Qu'est-ce qu'une frontière ?

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Qu’est-ce qu’une frontière – Lundis de la philosophie – 05 novembre 2012 1 Qu’est-ce qu’une frontière ? Introduction La question qui est à l’horizon de cette intervention est une question sur la justice migratoire : que serait une régulation juste de la mobilité des êtres humains entre différents États ? Quand on admet ou non une personne sur un territoire, quel genre de justification peut être considéré comme juste et pas seulement une expression de l’arbitraire, du rapport de force ou simplement de l’intérêt ? Il se trouve que les différentes positions normatives sur cette question s’expriment souvent comme des revendications particulières sur les « frontières », plaidant soit pour leur ouverture, au motif que les frontières seraient arbitraires et donc illégitimes normativement ; soit au contraire pour un degré plus ou moins grand de fermeture des frontières, au motif qu’un État souverain se définit par la capacité de définir qui entre sur son territoire. C’est cette manière de formuler la question de la justice migratoire en termes de bonne ou juste gestion des frontières que je voudrais questionner ici. En effet, cette argumentation qui relie la question de la justice migratoire à la question des frontières ne tient qu’à deux conditions : (a) qu’il soit véritablement possible de contrôler la mobilité via les frontières – c’est une condition pragmatique ; (b) que la justice migratoire se règle véritablement aux frontières. Je procéderai en trois grandes étapes. Dans une première étape, je voudrais analyser le mot « frontière » dans la diversité de ses usages. Je vais essentiellement m’intéresser à la question des frontières géopolitiques, pour essayer de parvenir à une définition opérationnelle. Dans une seconde étape, je me demanderai si les frontières sont véritablement des objets qui se « contrôlent » politiquement : dans quelle mesure est-il au pouvoir d’un État de créer et contrôler une frontière ? Quelle est la marge de manœuvre dont un État dispose à l’égard de ses frontières ? Je prendrai appui sur plusieurs exemples historiques, pour montrer que les frontières sont en effet des objets qui se contrôlent, mais seulement sur le court terme. Enfin, dans un troisième temps, je demanderai s’il est juste de formuler la question de la justice migratoire en termes de degré d'ouverture des frontières. J’essaierai de défendre la thèse contraire : dans le monde contemporain, la question du contrôle des frontières n’est qu’un des aspects de la justice migratoire. C’est peut-être l’aspect le plus visible, mais ce n’est pas l’aspect le plus pertinent normativement. Pour résumer la thèse qui va traverser mon propos : la question de la justice migratoire aujourd’hui me semble être mal posée lorsqu’elle est formulée en termes de gestion des frontières nationales.

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Qu’est-ce qu’une frontière ?

Introduction La question qui est à l’horizon de cette intervention est une question sur la justice migratoire : que serait une régulation juste de la mobilité des êtres humains entre différents États ? Quand on admet ou non une personne sur un territoire, quel genre de justification peut être considéré comme juste et pas seulement une expression de l’arbitraire, du rapport de force ou simplement de l’intérêt ? Il se trouve que les différentes positions normatives sur cette question s’expriment souvent comme des revendications particulières sur les « frontières », plaidant soit pour leur ouverture, au motif que les frontières seraient arbitraires et donc illégitimes normativement ; soit au contraire pour un degré plus ou moins grand de fermeture des frontières, au motif qu’un État souverain se définit par la capacité de définir qui entre sur son territoire. C’est cette manière de formuler la question de la justice migratoire en termes de bonne ou juste gestion des frontières que je voudrais questionner ici. En effet, cette argumentation qui relie la question de la justice migratoire à la question des frontières ne tient qu’à deux conditions : (a) qu’il soit véritablement possible de contrôler la mobilité via les frontières – c’est une condition pragmatique ; (b) que la justice migratoire se règle véritablement aux frontières. Je procéderai en trois grandes étapes. Dans une première étape, je voudrais analyser le mot « frontière » dans la diversité de ses usages. Je vais essentiellement m’intéresser à la question des frontières géopolitiques, pour essayer de parvenir à une définition opérationnelle. Dans une seconde étape, je me demanderai si les frontières sont véritablement des objets qui se « contrôlent » politiquement : dans quelle mesure est-il au pouvoir d’un État de créer et contrôler une frontière ? Quelle est la marge de manœuvre dont un État dispose à l’égard de ses frontières ? Je prendrai appui sur plusieurs exemples historiques, pour montrer que les frontières sont en effet des objets qui se contrôlent, mais seulement sur le court terme. Enfin, dans un troisième temps, je demanderai s’il est juste de formuler la question de la justice migratoire en termes de degré d'ouverture des frontières. J’essaierai de défendre la thèse contraire : dans le monde contemporain, la question du contrôle des frontières n’est qu’un des aspects de la justice migratoire. C’est peut-être l’aspect le plus visible, mais ce n’est pas l’aspect le plus pertinent normativement. Pour résumer la thèse qui va traverser mon propos : la question de la justice migratoire aujourd’hui me semble être mal posée lorsqu’elle est formulée en termes de gestion des frontières nationales.

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Partie 1. De quoi parle-t-on ? Dans cette première partie, j’aimerais essayer d’arriver à une première définition opérationnelle de la frontière, avant d’aller vers les questions normatives dans les deux parties suivantes. Notre représentation contemporaine de la frontière s’articule, me semble-t-il, autour de quelques images fondamentales : les lignes qui indiquent les limites territoriales des États sur les cartes géographiques politiques ; les passages de postes-frontières, avec contrôles de visa et ouverture des coffres ; les bastions, murailles et autres fortifications qui servent régulièrement à garder les frontières contestées. Je vais commencer par discuter quatre idées qui permettent d’ébaucher une définition : la frontière est une ligne physique ; la frontière sépare deux entités distinctes et différentes ; la frontière n’existe que par son contrôle ; il faut qu’une frontière soit ouverte ou fermée. Première idée de départ : une frontière, c’est une ligne physique. C’est la représentation qui nous vient naturellement en regardant une carte, et c’est de fait ainsi que sont tracées les frontières géopolitiques. Les deux termes, « ligne » et « physique » sont à discuter. Un commentaire rapide d’abord sur le mot « physique » : une frontière est quelque chose qui a d’abord fondamentalement à voir avec l’espace, avec le partage géographique d’espaces sur le globe terrestre. Ce qui fait que quand on veut appliquer le mot « frontière » à d’autres domaines on a nécessairement un certain nombre d’ajustements à faire : frontières de la cellule frontières du savoir, frontières des disciplines. Mais dans l’usage fondamental, l’ancrage matériel dans l’espace physique est extrêmement important et caractérise la situation de normalité. Le mot de « ligne » est beaucoup plus problématique. On y trouve d’abord l’idéal de la frontière comme une ligne sans épaisseur. Si on se demande pourquoi la ligne sans épaisseur représente l’idéal de la frontière, nous sommes conduits directement au cœur de la notion, dans son acception contemporaine : la frontière détermine la limite entre des juridictions qui sont idéalement sans recoupement ni recouvrement. C’est en cela qu’il a souvent été affirmé que l’idée de frontière est une idée essentiellement moderne, parce qu’elle suppose deux conditions : un monde où les juridictions ne se superposent pas, d’une part ; et un monde où l’ensemble du territoire est intégralement réparti entre les juridictions étatiques existantes, d’autre part. Dire que les juridictions ne se superposent pas, c’est aller contre la représentation de l’espace typique du Moyen-Âge, où, disent les historiens, plusieurs juridictions peuvent coexister sur un même territoire, parce que les juridictions sont multiples : celle du seigneur, celle du roi, celle de l’Église, etc. L’idée de frontière marquerait le moment où l’on s’efforce de simplifier les juridictions pour aller vers une définition unique et territoriale. Dire que les frontières ne fonctionnent que si elles sont des lignes définies, cela correspond à une représentation du monde qui doit être intégralement couvert par des juridictions. Et c’est une différence intéressante entre la notion de frontière et celle de marche ou de confins. La marche ou le confins est une limite au-delà de laquelle il n’y a pas nécessairement d’autre juridiction de même type. C’est pour cela que conceptuellement, le mot anglais frontier correspond davantage à l’idée de confins qu’au mot français « frontière », qui correspond au mot boundary ou border.

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Cette idée de ligne est donc révélatrice d’une certaine conception du monde géopolitique idéal, où il existe différentes juridictions mais où celles-ci ne se superposent jamais, n’empiètent jamais l’une sur l’autre, tout en ne laissant aucun espace libre de toute juridiction. Cependant, à y regarder de plus près, l’idée de ligne traduit assez mal la réalité de la frontière. D’abord parce que la ligne de frontière est souvent épaisse, et ensuite parce qu’en pratique il peut exister une frontière sans que cette ligne soit absolument fixée. Je reviens sur ces deux points. Tout d’abord : il peut exister une frontière sans qu’il existe de ligne de démarcation. C’est ce que constatent les géographes lorsqu’ils articulent le phénomène de constitution d’une frontière en trois temps : allocation, délimitation et démarcation. De fait, une très grande période de temps peut séparer la première étape de la troisième : je prendrai tout à l’heure l’exemple du petit bout de frontière qui sépare la France et l’Espagne du côté de la Catalogne et du Roussillon : l’allocation de la frontière a eu lieu à cet endroit lors du traité des Pyrénées en 1659 ; mais l’accord précis sur la délimitation de la frontière n’a été définitif qu’à l’occasion du traité de Bayonne, en 1868, et ce traité a précédé le bornage physique de la frontière, c’est-à-dire la démarcation. Ce qui est intéressant philosophiquement c’est que la frontière peut très bien exister alors même qu’elle n’a pas atteint l’étape du bornage, ni même celle de la délimitation précise. Entre 1659 et 1868, la frontière existe, elle est bien réelle, elle a des effets tout à fait tangibles en termes politiques, culturels, linguistique et identitaires. Mais elle n’est nullement une ligne : c’est une zone épaisse, largement fluctuante. On pourrait presque dire que durant toute cette période-là la Cerdagne tout entière est une frontière, à des degrés divers selon les endroits précis. Ensuite, même lorsque la frontière est délimitée et bornée, la réalité de la frontière ne se réduit pas à cette ligne à l’épaisseur idéalement nulle. L’existence de la frontière contribue souvent (souvent, pas toujours, j’y reviens dans un instant) à transformer une zone importante du territoire de part et d’autre de la ligne de démarcation. D’abord, parce que le passage d’une juridiction à l’autre est souvent amenée graduellement par toute une série de marqueurs plus ou moins lourds : postes de douanes, no-man’s land, barrières et contrôles divers. Ce qui est intéressant également, c’est qu’il existe un énorme éventail de possibilités entre : rien du tout, l’absence totale de marqueurs et un mur infranchissable qui solidifie la frontière (ou des moyens de contrôle à distance plus efficaces qu’un mur). Là encore, ce qui est fascinant, c’est que l’objet « frontière » s’accommode de cette énorme variété d’incarnations physiques qui vont de l’absence totale de marqueurs à la rigidification de l’espace. Ensuite, et plus profondément, parce que l’existence de la frontière produit souvent (pas toujours là encore) une modification substantielle des modes de vie. J’en prendrai deux exemples. Le premier exemple est contemporain, c’est celui de la frontière entre les Etats-Unis et le Mexique : sans parler des cas de franchissement légal ou illégal de la frontière qui nous retiendrons dans le parties suivantes, l’existence de la frontière crée une altération des identités et des modes de vie. Les sociologues et ethnographes qui travaillent dans la région parlent d’une identité particulière pour ceux qui habitent à la frontières : ce sont les fronteros. La frontière dans ce cas n’est pas seulement une ligne, c’est un espace qui est constitué par la coupure ou la dissymétrie.

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C’est là un cas bien connu, le fait même de placer une frontière a pour effet de créer des identités par opposition. Je reviens au cas de la Cerdagne qui est particulièrement éclairant sur ce point. Il s’agit d’une frontière qui se situe certes, à grande échelle, dans les Pyrénées et l’intention première de Mazarin et de son homologue espagnol étaient effectivement d’utiliser la chaîne de montagnes comme une « frontière naturelle ». Le problème est qu’à cet endroit précis des Pyrénées, une série de lignes de faille sud-ouest/ nord-est brouillent la netteté des cimes, à tel point que la délimitation de la frontière a été l’objet de négociations dont le résultat a été de faire passer celle-ci au milieu d’une plaine. C’était passablement dérangeant pour les négociateurs, à tel point que certaines cartes de l’époque font figurer des montagnes là où il n’y en a pas, comme pour justifier ou légitimer la position de la frontière. L’habitat est le même de part et d’autre de la frontière, les populations sont homogènes par leur culture, par leurs activités, par leur mode d’existence. Mais l’apparition de la frontière à partir de 1659 a créé un jeu d’identités contraposées par lequel se constituent, d’un côté, des Français, de l’autre, des Espagnols, même si l’identité locale et catalane ne disparaît pas comme telle. L’existence de la frontière suppose un renvoi possible à la juridiction nationale qui permet un certain type de recours : si des pasteurs ont un contentieux à propos de pâtures ou de points d’eau, le fait de pouvoir recourir à l’entité nationale « France » est une des stratégies possibles, qui contribue à façonner l’identité des groupes. C’est un cas assez typique et qui démontre que la frontière ne se définit pas seulement par la ligne mais par la manière dont elle affecte le territoire autour d’elle, par la manière dont elle contribue à une certaine organisation politique et identité, une certaine orientation de l’ensemble des groupes humains qui vivent à proximité. C’est également un cas assez classique de réorganisation des centres par la périphérie : la frontière est peut-être tracée par Paris et Madrid ; mais elle est incarnée, vécue et enracinée par les habitants de la Cerdagne. Deuxième idée : une frontière sépare deux entités distinctes et différentes. La réponse à cette question, si on suit l’exemple de la Cerdagne que je viens de donner, est assez clair : non, si les entités étaient différentes, on n’aurait pas besoin de frontière. C’est bien plutôt l’inverse : la frontière est utile et prend sens, parce que les entités qu’elle sépare sont d’abord semblables et indiscernables ; et c’est seulement une fois que la frontière existe qu’elle engage un processus de création d’identités contraposées. Dans le cas de la Cerdagne, c’est bien la frontière qui crée la différence entre Espagnols et Français au sein d’une population qui est d’abord catalane. Je crois que ce point peut-être aisément généralisé. Une frontière sépare des entités qui sont essentiellement semblables. Si les entités sont fondamentalement différentes au départ, on parle de bordure ou de limite, ou de borne, mais pas de « frontière » au sens strict. Je crois que cette remarque linguistique toute simple sur la différence entre l’usage du mot « bordure » ou « limite » et celui du mot « frontière » est intéressante. Il n’y a pas vraiment de sens à parler de « frontière » quand deux choses sont trop évidemment différentes : si vous vous promenez le long de la mer et que vous regardez comment les vagues dessinent une zone humide sur le sable, vous allez parler de la limite entre la mer et la plage, mais je crois qu’il semblerait un peu étrange de parler de « frontière » entre la mer et le sable. Inversement, si vous êtes de nouveau à la frontière entre les Etats-Unis et le Mexique, du côté de San Diego, la frontière se prolonge dans l’eau : il n’y a aucune limite ou bordure matérielle, mais il y a une frontière bien réelle. Cette remarque toute simple conduit à réaffirmer l’idée selon laquelle il n’y a rien de tel qu’une frontière

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naturelle : une frontière est par définition quelque chose qui n’a de sens qu’institutionnellement. Cette différence entre bordure, limite et frontière nous conduit donc directement vers une caractéristique simple de la frontière : la frontière est institutionnelle, c’est une limite institutionnelle entre deux groupes humains qui traverse un territoire. Je prends un autre exemple tout simple pour illustrer ce point. Si vous regardez un sol carrelé, vous pouvez désigner la limite entre deux carreaux, mais précisément, c’est une limite, pas une frontière. En revanche, si vos neveux se mettent à jouer à un jeu complexe sur les carreaux, ils peuvent très bien diviser l’espace et ils font quelque chose de tout à fait sensé et compréhensibles s’ils disent en pointant la ligne qui divise les carreaux : « c’est la frontière de mon camp ». Autrement dit, une frontière sépare fondamentalement quelque chose de semblable : elle sépare institutionnellement des groupes humains avant de séparer un territoire. Je reviendrai dans un instant, à la fin de cette partie, sur la question compliquée de savoir si toute division territoriale de groupes humains compte comme « frontière ». Troisième idée : une frontière n’existe que par son contrôle. Cette idée semble être la conséquence de ce que je viens de dire : si une frontière sépare des choses qui sont essentiellement semblables, d’une part ; et si une frontière est avant tout une délimitation institutionnelle entre des groupes humains, d’autre part, alors il semblerait qu’une frontière ne puisse exister que si elle est contrôlée. En fait c’est une idée à la fois vraie et fausse. Elle est vraie dans le sens où, si un groupe n’est pas en mesure de défendre une frontière, la frontière n’existe que sur le papier, et elle n’a pas grand sens. Exemples : cas des cartes officielles de la Syrie ou de l’Inde. Mais c’est faux dans le sens où l’efficacité d’une frontière ne se mesure pas nécessairement sur place. Elle est bien plutôt le résultat de la force générale de la juridiction qu’elle borne. Il y a des frontières bien réelles, très efficaces, dans le sens où vous changez effectivement de juridiction lorsque vous les traversez, alors même qu’il n’y a aucun contrôle à la frontière. Il y a de plus en plus de frontières lourdement contrôlées, mais la très grande majorité des frontières du globe ressemblent toujours à cela (photo de la frontière entre la Norvège et la Russie). Cela vaut également en sens inverse : le fait de militariser une frontière est bien souvent le signe précisément d’une faiblesse de cette dernière. Je voudrais m’arrêter sur ce point un instant sur deux exemples historiques qui sont souvent invoqués comme des paradigmes de frontières : le limes romain et la Grande Muraille chinoise. La grande muraille est souvent considérée comme l’exemple même du mur frontière. En réalité, quand on regarde le tracé de la grande muraille au cours du temps, on se rend compte que c’est tout sauf une frontière stable et nette. C’est une défense, extrêmement mouvante et peu efficace, qui est le signe même que le pouvoir ne contrôle pas bien ces zones. Quatrième idée : il faut qu’une frontière soit ouverte ou fermée. C’est bien sûr une idée facile à contester, et qui sert surtout à souligner le fait qu’une frontière est mieux décrite comme un filtre, une zone de négociation. C’est pour cela que l’idée même de frontière-ligne ou de frontière-mur comme paradigme de la frontière est trompeur. Une frontière est une zone de négociation de ce qui est autorisé à traverser ou non. Comme tout filtre, la frontière peut connaître tous les états compris entre les deux extrêmes que sont l’ouverture totale et la fermeture totale.

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Ces petites réflexions me conduisent à une définition simple de la frontière : la frontière est une division institutionnelle qui distingue géographiquement des groupes humains. La frontière peut être matérialisée ou non dans l’espace ; elle peut être ouverte ou fermée. Mais ce n’est pas cela l’important pour la définir comme frontière. Ce qui fait la pertinence de la frontière, c’est le différentiel, l’asymétrie entre les règles du jeu qui valent d’un côté et de l’autre de la frontière. Est-ce que dans cette petite définition, je n’ai pas oublié un mot important, qui serait le mot « État » ? Est-ce que les frontières, au sens où je les ai définies, sont nécessairement des limites entre États, ou bien est-ce qu’il peut exister des frontières à d’autres échelles ? Ce qui plaide en faveur de l’idée que la frontière au sens plein est la frontière étatique est la thèse selon laquelle la frontière est un concept moderne, et qui n’a véritablement de sens que dans un monde organisé géopolitiquement en États-nations distincts et couvrant intégralement le globe. De fait, l’histoire semble le confirmer : XIX-XXème siècles avec une furie de délimitation de frontières nationales et de créations de lignes renforcées. Pourtant, je plaide ici pour distinguer ici deux points : (a) le concept de frontière et (b) l’importance historique des frontières de l’État-nation. Le concept de frontière lui-même me semble trouver une résonnance historique fort ancienne. Quand Didon découpe une peau de bœuf et s’en sert pour délimiter Carthage, je crois qu’il est tout de même très difficile de dire qu’elle est en train de faire quelque chose qui est radicalement différent d’une frontière au sens où nous l’entendons. En revanche, il est clair que la frontière en question n’est pas une frontière d’État-nation au sens moderne du terme. C’est précisément pour cela que, plus haut, dans l’ébauche de définition, j’ai parlé à dessein de « règles du jeu », sans préciser s’il s’agissait ou non d’États : car le concept de frontière s’applique à des cas bien plus variés que la seule frontière nationale. Qu’est-ce qui fait qu’une division institutionnelle particulière devient une frontière ? Il est clair que toute division institutionnelle n’est pas une frontière. Si l’on considère les divisions entre des départements français actuels : c’est clairement des divisions administratives et institutionnelles de groupes humains, qui sont instituées et qui n’émergent pas simplement, et pourtant il semblerait assez absurde de parler de « frontière ». De part et d’autre, on joue selon les mêmes règles. En revanche, dans un État fédéral, cela a du sens de parler de « frontières » entre les régions. De même, il existe parfois des limites institutionnelle que l’on a véritablement envie de décrire comme des frontières au sens fort. Inversement, la frontière du ghetto à Chicago près du Magnificent Miles : oui, mais c’est précisément un cas où on a une zone qui échappe à la règle de l’État, donc ça ne ferait que confirmer mon propos. Est-ce que la limite de la 61ème rue est une frontière ou une limite ? On a des identités contraposées ; on a des règles et des qualités différentes valorisées de part et d’autre ; on a une négociation assez constante de la limite (je reviendrai sur ce point dans la deuxième partie). Il y a frontière, parce que de part et d’autre on ne joue pas selon les mêmes règles. J’aboutis donc au fait que la frontière n’est pas nécessairement nationale. La frontière distingue des espaces institutionnels où « on ne joue pas selon les mêmes règles ». La prééminence actuelle de la frontière nationale traduit simplement la prédominance de

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l’État dans la définition des règles du jeu dans le monde contemporain. Mais on peut très bien imaginer que la pertinence des frontières nationales s’efface (type espace Schengen, parce que précisément on joue de plus en plus selon les mêmes règles) alors que la pertinence d’autres types de frontières, régionales ou supra-nationales, s’affirme de nouveau. Est-ce que je ne suis pas simplement en train d’aborder une question de pur vocabulaire entre les mots « limite » et « frontière » ? Quel est l’enjeu de se demander s’il s’agit d’une frontière ou d’une limite ? L’enjeu est évidemment de savoir si l’on accorde à l’État-nation une forme de privilège en matière d’organisation géopolitique. Si l’on reconnaît qu’il existe des frontières autres nationales, alors on admet qu’il existe des formes d’organisation différentielles des groupes humains à d’autres échelles, et donc d’autres échelles politiquement pertinentes. Quel est l’intérêt de faire cela ? De se permettre de distinguer plus finement les degrés d’action. Je voudrais montrer que ce qui est fondamental dans l’idée de « frontière », c’est qu’il ne s’agit pas seulement de quelque chose qui émerge et que l’on constate, mais de quelque chose qui est activement entretenu. Et cela m’intéresse de dire qu’on trouve ce type de phénomène à plusieurs échelles.

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Partie 2. Émergence, résilience et flexibilité des frontières Jusqu’à présent, j’ai cherché à donner une définition « statique » de la frontière. J’aimerais maintenant, dans cette deuxième partie, en donner une définition « dynamique » : que peut-on faire avec une frontière ? Dans quelle mesure est-ce quelque chose qui se façonne au gré de décisions humaines ? Quelle est la marge de manœuvre, l’espace de jeu, dont dispose un groupe donné dans la gestion ou négociation de ses frontières ? C’est bien sûr une manière d’aller progressivement vers la question migratoire qui me préoccupera directement en troisième partie : je vais demander quel est l’éventail des possibilités dont on dispose en particulier lorsqu’on se demande comment utiliser la frontière nationale pour intervenir sur la question migratoire. Il me semble qu’on peut distinguer deux logiques d’action principales : vous pouvez faire jouer la frontière comme un front, dans une logique d’extension ou de protection ; et vous pouvez faire jouer la frontière comme un filtre. Dans le premier cas, ce que vous cherchez à maîtriser, c’est l’étendue du territoire qu’englobe votre frontière. Dans le second cas, c’est le type de biens ou de personnes qui pénètrent dans ce territoire. La frontière comme front On peut d’abord considérer que la frontière est le lieu d’un rapport de force ou d’une recherche d’équilibre entre deux formes de puissances qui ont une extension territoriale. On peut agir sur la frontière, parce qu’on peut en modifier son extension territoriale. Et, là encore, il faut bien souligner que ce type d’action ne vaut pas seulement pour la frontière nationale, mais pour n’importe quel type de frontière. Dans ce paradigme, la frontière est simplement l’extrême limite d’une zone où valent certaines règles du jeu. Elle est le lieu où commencent d’autres règles du jeu. Elle est le symptôme du fait qu’il existe plusieurs groupes qui expriment (ou pourraient exprimer) une prétention à faire valoir leurs règles sur un territoire donné. De ce point de vue, ce que vous pouvez faire avec la frontière, c’est essayer de l’étendre ou, inversement, de la préserver contre la tentative d’extension de l’autre acteur. La frontière est dynamique parce qu’elle représente l’équilibre des forces à un moment donné dans le temps : si cet équilibre se modifie, la frontière se modifie aussi. Cette conception peut s’appliquer de manière manifeste aux frontières nationales des États européens, dans une conception westphalienne de la frontière comme étant avant tout la limite entre des États-nations. Mais elle s’applique très bien dans d’autre cas. Reprenons ainsi l’exemple de la 61ème rue à Chicago, qui trace la frontière du ghetto et de l’Université. Que pouvez-vous faire avec cette frontière ? Vous pouvez la sécuriser, en plaçant un poste de police juste à l’angle entre la 61ème rue et Cottage Grove. Vous pouvez aussi l’étendre : c’est précisément ce que fait en ce moment l’Université de Chicago en achetant des terrains au sud de la 61ème rue, en y construisant des immeubles, y installant des étudiants et faisant intervenir la police de l’Université. C’est un cas très clair où la frontière a son rôle classique de « front » mouvant et qui évolue ou se déplace. La « marge de manœuvre » des acteurs ici par rapport à la frontière est clairement de l’ordre du rapport de force, de la capacité à « tenir » un territoire, à y faire valoir ses règles.

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On pourrait faire tout à fait le même genre d’analyse pour les frontières entre les quartiers de différents gangs, ou encore les frontières économiques qui peuvent tout à fait fonctionner selon les mêmes logiques : on étend la zone d’influence et de validité de certains types de règles, tout en repoussant d’autres règles. Ce qui est frappant dans ce cas, c’est que cette intervention ne fonctionne durablement que si elle n’est pas seulement une intervention directe sur la frontière : elle ne fonctionne que si elle est une intervention indirecte sur l’ensemble du territoire. La capacité à déplacer la frontière dépend de la capacité de moyen terme à assurer la prévalence des règles sur le territoire gagné. C’est pour cela qu’on ne peut pas déplacer les frontières trop vite de manière substantielle. Un très joli exemple en creux de ce type d’analyse peut être donné par les conquêtes d’Alexandre le Grand. La vision occidentale consiste à dire qu’Alexandre a élargi largement son empire en conquérant des terres jusqu’à l’Indus : c’est l’exemple étonnant d’un déplacement brutal et massif de frontières. Et la preuve même que ce déplacement de frontières a été trop brutal est qu’il n’a pas tenu : aussitôt Alexandre mort, son empire s’est dépecé. Mais en réalité, la leçon est encore plus intéressante que cela. C’est qu’en réalité, Alexandre n’a déplacé aucune frontière. En effet, quand on regarde une carte de l’empire achéménide, on constate que cela correspond étrangement à une carte de l’empire d’Alexandre à son apogée. Alexandre n’a en fait pas mis un pied en dehors des frontières déjà conquises par l’empire achéménide : autrement dit, ce n’est pas un conquérant. C’est la figure extrêmement classique d’un usurpateur, venu des confins de l’empire, et qui a réussi progressivement à prendre contrôle du territoire, en répandant progressivement sa rébellion. Cet exemple amène à poser une question intéressante et très difficile : qu’est-ce que c’est qu’élargir des frontières ? Qu’est-ce que cela veut dire que conquérir un territoire ? Cela peut recouvrir des réalités extrêmement différentes : gorger la moitié des habitants et remplacer tous les dignitaires ; aller prendre un dîner avec le chef du village et laisser tout continuer comme avant ; ou toute situation intermédiaire. Dans ce cas, on ne fait rien directement avec la frontière : la frontière est le marqueur d’un équilibre plus ou moins éphémère. Toujours dans cette logique qui se concentre sur le territoire, il faut noter que l’on peut plus radicalement encore créer des frontières. Ainsi, tout au long du XIXème et du XXème siècles, les puissances européennes ont joué sur les planisphères : elles ont joué à tracer des frontières ou en faire disparaître. Cette manière de procéder a abouti à une vague de création de frontières, mais pas de n’importe lesquelles > il s’agit des frontières comprises dans le sens westphalien de l’État-nation. Observons quelques exemples de situation où cela a fonctionné ou pas, et observer quels sont les effets créés par la frontière. On pourrait prendre le cas paradigmatique des frontières de l’Afrique. Mais je voudrais prendre un autre exemple, tout aussi connu, qui met cependant encore mieux en lumière une certaine logique prédominante de l’État-nation en lumière. Un autre exemple paradigmatique est l’exemple des républiques d’Asie centrale. Cette fois, le recours à l’État-nation westphalien est explicité, puisque cela fait partie de la marche à suivre pour aller vers un espace non-national. Moscou détermine donc les frontières des républiques et demande aux habitants de déterminer une identité. Ce cas

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est fascinant, d’abord parce qu’il montre à l’œuvre l’idéologie de la frontière westphalienne, mais aussi parce qu’il donne un très bon exemple de ce qui, dans une frontière, est contrôlé directement, et de ce qui advient ou émerge sans qu’il puisse exister de véritablement contrôle politique. Ce qu’a pu faire Moscou, c’est tracer les frontières et déterminer les capitales. Mais ensuite, ce tracé des frontières a déclenché le jeu classique de formations d’identités contraposées dont le déroulement est imprévisible et incontrôlable : il est impossible de savoir si les frontières vont créer des communautés divergentes (simplement par l’effet de rétrécissement des échanges économiques sur l’espace national) ou si les communautés séparées par la frontière vont continuer à se penser comme une et à voir la frontière comme une déchirure tragique. Les dynamiques sociales déclenchées par les frontières mêmes sont imprévisibles. Dans le cas de la création de frontières, de nouveau, les cas d’échecs sont aussi instructifs que les cas réussis : un très bon exemple de cela est la Turquie d’Atatürk. Le traité de Sèvres, signé en 1920, prévoyait de découper l’ancien empire Ottoman en protectorats placés sous l’autorité des différentes puissances occidentales. Cependant Atatürk, en se constituant une identité turque, et en réunissant des forces autour de cette idée, a mené une guerre qui a abouti à la constitution de la Turquie contre les découpages imposés par les puissances occidentales. Ce qui est fascinant avec ce type de frontière-front et l’hypothèse sous-jacente de l’exclusivité des souverainetés, c’est que vous pouvez aussi vous en servir pour passer sous le radar. Un exemple particulièrement réjouissant de ce fait est donné par certaines universités publiques américaines. Tout le monde sait que les universités ouvrent des campus à l’étranger. Ce qui est plus amusant, c’est que ces universités, qui dépendent d’états américains spécifiques ouvrent parfois des campus dans d’autres états américains. La Central Michigan University a un campus à Atlanta. Avec le résultat qu’en fait ces campus échappent plus facilement dans les mailles du filet système d’accréditation. Dans cette logique, on fait jouer la frontière comme la limite d’une souveraineté, le center de l’attention étant les limites territoriales délimitées par les frontières. La marge de manœuvre dans l’établissement de la frontière est exactement liée au rapport de force qui s’établit entre les deux groupes qui cherchent à faire valoir leurs règles. L’aspect belliqueux peut souvent être renforcé par des bastions, des fortifications, des murs. La frontière comme filtre Si l’on mentionne le fait de murer les frontières, on pourrait être tenté de voir une continuité totale entre les frontières de la France de Vauban et les frontières contemporaines de l’Europe et des USA, dont une image frappante et largement diffusée est celle des murs ou des barbelés. Mais cette apparence de continuité, à mon avis, est trompeuse. La grande différence entre les murs passés et les murs érigés de manière contemporaine est que, à l’exception de cas extrêmes comme les deux Corée, le mur dans le désert Sahraoui ou le mur de Cisjordanie, on se défend non contre la conquête par un État qui veut élargir sa souveraineté en faisant disparaître la nôtre, mais contre des individus qui, en un sens, veulent se placer sous notre souveraineté.

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Ce qui est fascinant, c’est que dans cette autre logique de la frontière, le point d’attention n’est plus l’étendue du territoire, car celle-ci est, sauf exception, tenue pour libre ; le point d’attention sont les personnes et les biens qui sont sur ce territoire. Ce qui est une des raisons pour lesquelles je suis perplexe devant la thèse souvent avancée selon laquelle la souveraineté contemporaine est une souveraineté essentiellement territoriale, et non une souveraineté qui s’exerce sur des sujets. Cette thèse consiste à dire que, auparavant, la souveraineté était liée à l’exercice d’une puissance sur des sujets, alors que dans le monde contemporain la souveraineté est territoriale. Cette phrase est juste, mais elle me semble masquer quelque chose de fondamental dans la manière dont sont abordés les problèmes contemporains de l’immigration : la conception de la souveraineté sous-jacente relève d’une logique de personnes, non de territoires. Dans ce cas, on essaie de faire jouer la frontière non pas dans une logique expansionniste, mais dans une logique de sélection : faire rentrer ce qui est désirable et laisser en dehors sur ce qui est considéré comme nuisible. Quelle est la marge de manœuvre dans ce cas ? De quel choix un groupe donné dispose-t-il lorsqu’il essaie de faire jouer sa frontière territoriale comme un filtre ? Prenons l’exemple paradigmatique d’une frontière nationale qui fonctionne sur ce modèle-là, à savoir la frontière USA-Mexique. Contrôler la frontière, dans ce cas, c’est essayer de s’approcher aussi près que possible d’un idéal selon lequel les seules personnes et les seuls biens qui entrent sur le territoire sont ceux qui y sont légalement autorisés. Quelles sont les options dans ce cas ? Elles sont simples : il s’agit de contrôler plus ou moins étroitement. On peut ne pas du tout contrôler à la frontière, et contrôler seulement dans le territoire. Ou alors on peut faire jouer à la frontière elle-même le rôle de filtre essentiel. C’est précisément le choix qui a été fait par les Etats-Unis au cours des dernières années : la politique est explicitement passée d’un contrôle sur le territoire à un contrôle massif à la frontière. L'Operation Blockade/Hold-the-Line à El Paso, à la frontière entre les États-Unis et le Mexique, lancée en septembre 1993. Le nouveau chef de la El Paso Border Patrol, Silvestre Reyes, a décidé en septembre 1993 de poster 400 gardes-frontière directement sur les bords du Rio Grande, de façon extrêmement visible, afin de décourager l'immigration illégale. C'est-à-dire qu'au lieu de se contenter de contrôler les immigrants déjà entrés sur le territoire étasunien, la patrouille s'est placée activement en position de barrière, de manière extrêmement visible, et tout particulièrement dans la zone urbaine dense entre Ciudad Juárez et El Paso. Est-ce que le contrôle fonctionne ? Il y a effectivement moins de migrants, mais aussi bien de migrants légaux que de migrants illégaux ; il y a plus de morts à la frontière ; il y a surtout beaucoup moins d’allers-retours (ceux qui ont réussi, légalement ou illégalement, à pénétrer aux USA y restent, alors que la norme précédemment était des allers-retours constants) ; il y a une antagonisation des communautés à la frontière (y compris au sein de la communauté mexicaine installée aux USA entre les légaux et illégaux). Evidemment, ce qui est fascinant, c’est la prégnance de la métaphore de la mécanique des fluides : soit que, du côté des défenseurs de la politique frontalière stricte, on parle d’un flux à endiguer ; soit que, au contraire du côté des défenseurs de la mobilité, on

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souligne le fait que l’eau trouve toujours des failles où s’infiltrer, et qu’un mur ne fait que détourner la route, loin de stopper la source. Et, pour que la métaphore de la mécanique des fluides fonctionne, il faut qu’il y ait un courant créé par une asymétrie : c’est l’asymétrie qui crée le problème à la frontière USA-Mexique plutôt qu’à la frontière USA-Canada – et on cherche les digues qui permettent de contenir de manière efficace le courant. On pourrait faire tout à fait le même type d’analyse dans le cas des frontières de l’Europe, qui permet simplement de mieux souligner le fait que la marge de manœuvre de chaque État est en réalité faible, car il dépend directement de la politique frontalière des autres États. Pour prolonger la métaphore hydraulique, la migration est perçue comme un jeu de vases communicants, la frontière étant exactement aussi bien contrôlée que son maillon le plus « faible ». Quelle est donc la marge de manœuvre ? Le choix est entre : peu de contrôle à la frontière avec le spectre d’un débordement d’immigration illégale ; ou un contrôle à la frontière qui antagonise et traite le symptôme et non la cause. J’en reste ici à un niveau purement descriptif : je ne me demande pas encore si c’est juste ou pas ; je me demanderai cela dans la partie suivante. Pour le moment je me contente juste de décrire des grands mécanismes et leurs effets, de montrer l’éventail de ce qu’on peut décider consciemment de faire avec une frontière. Ce que je voudrais souligner, c’est que ce type de frontière-filtre ne vaut pas exclusivement pour les frontières nationales. Je prendrai donc, et ce sera le dernier exemple de cette deuxième partie, l’exemple des murs de fortification autour des oasis en Asie centrale, qui ont visiblement existé durant toute l’antiquité et jusqu’au Moyen-Âge autour de Samarkand notamment. Il s’agit de sociétés qui connaissent deux groupes sociaux bien distincts : des nomades, qui paissent leurs bêtes dans la steppe ; et des agriculteurs, qui exploitent des cultures irriguées. Or, on constate souvent des murs pas très hauts, qui peuvent aller faire jusqu’à des centaines de kilomètres, et qui séparent les zones irriguées des zones non irriguées. La fonction spécifique est encore controversée, mais une interprétation probable est que c’est une manière de visualiser dans l’espace deux zones juridiques. En cela, c’est un joli exemple de frontière filtre, puisque le mur permet l’interaction, tout en empêchant en pratique que les zones irriguées ne soient occupées par du bétail. Pour conclure cette deuxième partie : j’ai voulu me demander ce qu’on pouvait faire avec une frontière, en distinguant deux grands paradigmes. Le premier paradigme s’intéresse au territoire et il se sert de la frontière comme d’un marqueur d’un rapport de force avec la ou les puissance(s) frontalières. Dans ce cas, on ne peut pas faire grand chose avec la frontière directement : elle est seulement le symptôme de la capacité à tenir certaines règles sur un territoire donné. Le second paradigme est celui de la frontière filtre : la frontière sert de lieu de démarcation entre des biens et personnes désirables et indésirables à l’intérieur d’un territoire donné. La marge de manœuvre est entre un filtre totalement ouvert, qui laisse tout passer potentiellement ; et un filtre fermé. Pour le moment, je ne pose aucune question normative : je me contente de constater certains effets. La frontière filtre suppose souvent une vision de la migration humaine selon une

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« métaphore hydraulique » ; et elle suppose aussi, toutes choses égales par ailleurs, que plus la frontière est fermée, plus les identités contraposées vont se durcir.

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Partie 3. Justice et frontières La deuxième thèse que je voudrais défendre ce soir est que la question de la justice migratoire est mal formulée lorsqu’on la présente comme une question qui se règle aux frontières nationales : les discours de l’ouverture et de la fermeture des frontières sont tous deux problématiques de ce point de vue, pour différentes raisons. À l’inverse, je soutiendrai qu’une politique des frontières est juste si elle considérée non pas comme une fin, mais comme un des instruments d’une stratégie pour atteindre un état du monde où les conditions de la mobilité humaine peuvent être considérées comme justes. Le défaut que présentent trop souvent les discours contemporains sur le lien frontières nationales-migration est qu’il est myope : en étant focalisé sur la frontière nationale, il fait perdre de vue le fait que celle-ci, en réalité n’est pas le lieu de résolution de la question de la justice migratoire. Elle n’en est qu’un des éléments de régulation pragmatique. Pourquoi est-ce que la question de la justice migratoire ne peut pas se résoudre aux frontières nationales ? La première raison tient à la « métaphore hydraulique » que j’ai mentionnée tout à l’heure. En cherchant à réguler le flux, on n’agit pas sur la cause première qui fait naître du courant. Par conséquent, on définit comme « illégaux » des comportements qui sont de l’ordre de la recherche rationnelle d’un meilleur avenir. Plus exactement, l’argument consiste dans ce cas à rétorquer la chose suivante : assurer des conditions de vie suffisamment prospères à ses citoyens relève de l’État dont ceux-ci sont membres, pas des autres états plus fortunés de la planète. C’est le discours qu’on entend extrêmement fréquemment : la solution du mur Etats-Unis/Mexique se trouve au Mexique. Implicitement, ce qui est supposé ici est la vision suivante : chaque être humain a droit à un certain type de perspectives de vie et d’avenir. Mais cette responsabilité n’est pas supportée généralement par l’humanité dans son entier : elle est répartie. Chaque État est responsable des perspectives de vie de ses citoyens, pas des autres. Si on raisonne dans ce cadre de la responsabilité fragmentée, alors chaque État a virtuellement le droit de fermer ses frontières comme bon lui semble, pour de purs motifs d’intérêt économique interne. Il n’y a normativement rien de condamnable à cela. Il n’existe alors que deux types de situations qui peuvent exercer une contrainte normative à l’ouverture des frontières :

- le cas des apatrides ; - le cas des réfugiés politiques.

Hormis ces deux cas, chaque État serait libre de gérer ses frontières comme il l’entend : il y aurait alors des conceptions plus ou moins généreuses, mais ouvrir ses frontières serait de l’ordre du superfétatoire, et pas de l’obligation morale. Ce qui est frappant, c’est que cette vision des choses considère clairement que la norme est la sédentarité, et que la mobilité internationale est une exception qui ne demande que des arrangements marginaux. Manifestement, cette vision des choses est de moins en moins compatible avec l’intensification des échanges économiques : la mobilité est de moins en moins une

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exception. Elle est de plus en plus une nécessité, ou une opportunité, créée par les relations internationales. Par conséquent, la question d’ouvrir ou fermer les frontières nationales n’est pas l’endroit où se pose la question de la justice migratoire, parce qu’elle est incapable de traiter la source de la mobilité humaine, qui est l’élément en cause. Mais il y a une autre raison pour laquelle la question de la justice migratoire ne se règle pas aux frontières nationales, qui vaut cette fois aussi bien pour les défenseurs de la souveraineté nationale que pour les partisans de l’ouverture des frontières : à l’évidence, le problème n’est pas l’entrée sur le territoire, mais l’inclusion. Que voudrait dire « ouvrir les frontières » ? Cette revendication naît du constat qu’il existe un arbitraire manifeste à contrôler la mobilité des personnes en fonction d’un élément qu’ils ne contrôlent pas – le lien de leur naissance – et en vertu de règles décidées par d’autres personnes – les Mexicains n’ont pas leur mot à dire dans les débats de politique migratoire aux Etats-Unis alors même qu’ils sont considérablement affectés par ceux-ci. Une politique qui vous affecte, mais sur laquelle vous n’avez pas votre mot à dire et qui s’appuie sur des critères que vous ne contrôlez pas, est effectivement un bon exemple de politique arbitraire. Mais que voudrait dire « ouvrir les frontières » ? Il est évident qu’il ne s’agit pas seulement de laisser entrer sur le territoire. Il s’agit de laisser s’installer, voter, acheter une maison, lancer une entreprise, profiter de la sécurité sociale, des impôts, etc. Le problème est un problème d’inclusion dans un système de droits et d’obligations politiques et sociales. Le discours en terme d’ouverture des frontières est en général extrêmement silencieux sur les critères pragmatiques qui permettraient à un tel système d’inclusion démocratique de fonctionner. Et, à mon sens, à bon droit : il s’agit de questions qui sont nécessairement pragmatiques, et qui ne peuvent qu’être réglées au cas par cas. Mais dans ce cas, il est évident que le nerf de la guerre n’est pas le degré de fermeture des frontières nationales, mais le degré d’inclusion dans la commune politique et sociale, ce qui est une question tout à fait différente. Centrer l’attention sur les murs aux frontières et les files d’attente au guichet d’immigration ne permet pas d’aborder ces questions d’inclusion, qui sont les questions difficiles. Ce qui revient à dire que le véritable problème normatif n’est pas le passage d’un territoire national à un autre, mais les règles qui permettent à un individu donné de profiter d’un système de droits et de devoirs qui s’appliquent à un groupe donné. Ce qui revient donc à dire que la focalisation sur les frontières nationales passe à côté du véritable enjeu normatif qui est la justice de la mobilité, qu’elle soit inter- ou intra-nationale. À l’évidence, les migrations internes soulèvent exactement le même nombre de problèmes que les migrations externes. Je prends un exemple simple et évident qui est le système chinois du hukou. Chaque citoyen est enregistré dans son lieu de naissance (en particulier, avec une différence claire entre les ruraux et les urbains) et ne peux migrer que s’il reçoit un permis spécifique. S’il y a migration illégale, alors les enfants reçoivent néanmoins l’assignation de leurs parents. Ainsi, Beijing compte actuellement 30 millions d’habitants. Seuls 20 millions ont le hukou de Beijing. Concrètement, cela veut dire que les enfants qui sont nés à Beijing mais sans le hukou de Beijing ne pourront pas aller au lycée à Beijing, et qu’ils devront aller passer le gaokao dans leur province administrative officielle. Il n’est pas question de frontière nationale, et il n’est pas non plus question de contrôle de frontière ici : mais il est question de mobilité, et de justice dans les critères de cette mobilité.

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Pour revenir à ma question initiale : que serait une politique des frontières justes ? Premier point : en fait, la politique des frontières est un instrument avant tout pragmatique. En elle-même, elle ne peut pas être juste dans l’absolu : elle peut être juste seulement si elle fait partie d’une stratégie d’ensemble qui cherche à promouvoir une mobilité humaine juste. Deuxième point : cette politique d’ensemble doit analyser la mobilité humaine actuelle comme une question de justice globale où les frontières nationales ne sont qu’un des éléments formateurs. À mon sens, paradoxalement, le discours contemporain sur le « sans frontière » est plein d’intentions nobles, mais il est contre-productif, parce qu’il contribue à concentrer l’attention sur les frontières nationales. Or celles-ci ne devraient être idéalement qu’un des éléments d’une régulation administrative et pragmatique de la mobilité. En concentrant l’attention sur elles, on en fait les porteurs d’une charge symbolique et identitaire qui rend plus difficile d’atteindre l’objectif d’un rééquilibrage économique et d’une mobilité juste.

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Conclusion J’ai voulu montrer sur quelles hypothèses reposent certains de nos usages actuels du mot « frontière ». Certaines de ces hypothèses me semblent solides, d’autres, beaucoup plus problématiques. Parmi ces hypothèses problématiques, j’ai voulu surtout questionner les effets d’une focalisation excessive sur la frontière nationale. Si l’on peut prétendre à bon droit que la frontière nationale est un concept moderne, issu de l’ordre géopolitique né après la paix de Westphalie, les frontières elles-mêmes n’ont rien de neuf, et elles sont de bien des types. Elles sont des figures nécessaires du monde humaine qu’il est impossible de supprimer. C’est ce qui est problématique dans les appels contemporains au « sans frontière » ou à l’ouverture des frontières. Cette focalisation sur la frontière nationale est particulièrement néfaste quand il s’agit de réfléchir à la justice migratoire. Le concept de frontière qu’on fait fonctionner sur les migrations marche dans le concept de frontière nationale, là où la sédentarité est la norme et la mobilité l’exception qui se satisfait d’un arrangement marginal. L’insistance sur les frontières nationales, en ce moment, nous perd. Elle ne nous permet d’affronter la question principale qui est une question de degrés d’inclusion démocratique. L’idée que la migration se règle aux frontières a pour résultat direct de renforcer les antagonismes identitaires, et de rendre de ce fait plus difficile de trouver des solutions insatisfaisantes mais pragmatiques et acceptables en ce qu’elles sont le chemin vers une mobilité mondiale plus juste.

Bibliographie Étienne Balibar, « Qu'est-ce qu'une frontière? », in E. Balibar (dir.) La crainte des masses. Politique et philosophie avant et après Marx, Paris, Galilée, 1996 Jacques Lévy, « Frontière » dans Jacques Lévy et Michel Lussault (dir.), Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, 2003, reproduit dans http://www.espacestemps.net/document840.html, consulté le 15 octobre 2012. Michel Foucher, Fronts et frontières. Un tour du monde géopolitique, Paris, Fayard, 1988. Saskia Sassen, « Bordering Capabilites versus Borders : Implications for National Borders », Michigan Journal of International Law, 29 juin 2009. Jérôme Sgard, http://ceriscope.sciences-po.fr/content/part4/qu-est-ce-qu-une-frontiere-economique Udhir Alladi Venkatesh, Off the Books : The Underground Economy of the Urban Poor, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2006