de la grande sultane Roxelane. Combien instable est la roue de la Fortune se peut voir en cet Ibrahim Bassa, si exalté auprès du premier prince du

455 S'est dit d'une personne qui pratiquait la magie, les sciences occultes. 456 Base de l'obélisque de Théodose (cf. Journal of Hellenic Studies, 29, 1909, p. 60‐69) 

259

monde, qui le fit presque son égal et qui par jalousie le priva de ses biens, de ses honneurs et de la vie; adeo re vera nihil est in rebus humanis perpetuum aut stabile, [et ejusmodi mortalium sunt res, ut in eodem nihil duret statu, ut Euripides.]457

Devant la porte dudit palais, on voit une très belle colonne de marbre faite à la

rustique, et que ledit Ibrahim (à ce que l'on me dit) avait fait rapporter de Hongrie. Après avoir vu et considéré les beautés, le site, les colonnes, architraves,

pyramides et grottes, qui montrent qu'au temps des Empereurs grecs l'Hippodrome était en grande estime et réputation, ce qu'il n'est plus de nos jours (car dans une si belle antiquité je ne vis que des épiciers, des vendeurs de balles musquées et d'anneaux faits de pierres de cornaline et d'agate qui tenaient boutique sur les degrés de la pyramide), nous quittâmes l'Hippodrome et nous allâmes au Basestag, qui se trouve au centre de Constantinople. Comme c'était le mardi, nous le trouvâmes ouvert ; il y avait là un très grand nombre de marchands de tous les pays du monde. Dans ce Basestag il y a un comptoir pour toutes les marchandises qui y sont apportées des différentes parties du monde, de Perse, des Indes, d'Arménie, d'Egypte, d'Afrique, de Tartarie, de Syrie, d'Assyrie, de Grèce, d'Italie. Il est ouvert trois jours par semaine, le mardi, le mercredi et le jeudi. Ce Basestag est un grand palais, de la longueur, je crois, d'une portée, et de la largeur d’une demi-portée d'arquebuse ; à l'intérieur, tout autour, sont des arcades, avec une distance de douze palmes du mur principal aux arcades, où sont les comptoirs ou boutiques où se tiennent les Turcs pour vendre les marchandises. Les Turcs qui vendent sont haut placés sur des bancs, et sous les bancs il y a comme une boutique où ils mettent leur marchandise. Ce Basestag a cinq portes avec chacune leur place; tout autour de ces places sont des armoires avec des tablettes remplies de toute sorte de marchandises, casaques de brocart et de velours brodé d'or, bonnets à la turque de toute sorte, mouchoirs, bourses, très belles nappes brodées de soie. Ces armoires ne s'ouvrent qu'à la clôture du Basestag. Et ce qui dans le Basestag vous aurait coûté 10 écus, vous l'auriez pour 8 aux portes, parce que les meubles de ceux qui meurent de la peste à Constantinople se vendent à ces portes. Ne pensez pas qu'à Constantinople [Folio 213] la peste les empêche de négocier entre eux, bien que tel jour il y mourra jusqu'à cinq cents personnes; mais ils disent vetubar a la babala458. Je l'ai vu par expérience, quoiqu'un seigneur bressan de Maggi, lieutenant d'ambassadeur près le Grand Seigneur en l'absence de Monseigneur, m'eût dit de m'en garder prudemment.

457 « Il n'y a rien en vérité de perpétuel et de stable dans les choses humaines et de même dans les choses des mortels de sorte que rien ne dure dans ce même état, comme le dit Euripide ». 458 Cette phrase est défigurée par Hierosme Mauran, qui ne parle pas le Turc : cette phrase se rapproche d’une expression coutumière des Turcs, « Veh ! tebar (uk) Allah téala » ; c’est‐à‐dire « Malheur ! que soit béni le Dieu très haut ». 

260

Requis, la veille de la Saint-Barthélemy459, par les gentilshommes de Monseigneur l'Ambassadeur, de leur donner à déjeuner à Péra, je le fis très libéralement, dans la maison d'un Savonnais, près du monastère de Saint-Dominique, transformé maintenant en mosquée turque. Quatre jours après, je partis de la vigne avec messire Jacques, maître d'hôtel, et un neveu de M. de Taurines, chevalier de Malte, pour certaines affaires, et nous vînmes à Péra. Nous allâmes à la maison du Savonnais pour y déjeuner, et nous trouvâmes la porte close. Je demandai à un mercier grec du voisinage où était le Savonnais; il me répondait qu'il était mort, lui, sa femme et ses enfants. Pensez si nous nous trouvâmes scandalisés : il n'y avait que quatre jours que nous avions mangé chez le Savonnais, et il était mort ! De retour à la vigne, je parlai de la mort subite du Savonnais, du récent déjeuner que j'avais donné, quatre jours auparavant, dans la maison du Savonnais; et les gentilshommes de Monseigneur l'Ambassadeur, craignant d'être contaminés par la peste, allèrent trouver messire Alban Hill, médecin de Monseigneur l'Ambassadeur, homme très docte en toute science, le priant de nous faire quelques remèdes contre la peste. Celui-ci, dans sa grâce et bonté, nous fit une poudre contra pestent et nous en fit boire, un seul matin, dans un verre de vin de Lesbos; il nous préserva de telle façon que tant que nous fûmes à Constantinople, je n'eus plus jamais peur de mourir de la peste.

Après avoir quitté le Basestag, je résolus d'aller voir cette si grande, riche et

très belle merveille de Sainte-Sophie, une des sept du monde. D'abord, mes chers lecteurs, vous devez savoir que Sainte-Sophie était une très grande et très belle église à trois nefs, à ce qu'on peut voir, parce que de la cuba460 ou Sancta sanctorum461, qui est la partie que l'on voit entière jusqu’aux deux colonnes de marbre, de style corinthien, hautes de 24 palmes, très blanches, qui sont encore debout et montrent que là était la porte principale de l'église, il y a à l'intérieur plus de cent maisons où sont des Turcs. Donc arrivés à la cuba ou Sancta sanctorum de Sainte-Sophie, qui est la partie que l'on voit et qui a trois portes toutes faites de plaques d'airain de Corinthe, [Folio 213 v°] nous entrâmes sous un portique au centre duquel il y a deux portes faites de plaques du même métal ; après avoir franchi la première, on voit à la seconde un grand nombre de lampes toutes suspendues à une barre de fer et toujours allumées ; et dans un coin dudit portique, il y a un puits où les Turcs se lavent avant d'entrer à Sainte-Sophie pour faire le salam. Comme nous avions franchi cette seconde porte et que nous étions au puits, vint à nous un de leurs papia ou prêtre, vêtu d'un manteau noir à l'apostolique, avec le turban en tête et la barbe à la chrétienne; dans ses mains il portait un petit et bel éventail fait de feuilles de palmes argentées. Dès qu'il nous vit, il commença à se courroucer contre nous et à nous dire des injures à la turque, en cette manière : «

459 Le 23 Août. 460 La coupole de Sainte‐Sophie. 461 « Le saint des saints ». 

261

Bre, caor danecsi, iurdec »462, et il voulait nous faire saisir, parce qu'un Chrétien qui entrerait à Sainte-Sophie sans autorisation et y serait trouvé, serait puni corporellement. Voyant le courroux et la colère de cet homme, je cherchai du mieux qu'il me fut possible à le calmer, et je le priai, puisque nous étions déjà si avant dans l'intérieur de Sainte-Sophie qu'il nous laissât voir et que je lui donnerais des aspres; il fit ainsi et je lui donnai trente aspres, et il ne cessa de nous accompagner dans Sainte-Sophie. Ce qui se voit et s'appelle Sainte-Sophie, où est la grande mosquée du Grand Seigneur, se trouve prés du Palais ou de la Porte; il y a une belle place au centre, et ce n'est, comme j'ai déjà dit, que la cuba ou Sancta sanctorum de l'église de Sainte-Sophie construite par l'empereur Justinien Ier. Entrés dans Sainte-Sophie, nous vîmes que cette cuba était sphérique comme Santa Maria Rotonda à Rome et un peu plus grande ; le pavement se compose de grands ronds et de fleurs de marbre serpentin et de porphyre et d'une pierre noire et brillante comme un miroir. Tout autour, il y a un rang de colonnes de marbre oriental vermiculé de noir, hautes de 15 palmes; de très belles voûtes de marbre et un déambulatoire, sur la façade duquel est peint en mosaïque tout l'Ancien Testament. Sur le déambulatoire il y a un autre rang de colonnes, hautes de 12 palmes, de même pierre; au-dessus des voûtes est un déambulatoire semblable au premier et sur la façade duquel est peint en mosaïque le Nouveau Testament, de main d’excellent maître. Selon le nombre des colonnes depuis le pavement jusqu'à l'extrême concavité de la voûte, il y a de très belles corniches du même marbre avec de très belles sculptures. Toute la voûte est fouillée de fleurons [Folio 214] divers de la même pierre, mais plus finement sculptés. Au sommet et au centre de la cavité où aboutissent toutes les corniches, il y a un Dieu le Père au centre d'un soleil de bronze doré, pareil à celui du dôme de Milan, mais beaucoup plus grand, parce que la hauteur de Sainte-Sophie est supérieure à celle de la coupole du dôme de Milan et de Santa Maria Rotonda, et on le voit très bien lorsqu'on est monté sur le plus haut déambulatoire. Aux murs se voient les armes ou écussons de l'empereur Justinien, faites comme celles que portent les gentilshommes de la maison de Lascaris463. On y voit aussi une table d'or, large d'une palme et longue de deux, encastrée dans ledit mur et où sont sculptées ces paroles en lettres anciennes :

Christus nascitur ex virgine in eum credo tempore constantini et irenes imperatoribus (sic), o sol, itterum me videbis.464

462  Cette  phrase  que  Hierosme  Mauran  tente  de  retranscrire  en  fonction  de  ce  qu’il  entend  peut  être reconstituée ainsi : « Beri guiaour denkes yourdun », c’est à dire « Va‐t‐en d’ici, misérable infidèle ! » 463 Les Lascaris de Vintimille. 464 « D’une vierge est né le Christ, en qui je crois. A l’époque de Constantin et Irène empereurs (sic), ô Soleil, tu me verras de nouveau ». Phrase tirée d’une anecdote racontée par Orderic Vital et la Chrinique de Sigebert de Gembloux à propos de l'année 780 : « Vers l’an du Seigneur 780, c'est‐à‐dire du temps de l’impératrice Irène et de son fils Constantin, un homme, en fouillant le long des murs de Thrace, trouva, au récit d'une chronique, un coffre  en  pierre;  l’ayant  débarrassé  et  nettoyé,  il  trouva  un  homme  dessus  et  cette  inscription  :  Christus nascetur ex Maria Virgine, et credo in eum. Sub Constantino et Irene temporibus, o sol, iterum me videbis » (« 

262

Tout autour sont les chapelles, faites à très belles voûtes de marbre, et grandes comme le corps de l'église, avec leurs plaques faites d'airain de Corinthe, ornées en dessus de divers feuillages et oiseaux très beaux à voir. Nous ne pûmes en voir l'intérieur, parce que, comme nous le dit le papia, elles sont toujours closes, sauf une qu'il nous montra, close aussi, qui s'appelle Saint-Job, et où chaque vendredi le Grand Seigneur entre seul pour faire son salam ; et il nous dit qu'en cette chapelle il y avait de nombreuses reliques de saints chrétiens, d'abord le corps de saint Job, et du bois de la Croix dans un grand crucifix d'argent. Sur le pavement sont étendues des nattes de jonc, parce que les Turcs qui y entrent pour faire le salam, doivent laisser leurs sandales ou chaussures en dehors des portes; une fois entrés, ils vont sur ces nattes à l'endroit où ils font le salam et où nous ne vîmes qu'une table en forme d'autel, et dessus une très belle nappe brodée d'or et de soie cramoisie, et deux rangs de lampes pendant à deux barres dorées, qui sont toujours allumées au-dessus dudit autel. Lorsque nous eûmes visité l'intérieur de Sainte-Sophie, pour que nous ne fussions pas vus, le papia nous fit sortir par une porte qui donne sur la place qui est entre la Porte du Grand Seigneur et Sainte-Sophie. Comme il était déjà trois heures de l'après-midi et que l'Ambassadeur [Folio 214 v°] était retourné à la vigne, nous allâmes à la Porte de la Justice où, montés sur une gondole, nous passâmes à Péra et allâmes trouver M. l'Ambassadeur à la vigne. Je lui racontai tout ce que j'avais vu, je lui montrai le portrait que j'avais fait, et il l'eut fort à gré. Et puisque j'ai fait mention de la Porte de Constantinople nommée la Porte de la Justice, j'ai voulu décrire ce qui s'y voit. D'abord, au plus haut de la voûte, est pendu à une chaîne de fer l'os de la jambe d'un géant, long de sept palmes. Il y pend aussi un gros boulet de pierre qui a quatre palmes de circonférence; il me fut dit qu'il avait été trouvé en même temps que l'os, et on croyait que ce géant lançait de telles pierres. Il y a encore les potences, qui sont doubles, c'est-à-dire ont deux traverses; à la première, qui est la plus basse, sont cinq bras de fer, grands et très aigus, tournés en haut ; a la seconde, qui est la plus haute, il y a cinq lames qui correspondent exactement aux bras de fer; et quand ils font justice de quelqu'un, ils lui attachent les mains par derrière avec les pieds et le tirent en haut jusqu'à ce qu'il touche la lame, puis tout d'un coup ils le laissent tomber sur un de ces bras de fer, et, comme il reste attaché auxdits fers, ils coupent la corde et le laissent ainsi accroché tout vif, avec défense, sous peine de mort, de lui donner aide ni secours, ne fût-ce que d'une seule goutte d'eau. Cela me paraît une très cruelle justice; mais ce qu'il y a de très certain, c'est qu'à Constantinople on peut porter de l'or dans sa main, à cause de la bonne justice qui s'y fait, et il en est aussi de même à Péra.

Il me semblerait, très chers lecteurs, que la description de Constantinople

n'existât pas, si je n'y faisais mémoire de l'origine et commencement de la maison Ottomane, bien que mon intention fût d'abord non seulement d'en faire un mémoire

Le Christ naîtra de la vierge Marie, et je crois en lui. Sous l’empire de Constantin et d'Irène, soleil, tu me verras une fois encore. »)  

263

succinct, mais de l'écrire tout au long, comme je l'avais copié d'un petit livre qui m'avait été prêté par le sieur Jean, gentilhomme de Péra et drogman de Sa Majesté très chrétienne, qui s'en retourna de France à Constantinople sur la galère Réale. J'en pris copie à la vigne, située à un mille de Péra, où M. l'Ambassadeur, [Folio 215] à cause de la peste très cruelle, s'était réfugié avec toute sa suite. Mais en 1561, lorsque j'étais au service de Monseigneur Reverendissime Guillaume (de) Pellicier, évêque de Montpellier, très savant homme, je lui présentai ce mien Itinéraire avec ladite généalogie, le soumettant à la correction de sa Reverendissime Seigneurie; et parce que omnia nova placent465, quelqu'un à qui je ne pouvais dire non me demanda à voir l'un et l'autre. Lorsque l'Itinéraire me fut restitué, je trouvai qu'il y manquait et qu'on y avait coupé ladite généalogie ; ce qui me donna un très grand trouble et ennui d'esprit et fut cause que j'ai gardé si longtemps cet Itinéraire sans le publier, bien que j'en fusse requis par beaucoup de personnes nobles et distinguées, spécialement par le Magnifique seigneur Giovanpaolo Giustiniani de Lyon, et tout dernièrement par.....

Pour vous satisfaire donc, très chers lecteurs, le peu que j'avais déjà lu dans le livre dérobé et qui m'a pu revenir à la mémoire, j'ai voulu le mettre par écrit, vous priant de me tenir compte du bon vouloir et du sentiment que j'avais de faire mon devoir. Je commencerai donc à Ottoman Ier, qui fut commencement et début, et donna son nom à la maison Ottomane. Ce livre commençait ainsi :

Il fut dans les parties de Scythie un homme appelé Ottoman de son nom. C'était un homme fort et robuste de sa personne, mais pauvre des biens de la fortune ; c'est pourquoi il résolut de trouver moyen et voie de se retirer de la pauvreté; et ayant fait part de son intention à quelques fidèles compagnons, semblables à lui de nature et de volonté, ils délibérèrent de mettre leur projet à exécution. Pour ce faire, ils partirent de Scythie et allèrent dans le royaume de Cilicie, où la secte de l'Alcoran466 était observée, gardée et révérée par tous. Arrivés là, par ruse et tromperie ils entrèrent dans un très fort château, placé sur une montagne, sous lequel est la route publique où passaient marchands et caravanes pour aller à la cité royale de la Cilicie et en d'autres lieux. Peu de jours après être entré dans ce château avec ses compagnons, il tua le châtelain par trahison, se fit maître et seigneur du château, et il se mit à piller caravanes, marchands et tous ceux qui passaient près du château, que de son nom il appela Ottoman, et qui s'appelle encore aujourd'hui Château Ottoman. Les gens du pays, voyant les grands assassinats et cruautés commis par lui, en informèrent le roi de Cilicie, qui lui manda de venir devant lui ; Ottoman y vint avec quelques-uns de ses plus fidèles compagnons, et arrivé près [Folio 215 v°] du Roi, il se jeta à ses pieds en lui demandant pardon, disant que tout ce qu'il avait fait, il l'avait fait seulement pour exalter et grandir la secte de l'Alcoran. Le roi de Cilicie ajouta foi à son dire, et le

465 « Toutes les nouveautés plaisent » 466 Francisation de l’arabe Al Quran (le Coran) : la « secte de l’Alcoran » est donc la religion musulmane. 

264

voyant robuste, de belle prestance et d'esprit pénétrant, il en fit son lieutenant général et le confirma en la possession du Château Ottoman. Et comme ledit roi n'avait qu'une fille, il la lui donna pour femme, en même temps que sa propre enseigne ou bannière, qui est trois demi-lunes blanches sur champ rouge ou vermeil, et c'est cette enseigne que tient et porte aujourd’hui la maison Ottomane. Le roi de Cilicie, étant ensuite venu à mourir, le laissa roi et seigneur de toute la Cilicie.

De cet Ottoman sont descendus tous les Grands Seigneurs dans l'ordre suivant :

Le premier est Othoman ;

Horcan;

Mourad Ier;

Bajazet Cori ;

Mahomet Celebi ;

Mourad II;

Mahomet II emporta d'assaut et prit Constantinople, après avoir vaincu et tué

Constantin, dernier empereur grec ;

Bajazet;

Selim;

Soliman, aujourd'hui régnant, emporta d'assaut et prit Rhodes, Belgrade et le royaume de Hongrie.

C'est lui que nous trouvâmes régnant à Constantinople comme j'ai déjà dit, en 1544, et c'est à lui que le seigneur Antoine d'Aimar, dit Escalin et encore Polin ambassadeur de Sa Majesté très chrétienne François Ier près dudit Soliman, baisa la main avec M. le prieur de Capoue et d'autres gentilshommes nommés plus haut, à son retour de Hongrie, le 24 août.

Après la mort de Soliman, c'est un de ses fils qui lui succéda dans l'Empire de

Constantinople, Selim, sur lequel la flotte chrétienne, dont le général était don Juan d'Autriche, a remporté la victoire, après avoir défait sa flotte, dont les voiles, au nombre de 400, furent partie coulées à fond, partie capturées ; elle fut défaite dans le

265

golfe du Cantaro en Grèce, en 1571467, le 7 octobre. On ne voit pas que les Chrétiens eussent jamais remporté une telle victoire contre les Turcs. Cela est arrivé par la volonté de Dieu, lequel soit toujours loué !

467 La victoire de la Sainte‐Ligue à Lépante : le texte de Hierosme Mauran a donc été remanié après 1571. 

266

[Folio 215 bis] Le retour de Constantinople - Septembre

Le 8 du mois de septembre 1544, après dîner, M. l'Ambassadeur ordonna que tous les coffres, effets et meubles, qui étaient tant à la vigne qu'au Palais du Roi à Péra, fussent embarqués sur les galères, et en même temps, que tant les gentilshommes que les autres personnes de sa suite se retirassent à bord pour dîner et dormir; nous nous retirâmes donc tous sur les galères, sauf M. [d'Aramon] qui resta à Péra, en qualité de lieutenant d’ambassadeur près du Grand Seigneur, avec trois serviteurs. Il y resta aussi le comte de Marano avec un gentilhomme romain nommé le seigneur Cesare Frangipani. M. l'Ambassadeur dîna à terre chez un gentilhomme de Péra. Montés que nous fûmes sur les galères, elles levèrent l'ancre, partirent de devant la porte de Péra et allèrent pour la nuit au-dessus et en dehors de la vieille darse468 ; vers deux heures de la nuit, M. l'Ambassadeur vint à bord.

Le matin suivant, qui fut le 9 dudit mois, à 9 heures, après avoir appelé et

invoqué le nom de Dieu, avec très grand triomphe d'artillerie et déploiement de bannières, nous partîmes de la grande, fameuse et riche cité de Constantinople.

Le 10 dudit mois, à 7 heures du matin, nous arrivâmes aux Châteaux, où nous

restâmes environ deux heures. Le 11, à 6 heures du matin, nous passâmes entre l'île d'Andros et l'île de Tinos; et à 9 heures, nous passâmes auprès de l'île du Cygne [île de Sikinos ?].

Le 12 dudit mois, à la pointe du jour, nous passâmes entre le cap Saint-Ange

et les îles de Cérigo et de Cervi; et à 10 heures, pendant que M. l'Ambassadeur dinait, nous fûmes à la hauteur du cap Matapan, puis, à peu de distance, à celle du cap Gallo, nommé Acritas dans l'antiquité. A 4 heures de l'après-midi, nous arrivâmes à Modon.

Le 13 dudit mois, à dix heures et demie avant midi, [Folio 215 bis v°] nous

partîmes de Modon, et à midi nous arrivâmes à Porto Gioncho, où nous fîmes de l'eau. Dans la nuit, à une heure, nous gagnâmes la haute mer par Ouest 1/4 Sud-ouest.

Le 14 dudit mois, à 7 heures du matin, comme nous étions à cent milles dans

le canal ou la mer, nous découvrîmes un esquirace469, et nous lui donnâmes la chasse trente milles ; puis voyant qu'il était monté par des Turcs, nous le laissâmes aller. Et nous fûmes tout ce jour en mer.

468 Bassin intérieur des ports de la Méditerranée. 469 Nom d’un navire de commerce à voiles carrées du XVI° siècle sur  lequel aucun renseignement n’a pu être trouvé (Auguste JAL, dans son Glossaire nautique, Paris, 1848, n’en donne aucun bien précis). 

267

Le 15, le 16, le 17, le 18 et le 19, nous fûmes au large, et à midi, nous nous trouvâmes dans les bancs de sable nommés le "Beito"470, à 60 milles des Gerbi471, que l'on distinguait très bien, ainsi que les palmiers qui y sont et que l'on voyait y être en grande quantité. Nous allions par tramontane [Nord].

Le 20 dudit mois, à 6 heures du matin, nous fûmes dans le golfe de Hammamet, et à 10 heures, à la hauteur de la Kélibia472, qui, à ce qu'il me fut dit, fut prise par le prince Doria il y a quelques années. Nous y prîmes quelques victuailles, poules et autres vivres. La Kélibia est en Afrique et limitrophe de l'Egypte; elle est faite ainsi du côté de la mer.

A midi, nous fûmes à la hauteur du cap Bon473, anciennement nommé le cap

de Mercure; et à deux heures de l'après-midi, à cause du mistral qui faisait rage, nous jetâmes l'ancre près du « Nibio »474 vis-à-vis de « Zembalo », et nous y restâmes toute la journée.

Le 21 dudit mois, à 5 heures du matin, nous partîmes du « Nibio » [Folio 216]

et nous allâmes au cap Zafran, anciennement nommé cap d'Apollon où nous primes de l'eau dans un petit endroit fortifié qui s'y trouve. Pendant que les galères faisaient de l'eau, après en avoir obtenu l'autorisation de M. l'Ambassadeur, en compagnie de quelques gentilshommes tant de notre Réale que de la capitane de M. le Prieur de Capoue, nous allâmes, à une lieue environ dans les terres jusque sur une montagne qui s'élève au-dessus du golfe de Carthage et où l'on ne voit aujourd'hui que deux villages, distants de six milles de la cité de Tunis. Du mont où nous étions, on voyait très bien Tunis et La Goulette. Nous avions déjà été avertis qu'à La Goulette il y avait 4000 Espagnols venus au secours du roi de Tunis, et comme nous vîmes en outre

470 Au XVI° siècle le « golfo di Beito » désignait la petite Syrte, dans le golfe de Gabès. 471 L’île de Djerba, au Sud du golfe de Gabès. 472 Au sud du cap Bon. 473 En face de la Sicile, entre Carthage à l’Ouest et Hammamet à l’Est. 474 Non loin de La Goulette. 

268

une quantité d'hommes à cheval, redoutant quelque embuscade, nous nous en retournâmes à nos galères à Port Zafran.

A trois heures de l'après-midi, nous partîmes de Port Zafran, et le 22 dudit

mois, nous fûmes en mer. La nuit suivante, vers les trois heures, nous passâmes à la hauteur du cap Taulada en Sardaigne.

Le 23 et le 24, nous fûmes en mer; et le 24, à 5 heures du matin, nous

courûmes par tramontane dans le golfe Saint-Pierre, et à 10 heures, y étant entrés, nous trouvâmes une nef de Portofino475 nommée l'Orcha476 di Vassallo, chargée de sel pour Naples. Comme elle était ennemie et chargée de marchandise de contrebande, elle fut prise et amarinée par nos mariniers. A minuit, nous jetâmes l'ancre dans le golfe d'Oristano; M. l'Ambassadeur envoya à terre un nommé Giovanni Paoli, corse de Calvi, pour savoir les nouvelles, et il lui fut dit que le seigneur Antonio Doria avec 14 galères avait, huit jours auparavant, emmené les gens de pied des présides477 ou garnisons et les avait transportés en Provence pour assiéger et prendre Antibes.

Le 25, à cinq heures du matin, nous doublâmes le cap San Marco, et à trois

heures de l'après-midi, nous jetâmes l'ancre près d'un îlot situé en dehors dudit cap, vers le Sud, et appelé les « Formichiere ». Cet îlot est fait ainsi.

[Folio 216 v°] Le 26, à la diane, nous partîmes des « Formichiere », et nous

arrivâmes près de Bosa, cité de Sardaigne, qui du côté que l'on voit de la mer est faite ainsi.

475 Dans la province de Gênes : les Vassallo étaient des armateurs génois. 476 En français « hourque » : navire de transport. 477 Postes fortifiés espagnols. 

269

Nous côtoyâmes l'île, et le 27 dudit mois, à 10 heures et demie du matin, nous

fûmes à la hauteur de la ville d'Alghero; de la mer elle apparaît ainsi. A quatre heures de l'après-midi, nous arrivâmes à Porto Conte, port très beau

et très sûr du ponant à six milles d'Alghero, et qui est fait ainsi. Sa bouche ou entrée est au Sud.

[Folio 227 du manuscrit latin 8957 de la BNF] Le 28 au matin, nous fîmes

de l'eau à l'extrémité dudit port, et pendant que nous faisions de l'eau, vinrent quelques cavaliers, et les nôtres se retirèrent sur les galères. Vers midi, nous jetâmes l'ancre au cap del Falcone ; et à cinq heures de l'après-midi, nous partîmes dudit cap; mais les vents contraires nous forcèrent à retourner à notre point de départ. Le 28, à midi, nous retournâmes faire de l'eau près de Porto Conte. Le 30 au

270

matin, nous jetâmes l'ancre entre l'île de Sardaigne et l'île aujourd'hui nommée l'Asi-nara, dans l'antiquité Diabate, puis île d'Hercule.

Le Ier octobre, à la diane, nous partîmes de l'Asinara ; nous doublâmes les

bouches de Bonifacio, et à midi nous fûmes à la hauteur d'Ajaccio; nous passâmes toute la nuit en mer. A deux heures du matin, nous capturâmes au cap de la Revelata une barque qui nous donna nouvelles du siège d'Antibes par Giannettino Doria; nous jetâmes l'ancre à ce cap, où nous restâmes jusqu'à dix heures de la nuit. Partis de la Revelata, le 4, à 6 heures du matin, nous fûmes à la hauteur du cap de San Remo; et comme messire l'Ambassadeur était averti qu'à cause du mauvais temps le capitaine Giannettino Doria s'était retiré avec ses galères dans le port de Villefranche, craignant qu'elles ne sortissent pour nous attaquer, comme elles firent, nous leur montrâmes les poupes de nos galères, passant au large en haute mer, et nous fûmes à 330 milles au dessus d'Antibes. A 6 heures de l'après-midi, nous fûmes à Toulon, où nous restâmes toute la nuit. A cinq heures du matin, nous partîmes de Toulon, et à 10 heures, nous arrivâmes, avec grand triomphe d'artillerie, bannières et mousquetades, à la cité désirée de Marseille, où nous trouvâmes Monseigneur le comte de Grignan, gouverneur et lieutenant de Sa Majesté très chrétienne en Provence, qui reçut M. l'Ambassadeur et toute sa suite avec grande humanité. Ita, Deo auxiliante, ad optatum portum perveni478.

1572, die 3 Julii

Itinerario isto finem dedi Ego D. Hieronymus Mauritanus

Presbyter Antipolitanus479.

478 « Ainsi, avec l’aide de Dieu, je suis parvenu au port désiré » 479 « 1572, le 3ème jour de Juillet, j’ai mis fin à cet itinéraire, moi Don Hierosme Mauran, prêtre d’Antibes »  

271

● 4 - Folios extraits du recueil des inscriptions d’Antibes rédigé par Hierosme Mauran

Dép. des manuscrits, division occidentale : manuscrit latin 8957

Folio 228 v° : Dédicace du recueil au président du Parlement de Paris Christophe de Thou

Folio 229 : Page de garde du recueil des inscriptions d’Antibes

272

273

274

● 5 - Extraits des délibérations du conseil d’Antibes faisant mention de Hierosme Mauran

Retranscriptions de ces extraits

Fond BB – I : archives municipales d’Antibes

275

Extrait des délibérations de 1536 : Fol. 3 : Plainte du conseil de la Ville contre Hierosme Mauran

Retranscription (provençal)

que a causa que monseu Hierosme Mauran rectoi de la capella del Rosari non sierve a ladicha capella auiseis coma si aparteu que l’on fassu convenir lodich rectoi que acu a servir et dire les messas coma si aperten altramen que l’on deye ly ostar ladicha capella et hi poresir coma si apartendra de drech et juxta la joyssansa donada a la villa [?] [ ?] per aqush que la fondada.

276

Extrait des délibérations de 1545 : Fol. 21 (25 avril) : Hierosme Mauran député à Marseille par le conseil d’Antibes (photo du document perdue)

Extrait des délibérations de 1545 : Fol. 23 (5 mai) : Hierosme Mauran député à Marseille par le conseil d’Antibes (photo du document perdue)

Retranscription Messire Hierosme Mauran Depputé à Marseille Avec le suivie de Pierre Vallète Pour conduire les Antibois Embarqués sur l’armée navale

Retranscription […] A fait son voyage A Marseille. Pierre Vallète A fait son rapport au Conseil.

277

Extrait des délibérations de 1556 : Fol. 17 : Poursuites du conseil d’Antibes contre

ceux qui ont agressé le valet de Hierosme Mauran

Retranscription [ ?] ledict conseil a ordonné Que sera faict poursuite contre ceulx qui ces jours passés ont agressé et battu en lo camin public lo varlet de Messire Hierosme Mauran par voye de Justice come de raison et haut pour raison dudict rixe que aultres rixes et batheries faictes ces jours passés audict Antibol.

278

● 6 - Cartes établies à partir de l’Itinéraire de Hierosme Mauran par Yann Bouvier

Cartes des voyages Aller et Retour.

Carte mentale de Constantinople telle que Hierosme Mauran s’en souvient.

279

280

281

282

283

TABLES

284

● Table des illustrations Figure 1 - Note de 1579 figurant sur l’Itinéraire concernant la visite de Gaspart de la Crois _____________________________________________________________ 40 Figure 2 - Dessin de Savone réalisé par Hierosme Mauran __________________ 41 Figure 3 - « Les coquilles de l’Homme », d’après Moles et Rohmer ____________ 42 Figure 4 - Photo du vieil Antibes légendée par nos soins ____________________ 44 Figure 5 - Le système de « filtres » de la représentation par l’homme de l’espace _ 48 Figure 6 - Carte schématique du voyage de la Réale d’Antoine Escalin en 1544 __ 59 Figure 7 - Extrait de l’Itinéraire de J. Maurand d’Antibes à Constantinople _______ 66 Figure 8 - Extrait de l’Itinéraire manuscrit de Hierosme Mauran _______________ 66 Figure 9 - Grille de lecture de l’Itinéraire de Hierosme Mauran ________________ 70 Figure 10 - Exemple de fiche de lecture thématique de l’Itinéraire de Hierosme Mauran ___________________________________________________________ 71 Figure 11 - Le mode « lecture » d’Hyperbase® 6.0 _________________________ 76 Figure 12 - Les boutons d’exploitation documentaire du logiciel Hyperbase® ____ 78 Figure 13 - La fonction « Concordance » d’Hyperbase® _____________________ 79 Figure 14 - Le retour au texte à partir de la fonction statistique « Corrélats » dans Hyperbase® _______________________________________________________ 80 Figure 15 - La fonction « Contexte » d’Hyperbase® ________________________ 80 Figure 16 - La fonction « Thème » d’Hyperbase® __________________________ 81 Figure 17 - Extrait d’un tableau de micro-distribution________________________ 82 Figure 18 - Analyse Factorielle des Correspondances par Hyperbase® _________ 83 Figure 19 - Graphe de co-occurrents fourni par D. Mayaffre __________________ 84

285

Figure 20 - Vue de l’écran d’accueil de la base HierosmeMauran.exe constituée sous Hyperbase®. ______________________________________________________ 85 Figure 21 – Extrait grossi de l’AFC de l’Itinéraire de Hierosme Mauran par Hyperbase® _______________________________________________________ 87 Figure 22 - Le lemme « Mer » de l’Itinéraire dans la fonction « Topologie » d’Hyperbase® _____________________________________________________ 88 Figure 23 – Dessins extraits de l’Itinéraire de Hierosme Mauran (folios 189, 194 v°, 193 et 216 v°) ______________________________________________________ 90 Figure 24 – Les lemmes « Montagne » et « Mont » de l’Itinéraire dans la fonction « Topologie » d’Hyperbase® __________________________________________ 91 Figure 25 – AFC de l’Itinéraire réalisé sous Hyperbase® : le champ lexical « château », « ville », « cité », « port », « artillerie » et « terre ». ______________ 92 Figure 26 – Extrait grossi de l’AFC de l’Itinéraire de Hierosme Mauran par Hyperbase® : la place centrale de « monastère », « antiquité » et « ruine ». _____ 94 Figure 27 - Extrait grossi de l’AFC de l’Itinéraire de Hierosme Mauran par Hyperbase® : la place centrale de « Dieu ». ______________________________ 96 Figure 28 – Schéma des éléments constitutifs de la Méditerranée mentale de Hierosme Mauran ___________________________________________________ 96

286

● Table des matières

INTRODUCTION 4

● CURIOSITE 5 ● INTERET(S) DU SUJET 6 ● TEMPS ET ESPACE D’ANALYSE : L’OSSATURE DE LA REFLEXION 7 ● LES CONCEPTS 8 ● PROBLEMATIQUE ET CHEMINEMENT DU MEMOIRE 11

CHAPITRE I : HISTORIOGRAPHIE DU SUJET ET REFLEXIONS 13

● LES DEBUTS D’UNE « PSYCHOLOGIE HISTORIQUE » : LES ANNALES 14 L. FEBVRE ET M. BLOCH : DEUX APPROCHES INCONTOURNABLES 14 HISTOIRE DES MENTALITES COLLECTIVES OU INDIVIDUELLES ? 15 ● APPORTS DE LA « NOUVELLE HISTOIRE » ET REFLEXIONS 16 DIALOGUE HISTOIRE/ANTHROPOLOGIE 16 APPORTS ET LIMITES D’UNE « NOUVELLE HISTOIRE DES MENTALITES » 17 P. ARIES, LE PRECURSEUR 18 LES MENTALITES POUR G. DUBY ET R. MANDROU 18 J. LE GOFF : L’HISTOIRE DES MENTALITES EST « IMPRECISE » 19 LES LEÇONS APPORTEES PAR CETTE REFLEXION HISTORIOGRAPHIQUE 20 ● ESPACE ET HISTOIRE 21 L’ESPACE COMME CHAMP D’OBSERVATION 21 REMETTRE EN CAUSE L’EXTERIORITE DE L’ESPACE CHEZ L’HISTORIEN 22 LES ANNEES 1990 23 ● L’ETUDE DES REPRESENTATIONS SPATIALES PAR LA DISCIPLINE HISTORIQUE 25 L’ETUDE DES REPRESENTATIONS DE L’ESPACE COMME SYNTHESE 25 UNE « GEOGRAPHIE RETROSPECTIVE DE L’ESPACE » 25 UNE DEMARCHE QUI RENOUVELLE L’APPROCHE DES SOURCES 26 ● LES RECITS DE VOYAGE COMME MEMOIRES DE L’ESPACE 28 RICHESSE DES RECITS DE VOYAGE POUR L’HISTORIEN 28

287

L’ESPACE S’INSCRIT DANS LE RECIT DE VOYAGE : ETUDES HISTORIQUES 29 ● LA MEDITERRANEE EN REPRESENTATION 31 LA MEDITERRANEE DE BRAUDEL 31 LA MEDITERRANEE PERÇUE : QUELS TRAVAUX ? 32

CHAPITRE II : HIEROSME MAURAN ET SON ITINERAIRE 34

● « L’HOMME PHYSIQUE » 35 HIEROSME MAURAN 35 NAISSANCE ET MORT 36 LA FAMILLE, SOLIDARITE FONDAMENTALE ET MILIEU SOCIAL 37 UN PHYSIQUE RESISTANT 39 LA PRIMAUTE DE LA VUE 40 ● « ENVIRONNEMENT(S) » 41 LA COQUILLE DE « L’ESPACE ENVIRONNANT » 41 ANTIBOUL, VILLE OUVERTE 43 LES HORIZONS DE HIEROSME MAURAN 46 ● « L’HOMME PSYCHIQUE » 47 L’OUTILLAGE MENTAL : UNE CLE D’ANALYSE 48 LANGUES PARLEES ET ECRITES 49 L’HOMME DE SON METIER ET DE SON TEMPS : LE CLERC HIEROSME MAURAN 50 CURIOSITE ET GOUT POUR L’ANTIQUITE 53 ● LE VOYAGE A CONSTANTINOPLE : UN CONTEXTE A CONNAITRE 55 SAINTE-SOPHIE ET CONSTANTINOPLE 55 « L’AMBASSADE SOUS LA CONTRAINTE » D’ANTOINE ESCALIN 56 ● L’ITINERAIRE 59 LA REDACTION DU RECIT 59 LES INTERETS DE L’ITINERAIRE 61 PRECISIONS SUR L’EDITION UTILISEE 62

CHAPITRE III : NECESSITE D’UNE REFLEXION SUR LES METHODES 64

● UN TRAVAIL PHILOLOGIQUE NECESSAIRE SUR LA SOURCE 65 LE PROBLEME DES DESSINS DE HIEROSME MAURAN 65 LES NOTES EN MARGES DU MANUSCRIT ET LES FAUTES DE TOSCAN 67 CORRECTIONS DE L’EDITION DE 1900 67

288

● LECTURES INTUITIVES ET THEMATIQUES DE LA SOURCE 68 L’HISTORIEN ET LE TEXTE : LA LECTURE INTUITIVE 68 LA LECTURE THEMATIQUE 70 ● LA LECTURE LOGOMETRIQUE 72 LOGOMETRIE ET HISTOIRE : PROBLEMES ET ENJEUX 72 LES QUESTIONNEMENTS AU FONDEMENT DE LA LOGOMETRIE 73 DU TEXTE A L’HYPERTEXTE : LE CORPUS ET HYPERBASE® 75 POUR UNE LECTURE ALPHANUMERIQUE DES SOURCES TEXTUELLES EN HISTOIRE 77 ● LES OUTILS LOGOMETRIQUES D’HYPERBASE® 78 FONCTIONS DOCUMENTAIRES 78 FONCTIONS STATISTIQUES 81 LES POTENTIALITES D’HYPERBASE® 85

CHAPITRE IV : PREMIERS CONSTATS 86

● UNE CERTAINE UNITE DE L’ESPACE MEDITERRANEEN DANS LE RECIT 87 UNE MER UNIQUE ? 87 LE PAYSAGE MEDITERRANEEN 89 LA VILLE FORTE 91 LA MER REPULSIVE 93 AUTRES ELEMENTS D’UNITE RELATIVE 93 LA PLACE DU SURNATUREL ET DU DIVIN DANS LA MEDITERRANEE DE HIEROSME MAURAN 95 ● LE PROJET DE PLAN DE TRAITEMENT DE LA PROBLEMATIQUE 97

TENTATIVE DE CONCLUSION 100

BIBLIOGRAPHIE COMMENTEE 104

ANNEXES 120

● 1 - FOLIOS DE L’ITINERAIRE DE HIEROSME MAURAN CONSERVES A LA BIBLIOTHEQUE INGUIMBERTINE DE CARPENTRAS 121 ● 2 - FOLIOS DE L’ITINERAIRE DE HIEROSME MAURAN CONSERVES A LA BNF 197

289

● 3 - ITINERAIRE DE HIEROSME MAURAN – VERSION TRADUITE ET ANNOTEE 200 ● 4 - FOLIOS EXTRAITS DU RECUEIL DES INSCRIPTIONS D’ANTIBES REDIGE PAR HIEROSME MAURAN 271 ● 5 - EXTRAITS DES DELIBERATIONS DU CONSEIL D’ANTIBES FAISANT MENTION DE HIEROSME MAURAN 274 EXTRAIT DES DELIBERATIONS DE 1536 : FOL. 3 : PLAINTE DU CONSEIL DE LA VILLE CONTRE

HIEROSME MAURAN 275 EXTRAIT DES DELIBERATIONS DE 1545 : FOL. 21 (25 AVRIL) : HIEROSME MAURAN DEPUTE A

MARSEILLE PAR LE CONSEIL D’ANTIBES (PHOTO DU DOCUMENT PERDUE) 276 EXTRAIT DES DELIBERATIONS DE 1545 : FOL. 23 (5 MAI) : HIEROSME MAURAN DEPUTE A

MARSEILLE PAR LE CONSEIL D’ANTIBES (PHOTO DU DOCUMENT PERDUE) 276 EXTRAIT DES DELIBERATIONS DE 1556 : FOL. 17 : POURSUITES DU CONSEIL D’ANTIBES

CONTRE CEUX QUI ONT AGRESSE LE VALET DE HIEROSME MAURAN 277 ● 6 - CARTES ETABLIES A PARTIR DE L’ITINERAIRE DE HIEROSME MAURAN PAR YANN BOUVIER 278

TABLES 283

● TABLE DES ILLUSTRATIONS 284 ● TABLE DES MATIERES 286

290

Notes à la présente édition

Nous avons pensé, afin de faciliter la navigation du lecteur dans le présent mémoire, y inclure un index : sa réalisation a demandé beaucoup de temps, pour un résultat déçu à cause des cas d’homonymie entre certains noms propres évoqués dans le texte et faussant l’index ainsi réalisé. Il a donc dû être abandonné, en attendant de mieux maitriser, sous Word, tous les paramètres concernant son élaboration. De même, un glossaire biographique a été pensé, mais le manque de temps l’a compromis ainsi que le fait que dans tous le cas, dans le présent travail, une règle stricte a été mise en place et suivie à la lettre : à chaque nom propre nouveau devaient être associés quelques adjectifs permettant au lecteur de savoir de qui il pouvait s’agir. Et dans la plupart des cas, comme pour Hierosme Mauran bien sur mais aussi pour Guillaume Pellicier ou Antoine Escalin des Aimars, de nombreuses précisions ont été données, faisant de ce projet de glossaire biographique un gadget plus qu’une réelle nécessité.

291

Mémoire de master I réalisé par Yann Bouvier (n° étudiant : 20504816) Imprimé numériquement le lundi 21 mai 2007 à Nice

Imprimerie COREP Droit, 22 rue Louis de Coppet, 06000 Nice Rendu le mardi 22 mai 2007 en trois exemplaires, dont un sur CD-ROM