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Recherches sociologiques et anthropologiques 2014/2 I. Chupin : 103-125 Précariser les diplômés ? Les jeunes journalistes entre contraintes de l’emploi et ajustements tactiques Ivan Chupin * Dans le journalisme, il existe aujourd’hui 14 écoles reconnues par la profession qui dessinent les contours d’une élite. Or, ces jeunes journalistes se retrouvent face à une intensification de la précarisation à l’entrée sur le marché du travail. L’article se propose de revenir sur la manière dont l’élite du journalisme se voit touchée par des formes de déclassement. Il interroge notamment la généralisation des concours ou bourses de la profession qui revient dans les faits à diplômer la précarité. Il montre comment ces prix se confondent avec des systèmes de post-formation (“les sas d’entrée”) mis en place par les entreprises dans les années 1990 afin de flexibiliser l’emploi. Il analyse enfin la précarité comme le produit d’un décalage entre les emplois les plus désirés par les jeunes diplômés et la réalité des postes qui leur sont offerts en sortie de l’école. Dès lors, les jeunes entrant sur le marché du travail se voient contraints de faire de nécessité vertu et de déployer diverses tactiques de la précarité pour espérer se maintenir dans les “grands” médias qu’ils perçoivent comme les plus légitimes. Mots-clés : école de journalisme, précarisation/précarité, marché du travail, insertion, carrières journalistiques. I. Introduction Les intellos précaires seraient-ils devenus des “nouveaux intellos précaires” ? Telle est la thèse du livre de Marine et Anne Rambach qui, à l’occasion de sa réédition en 2011, ont préféré modifier le titre de leur premier ouvrage Les intellos précaires en y accolant le qualificatif de “nouveaux”. Selon elles, le quinquennat de Nicolas Sarkozy (2007-2012) et les réformes entreprises à l’université (la LRU de 2007) sont venus aggraver les conditions de travail des intellectuels ce qui correspondrait donc à une situation inédite. Dès 2001 et leur première enquête ______________________________ * Ivan Chupin est docteur en science politique. Il est membre du CERAPS de Lille 2 (UMR 8026).

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Recherches sociologiques et anthropologiques 2014/2 I. Chupin : 103-125

Précariser les diplômés ? Les jeunes journalistes entre contraintes de l’emploi et ajustements tactiques

Ivan Chupin * Dans le journalisme, il existe aujourd’hui 14 écoles reconnues par la profession qui dessinent les contours d’une élite. Or, ces jeunes journalistes se retrouvent face à une intensification de la précarisation à l’entrée sur le marché du travail. L’article se propose de revenir sur la manière dont l’élite du journalisme se voit touchée par des formes de déclassement. Il interroge notamment la généralisation des concours ou bourses de la profession qui revient dans les faits à diplômer la précarité. Il montre comment ces prix se confondent avec des systèmes de post-formation (“les sas d’entrée”) mis en place par les entreprises dans les années 1990 afin de flexibiliser l’emploi. Il analyse enfin la précarité comme le produit d’un décalage entre les emplois les plus désirés par les jeunes diplômés et la réalité des postes qui leur sont offerts en sortie de l’école. Dès lors, les jeunes entrant sur le marché du travail se voient contraints de faire de nécessité vertu et de déployer diverses tactiques de la précarité pour espérer se maintenir dans les “grands” médias qu’ils perçoivent comme les plus légitimes.

Mots-clés : école de journalisme, précarisation/précarité, marché du travail, insertion, carrières journalistiques.

I. Introduction Les intellos précaires seraient-ils devenus des “nouveaux intellos précaires” ? Telle est la thèse du livre de Marine et Anne Rambach qui, à l’occasion de sa réédition en 2011, ont préféré modifier le titre de leur premier ouvrage Les intellos précaires en y accolant le qualificatif de “nouveaux”. Selon elles, le quinquennat de Nicolas Sarkozy (2007-2012) et les réformes entreprises à l’université (la LRU de 2007) sont venus aggraver les conditions de travail des intellectuels ce qui correspondrait donc à une situation inédite. Dès 2001 et leur première enquête

______________________________ * Ivan Chupin est docteur en science politique. Il est membre du CERAPS de Lille 2 (UMR 8026).

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(Rambach/Rambach, 2001), les deux auteures pointaient le décalage croissant entre le niveau de diplôme de plus en plus élevé et la déqualification et la précarisation croissantes des places disponibles sur le marché du travail. Or, cette catégorie générique “d’intellectuels précaires” fait l’objet de nombreuses critiques au sein du monde universitaire en ce qu’elle agrège des professions et des activités aux logiques différentes1. Ce type d’essai politique constitue surtout un rappel de la faiblesse des études scientifiques consacrées à la question. Si les processus de précarisation des populations les plus vulnérables sont davantage renseignés2, beaucoup plus rares sont en effet les travaux sociologiques qui abordent les transformations des conditions de l’emploi des fractions les plus intellectuelles3. Dans le journalisme, cette précarisation a cependant pu donner lieu à certaines études (Accardo, 1998 ; Pilmis, 2013). De manière pionnière, Alain Accardo montrait dès la fin des années 1990 le rôle joué par une “armée industrielle de réserve” (au sens de Karl Marx) dans l’abaissement du niveau de rémunération des jeunes journalistes. Plus récemment, Olivier Pilmis a souligné la communauté de destin existant entre les pigistes et les comédiens intermittents. Selon lui, ces derniers travaillent dans un univers professionnel marqué par la discontinuité de l’activité, par la précarité et le court terme. Il propose de remplacer le concept de précarité par celui d’intermittence au travail car certains pigistes connaissent des formes d’épanouissement dans leur vie professionnelle. Or, cette assimilation pose problème : si les pigistes ont un travail intermittent, dans la plupart des cas ils ne disposent pas du statut constitué dans les années 1960 et largement réservé au monde des arts et du spectacle. De plus, de nombreux jeunes journalistes ne relèvent pas d’un travail et de rémunérations de pigistes. Ils enchaînent plutot une répétition de contrats à durée déterminée (presse régionale, L’Equipe, diverses stations d’audiovisuel). Dans leurs rapports à l’employeur, ces journalistes s’apparentent alors davantage à des “intérimaires de l’information” qu’à des “intermittents” – à cette nuance près que “l’agence d’intérim” est interne à l’entreprise. Les formes d’emploi qui sont les leurs ressemblent donc beaucoup plus à celles d’un intérimaire dans une entreprise automobile ou dans la grande distribution qu’à celles d’une maquilleuse sur un tournage ou d’un artiste de spectacle vivant. Dans la continuité de ces travaux et de ce débat sur le recours à l’intermittence ou à l’intérim, on voudrait ici travailler la manière dont l’élite du journalisme se voit touchée par des formes de déclassement entendues ici dans le sens où «ces personnes seraient ‘sur diplômées’ par

______________________________ 1 Pour une analyse de ces débats, voir TASSET C., 2011. 2 Voir par exemple et sans souci d’exhaustivité PAUGAM S., 2000 ; PERRIN E., 2004 ou encore MAURER S., PIERRU E., 2001. 3 A l’exception de COLLOVALD A., MATHIEU L., 2009, qui interrogent le cas de deux mobilisations dans des commerces.

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rapport à l’emploi qu’elles occupent» (Nauze-Fichet/Tomasini, 2002 :21)4. Dans le journalisme, il existe aujourd’hui 14 écoles reconnues par la profession qui dessinent les contours de cette élite5. Or, ces jeunes journalistes se retrouvent face à une intensification de la précarisation à l’entrée sur le marché du travail. L’afflux de nouveaux candidats accentue la détérioration des conditions du marché du travail. Des «sas d’entrées», pour reprendre la formule de Dominique Marchetti et Denis Ruellan, se constituent et deviennent des «phases obligées» (Marchetti/Ruellan, 2001 :107). Ces sas constituent de nouveaux dispositifs d’emploi qui sont autant de manières pour les entreprises de reprendre la main sur la sélection des jeunes journalistes en instaurant leurs propres systèmes de post-formation. Ils délimitent les frontières d’un secteur d’emploi où l’accès est de plus en plus restreint aux seuls diplômés des écoles, mais où les entreprises organisent l’évaluation permanente et la mise en concurrence de tous ces jeunes journalistes des écoles reconnues. Si les sociétés sélectionnent depuis longtemps les personnes qu’elles recrutent, la nouveauté vient d’une intensification de la sélectivité. Sur le plan du terrain, notre enquête résulte d’une série d’incursions dans diverses entreprises. Elle prend appui sur des entretiens réalisés dans le cadre d’une thèse de doctorat en science politique (Chupin, 2008) auprès de jeunes journalistes en école mais également sur le marché du travail. Nous avons également interrogé les principaux cadres de plusieurs entreprises en charge des concours de la profession (Radio France, France 3, Europe 1, RFI, L’Equipe, Prisma)6. S’ajoutent à ces données une observation participante réalisée dans une école de journalisme, le Celsa, ainsi qu’à France 3 région lors d’un stage de journalisme et également la passation de plusieurs questionnaires dans les différentes écoles de journalisme. Dans les dernières années, les concours ou bourses de la profession se sont généralisés au sein des entreprises. Pour elles, ils constituent des moyens de capter les diplômés les plus ajustés à leurs contraintes. Les bourses reflètent les transformations du marché du travail et matérialisent cette tendance des entreprises à diplômer la précarité. Il est de plus en plus difficile de tracer la frontière entre les prix venant récompenser “les meilleurs des étudiants d’écoles” et l’insertion dans des systèmes de post-formation (“les sas d’entrée”) intégrés aux entreprises (II).

______________________________ 4 Pour une discussion critique sur cette notion de déclassement et une approche «objectivante et subjectiviste des petits et grands déplacements sociaux», voir JOHSUA F., 2013, p.843. 5 Bien entendu comme l’ont montré certains travaux de Rémy Rieffel, l’élite du journalisme ne se réduit pas aux diplômés des écoles, mais dans le cadre de cet article, nous l’entendrons dans ce sens restrictif. Voir RIEFFEL R., 1984. 6 Du fait de leur situation précaire, nous avons préféré garantir l’anonymat à nos enquêtés journalistes car c’était une des conditions de possibilité de notre enquête. En revanche, les responsables des rédactions ne se sont pas dits opposés à être cités.

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Comment dès lors comprendre ce paradoxe qui fait que même l’élite des diplômés n’échappe plus à sa précarisation ? Ce processus découle de la conjonction d’un état objectif du marché du travail et de la création de nouveaux dispositifs de flexibilisation de l’emploi mis en place par les entreprises dans les années 1990 et qui s’appuient sur une rhétorique de l’inachèvement de la formation des jeunes journalistes (III). Ensuite, on peut le comprendre comme le produit d’un décalage entre les emplois les plus désirés par les jeunes diplômés et la réalité des postes qui leur sont offerts en sortie de l’école. Des lors, ils se voient contraints de faire de nécessité vertu et de déployer diverses tactiques de la précarité pour espérer se maintenir dans les “grands” médias qu’ils perçoivent comme le plus légitimes (IV).

II. Diplômer la précarité : la généralisation d’un recrutement par concours dans les entreprises

Alors qu'existent 14 écoles reconnues, on pourrait croire que ces diplômés échappent à la précarisation des conditions d'emploi en journalisme, la hiérarchie de la qualité des emplois s'alignant sur la hiérarchie des titres pour leur réserver des conditions plus favorables et plus stables. L'analyse des concours organisés par les entreprises révèle qu’il n’en est pas ainsi : elle permet de comprendre comment des conditions d'emploi précaire sont imposées, à titre de sas de longue durée, y compris aux diplômés des écoles. Le cas des bourses traduit ainsi la manière dont l’élite des formations se voit atteinte par la précarisation des statuts. La bourse n’est plus suffisante : elle ne garantit plus l’accès à un CDI, comme par le passé, puisqu’elle est devenue un accès à une série de nouveaux contrats présentés comme autant de phases de mise à l’épreuve.

A. Définir l’excellence du métier : la bourse comme garantie de la carrière dans les années 1960

Les prix de la profession ne sont pas une invention récente. Le prix Albert Londres a été créé en 1924 (Gatien, 2013). Lorsque nous appréhendons les prix, nous entendons principalement ceux qui ne sont pas destinés à des professionnels en exercice (comme “le prix des correspondants de guerre”) mais bien les concours “réservés” aux étudiants tout juste sortis d’écoles de journalisme. La bourse d’Europe n°1 constitue un premier dispositif de recrutement et de définition d’une excellence professionnelle. Europe 1 crée avec la bourse Lauga l’une des premières bourses dédiées aux jeunes étudiants d’école de journalisme. Francis Lauga était un journaliste d’Europe 1, décédé en février 1961 dans un accident d’avion, alors qu’il se rendait sur un reportage dans les Alpes. La bourse Lauga est organisée trois mois plus tard. Elle vient remplacer et rebaptiser la bourse des Reporters dont les lauréats en 1958 avaient été Pierre Bouteiller et Philippe Labro qu’il avait été impossible de départager à l’époque. La création de la bourse Lauga traduit donc la volonté d’Europe n°1 de s’inscrire dans un partenariat avec les formations

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reconnues afin de “professionnaliser” davantage le recrutement de ses journalistes. En effet, elle permet de distinguer la nouvelle station privée des logiques ayant cours à la RTF de l’époque, dont le recrutement reposait largement sur des cooptations politiques ou relationnelles. Dans les années 1960, obtenir cette bourse garantit à un journaliste une carrière professionnelle. Le concours ouvre vers un voyage à l’étranger de trois mois et surtout débouche quasi immédiatement sur un emploi stable dans la radio. Pour des raisons d’économies budgétaires internes à Europe 1, la possibilité de faire un voyage est supprimée quelques années plus tard, mais dans les années 1980, les lauréats conservent leur intégration dans la maison. Au début des années 1980, les épreuves sont de nature théoriques et pratiques. Ce qui deviendra ensuite un entretien d’embauche et de motivation s’apparente à un “grand oral” de Sciences Po ou de l’ENA au cours duquel les journalistes d’Europe 1 cherchent à vérifier la culture générale et la capacité à s’exprimer en public du jeune journaliste. Les candidats font face à des questions de culture générale et des mises en situation virtuelles :

On pouvait vous demander ce qui s’était passé six mois auparavant dans tel endroit du globe, si tel ou tel mot vous inspirait un commentaire, ce que vous auriez fait à la place de tel ou telle journaliste si vous aviez été confronté à telle situation. Mais ça pouvait aussi être, ‘est-ce que vous avez entendu parler de la pêche aux moules en basse Silésie ? ’. Après il y avait délibération du jury. On faisait venir la ou les personnes. Et puis c’était Jean Luc Lagardère7 qui disait et à ce moment là, le champagne ! Il y a les gens qui viennent vous voir et ça y est vous êtes déjà dans la boite. On vous demande à quel moment vous allez pouvoir venir, si vous avez un logement, si on peut vous aider (Entretien, le 13 janvier 2004, avec Marc Tronchot, directeur-adjoint à la rédaction d’Europe 1 et boursier Lauga en 1982).

La bourse, était le signe de l’ouverture d’une carrière à Europe 1 et présentait le caractère d’une ressource rare dans le paysage de formation.

B. Recruter par concours : quand les bourses diplôment la précarité Aujourd’hui tournées vers la maitrise de l’artisanat du métier, les bourses sont exclusivement mesurées à l’aune de la pratique professionnelle. Les épreuves proposées aux jeunes journalistes sont ajustées aux contraintes de chaque entreprise. A Europe 1, pour la Lauga, les apprentis journalistes disposent de trois heures pour rapporter un reportage de deux minutes où doivent figurer trois intervenants. Puis ils enchaînent sur la réalisation d’un flash d’informations. Ils sont enfin reçus par des cadres de la rédaction pour un entretien.

______________________________ 7 PDG de la radio à partir de 1977.

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Dans le même temps, à partir des années 1980 et surtout 1990, les concours se généralisent dans les entreprises. La bourse devient une opération de sélection en vue d’un éventuel recrutement. A RFI, pour la bourse Lescaut, il est demandé de réaliser un journal d’une durée de huit minutes, intégrant deux éléments sonores, une revue de presse de trois minutes et un reportage, préparé avant le concours, d’une durée de trois minutes sur une thématique internationale. A RTL, la bourse Dumas se déroule sur deux jours. La première journée, les étudiants doivent réaliser, sur un même thème, trois produits journalistiques différents : une interview de deux minutes, un “enrobé”8 d’une minute vingt, et un papier de 50 secondes. La deuxième journée, ils sont reçus dans le cadre d’un entretien de personnalité. À TF1, pour le prix Bouygues9, il était demandé de réaliser un reportage et une épreuve dite “de plateau” consistant dans le fait de travailler pendant une heure sur un thème, principalement à partir de dépêches et de journaux. Puis le jeune journaliste devait intervenir une minute devant la caméra comme s’il répondait à une question en direct dans le journal. Dans chaque épreuve, on retrouve donc la mise en avant de compétences journalistiques dans deux domaines : reportage et présentation. Les jeunes journalistes sont retenus principalement sur leur “opérationnalité” dans l’action, car de nombreuses épreuves nécessitent de travailler dans l’urgence. Leur culture générale est considérée comme un pré-requis validé par le passage par l’école et souvent par un cursus universitaire ou celui d’un Institut d’études politiques (IEP ou “Sciences Po”) avant. Ces bourses10 répondent à des besoins en personnel. Elles rendent d’abord possible le recrutement ponctuel pour un CDD des journalistes sortis d’école pendant la période estivale où les “besoins” se font plus importants. La bourse conduit aujourd’hui le plus souvent à un contrat à durée déterminée de quelques semaines ou quelques mois. A Europe 1 ou à TF1, ce premier contrat de trois mois est un moyen de tester les compétences et la motivation du jeune entrant. Si celui-ci donne satisfaction, les dirigeants lui redonnent un nouveau contrat de 9 mois. A l’issue de ces 12 mois de travail pour la radio, il peut espérer signer un CDI. A TF1, ce contrat est d’une durée d’un an pour le premier et s’achève par l’éviction de la chaîne ou une titularisation en CDI. Il est de 6 mois pour la bourse d’Arcy et débouche le plus souvent sur d’autres CDD à ______________________________ 8 Dans le jargon journalistique radio, un “enrobé” englobe différents sons de différents interlocuteurs avec entre chacun d’entre eux, une intervention ou une relance du journaliste. 9 Ce prix a été supprimé en 2004. 10 Ces bourses se sont par ailleurs généralisées dans de multiples entreprises et sont le plus souvent dédiées à la mémoire d’un journaliste décédé. En 1982, la bourse des radios francophones (Radio France, RTBF, Radio Suisse-romande) est dédiée à René Payot. En 1984, Hervé Bourges crée au sein de TF1 une bourse Jean d’Arcy du nom de l’ancien directeur des programmes en 1952 de la RTF. L’Association des journalistes sociaux se dote en 1985 d’une bourse Ajis. En 1997, RFI lance la bourse Charles Lescaut, ancien grand reporter de la station décédé en 1989. Signe de cette généralisation, plus récemment, ce sont des institutions et non plus seulement des entreprises qui ont mis en place des bourses à l’image du prix Robert Guillain qui récompense le meilleur reportage sur le Japon ou bien de la bourse du ministère finlandais des Affaires étrangères.

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répétition pendant plusieurs années, comme dans le cas de nombreuses entreprises de l’audiovisuel public. La bourse Dumas de RTL prévoit un CDD d’un an pour le lauréat et un CDD de trois mois pour le second. A RFI, le gagnant remporte un CDD d’un an. La bourse Payot offre pour sa part la somme de 6 600 euros et trois mois de stages dans une ou plusieurs radios francophone(s). L’Equipe offre 1 500 euros et un CDD de trois mois au lauréat, ainsi qu’un CDD de trois mois pour le second. Historiquement, ces transformations du statut des bourses de CDI vers des CDD de quelques mois correspondent au moment de l’explosion de la précarité :

Au 31 décembre 1998, il y avait selon la commission de la carte d’identité des journalistes professionnels 18,5 % de pigistes [et précaires] contre 9,6 % en 1980, soit une augmentation de 1 599 à 5 654, équivalant à 253,6 % en 18 ans, alors que le nombre de journalistes n’a augmenté que de 83,6 % durant la même période (Balbastre, 2000 :76).

Parfois, certaines bourses en presse écrite fonctionnent de manière plus économique en proposant aux jeunes journalistes de leur acheter leurs articles, comme c’est le cas pour la Bourse qu’organise chaque année la DRH de Bayard Presse. Au terme de ce concours, les étudiants des écoles ayant obtenu un prix sont conviés avec les responsables des études pour rencontrer les DRH des divers titres du groupe Bayard presse lors d’un “déjeuner-contact”. Ce concours et cette rencontre peuvent alors déboucher sur d’éventuelles collaborations sous la forme de piges. La bourse joue ici une fonction principalement utilitaire puisqu’elle permet de remplir certaines pages des titres du groupe (les publications s’effectuent dans Notre Temps, Phosphore, Terre Sauvage, Côté femme, La Croix, Le Pèlerin ou encore Panorama) en y insérant les reportages réalisés par les étudiants11. Ici, elle se confond avec un marché de la pige où la place et la maitrise de réseaux peu formalisés constituent des élément assez centraux pour obtenir une activité professionnelle (Pilmis, 2007). Ce mouvement traduit bien la généralisation de la précarisation à l’ensemble des débutants d’une même classe d’âge constatée par des sociologues ayant étudié l’histoire de la précarité dans d’autres secteurs (Faguer, 1999 ; Gorgeu/Mathieu/Pialoux, 1998). Au total, la détention d’un prix du métier ne constitue plus une garantie en soi de faire carrière dans une entreprise.

III. La précarisation comme effet conjoint du marché et de la politique de flexibilité des entreprises

Comment dès lors comprendre ce processus de précarisation des diplômés ? Ici, pour saisir les raisons de la parcellisation de l’emploi et ______________________________ 11 La bourse Ajis donne également lieu à la publication des reportages distingués par le jury dans les pages consacrées au social de divers titres comme Libération, Les Echos.

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son éclatement en CDD, ce sont sans doute autant des variables structurelles propres au marché qui sont à prendre en considération (effet de l’ajustement/désajustement de l’offre et de la demande d’emploi), que l’effet de nouvelles politiques de gestion des ressources humaines et leur recherche de “flexibilité” initiée à partir des années 1990.

A. Un marché du travail paradoxalement dynamique : la double explosion de l’offre et de la demande d’emploi

A partir des années 1990, le développement de médias nouveaux (Internet, TNT…), mais aussi de plus en plus spécialisés (presse magazine…) entraine des offres d’emplois. Dans le même temps, et non sans lien, l’attractivité du métier journalistique se renforce auprès des jeunes candidats et contribue à une augmentation plus générale des effectifs de la profession. Or, si l’offre et la demande progressent, elles ne s’ajustent que dans le cadre de conditions d’entrée détériorées sur le marché du travail. Durant les années 1980, on constate un développement rapide des radios et de la presse magazine. L’offre radiophonique doit d’abord son essor à l’émergence des radios libres qui sont 350 en septembre 1981 (d’Almeida/Delporte, 2003 :241)12. Puis, les radios commerciales se développent du fait du vote, en juin 1984, d’une loi autorisant la publicité de marques sur les stations de la bande FM. Le début des années 1980 voit également l’essor du secteur de la presse magazine. Le caractère multimédia et international des groupes de presse magazine (Prisma, Emap…) s’affirme (Charon, 1999 :18). Cet essor des activités journalistiques se retrouve à la télévision avec la constitution de chaînes privées : Canal + en 1984, la Cinq en 1985 puis avec la privatisation de TF1 en 1986. Dans les années 1990, l’accès au câble et au satellite favorise la naissance de nouvelles chaînes télévisées. Des recrutements s’opèrent donc dans l’audiovisuel pour accompagner ce développement. Les chaînes thématiques se multiplient. Fin 1999, la France dispose de plus de 70 chaînes spécialisées (Devillard/Lafosse/Le-teinturier/Marhuenda/Rieffel, 2001 :29) ce qui entraîne un mouvement de segmentation des publics et donc des publicités. On compte également plusieurs chaînes nouvelles d’information en continu (LCI et i-télévision, Euronews13). Avec la télévision numérique terrestre (TNT), le marché de l’information s’élargit avec la récente mise en place de nouvelles chaînes comme BFM TV, Direct 8. Enfin, internet a contribué à développer de nouveaux médias intégralement en ligne (pure players) et rend possible un ciblage toujours plus poussé de l’audience (Antheaume, 2013 :25). L’augmentation du nombre de candidats à la profession de journaliste peut être mesurée principalement à l’aide du critère du nombre de ______________________________ 12 Sur l’histoire des radios libres, voir entre autres COJEAN A., ESKENAZI F., 1986. 13 Voir BAISNÉE O., MARCHETTI D., 2000, 2002.

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nouvelles cartes de presse délivrées chaque année par la Commission de la carte d’identité des journalistes professionnels (CCIJP). Dans les années 1960, le nombre de nouvelles cartes était en moyenne de 600 par an (CEREQ, 1973 :4). En 1990, des chercheurs de l’IFP constataient que :

L’augmentation régulière du nombre de journalistes titulaires, mais surtout l’accroissement continu du nombre de premières demandes de cartes (+30 % entre 1970 et 1980 et +78 % entre 1980 et 1990) illustrent la croissance de l’activité de la commission de la carte d’identité des journalistes professionnels (CCIJP) mais sont aussi le signe de l’attrait pour cette profession ! (Devillard/Lafosse/Letein-turier/Marhuenda/Rieffel, 1992 :18).

De manière plus générale, entre 1965 et 1999, la profession a vu ses effectifs multipliés par trois. A l’exception de la période 1991 à 1993, où les médias ont traversé une crise publicitaire on note une croissance régulière des effectifs (Ibid. :16). A partir de 1996, le nombre de journalistes augmente à nouveau assez sensiblement pour atteindre les 37 012 cartes de presse en 2012. Comme le souligne une étude de l’IFP datant de 1990,

Il y a donc eu dans l’audiovisuel des recrutements et ce phénomène est largement illustré par la croissance continue du nombre de reporters d’images et cameramen : 200 en 1970, 360 en 1982, ils sont 509 en 199014.

Aujourd’hui, la profession délivre environ 2 000 nouvelles cartes de presse par an15. Or, si certaines de ces cartes peuvent être liées à des reconversions, «il ne s’agit que d’une minorité (21 % ont plus de 36 ans) qui ne saurait expliquer les fortes proportions exprimées ci-dessus» (Marchetti/Ruellan, 2001 :17). La précarisation des diplômés ne peut pas se réduire au seul effet direct joué par l’offre et la demande car il apparaît que les deux courbes (nouveaux emplois dans les médias et nouvelles cartes) sont en hausse. S’il est possible que la demande des journalistes ait largement excédé les nouveaux emplois, ce qui aurait eu comme effet mécanique de renforcer la concurrence entre eux, les statistiques dont nous disposons ne permettent malheureusement pas de répondre avec précision à cette hypothèse16. Toutefois, ce qui est notable, c’est que ce double accroissement est loin de s’ajuster dans le cadre d’un équilibre général pur et parfait : il n’a pas été synonyme de stabilisation des parcours dans le métier. Pour saisir les

______________________________ 14 Contrairement à ce qu’avancent les auteurs, il ne s’agit pas forcément de “recrutements” mais bien d’emplois qui peuvent prendre des formes plus ou moins précaires. DEVILLARD V., LAFOSSE M-F., LETEINTURIER Ch., MARHUENDA J-P., RIEFFEL R., 1992, p.13. 15 1993 en 2012. 16 Il n’existe pas d’ailleurs dans ce domaine de statistiques unifiées sur les jeunes diplômés dans le journalisme. Les statistiques en restent à un niveau très général de l’ensemble de la profession (37 049 cartes de presse en 2009) ce qui rend difficile une analyse par secteurs d’emplois. Pour un exemple d’analyse générale sur la profession, voir OBSERVATOIRE DES MÉTIERS DE L’AUDIOVISUEL, AFDAS, s. d.

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raisons de cette précarisation des diplômés il faut donc déplacer le regard vers la mise en place de nouvelles politiques de ressources humaines au sein des entreprises.

B. Des “écoles après l’école” : la précarité comme effet des politiques de gestion des ressources humaines des entreprises

Certaines entreprises comme Europe 1, RTL, TF1 octroient trois ou quatre contrats appelés également “stages” à des jeunes issus d’écoles et n’ayant pas terminé premiers dans les épreuves du concours. La bourse est devenue une manière d’alimenter des viviers de pigistes ajustés aux profils recherchés par les entreprises. De manière significative, L’Equipe anime d’ailleurs un “vivier” de pigistes et de jeunes journalistes en CDD baptisés “vivieristes”. Mais ce journal n’est pas un cas isolé. Ces nouveaux dispositifs d’emploi offrent à des jeunes journalistes sortis d’écoles une série de contrats à durée déterminée leur permettant d’exercer de manière plus ou moins intermittente une activité de journaliste. Radio France a ainsi lancé son “planning” dans les années 1980 et France 3 a créé en 1996 un logiciel afin de gérer le recours à des emplois en CDD envoyés dans les différentes rédactions régionales17. A la fin des années 1990, Prisma presse refonde son Académie afin de recruter en contrats courts et sur concours de futurs journalistes18. De grands titres de presse quotidienne régionale comme Sud Ouest, La Provence ont également recours à des viviers de CDD pour les envoyer dans leurs antennes locales. L’entrée en vigueur de ces systèmes traduit de manière globale une tentative des DRH de reprendre le pouvoir en centralisant la gestion du personnel et en évitant ainsi que les recrutements se fassent de manière trop localisée au niveau des responsables de rédaction.

Rationaliser la précarité : la constitution des “plannings” dans l’audiovisuel public

Si les dispositifs de gestion de la précarité sont présents dans diverses entreprises, le cas des plannings est sans doute la forme la plus aboutie. Ils sont plus d’un millier à occuper des CDD à répétition sur Antares, le système mis en place à France 3, et plus de 150 sur celui de Radio France. L’intérêt pour l’entreprise de recourir à ce type de dispositif n’est pas principalement d’ordre financier, mais il permet surtout de bénéficier d’une flexibilité maximale dans l’organisation des emplois du temps. Si les deux dispositifs répondent aux mêmes fins (“rationaliser la précarité” dans des entreprises à réseau réunissant un grand nombre de stations locales), ils se sont structurés de manière différente. A Radio France la

______________________________ 17 Antares (Application nationale et télématique d’aide aux recherches d’emplois non permanents) est un logiciel qui contient 1000 journalistes, mais également des preneurs de son, des techniciens ce qui fait qu’il y a entre 6 000 et 10 000 personnes qui alternent les contrats temporaires. 18 Sur les redéfinitions de cette Académie et sa précarisation accrue, voir CHUPIN I., JEANSON DE MENOU A., 2006.

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centralisation du système va s’opérer à la fin des années 1980 et au début des années 1990. Elle a longtemps été placée entre les mains d’un secrétaire avant d’être transférée à la rédactrice en chef d’une locale.

A France 3, face à l’inflation du nombre de CDD, Antares a été mis en place en 1996 par Bernard Gourinchas, alors Directeur des relations sociales de la chaîne. Le système visait à éviter les titularisations des personnels “occasionnels”. Or, à la différence de Radio France, à France 3, la centralisation du dispositif n’est pas parvenue à s’imposer et à enrayer les formes de fidélisation locales. Les employeurs interrogés considèrent que les jeunes journalistes qui entrent sur le marché du travail ne sont pas immédiatement aptes à intégrer l’entreprise. C’est pour cette raison, notamment, qu’ils justifient l’existence de ces “sas d’entrée” dans la profession. Ces entreprises d’audiovisuel public présentent leurs “plannings” comme des “écoles après l’école” :

Quand on sort d’école, on n’est pas fini. Le planning de Radio France permet de se tester soi-même, de se muscler cérébralement. Comme ça, dans un contexte d’information chaude, on se lance dans le grand bain et on traverse la piscine. On sait qu’on sait nager. Et on sait qu’on peut nager […] Le parcours en CDD est un complément de formation (Entretien avec Bernard Creutzer, directeur de locale de Radio France, le 18 avril 2003).

Les gestionnaires de ces systèmes mettent en avant l’apprentissage d’un tour de main propre à l’entreprise et un “compagnonnage” qui seraient l’une des vertus de ce type de dispositifs. Ils instaurent des logiques de sélection à l’entrée de ces systèmes en réservant par exemple ce type d’emploi précaire à des étudiants d’écoles recrutés sur des formes de concours. Le propre de ces systèmes est d’installer les jeunes journalistes dans une précarité sans fin prévisible qui peut déboucher soit sur une titularisation soit sur leur éviction progressive du dispositif. Ce type d’utilisation des journalistes est d’ailleurs contestable en droit si le journaliste précaire parvient à établir qu’il a pourvu de manière durable un emploi permanent19. Ceci dit, les cas de procès aux prudhommes sont relativement rares. Ce fait tient d’abord à l’importante méconnaissance du droit du travail par les journalistes précaires. De plus, dans la plupart des cas, les syndicats des entreprises utilisent la menace d’un recours aux prudhommes comme une ressource dans les négociations portant sur la

______________________________ 19 Il le peut en faisant jouer l’article L.122-1 du Code du travail qui précise que «le CDD, quel que soit son motif, ne peut avoir ni pour objet ni pour effet de pourvoir durablement un emploi lié à l'activité normale et permanente de l'entreprise».

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requalification d’un certains nombre de CDD en CDI20. Dans ce type de mobilisations improbables21, les précaires eux-mêmes se mobilisent par l’intermédiaire des syndicats22. Avant toute (éventuelle) intégration, le précaire doit faire ses preuves. Pour cela, les entreprises ont mis en place différents systèmes d’évaluation par le biais de rapports. Ces mécanismes d’encadrement social et de mise à l’épreuve permanente ne sont pas l’apanage exclusif de l’audiovisuel public, ni même du journalisme (Gorgeu/Mathieu, 1995).

IV. De la formation à l’emploi : les tactiques de la précarité chez les diplômés

Les écoles ont construit leur reconnaissance symbolique sur le lien étroit avec le secteur des médias les plus généralistes. Dans les années 1970, ce marché entre en crise et, par voie de conséquence, les écoles se retrouvent désajustées par rapport aux emplois qui s’ouvrent à leurs étudiants. Les diplômés d’école, recrutés de manière sans cesse plus sélective, continuent de se tourner en priorité vers ce monde des médias généralistes. Cette raréfaction de l’espace des débouchés les plus prestigieux force les écoles à gérer chez leurs jeunes diplômés une tension grandissante entre le titre et le poste23. Ceux-ci déploient de véritables tactiques de précarité afin de pouvoir se maintenir dans le cadre des emplois qu’ils valorisent le plus. A. La fin des médias généralistes ?

Réaliser et accepter le décalage entre le titre et le poste Le fait d’accéder à une école reconnue entretient chez les étudiants-journalistes des aspirations à l’exercice d’un travail dans les médias les plus généralistes. Ce faisant, ils ignorent les zones productrices de plus forts taux d’activité et d’emplois – souvent précaires – pour les nouveaux entrants que sont par exemple la presse magazine, la presse spécialisée et la presse professionnelle et technique :

La presse de proximité emploie plus d’un quart des nouveaux titulaires diplômés, une proportion un peu inférieure au poids du secteur (qui représente un tiers des emplois de nouveaux titulaires [de la carte]). L’affectation des diplômés est indépendante de l’offre globale d’emploi dans la catégorie, puisque les médias les plus

______________________________ 20 Par exemple, à la rédaction nationale de France 3 en novembre 1999. Les journalistes en CDD réguliers s’étaient alors mis en grève pour des revendications salariales et pour la titularisation des plus anciens d’entre eux. Sur ce point, voir OKAS L., 2007. 21 COLLOVALD A., MATHIEU L., 2009. Voir également BENQUET M., 2010. 22 A Radio France, un mouvement de journalistes précaires est en cours. Il fait suite à l’annonce de la direction dans un CCE en novembre 2012 de diminuer le budget affecté aux CDD de 12% pour l’année 2013. A la suite d’une lettre ouverte des journalistes précaires à la direction, ce montant a ensuite été ramené à 7,7%. Les précaires de Radio France sont éclatés en plusieurs lieux, ne bénéficient pas d’une même appartenance localisée. Ils sont consultés au travers d’un site de sondage pour définir collectivement la stratégie à adopter et s’expriment de manière anonyme via un blog. 23 Voir BOLTANSKI L., BOURDIEU P., 1975.

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demandeurs (les spécialisés) sont les moins dotés en diplômés (Marchetti/Ruellan, 2001 :51).

L’attrait pour l’audiovisuel et le journalisme numérique amène aussi les jeunes entrants vers des secteurs particulièrement précarisés24. Ces désajustements entre les aspirations des jeunes diplômés et la valeur de leur titre, concrétisée par la réalité des positions ouvertes sur le marché du travail (“les postes”), alimentent chez certains une frustration professionnelle (Chauvel, 2002 ; Arliaud/Eckert, 2002). Il ne faut d’ailleurs pas penser qu’il y aurait dans ce décalage une spécificité propre au journalisme tant cette tension découle de logiques structurelles liées aux diverses phases de massification de l’enseignement supérieur25. Les écoles ont d’abord vu disparaître une partie de leurs débouchés, notamment avec les difficultés rencontrées par les secteurs de la presse écrite nationale (quotidiens et hebdomadaires) ainsi que par les agences de presse. Hormis des phases de recrutement exceptionnelles comme lors du passage aux 35 heures26 ou du lancement de suppléments, la plupart des grands médias se contentent le plus souvent de remplacer les seuls départs à la retraite. Comme le rappelle Eric Marquis, représentant du Syndicat national des journalistes (SNJ),

La crise a pris une forme aigüe depuis qu’à la baisse des ventes s’est ajoutée la défection de la publicité. Le resserrement des deux principales sources de revenus des entreprises les a conduites à tenter de réduire leurs coûts. Les rapports sociaux se sont tendus, l’emploi a été revu à la baisse, en particulier dans les rédactions, ce qui n’a évidemment pas été sans effet sur la qualité des journaux (Marquis, 2006 :7).

Le développement de nouveaux concurrents (presse gratuite et Internet) a encore plus affaibli la presse quotidienne. L’ensemble de la presse quotidienne nationale payante est en recul, comme le confirment les derniers chiffres disponibles : de 1997 à 2003, l’audience des quotidiens nationaux a baissé de 12 %, soit une perte de 800 000 lecteurs ; par ailleurs entre 2001 et 2003, la part des quotidiens nationaux dans l’ensemble des recettes de la presse passait de 10 à 8,1 %27. Des hebdomadaires comme les news magazine (L’Express, le Point, Le Nouvel Observateur) n’embauchent que très rarement. Le marché des agences a pour sa part fortement ralenti sur le plan des recrutements à partir du milieu des années 2000.

______________________________ 24 Le sociologue Yannick Estienne parle de “lumpen journalistes” pour désigner les travailleurs sur internet. ESTIENNE Y., 2007. 25 Comme le rappelle Louis Chauvel, «la dévalorisation des diplômes n’est pas le résultat de la seule diffusion des diplômes, mais le fait d’un décalage entre le rythme de progression des diplômes et celui de la croissance des postes qualifiés» (cité dans NAUZE-FICHET E., TOMASINI M., 2002, p.29). 26 Au Parisien, par exemple, le passage aux 35 heures était couplé avec le fait de sortir le journal tous les jours de la semaine. Il a été créé 35 emplois en CDI. Le lancement du supplément économique a permis l’embauche de 5 journalistes. 27 Données tirées de MARTIN L., 2005.

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Pour autant, ces évolutions ne sont pas immédiatement perçues et les étudiants en journalisme continuent d’espérer pouvoir intégrer les médias les plus généralistes. Le maintien de ces aspirations professionnelles à ce type de travail prend appui sur quelques politiques de recrutement spécifique comme l’audiovisuel public ou TF1 qui réservent certaines places à des diplômés. De plus, l’étude des trajectoires professionnelles des anciens étudiants passés par une école confirme la présence d’une majorité des diplômés des écoles agréées dans les médias généralistes. On a donc un phénomène plus général de déconnexion entre l’offre d’emplois et la demande de débouchés pour des étudiants diplômés. Dans un questionnaire que nous avons réalisé en commun avec Géraud Lafarge et Dominique Marchetti, il était demandé aux étudiants des écoles de citer les trois entreprises dans lesquelles ils souhaiteraient idéalement travailler à leur sortie de formation. Les apprentis journalistes mentionnent principalement des quotidiens nationaux (Libération, Le Monde…), des chaînes de radios nationales et notamment publiques (RFI, Radio France…), des chaînes de télévision publique également (France 2, France 3). Dans une grande école privée parisienne, l’IPJ, il était à plusieurs reprises fait mention d’hebdomadaires comme Télérama, Charlie hebdo ou Le Nouvel Observateur. A l’école de journalisme de Bordeaux, qui a formé de nombreux journalistes sportifs, on retrouve fréquemment cité L’Equipe. Cela dit, aucun de ces étudiants ne mentionne en premier choix un titre de presse quotidienne régionale. Cette catégorie est souvent mentionnée en troisième choix. A l’exception de deux étudiants qui mentionnent en premier choix un magazine féminin et France Football, les magazines sont inexistants dans les réponses. Autrement dit, il se dessine un espace des débouchés espérés qui coïncide fortement avec le pôle des grands médias nationaux, les plus généralistes. Ce type d’aspirations professionnelles rend donc difficile le placement des diplômés d’école. Or, la perception de l’espace des possibles semble avoir évolué depuis la fin des années 1990 dans certaines écoles. Face aux difficultés de placement, certaines formations ont dû reconfigurer leurs débouchés en fonction du marché du travail en y incluant plus largement les presses magazine et quotidienne régionale. On retrouve ici une logique classique des phénomènes de déclassement mise au jour par Roger Chartier. Dans un de ses textes sur les “intellectuels frustrés” du XVIIe siècle dans plusieurs pays ou régions européens (Angleterre, Castille, Hollande), l’auteur s’interroge sur les effets multiples de la dévaluation des titres scolaires sur le marché du travail. En l’espèce, il souligne comment la diminution d’un certain nombre de postes d’offices laïcs et de bénéfices stables obtenus par concours avaient provoqué une intense frustration chez les intellectuels anglais du XVIIe siècle, anciens étudiants de Cambridge et d’Oxford, obligés alors par “réalisme” d’occuper des postes de maître d’école nettement moins valorisés (Chartier, 1982). A l’image de ces intellectuels frustrés du XVIIe siècle, les étudiants en

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journalisme sont de plus en plus contraints à revoir leurs anticipations de carrière à la baisse. Un ancien responsable des études de l’école supérieure de journalisme de Lille décrit les difficultés qu’il a rencontrées à faire accepter par ses étudiants les contrats de sortie qu’il leur proposait à la fin des années 1990. Il qualifie le climat lors des attributions de CDD “d’hystérique”, ce qui a provoqué pour partie son départ de son poste :

L’école était devenue une agence de placement. Or, pour moi, c’est partiellement sa mission. L’école doit aider sur le marché de l’emploi, mais les étudiants considèrent que c’est un dû. Ça je ne pouvais pas l’accepter.

En 1997-98, il reçoit trois propositions d’emplois portant sur des contrats de six mois à Télé 7 jours28 : il se heurte à un refus catégorique des étudiants au motif qu’ils ne seraient pas venus «faire l’école pour se ramasser dans cette merde de presse télévisuelle» (entretien avec Thierry Watine, ancien directeur des études de l’ESJ de Lille, le 14 mars 2006). Il raconte également le cas d’une étudiante de l’école désireuse de travailler à Libération et au Monde qui refuse un CDD de six mois à Ouest-France, ne souhaitant pas «aller se faire chier en presse quotidienne régionale»,

Parce qu’évidemment, ils voulaient tous aller au Monde, à Libé, à TF1, à France Télévisions. Parce que c’était ça. On les préparait aux grands médias nationaux. L’atmosphère, l’ambiance, la philosophie, tout ce qui suinte des murs de l’école de Lille, c’est pour préparer les étudiants à avoir les meilleurs boulots. Ce n’est pas forcément mauvais en soi. Mais quand ça crée une attitude d’enfants gâtés qui refusent d’autres possibilités qui paraissaient intéressantes. […] Les seuls boulots que je pouvais vendre aux étudiants, c’était vraiment les grands médias français, sauf que j’en avais quarante à trouver, ce n’est pas comme ça que ça marche. Ça a été deux mois d’hystérie (Ibid.).

La conjoncture de la fin des années 1990 permet de rendre en partie compte de ce rejet car c’est sans doute le moment où s’opère une disjonction entre, d’une part, une tendance sociologique lourde, amorcée depuis les années 1980, à l’élévation des propriétés sociales des entrants (hausse du niveau scolaire, progression de diplômés d’IEP…) dans la plupart des grandes écoles29 et, d’autre part, une baisse des débouchés considérés comme les plus prestigieux. Ce type de rejet à l’égard de certains emplois jugés peu valorisés semble aujourd’hui moins fréquent chez les étudiants. La plupart se sont faits moins “exigeants” et le seuil s’est déplacé. Si, voici quelques années, la frontière de l’emploi acceptable s’arrêtait au niveau de la presse

______________________________ 28 Télé 7 jours était à l’époque le premier tirage en presse magazine qui sortait à plus de 2 millions d’exemplaires. 29 Sur ce point, voir les statistiques dans CHUPIN I., 2009 ; voir également MARCHETTI D., LAFARGE G., 2011.

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régionale et de la presse magazine, elle passe sans doute davantage aujourd’hui par des réticences prononcées à travailler, par exemple, dans la communication ou dans la presse professionnelle, activités perçues comme relativement distantes des principes du journalisme enseignés dans les écoles. Les jeunes journalistes se sont convertis à une forme de réalisme. En effet, c’est ce que laisse entendre un responsable de formation de l’ESJ :

Certains étudiants développent de plus en plus des stratégies régionales. Ce sont des gens qui partent directement en province en presse quotidienne régionale ou à Radio France et France 3, mais en régions. Ils peuvent avoir envie de bosser en province et puis ils prennent en compte la concurrence nationale. Ils développent ensuite une stratégie d’entrisme, notamment en presse quotidienne régionale, s’ils sont mobiles (Entretien avec Eric Maitrot, directeur des études de l’ESJ, le 6 janvier 2005).

B. Une dimension tactique ? Pratiques et usages différenciés de la précarité en sortie d’école de journalisme

Pour autant, si ce phénomène apparaît comme largement subi ainsi qu’on l’a montré précédemment, l’analyse révèle également que la précarité peut être choisie. Certains modèles d’étude des carrières des cadres sont venus souligner à quel point le “nomadisme” et la mobilité entre entreprises reconfiguraient des carrières plus organisationnelles30. Ces analyses s’efforcent à présent de préciser si ce nomadisme permet de développer des savoir-faire spécifiques (des knowing différents) et des compétences émotionnelles propres à cette expérience (Bender/De-joux/Wechtler, 2009). Or, si les auteurs n’adhèrent pas à une vision “sans contraintes” des carrières, l’ensemble de ces analyses issues des sciences de gestion reposent sur un impensé sociologique : celui des apports supposés du nomadisme à l’entreprise. Plutôt que de nous demander ici ce que la précarité apporte à l’entreprise au travers du développement de compétences spécifiques, il nous a semblé préférable de voir ce qui fait que par delà ce réalisme dicté par le marché du travail, ces étudiants d’école acceptent de faire de nécessité vertu. A une analyse des compétences émotionnelles, nous avons donc privilégié l’étude d’une dimension plus tactique qui présente l’intérêt de ne pas faire l’impasse sur les conditions sociales du nomadisme31. Si les débuts de carrière se caractérisent le plus souvent pour la majeure partie des jeunes journalistes par la polyactivité et une pluralité de ressources financières (cumul de CDD de courtes durées, de piges, d’indemnités chômage, d’aide parentale, de travail alimentaire dans d’autres secteurs…), certains préfèrent consentir à une situation de précarité plutôt que d’accepter ce qui serait perçu comme une forme de déclassement ______________________________ 30 Voir notamment CADIN L., BENDER A-F., SAINT GINIEZ V., 1999. 31 Ce type d’oubli des variables socio-démographiques et contextuelles a d’ailleurs été rappelé. Voir BOUFFARTIGUE P., POCHIC S., 2002.

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(occuper un CDI dans la presse professionnelle par exemple). Ils se “latéralisent”, comme l’explique Patrick Cingolani, espérant ainsi pouvoir obtenir à terme une plus grande régularité de travail dans le domaine ou le secteur de travail qu’ils privilégient (Cingolani, 2006). Précarité ne rime pas forcément avec pauvreté. Le fait de décrocher quelques contrats en télévision, en radio ou en agence permet à ces jeunes journalistes de gagner à peu près correctement leur vie, ce qui facilite également l’acceptation de leur instabilité. A condition de travailler régulièrement, le journaliste ne souffre pas de la nécessité économique, au contraire. S’il est difficile de fixer précisément le niveau de rémunération en raison des différences de profession (JRI/rédacteur, journaliste de desk dans les agences…), de grade (stagiaire école, CDD…), de média (télévision, radio, agence, presse écrite, internet), on peut estimer qu’à condition de travailler en moyenne deux semaines par mois, le précaire ne gagnera pas moins de 1 500 euros dans ces sas d’entrée32. A l’AFP, qui fonctionne également sur un système de succession de CDD, le journaliste débutant touche 1 900 euros nets mensuels. Si on le rapporte aux conditions de travail des pigistes débutants dans la presse écrite en sortie d’école, la fréquentation de ces nouveaux dispositifs d’emploi apparaît comme financièrement plus avantageuse : les autres diplômés sont plus fréquemment conduits, lorsqu’ils en disposent, à mobiliser ponctuellement les soutiens familiaux (aide au logement, aide financière…) dans les années qui suivent leur sortie d’école. On voit donc se mettre en place de véritables tactiques de la précarité. Par exemple, une journaliste inscrite au planning de Radio France reconnait qu’elle ne souhaite pas décrocher une titularisation coute que coute. Du fait de son expérience de plus de 10 ans, elle revendique un “droit à des exigences”33. Elle s’accommode donc d’une situation de précarité qui lui garantit un travail à mi-temps dans des rédactions de Radio France qu’elle juge les plus prestigieuses, mais elle se refuse à jouer le jeu d’une mobilité en région. Cette capacité à jouer “ce jeu” de la précarité reste inégalement répartie. En effet, pour ce faire, il faut disposer des moyens permettant d’assumer cette précarité, moyens qui dépendent largement des origines sociales des jeunes journalistes. Pour continuer de pouvoir travailler dans le monde des sociétés de production qu’il souhaitait intégrer, un journaliste interrogé disait avoir choisi de prolonger sa formation après l’école par des stages. Pour ce faire, il s’était inscrit dans un diplôme universitaire de serbo-croate lui ouvrant alors droit à des conventions. Or, à l’issue de quelques expériences de stages de 2 ou 3 mois très peu payés par les sociétés de production, il a du se résoudre à quitter le journalisme et a obtenu un CDI dans une agence de communication. Depuis l’obtention de ce CDI payé 1 900 euros, il n’a plus sollicité l’aide de ses parents, contrairement à ce ______________________________ 32 En tenant compte des frais de mission et de la prime de précarité à la fin de chaque contrat. 33 Entretien avec une journaliste précaire, 30 ans.

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qu’il faisait lorsqu’il était journaliste précaire34. Dans son cas, la nécessité économique de gagner sa vie pour continuer à vivre à Paris a constitué un réel frein à l’insertion dans le monde de la télévision qu’il visait initialement. La “sortie” observée chez ce jeune homme s’apparente au “changement de file” évoqué dans certaines études sur le déclassement. En effet, comme le précisent Emmanuelle Nauze-Fichet et Magda Tomasini,

A un niveau de diplôme donné, en fonction de la longueur de la file d’attente pour un type d’emploi donné, les individus sont amenés à arbitrer entre prolonger leur attente (c’est-à-dire rester au chômage) ou changer de file d’attente (c’est-à-dire postuler pour des emplois moins qualifiés (Nauze-Fichet/Tomasini, 2002 :29)35.

A l’opposé de ce modèle, cette journaliste, diplômée d’une école reconnue, rédactrice sur Antares de France 3 depuis 1 an, déclare se satisfaire de ces systèmes de “plannings”. Soutenue financièrement entre deux contrats par ses parents chez qui elle loge à Paris, sa pratique du planning et de la précarité s’inscrit aux antipodes des nécessités économiques et frôle même l’hédonisme :

Je suis une CDD snob. Je pars du principe que je ne dois pas me faire de gras avec les frais de mission. Quand tu es loin de chez toi longtemps, tu n’as pas envie d’être dans un gourbi. Je négocie les tarifs dans les hôtels. A [ville de l’Est], je suis descendue dans le top du top, comme une rock star (entretien avec une journaliste précaire, 25 ans).

Ce qui ressort de ces entretiens avec ces jeunes entrant sur le marché c’est que la situation est plus fréquemment ressentie comme une souffrance au travail chez les jeunes journalistes dont les familles sont les moins dotées en capitaux économiques, alors qu’elle est relativement acceptée par les autres. Ce phénomène tient au fait qu’ils doivent, en plus de subvenir à leur besoin, rembourser également des dettes contractées au moment de la scolarité dans une école privée de journalisme36. Ce qui vient aussi limiter les sorties du métier tient dans le caractère fortement vocationnel du journalisme. Il existe comme pour tous les travaux intellectuels, un fort investissement affectif dans une profession qui jouit d’un prestige symbolique élevé et qui est censée permettre l’épanouissement intellectuel, des rencontres, des voyages. Et le passage par une école reconnue tend d’ailleurs à renforcer chez le jeune journaliste ce type de dispositions et le sentiment de sa propre élection.

______________________________ 34 Entretien avec un ancien journaliste précaire, 27 ans. 35 Voir aussi FONDEUR Y., MINNI Cl., 1999. 36 En moyenne, dans les écoles privées, la scolarité s’élève entre 3 000 et 6 000 euros par an.

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V. Conclusion Il y a une dimension identitaire à la précarité. Qu’elle relève du choix volontaire et/ou d’une intériorisation des contraintes objectives du marché du travail des journalistes, cette accommodation de la précarité “fait de nécessité vertu”37. La flexibilité imposée par les employeurs rencontre parfois une appétence à la mobilité, au changement perpétuel, renforcée par un certain mythe romantique, bohème, présent chez de nombreux jeunes (journalistes). La précarité finit ainsi par devenir une dimension de l’affirmation identitaire chez celui ou celle qui y est exposé(e). Or, cette dimension “stratégique” ou “tactique” des choix de carrière des étudiants nous semble également à relativiser en ce qu’elle n’explique rien à elle seule. Pour ces jeunes journalistes, il s’agit parfois d’un «travail de deuil», c’est-à-dire, «un désinvestissement qui porte les agents à ajuster leurs aspirations à leurs chances objectives»38. Il faut donc bien garder à l’esprit que ces “stratégies” s’effectuent toujours sous l’effet de contraintes du marché. L’analyse de la précarité que nous avons proposée se refuse à trancher entre le caractère subi ou choisi de celle-ci. Elle invite à penser les processus de précarisation comme la résultante de plusieurs facteurs concomitants. Tout d’abord certes, il existe des effets classiques et directs de désajustement entre l’offre et la demande d’emploi. Mais ce genre de dynamiques découlent également de politiques de flexibilisation du personnel internes aux entreprises et de raisonnements plus micro sociologiques comportant un caractère tactique. Il faudrait pousser plus loin l’analyse des carrières et des durées de fréquentation de ces “sas d’entrée” ou des “écoles après l’école” pour savoir si ce sont les étudiants les plus dotés en capital social à l’entrée de l’école qui se distinguent le plus dans ces prix et qui feraient ensuite carrière dans ce qui reste de l’espace des médias réputés être les plus prestigieux. Ceux-ci disposent en effet a priori d’une ressource clé dans la réussite professionnelle : la capacité à attendre dans un espace précaire l’obtention du meilleur emploi possible.

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Résumé structuré 1/ Dans le journalisme, il existe aujourd’hui 14 écoles reconnues par la profession qui dessinent les contours d’une élite. Or, ces jeunes journalistes se retrouvent face à une intensification de la précarisation à l’entrée sur le marché du travail. L’article se propose de revenir sur la manière dont l’élite du journalisme se voit touchée par des formes de déclassement et de surqualification. Il interroge notamment la généralisation des concours ou bourses de la profession qui revient dans les faits à diplômer la précarité. Le cas des bourses traduit ainsi la manière dont l’élite des formations se voit atteinte par la précarisation des statuts. La bourse n’est plus suffisante : elle ne garantit plus l’accès à un CDI, comme par le passé, puisqu’elle est devenue un accès à une série de nouveaux contrats présentés comme autant de phases de mise à l’épreuve. Il est ainsi montré comment ces prix se confondent avec des systèmes de post-formation

I. Chupin 125

(“les sas d’entrée”) mis en place par les entreprises dans les années 1990 afin de flexibiliser l’emploi. 2/ Sur le plan théorique, l’article s’inscrit dans le cadre des débats qui assimilent les journalistes à des intermittents alors même qu’ils n’en ont pas spécialement le statut. En effet, l’article permet de rappeler que les formes d’emploi qui sont les leurs ressemblent donc beaucoup plus à celles d’un intérimaire dans une entreprise automobile ou dans la grande distribution qu’à celles d’une maquilleuse sur un tournage ou d’un artiste de spectacle vivant. L’article s’inscrit également dans une discussion des travaux portant sur les carrières nomades. A une analyse des compétences émotionnelles, nous avons donc privilégié l’étude d’une dimension plus tactique qui présente l’intérêt de ne pas faire l’impasse sur les conditions sociales du nomadisme. 3/ Sur le plan de la méthode, l’article repose sur une série d’incursions dans diverses entreprises. Il prend appui sur des entretiens réalisés auprès de jeunes journalistes en école mais également sur le marché du travail dans le cadre d’une thèse de doctorat soutenue en science politique en 2008. Nous avons également interrogé les principaux cadres de plusieurs entreprises en charge des concours de la profession (Radio France, France 3, Europe 1, RFI, L’Equipe, Prisma). S’ajoutent à ces données une observation participante réalisée dans une école de journalisme, le Celsa, ainsi qu’à France 3 région lors d’un stage de journalisme et également la passation de plusieurs questionnaires dans les différentes écoles de journalisme. 4/ Comment dès lors comprendre ce paradoxe qui fait que même l’élite des diplômés n’échappe plus à sa précarisation ? Ce processus découle de la conjonction d’un état objectif du marché du travail et de la création de nouveaux dispositifs de flexibilisation de l’emploi mis en place par les entreprises dans les années 1990 et qui s’appuient sur une rhétorique de l’inachèvement de la formation des jeunes journalistes. La précarité apparaît comme le produit d’un décalage entre les emplois les plus désirés par les jeunes diplômés et la réalité des postes qui leur sont offerts en sortie de l’école. Les écoles ont construit leur reconnaissance symbolique sur le lien étroit avec le secteur des médias les plus généralistes. Dans les années 1970, ce marché entre en crise et, par voie de conséquence, les écoles se retrouvent désajustées par rapport aux emplois qui s’ouvrent à leurs étudiants. Cette raréfaction de l’espace des débouchés les plus prestigieux force les écoles à gérer chez leurs jeunes diplômés une tension grandissante entre le titre et le poste. Il y a une dimension identitaire à la précarité. Or, l’article se refuse à trancher entre le caractère subi ou choisi de la précarité. Qu’elle relève du choix volontaire et/ou d’une intériorisation des contraintes objectives du marché du travail des journalistes, cette accommodation de la précarité “fait de nécessité vertu”. Elle contraint les diplômés à déployer diverses tactiques de la précarité pour espérer se maintenir dans les “grands” médias qu’ils perçoivent comme les plus légitimes. Enfin, cette capacité à jouer “ce jeu” de la précarité reste inégalement répartie. Elle nécessite en effet des moyens qui dépendent largement des origines sociales des jeunes journalistes.