Ce document sur la Shoah qui ignore ce qui nous peine, Menahem Macina

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Ce document sur la Shoah qui ignore ce qui nous peine, Menahem Macina I. Le rêve de 1994 et la réalité de 1998 Le groupe de travail allemand a un espoir. Ses membres veulent recommander à la Commission vaticane [...] une confession expresse de culpabilité. (Prof. H. H. Henrix, 1994) Beaucoup d’entre nous ont oublié les circonstances qui ont entouré la genèse de ce document tant attendu, mais qui, à en croire de nombreuses réactions juives et chrétiennes, déçoit tant. Il a paru utile d’en rappeler ici l’essentiel, avant même de tenter une évaluation de ce texte 1 . Dans le document du Vatican, publié le 24 juin 1985, sous le titre : Notes pour une correcte présentation des juifs et du judaïsme dans la prédication et la catéchèse de l’Église catholique , on pouvait lire ce qui suit : La catéchèse devrait [...] aider à comprendre la signification, pour les juifs, de leur extermination pendant les années 1939-1945 et de ses conséquences. Les juifs ont fait bon accueil à cette affirmation, mais ils lui ont reproché en même temps de ne pas tenir compte du fait que, pour l’Église et le christianisme aussi, la Shoah a une signification spéciale qui les concerne directement. Ils ont affirmé qu’il était important, et même nécessaire, que l’Église fasse une déclaration à ce sujet. L’Église n’a 1 L'essentiel de ce qui suit s'inspire d'un rapport du professeur Hans Hermann Henrix, rendu public le 24 mai 1994. Traduction française intégrale de ce document (originellement rédigé en allemand), dans SIDIC (Service International de Documentation Judéo-Chrétienne), vol. XXVII, 3, 1994, Rome, p. 20-23.

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I. Le rêve de 1994 et la réalité de 1998

Le groupe de travail allemand a un espoir. Ses membres veulentrecommander à la Commission vaticane [...] une confession expresse deculpabilité.

(Prof. H. H. Henrix, 1994)

Beaucoup d’entre nous ont oublié les circonstances qui ontentouré la genèse de ce document tant attendu, mais qui, àen croire de nombreuses réactions juives et chrétiennes,déçoit tant. Il a paru utile d’en rappeler ici l’essentiel,avant même de tenter une évaluation de ce texte 1. Dans le document du Vatican, publié le 24 juin 1985, sous letitre : Notes pour une correcte présentation des juifs et du judaïsme dans laprédication et la catéchèse de l’Église catholique, on pouvait lire ce quisuit :

La catéchèse devrait [...] aider à comprendre lasignification, pour les juifs, de leur exterminationpendant les années 1939-1945 et de ses conséquences.

Les juifs ont fait bon accueil à cette affirmation, mais ilslui ont reproché en même temps de ne pas tenir compte dufait que, pour l’Église et le christianisme aussi, la Shoaha une signification spéciale qui les concerne directement.Ils ont affirmé qu’il était important, et même nécessaire,que l’Église fasse une déclaration à ce sujet. L’Église n’a

1 L'essentiel de ce qui suit s'inspire d'un rapport duprofesseur Hans Hermann Henrix, rendu public le 24 mai 1994.Traduction française intégrale de ce document(originellement rédigé en allemand), dans SIDIC (ServiceInternational de Documentation Judéo-Chrétienne), vol.XXVII, 3, 1994, Rome, p. 20-23.

pas laissé cette critique sans réponse. Dans sa lettre du 8août 1987, adressée à l’archevêque de Saint Louis (USA),John L. May, et à l’occasion d’une rencontre avec desreprésentants juifs, le 11 septembre de la même année, àMiami, le pape Jean-Paul II a promis que la Shoah feraitl’objet d’études historiques et religieuses, et qu’il yaurait un document catholique sur la question. Ces étudesont été présentées à la 13ème réunion annuelle du ComitéInternational de Liaison entre l’Église Catholique et lejudaïsme, qui s’est tenue du 3 au 6 septembre 1990. À cetteoccasion, la Commission du Saint Siège confirma que leVatican avait l’intention de préparer un document sur laShoah.

1. Le rêve de 1994 : Le document de travail du groupeallemand Dans son rapport de 1994, le professeur Henrix écrit :

... la 14ème réunion annuelle du Comité Internationalde Liaison qui s’est tenue à Baltimore, du 4 au 7 mai1992, comprenait une contribution du P. Bernard Dupuy,o.p. [dominicain], qui proposait une réflexion sur laShoah. À cette même réunion, le cardinal Cassidy m’ademandé de préparer, en collaboration avec le P. Dupuy,un texte préliminaire au document du Vatican surl’antisémitisme et la Shoah. Une série de discussionset d’accords entre le P. Dupuy et moi-même, au cours dela réunion de Baltimore et dans la suite, ont abouti àla décision que le groupe de travail « Questions sur lejudaïsme » de la Commission des affaires œcuméniques dela Conférence épiscopale allemande serait chargé deréaliser la première rédaction.

Le professeur Henrix énumère ensuite les têtes de chapitrede ce document de travail, qui sont les suivantes : I. Lavoie frayée à la Shoah, dans l’Église. II. La question de lacoresponsabilité et de la culpabilité de l’Église. III. Lestâches de l’Église dans le travail de mémoire sur la Shoah. On lira, ci-dessous, quelques extraits significatifs de cetavant-projet :

Il ne suffit pas d’affirmer simplement le fait dufardeau historique que représentent les relations del’Église avec les juifs, bien au contraire, l’Église etles chrétiens doivent « reconnaître leur part deresponsabilité », comme il est dit dans lesOrientations et suggestions pour l’application de ladéclaration conciliaire Nostra Aetate , n° 4 , de janvier1975.

Les termes de « coresponsabilité et de culpabilité »ont été choisis délibérément. Il s’agit d’attirerparticulièrement l’attention sur le lien qui existeentre l’implication historique et la responsabilitééthique, et sur les différences qui les séparent. Parimplication historique on veut dire que la traditiond’antijudaïsme théologique et ecclésial a été unélément important sur le chemin qui mène à la Shoah.L’Église et le christianisme ont contribué, dans lepassé, à créer un climat d’indifférence et parfoisd’hostilité au peuple juif et au judaïsme, qui a frayéla voie à l’antisémitisme moderne. Mais l’antijudaïsmechrétien n’a pas été le seul facteur dans cetteévolution. Cet aspect historique connote une« coresponsabilité ». Dans un contexte de confession,on comprend souvent qu’il s’agit d’une culpabilité« commune ». Nous trouvons ceci insuffisant, pour desraisons de théologie morale. Si ceux qui confessentleur culpabilité regardent en même temps celle desautres, cela porte atteinte à l’intégrité et à lasincérité de leur confession. Devant Dieu, laculpabilité ne peut être partagée, elle estindivisible. Celui ou celle qui reconnaît saculpabilité parle de lui (ou d’elle)-même, et non desautres. Il existe donc une « coresponsabilité »historique qui, dans une analyse historique, peut êtreindiquée comme un facteur ayant, parmi beaucoupd’autres, joué un rôle dans l’évolution de l’histoire ;mais, en ce qui concerne la confession elle-même,celle-ci doit reconnaître qu’il s’agit là d’une« culpabilité ».

Un autre point est demeuré sujet à controverse [...] Ils’agit de savoir si oui ou non le document, sur la basede la confession de culpabilité exprimée par l’Églised’Allemagne et celle de Pologne, doit contenir uneconfession séparée. En fait, le groupe de travailallemand a un espoir, un rêve. Ses membres veulentrecommander à la Commission vaticane, pour qu’elle enfasse l’examen dans un esprit ouvert et critique, uneconfession expresse de culpabilité, dont voici le textetel qu’il se présente aujourd’hui :

« Le fait que les Églises allemande et polonaise fassent une demande depardon en ce qui touche le sort des juifs pendant les années du National-Socialisme est déjà, en soi, une réponse à la question de lacoresponsabilité et de la culpabilité de l’Église par rapport à la Shoah. Ceque disent ces deux Églises particulières est adopté par l’Église dans sonensemble. Celle-ci confesse qu’elle porte une coresponsabilité en ce quiconcerne la Shoah et que pèse sur elle le fardeau de la culpabilité. Pendant des siècles, ni la prédication ni la théologie n’ont considéré lapermanence du judaïsme comme une manière de vivre et de croirefaisant partie du plan de salut de Dieu. C’était, par rapport à celui-ci,une énigme. L’existence des juifs comme juifs semblait anormale. Tout cequi, dans la pensée chrétienne, pouvait être dépassé ou périmé n’a pasété suffisamment reconnu au moment du danger. Alors que les viesétaient menacées, les chrétiens, influencés comme ils l’étaient, n’ont pasperçu la situation réelle de la minorité juive. Des siècles de théologie etde prédication avaient endormi la conscience des gens et diminué leurcapacité de résistance quand, en Europe et en Allemagne,l’antisémitisme national-socialiste a surgi avec toute sa brutalité et sapuissance criminelle. Beaucoup de chrétiens croyant que l’alliance deDieu avec Israël était rompue et que l’existence des juifs contemporainsétait un anachronisme, étaient, avec leurs évêques, si aveuglés par leurspréjugés qu’ils n’avaient pas la clairvoyance nécessaire pour reconnaîtrele mal dans la persécution antisémite du National-Socialisme et qu’ilssont restés sans réagir. Malgré la conduite exemplaire de quelquesindividus et groupes, nous avons été en général, à cette époque duNational-Socialisme, une communauté ecclésiale qui a vécu en tournantle dos au destin de ce peuple persécuté, une communauté obsédée parla crainte pour ses institutions menacées, une communauté qui a gardéle silence en face des crimes perpétrés contre les juifs et le judaïsme(Synode de Würzburg, 22 novembre 1975). Ceci a conduit à la culpabilité

sous maintes formes de nombreux chrétiens et aussi de l’Église :coupables de ne pas avoir fait le bien qu’il aurait fallu faire, et aussid’avoir commis le mal, coupables de n’avoir rien dit et de n’avoir pasaidé, coupables de n’avoir pas été là quand protestation, assistance etprotection étaient nécessaires et possibles. L’Église reconnaît un lien entre « l’enseignement du mépris », longtempspréconisé à l’égard du judaïsme, et le brutal antisémitisme dans lemonde occidental moderne. L’histoire de son échec et de sa culpabilitéenvers le peuple juif fait partie d’elle-même. C’est un fait que l’Églisedéplore. Elle éprouve honte et repentance et reconnaît le besoin de seconvertir. Au sujet de l’échec de l’Église et des fidèles à l’égard du peuplejuif, nous confessons, selon le témoignage de Jean : "Si nous disons :« nous n’avons pas péché », nous faisons de lui un menteur et sa parolen’est pas en nous" (1 Jn 1, 10). Nous invoquons le pardon de Dieu et nousdemandons au peuple juif d’entendre cette parole de conversion et devolonté de renouvellement.

2. La réalité de 1998 : La Déclaration vaticane « Nous noussouvenons »

Point n’est besoin d’être un spécialiste pour mesurer ladistance considérable qui sépare cet avant-projet généreuxde 1994 du texte final qui a été rendu public. Unrapprochement avec la Déclaration Nostra Aetate, n° 4,s’imposera immédiatement à l’esprit de quiconque connaîtl’histoire de l’accouchement aux forceps de ce texte, quiconnut trois versions successives, et dont la dernièremouture était très en retrait par rapport à la première 2.

Le P. Jean Dujardin, [alors] secrétaire du Comité épiscopalfrançais pour les relations avec le judaïsme, a tentéd’expliquer et, d’une certaine manière, de justifier ce qued’autres considèrent comme de graves insuffisances, dans letexte de la Commission romaine 3 : 2 Voir le tableau synoptique des trois versions successivesde ce texte, dans Les Églises devant le Judaïsme. Documents officiels 1948-1978. Textes rassemblés, traduits et annotés par Marie-Thérèse Hoch et Bernard Dupuy, Cerf, Paris, 1980, p. 321-334. Cité, ci-après : EDJ.3 « Une question pour toutes les consciences », La Croix, jeudi26 mars 1998, p. 12.

Le document s’adresse aux catholiques du monde entier.Cette perspective est essentielle pour en comprendre laportée. La plupart des catholiques, qu’ils soientd’Asie, d’Afrique, ou même d’Amérique latine, ne sesentent pas concernés par la Shoah. Il faut le savoir.Pour eux, c’est une affaire strictement européenne. Ilnous revient d’assumer notre responsabilité, mais pasde la faire porter à des chrétientés qui n’y ont pasété mêlées.

Si je comprends bien le propos, la modération dansl’expression de la repentance et les justifications del’attitude de l’Église, qui caractérisent le documentromain, sont motivées par la crainte qu’un aveu deculpabilité œcuménique de l’Église ne donne l’impressiond’impliquer solidairement, dans la responsabilité de laShoah, des nations qui n’y ont eu aucune part. Mais à cecompte, aucune responsabilité ecclésiale ne sera plus jamaisenvisageable. Il se trouvera toujours une Église noneuropéenne (et il y en a beaucoup) pour se proclamerinnocente des abus et des exactions de l’Église et de lasociété chrétienne médiévales, dont l’autorité n’excédaitguère, alors, dans sa plus grande expansion, les frontièresde l’empire romain, puis celles de l’empire byzantin. Dansle même esprit, l’Église ne devra plus battre sa coulpe pourles excès de l’Inquisition, ni la société catholique pourles dragonnades antiprotestantes, par exemple. On conviendraqu’on est ici fort loin de la conception biblique del’individu, et surtout des dirigeants politiques etreligieux, qui font pécher tout le peuple.

Voici une autre mise au point du P. Dujardin :

...il fallait établir une distinction entre les sourcespaïennes de l’antisémitisme, et les sources religieusesde l’antijudaïsme. Distinction nécessaire si nousvoulons extirper le mal dans toute sa profondeur. Carsi l’antisémitisme comme racisme a été récusé àl’époque de Pie XI, l’Église universelle n’avait pasprocédé à un examen d’ensemble de l’antijudaïsmechrétien. Aujourd’hui le message est ferme. On ne peut

pas être chrétien en étant antijuif. On ne doit pasarguer des textes du Nouveau Testament pour justifierles préjugés antijuifs. Cette distinction ne signifiepas que, dans les consciences, « l’enseignement dumépris » ait permis l’éclosion de l’antisémitisme[...]. Mais il serait historiquement faux de faireporter sur ce fait la cause de la Shoah comme si laculture européenne n’était pas concernée dans sonensemble. Le texte n’entend pas éviter laresponsabilité chrétienne. C’est un acte de repentancequi engage l’avenir.

L’argument mérite considération. Il reflète indéniablementla conviction de son auteur. Mais il a peu de chances deconvaincre les historiens spécialisés dans la mise au jourdes racines et des causes de la haine du juif. Peu importe,en effet, que ces dernières soient païennes ouconfessionnelles. L’histoire en témoigne : il aura suffi quepersécuteurs et chrétiens antisémites aient en commun lemême fonds de préjugés, de mépris ou de haine envers lespersécutés, pour que ces connivences idéologiquesoriginelles dégénèrent en collusion, active ou passive, maistoujours mortifère, comme l’illustre la crapuleuse amitiéqui succéda, aux dépens de Jésus, à l’inimitié entre Hérodeet Pilate 4.

Le P. Dujardin a raison d’affirmer qu’il n’y a aucun lienentre « l’enseignement du mépris » chrétien et l’éclosion del’antisémitisme. Mais ce faisant, il ne pose pas le problèmedans les termes où il se pose pour les juifs déçus par cedocument, qu’à tort ou à raison, ils estiment faible etconfus. Les juifs ne prétendent pas que l’enseignement dumépris est à l’origine de l’antisémitisme, mais ilsaffirment qu’il a, avec ce dernier, une connivence naturellequi, comme le reconnaissent d’ailleurs explicitement4 En témoigne ce passage de l'Évangile (Lc 20, 11-12) :« Après que lui-même et ses gardes l'eussent traité avecmépris et bafoué (Jésus), Hérode le revêtit d'un vêtement dedérision et le renvoya à Pilate. Et, ce même jour, Hérode etPilate devinrent amis, d'ennemis qu'ils étaientauparavant. »

plusieurs passages du rapport Henrix, cité plus haut, acontribué à le renforcer, ou à tout le moins n’a rien faitpour l’endiguer ni le combattre, avec les tragiquesconséquences que l’on sait.

Quant à l’affirmation selon laquelle « il seraithistoriquement faux de faire porter sur ce fait("l’enseignement du mépris") la cause de la Shoah, comme sila culture européenne n’était pas concernée dans sonensemble », elle me paraît de nature - même si telle n’estpas son intention - à renforcer la tendance, très humaine,mais qui n’en constitue pas moins un piètre alibi, àrelativiser sa culpabilité propre en dénonçant celle desautres. S’il est vrai que la Shoah n’a pas sa source directeet unique dans l’antijudaïsme de la Chrétienté, il est nonmoins indiscutable que l’antijudaïsme chrétien a mis à ladisposition de l’antisémitisme raciste des nazis un riche etmultiséculaire florilège de comportements haineux, demesures de coercition et de ségrégation, ainsi qu’un vasteargumentaire d’accusations plus ou moins mortelles, allantdu déicide au crime rituel, en passant par l’empoisonnementdes puits et un appétit insatiable pour l’usure, sansoublier la propension irrédentiste aux complotsinternationaux pour la domination de la terre, qui aboutirafatalement à l’obédience que ce peuple maudit est censédevoir faire à l’Antichrist, à la fin des temps.

On donnera acte au P. Dujardin de son affirmation selonlaquelle « le texte n’entend pas éviter la responsabilitéchrétienne », non sans avouer qu’il est difficile de sedéfendre, en le lisant, de l’impression qu’il fait flèche detout bois pour en disculper l’Église, là même où l’agir,l’inaction, l’enseignement ou le silence de cette dernièrelaissent place à bien des interrogations qu’il ne serait pashonnête d’esquiver 5. 5 Dans son article, « L'Église : la rigueur de l'aveu », parudans Le Monde, du 21 mars 1996, le Père Bernard Dupuy, anciensecrétaire du Comité épiscopal (français) pour les relationsavec le judaïsme, et expert de la Commission vaticane dumême nom, est plus réservé. Il écrit, en effet: « Face à cesexigences (les attentes des juifs meurtris par la Shoah), le

Le P. Dujardin ajoute une remarque importante : « il ne fautpas... séparer (ce texte) des actes de repentance desépiscopats nationaux ». Malheureusement, il l’assortit d’unerestriction, qui semble dommageable : « Préparés encommunion avec le Pape, à partir d’une situation donnée, ilsn’ont pas, comme tels, une valeur universelle. » Juste, dupoint de vue de l’ecclésiologie, cette note minimaliste a lesérieux inconvénient de nous ramener subrepticement à uneconception antéconciliaire, centripète et un brinultramontaine, où il n’est « bon bec » que de Rome. En toutétat de cause, telle ne semble pas être la conception deJean-Paul II. Il ressort d’études fouillées, que j’airéalisées, des déclarations de ce pape concernant le peuplejuif, que ce pape reprend souvent les formulations heureusesde ses confrères dans l’épiscopat du monde entier, en cettematière. Notons d’ailleurs que le meilleur du documentromain qui nous occupe ici est dans les citations qu’il faitde textes de Jean-Paul II.

Pour ma part, je crois que le sensus fidei de la chrétientéconcernant le peuple juif s’exprime avec beaucoup de forceet de pertinence, tant dans les écrits du pape actuel, quecaractère descriptif adopté par le document pour traiter dela Shoah en accuse la faiblesse. On attendait une analyserigoureuse et une critique - toujours à venir - des silencesou des insuffisances des chrétiens, de la hiérarchie del'Église, voire de l'histoire du christianisme lui-même.Faute de quoi, on a un résumé, quelque peu scolaire, defaits assez bien connus, ou discutés plus amplementailleurs. La présentation du Moyen Âge et des relationsentre juifs et chrétiens, dans une Europe que se partagèrentles Églises, et où les juifs connurent les errances et lesexpulsions, est hâtive. Il est permis de douter qu'elle aitla portée que les auteurs du document ont voulu luidonner. » Le religieux dominicain déplore encore que, malgréla condamnation explicite de l'antisémitisme et lareconnaissance que l'attitude de l'Église à l'égard desjuifs, au fil des siècles, ne fut jamais ce qu'elle auraitdû être, « les responsabilités chrétiennes dans le paroxysmequ'il connut depuis la fin du XIXe siècle sont rappelées demanière par trop générale. »

dans les textes émanant de Conférences épiscopales locales.Il suffira de lire les extraits des déclarations deplusieurs épiscopats européens, sans parler de celuid’organisations catholiques et protestantes, qui constituentl’essentiel de la deuxième partie de cet article, pourconstater à quel point le projet de la Commission de travailallemande, rédigé par le professeur Henrix, dont nous avonscité de larges extraits plus haut, est consonant avec cestextes.

II. La contrition des responsables d’Églises

1. Lettre Pastorale collective de l’épiscopat allemand (23août 1945) 6:

Des actes horribles ont été commis par des Allemands,dès avant la guerre en Allemagne, et pendant la guerreelle-même, dans les territoires occupés. Nous ledéplorons très profondément; de nombreux Allemands, ycompris dans nos rangs (ceux de l’épiscopat) se sontlaissé envoûter par les fausses doctrines du National-Socialisme et sont restés indifférents devant lescrimes commis contre la liberté et la dignitéhumaine...

2. Conseil des Églises évangéliques d’Allemagne (Stuttgart,18 octobre 1945) 7:

Nous nous reconnaissons profondément unis, non seulementdans une commune souffrance, mais dans la solidarité d’unefaute commune (...) Il est vrai que nous avons, à longueurd’années, combattu, au nom de Jésus-Christ, cet esprit quitrouva son expression dans l’horreur du régime de violencenational-socialiste. Mais nous nous accusons de n’avoir pasporté témoignage avec plus de courage...

6 EDJ, op. cit., p. 80. Texte cité dans le document « L'Églisecatholique et le National-Socialisme », du 31 janvier 1979.[Voir ci-après n° 7].7 EDJ, p. 33, note 5.

3. Déclaration des Synodes de l’Église évangéliqued’Allemagne (Weinssensee, 27 avril 1950) 8:

Nous nous déclarons solidairement coupables, par nosomissions et par nos silences, devant le Dieu demiséricorde, des crimes qui ont été commis contre lesjuifs par des membres de notre peuple...

4. Résolution du Synode de l’Église évangélique enAllemagne, au sujet du procès d’Eichmann (1961) 9:

En présence de ce crime dont nous portons laresponsabilité en tant que nation, nous ne pouvonsfermer les yeux et les oreilles. Tous les allemandsqui, en âge de raison, ont assisté à l’horreur del’extermination des juifs, même ceux qui ont secouruleurs concitoyens dans la détresse, tous doiventreconnaître devant Dieu que, par manque de vigilance etd’esprit de sacrifice dans l’amour, ils se sont renduscomplices [...] C’est pourquoi nous voulons noussoumettre au jugement de Dieu et reconnaître notremanque d’amour, notre indifférence et notre crainte,voire notre complicité avec le crime, comme notrepropre part à cette faute. Nous voulons nous encouragermutuellement à expier notre complicité et à croire, dufond du cœur, que le pardon de Dieu nous donne la vraieliberté et la vie.

5. Déclaration du Synode des évêques catholiques de laRépublique fédérale allemande (Würzburg, 22 novembre1975) 10:

Nous sommes le pays dont l’histoire politique récente aété assombrie par la tentative d’exterminationsystématique du peuple juif. Malgré la conduiteexemplaire de quelques individus et groupes, nous avonsété en général, à cette époque du National-Socialisme,une communauté ecclésiale qui a vécu en tournant le dosau destin de ce peuple persécuté, une communauté

8 EDJ, p. 31-32.9 EDJ, p. 35-36.10 EDJ, p. 72-73.

obsédée par la crainte pour ses institutions menacées,une communauté qui a gardé le silence en face descrimes perpétrés contre les juifs et le judaïsme.Aussi, un grand nombre d’entre nous se sont-ils renduscoupables purement et simplement parce qu’ils ont eupeur de risquer leur vie. Et c’est pour nous unehumiliation particulière que des chrétiens aient puprendre une part active à cette persécution. Lasincérité réelle de notre désir de renouvellementdépendra de l’aveu de ces fautes et de notredisponibilité à nous laisser douloureusement instruirepar l’histoire des forfaits de notre pays et de notreÉglise...

6. Texte à lire dans toutes les paroisses catholiquesd’Allemagne fédérale, à la demande de la Conférenceépiscopale allemande, à l’occasion du 40ème anniversaire dela « Nuit de Cristal » (9 novembre 1978) 11:

La faute et les souffrances de ce passé ne sauraientêtre refoulées et oubliées. Les événements de cetteépoque se sont produits au vu et au su de tous, dansd’innombrables villes et villages de notre pays. Nosconcitoyens juifs se sont trouvés abandonnés. LesÉglises et les communautés chrétiennes ont, pour laplupart, gardé le silence devant ce déni de justicepublique. C’est pourquoi, pour nous chrétiens, le 9novembre est un jour de tristesse et de honte.

7. « L’Église catholique et le National-Socialisme ».Déclaration du Secrétariat de la Conférence épiscopaleallemande (31 janvier 1979) 12:

Dans de larges milieux de la population allemandeexistait une tradition antisémite, et les catholiquesn’y échappaient pas. Mais la position de l’Église sefondait sur une divergence doctrinale traditionnelle etnon sur une idéologie raciste [...] Il est d’autantplus difficile de comprendre aujourd’hui que, ni lors

11 EDJ, p. 81-82, note 20.12 EDJ, p. 80-81.

du boycottage des commerces juifs, le 1er avril 1933,ni à l’occasion des lois raciales de Nuremberg, enseptembre 1935, ni à la suite des excès commis après la« Nuit de Cristal », des 9-10 novembre 1938, l’Églisen’ait pas pris une position suffisamment claire etactuelle.

8. L’Église luthérienne et la communauté juive (1979) 13:

(Préambule) Les chrétiens doivent prendre conscience decette histoire au cours de laquelle ils ontprofondément aliéné les juifs. Il est indéniable queles nations chrétiennes ont initié et approuvé lapersécution. Des générations entières de chrétiens ontconsidéré avec mépris ce peuple (qu’elles croyaient)condamné à rester errant sur la terre, du fait de lafausse accusation de déicide. Les chrétiens devraientreconnaître, avec repentance et profond regret, la partqui est la leur dans cette tragique histoire del’aliénation (juive)...

9. "Vers la rénovation des relations entre chrétiens etjuifs". Déclaration du Synode de l’Église protestante de larégion rhénane (1980) 14:

L’Église est amenée (à développer de nouvellesrelations avec le peuple juif) par (plusieurs) facteurs(dont, entre autres) : la reconnaissance de lacoresponsabilité et de la culpabilité chrétiennes dansl’Holocauste - la diffamation, la persécution et lemeurtre de juifs dans le Troisième Reich [...] Enconséquence, le Synode provincial déclare que, frappés,nous confessons la coresponsabilité et la culpabilitéde l’Église allemande dans l’Holocauste...

13 More Stepping Stones to Jewish-Christian Relations. An Unabridged Collectionof Christian Documents 1975-1983, Compiled by Helga Croner,Paulist Press, Mahwah, New York, 1985, p. 177. Cité ci-après: More Stepping Stones.14 More Stepping Stones, p. 207-208.

10. « Considérations oecuméniques sur le dialogue entrejuifs et chrétiens ». Conseil mondial des Églises (1982) 15:

(3.2) "Des enseignements du mépris des juifs et dujudaïsme dans certaines traditions se sont avérés êtreun terreau fertile pour l’iniquité de l’Holocaustenazi. L’Église doit apprendre à prêcher et à enseignerl’Évangile, de manière à s’assurer qu’il ne puisse êtreutilisé aux fins de mépris du judaïsme ni à l’encontredu peuple juif...

11. Déclaration du Synode de l’Église évangélique allemandede la Province de Baden, sur les relations entre chrétienset juifs (mai 1984) 16:

Le Synode évangélique de Baden obéit à l’incitation del’histoire à parvenir, en conformité avecl’enseignement biblique, à une nouvelle relation del’Église avec le peuple juif. Au cours des siècles, lathéologie chrétienne, l’enseignement et les actes del’Église ont été viciés par l’idée que le peuple juifétait rejeté par Dieu. Cet antijudaïsme chrétien devintl’une des racines de l’antisémitisme. En conséquence,nous qui sommes concernés, confessons que la Chrétientéen Allemagne porte la responsabilité et la culpabilitécommunes de l’Holocauste...

12. « Accepter le poids de l’histoire ». Déclaration communedes Conférences épiscopales d’Allemagne fédérale, d’Autricheet de Berlin (20 octobre 1989) 17:

Aujourd’hui, bien des gens regrettent que les Églisesn’aient pas prononcé publiquement une parole decondamnation (du pogrome de la ‘Nuit de Cristal’, ennovembre 1938). Certes, à la suite de leurs critiquesouvertes contre les mesures antijuives prises par lesautorités nazies, de nombreux prêtres et laïcs firentl’objet de poursuites (...) Par contre nos

15 More Stepping Stones, p. 173.16 More Stepping Stones, p. 218-219.17 Documentation Catholique, n° 1975, du 1er janvier 1989, p. 39-44.

prédécesseurs (les évêques et cardinaux) n’élevèrentaucune protestation collective du haut de la chaire[...] Une protestation officielle, un geste fortementexplicite d’humanité et de solidarité, n’auraient-ilspas été la réponse qu’exigeait le ministère devigilance de l’Église [...] Pourtant, en dépit detoutes les interrogations sur l’opportunité relative àcette époque, nous nous demandons si, en novembre 1938,d’autres formes de solidarité n’auraient pas étépossibles et nécessaires : une prière commune pour lesinnocents persécutés, ou une mise en œuvre renouvelée,démonstrative, du commandement de l’amour chrétien. Quecela n’ait pas été fait nous frappe aujourd’hui, oùnous considérons l’engagement pour les droitsélémentaires de tous les hommes comme un devoir quienglobe les confessions, les classes et les races.

13. La responsabilité des catholiques dans la persécutioncontre les juifs. Déclaration des évêques des Pays-Bas(1996) 18:

À l’occasion du 30ème anniversaire de la Déclarationconciliaire « Nostra Aetate »; les évêques des Pays-Basont rendu publique une réflexion dans laquelle ilsaffirment que, par son antijudaïsme, l’Églisenéerlandaise a contribué au climat qui a rendu possiblele génocide des juifs pendant la dernière guerre. Ilsécrivent notamment : « ...nous sommes remplis de honteet d’effroi quand nous repensons à la Shoah... ».Évoquant l’attitude des catholiques néerlandais durantla guerre, les évêques saluent « l’interventioncourageuse de l’épiscopat sous la conduite de l’évêqueDe Jong ». Ils ajoutent : « Mais les catholiquesnéerlandais ne pouvaient-ils faire mieux [...] Il estcertain que les instances de l’Église ont, elles aussi,commis des fautes [...] Une tradition théologique etecclésiale d’antijudaïsme a contribué à la naissanced’un climat dans lequel la Shoah avait sa place [...]Des préjugés et des formes d’antisémitisme resurgissent

18 Documentation Catholique, n° 2129, du 7 janvier 1996, p. 45.

régulièrement dans notre société. Cela requiert de lavigilance et de la fermeté ».

14. Déclaration de repentance de dix-huit évêques de France(30 septembre 1997) 19:

A un moment où, dans un pays partiellement occupé,abattu et prostré, la hiérarchie considérait comme sonpremier devoir de protéger ses fidèles, d’assurer aumieux la vie de ses institutions, la priorité absolueassignée à ces objectifs, en eux-mêmes légitimes, a eumalheureusement pour effet d’occulter l’exigencebiblique de respect envers tout être humain créé àl’image de Dieu. À ce repli sur une vision étroite dela mission de l’Église s’est ajouté, de la part de lahiérarchie, un manque de compréhension de l’immensedrame planétaire en train de se jouer, qui menaçaitl’avenir même du christianisme. Pourtant, parmi lesfidèles et chez beaucoup de non-catholiques, l’attenteétait considérable de paroles d’Église rappelant, aumilieu de la confusion des esprits, le message deJésus-Christ. Dans leur majorité, les autorités spirituelles,empêtrées dans un loyalisme et une docilité allant bienau-delà de l’obéissance traditionnelle au pouvoirétabli, sont restées cantonnées dans une attitude deconformisme, de prudence et d’abstention, dictée, pourune part, par la crainte de représailles contre lesœuvres et les mouvements de jeunesses catholiques.Elles n’ont pas pris conscience du fait que l’Église,alors appelée à jouer un rôle de suppléance dans uncorps social disloqué, détenait en fait un pouvoir etune influence considérables et que, dans le silence desautres institutions, sa parole pouvait, par sonretentissement, faire barrage à l’irréparable [...] Ainsi, face à la législation antisémite édictée par legouvernement français - à commencer par le statut desjuifs d’octobre 1940 et celui de juin 1941, qui ôtaient

19 Texte publié dans La Croix, du mercredi 1er octobre 1997.Texte en ligne (accès le 29 avril 2014), sur le siteDialogue-JCA.org.

à une catégorie de Français leurs droits de citoyens,qui les fichaient et qui faisaient d’eux des êtresinférieurs au sein de la nation -, face aux décisionsd’internement dans des camps de juifs étrangers quiavaient cru pouvoir compter sur le droit d’asile et surl’hospitalité de la France, force est de constater queles évêques de France ne se sont pas expriméspubliquement, acquiesçant par leur silence à cesviolations flagrantes des droits de l’homme et laissantle champ libre à un engrenage mortifère. Nous ne jugeons ni les consciences ni les personnes decette époque, nous ne sommes pas nous-mêmes coupablesde ce qui s’est passé hier, mais nous devons apprécierles comportements et les actes. C’est notre Église etnous sommes obligés de constater aujourd’huiobjectivement que des intérêts ecclésiaux entendusd’une manière excessivement restrictive l’ont emportésur les commandements de la conscience, et nous devonsnous demander pourquoi. Au-delà des circonstanceshistoriques que nous venons de rappeler, nous avons enparticulier à nous interroger sur les originesreligieuses de cet aveuglement. Quelle fut l’influencede l’antijudaïsme séculaire? Pourquoi, dans le débat,dont nous savons qu’il a existé, l’Église n’a-t-ellepas écouté la voix des meilleurs des siens ? [...] Maisde quel poids [...] pouvait peser la pensée desquelques théologiens évoqués plus haut, par rapport auxstéréotypes antijuifs constamment répétés, dont nousretrouvons la trace, même après 1942, dans desdéclarations qui, par ailleurs, ne manquaient pas decourage ? Force est d’admettre, en premier lieu, lerôle, sinon direct du moins indirect, joué par deslieux communs antijuifs, coupablement entretenus dansle peuple chrétien, dans le processus historique qui aconduit à la Shoah [...]. Au jugement des historiens, c’est un fait bien attestéque, pendant des siècles, a prévalu, dans le peuplechrétien, jusqu’au Concile Vatican II, une traditiond’antijudaïsme marquant à des niveaux divers ladoctrine et l’enseignement chrétiens, la théologie etl’apologétique, la prédication et la liturgie. Sur ce

terreau a fleuri la plante vénéneuse de la haine desjuifs. De là un lourd héritage aux conséquencesdifficiles à effacer, jusqu’en notre siècle. Delà desplaies toujours vives. Dans la mesure où les pasteurset les responsables de l’Église ont si longtemps laissése développer l’enseignement du mépris et entretenudans les communautés chrétiennes un fonds commun deculture religieuse, qui a marqué durablement lesmentalités en les déformant, ils portent une graveresponsabilité. Même quand ils ont condamné lesthéories antisémites dans leur origine païenne, on peutestimer qu’ils n’ont pas éclairé les esprits comme ilsl’auraient dû, parce qu’ils n’avaient pas remis encause ces pensées et ces attitudes séculaires. Dèslors, les consciences se trouvaient souvent endormieset leur capacité de résistance amoindrie quand a surgi,avec toute sa violence criminelle, l’antisémitismenational-socialiste, forme diabolique et paroxysmale dehaine des juifs, fondée sur les catégories de la raceet du sang et visant ouvertement l’élimination physiquedu peuple juif [...] Il n’en reste pas moins que, siparmi les chrétiens, clercs, religieux ou laïcs, lesactes de courage n’ont pas manqué pour la défense despersonnes, nous devons reconnaître que l’indifférencel’a largement emporté sur l’indignation et que, devantla persécution des juifs, en particulier devant lesmesures antisémites multiformes édictées par lesautorités de Vichy, le silence a été la règle et lesparoles en faveur des victimes, l’exception. Pourtant,comme l’a écrit François Mauriac, « un crime de cetteenvergure retombe, pour une part non médiocre, sur tousles témoins qui n’ont pas crié, et quelles qu’aient étéles raisons de leur silence » 20. Le résultat, c’est quela tentative d’extermination du peuple juif, au lieud’apparaître comme une question centrale sur le planhumain et sur le plan spirituel, est restée à l’étatd’enjeu secondaire.

20 Préface de Fr. Mauriac à l'ouvrage de Léon Poliakov,Bréviaire de la haine, Paris, 1951, p. 3.

Devant l’ampleur du drame et le caractère inouï ducrime, trop de pasteurs de l’Église ont, par leursilence, offensé l’Église elle-même et sa mission.Aujourd’hui, nous confessons que ce silence fut unefaute. Nous reconnaissons aussi que l’Église en Francea alors failli à sa mission d’éducatrice desconsciences et qu’ainsi elle porte avec le peuplechrétien la responsabilité de n’avoir pas portésecours, dès les premiers instants, quand laprotestation et la protection étaient possibles etnécessaires même si, par la suite, il y eutd’innombrables actes de courage. C’est là un fait quenous reconnaissons aujourd’hui. Car cette défaillancede l’Église de France et sa responsabilité envers lepeuple juif font partie de son histoire. Nousconfessons cette faute. Nous implorons le pardon deDieu et demandons au peuple juif d’entendre cetteparole de repentance.

15. « Des racines de l’antijudaïsme en milieu chrétien »(Rome, 30 septembre 1997) 21:

...dans le monde chrétien - je ne dis pas de la part del’Église en tant que telle -, des interprétationserronées et injustes du Nouveau Testament relatives aupeuple juif et à sa prétendue culpabilité ont troplongtemps circulé, engendrant des sentimentsd’hostilité à l’égard de ce peuple. Ils ont contribué àassoupir bien des consciences, de sorte que, quand adéferlé sur l’Europe la vague de persécutions inspiréespar un antisémitisme païen qui, dans son essence, étaitégalement antichristianisme, à côté de chrétiens quiont tout fait pour sauver les persécutés jusqu’au périlde leur vie, la résistance spirituelle de beaucoup n’a

21 Discours de Jean-Paul II aux participants à un Colloquesur les « racines de l'antijudaïsme en milieu chrétien »,(Rome, 30 octobre - 1er novembre 1997). Texte cité d’aprèsRadici dell’antigiudaismo in ambiente cristiano Colloquio intra-ecclesiale Atti delsimposio teologico-storico – Città del Vaticano, 30 ottobre -1novembre 1997. Grande Giubileo dell’Anno 2000. Libreriaeditrice vaticana, 00120 Città del Vaticano, p. 15.

pas été celle que l’humanité était en droit d’attendrede la part de disciples du Christ...

Quiconque aura lu ces textes sans idée préconçue lereconnaîtra : contrairement à certains passages du récentdocument romain sur la Shoah, que nous allons examinermaintenant, ils affirment presque unanimement le lien, aumoins indirect, entre l’antisémitisme dit païen etl’antijudaïsme chrétien, et reconnaissent la culpabilité del’Église, ou au moins sa co-responsabilité, dans letraitement inhumain dont les juifs ont été victimes lors dela barbarie nazie. Certaines déclarations confessent mêmeouvertement la lâcheté et l’égoïsme des instanceshiérarchiques de l’Église. C’est le cas, en particulier, dela Déclaration des évêques de France (n° 14, ci-dessus).

III. Les autojustifications du Document romain 22

L’honnêteté oblige à reconnaître que les chapitres I à II etles deux premiers tiers du chapitre III du document,contiennent des aveux de culpabilité, qui représentent unprogrès considérable si on les compare aux farouchesdénégations antérieures à ce propos. Toutefois, cesconsidérations sont trop générales et ont surtout le graveinconvénient d’éluder la responsabilité de l’Église dans lesspoliations, les expulsions et les massacres de juifsperpétrés par des chrétiens, au cours des siècles. Quant àla suite du texte, c’est un mélange disparate d’affirmationset d’interprétations, dont certaines sont de naturefortement apologétique. Sans respect de la chronologie, niremise en situation historique sérieuse, on y bat le rappeldes témoignages susceptibles de disculper l’Église et lahiérarchie de l’époque, allant même jusqu’à décerner à PieXII un brevet de sauvetage de masse, à titre posthume. Aussine s’étonnera-t-on pas que plusieurs affirmations de cedocument soient entachées d’erreurs historiques oud’exagérations. J’en ai retenu quatre, dont on trouvera, ci-

22 Texte français en ligne sur le site du Vatican, sous letitre « Nous nous souvenons   : Une réflexion sur la Shoah  ».

après, une analyse qui replace dans leur contexte historiqueles faits et les dires allégués, et tente de lesinterpréter, à la lumière des nombreux documents aujourd’huiaccessibles aux historiens.

1. « En 1933, l’année même où le national-socialisme arrivaau pouvoir, les célèbres sermons de l’Avent du CardinalFaulhaber, auxquels non seulement des catholiques, maiségalement des protestants et des juifs assistaient,rejetaient clairement la propagande antisémite desnazis. » 23

La Déclaration renvoie vaticane reprend ici, sans reculcritique, une affirmation controuvée, à laquelle plusieurshistoriens ont, depuis longtemps, fait un sort. C’est lecas, en particulier de Guenter Lewy, qui écrit, à cepropos 24:

Les sermons prononcés durant l’Avent 1933 par leCardinal Faulhaber connurent la célébrité justementparce qu’ils faisaient l’apologie du caractère sacré del’Ancien Testament. Cependant, il faut remarquer queMgr Faulhaber prit la peine de bien préciser qu’endéfendant les livres saints, il n’entendait pas assurerla défense de ses contemporains juifs. Nous devonsdistinguer, dit-il aux fidèles, entre le peuple juiftel qu’il était avant la mort de Jésus, véhicule de larévélation divine, et le peuple juif tel qu’il estdevenu après la mort du Christ, éternel errant sur laterre. Mais même le peuple juif de l’Ancien Testamentne pouvait s’attribuer à bon droit le mérite de lasagesse de l’Ancien Testament. Les lois bibliquesétaient si extraordinaires qu’on ne pouvait que dire :« Peuple d’Israël, cela n’a pas poussé dans ton jardinet tu ne l’y as point planté. Cette condamnation del’usure qui amène à la spoliation de la terre, cetteguerre à l’endettement qui est l’oppresseur du

23 Id., III. Les relations entre juifs et chrétiens.24 G. Lewy, L'Église catholique et l'Allemagne nazie, Stock, Paris,1964, pp. 239-240. Cité, ci-après : Lewy, Église. C'est moiqui souligne.

cultivateur, cela n’est pas le produit de tonesprit. » 25

Et Lewy a raison d’ajouter 26: On n’est donc pas loin de la falsification historiquelorsqu’on voit saluer les sermons de Mgr Faulhaber, ainsique l’a fait récemment un auteur catholique 27, comme une« condamnation des persécutions contre les Juifs ».

25 C'est moi qui souligne. On peut ajouter cette autreamabilité: « Les filles de Sion ont reçu leur acte dedivorce, et depuis cette époque, Assuérus [nom mythiquemédiéval du juif errant] erre sur la face de la terre sanstrouver le repos ». Inutile d'insister sur le caractèreantisémite de ces apostrophes rhétoriquement adressées auxjuifs du passé, mais qui n'en visent pas moins subtilementceux du présent. Pour les amateurs de textes originaux, etfaute d’avoir pu accéder à l’édition allemande de cessermons, je crois utile de citer ici quelques extraits de latraduction anglaise des passages évoqués, d’après Judaism,Christianity and Germany. Advent Sermons preached in St. Michael’s, Munich, in1933, by His Eminence Cardinal Faulhaber, archbishop of Munich, London,1934, pp. 4-5 (Ci-après : Faulhaber, Sermons) : “So that Imay be perfectly clear and preclude any possiblemisunderstanding, let me begin by making three distinctions.We must first distinguish between the people of Israelbefore and after the death of Christ? It is only with thisIsrael of the early biblical period that I shall deal in myAdvent sermons. After the death of Christ Israel wasdismissed from the service of Revelation. The daughters ofSion received the bill of divorce, and from that time forthAssuerus wanders, for ever restless, over the face of theearth. I repeat - in these Advent sermons I am speaking onlyof pre-Christian Judaism.” On ne peut être plus clair, eneffet.26 Lewy, Église, p. 240.27 Il s’agit du dominicain Yves Congar, L’Église catholique devant laquestion raciale, publication de l’Unesco, Paris, 1953, p. 52.La phrase concernant Faulhaber est la suivante : « Décembre1933 : sermons du cardinal Faulhaber stigmatisant lapersécution contre les juifs ». Elle figure dans un alinéa

Mais la preuve irréfutable de ce que les sermons du cardinalFaulhaber ne constituaient en rien une défense des juifspersécutés nous est fournie par l’illustre prélat lui-même.Suivons encore Lewy 28: D’ailleurs, Mgr Faulhaber se chargea très vite de dissipertoute ambiguïté au sujet de ses déclarations. Au cours del’été 1934, un journal social-démocrate de Prague publia letexte d’un sermon contre la haine raciale, attribué à Mgr

intitulé « L’Église face au racisme nazi et àl’antisémitisme moderne » (Ibid., p. 51). Dans le mêmeouvrage, Congar commet une autre erreur d’appréciation endécrivant (p. 54) le discours prononcé le 6 janvier 1939 parle cardinal Piazza, patriarche de Venise, comme « condamnantl’antisémitisme racial et justifiant l’Église dans sonattitude envers les Juifs (Osservatore Romano du 19janvier) ». L’extrait de ce discours cité dans l’ouvrage deG. Passelecq et B. Suchecky, L’encyclique cachée de Pie XII. Uneoccasion manquée de l’Église face à l’antisémitisme, La Découverte,Paris, 1995, dément cruellement cette appréciationoptimiste. Tout d’abord, s’il s’agit bien d’une réaction ducardinal aux lois antisémites et raciales promulguées enItalie entre l’automne et l’hiver 1938, ce n’est pas sur lesort des juifs que s’apitoie le patriarche, mais surl’atteinte au Concordat entre le Saint-Siège et legouvernement italien, que constitue la violation desdispositions canoniques concernant le mariage entre fidèlesde religions différentes, découlant de l’obligation dedivorcer, faite au catholique marié à un conjoint juif. Deplus, après avoir évoqué expressément le "déicide", lecardinal répond, en termes extrêmement antijudaïques, auxcatholiques qui reprochent à l’Église ce qu’ils considèrentcomme l’abandon de son attitude traditionnelle deségrégation sociale et religieuse concernant les juifs.Qu’on en juge : « Dire simplement que l’Église protège lesjuifs, c’est affirmer une chose qui n’est pas vraie; carl’Église, à proprement parler, ne protège, par mandat divin,que la liberté de sa mission universelle, qui est decommuniquer à quiconque ses biens surnaturels. Il est bienvrai que [l’Église] dut, et non rarement, avec les moyensqu’elle avait à sa disposition, se défendre elle-même, ainsi

Faulhaber. Le National-Zeitung, de Bâle, reproduisit desextraits de ce sermon et le Congrès Juif Mondial réuni àGenève loua la position courageuse prise par le Cardinal.Mais il se révéla que ce sermon était une invention. MgrFaulhaber fit écrire par son secrétaire à l’organisationjuive une lettre autour de laquelle on fit grand bruit, etqui protestait contre « l’utilisation du nom (du Cardinal)par un groupement qui préconisait le boycott de l’Allemagne,c’est-à-dire la guerre économique » :

que ses fidèles, contre de dangereux contacts etl’envahissement des Juifs, qui semble être, en vérité, lanote héréditaire de ce peuple. Mais on doit aussireconnaître, si l’on ne veut pas mentir, que dans lesréactions provoquées trop souvent par l’arrogance juive, onpeut avoir, de la part de l’Église, des suggestions et desexemples d’équilibre, de modération et de charitéchrétienne. » Notons qu’à l’époque, il y eut pire en matièrede dérapages antisémites verbaux, de la partd’ecclésiastiques en vue. Témoin cette honteuse philippiquedu Père Gemelli - qui fut recteur de l’Université Catholiquede Milan, de 1921 à 1959 -, citée par H. Fabre, L’Églisecatholique face au fascisme et au nazisme, éditions EPO, Bruxelles,1994, p. 158 (note*) : « Un juif, professeur d’enseignementsecondaire, grand philosophe, grand socialiste, FeliceMomigliano, s’est suicidé. Les journalistes sans épinedorsale ont écrit des articles nécrologiques pleurnichards ?Mais si avec le Positivisme, le Socialisme, la Libre Penséeet avec Momigliano pouvaient mourir tous les Juifs quipoursuivent l’œuvre des Juifs qui ont crucifié NotreSeigneur, n’est-il pas vrai que le monde s’en trouveraitmieux ? Ce serait une libération encore plus complète si,avant de mourir, repentis, ils demandaient l’eau duBaptême. »28 Lewy, Église, p. 24, qui cite le Supplément du Amtsblatt(journal officiel diocésain) de Munich, du 15 novembre 1934.C’est moi qui souligne. Sur cet incident, voir égalementl’ouvrage de Saul Friedländer, L’Allemagne nazie et les juifs. 1. Lesannées de persécution (1933-1939), Seuil, Paris, 1997, pp. 59-60(ci-après : Friedländer, L’Allemagne).

« Dans ses sermons, prononcés l’année passée, àl’occasion de l’Avent, le Cardinal avait défendul’Ancien Testament des Enfants d’Israël, mais n’avaitpas pris position en ce qui concernait l’actuellequestion juive » 29.

Le malentendu trouve probablement son origine dans unelecture superficielle de passages des sermons du Cardinal deMunich, tels que ceux-ci 30:

Quand la recherche raciale (Rassenforschung) qui n’estpas, en soi, un sujet religieux, entre en guerre avecla religion et attaque les fondements du christianisme;quand l’antagonisme envers les juifs de notre temps estétendu aux livres sacrés de l’Ancien Testament et quele christianisme est condamné parce qu’il a desrelations d’origine avec le judaïsme préchrétien, alorsl’évêque ne peut rester silencieux. En acceptant ceslivres [ceux de l’AT, la chrétienté ne devient pas unereligion juive. Ces livres n’ont pas été composés pardes juifs; ils sont inspirés par l’Esprit Saint et sontdonc l’oeuvre de Dieu, ce sont les livres de Dieu […]L’antagonisme envers les juifs d’aujourd’hui ne peutêtre étendu aux livres du judaïsme préchrétien.

En fait, il ressort de ces textes que ce n’est pas le sortdes juifs, racialement discriminés, qui préoccupe Faulhaber,mais l’assimilation du christianisme au judaïsme. Ladoctrine raciale l’inquiète si peu que, dans son derniersermon d’Avent, il n’hésite pas à dire 31:

29 J’émets ici le vœu que le Congrès Juif Mondial retrouve etrende public cet échange de correspondance, dont il doitbien exister une trace dans ses archives de l’époque. Detels documents présentent, en effet, un grand intérêt pourles historiens.30 Faulhaber, Sermons, op. cit., p. 3-4 et 14. C’est moi quisouligne. Je me permets de renvoyer à mon étude « Lecardinal Faulhaber et l’antisémitisme nazi des annéestrente », parue dans le Bulletin Trimestriel de la Fondation Auschwitz,n° 64, juillet-septembre 1999, Bruxelles, pp. 63-74.31 Cf. Id., Ibid., p. 107. C’est moi qui souligne. Je cited’après la traduction (plus précise que celle de l’ouvrage

L’Église ne voit pas d’objection à la « rechercheraciale » (Rassenforschung) ni au ‘bien-être racial’(Rassenpflege) [...] ni aux efforts pour conserverl’individualité d’un peuple aussi pure que possible et,par référence à la communauté de sang, pour approfondirle sentiment de la communauté nationale 32.

Concluons qu’il ne reste rien du mythe d’un cardinalFaulhaber dénonciateur de la persécution des juifs, sis’avère crédible la réponse, citée par Friedländer,qu’aurait adressée le cardinal Faulhaber à un ecclésiastique« qui s’étonnait de ne pas entendre l’Église déclarerpubliquement que nul ne saurait être persécuté du fait de sarace » 33 :

de Lewy) de Ian Kershaw, L’opinion allemande sous le nazisme. Bavière1933-1945, CNRS Éditions, Paris, 1995, p. 227.32 Notons cependant que, dans le même passage de son sermon,le cardinal tempère cette concession de restrictions quiassignent des limites morales à la doctrine raciale, etentre autres, celles-ci : « ...l’amour de notre propre racene doit pas mener à la haine des autres nations [...] laculture de race ne doit pas adopter une attitude hostile auchristianisme. » Il récidive, dans un sermon prononcé le 31décembre 1936 : « Le sang et la race [...] ont contribué àfaçonner l’histoire allemande » (cité par Lewy, L’Église, p.147). Même idéologie, en termes plus forts, sous la plume deMgr Gröber, archevêque de Fribourg : « Chaque peuple est enlui-même responsable de la réussite de son existence, etl’apport d’un sang totalement étranger représentera toujoursun risque pour une nation qui a prouvé sa valeur historique.C’est pourquoi on ne peut refuser à aucun peuple le droit demaintenir impolluée (sic) son origine raciale, et de prendredes garanties dans ce but. La religion chrétienne demandesimplement que les moyens utilisés ne pèchent pas contre laloi morale et la justice naturelle », article « Rasse »,dans Gröber, Handbuch der religiösen Gegenwartsfragen (manueld’instruction religieuse), p. 536, cité par Lewy, L’Église, p.239.33 Friedländer, L’Allemagne, op. cit., p. 55, qui cite E. Klee,« Die SA Jesu Christi » : die Kirche in Banne Hitlers, Francfort, 1989, p.30. C’est moi qui souligne.

Pour le haut clergé, il existe des problèmes immédiatsinfiniment plus essentiels : les écoles, le maintiendes associations catholiques, la stérilisation ont plusd’importance pour le christianisme dans notre patrie.On doit partir du principe que les juifs sont capablesde se tirer d’affaire sans l’aide de personne.

C’est peu dire que l’histoire n’a pas confirmé le pronosticoptimiste du Cardinal.

2. « Nous ne pouvons donc pas ignorer la différence quiexiste entre l’antisémitisme, fondé sur des théoriescontraires à l’enseignement constant de l’Église sur l’unitéde la race humaine et sur l’égale dignité de toutes lesraces et de tous les peuples, et les sentiments séculairesde méfiance et d’hostilité que nous appelons antijudaïsme,dont des chrétiens ont été coupables, malheureusement 34. »Cette distinction, qui fait figure de vérité première et quel’on retrouve à satiété dans maints textes, ne semble pasfondée. Malheureusement, pour en démontrer l’inanité, ilfaudrait disposer d’une étude sérieuse de l’acception destermes « antisémitisme » et « antisémite » dans lalittérature chrétienne des XIXe et XXe siècles. À défaut,j’évoquerai deux témoins très représentatifs à cet égard :la Civiltà Cattolica, revue des jésuites de Rome, et un écrit duphilosophe catholique Jacques Maritain. Pour la Civiltà, jecite à nouveau ici l’historien G. Lewy 35:

En 1934, l’influente revue Civiltà Cattolica, publiée à Romeet traditionnellement proche de la pensée du Vatican,nota avec regret que l’antisémitisme des nazis « neprenait sa source ni dans les convictions religieuses,ni dans la conscience chrétienne, mais dans le désir debouleverser l’ordre de la religion et de la société ».Et la Civiltà Cattolica ajoutait : « Nous pourrions lescomprendre ou même les louer, si leur politique selimitait à prendre des mesures de défense acceptables

34 « Nous nous souvenons   : Une réflexion sur la Shoah  ». IV.L’antisémitisme nazi et la Shoah.35 Cf. Lewy, L’Église, op. cit., p. 256. C’est moi qui souligne.

contre les organisations et les institutionsjuives »...En 1936, dans la même publication, autre article sur lemême sujet. L’opposition au racisme nazi ne devait pasêtre interprétée comme un rejet de tout antisémitisme,insistait la revue ; et elle affirmait - ainsi qu’ellele faisait depuis 1890 - que le monde chrétien devaitse défendre (tout en se gardant de la haine) contre lamenace juive, en suspendant les droits civiques desJuifs et en les renvoyant dans les ghettos.

À la lumière de ces textes - qui sont loin d’être uniques enleur genre -, on comprendra que toute confusion entre cetantisémitisme-là et ce que nous entendons aujourd’hui par ceterme, dont la connotation est devenue péjorative, relève del’anachronisme. Quiconque est familier de la littératureantijuive qui fit florès de la seconde moitié du XIXe sièclejusqu’aux années 30, et a connu son apothéose dans le délireantisémite racial des nazis, sait qu’à l’origine, ce termeconnotait une idéologie vouée à ce que ses tenantsconsidéraient comme une œuvre de salut public : défendre lacivilisation contre l’influence, jugée délétère, des juifs,et lutter contre leur prétendue aspiration à la dominationuniverselle 36. Ces conceptions, qui nous apparaissent36 Et s’il subsiste encore un doute concernant le statut"orthodoxe" dont jouissait ce qualificatif, dans lachrétienté d’alors, le texte suivant, qui figurait dans « Lagazette du jour » du journal La Croix, du 29 août 1895, mettrales choses au point : « On devrait prier pour la conversiondes juifs; voilà l’œuvre antisémitique par excellence ».Cité par Pierre Sorlin, « La Croix » et les juifs (1880-1899). Contributionà l’histoire de l’antisémitisme contemporain, Grasset, Paris, 1967, p.147-148. C’est à la lumière de textes comme celui-là qu’ilfaut comprendre la définition que donnait de lui-même cequotidien catholique, à l’époque : « Le journal le plusantijuif de France, celui qui porte le Christ, signed’horreur aux Juifs », article « La Croix et les Juifs »,dans La Croix, du 30 septembre 1890, cité Ibid., p. 95. C’estmoi qui souligne. Signalons au passage la belle "déclarationde repentance" pour la ligne, violemment antisémitique, quifut celle de ce journal, durant des décennies, au tournant

aujourd’hui comme relevant du fantasme ou de la paranoïa,étaient alors répandues et prises très au sérieux. Ellessemblaient d’autant plus crédibles, qu’elles trouvaient leurjustification théologique dans un enseignement chrétienmultiséculaire, entaché de stéréotypes anti-judaïques, etque certains événements, où des juifs étaient impliqués (oucensés l’être), semblaient corroborer les préjugés invétérésà l’égard d’un peuple perçu comme inassimilable, étrange etinquiétant, voire menaçant. Si ce qui précède fait l’objet d’un large consensus de larecherche, il n’en est pas de même s’agissant del’affirmation de ceux qui pensent qu’il a existé, durant lapériode de référence évoquée ci-dessus, un antisémitismespécifiquement chrétien. J’en veux pour preuve un texte,réputé insolite, du philosophe catholique Jacques Maritain.Il est extrait d’une communication intitulée À propos de laquestion juive, présentée le 21 mai 1921 à la première Semainedes écrivains catholiques, et que sous-tend, comme leremarque avec justesse P. Vidal-Naquet - à qui nous devonsla réédition de ce texte – « l’antisémitisme chrétien leplus traditionnel » 37:

Sans doute bien des Juifs, ils l’ont montré au prix deleur sang pendant la guerre, sont vraiment assimilés àla patrie de leur choix ; la masse du peuple juif restenéanmoins séparée, réservée, en vertu même de ce décretprovidentiel qui fait de lui, tout au long del’histoire, le témoin du Golgotha. Dans la mesure où ilen est ainsi, on doit attendre des Juifs tout autrechose qu’un attachement réel au bien commun de lacivilisation occidentale et chrétienne. Il faut ajouterqu’un peuple essentiellement messianique comme lepeuple juif, dès l’instant qu’il refuse le vrai Messie,jouera fatalement dans le monde un rôle de subversion

du siècle, que constitue l’émouvant éditorial de sonrédacteur en chef, le P. Michel Kubler, sous le titre « NosFrères aînés », dans La Croix, des 11-12 janvier 1998.37 Jacques Maritain, L’impossible antisémitisme. Précédé de JacquesMaritain et les Juifs, par Pierre Vidal-Naquet, Desclée de Brouwer,Paris, 1994, p. 61 ss.

[...] De là, la nécessité évidente d’une lutte de salutpublic contre les sociétés secrètes judéo-maçonniqueset contre la finance cosmopolite, de là même lanécessité d’un certain nombre de mesures générales depréservation, qui étaient, à vrai dire, plus aisées àdéterminer au temps où la civilisation étaitofficiellement chrétienne [...] Si antisémite qu’ilpuisse être à d’autres points de vue, un écrivaincatholique [...] doit à sa foi de se garder de toutehaine [...] Si dégénérés que soient les Juifs charnels,la race des prophètes, de la Vierge et des apôtres, larace de Jésus est le tronc sur lequel nous sommes entés[...] C’est ainsi que l’Église, pressée par sa charité,et malgré cette sorte d’horreur sacrée qu’elle gardepour la perfidie de la Synagogue, et qui l’empêche deplier les genoux lorsqu’elle prie pour les Juifs leVendredi saint, c’est ainsi que l’Église continue etrépète parmi nous la grande clameur : Pater, dimitteillis, de Jésus crucifié [...] Autant [les écrivainscatholiques] doivent dénoncer et combattre les Juifsdépravés qui mènent, avec des chrétiens apostats, laRévolution antichrétienne, autant ils doivent se garderde fermer la porte du royaume des cieux devant les âmesde bonne volonté... 38.

38 Aujourd’hui encore, ce texte est considéré commeexceptionnel dans l’œuvre de Maritain. L’explicationgénéralement donnée pour en "excuser" la violence antijuive,c’est que, tant sa forme que son fond sont ceux du Maritain"maurrassien", sympathisant de l’Action Française néo-monarchique et adversaire de la République laïque etanticléricale. Je pense, pour ma part, que ce qui estexceptionnel, c’est le fait que, par la suite, non seulementMaritain n’utilisera plus une telle phraséologie antisémite,mais deviendra au contraire un ardent défenseur des Juifs etl’un des principaux pionniers modernes de la redécouvertechrétienne du mystère d’Israël et de ses implicationsthéologiques. L’illustre philosophe thomiste allait ainsi àcontre-courant de l’intelligentsia catholique de son temps.En fait, les conceptions fortement dépréciatrices à l’égarddes juifs, qui étaient encore les siennes en 1921,

On trouve, dans ce texte, la quintessence des préjugésantisémites entretenus à l’égard des Juifs et largementpartagés par les catholiques d’alors. Il est étonnant queles spécialistes qui ont examiné ce texte n’aient pas butésur l’incongruité de l’emploi du terme « antisémite » - ausens négatif où nous l’entendons aujourd’hui - par unJacques Maritain, époux, depuis dix-sept ans, de RaïssaOumançoff, juive russe qui, bien que non pratiquante et malinstruite de la foi de ses pères, n’en avait pas moinsconscience d’appartenir à un peuple victime d’une haineséculaire, dont pâtissaient encore ses compatriotes dans uneRussie ensanglantée par les pogromes. Il est dommage que, sur la base de textes de cette nature(qui sont nombreux) les rédacteurs de la Déclaration « Nousnous souvenons » n’aient pas prêté davantage d’attention àla confluence, chez les auteurs catholiques de l’époque dela Shoah, de motifs antisémites religieux et socio-économiques. Une telle constatation les eût certainementconvaincus du caractère artificiel de la distinction entreantisémitisme et antijudaïsme 39, au moins en ce qui concerne

s’enracinaient dans une longue tradition d’antisémitismechrétien et clérical, dont on trouve maintes traces ailleurset qui remonte à Drumont, à ses précurseurs et à sesépigones. Drumont, surnommé « le pape de l’antisémitisme »,est l’auteur, entre autres ouvrages, d’une pompeusecompilation de stéréotypes antisémites, érigée en "sommescientifique" : La France juive. Publiée en 1886, cette œuvreconnut, durant plusieurs décennies, un immense succèspopulaire (plus de deux cents éditions), avant de tomberdans l’oubli. Voir : Michel Winock, Édouard Drumont et Cie.Antisémitisme et fascisme en France, Seuil, Paris, 1982. Sur lesprécurseurs catholiques de Drumont et sur l’impact desouvrages de ce dernier sur les chrétiens, voir PierrePierrard, Juifs et catholiques français. D’Édouard Drumont à Jacob Kaplan :1886-1994, Cerf, 1972, p. 27 ss.39 Par contre, il est légitime d’affirmer que l’antisémitisme(ou l’antijudaïsme) socioculturel et religieux n’a rien àvoir avec l’antisémitisme racial, et encore moins avecl’antisémitisme d’État des Nazis.

les acteurs, les témoins et, en général, les contemporainsdes événements tragiques de la Shoah.

3. « Pendant et après la guerre, les communautés juives etles représentants juifs exprimèrent leurs remerciements pourtout ce qui avait été fait pour eux, y compris ce que lePape Pie XII fit personnellement ou à travers sesreprésentants pour sauver des centaines de milliers de viesjuives 40. »Les Juifs ne nourrissaient guère d’illusions sur lapossibilité que l’Église désavoue le silence de Pie XIIdurant la Shoah. À vrai dire, ils ne le demandaient mêmepas. Mais ils étaient à cent lieues d’imaginer que cedocument, qui se présente comme une "déclaration derepentance", comporterait un éloge papal aussi appuyé.Encore moins s’attendaient-ils à voir Pie XII créditésoudain du sauvetage de « centaines de milliers de viesjuives ». Précisons que cette évaluation optimiste s’appuie surl’affirmation suivante de l’historien israélien P. Lapide 41:

...sous le pontificat de Pie XII, l’Église catholiquefut l’instrument par lequel furent sauvés au moins700.000, voire 860.000 Juifs, d’une mort certaine parles mains des nazis.

Il vaut la peine de citer le texte de la note par laquellel’auteur justifie ses "statistiques" optimistes 42:

Le nombre total de Juifs survivant à Hitler dans lapartie de l’Europe occupée - Russie non comprise -grâce en partie à l’aide chrétienne s’élève à 945.000environ. À ceux-là on doit ajouter les quelque 85.000que les Chrétiens aidèrent à s’échapper en Turquie, enEspagne, au Portugal, en Andorre, et en Amériquelatine. De ce résultat, qui dépasse un million de

40 « Nous nous souvenons   : Une réflexion sur la Shoah  ». IV.L’ antisémitisme nazi et la Shoah.41 P.E. Lapide, Rome et les Juifs, Seuil, Paris, 1967, p. 270 (ci-après : Lapide, Rome).42 Id., Ibid., note 1.

survivants, j’ai déduit toutes les revendications [sic]de l’Église protestante (surtout en France, en Italie,en Hongrie, en Finlande, au Danemark et en Norvège);des Églises orientales (en Roumanie, Bulgarie etGrèce). Il faut encore retrancher tous ceux qui doiventleur vie sauve à des communistes, des agnostiques ouautres Gentils non chrétiens. Le nombre total de viesjuives sauvées par l’intermédiaire de l’Églisecatholique atteint ainsi au moins 700.000 âmes, mais setrouve vraisemblablement plus proche de 860.000 43.

43 Curieusement, quelques années avant la parution de sonouvrage cité, le même Lapide était à la fois plus modestedans son évaluation et moins exclusif dans son attributionde la paternité des sauvetages. Interviewé par Le Monde, du13 décembre 1963, il déclarait, en effet : « Je peuxaffirmer que le pape personnellement, le Saint-Siège, lesnonces et toute l’Église catholique ont sauvé de 150.000 à400.000 Juifs d’une mort certaine. » (cité par A. Curvers,Pie XII, le pape outragé, D.M.M., 1988, p. 44, c’est moi quisouligne). S’il faut en croire le député Maurice Edelman,qui rapporte ses propos, le pape lui-même était beaucoupplus modeste sur le nombre des sauvetages qu’il attribuait àson intervention personnelle, en confiant à soninterlocuteur que « pendant la guerre, il avait secrètementdonné au clergé catholique l’ordre de recueillir et deprotéger les Juifs. Grâce à cette intervention - précisaitEdelman -, des dizaines de milliers de Juifs ont étésauvés. » (Gazette de Liège, du 23 janvier 1964, citée par lemême Curvers, op. cit., p. 85). Admirons, au passage,"l’élasticité" des chiffres : les « 150.000 à 400.000 » duLapide du Monde de décembre 1963, devenus, on ne saitcomment, « 860.000 » chez le Lapide de Rome et les Juifs, de1967, chutent soudain à quelques « dizaines de milliers »chez le Edelman de la Gazette de Liège de janvier 1964, pourremonter en flèche, jusqu’aux « 850.000 » du Pie XII du P.Blet de 1997 (voir ci-après). Cette dernière "statistique"fantaisiste et la floraison de louanges et de justificationsde Pie XII, dans laquelle elle est comme enchâssée, sontdevenues la "vulgate" de toute relecture apologétique desActes de ce pape en faveur des Juifs, durant la Seconde

J’ai souligné les mots et les phrases générateursd’étonnement, voire d’exaspération. A ce compte - sur labase même de cette curieuse arithmétique du sauvetage, où« survivant » = « sauvé » -, pourquoi ne pas créditerChurchill, Roosevelt, Staline et leurs armées, du"sauvetage" des millions de Juifs que l’on pouvait dénombrerdans les régions susnommées, au moment de la victoire destroupes alliées ?

Guerre mondiale. Et de fait, outre l’évocation explicite quien est faite, dans le document du Vatican, sous la formed’une attribution à ce pape du sauvetage de « centaines demilliers de vies juives », on la retrouve dans le livre devulgarisation que vient de publier l’unique survivant desquatre compilateurs des douze volumes d’archives vaticanesayant trait à l’attitude du Saint -Siège durant la guerre:Pierre Blet, Pie XII et la Seconde Guerre mondiale d’après les archives duVatican, Perrin, Paris, 1998, p. 322-323. Voici en quelstermes ce religieux contribue, plus encore que les auteursqui l’ont précédé, à accréditer et à faire connaître urbi etorbi la "statistique" maximaliste de Lapide, non sans enlaisser habilement l’entière responsabilité à « l’historienisraélien » : « Tandis que le pape donnait en publicl’apparence du silence, sa Secrétairerie d’État harcelaitnonces et délégués apostoliques en Slovaquie, en Croatie, enRoumanie, en Hongrie, leur prescrivant d’intervenir près desgouvernants et près des épiscopats afin de susciter uneaction de secours dont l’efficacité fut reconnue, àl’époque, par les remerciements réitérés des organisationsjuives, et dont un historien israélien, Pinchas Lapide, n’apas craint d’évaluer le nombre à 850.000 personnessauvées. » Tout le monde peut se tromper, bien sûr. Mais cequi ne trompe pas, par contre, c’est le caractère navrant decette algèbre de l’apologie rétrospective, qui s’efforce,par tous les moyens, d’étendre le manteau de Noé sur unsilence papal face à l’horreur de la Shoah, considéré depuiscomme indécent par des millions de personnes et des dizainesd’historiens. Et s’il n’est pas question de juger, et encoremoins de condamner, à plusieurs décennies de distance, lesmotifs profonds - dont d’ailleurs nous ignorons tout - duchoix de se taire qu’a cru devoir faire Pie XII, en son âme

4. « La sagesse et la diplomatie du Pape Pie XII furentreconnues publiquement à diverses reprises par lesreprésentants et des personnalités des organisationsjuives 44. »Même si elle ne fait pas, à proprement parler, partie de laDéclaration, c’est, à n’en pas douter, la longue note 16 quia le plus irrité les instances représentatives juives. Yfigurent quatre témoignages de reconnaissance, dont on sedemande en fonction de quels critères ils ont été retenuspour figurer dans cet important document. En effet, ils nesont sûrement pas les seuls de leur espèce. Alors, pourquoiavoir choisi ceux-là de préférence à d’autres ? En tout état de cause, il semble que le but tacite de cesatisfecit posthume exaltant l’action de Pie XII soit derépondre indirectement au reproche de « silence ». Et defait, ce dernier, outre qu’il entache la mémoire de ce papedepuis des lustres et que toute insistance déplacée leconcernant peut donner lieu à des empoignades épiques 45,et conscience, il n’est pas davantage question de passersous silence l’incroyable « révision » de l’Histoire, queconstitue l’attribution à Pie XII du sauvetage de« centaines de milliers de vies juives » - qui, endéfinitive, n’ont dû leur survie qu’à la cessation deshostilités -, pour en créditer Pie XII, au motif que, dansle courant de l’année 1944, « sa Secrétairerie d’Étatharcelait nonces et délégués apostoliques » des pays enconflit, « afin de susciter une action de secours » (cf.Blet, cité plus haut). Un tel procédé relève davantage de lalégende dorée ou des Fioretti que de l’Histoire. À ce titre,il n’aurait pas dû trouver place dans un document censéexprimer une démarche de pardon et de conversion (teshuvah),et destiné à être lu par les chrétiens du monde entier.44 « Nous nous souvenons   : Une réflexion sur la Shoah  », Note16.45 Je fais allusion à la pièce de théâtre mettant en scènel’œuvre de Rolf Hochhuth, Le Vicaire, qui déclencha devéritables émeutes dans certains milieux catholiques. Ilexiste des dizaines d’ouvrages traitant des thèses del’écrivain allemand. État de la question dans Jacques

demeure encore, pour maints Juifs, un obstacle ou un freinsur la voie du dialogue que l’Église tente d’établir aveceux, depuis le changement radical de l’attitude de cetteinstitution à leur égard, à la suite du concile Vatican II. Si tel est bien le cas, les témoignages de reconnaissanceévoqués dans cette note ont manqué leur but. En effet, surles quatre citations, seule la dernière - attribuée à MadameGolda Meir, et sur laquelle je reviendrai ci-après -, faitexplicitement allusion à une intervention orale de Pie XIIen faveur des juifs. Les trois autres textes remercient pourles actes d’aide et de secours, mais ne soufflent mot d’unequelconque prise de position publique du pape en faveur desisraélites persécutés par les Nazis. Attardons-nous un instant sur la déclaration de Madame GoldaMeir, à l’occasion de la mort de Pie XII, telle qu’elle estrapportée par le document romain 46:

Nous partageons la douleur de l’humanité [...] Quand leterrible martyre s’abattit sur notre peuple, la voix duPape s’éleva en faveur des victimes. La vie de notretemps fut enrichie d’une voix qui parla clairement desgrandes vérité morales au-dessus du tumulte du conflitquotidien.

On remarque d’emblée que c’est le seul texte pour lequel iln’est pas fourni de référence. Voici maintenant la version, plus complète, rapportée par P.Lapide, déjà cité 47:

Nous partageons la peine de l’humanité en apprenant ledécès de Sa Sainteté le pape Pie XII. À une époquetroublée par les guerres et les discordes, il amaintenu les idéaux les plus élevés de paix et decompassion. Lorsque le martyre le plus effrayant afrappé notre peuple, durant les dix ans de terreurnazie, la voix du Pape s’éleva en faveur des victimes. La vie de

Nobecourt, Le Vicaire et l’Histoire, Seuil, Paris, 1973.46 « Nous nous souvenons   : Une réflexion sur la Shoah  », Note1647 Lapide, Rome, p. 285-286. Le passage souligné est le faitde Lapide lui-même.

notre époque fut enrichie par une voix qui proclamait,au-dessus du tumulte du conflit quotidien, les véritésfondamentales. Nous pleurons un grand serviteur de lapaix.

Plus récemment, dans un article au titre et au contenucombatifs : « La légende à l’épreuve des archives. Lesaccusations récurrentes contre Pie XII », paru dans la CiviltàCattolica, le P. Blet, déjà évoqué, fait mention du message deGolda Meir, mais, assez curieusement, il n’en cite que ladernière phrase 48. Il y a lieu de s’étonner de l’omission, par le P. Blet, dela phrase-clé, mise en exergue par Lapide (voir ci-dessus) :« la voix du Pape s’éleva en faveur des victimes » 49. Eneffet, comme l’indique son titre, l’article de ce jésuite apour but de démontrer l’inanité des reproches adressés à PieXII, et particulièrement celui de s’être tu face augénocide. Or, le système de défense adopté par le religieux- et dont il n’a pas, tant s’en faut, l’apanage - consiste àopposer aux critiques des détracteurs les bons témoignages48 Dans son article, « La leggenda alla prova degli archivi.Le ricorrenti accuse contro Pio XII » (La légende àl’épreuve des archives. Les accusations récurrentes contrePie XII), Civiltà Cattolica, I, 1998, p. 531, P. Blet cite la findu message télégraphié par Golda Meir, alors Ministre desAffaires étrangères de l’État d’Israël, reproduit dansL’Osservatore Romano, du 9 octobre 1958 : « La vita del nostrotempo è stata arrichita da una voce che esprimeva le grandiverità morali al di sopra del tumulto dei conflittiquotidiani. Noi piangiamo un grande servitore. »49 À l’inverse, l’éditorial de la Civiltà Cattolica, II 1998, p. 9(anonyme comme c’est l’usage de cette revue, censée refléterles vues de la puissante Secrétairerie d’État du Vatican),ne cite, lui, que cette phrase, en ces termes : « Ricordaanche che, nel 1958, alla morte di Pio XII, Golda Meiraffermò, in un messagio, che quando "il terribile martiriosi abbaté sul nostro popolo, la voce del Papa si elevò perle sue vittime" » (On se souvient aussi qu’en 1958, à lamort de Pie XII, Golda Meir affirma, dans un message, quequand "le terrible martyre s’est abattu sur notre peuple, lavoix du pape s’est élevée pour ses victimes).

rendus à ce pape par des personnalités juives 50, enprivilégiant, comme il se doit, les déclarations dessurvivants ou des contemporains de la Shoah. Dans cesconditions, on se demande comment cet apologète zélé de lamémoire de Pie XII a pu négliger, dans son plaidoyer, laphrase capitale citée par d’autres, et ce d’autant qu’il avraisemblablement consulté L’Osservatore Romano, où a été

50 Procédé qui rappelle, en sens inverse, celui desdétracteurs des Juifs, qui reprennent à leur encontre, avecune délectation évidente, toute médisance ou calomnie,considérées par eux comme irréfutables dès là qu’elles ontété émises par un de leurs coreligionnaires, sans sepréoccuper de connaître la conception du monde de ce juif-là, ni les motivations idéologiques, sociologiques,politiques, psychologiques (si ce n’est psychotiques) plusou moins conscientes, qui dictent son entreprise dedénigrement de ceux de sa race. Parmi les meilleurspourvoyeurs juifs de munitions antisémites, on peut citerMarx et Bernard Lazare. Concernant ce dernier, voir, entreautres : Bernard Lazare, L’antisémitisme, son histoire et ses causes,réédition 1969, dans Documents et Témoignages ; et Jean-Denis Bredin, Bernard Lazare. De l’anarchiste au prophète, De Fallois,Paris, 1992. Pour en revenir à l’utilisation, par lesapologètes de l’Église et du christianisme, de touttémoignage juif de nature à conforter "l’Histoire Sainte"qu’ils passent leur vie à documenter, je conseillerais auxjeunes doctorants en mal de thèse d’histoire contemporainede l’Église, de s’intéresser tout particulièrement au cas dePinchas E. Lapide, habituellement présenté - on l’a vu -comme « historien israélien ». En effet, son livre le plusconnu, Rome et les Juifs (original anglais : The last three Popes andthe Jews), constitue, à ma connaissance, un cas aigu, etprobablement unique en son genre, de parti pris juifinconditionnel en faveur de Pie XII. Pour illustrer cejugement, je me limiterai à un seul exemple. Après un trèslong chapitre, intitulé « Ce que Pie XII a fait pour lesJuifs » (p. 171-287), suit un autre, de dimensions beaucoupplus modestes (p. 287-307), intitulé « Ce que Pie XII n’apas fait ». Sur la foi de ce titre, et malgré les quelque

publié le message de G. Meir, et dont il est d’ailleurs leseul à donner la référence exacte 51.Quoi qu’il en soit de ces problèmes de citations, onretiendra comme significative de la mentalité foncière dupape, la phrase (citée plus haut) qui ouvre la noteapologétique n°16 du Document sur la Shoah : « La sagesse etla diplomatie du Pape Pie XII furent reconnues publiquementà diverses reprises par les représentants et des

cent vingt pages d’apologie papale qui précèdent, on se fûtattendu à lire au moins une ou deux critiques mesurées, ouquelque aveu - même mitigé de réticences - selon lequel,bien qu’il n’y ait pas de raison de douter que Pie XII a agien toute bonne foi, son silence, à tout le moins, pouvaitprêter le flanc à la critique. Mais on ne trouve rien detel. Si ces vingt pages évoquent bien le « silence » du paped’alors, c’est pour le laver aussitôt de cette accusationsous un déluge de justifications recueillies de la bouche oudans les témoignages écrits des seuls témoins de la défensede la mémoire pontificale. Quant aux rares témoins à chargecités à comparaître, c’est tout juste s’ils ont droit àquelques mots. À peine monté en ligne, leur témoignage estpris sous le feu roulant de pièces d’une artillerie lourde,servie par de prestigieux canonniers et abondamment fournieen munitions apologétiques de gros calibre. De ce procès,gagné d’avance, la mémoire du pontife romain sort, nonseulement lavée, mais grandie, canonisée en quelque sorte.Quant aux détracteurs, il ne leur reste qu’à retourner àleur amertume de Galilée de l’historiographie contemporaine,en murmurant leur « Eppure, se muove! » [et pourtant, elletourne] impuissant. C’est ainsi que certains réécriventl’Histoire pour la rendre conforme à l’image idéaliséequ’ils s’en sont faite, comme l’orphelin, l’abandonné, ou lemal aimé se racontent l’amour d’un père imaginaire, pour nepas pleurer de désespoir face au silence de l’absent.51 Une vérification que j’ai pu effectuer dans les archivesde ce journal confirme l’exactitude du texte du télégrammede Madame Golda Meir, tel qu’il est rapporté par E. Lapide(voir L’Osservatore Romano, du 9 octobre 1958, p. 21, 3èmecolonne et n. 47). Ceci étant, il ne faudrait pas majorerl’importance des propos de l’ex-ministre des Affaires

personnalités des organisations juives ». Or, ce n’est pasd’un diplomate qu’avaient besoin les victimes de la barbarienazie, mais d’un prophète. Malheureusement pour elles, PieXII n’en avait pas l’étoffe, ce qui lui a valu ce jugementsévère d’un journaliste français, spécialiste des arcanes duVatican 52:

...les âmes pieuses ont beau fouiller, dans lesencycliques, les discours, les allocutions du papedéfunt, il n’y a nulle part une trace de condamnationde la « religion du sang » instituée par Hitler, cetAntichrist. Quelques sévérités après la défaiteallemande, c’est tout... Vous ne trouverez pas ce quevous cherchez : le fer rouge. La condamnation del’injure notoire à la lettre et à l’esprit du dogme,qu’a représenté le racisme, vous ne la trouverez pas.

Conclusion (provisoire)

Comment pouvez-vous dire que vous m’aimez si vous ignorez ce quime peine. (D’après un conte hassidique 53)

Il paraît que certains membres des instances vaticanes sontmécontents des critiques juives faites au Document sur la

étrangères d’Israël. Elle ne faisait que reprendre à soncompte sans l’avoir vérifiée auprès d’historiens spécialisésde cette période, un propos gratifiant pour la papauté, citépar d’autres personnalités juives, tel P.E. Lapide, entreautres, qui, selon mes renseignements – non vérifiés –,était chargé de mission pour le compte du ministèreisraélien des Affaires étrangères. En tout état de cause,une telle affirmation n’a aucune valeur probante au planhistorique, mais ressortit plutôt au vaste domaine del’opinion.52 Jean d’Hospital, Rome en confidence, Grasset, Paris, 1962, p.91-92.53 Texte cité par Marc Saperstein, Juifs et chrétiens : moments decrise, Cerf, Paris, 1991, p. 123, note 23.

Shoah. Sans doute doivent-ils se dire : « Les juifs ne sontjamais contents ». Pour ne pas allonger davantage cetarticle, je remets à plus tard ma réaction à certainesrépliques catholiques particulièrement "musclées", tellescelles du P. Blet et du rédacteur de l’éditorial de la CiviltàCattolica d’avril 1998, déjà évoquées ici. Je me limiteraidonc à citer la réaction d’une personnalité vaticane, le P.Cottier, telle que la rapporte un communiqué de presse 54:

Je suis vraiment amer. Réduire le document à laquestion de Pie XII occulte ce qui en est le centre :la ferme condamnation de l’Holocauste.

Je connais le P. Cottier et j’apprécie son respect pour lejudaïsme, et sa dédication sincère au rapprochement entreChrétiens et Juifs ; qu’il me permette donc de l’éclaireramicalement sur ce qui m’apparaît comme un malentendu. Lalongue note 16 du Document était une maladresse. C’est ellequi a déchaîné la tempête. Je le répète, une fois de plus :les Juifs ne s’attendaient certes pas à un désaveu ecclésialdu silence de Pie XII, mais ils n’avaient pas imaginé qu’onprofiterait d’une « déclaration de repentance » pour yinsérer, fût-ce en note, une apologie, que certains ontperçue comme une provocation. Ceux qui ont rédigé ledocument sur la Shoah auraient dû tenir compte de mises engarde, telle celle du Dr Gerhardt Riegnert, vice-présidenthonoraire du Congrès Juif Mondial 55:

(J’avais maintes fois averti que) « si un texte d’unetelle portée devait disculper Pie XII, il serait rejetépar la communauté juive. » Il n’y avait pas lieu deciter telle ou telle personnalité, dit-il, regrettantde n’avoir pas été entendu. D’autant plus quel’argumentation utilisée par le document est« inexacte ».

Pour comprendre le choc causé à l’âme juive par cetteapologie inopportune, il faut relire l’adieu désespéré

54 CIP, Agence de Presse catholique, Bruxelles, bulletin du 26mars 1998, p. 11. Extrait d’une interview du P. Cottier dansL’Avvenire, quotidien catholique italien.55 Texte cité d’après CIP, du 26 mars 1998, p. 15.

qu’adressaient aux Juifs de Palestine les représentants dujudaïsme polonais, alors agonisant 56:

À la dernière minute avant leur anéantissement total,les derniers survivants du peuple juif en Pologne ontlancé un appel au secours au monde entier. Il n’a pasété entendu. Nous savons que vous, Juifs de Palestine,vous souffrez cruellement de notre martyre incroyable.Mais que ceux qui avaient les moyens de nous aider etne l’ont pas fait sachent ce que nous pensons d’eux. Lesang de trois millions de Juifs hurle vengeance, et ilsera vengé ! Et ce châtiment ne frappera pas seulementles cannibales nazis, mais tous ceux qui ne firent rienpour sauver un peuple condamné. Que cette dernièrevoix, sortant de l’abîme, parvienne aux oreilles del’humanité toute entière.

Il n’était pas - et il n’est toujours pas - dans lesintentions des Juifs de « réduire le document à la questionde Pie XII », comme le pense le P. Cottier. Ils n’ont faitque réagir, à vif, à « la question de Pie XII », remise encourse par la Déclaration, de manière aussi inopportune quetriomphaliste. En mettant le fer de l’apologie dans laplaie, encore béante, causée au peuple juif par le silencetotal du pasteur de l’Église 57, aux jours de sa déréliction,56 Cité par L. Poliakov, Bréviaire de la haine, op. cit., p. 353.C’est moi qui souligne.57 C’est le lieu de rappeler quelques textes qui sont restésclassiques :

« J’ai longtemps attendu, pendant ces annéesépouvantables qu’une grande voix s’élevât à Rome. Moi,incroyant ? Justement. Car je savais que l’esprit seperdrait s’il ne poussait pas devant la force le cri dela condamnation. Il paraît que la voix s’est élevée.Mais je vous jure que des millions d’hommes avec moi nel’avons pas entendue et qu’il y avait alors dans tousles cœurs, croyants ou incroyants, une solitude qui n’apas cessé de s’étendre à mesure que les jours passaientet que les bourreaux se multipliaient. » (Albert Camus,cité par H. Fabre, op. cit., p. 430).

« Mais ce bréviaire (il s’agit du Bréviaire de lahaine, de Poliakov) a été écrit pour nous aussi

et en y versant, de surcroît, le sel insupportable de larenommée imaginaire d’un pape censé avoir sauvé des« centaines de milliers de vies juives », les rédacteurs deces considérations et ceux qui les approuvent témoignent,par leur incompréhension de la souffrance qu’ils causent ànouveau à ce peuple martyr, de la justesse de la citationmise en tête de cette Conclusion :

« Comment pouvez-vous dire que vous m’aimez, si vous ignorez ce quime peine! »

Français, dont l’antisémitisme traditionnel a survécu àces excès d’horreur dans lesquels Vichy a eu sa timideet ignoble part - pour nous surtout, catholiquesfrançais, qui devons certes à l’héroïsme et à lacharité de tant d’évêques, de prêtres et de religieux àl’égard des Juifs traqués, d’avoir sauvé notre honneur,mais qui n’avons pas eu la consolation d’entendre lesuccesseur du Galiléen, Simon-Pierre, condamnerclairement, nettement et non par des allusionsdiplomatiques, la mise en croix de ces innombrables"frères du Seigneur". Au vénérable cardinal Suhard quia d’ailleurs tant fait dans l’ombre pour eux, jedemandai un jour, pendant l’occupation : "Éminence,ordonnez-nous de prier pour les Juifs", il leva lesbras au ciel : nul doute que l’occupant n’ait eu desmoyens de pression irrésistibles, et que le silence dupape et de la hiérarchie n’ait été un affreux devoir ;il s’agissait d’éviter de pires malheurs. Il restequ’un crime de cette envergure retombe, pour une partnon médiocre, sur tous les témoins qui n’ont pas criéet quelles qu’aient été les raisons de leur silence. »(F. Mauriac, Préface à l’ouvrage de Poliakov, Bréviaire,p. X).

« Le jugement rétrospectif de l’Histoire autoriseparfaitement l’opinion que Pie XII aurait dû protester plusfermement. On n’a cependant pas le droit de mettre en doutel’absolue sincérité de ses motifs, ni l’authenticité de sesraisons profondes." (Cardinal Döpfner, dans un sermonprononcé en 1964, cité par Léon Papeleux, Les silences de Pie XII,éditions Vokaer, Bruxelles, 1980, p. 168).

© Menahem Macina (6 mai 2002)