Pour une esthétique bergsonienne

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Pour une esthétique bergsonienne Pourquoi chercher à exhumer une esthétique dans l'œuvre de Bergson alors que ce dernier n'a jamais jugé nécessaire d'y consacrer un ouvrage à part entière ? En effet, les textes consacrés à l'art sont disséminés dans l'ensemble de ses écrits, ils apparaissent au détour d'une réflexion, souvent dans des digressions animant des analyses métaphysiques. Il serait néanmoins excessif d'en induire que l'esthétique est à la périphérie des préoccupations de Bergson. Au contraire, cette dissémination montre que la réflexion sur la création artistique traverse l'ensemble des méditations de ce philosophe, qu'il la convoque moins pour illustrer ses thèses sur la matière, la durée ou l'élan vital que pour la situer au cœur de ses analyses. En d'autres termes, de la même manière que l'esthétique de Bergson est un moyen approprié pour comprendre l'ensemble de son œuvre, cette philosophie qui se fonde sur ses analyses de la durée dévoile des éléments déterminants qui donnent un sens inédit à la création et à l'expérience artistiques. Il est cependant étonnant de noter que, depuis la mort de Bergson, peu de commentateurs se sont aventurés dans l'analyse de cette esthétique. Plus étonnant encore, l'article le plus poussé, le plus pertinent mais aussi le plus critique sur ce sujet date de 1942 et est l'œuvre de Raymond Bayer. Depuis, si S. Dresden a tenté, en 1956, d'évaluer les implications d'une esthétique de la durée, aucun exégète récent a cherché à exploiter la potentialité de cette dernière, si ce n'est Gilles Deleuze dans ses deux ouvrages consacrés au cinéma. a C'est pourtant dans cette voie que nous entendons nous engager, mais avant de nous y diriger, encore faut-il revenir sur la généalogie complexe de cette esthétique. La singularité de l'esthétique bergsonienne est qu'elle définit l'objet de l'art indépendamment de toute considération sur le jugement de goût, autrement dit indépendamment de toute réflexion sur le beau. Cette démarcation par rapport à une esthétique " classique " lui confère un accent de modernité dont les retombées sont loin d'être épuisées. C'est sans doute dans le dernier chapitre du Rire que Bergson dévoile et développe les grands traits de ce que pourrait être son esthétique : << Quel est l'objet de l'art ? Si la réalité venait frapper directement nos sens et notre conscience, si nous pouvions entrer en communication immédiate avec les choses et avec nous-mêmes, je crois bien que l'art serait inutile, ou plutôt 1

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Pour une esthétique bergsonienne

Pourquoi chercher à exhumer une esthétique dans l'œuvre deBergson alors que ce dernier n'a jamais jugé nécessaire d'yconsacrer un ouvrage à part entière ? En effet, les textes consacrésà l'art sont disséminés dans l'ensemble de ses écrits, ilsapparaissent au détour d'une réflexion, souvent dans des digressionsanimant des analyses métaphysiques. Il serait néanmoins excessifd'en induire que l'esthétique est à la périphérie des préoccupationsde Bergson. Au contraire, cette dissémination montre que laréflexion sur la création artistique traverse l'ensemble desméditations de ce philosophe, qu'il la convoque moins pour illustrerses thèses sur la matière, la durée ou l'élan vital que pour lasituer au cœur de ses analyses. En d'autres termes, de la mêmemanière que l'esthétique de Bergson est un moyen approprié pourcomprendre l'ensemble de son œuvre, cette philosophie qui se fondesur ses analyses de la durée dévoile des éléments déterminants quidonnent un sens inédit à la création et à l'expérience artistiques. Il est cependant étonnant de noter que, depuis la mort deBergson, peu de commentateurs se sont aventurés dans l'analyse decette esthétique. Plus étonnant encore, l'article le plus poussé, leplus pertinent mais aussi le plus critique sur ce sujet date de 1942et est l'œuvre de Raymond Bayer. Depuis, si S. Dresden a tenté, en1956, d'évaluer les implications d'une esthétique de la durée, aucunexégète récent a cherché à exploiter la potentialité de cettedernière, si ce n'est Gilles Deleuze dans ses deux ouvragesconsacrés au cinéma. a C'est pourtant dans cette voie que nousentendons nous engager, mais avant de nous y diriger, encore faut-ilrevenir sur la généalogie complexe de cette esthétique. La singularité de l'esthétique bergsonienne est qu'elle définitl'objet de l'art indépendamment de toute considération sur lejugement de goût, autrement dit indépendamment de toute réflexionsur le beau. Cette démarcation par rapport à une esthétique "classique " lui confère un accent de modernité dont les retombéessont loin d'être épuisées. C'est sans doute dans le dernier chapitredu Rire que Bergson dévoile et développe les grands traits de ce quepourrait être son esthétique : << Quel est l'objet de l'art ? Si laréalité venait frapper directement nos sens et notre conscience, sinous pouvions entrer en communication immédiate avec les choses etavec nous-mêmes, je crois bien que l'art serait inutile, ou plutôt

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que nous serions tous artistes, car notre âme vibrerait alorscontinuellement à l'unisson de la nature. >> 1 Selon Bergson, la plus haute ambition de l'art n'est donc pas decréer une chose belle mais de révéler la nature. Cependant,qu'entend le philosophe par le terme de nature et comment défendrel'idée qu'il existe plusieurs arts dès lors que leur finalité seraitde révéler une seule chose ? Dans le même chapitre du Rire, Bergsonrépond à ces interrogations, en commençant par un portrait del'artiste idéal. Ce dernier posséderait un détachement naturel parrapport aux exigences de la vie quotidienne et cette distraction semanifesterait << par une manière virginale, en quelque sorte, devoir, d'entendre ou de penser… [ et ]… si ce détachement étaitcomplet, si l'âme n'adhérait plus à l'action par aucune de sesperceptions, elle serait l'âme d'un artiste comme le monde n'en apoint vu encore. Elle excellerait dans tous les arts à la fois, ouplutôt elle les fonderait tous en un seul. Elle apercevrait touteschoses dans leur pureté originelle, aussi bien les formes, lescouleurs et les sons du monde matériel que les plus subtilsmouvements de la vie intérieure. >> 2 L'esthétique de Bergson insiste donc sur l'idée que l'art"véritable" doit révéler une nature originelle, avant qu'elle soitperçue par une perception consciente et pratique, tournée versl'action. Dans ces conditions de perception pure, dégagée de toutenécessité pratique, la nature révèle, à son tour, sa substancepremière : elle n'est plus cette entité inerte qui s'offre à lamaîtrise humaine mais la matière composée d'une multitude de formes,de couleurs et de sons. Cependant, ce portrait de l'artiste n'est qu'un modèle dont lafinalité n'est pas de nous donner la représentation de ce que seraitcet art unique appréhendé comme synthèse de tous les arts mais demontrer qu'une telle représentation de la nature matérielle estpossible dès lors que l'artiste cultive son détachement naturelenvers les actes de la vie quotidienne. Partant, si ce modèle n'estqu'un idéal, c'est parce que la nature n'a jamais offert à un mêmeindividu un détachement total envers les préoccupations habituellesde la vie. Réclamer un tel détachement à la nature, ce serait troplui demander, affirme Bergson. Au contraire << Pour ceux mêmesd'entre nous qu'elle a faits artistes, c'est accidentellement, etd'un seul côté, qu'elle a soulevé le voile. C'est dans une directionseulement qu'elle a oublié d'attacher la perception au besoin. Etcomme chaque direction correspond à ce que nous appelons un sens,c'est par un de ses sens, et par ce sens seulement, que l'artiste

1 in Œuvres, Paris, éd. P.U. F. 4ème édition, 1984, pp. 458 & 459.2 ibid, p. 461

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est ordinairement voué à l'art. De là, à l'origine, la diversité desarts. De là aussi la spécialité des prédispositions. >> 3 Dans cette diversité des arts, la peinture occupe naturellementune place déterminante dans la mesure où l'image picturale serait laplus à même de révéler la nature puisque le peintre s'attache àtravailler deux composantes essentielles de la matière à savoir laforme et la couleur. Mais c'est précisément la manière dont Bergsonanalyse le statut de l'image picturale et sa singularité par rapportaux autres images données par la perception sensible qui est aufondement de son esthétique. Pour comprendre cette dernière, il nousfaut donc revenir sur le rôle et le mécanisme de toute conscienceconfrontée à la matière afin de penser le statut des images chezBergson.

Entre l'image qui est et l'image perçue : le résidu de la matière.

En 1896, Bergson propose dans Matière et mémoire un concept d'imagetrès nouveau et très sous-estimé, apte à susciter de nouvellesquestions dans le champ de la peinture. Le premier chapitre intituléDe la sélection des images pour la représentation : le rôle du corps commence par uneinterrogation : la théorie de l'atome comme ultime composant de lamatière bouleverse-t-elle notre conception de la perceptionconsciente ? Lorsqu'une conscience éveillée est dans un étatperceptif, elle perçoit le monde matériel en termes d'images <<parce qu'en posant le monde matériel on s'est donné un ensembled'images, et qu'il est d'ailleurs impossible de se donner autrechose. >> 4 Dès lors, même si la connaissance scientifique nouspermet de réduire la matière à des atomes en mouvement, ceux-ci,dépourvus de qualités physiques sensibles, ne peuvent êtrereprésentés que sous forme d'images : << Réduisez la matière à desatomes en mouvement : ces atomes, même dépourvus de qualitésphysiques, ne se déterminent pourtant que par rapport à une visionet à un contact possibles, celle-là sans éclairage et celui-ci sansmatérialité. >> 5 Bergson tire alors une conséquence originale quantau statut de la matière : les atomes qui la composent ne sont, pournotre conscience, que des images; pourtant notre perceptionnaturelle ne nous permet pas de les appréhender par la vue ou lecontact, d'où un premier constat de Bergson : << Il est vrai qu'uneimage peut être sans être perçue; elle peut être présente sans êtrereprésentée et la distance entre ces deux termes, présence etreprésentation, paraît justement mesurer l'intervalle entre lamatière elle-même et la perception consciente que nous en avons. >> 6

3 ibid, p. 4614 Matière et mémoire in Œuvres, op. cit. p. 1855 ibid, p. 185.6 ibid, p. 185.

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Il existe donc deux statuts de l'image : celle qui est ( sans êtreperçue ), dénommée également par Bergson " l'image en soi ", etcelle qui est représentée à partir de notre perception consciente,pratique et utile. Nous évoluons donc d'abord dans un monde de puresimages qui, par nature, ne se distinguent pas les unes des autrestant que notre conscience quotidienne et pratique ne s'attache pasparticulièrement à l'une d'entre elles. Ce monde où la perceptionconsciente est absente est constitué d'images acentrées et secaractérise par un mouvement incessant, global et sans direction

a L'une des motivations de cet article est en effet de résister contrel'amnésie ( ou l'ignorance ? ) des commentateurs contemporains enversl'esthétique de Bergson. Ainsi les deux dernières importantes revues quiont consacré un numéro spécial au bergsonisme ignorent-elles la dimensionesthétique de cette pensée. Si le Magazine littéraire d'Avril 2000 qui titraitBergson, philosophe de notre temps couvre de nombreux aspects de cettephilosophie, rien n'est dit sur l'esthétique, y compris dans l'article deJohn Mullarkey consacré aux Nouvelles lectures, notamment faites à l'étranger,du bergsonisme. De même, le numéro 54 de la revue Philosophie des éditions deMinuit ( Juin 1997 ) élude totalement la réflexion sur les arts entreprisepar Bergson. Il faut donc remonter en 1956 pour trouver dans une revue un articletraitant de ce sujet. Celui de S. Dresden paru dans les Etudes bergsoniennes( Paris, éd. A. Michel ) a le mérité d'aborder, en 19 pages, des points etproblèmes majeurs que les Idées esthétiques de Bergson permettent de poser. Dresdenvoit que l'acte créateur est fondamentalement l'acte libre et que lors decet acte " l'artiste sympathise avec la durée " ( p. 67 ). Mais la suite del'article exprime un scepticisme quant aux conditions et au contenu de cetacte dans la mesure où l'artiste doit chercher " d'une façonincompréhensible et fort peu étudiée par Bergson, à exprimerl'inexprimable. " ( p. 67 ). Dresden en déduit alors que le phénomène de ladurée est, en son essence, inexprimable et " qu'il est seulement possiblede [ le] suggérer. " ( p. 67 ). Par suite, puisque " l'analyse bergsoniennedes problèmes esthétiques s'avère insuffisante et incomplète " ( p. 73 ),l'intuition de l'inexprimable ( alias la durée ) semble impossible car " onne réussit pas à [ la ] comprendre. " ( p. 70 ). Cependant, l'article seconclut par l'efficacité libératrice réussie par Bergson dans le domaine dela psychologie et espère que cette efficacité " se manifestera un jour pourles idées esthétiques. " ( p. 75 ). Plus intéressant car plus développé est l'article de 92 pages rédigé parRaymond Brayer en 1942 pour le premier tome des Etudes bergsoniennes. L'intérêtde ces pages réside en ce que l'auteur voit et développe les fondements deL'Esthétique de Bergson. A notre connaissance, cet article est, à la fois, leplus pertinent et le plus critique, sur ce sujet. Brayer développe etcultive en effet toutes les hypothèses rendues possibles par les textes queBergson a consacré à l'art. Tout d'abord, la valeur esthétique serait leréel de sorte que l'art devrait se résorber en ontologie. Ensuite, lors dela perception pure, il y aurait découverte des choses et une invention desoi. Ainsi, " guidé par l'instinct réflexif, la démarche esthétique auraitmoins atteint les qualités sensibles qu'elle ne toucherait le temps profond

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particulière. Deleuze, dans des pages précieuses, a commenté cemonde de la matière : << Appelons Image l'ensemble de ce quiapparaît (…), toutes les choses, c'est-à-dire toutes les images, seconfondent avec leurs actions et réactions : c'est l'universellevariation. >> 7 Dans ces conditions, mon corps et toutes les partiesqui le composent sont des images parmi les images et l'ensembleforme un monde d'une universelle ondulation qui constitue une sortede plan d'immanence. A ce niveau, << l'image existe en soi, sur ceplan. Cet en-soi de l'image, c'est la matière : non pas quelque

7 Cinéma 1, l'Image-mouvement, Paris, éd. de Minuit, 1983, p. 86.de l'artiste. " ( p. 162 ). Alors, une sorte de contemplation de l'œuvre sedirigerait vers la vie intérieure du spectateur et l'intuition serait unélan investigateur qui se retournerait vers le sujet même. L'art pourBergson, selon Brayer, procèderait par hypnose afin de sympathiser avec lesentiment exprimé par le créateur. Nous participerions, sans résistance, àson moi profond c'est-à-dire à la durée même de son rythme interne. Enfin,l'article s'achève par une dernière analyse : l'expérience esthétique chezBergson aurait pour visée ontologique une fusion intuitive des durées,celle du créateur et celle du spectateur. Mais toutes ces hypothèses ne sont pour Brayer que des postulatsgratuits qui conduisent à des apories totales car Bergson n'analyserait quedes phantasmes de durée. En fait, si l'article se montre si critique c'estparce que Brayer oppose sa propre conception de l'esthétique, laquelle estprofondément emprunte de platonisme à celle de Bergson. Il semble en effetirrationnel pour Brayer d'envisager une réflexion sur la créationartistique qui dépasserait les limites du beau. En ce sens, l'esthétique nesaurait viser l'Etre mais doit se cantonner au beau en lui-même, d'autantplus que ce dernier ne possède aucune qualité perceptible mais est uneessence supra-sensible. Bref, pour Brayer, Bergson se trompe d'univers car" le monde du beau n'est pas celui de l'Etre ". Est-il nécessaire de souligner que nous ne partageons pas le point devue de Brayer ? Cependant, le mérite de cet article est de poser lesfondements de l'esthétique bergsonienne, lesquels fondements ont étédéveloppé jusqu'en leur ultime conséquence par G. Deleuze dans sescommentaires sur l'image du cinéma. C'est " l'esprit " de ces commentairesqui anime notre présente réflexion dans la mesure où les recherchesdeleuziennes sur le cinéma montrent que les concepts de Bergson permettentde penser la nature de toute création y compris artistique : " On doitdevenir capable de penser la production du nouveau, c'est-à-dire duremarquable et du singulier (…) : C'est une conversion totale de laphilosophie, et c'est ce que Bergson se propose de faire enfin, donner à lascience moderne la métaphysique qui lui correspond, qui lui manque (…).Mais peut-on s'arrêter dans cette voie ? Peut-on nier que les arts aussin'aient à faire cette conversion ? Et que le cinéma ne soit un facteuressentiel à cet égard, et même qu'il n'ait un rôle à jouer dans lanaissance et la formation de cette nouvelle pensée, de cette nouvellemanière de penser ? " ( L'Image-mouvement, op. cit. p. 17 ). Il s'agit pour nous d'apporter les éléments d'une démonstration possible: que la peinture moderne notamment ( mais également la musique ) a

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chose qui serait caché derrière l'image, mais au contrairel'identité absolue de l'image et du mouvement. C'est l'identité del'image et du mouvement qui nous fait conclure immédiatement àl'identité de l'image-mouvement et de la matière. >> 8 Cette identité entre, d'une part, l'image pure de touteperception pratique et le mouvement, entre l'image-mouvement et lamatière d'autre part, est confirmée par la représentationscientifique de la nature. En effet, la théorie de la matière quepropose la physique moderne n'échappe pas à la nécessité de figurerle monde matériel sous formes d'images, lesquelles s'ancrent dansune représentation de l'atome. Cette image de l'atome n'est qu'unereprésentation nécessaire pour le scientifique et son savoir luiimpose d'imaginer les atomes comme constituant un pur mouvement, uneforce originelle, bien qu'il n'ait aucune perception consciente dece mouvement : << Condensez l'atome en centres de force, dissolvez-le en tourbillons évoluant dans un fluide continu : ce fluide, cesmouvements, ces centres ne se déterminent eux-mêmes que par rapportà un toucher impuissant, à une impulsion inefficace, à une lumièredécolorée; ce sont des images encore. >> 9 Par suite, le mouvement naturel des atomes peut se résoudre dansl'image-mouvement de la pure matière et c'est cette représentationde la matière qui mérite le qualificatif d'" image en soi ". C'est àpartir de cette conception méta-physique de la matière que Bergsonpose le problème de sa perception. L'analyse développée dans Matière etmémoire commence par rappeler que la conception classique de laperception naturelle, de Descartes à la phénoménologie incluse,considérait que toute appréhension était une richesse naturellepour la conscience, qu'il existait comme un progrès dans le passagede la simple présence de la matière, présence plate, statique etsans relief à la représentation de celle-ci enrichie par laperception consciente. C'est cette conception d'un sujet percevantqui " éclaire " la matière que Bergson entend corriger et c'est àpartir des acquis de la neurophysiologie du cerveau qu'il développeune nouvelle théorie de la perception. En effet, penser que le8 ibid, p. 86.9 Matière et mémoire, op. cit. p. 185.effectué cette conversion souhaitée par Deleuze et qu'elle a joué un rôleanalogue à celui de l'image cinématographique dans la naissance de cettenouvelle pensée; que cet art est lui-même une manière de penser et non pasune catégorie d'application de la pensée et qu'il est particulièrementperformant lorsqu'il s'agit de penser la durée. A l'instar du cinéma, nouspensons que la peinture est aussi cet " organe à perfectionner de lanouvelle réalité ". De la même manière qu'avec le cinéma et ses images-mouvement " c'est le monde qui devient sa propre image, et non pas uneimage qui devient monde " ( ibid, p. 84 ), pourquoi cette révolution ne seserait-elle pas effectuée dans les autres arts, spécialement dans cet autreart de l'image qu'est la peinture ?

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cerveau est l'organe de la connaissance n'est qu'une vue del'esprit; au contraire, son rôle consiste à diviser, trier lesmultiples images acentrées et en mouvement de la matière qui luiparviennent grâce au système nerveux. Sa fonction essentielle estdonc de choisir, parmi ces images, lesquelles sont utiles etpratiques à la conscience et permet à l'individu de réagir, des'adapter au monde dans lequel il évolue. Pour Bergson, il est clairque le cerveau est le point d'insertion de l'esprit dans la matièreet que son rôle est d'assurer à tout instant l'adaptation del'esprit aux circonstances. En ce sens, il est " l'organe del'attention à la vie. " Partant, il est caduc et insensé de penserqu'il existe un gain dans l'acte perceptif qui irait de laconscience -- dont le moteur serait le cerveau -- à l'image qu'ellese représente. Il s'agit au contraire pour Bergson d'effectuer unrenversement : la perception consciente n'est pas une lumièrenaturelle émanant du cerveau qui vient éclairer l'objet mais elleest un mécanisme d'opacification de la lumière émanant de la matièreen mouvement. L'autre attribut essentiel de la matière est donc lalumière et l'ensemble des mouvements, des actions et réactions desimages de la matière n'est rien d'autre que de la lumière. Cettedernière se diffuse, se propage sans résistance et sans déperditionjusqu'à ce qu'elle rencontre une conscience qui, tel un écran noirsensible, choisira parmi ces images lesquelles lui sont utiles. Les images-lumière de la matière en mouvement deviennent ainsi lemodèle à partir duquel se fonde et se constitue la métaphysiquebergsonienne. A partir de ce modèle, peuvent alors apparaître deuxformes d'images : << Les êtres vivants se laissent traverser enquelque sorte par celles d'entre les actions extérieures qui leursont indifférentes; les autres isolées, deviendront perceptions parleur isolement même. >> 10 Il existe donc pour les images, unedifférence de degré, et non de nature, entre " être " et " êtreconsciemment perçues ", et, comme l'enseigne la neurobiologie ducerveau, ce dernier devient comme le centre de tri de toutes lesimages où les images perçues sont les représentations choisies,retenues par le cerveau en vue d'une action à venir. A partir de cesacquis, Bergson infère une conséquence métaphysique : il existe uneperte nécessaire lors de la perception consciente, cette déperditionest celle de l'image-mouvement de la matière lumineuse, selon unmécanisme perceptif qui va d'un gain à une perte. Bergson rendcompte de cette perte par la notion de résidu qui apparaît dansl'intervalle entre une perception qui s'effectue en dehors du champde la conscience usuelle – car l'image de cette perception m'estindifférente puisqu'elle ne m'offre aucune utilité pratique – et laperception consciente d'images qui me sont utiles pour l'actionquotidienne. Le souci de précision dont Bergson fait preuve pour10 ibid, p. 186.

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définir cette perception détachée de toute utilité est constant. DèsMatière et mémoire, il la définit en ces termes : << Nous demanderonsqu'on entende (…) par perception non pas ma perception concrète etcomplexe, celle que gonflent mes souvenirs et qui offre toujours unecertaine épaisseur de durée, mais la perception pure, une perceptionqui existe en droit plutôt qu'en fait, celle qu'aurait un être placéoù je suis, vivant comme je vis, mais absorbé dans le présent, etcapable, par l'élimination de la mémoire sous toutes ses formes,d'obtenir de la matière une vision à la fois immédiate etinstantanée. >> 11 Quinze années plus tard, ce souci de décrire au plus juste cetteperception n'a pas quitté Bergson, il la qualifie désormaisd'inconsciente : << En droit nous percevons tout; en fait nous nepercevons que ce sur quoi nous pourrions agir, c'est-à-dire ce quisollicite déjà de notre corps un mouvement : c'est cettesollicitation au mouvement qui convertit le droit en fait, et quiappelle à la conscience la perception jusque-là inconsciente. >> 12

La perception pure, inconsciente nous donne donc un accès immédiat àla totalité de la matière. Comme le souligne F. Worms, cetteexpérience de la matière est possible parce qu'elle consiste en unretour à l'expérience sensible et immédiate, conceptualisé parBergson sous le nom d'intuition : << Voici donc ce qui rendrait lamétaphysique possible et même nécessaire aux yeux de Bergson : àsavoir, que l'on peut et que l'on doit dépasser un genre deconnaissance qui n'est premier que dans l'ordre de la pratique ou dela vie, de notre expérience comme expérience " humaine "; on peut ledépasser parce qu'il n'est pas lié " à la structure fondamentale denotre esprit ", mais seulement " à ses habitudes superficielles etacquises, à la forme contingente qu'il tient de nos fonctionscorporelles et de nos besoins inférieurs "; on le doit, non pluspour vivre ou agir, mais pour connaître, c'est-à-dire pour connaîtrela réalité des choses et de nous-mêmes. >> 13 Par conséquent,l'intuition de la matière rendue possible par la perception pures'oppose à la perception utile, laquelle nous donne des images quise présentent sous la forme d'un espace et auxquelles nous ajoutonsune succession artificielle que nous nommons, à des fins pratiques,temps. Nous parvenons ici à la distinction fondamentale effectuéepar Bergson dès L'Essai sur les données immédiates de la conscience de 1889,entre le temps spatialisé et la pure durée. Et, c'est à partir de

11 ibid, p. 185.12 in Mélanges, Discussion à la société française de philosophie, 22 Déc. 1904, Paris, éd. P.U.F. 1972, pp. 645 & 646.13 Introduction à Matière et mémoire de Bergson, Paris, éd. P.U.F. 1997, pp.201 & 202.

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cette distinction que nous dégagerons la méthodologie, ainsi que sesretombées, d'une esthétique de la perception pure.

Le mouvement exprime le changement dans la durée.

C'est au quatrième chapitre de Matière et mémoire que Bergson met enévidence le rapport entre la matière et la durée. La caractéristiquefondamentale de la première est qu'elle est naturellement lumière etmouvement, celle de la seconde consiste en ce qu'elle est unesuccession d'instants qualitatifs. C'est cette durée qu'éprouve toutindividu et apparemment sa qualité première l'oppose à la matièrepuisque celle-ci n'est qu'une quantité homogène de mouvement. MaisBergson dépasse cette apparence et " réconcilie " matière et duréegrâce à son analyse du mouvement réel : << Mais la question estjustement de savoir si les mouvements réels ne présentent entre euxque des différences de quantité, ou s'ils ne seraient pas la qualitémême, vibrant pour ainsi dire intérieurement et scandant sa propreexistence en un nombre souvent incalculable de moments. >> 14

Comment, cependant, des mouvements réels peuvent-ils se résoudre endes vibrations qualitatives ? La réponse se trouve dans l'attentionqu'il est nécessaire d'accorder aux mouvements, y compris auxmouvements de la vie quotidienne : << Reliez les uns aux autres, enun mot, les objets discontinus de votre expérience journalière;résolvez ensuite la continuité immobile de leurs qualités enébranlements sur place; attachez-vous à ces mouvements en vousdégageant de l'espace divisible qui les sous-tend pour n'en plusconsidérer que la mobilité, cet acte indivisé que votre consciencesaisit dans les mouvements que vous effectuez vous-même : vousobtiendrez de la matière une vision fatigante peut-être pour votreimagination, mais pure, et débarrassée de ce que les exigences de lavie vous y font ajouter dans la perception extérieure. >> 15 Une fois cette opération réalisée, nous nous apercevons alors quele mouvement sur lequel les physiciens travaillent n'est qu'uneabstraction, un symbole c'est-à-dire une " commune mesure " pratiquepermettant de comparer entre eux tous les mouvements réels, mais cesderniers << envisagés en eux-mêmes, sont des indivisibles quioccupent de la durée, supposent un avant et un après, et relient lesmoments successifs du temps par un fil de qualité variable qui nedoit pas être sans quelque analogie avec la continuité de notrepropre conscience. >> 16 Avec Bergson, la perception acquiert un sensmétaphysique et non plus uniquement psychologique puisqu'elle nenous introduit pas dans un univers purement spatial ou phénoménal.Au contraire, la perception sert de médiation entre deux degrés de

14 Matière et mémoire, op. cit. 338.15 ibid, p. 343.16 ibid, p. 338.

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la même réalité naturelle qui est elle-même de la durée. Ainsil'analogie entre la conscience et la matière se fonde-t-elle sur lamédiation exercée par la perception pure qui est un véritable acteque Bergson décrit comme << le processus par lequel nous saisissonsdans notre perception, tout à la fois, un état de notre conscienceet une réalité indépendante de nous. >> 17 Cependant l'argument que convoque Bergson, afin de fairecomprendre en quoi consiste le mouvement qui exprime le changementdans la durée, est surprenant puisqu'il est emprunté à la créationartistique et plus précisément à la peinture. En effet, il s'agitd'un exemple analysant le contraste que l'on peut percevoir entredeux couleurs telles qu'elles pourraient apparaître dans untableau : << Ne pouvons-nous pas concevoir, par exemple, quel'irréductibilité de deux couleurs aperçues tienne surtout àl'étroite durée où se contractent les trillions de vibrationsqu'elles exécutent en un de nos instants ? Si nous pouvions étirercette durée, c'est-à-dire la vivre dans un rythme plus lent, neverrions-nous pas, à mesure que ce rythme se ralentirait, lescouleurs pâlir et s'allonger en impressions successives, encorecolorées sans doute, mais de plus en plus près de se confondre avecdes ébranlements purs ? >> 18 Cet exemple exprime le fait que si descouleurs se développent nécessairement sur une surface, elles n'ensont pas moins des qualités, il s'agit donc de distinguer laquantité d'espace qu'elles recouvrent et la pure qualité qu'ellesexpriment : c'est précisément parce qu'elles sont des qualitésqu'elles sont hétérogènes, irréductibles l'une à l'autre, etl'espace homogène n'est que la condition de possibilité d'apparitionde ces couleurs. Or, si elles sont qualités irréductibles, elles sedistinguent nécessairement d'un espace homogène en ce qu'elles sontdu mouvement c'est-à-dire des ébranlements purs que nous percevonsdans une durée. Autrement dit, la qualité perçue ( deux couleurs ),sans cesser d'être qualitative, se décompose en mouvementsobjectifs. Aussi, bien que les limites physiologiques de notreperception sensible ne nous offre guère les moyens de sentir cettedurée, il faudrait pourtant inférer que si le temps de la perceptionpure pouvait être étiré, alors, les vibrations et ébranlements descouleurs seraient perceptibles. Nous nous apercevrions alors quecette perception qualitative, inconsciente, s'effectue dans ladurée; mieux, qu'elle est elle-même une expérience de durée : <<l'hétérogénéité qualitative de nos perceptions successives del'univers tient à ce que chacune de ces perceptions s'étend elle-même sur une certaine épaisseur de durée, à ce que la mémoire ycondense une multiplicité énorme d'ébranlements qui nousapparaissent tous ensemble, quoique successifs. Il suffirait de

17 ibid, p. 339.18 ibid, p. 338.

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diviser idéalement cette épaisseur indivisée de temps, d'ydistinguer la multiplicité voulue de moments, d'éliminer toutemémoire, en un mot, pour passer de la perception à la matière, dusujet à l'objet. >> 19 La vertu de cet exemple est de dénoncer une habitude de notreconscience, un principe de représentation qui veut que le " stabledéplace l'instable ". Par ce principe, nous faisons de l'atomel'élément stable, solide et irréductible de la matière auquel notreimagination surajoute du mouvement. Par suite, ce mouvement devientcomme un accident de la matière qui permettrait à un atome de relierdifférentes positions successives. La qualité d'être en mouvementd'un atome devient alors un miracle ou bien répond à un mécanismed'harmonie préétablie que Bergson récuse. En revanche, lerenversement qu'effectue le chapitre IV de Matière et mémoire permet decomprendre le rapport entre le mouvement et la durée : il esttoujours possible de considérer des atomes ou des objets d'unensemble comme des coupes immobiles; mais alors, la division de lamatière en corps indépendants aux contours absolument déterminés estune division artificielle et l'origine de cet artifice est àchercher dans les habitudes et nécessités de la vie pratique. Al'inverse, le mouvement dans sa réalité essentielle s'établit entreles coupes immobiles effectuées sur la matière et rapporte lesatomes et les objets d'un ensemble à la durée d'un Tout qui change,de sorte que le mouvement exprime le changement du Tout par rapportaux objets et aux atomes. Dans ces conditions, le mouvement n'estrien d'autre qu'une coupe mobile de la durée et exprime toutchangement au sein de cette durée. Conscience pure et extension de la matière : qu'est-ce que la durée ?

<< Nous saisissons dans notre perception, tout à la fois, un étatde notre conscience et une réalité indépendante de nous. >> 20 Ainsi,lorsqu'une qualité sensible ( comme une couleur ) nous est donnéelors d'une perception, celle-là est le résultat d'une contractionopérée par notre mémoire sur la matière. Dès lors, << si touteperception concrète, si courte qu'on la suppose, est déjà lasynthèse par la mémoire d'une infinité de " perceptions pures " quise succèdent, ne doit-on pas penser que l'hétérogénéité des qualitéssensibles tient à leur contraction dans notre mémoire, l'homogénéitérelative des changements objectifs à leur relâchement naturel ? >> 21

Par cette analyse, Bergson est alors en mesure d'affirmer que s'ilest insensé de penser que la mémoire ne crée pas les qualitéssensibles de la matière, il est cependant légitime de soutenir

19 ibid, p. 217.20 ibid, p. 339.21 ibid, p. 319.

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qu'elle leur donne, par son rythme propre de contraction, leuraspect subjectif variable. Partant, nous pouvons en déduire, avec F.Worms, qu' << il doit y avoir quelque chose comme les qualitéssensibles, dans la matière elle-même. >> 22 Ce que nous saisissonsdonc dans une perception – dans laquelle l'activité instantanée dela mémoire est toujours déjà à l'œuvre – est tout à la fois laqualité sensible qui détermine un état de notre conscience et lamémoire relâchée, minimale de la matière. Ce qu'il faut retenir decette analyse est que la perception ne nous donne pas simplement unereprésentation de la matière mais surtout elle nous permet d'accéderà un acte : celui de l'extension de la matière elle-même. La matière est donc intrinsèquement constituée de changementsqualitatifs, comparables à ceux que perçoit notre conscience.Seulement, lorsque cette dernière est tournée vers l'actionpratique, elle se prive de la dimension qualitative inhérente àtoute perception et ne perçoit pas cet aspect de la matière. Aussi,notre perception quotidienne, utile, nous livre-t-elle un résidu dematière composé d'images instantanées qui sont des coupes figées,immobiles du mouvement de la matière. Chaque image fixée par notreperception à des fins pratiques se suffit à elle-même : chacunepossède sa propre homogénéité en tant qu'entité fixe de sorte qu'uneimage perçue ne peut venir fusionner avec une image voisine. Enoutre, si notre conscience est tournée vers la réalisation d'un acteutile, alors elle fera spontanément et mécaniquement succéder cesdeux images en leur surajoutant un mouvement artificiel quipermettra de les relier. Or, précisément, s'interroge Bergson, dansL'Essai sur les données immédiates de la conscience, pour qu'une image perçuesuccède à une autre, il faut bien que nous fixions la premièrequelque part, ne serait-ce que dans un espace imaginé et homogèneafin que la seconde arrive et donne l'impression de lui succéder.L'homogénéité, la fixité et l'impénétrabilité sont donc lescaractéristiques de l'image spatiale et la succession attendue,créée et surajoutée par notre conscience, met en évidence un tempsauquel on a adjoint, à des fins pratiques, l'idée abstraite d'unesuccession. Ce temps est alors un temps mécanique, conçu par l'hommeà l'échelle d'un monde mécanisé, constitué de parties homogènes etqui, de plus, est décalqué à partir de l'espace puisqu'il présentedes qualités similaires à celui-ci. En un mot, nous avons à faireici à un temps spatialisé et homogène dans lequel nous évoluons àpartir de mobiles pratiques. L'analyse de ce temps spatialisé, étranger à la durée, permet demettre en évidence l'une des potentialités de l'esthétiquebergsonienne puisqu'elle nous met en position de penser le statutdes images produites par la peinture narrative. Le paradigme decette peinture est sans doute les trois panneaux peints par22 Introduction à Matière et mémoire, op. cit. p. 199.

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Botticelli narrant l'Histoire de Nastagio. ( Musée du Prado ). Afin quele spectateur puisse saisir le sens global de cette histoire, il n'apas le choix : son regard doit passer successivement etmécaniquement par chaque épisode de la narration de sorte que chaquepanneau apparaît comme un fragment fixe et homogène. Et, c'est laconscience du spectateur qui doit surajouter un temps artificielafin que l'ensemble prenne tournure. Dès lors, l'effet de mouvementémanant des personnages, au sein de chaque représentation, n'estqu'une incitation pour le regard à dépasser la fixité etl'impénétrabilité des panneaux. Nous pouvons donc en déduire quecette peinture narrative ne possède aucune commune mesure avec ladurée mais met parfaitement en évidence le temps spatialisé ethomogène dont parle Bergson. Mais son esthétique ne saurait se cantonner à la seuleinterprétation de ce type d'images. En effet, il existe d'autresqualités, radicalement opposées et antithétiques à celles de cetemps spatialisé : ne serait-ce que par notre intuition, nousconnaissons les qualités d'hétérogénéité et d'interpénétration. Afinde démontrer leur existence, nous devons nous astreindre à unexercice qui s'efforce de les penser dans un pur exerciced'abstraction c'est-à-dire indépendamment de toute représentationspatiale. Nous nous apercevons alors que ces qualités ne pouvantapparaître en même temps que leur contraire ( homogénéité etimpénétrabilité ), il est impossible de les connaître lors d'uneperception consciente et pratique. Par conséquent, en vertu de leurexistence même, elles ne peuvent se manifester que dans une réalitéindépendante de l'espace. La conclusion que Bergson tire de cetteréflexion est des plus tranchées : c'est précisément parce que lesimages spatiales représentées sont privées des qualitésd'hétérogénéité et de pénétrations mutuelles que ces qualitésexistent et caractérisent le temps pur, prouvant par là-mêmel'existence de la durée expurgée de toute représentation et de touteconsidération spatiale. Cependant, ajoute Bergson, << nous éprouvonsune incroyable difficulté à nous représenter la durée dans sa puretéoriginelle; et cela tient, sans doute, à ce que nous ne durons passeuls : les choses extérieures, semble-t-il, durent comme nous, etle temps, envisagé de ce dernier point de vue, a tout l'air d'unmilieu homogène. >> 23 Ce temps fut rendu homogène, c'est-à-direcomparable à un espace, car il était utile et pratique de pouvoir lemesurer : temps des horloges mais également temps des astronomes etde la physique. Dans ce temps spatialisé, se succèdentartificiellement des images immobiles qui nous apparaissent " commeun tableau autonome " et nous comprenons alors pleinement cetteidentité entre l'image picturale et l'image perçue à des fins

23 Essai sur les données immédiates de la conscience in Œuvres, op. cit. pp. 71& 72.

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pratiques. En effet, jamais la surface d'une peinture ne pourravenir interférer et encore moins pénétrer la surface d'un autretableau. Dans cette perspective, la métaphysique bergsonienne, tellequ'elle se constitue jusqu'en 1907 ( date de la parution de L'Evolutioncréatrice ), pense la représentation picturale et l'image perçue entermes de stabilité, de contours bien délimités et d'homogénéité. Cependant, il existe des situations au cours desquelles notreconscience se dégage de toute nécessité pratique, lorsque, parexemple, notre appareil sensori-moteur est troublé ou encore lorsquenos perceptions conscientes ne présentent aucun intérêt immédiat.Alors, les conditions pour une expérience de la durée sont réunies;durant ce laps de temps, notre conscience s'expérimente elle-mêmedans une pure intuition temporelle. Néanmoins, si le contenu même decette expérience ne se vit pas par l'intermédiaire des mots, ildemeure possible de formuler l'aspect qualitatif de cette durée queBergson définit en ces termes : << La pure durée pourrait bienn'être qu'une succession de changements qualitatifs, qui se fondent,qui se pénètrent, sans contours précis, sans aucune tendance às'extérioriser les uns par rapport aux autres, sans aucune parentéavec le nombre : ce serait l'hétérogénéité pure. >> 24 L'exemple démonstratif le plus souvent convoqué par Bergson estcelui de la musique : nous pouvons prendre effectivement consciencelors de l'écoute d'une mélodie, de l'interpénétration et del'hétérogénéité des sons entre eux, de sorte que cette écoutedevient un vécu qualitatif qui se rapproche le plus de l'expériencede la pure durée. Encore faut-il que dans cette mélodie, ces puresqualités que sont les notes jouées se succèdent sans dissonance,qu'elles se pénètrent mutuellement les unes les autres en vertu deleur succession pour former un tout harmonieux. V. Jankélévitch, enanalysant ce que pourrait être cette mélodie qui s'approche au plusprès de la durée, révèle une autre potentialité de l'esthétique deBergson quant à sa capacité de donner du sens à toute musiquetravaillant la virtualité mélodique des notes : << La temporalitéfauréenne [ comme dans les Treize Barcarolles ] évoque un peu, à mon avisBergson (…) il me semble, à ce moment de mon existence, que ce n'estpas Debussy mais Fauré qui est bergsonien. Ce qui est trèsbergsonien chez Fauré, c'est la continuité du flux. L'attirance dece qui coule, de ce qui passe, la fluidité. >> 25 Ainsi, les mélodiesde Fauré n'évoquent-elles aucune représentation affectiveparticulière mais mettent en évidence un flux sonore qui se joue àpartir de ces pures qualités que sont l'interpénétration etl'hétérogénéité. Bergson, quant à lui, est encore plus précisconcernant le rapprochement, et ses limites, entre durée et

24 ibid, p. 70.25 in V. Jankélévitch, Qui suis-je ? Lyon, éd. la Manufacture, 1986, pp. 111& 112.

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musique : << Une mélodie que nous écoutons les yeux fermés, en nepensant qu'à elle, est tout près de coïncider avec ce temps qui estla fluidité même de notre vie intérieure; mais elle a encore trop dequalités, trop de détermination, et il faudrait effacer d'abord ladifférence entre les sons, puis abolir les caractères distinctifs duson lui-même, n'en retenir que la continuation de ce qui précèdedans ce qui suit et la transition ininterrompue, multiplicité sansdivisibilité et succession sans séparation, pour retrouver enfin letemps fondamental. Telle est la durée immédiatement perçue, sanslaquelle nous n'aurions aucune idée du temps. >> 26

Par conséquent, si une musique offre l'opportunité de percevoirla durée dès lors que l'auditeur " profite " de cette expérienceprivilégiée pour dépasser les caractères distinctifs des sons eux-mêmes, lorsque nous écoutons une telle mélodie " les yeux fermés ",alors l'état qualitatif de notre esprit est analogue à celui denotre conscience au moment où elle perçoit la matière d'une manièrespontanée et désintéressée. Dans ces conditions, notre conscience,en ce " moment " dilaté qui empiète à la fois sur notre passé et surnotre avenir est elle-même une pure durée dégagée de toutereprésentation spatiale. De la même manière que Bergson oppose ladurée au temps spatialisé des horloges, cette opposition se retrouvedans la distinction entre l'état fondamental de la conscience quiest une pure succession de changements qualitatifs et l'étatsuperficiel de la conscience pratique qui évolue quotidiennementdans un espace qu'elle a fractionné, divisé à des fins utiles en luiajoutant une succession artificielle. La conséquence décisive decette opposition est que la conscience et la matière ont en communune même qualité, celle de la durée, et elles se rencontrent lors del'acte perceptif dégagé de toute nécessité d'agir, de transformer unélément de cette matière à des fins utiles : << La matière étendue,envisagée dans son ensemble, est comme une conscience où touts'équilibre, se compense et se neutralise; elle offre véritablementl'indivisibilité de notre perception; de sorte qu'inversement nouspouvons, sans scrupule, attribuer à la perception quelque chose del'étendue de la matière (…). Et, l'espace homogène qui se dressaitentre les deux termes comme une barrière insurmontable, n'a plusd'autre réalité que celle d'un schème ou d'un symbole. Il intéresseles démarches d'un être qui agit sur la matière 27 , mais non pas letravail d'un esprit qui spécule sur son essence. >> 28 Dans l'acteperceptif inutile et désintéressé 29, les deux formes de la duréesont donc présentes, celle de la matière en mouvement et lumineuse

26 Durée et simultanéité, chap. III, De la nature du temps in Mélanges, op. cit. p. 98.27 C'est nous qui soulignons.28 Matière et mémoire, op. cit. 353, la même démonstration est déjà exposée p. 344.

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et celle de notre conscience. Ainsi, comme le souligne F. Worms : <<Les deux termes en rapport dans la perception pure se sont-ilsprécisés : ce n'est pas d'un " sujet " et d'un " objet " définisarbitrairement qu'il s'agit, mais d'une conscience temporelle d'uncôté, et d'une étendue matérielle analogue à cette conscience parson unité indivisible de l'autre. Ce qui les unit, ce n'est donc passeulement l'acte commun de la perception, mais aussi leurs actesrespectifs de contraction temporelle, quasi instantanées etneutralisée dans le cas de la matière, durée et tension concrètesdans le cas de notre esprit. >> 30 C'est par ces analyses de la matière en mouvement qui exprime lechangement dans la durée, de cette même durée qui constitue notrevie intérieure subjective, de notre conscience qui est partieprenante de l'extension de la matière grâce à son acte de laperception pure, que se fonde l'esthétique bergsonienne. R. Brayerne s'y était pas trompé lorsqu'il commençait son article de 1942 parcette prise de position dont les implications ont été jusqu'ici plusque négligées : << L'esthétique de Bergson eût été une esthétique dela perception pure. >> 31 Or, l'un des champs propice à l'applicationde cette esthétique est le domaine pictural. En effet, il nousapparaît que les analyses de Bergson contribuent de manièresignificative à ouvrir, à la fois, le champ d'expression de lapeinture et l'interprétation de son histoire. Cette ouverture sejoue dans la possibilité d'une représentation de la perception pureet inconsciente de la matière. Mais alors que serait le " tableau dela matière " ? Que serait le tableau qui parviendrait à ce queconscience pure ( du spectateur ) et matière en mouvement lumineuseconfluent dans une même expérience qualitative ? Il y aurait là, àla fois, une expérience de durée pour la conscience et ledévoilement de la peinture comme art du temps. C'est principalementcette potentialité, qui est la plus originale, de l'esthétiquebergsonienne que nous voulons désormais dégager.

Méthodologie pour une esthétique du temps : prémisses de la peinture comme art de ladurée. La perception qui vise un but particulier, utile pour laconscience opère un mécanisme de conversion d'une image-mouvement dela matière en une image fixe, rendue immobile à cause de la

29 L'image de la matière qui apparaît dans cet acte perceptif et extensif,pur de toute fin utile serait strictement la même que celle donnée par laperception inconsciente c'est-à-dire l'image de la matière telle qu'elleserait avant toute perception pratique : une image-mouvement qui est sansêtre perçue à des fins utiles.30 Introduction à Matière et mémoire, op. cit. p. 254.31 in Etudes bergsoniennes, vol. 1, op. cit. p. 131.

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nécessité d'agir pratiquement. Et, ajoute Bergson, le résidu decette conversion se détache de la matière en mouvement " comme untableau ". Ce résidu correspond à une double perte, de la matièrelumineuse en mouvement et de la pure durée; un tableau, en ce sens,a nécessairement le même statut qu'une image perçue à des finsutiles, il n'est qu'une image représentée, figée dans un espace quiéloigne donc son spectateur de toute possibilité d'éprouver "l'expérience de la durée ". Néanmoins, Bergson ne rejette pas lapeinture en elle-même mais critique une certaine conception de lapeinture, celle qui ne pense le tableau que comme une surface danslaquelle les qualités figuratives qui apparaissent seraientnécessairement des attributs inhérents à toute représentationspatiale. C'est donc la peinture, conçue comme art strictementspatial, que Bergson entend dénoncer. Dans cette perspective, unetelle peinture n'est que l'illusion d'une illusion, la perte d'uneperte. En effet, l'espace créé par une image picturale sur unesurface à deux dimensions rajoute de l'objectivation à ce qui estdéjà posé et fixé, à savoir l'image qui est représentée lors d'uneperception pratique. La première perte se situe dans le résidu quiapparaît dans la perception consciente et utile qui objective uneimage-mouvement de la matière en image figée; la seconde dansl'image picturale qui redouble le mécanisme de fixation, despatialisation de l'image-mouvement. Autrement dit, le tableau "mécanique " confine la peinture à n'être qu'un art de l'espace et, àce titre, éloigne doublement son spectateur de toute expériencepossible de la durée. Au contraire, ce que Bergson voit, et ce qu'il souhaite, est lapossibilité pour l'image picturale d'accéder à un autre statut :d'art spatial qu'elle est depuis sa genèse, elle possède néanmoinsla faculté de devenir l'art de l'image-mouvement qui se situe au-delà de la perception consciente et pratique. Par conséquent,Bergson entrevoit, par ses recherches, la possibilité que lapeinture à venir ne soit plus cet art de l'espace mais qu'elledevienne un art du mouvement et partant un art de la durée. C'estcette nouvelle forme picturale que Bergson appelle de ses vœux etqu'il nomme " l'art vrai ". Ce qualificatif ne renvoie pas à unsecret innommable, il désigne simplement une peinture où l'artisteparviendrait à créer en acte, au-delà de la nature et de ses motifs,la matière en mouvement et lumineuse. Par suite, le spectateur d'unetelle peinture n'aurait qu'à se détourner, qu'à se désengager de sonregard tourné vers l'action pratique, pour percevoir cette matièreet ainsi éprouver une pure expérience de durée. Bergson lui-même dans La Pensée et le mouvant au chapitre intitulé Laperception du changement donne des indications très claires sur ce queserait une peinture qui parviendrait à exprimer la durée et à lafaire ressentir à son spectateur. Mais pourquoi cette primauté de la

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peinture sur les autres arts ? << Les grands peintres sont deshommes auxquels remonte une certaine vision des choses qui estdevenue ou qui deviendra la vision de tous les hommes. Un Corot, unTurner, pour ne citer que ceux-là, ont aperçu dans la nature biendes aspects que nous ne remarquions pas. >> 32 La citation de Corotet Turner comme peintres hérauts de l'art vrai est significativepuisque la manière dont ils peignent la nature en mouvement n'estpas le produit de leur simple imagination; au contraire, ilspossèdent et exploitent cette capacité de laisser " remonter en euxla vision des choses ". Qu'entend Bergson par cette dernièreexpression ? << Approfondissons ce que nous éprouvons devant unTurner ou un Corot : nous trouverons que, si nous les acceptons etles admirons, c'est que nous avions déjà perçu quelque chose de cequ'ils nous montrent. Mais nous avions perçu sans apercevoir. >> 33

Cette " remontée " de la vision qui constitue le talent despeintres est la faculté d'apercevoir non pas telle ou telle chose,mais notre perception elle-même, c'est-à-dire tout le mécanisme quirend possible la perception, de la présence de la matière enmouvement et lumineuse jusqu'à l'apparition du résidu de celle-cilors de la perception consciente et pratique qui choisit de fixertel ou tel aspect de cette matière à des fins utiles. Ainsi, parcette expression " faculté d'apercevoir notre perception elle-même", Bergson ne désigne pas la faculté d'apercevoir le contenu denotre perception mais d'apercevoir l'acte même, instantané, parlequel notre perception se construit un monde. Mais, comme lepremier chapitre de Matière et mémoire l'a montré, cet acte perceptifpur ne " se donne " pas un monde, il se constitue dans la matièreuniverselle. En d'autres termes, notre perception renvoie paranalogie à une auto-perception de la matière, laquelle est un acteimmanent, instantané où notre conscience peut s'apercevoir qu'elleressemble et s'assemble à la matière. Par suite, lors de toute perception, il existe, d'une part,l'acte de participation et même d'extension de la matière ( puisquenous perpétuons et prolongeons son mouvement ) et, d'autre part,l'acte de fixation de cette matière qui est celui effectuéordinairement par notre conscience à des fins utiles. Bergsoninsiste donc sur le fait que certains peintres peuvent présenter unesensibilité particulière qui leur fait éprouver naturellement lamatière en mouvement. Grâce à cette sensibilité, nous pouvons nousreprésenter l'état de la matière avant même qu'elle ne soit perçue.Autrement dit, la pensée de la perception inconsciente est le moyenpour nous donner une image pure et extensive de la matière. C'estcette forme de la perception, présente en chacun de nous, que lepeintre aperçoit et qu'il isole sur son tableau et << il l'a si bien

32 La Pensée et le mouvant in Oeuvres, op. cit. 1371.33 ibid, p. 1371.

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fixée sur la toile que, désormais, nous ne pourrons nous empêcherd'apercevoir dans la réalité ce qu'il y a vu lui-même. >> 34 Dèslors, quels sont les peintres post-bergsoniens qui ont confirmé etaffirmé cette vision de la réalité ? Les concepts bergsoniens dematière en mouvement et de durée, comme l'a montré Deleuze pour lesimages cinématographiques, ne sont-ils pas pertinents pour penserles nouvelles images picturales post-bergsoniennes ? Mais alorscomment l'image picturale parviendrait-elle à exprimer la matière enmouvement ? Comment l'espace d'un tableau parviendrait-il àengendrer de la durée, c'est-à-dire à faire partager la durée qu'ilgénère avec la conscience du spectateur ? Il est significatif que Deleuze ait lui-même a formulé cesinterrogations en les posant en termes de forces. Reprenant laformule de Klee " non pas rendre le visible, mais rendre visible ",l'auteur de la Logique de la sensation en induit que le dessein de l'art –en peinture comme en musique – n'est pas << de reproduire oud'inventer des formes, mais de capter des forces (…). La tâche de lapeinture est définie comme la tentative de rendre visibles desforces qui ne le sont pas. >> 35 Or, la découverte de ces forcesinvisibles, que l'artiste trouve dans la matière, est précisémentrendue possible par la perception inconsciente définie par Bergsoncomme une perception épurée de ce que la sensation a donné àéprouver : << Mais si la force est la condition de la sensation, cen'est pourtant pas elle qui est sentie, puisque la sensation " donne" tout autre chose à partir des forces qui la conditionnent. >> 36

Une fois cette distinction établie entre la sensation et la force,Deleuze pose alors le problème de la création picturale – qui est aucœur de l'esthétique bergsonienne – tout en l'élargissant à celui dela création musicale : << Comment la sensation pourra-t-ellesuffisamment se retourner sur elle-même, se détendre ou secontracter, pour capter dans ce qu'elle nous donne les forces nondonnées, pour faire sentir des forces insensibles et s'éleverjusqu'à ses propres conditions ? C'est ainsi que la musique doitrendre sonores des forces insonores, et la peinture, visibles, desforces invisibles. Parfois ce sont les mêmes : le Temps, qui estinsonore et invisible, comment peindre ou faire entendre le temps ?>> 37

Perception pure de la matière : la peinture de la durée.

34 ibid, p. 1371.35 Francis Bacon, Logique de la sensation, éd. de la Différence, 1984, p. 39.36 ibid, p. 39.37 ibid, p. 39.

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Pour montrer la possibilité que l'image picturale soitl'expression de la durée, que la peinture puisse également serevendiquer comme art du temps, il faut comprendre la distinctionfondamentale entre le contenu qualitatif qu'exprime le tableau et sasurface. Si Bergson se montre critique envers la peinture "classique " c'est aussi parce qu'elle propose une adéquationconfuse, trop souvent pensée comme évidente, entre la surface de latoile et ce qu'elle exprime. Or, pourquoi le contenu qualitatif d'untableau serait-il réductible à la seule création d'un espace propreau peintre ? Au contraire, nous devons, comme nous y invite Adorno,dépasser << cette constatation triviale qui consiste à dire : cequi, accroché au mur, est absolument spatial >> 38; en effectuant cedépassement nous réalisons ce que l'esthétique de Bergson promet :que le contenu qualitatif du tableau ne soit pas qu'unespatialisation de sa surface mais qu'il permette, à celui qui veutle regarder, une expérience de durée. Cette esthétique de la perception pure ne peut s'incarner quechez des peintres dont la préoccupation première porte sur untravail de la matière. Nous ne retiendrons ici que deux exemples,parmi les peintres " matiéristes ", qui ont confirmé ce quel'esthétique de Bergson annonçait. Ce choix s'explique par lapériode de leurs productions ( entre 1951 et 1957 ) et par le faitque ces deux artistes ne se connaissaient pas. Ainsi, les deux voiesparallèles mais aux effets étonnamment similaires menées par Nicolasde Staël d'une part, et par Philip Guston d'autre part, confirment-elles la pertinence et la légitimité des analyses de Bergson. La préoccupation de de Staël pour la matière en mouvement est unchoix motivé et réfléchi qu'il annonce, dans son stylecaractéristique, à sa sœur Olga dans une lettre qui a des aspects demanifeste : << Tout d'abord j'ai besoin d'élever mes débats à unealtitude unique ne fut ce que pour les donner en toute humilité (…).Que faire ? J'ai choisi de m'occuper sérieusement de la matière enmouvement. >> 39 A partir de 1951, les compositions de de Staëlappliquent généreusement la matière picturale par couchessuccessives et superposées. Le résultat de cette technique esttoujours un agencement dynamique de différentes matières stratifiéesà partir desquelles des couleurs sourdent, formant ainsi unemultiplicité qualitative. Cependant, cette peinture ne saurait êtreabstraite puisqu'elle conserve toujours quelque chose du paysage quil'a initié, la raison étant que, de Staël voit dans le motif dupaysage naturel le prétexte adéquat pour expérimenter la perceptionpure. En ce sens, la finalité du tableau n'est pas de représenter le

38 Sur quelques relations entre musique et peinture, Paris, éd. la Caserne,1995, p. 39.39 Lettre du 19 Août 1951, cité par J.P. Jouffroy in La Mesure de Nicolas de Staël, Neuchâtel, éd. Ides et Calendes, 1981, p. 103.

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paysage mais de produire une extension de celui-ci par une créationde matière. La technique de de Staël pour parvenir à cette fin estce qu'il nommait la " frappe ". Celle-ci n'est pas une création ex-nihilo puisque, émanant et portée par le corps du peintre – lui-mêmepartie prenante de la matière --, elle s'inscrit comme un moment del'élan créateur vital, ce dernier s'interrompant momentanément, parcet acte, pour créer précisément de la matière. Autrement dit, lesmatières picturales " in-forment " c'est-à-dire donnent forme à lamatière appartenant au courant vital. C'est encore l'esthétique deBergson qui donne sens à une telle démarche : << Toute œuvre humainequi renferme une part d'invention (…). Ce ne sont là, il est vrai,que des créations de forme. Comment seraient-elles autre chose ?Nous ne sommes pas le courant vital lui-même, nous sommes ce courantdéjà chargé de matière, c'est-à-dire de parties congelées de sasubstance qu'il charrie le long de son parcours. Dans la compositiond'une œuvre géniale (…), nous avons beau tendre au plus haut pointle ressort de notre activité et créer ainsi ce qu'aucun assemblagepur et simple de matériaux n'aurait pu donner (…), il n'y en a pasmoins ici des éléments qui préexistent et survivent à leurorganisation. Mais si un simple arrêt de l'action génératrice de laforme pouvait en constituer la matière (…), une création de matièrene serait ni incompréhensible, ni inadmissible. Car nous saisissonsdu dedans, nous vivons à tout instant une création de forme, et ceserait précisément là, dans les cas où la forme est pure et où lecourant créateur s'interrompt momentanément, une création dematière. >> 40 Dans cette perspective, l'acte pictural chez de Staëldoit être appréhendé comme la volonté de créer un événement matérieldont la nature est d'être proprement temporelle. Cette volonté atteint chez ce peintre un point culminant lors del'année 1952. Durant cette période, l'artiste multiplie les toilesdans lesquelles s'organisent un agencement de multiples couleurs( jusqu'à huit pour sa grande Composition verticale ) qui, en neproposant aucun contour précis pour délimiter leur forme,s'interpénètrent les unes avec les autres, tout en conservant leurqualité intrinsèque. Par suite, si ces couleurs se développentnécessairement sur la surface de la toile, elles n'en sont pas moinsdes qualités et c'est à ce titre primordial qu'elles entrent danscette composition. Dès lors, une telle peinture engage sonspectateur à distinguer la quantité d'espace que ces couleursrecouvrent et la pure qualité qu'elles expriment. En d'autrestermes, c'est précisément parce que ces strates de couleur sont desqualités hétérogènes les unes par rapport aux autres, qu'elles sontirréductibles à l'espace homogène qu'elles occupent, lequel n'estque leur condition de possibilité d'apparition. Or, si ces couleurssont des qualités irréductibles à la fois les unes aux autres et à40 L'Evolution créatrice in Œuvres, op. cit. p. 698.

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leur espace, cette irréductibilité, comme nous l'avons démontré avecBergson précédemment, provient de ce que, en tant que qualité, ellessont des ébranlements purs qui ne peuvent se déployer que dans ladurée. Ce que parvient à créer de Staël à partir de la surface dutableau, mais également Guston quelques années plus tard, c'est unepicturalité 41 purement temporelle. Néanmoins, l'émergence de cette temporalité ne dépend pas que deson seul créateur. Si une telle peinture de la matière rend possiblel'expérience de la durée, celle-ci ne sera effective que si lespectateur fait preuve d'une contemplation qualitative qui sedétourne d'une vision utile des choses. En effet, le " regardeur "doit se méfier de son intelligence pratique qui le pousse àconsidérer d'abord le tableau comme un espace, à ne voir dans lesstrates de matière qu'une juxtaposition de couleurs plus ou moinsbien accordées entre elles. Au contraire, pour que la temporalité deces tableaux soit effective, il faut que le spectateur accepte quesa vision soit dénuée de toute utilité, il doit accepter depercevoir la pure hétérogénéité des ébranlements des couleursjusqu'à ce que cette dernière affecte sa vie intérieure, leplongeant ainsi dans une pure expérience affective de durée.Cependant, pourquoi cette expérience est-elle bien de l'ordre dutemps et non de l'espace ? Si nous regardons deux tableaux peints par de Staël en 1952, Mer etnuages et Ciel à Honfleur, nous voyons que le peintre donne à contemplerce que sa pure perception instinctive de la matière lui a montréc'est-à-dire un agencement de couleurs irradiantes de lumière qui sefondent, se pénètrent entre elles, tout en conservant leur qualitépremière. Ainsi les différentes strates aux blancs jamais identiquesde Mer et nuages n'expriment pas un état de ce paysage à un instantprécis mais perpétuent le mouvement d'une même matière avant qu'ellene soit perçue par notre intelligence. Par cette extension dumouvement de la matière lumineuse, qui est la picturalité même deses tableaux, de Staël exprime et crée les changements incessantsd'une substance qui se développe dans une pure durée. Et, si lespectateur de ce tableau sait fournir l'effort pour s'extirper de saconscience pratique, il expérimentera alors cette durée car celle-ciconstitue << le fond de notre être, et nous le sentons bien, lasubstance même des choses avec lesquelles nous sommes encommunication. >> 42 Par conséquent, si nous pensons, avec Bergson,que la durée est la substance même des choses avec lesquelles nous

41 Nous reprenons ici ce néologisme, riche de sens, créé par J.P. Jouffroydans son très précieux livre La Mesure de Nicolas de Staël. La picturalitédésigne l'autonomie plus ou moins affirmée du sujet et de la facture d'untableau aux dépens du " spectacle " et du récit éventuels qu'il est censémontrer.42 L'Evolution créatrice, op. cit. pp. 527 & 528.

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sommes en communication, lorsque ces choses sont des tableaux dontla picturalité est précisément la matière en mouvement, alors le "regardeur " de Mer et nuages, expérimentant qu'il est partie prenantede cette matière qu'il perçoit, sent son esprit se mettre enmouvement et prend conscience qu'il partage avec cette dernière, laqualité d'être une substance qui dure. Alors, toutes les conditionssont réunies pour que le mouvement de la matière picturale – pureextension de la matière naturelle – génère une durée qui vientconfluer avec celle du " regardeur ". On le voit, la cause de cette confluence possible de durées esttout autant picturale qu'ontologique : si le " regardeur " peutparticiper au temps de la peinture c'est parce que le traitement dela matière picturale parvient à générer une auto-affection del'esprit de celui qui regarde, lequel, se sentant mis en mouvement,(re)découvre qu'il est un être de durée. Ce n'est donc pas en vertud'une coïncidence due à l'histoire de l'art mais en raison de ladimension ontologique d'une telle peinture que les préoccupations dePhilip Guston rejoignent celles de de Staël. En effet, si la manièredont Guston expose ses réflexions d'artiste est tout aussi originaleque celle de son homologue français, les thèmes de matière, deperception, de participation du spectateur et de durée sont au cœurde sa pensée, notamment lors de la première " période " de créationqui courent des années cinquante à 1966. 43 A regarder les toiles decette époque, on comprend la raison pour laquelle Guston récusaitl'idée qu'il ait participé à ce mouvement dénommé "l'expressionnisme abstrait ". 44 Sa peinture, en effet, n'a riend'expressionniste, ni d'abstrait. Des tableaux comme Attar, Zone, the Clockou encore Native's return, tous réalisés entre 1953 et 1957, nesauraient être abstraits puisqu'ils donnent précisément de lamatière à percevoir, matière engendrée par des masses de couleursaux contours indéfinis de sorte qu'elles se pénètrent mutuellementtout en conservant leur qualité propre. Pour rendre compte de cesmasses colorées et comme aériennes ( Attar présente des strateshétérogènes de matières travaillées dans des blancs différents ),Guston parle d'une expérience qu'il qualifie de " perception élargie43 L'expression de " première période " n'est pas artificielle puisqueGuston, après 1966, cessera de créer des tableaux " matiéristes " etarrêtera même de montrer sa peinture durant deux années. A son retour surla scène publique, sa peinture devient " figurative ", ce qui lui vaudraune incompréhension voire un rejet de la part de nombreux critiques quivirent dans cette transformation, un reniement de la part du peintre. 44 " Je préfère parler d'Ecole de New york. Cette appellation[ expressionnisme abstrait ] ne me paraît pas conforme à la réalité, ondirait une formule forgée de toutes pièces ". P. Guston lors d'uneconversation avec Joseph Ablow à l'université de Boston au Printemps de1966 in Philip Guston, Peintures, 1947-1979, Paris, éd. Centre Pompidou,2000, p. 27.

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de lui-même ". Dans une perspective bergsonienne, il est aisé d'yvoir la traduction de la perception pure de la matière, laquellepermet précisément d'élargir la perception consciente et pratique dumonde dans lequel nous évoluons. En outre, c'est lors de cetteperception élargie que la matière picturale, d'inerte, devientmouvante : << Ce qui m'intéresse, au fond, c'est ce processus dontje suis en train de parler. Parfois, un tableau échoue, et j'enefface beaucoup. Mon atelier n'est pas très bien tenu. Sur le sol,il y a un gros amas de peinture, comme une bouse de vache dans uneprairie, et quelque chose qui tombe du tableau, et je regarde ce tassur le sol : ce n'est qu'un tas de matière inerte, de peinture inerte.Alors, qu'est-ce que c'est ? Je regarde à nouveau la toile, et cettemême matière n'est plus inerte, elle devient active, mouvante,vivante. Et ça m'apparaît comme une sorte de miracle singulier, dontj'ai besoin qu'il se reproduise, encore et encore. (…) Je suisconvaincu que c'est ça, l'acte de création, pour moi. >> 45 De même, cette peinture ne saurait être expressionniste puisqueGuston ne cherche pas à exprimer la matière mais à lui rendre sonmouvement vital, de sorte que regarder une de ses toiles ne consistepas à la contempler mais à y participer. C'est à cause de cetteexigence de la peinture que Guston explique la " mort " progressivede l'Ecole de New York : << c'est qu'il n'y avait pas de public pourça. Je crois que ça exige trop du spectateur, parce que ça requiertde sa part le même genre de sensation, de pensée, de questionnementque ceux que le peintre y a mis. En d'autres termes, ça exige unesorte de participation. >> 46 Et, ajoute Guston, la finalité de cetteparticipation du spectateur est une expérience d'ordre temporelle :<< Car si, comme je le crois, on est modifié par ce qu'on fait – cequ'on peint – le processus créatif ne peut être exploré que dans ladurée. La prise en compte de ce développement est contredite parl'intolérable fixité du tableau. Ne pas le faire reviendrait àentrer dans un musée de cire, ce qui serait comique et hilarant, unesorte de pseudo-mort. Pour lutter contre cet état de statues decire, on est poussé à faire ce que l'on n'a pas encore fait, ni vufaire. Ce qu'on ne sait pas encore faire. Mais il faut dire que trops'attacher à cette dimension inconnue du temps, en art, n'est pasforcément utile. >> 47 Ici encore, l'analyse de Guston est des plusbergsoniennes, comme sa peinture est de l'ordre de la durée, c'estparce qu'elle possède une dimension ontologique qu'elle est inutilepour la vie pratique et courante. C'est pour cette raison que cettepeinture ne peut être appréhendée comme un musée de cire. En effet,contempler un tableau comme Attar avec les yeux de l'intelligence

45 ibid, p. 30.46 ibid, p. 32.47 Philip Guston, Conférence donnée à la University of Minnesota, Mars 1978, ibid, p. 42.

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serait le regarder comme l'on remarque un beau mannequin de cire.Mais, une fois que ce mannequin est vu, il devient comme un jouetinutile, il peut alors échouer dans une vitrine qui devient peu àpeu mortuaire en proportion de la disparition du caractère auratiquede l'objet. Au contraire, les tableaux de Guston, à l'instar de ceuxde de Staël, font appel à notre instinct, à notre capacité depercevoir purement la matière. Ces peintures, en créant et proposantune véritable extension de la matière naturelle, génèrent une duréequi vient communiquer et confluer avec notre esprit, dans la mesureoù ce dernier, ému par la picturalité qualitative de l'image qu'ilcontemple, découvre que le " fond de son être " est une substancetemporelle. Ainsi, l'esthétique bergsonienne permet-elle de dévoilerce savoir qui peut s'avérer précieux pour l'artiste comme pourl'amoureux de l'art : la peinture peut prendre place parmi les artsdu temps puisqu'elle recèle la capacité de générer une durée pourcelui qui veut la ressentir.

Ultimes perspectives :

Enfin, un autre aspect de la potentialité qu'offre l'esthétiquede Bergson est de donner des éléments méthodologiques pour lepenseur qui désire développer les analyses produites par MichelFoucault dans L'Archéologie du savoir, en les " appliquant " sur ce champparticulier qu'est l'histoire de l'art. En effet, les concepts dematière, de mouvement, de temps et d'éternité permettent dedistinguer, de critiquer aussi bien dans l'histoire de la peintureque dans l'histoire de la musique, des séries de tableaux ou decompositions dont la genèse est constitutive de ces concepts.Autrement dit, ce que permet l'esthétique de Bergson est de réaliserun travail d'historien suivant les préceptes et méthodes définiespar Foucault : << Désormais le problème est de constituer des séries: de définir pour chacune ses éléments, d'en fixer les bornes, demettre au jour le type de relations qui lui est spécifique, d'enformuler la loi, et, au-delà, de décrire les rapports entredifférentes séries, pour constituer ainsi des séries de séries, oudes " tableaux " >>. 48 L'esthétique mise en œuvre dans ces pagespermet de formuler, d'une part, " le tableau des tableaux " c'est-à-dire les séries de toiles qui constituent la peinture comme art dutemps, et, d'autre part, le " tableau des musiques " c'est-à-direles séries de compositions qui constituent la musique comme art del'espace. Nous ne donnerons ici qu'un aspect de ce que permet l'esthétiquebergsonienne dans ce champ qu'est l'histoire de l'art. En effet,nous avons déjà amorcé, par l'analyse des oeuvres de de Staël et deGuston, les contours de ce que serait l'un des jalons de cette série48 L'Archéologie du savoir, Paris, éd. Gall. 1969, p. 15.

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que sont les tableaux qui participent à l'histoire générale49 de lapeinture comme art du temps. Cette histoire est rendue possible parun médium conceptuel ( les concepts de matière, mouvement, temps etéternité ) mais, c'est précisément le traitement que les peintresont réservé à ces concepts qui permet de mettre en évidence unenchaînement des œuvres dans une série qui n'est pas réductible à laseule chronologie. En d'autres termes, l'histoire générale de lapeinture " temporelle ", rendue possible par l'esthétiquebergsonienne, est constituée d'une succession d'œuvres qui n'estrégie par aucune loi conceptuelle préétablie. Seulement, ce quiordonne la série des tableaux qui entrent dans cette histoire, estle traitement religieux, métaphysique ou scientifique que despeintres ont accordé aux concepts de matière, de mouvement,d'éternité et de durée. Par suite, il s'agira donc – parl'intermédiaire de ce médium conceptuel -- de mettre en évidence lamanière dont certains peintres ont donné un sens et une force à cemédium , de sorte que l'examen et l'analyse de leurs créationspicturales produisent un parcours qui révèlera de lui-même unesuccession sans lois préétablies de ces créations. Cette successionn'étant pas soumise à des catégories générales invariables, maiss'animant elle-même selon le médium conceptuel ( variable d'unpeintre à l'autre ), méritera alors le qualificatif d'histoire dansla mesure où elle mettra en relation des séries de tableaux quiseront choisi selon leur degré de contribution à la mise en place dela peinture comme art du temps. Il reste désormais à exploiter toutes ses promesses qu'offrel'esthétique de Bergson.

49 Foucault distingue et oppose cette histoire générale à l'idée d'unehistoire globale, cette dernière désignant un certain classicisme enhistoire qui consiste à systématiser, à globaliser tous les événementsappartenant à un même genre suivant le seul principe de la chronologie.En ce sens, les modèles de cette histoire globale sont tous les ouvrages d'histoire de la peinture qui ont proliféré depuis le XIXème siècle et quis'efforcent, avec plus ou moins de succès, d'organiser, selon unprocessus linéaire, causal et préétabli l'apparition des différentes "écoles " de peinture, chacune étant celle qui hérite de la précédente pourêtre dépassée à son tour par une autre école. Il n'est pas étonnant, dèslors, de voir dans de tels ouvrages l'emploi de préfixes symboliques,tout aussi creux qu'artificiels de " pré " et de " post " pourcaractériser tel ou tel mouvement.

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Pierre Truchot.

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