« Pour une histoire conceptuelle du doublet Population/Peuplement »

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© Presses universitaires de Rennes – épreuve de travail Document Confidentiel POUR UNE HISTOIRE CONCEPTUELLE DU DOUBLET « POPULATION/PEUPLEMENT » Luca PALTRINIERI Dans son acception la plus courante, le mot de « peuplement » est utilisé à la fois pour indiquer un « état » et une « action 1 ». En tant qu’« état », le « peuple- ment » se confond tout simplement avec la définition de « population » : « Le nombre de personnes présentes à un moment donné sur un territoire donné 2 . » Mais c’est la deuxième signification qui prévaut dans les usages actuels : peupler, ou constituer et accroître la population d’un territoire à travers une action délibérée. Or, si l’on regarde les choses du point de vue historique, l’on constate facilement que cette deuxième acception « active » du mot, dérive de l’invasion d’un champ sémantique qui appartenait précédemment – jusqu’à la fin du XVIII e siècle – au mot de « population 3 ». D’un point de vue historique, le concept de « peuple- ment » semble donc provenir de la catégorie plus ancienne de « population ». Toutefois, faire l’histoire de deux catégories aussi complexes et de leur nature indécise – entre le biologique et le social, les sciences humaines et les sciences naturelles –, impose d’établir une série de distinctions méthodologiques de principe. En tant que concepts, « population » et « peuplement » fonctionnent comme des catégories de la compréhension qui, à un certain moment de la formation de la démographie ou de la géographie moderne, ont permis de « découper », délimiter et établir un certain espace de l’observation scientifique. Comme tous les concepts des sciences humaines et sociales, « population » et « peuplement » sont d’abord des « words in sites », chacun ayant leur être dans des sites historiques 4 , chacun appartenant à plusieurs « styles de raisonnement » par lesquels ils sont connectés à un réseau d’autres concepts et catégories 5 . Ce réseau de concepts interconnectés 1. Voir l’introduction générale à cet ouvrage. 2. Cf. SAUVY A., Théorie générale de la population, Paris, PUF, 1952-1954, p. 50 ; LE BRAS H., L’adieu aux masses. Démographie et politique, La Tour d’Aigues, Les éditions de l’Aube, coll. « Monde en cours », 2002, p. 9-10. 3. Bon nombre de dictionnaires, surtout en anglais, reportent encore cette deuxième signification du mot « population » qui, en français, a été lentement absorbée par le mot de « peuplement » au cours du XIX e siècle. 4. Cf. HACKING I., « Historical méta-epistemology », dans CARL W., DASTON L. (dir.), Wahrheit und Geschichte, Göttingen, Vandenhoeck et Ruprecht, 1999, p. 66. 5. Concernant la notion de « styles de raisonnement », Cf. CROMBIE A. C., Styles of Scientific Thinking in the European Tradition: The History of Argument and Explanation Especially in the Mathematical and Biomedical Sciences and Arts, London, Gerald Duckworth & Company, 1995, 3 vol.

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pour une histoire conceptueLLe du doubLet « popuLation/peupLement »

Luca Paltrinieri

Dans son acception la plus courante, le mot de « peuplement » est utilisé à la fois pour indiquer un « état » et une « action 1 ». En tant qu’« état », le « peuple-ment » se confond tout simplement avec la définition de « population » : « Le nombre de personnes présentes à un moment donné sur un territoire donné 2. » Mais c’est la deuxième signification qui prévaut dans les usages actuels : peupler, ou constituer et accroître la population d’un territoire à travers une action délibérée. Or, si l’on regarde les choses du point de vue historique, l’on constate facilement que cette deuxième acception « active » du mot, dérive de l’invasion d’un champ sémantique qui appartenait précédemment – jusqu’à la fin du xviiie siècle – au mot de « population 3 ». D’un point de vue historique, le concept de « peuple-ment » semble donc provenir de la catégorie plus ancienne de « population ».

Toutefois, faire l’histoire de deux catégories aussi complexes et de leur nature indécise – entre le biologique et le social, les sciences humaines et les sciences naturelles –, impose d’établir une série de distinctions méthodologiques de principe. En tant que concepts, « population » et « peuplement » fonctionnent comme des catégories de la compréhension qui, à un certain moment de la formation de la démographie ou de la géographie moderne, ont permis de « découper », délimiter et établir un certain espace de l’observation scientifique. Comme tous les concepts des sciences humaines et sociales, « population » et « peuplement » sont d’abord des « words in sites », chacun ayant leur être dans des sites historiques 4, chacun appartenant à plusieurs « styles de raisonnement » par lesquels ils sont connectés à un réseau d’autres concepts et catégories 5. Ce réseau de concepts interconnectés

1. Voir l’introduction générale à cet ouvrage.2. Cf. sauvy a., Théorie générale de la population, Paris, PUF, 1952-1954, p. 50 ; le Bras H., L’adieu

aux masses. Démographie et politique, La Tour d’Aigues, Les éditions de l’Aube, coll. « Monde en cours », 2002, p. 9-10.

3. Bon nombre de dictionnaires, surtout en anglais, reportent encore cette deuxième signification du mot « population » qui, en français, a été lentement absorbée par le mot de « peuplement » au cours du xixe siècle.

4. Cf. Hacking i., « Historical méta-epistemology », dans carl W., daston l. (dir.), Wahrheit und Geschichte, Göttingen, Vandenhoeck et Ruprecht, 1999, p. 66.

5. Concernant la notion de « styles de raisonnement », Cf. cromBie a. c., Styles of Scientific Thinking in the European Tradition: The History of Argument and Explanation Especially in the Mathematical and Biomedical Sciences and Arts, London, Gerald Duckworth & Company, 1995, 3 vol.

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permet la communication entre disciplines, ou les « migrations d’outillages intellec-tuels à travers les savoirs 6 ». Ainsi, la polysémie des mots « population » et « peuple-ment » dépend de leur trajectoire historique à travers un assortiment de savoirs extrêmement variés, comme l’arithmétique politique, la théologie, l’astronomie, l’économie politique, l’anthropologie, la statistique morale et administrative, la sociologie, la géographie, le calcul des probabilités, la démographie 7. Dans leurs significations historiques, ces deux concepts ne peuvent donc pas être saisissables à partir d’un découpage disciplinaire a posteriori, qui les renvoie à la sociologie, à la démographie ou l’urbanisme : il faut en quelque sorte les ramener à leur nature de simples mots, dont on doit reconstituer le contexte historique d’énonciation pour (ré)-découvrir leur contenu conceptuel.

Pour ce faire, il semble utile d’esquisser une histoire de ces deux mots ainsi que de la recomposition de leur champ sémantique au xixe siècle, selon une démarche archéologique, au sens que M. Foucault donnait de ce terme 8. Cette approche permet notamment d’éviter l’« essentialisation » des concepts – qui en fait des universaux invariables –, l’identification naïve des mots aux concepts, ou encore la projection de leurs significations contemporaines sur les acceptions anciennes et les objets du passé. Mais le risque d’une telle archéologie conceptuelle est de faire de la « population » et du « peuplement » de pures inventions savantes qui s’imposent à la réalité sociale via des politiques étatiques 9. Autrement dit, le modèle du contrôle et de construction « panoptique-statistique » de la réalité sociale risque de faire oublier que « le monde résiste » et que « les scientifiques qui s’obstinent doivent s’accommoder eux-mêmes de cette résistance 10 ».

En effet, en tant que réalités, « population » et « peuplement » renvoient à des politiques publiques et démographiques et, en même temps, à des comportements sexuels et procréateurs, à des modes de socialisation, à des transformations clima-tiques et environnementales, aux migrations. Ces différentes sphères de l’action humaine ne représentent pas des agrégats de rapports informes en attente d’une

6. perrot J.-c., « Histoire des sciences, histoire concrète de l’abstraction », dans guesnerie R., Hartog F. (dir.), Des Sciences et des Techniques : un débat, Paris, Éditions de l’EHESS, coll. « Cahier des annales », 45, 1998, p. 25-37.

7 . Cf. guillard a., Éléments de statistique humaine ou démographie comparée, Paris, Guillaumin et Cie, 1855. Cf. scHWeBer l., Disciplining Statistics. Demography and Vital Statistics in France and England, 1830-1885, Durham, Duke University Press, 2006, p. 35 et suivantes.

8. Cf. paltrinieri l., L’expérience du concept. Michel Foucault entre épistémologie et histoire, Paris, Publications de la Sorbonne, 2012, p. 115-158.

9. C’est le risque encoure par le livre de le Bras H. (dir.), L’invention des populations. Biologie, idéologie et politique, Paris, Odile Jacob, 2000. Voir sur ce point scHWerBer l., « L’histoire de la statistique, laboratoire pour la théorie sociale », Revue française de sociologie, 37, 1, 1996, p. 107-128 ; greenHalgH s., « The Social Construction of Population Science: An Intellectual, Institutional, and Political History of Twentieth-Century Demography », Comparative Studies in Society and History, vol. 38, 1, jan 1996, p. 26-66.

10. Hacking i., Entre science et réalité. La construction sociale de quoi ?, trad. Jourdant B., Paris, La Découverte, 2001 [éd. orig. The social construction of what?, Cambridge, Harvard University Press, 1999), p. 102.

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« invention » catégorielle qui puisse la contenir et l’informer par le haut 11. Il faut plutôt parler d’une construction simultanée, par le haut et par le bas, matérielle et conceptuelle, de la réalité sociale que ces concepts expriment. Il faudrait alors prendre la question par un autre biais et interpréter les transformations séman-tiques et l’émergence de nouveaux mots comme les symptômes de boulever-sements profonds de la société elle-même. De ce point de vue, l’histoire des concepts politiques de Reinhart Koselleck ou de Quentin Skinner a su manifester cette attention aux transformations sémantiques, qui précèdent et suivent les grands bouleversements politiques 12. Émerge alors une autre temporalité des transformations conceptuelles : si l’histoire des concepts scientifiques concerne surtout le cercle restreint des savants et semble procéder par ruptures, « inven-tions » et discontinuités, l’histoire des concepts politiques met l’accents sur les longues transformations silencieuses qui affectent une société dans son ensemble.

Ainsi, du point de vue de l’histoire des sciences, « population » ou « peuple-ment » apparaitront surtout comme des concepts transposés dans la société à partir du cercle restreint de l’opinion scientifique pour donner une forme à la société elle-même ; du point de vue de l’histoire des idées politiques, ces mêmes concepts apparaitront comme les résultats de transformations sociales, à l’instar du concept de « peuple ». C’est bien pour cette raison que nous plaidons pour la combinaison des ces deux approches complémentaires. De notre point de vue, l’étude du doublet « population/peuplement » doit par conséquent prendre en compte au moins trois dimensions : leur trajectoire à l’intérieur d’une série de savoirs qui se constitueront en « sciences », au seuil de la modernité ou plus tard ; leur histoire « politique », qui en fait des concepts en lien avec les savoirs et les arts de gouverner ; le caractère événementiel de leur élaboration et de leur diffusion, en lien avec les transformations historiques d’une société donnée.

du peupLe à La popuLation

Les aventures du « peuple »

La transformation du concept de « peuple » au xviiie siècle en France est, du point de vue d’une histoire des concepts politiques, un exemple remarquable. Jusqu’au milieu du siècle, le mot oscille entre une définition qui relève du droit (le dictionnaire de l’Académie française le définit alors comme une « multitude

11 . Cf. rosental p.-a., « L’argument démographique. Population et histoire politique au xxe siècle », Vingtième siècle. Revue d’histoire, 95, juillet-septembre 2007, p. 3-14.

12. Cf. koselleck r., Die vergangene Zukunft : Zur semantik geschichtlicher Zeit, Francfort, Surkhamp, 1979, tr. fr. Le Futur passé : contribution à la sémantique des temps historiques, Paris, Éditions de l’EHESS, 1990 ; skinner q., The Foundations of Modern Political Thought, Cambridge University Press, 1978, 2 vol, tr. fr. Les fondements de la pensée politique moderne, Paris, Albin Michel, 2001.

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d’hommes d’un mesme païs, qui vivent sous les mesmes loix 13 ») et une définition négative, voire méprisante, l’identifiant aux couches populaires les plus pauvres, dont les contemporaines ne voient que le désordre des instincts et des passions. De ce point de vue, le « peuple » est la « canaille », la « multitude », la « populace » caractérisée par ses mouvements irrationnels. Montesquieu, par exemple, écrit que :

« Le Peuple est un animal qui voit et qui entend, mais qui ne pense jamais. Il est dans une léthargie ou dans une fougue surprenante et il va et vient sans cesse d’un de ses états à l’autre, sans jamais savoir d’où il est parti 14. »

Au cours du débat sur la « guerre des grains » dans les années 1760, Necker et les physiocrates, s’accordent « sur l’incapacité du peuple à bâtir, voire à comprendre, une politique complexe et ses raisons. Le peuple est aussi borné pour les uns et pour les autres 15 ». Le peuple, au sens du « menu peuple » se confondant avec la populace n’a donc pas d’existence politique. Seulement avec Rousseau et Coyer, au milieu du siècle, la notion de peuple devient principe de subjectivation d’une multiplicité d’hommes agissant ensemble, qui sont égaux entre eux et qui font de cette égalité le principe de leur force politique 16.

Cette nouvelle définition dérive du bouleversement du premier sens de « peuple » : pour Hobbes, le peuple s’opposait à la « multitude » comme un corps ordonnée à une « hydre à cent têtes qui ne garde point d’ordre et qui ne doit prétendre dans la République que la gloire de l’obéissance 17 ». Lorsque les « têtes » aliènent leurs droits dans les mains d’un souverain, la multitude devient une seule personne qui a sa volonté propre, « qui peut disposer de ses actions, telles que sont commander, faire des lois, acquérir, transiger 18 » : un peuple régulièrement gouverné. C’est bien Rousseau qui transfère au peuple la souverai-neté et le pouvoir d’établir les institutions de son gouvernement. Cette nouvelle définition n’appartient pas qu’au règne des chimères philosophiques, au contraire l’on peut dire que la Révolution lui donne une chair et une réalité : le peuple désigne alors « une entité substantielle, il ne se caractérise plus par son identité, fut-elle économiquement définie, mais par la puissance d’une masse intervenant

13. Le Grand Dictionnaire de l’Académie françoise, dédié au Roy, tome II, Amsterdam, chez la veuve de Jean Baptiste Coignard, 1695, p. 228.

14. montesquieu, Lettres persanes, dans Œuvres complètes (Callois R. (éd.)), tome I, Paris, Gallimard, 1949-1951, 3 vol., notes [1721, rééd. 1758)].

15. coHen d., La nature du peuple : les formes de l’imaginaire social (xviiie, xxie siècles), Grenoble, Champ Vallon, 2010 ; farge a., Effusion et tourment, le récit des corps. Histoire du peuple au xviiie siècle, Paris, Odile Jacob, 2007.

16. Sur le peuple en tant que notion de théorie politique, cf. vargas y. (dir.), De la puissance du peuple, Paris, Les Temps des Cerises, 2007, 3 vol.

17 . HoBBes, Leviathan, Paris, Sirey, 1971.18. Ibid.

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pour changer les règles du jeu 19 ». Ici, l’histoire du concept ne se limite donc plus au terrain de l’histoire des idées savantes, elle s’inspire concrètement des évolutions politiques, historiques, en un mot « matérielles » d’une société entière. Le génie philosophique de Rousseau consiste à avoir cerné à travers un concept le bouleversement social d’une époque, qui culmine dans la Révolution.

La population et ses équivoques

Au moment même où le « peuple » assume sa signification moderne, une floraison discursive surgit autour de la « population ». Le mot « population » existe en moyen français jusqu’aux xixe-xve siècles, sous la forme d’un emprunt au latin populatio (dans le sens d’ensemble d’habitants d’un lieu) et du verbe « populer » (peupler), mais il disparaît en français au cours du xvie et n’appa-raît presque pas, ou de façon très sporadique, au cours du xviie siècle 20. C’est seulement dans les années 1750 que l’on retrouve le mot, utilisé d’abord chez les économistes (Forbonnais, Herbert) puis chez toute une série de pamphlé-taires (par exemple chez Goudar, Coyer et surtout Mirabeau, qui publie en 1756 L’ami des hommes ou traité de la population). Le mot connaît rapidement une grande diffusion qui découle de « l’équivoque » dont le concept est porteur. On aurait là un parfait exemple de ce que Bertrand Binoche appelle un « maître-mot » : un mot dont l’indétermination sémantique permet d’en exploiter le potentiel et d’en faire une référence incontournable 21. En effet le champ sémantique de la « population » a d’emblée une étendue beaucoup plus vaste qu’aujourd’hui.

En premier lieu, dans la plus grand partie des textes du xviiie siècle le mot de « population » recouvre au moins deux significations : il désigne l’ensemble dénombrable des habitants d’un territoire, mais aussi la propagation et la multi-plication des hommes par la reproduction. Ce double sens actif et passif du terme recèle une ambiguïté entre le processus et le produit, la manière dont on atteint le but et le résultat 22. Mais cette ambiguïté indique aussi que la population, processus/agrégation d’individus, commence à être comprise comme un phéno-mène manifestant ses régularités propres concernant la proportion des sexes à la naissance, le nombre de morts et d’accidents, la proportion des naissances par rapport aux morts et à la population totale : les créatures naissent, se marient, engendrent des enfants et meurent, tout cela semble relever de la contingence, du

19. Bras g., Les ambiguités du peuple, Paris, Plein Feux, 2008, p. 55.20. Sur l’usage du mot « population » tHéré c., roHrBasser J.-m., « L’entrée en usage du mot

“population” au milieu du xviiie siècle », dans cHarles l., lefeBvre f., tHéré c. (dir.), Le cercle de Vincent de Gournay. Savoirs économiques et pratiques administratives en France au milieu du xviiie siècle, Paris, INED, 2011, p. 133-163.

21 . BinocHe B., « Civilisation : le mot, le schème et le maître-mot », dans BinocHe B. (dir.), Les équivoques de la civilisation, Paris, Champvallon, 2005, p. 9-30.

22. Double sens qui appartient, dans les langues latines comme en anglais, à la plupart des mots qui se terminent en « tion ». Cf. Hacking i., Entre science et réalité…, op. cit., p. 59.

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choix individuel, mais une fois ces phénomènes comptés en nombre, ils montrent des régularités et des proportions quasi constantes. La découverte des compo-santes fixes et régulières au sein de phénomènes de population avait commencé vers le milieu du xviie siècle, notamment en Angleterre avec les bulletins de Graunt 23. En Allemagne, l’école de la physico-théologie soutenait que ces régularités étaient le signe d’un arrangement voulu par Dieu, gouverneur de l’uni-vers et des hommes : l’ordre qu’on retrouve partout dans les phénomènes démogra-phiques ne fait que révéler cette bienveillance suprême qui informe la nature 24. Les physiocrates interprèteront à leur tour les mécanismes socio-économiques comme un ordre naturel qui va de l’économie animale à l’économie politique 25. S’affirme ainsi, tout au long du xviiie siècle, l’idée d’un rapport équilibré entre le processus et le produit, qui se manifeste dans cette « constance des phénomènes dont on pourrait attendre qu’ils soient variables puisqu’ils dépendent d’accidents, de hasards, de conduites individuelles, de causes conjoncturelles 26 ».

En second lieu, la signification active du concept de population, lors de sa réapparition, renvoyait aussi à l’appartenance à l’« espèce » (les deux mots étant par ailleurs souvent synonymes). Il faut certes se garder de donner d’emblée une signification naturaliste à l’expression « espèce humaine », qui désigne plutôt une certaine insertion de l’homme dans le régime général des êtres vivants 27. D’ailleurs le mot « population », à la différence des mots « peuple », « peuplade », « populace » s’applique depuis son apparition indistinctement aux hommes et aux animaux : Mirabeau mentionne ainsi la population des rats, des loups et des moutons, Voltaire se réfère ironiquement, à la population de chenilles et Thomas Malthus écrira que « la population de la tribu se mesure par la population de ses troupeaux 28 ».

Mais il ne faut pas oublier, en troisième lieu, l’importance de la variable spatiale à laquelle doivent forcément s’adapter les phénomènes vitaux concernant

23. graunt J., Natural and Political Observation Made Upon the Bills of Mortality, Baltimore, John Opkins University, 1939.

24. Cf. roHrBasser J.-m., Dieu, l’ordre, le nombre. Théorie physique et dénombrement au xviiie siècle, Paris, PUF, 2001.

25. Cf. perrot J.-cl., Une histoire intellectuelle de l’économie politique, xviie-xviiie siècle, Paris, Éditions de l’EHESS, coll. « Civilisations et sociétés », 1992.

26. foucault m., Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France, 1977-1978, Paris, Gallimard-Éditions du Seuil, coll. « Hautes Études », 2004.

27 . Comme C. Larrère l’a montré, dans l’article de Diderot sur le « Droit naturel », l’expression « espèce humaine » implique plutôt l’idée de genre humain et signifie une appartenance logique encore plus que biologique à la communauté. Cf. larrière c., L’invention de l’économie au xviiie siècle, Paris, PUF, coll. « Leviathan », 1992, p. 51-57. Cf. aussi foucault M., Sécurité, territoire, population, op. cit., p. 77, et note 34.

28. Cf. miraBeau v. r., L’Ami des hommes ou Traité de la population, Avignon, 1756-1758, I, p. 40-41, p. 52, III, p. 461, 3 vol., (la métaphore animalière des rats est reprise de Cantillon et celle de loups de Botero) ; voltaire, article « Population », dans Questions sur l’Encyclopédie, par des amateurs, Genève, Bardin, 1775 ; maltHus t., Essai sur le principe de population, 1817 [5e éd.], tr. fr. Prévost P. et G., livre III, chap. V, Paris, Flammarion, 1992, p. 53.

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la collectivité humaine : Damilaville, par exemple, définit la population comme « la proportion que représente le nombre eu égard à l’étendue d’un territoire 29 », alors que pour Demeusnier, la population définit le « rapport des hommes au terrain qu’ils occupent 30 ». Autrement dit, la population, c’est ce qui résulte du fait que la puissance générative de l’espèce se soumet à la contrainte de l’espace. En ce sens, le terme de population est d’abord et principalement « le contraire de la dépopulation. C’est-à-dire qu’on entendait par “population” le mouvement par lequel, après quelque grand désastre, […] se repeuplait un territoire devenu désert 31 ». Au Moyen Âge, le terme latin de depopulatio était synonyme de « dévastation, ravage », mais au cours des xviie et xviiie siècles, il en vient progressivement à désigner la diminution des effectifs à l’intérieur d’un territoire donné. Schöne et Landry avaient déjà remarqué que l’usage du terme dépopulation s’était largement répandu bien avant celui de population, dès le début du xviiie siècle, par le biais des travaux de toute une série d’auteurs, qui s’employaient à démontrer l’existence prétendue d’un déclin démographique du monde connu 32. C’est donc par opposition à « dépopulation » que le sens actif de population comme peuplement d’un territoire a pu connaître un si grand succès : la « population » est un élan qui s’oppose à tous les obstacles et aux « vices cachés » entraînant la destruction du genre humain sur une aire donnée.

Enfin, la population au xviiie siècle n’est pas seulement une entité ou un processus : elle désigne spécifiquement une technique politique qui s’exerce sur le grand nombre et une branche du gouvernement consistant à favoriser la multi-plication de l’espèce humaine. Si la question de la population est liée à un projet gouvernemental, c’est parce qu’elle est au moins autant un objet du gouvernement qu’un moyen de bien gouverner. Depuis longtemps, le nombre des hommes fait office de source du pouvoir étatique, mais ce n’est qu’au cours du xviiie siècle que le nombre devient de plus en plus une preuve de l’efficacité du gouverne-ment 33. Ainsi Quesnay et Rousseau, tout en appartenant à des horizons politiques opposés, font de la population un « signe » du bon ou mauvais gouvernement 34.

29. roHrBasser J.-m., tHéré c., « L’emploi du terme “population”… », art. cit., p. 4. 30. demeusnier J.-n. (comte de), « Population », dans Encyclopédie méthodique. Économie politique

et diplomatique, dédiée et presentée à Monseigneur le Baron de Breteuil, ministre et secrétaire d’État (par Demeunier, Grivel et Desbois de Rochefort), Paris, Panckouke, et Liège, Plompteux, 1784-1788, 4 vol., in-4o.

31 . foucault M., Sécurité, territoire, population, op. cit., p. 69.32. Dont notamment Montesquieu, dans ses Lettres persanes, op. cit., t. 1, p. 129-373. Cf. scHöne

l., Histoire de la population française, Paris, A. Rousseau, 1893, op. cit., p. 3-4 ; landry a., Traité de démographie, Paris, INED, 1945.

33. Cf. perrot J.-c., « Les économistes, les philosophes et la population », art. cit., p. 162-172.34. quesnay f., « Hommes », dans tHéré c., cHarles l., perrot J.-c. (dir.), Oeuvres économiques

complètes, Paris, INED, 2005, p. 259-323, 2 vol. ; rousseau J.-J., Du contrat social, Paris, Flammarion, Paris, 1992, III, IX, p. 112 [rééd.]. Sur ce dernier cf. senellart m., « La population comme signe du bon gouvernement », dans cHarrak a., salem J. (dir.), Rousseau et la philosophie, Paris, Publications de la Sorbonne, 2004, p. 189-212.

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Bien gouverner signifie désormais retracer et agir sur les « causes prochaines » de la propagation humaine tout en levant les obstacles. Gouverner la population signifie ainsi gérer un complexe d’hommes et des choses où entrent en ligne de compte les subsistances et les richesses, les habitudes et les coutumes, l’agri-culture et l’industrie, les famines et les épidémies 35. Ces variables sont autant d’obstacles sur lesquels bute l’action du gouvernement, qui ne peut jamais les maitriser complétement. C’est pourquoi, selon Michel Foucault, la population désigne « un ensemble de processus qu’il faut gérer dans ce qu’ils ont de naturel et à partir de ce qu’ils ont de naturel 36 » et représente le « niveau de pertinence » d’un nouvel art de gouverner qui s’affirme au xviiie siècle autour des disciplines économiques : le libéralisme, dont le principe premier consiste à respecter une certain naturalité du marché.

La population, un nouveau personnage ?

Ces significations ne sont pas, chacune prise isolément, nouvelles. Les sens actif et passif de « population » existaient déjà, sous l’expression de « nombre des hommes », « peuple », « peuplement », « propagation ». En revanche, au xviiie siècle, ces significations sont rassemblées sous un même mot pour désigner une vaste étendue du réel humain qui va « depuis l’enracinement biologique par l’espèce jusqu’à la surface de prise offerte par le public 37 ». L’émergence soudaine du mot « population » ne correspond donc pas à une révolution des méthodes de dénombrement et de calcul, ne marque pas le progrès de la lumière sur l’ignorance dans la construction d’une science de la population, mais montre que la popula-tion comme réalité commence à représenter la vérité et le but d’un nouvel art de gouverner, en bref d’un nouveau style de raisonnement politico-scientifique.

Si le peuple devient un concept « politique » au sens plein du terme, la population devient le concept central d’une « science » qui sert d’appui au nouvel art de gouverner. En effet, le peuple, en tant que collection d’individus obéissant à un souverain (ou des sujets de droits) n’est plus pertinent pour la « nouvelle science de l’économie » : il représente l’élément du désordre, l’effet de surface d’une volonté collective non maitrisable ou de toute façon dangereuse pour la régula-tion économique. La population apparaît, au contraire, comme un ensemble de comportements intéressés ou de « conduites » humaines qui vont se régler sur les transformations du marché, l’entourage matériel, la circulation des richesses, mais aussi les mœurs et les valeurs morales et religieuses. Selon Foucault, la nouvelle « nature » de la population est, en somme, une nature double d’objet et de sujet, « c’est-à-dire ce sur quoi, ce vers quoi on dirige les mécanismes

35. Cf. foucault M., Sécurité, territoire, population, op. cit., p. 100. 36. Ibid., p. 74. 37 . foucault M., Sécurité, territoire, population, op. cit., p. 77.

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pour obtenir sur elle un certain effet » et « un sujet puisque c’est à elle que l’on demande de se conduire de telle ou de telle façon 38 ». Dans ce sens, la « popula-tion » est aussi un être concrètement nouveau, un « nouveau personnage » qui « advient à l’existence » par tout un travail pratico-réflexif dans le cadre d’un rapport de force qui s’établit entre l’action directe-indirecte de l’État sur le milieu, l’échange, la circulation, etc., et les conduites sexuelles ou de consommation qui se répandent parmi les membres d’une population.

L’on voit alors que l’archéologie du concept de « peuple » implique un renou-veau de l’ontologie, c’est-à-dire une analyse historique de ce qui est porté à l’exis-tence à partir des pratiques très concrètes qui sont à la fois celles des gouvernants et de gouvernés 39. De ce point de vue, la catégorie de « population » n’est pas un simple produit de la gouvernementalité libérale, et il faudrait déchiffrer, derrière son émergence, les transformations, les mouvements, les insurrections des « peuples ». Ainsi, il faut insister sur les événements, souvent cachés ou obscurs, dont l’apparition de la nouvelle catégorie est une sorte d’effet de surface. L’apparition des nouvelles conduites procréatrices, notamment liée à la contra-ception qui se diffuse de façon plus ou moins perceptible dans les campagnes françaises à partir des années 1750, semble être l’une des raisons de la nouvelle problématisation 40. Il s’agit en effet de gouverner un nouveau sujet qui ratio-nalise à la fois son activité productive et consommatrice (comme l’exprime la notion d’intérêt) et son activité reproductive (à travers le contrôle des naissances). La diffusion soudaine de la catégorie de « population » n’exprime donc pas seulement le développement d’une nouvelle « gouvernementalité », mais aussi et surtout une nouvelle « économie du plaisir » qui traduit une nouvelle expérience sociale : la reproduction d’une société par elle-même peut et doit désormais entrer dans un « calcul 41 ».

peupLement

L’antécédent : la « peuplade »

Parmi les conséquences du succès soudain de la nouvelle catégorie de « population » au xviiie siècle, il faut remarquer « l’invasion » sémantique que

38. foucault M., Sécurité, territoire, population, op. cit., p. 44-45.39. rose n., Reframing Political Thought, op. cit., p. 32 ; daston l. (dir.), « Introduction », Biographies

of Scientific Objects, op. cit.40. Cf. à ce propos, HetcH J., « From be Fruitful and Multiply to Family Planning: the Enlightenment

Transition », Eighteenth Century Studies, 32, 1999, p. 536-551.41 . Pour plus d’arguments à propos de cette thèse, cf. paltrinieri l., « L’émergence de la

population : Mirabeau, Quesnay, Moheau », dans kiéfer a., risse d. (dir.), La biopolitique outre-atlantique après Foucault, Paris, L’Harmattan, coll. « Esthétiques », 2012, p. 73-89 ; paltrineri L, « L’émergence et l’événement. Population et reproduction au xviiie siècle », dans oulc’Hen H. (dir.), Usages de Foucault, Paris, PUF, p. 337-354.

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le nouveau « mot » opère au détriment de celui de « peuplement ». Ce dernier terme est en usage depuis le xvie siècle en tant que synonyme de « propaga-tio » et il est utilisé principalement pour indiquer la propagation végétale et animale. Le Thresor de la langue francoyse donne les entrées « Peuplement de vigne, Propagatio », alors qu’Olivier de Serres parle de « peuplement du colom-bier 42 ». D’autres auteurs parlent de « peuplement » en relation à la diffusion des cultures du peuplier. Seul Montchrestien mentionne en 1615 le « peuplement » de l’Amérique par les Espagnols, en liant ainsi la signification du mot à l’expé-rience coloniale 43. Dans ce cas, le mot est utilisé en relation à l’activité humaine de multiplication sur un territoire et est synonyme de « peuplade », également employé pour indiquer l’action de peupler un territoire. En effet, le terme de « peuplade » a aussi une double signification : il indique à la fois l’action d’occu-pation d’un territoire et les « gens envoyez de nostre païs pour peupler quelque lieu, Colonia 44 ». En 1633, Deyron utilise le mot de « peuplade » à plusieurs reprises pour se référer aux implantations des Grecs dans les colonies 45.

Or, si le mot de « peuplade » prend assez rapidement un sens restreint pour évoquer la colonisation de nouveaux territoires et l’existence physique des colonies, celui de « peuplement » semble quasiment disparaître au cours du xviiie siècle. Si le Dictionnaire royal de Pomey 46 évoque encore le peuplement comme synonyme de « peuplade », les usages sont désormais sporadiques et limités à la réalité végétale. Tissot, par exemple, utilise le terme une seule fois en relation aux humains. (« Les gens qui quittent la campagne pour la ville sont une perte pour le peuplement. ») Mais l’on pourrait dire que sa signification semble ici n’être qu’une simple dérivation du concept de « population », que l’on retrouve un peu partout, dans le livre de Tissot comme ailleurs 47. Ce n’est dont pas étonnant que Gattel puisse écrire, en 1813, que le mot de peuplement « est inusité 48 ». Selon Théré et Rorhbasser, l’implantation de « population » dans son sens « actif » de

42. nicot J., Le Thresor de la langue francoyse, Denys Duval, pour David Douceur, Paris, 1606 ; olivier de serres, Le Théâtre d’agriculture et mesnage des champs, Paris, Jamet-Métayer, 1600.

43. montcHrestien, antoine de, Traicté de l’économie politique, Rouen, J. Osmont, 1615, p. 200.44. nicot J., Le Thresor de la langue francoyse, op. cit.45. deyron J., Des Antiquités de la ville de Nismes, Nismes, J. Plasses, 1663. Selon le Dictionnaire de

l’Académie française (1694) : « Peuplade : s. f. coll. : Multitude d’habitants qui passent d’un païs à un autre pour le peupler. Envoyer une peuplade dans un païs. les differentes peuplades qui ont esté envoyées dans l’Amerique, dans les Indes. On dit aussi, Faire une peuplade en un païs, pour dire, Y envoyer, y establir une peuplade. » Voltaire utilise couramment le terme, et Lafiteau, parle indifféremment de « peuplade » pour se référer aux colonisateurs et à l’implantation physique des colonisateurs : le groupe de maison, le village ou la ville (Histoire des découvertes et conquêtes de pourtogauis dans le nouveau monde, Paris, Saugrain père, 1733).

46. pomey f.-a., Le Petit dictionnaire royal pour ceux qui commencent de composer en latin, Lyon, A. Molin, 1677 [reéd. 1710].

47 . tissot s. a., Avis au peuple sur sa santé, Lyon, J.-M. Bruyset, B. Duplain le jeune, 1763, p. 37.48. gattel cl.-m. (Abbé), Dictionnaire universel portatif de la langue française, avec la prononciation

figurée, Lyon, Vve Buynand, 1813.

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propagation, s’est faite justement à son détriment, alors que « dépeuplement » et « repeuplement » restent en usage 49.

L’émergence d’une problématique coloniale et une redécouverte sémantique

Pourtant, le terme n’était pas destiné à l’oubli. Soudainement, il réapparait au cours du xixe siècle : la base de textes numérisés Gallica révèle seulement 4 occurrences entre 1700-1750, 56 entre 1750-1800, 236 entre 1800-1850, et 1639 entre 1850-1900 50. La progression est évidente : elle révèle une sorte d’« émergence » du concept, signalée par une « explosion » discursive autour des années 1830-1840.

Naturellement, un nombre important de références concerne encore la réalité animale ou végétale, mais il convient de remarquer qu’entre temps, le concept a été transféré à la réalité humaine, notamment par le biais du problème de la colonisation de l’Algérie. Une enquête sur la littérature des années 1840, laisse peu de doutes sur ce point : les textes où l’usage du mot de peuplement est plus fréquent sont Question d’Afrique, par M. Lafaye, 1843 ; L’Algérie en 1844, par Desjorbert, 1844 ; Algérie. Examen de la colonisation au point de vue pratique, par Marcellin de Bonnal, 1847 ; Projet de colonisation pour les provinces d’Oran et de Costantine, par De la Moricière et Bedeu, 1847 ; Résumé de la situation morale et matérielle en Algérie, par E. Brière, 1847 ; Essai sur l’histoire de la propriété en Algérie par Eugène Robe, 1848 ; Guide du Colon en Algérie, par M. De Larfueil, 1848 ; Question algérienne, première partie, de la colonisation par la Société algérienne, 1848 ; Études sur l’Algérie, par Achille Fillias, 1849. Mais c’est surtout Thomas Robert Bugeaud, duc d’Isly et général renommé, qui fait du peuplement français et des colonies militaires la clé du maintien de la domination française en Algérie 51.

Si l’émergence du mot « population » dans les années 1750 sous-tendait l’évé-nement invisible de la diffusion des nouveaux comportements reproducteurs et la mise en place d’une nouvelle gouvernementalité libérale, l’événement qui sous-tend l’explosion du mot de « peuplement » n’est rien d’autre que le début de l’aventure coloniale du Second Empire, et notamment la conquête de l’Algérie. Ainsi une analyse des champs sémantiques liés au concept de « peuplement » s’avère ici aussi essentielle.

49. tHéré c., roHrBasser J.-M., « L’entrée en usage du mot “population” au milieu du xviiie siècle ».

50. Gallica est une base de textes anciens numérisés et mis en ligne par la Bibliothèque nationale de France : [gallica.bnf.fr].

51 . Bugeaud t. r., De l’établissement des légions de colons militaires dans les possessions françaises du Nord de l’Afrique, Paris, Firmin Didot Frères, 1838 ; Le peuplement français de l’Algérie, Éditions du comité Bugeaud, 1934.

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En premier lieu, le « peuplement » est perçu comme la condition première du développement économique des colonies françaises. Marcellin de Bonnal est très clair sur ce point : le « peuplement » est le principe qui domine en Algérie :

« C’est de là que doivent partir nos vues ; c’est là qu’elles doivent tendre dès l’origine. Peupler, c’est créer des besoins : c’est placer des consomma-teurs dans la nécessité de les satisfaire ; c’est donner au producteur, par la main d’œuvre, la possibilité de produire ; c’est dès lors transformer le sol et obtenir la matière première par l’agriculture qui doit naître avec tout peuple nouveau 52. »

Son propos exprime ainsi un projet gouvernemental bien précis, fondé sur l’occupation et l’exploitation de l’espace colonial afin de créer un marché extérieur pour la France.

Que la question du « peuplement » soit directement liée à l’élaboration d’un modèle économique de la colonisation émerge d’ailleurs clairement dans l’ouvrage classique de Leroy-Beaulieu, De la colonisation chez les peuples modernes. Pour Leroy-Beaulieu, « le peuplement, la culture, l’épargne sont les trois sources de la grandeur des contrées nouvelles 53 ». Ensuite, il distingue classiquement trois sortes de colonies : les colonies d’exploitation, comme les Indes et la Cochinchine, les colonies de peuplement, comme l’Australie, les colonies mixtes, telles que l’Algérie 54. Ces trois modèles traduisent par ailleurs une variété de positions de l’opinion publique et savante française sur l’occupation du territoire algérien, allant du remplacement intégral de « l’élément arabe » par les colonisa-teurs (Girault, Bodichon) aux projets de cheptellisation visant à distribuer les races humaines sur des territoires donnés en fonction de leurs aptitudes supposées 55. Leroy-Beaulieu, par exemple, s’oppose fermement aux projets de refoulement par la force ou de « cantonnement » des populations indigènes 56 :

« Au point de vue de l’équité, c’était là un procédé injuste et qui rappelait les allures des conquérants de l’antiquité. Au point de vue politique, c’était de plus une mesure empreinte de témérité, dont le résultat inévitable eût été d’entretenir chez les Arabes l’esprit de haine et de vengeance contre la France 57. »

52. de Bonnal m., Algérie. Examen de la colonisation du point de vue pratique, Paris, P. Dupont, 1847, p. 7.

53. leroy-Beaulieu m. p., De la colonisation chez les peuples modernes, Paris, Guillamin, 1874 [rééd. 1882, 1898, 2e éd.], p. 154.

54. Ibid., p. 256.55. le cour grandmaison o., Coloniser, exterminer. Sur la guerre et l’État colonial, Paris, Fayard,

2005.56. Sur le choix de cette stratégie de cantonnement pendant la guerre d’Algérie, presque un siècle

plus tard, voir l’article de Fabien Sacriste dans cet ouvrage.57 . leroy-Beaulieu m. p., De la colonisation chez les peuples modernes, op. cit., p. 33-34.

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De plus, il ne saurait question de se priver de la force d’une population de deux millions et demi d’habitants « déjà civilisés », d’autant plus que toute politique de remplacement « exaspèrerait les Arabes ». Reste la voie du rachat de terres par les colons, mais là aussi le procédé est compliqué par le fait que, pour les Algériens, la propriété privée n’existe pas. D’où la question fondamen-tale de la coexistence :

« Fonder une colonisation agricole dans un pays où tout le sol était possédé et cultivé, introduire une population européenne nombreuse près de cette nombreuse population musulmane, qu’on n’avait ni le droit ni la force d’extirper ou de refouler ; faire de ces deux éléments juxtaposés et hétéro-gènes un ensemble, si ce n’est homogène, du moins régulier c’était là le plus difficile problème que se fût encore posée la politique coloniale des peuples modernes 58. »

Nous sommes donc loin de destruction des indigènes pour y substituer les colons 59, et plus proche d’une gouvernementalité « soft », par laquelle il s’agit de créer les conditions pour l’implantation des Européens à travers la promotion d’un régime économique libéral : l’heure est à la transformation de la compo-sition de la population coloniale par la libéralisation de la propriété. Ainsi, pour Leroy-Beaulieu la législation coloniale doit favoriser la « constitution de la propriété privée chez les indigènes » et achever « la transformation de la propriété collective en propriété privée », à travers, notamment, la constitu-tion d’un « état civil régulier 60 ». En deuxième lieu, il propose de laisser égale-ment plus de liberté et indépendance aux colons, estimant qu’une législation trop contraignante a été le premier obstacle à une immigration considérable 61. Il rejoint par là certains propos de Deligny contre « le joug de l’administration » comme le plus grand obstacle aux peuplements de colonies 62.

Le modèle américain du squatting, symbolisé par la figure du colon-pionnier-éclaireur est ainsi explicitement évoqué contre un système trop rigide de conces-sions administratives 63. La libéralisation soutient une politique d’occupation de l’espace qui s’oppose point par point au modèle, jusque là privilégié et d’origine militaire, de « l’irradiation » à partir des centres :

« Cette idée que la colonisation procède par centres est, au point de vue économique et historique, une idée complètement fausse ; la colonisation

58. Ibid., p. 300.59. girault a., Principes de colonisation et de législation coloniale, Paris, Larose Éditeur, 1895.60. leroy-Beaulieu, De la colonisation chez les peuples modernes, op. cit., p. 332-336.61 . Ibid., p. 314.62. deligny e. J. e., Projet de colonisation des territoires mixtes dans la province d’Oran, Oran,

Typographie du citoyen Adolphe Perrier, 1948, p. 28, p. 51.63. Ibid., p. 590-591.

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rayonne et s’étend indéfiniment par projection sur tout le pays cultivable ; les centres viennent plus tard ; les villages, qu’on n’ait aucune crainte sur ce point, sauront bien se créer tout seuls et se placer aux situations les meilleures. On les trouvera sur les cours d’eau, à l’entrecroisement des routes, ils naîtront d’eux-mêmes par l’expansion de la culture et par la nécessité d’un marché pour la vente des produits agricoles dont les colons voudront se défaire, et pour l’achat des articles manufacturés, des ustensiles et des diverses marchandises dont ils auront besoin. Il y a là une réforme nécessaire et sans laquelle on ne peut compter sur le développement rapide du peuplement et de la prospérité 64. »

L’analogie est saisissante : si le thème de la population était central pour une certaine technologie libérale qui s’appuyait sur le libre commerce contre la réglementation du vieux système mercantiliste, la question du « peuplement » de l’Algérie permet désormais d’encourager la libéralisation de la propriété privée et la libre occupation de l’espace, contre la réglementation de l’adminis-tration coloniale. Le sujet colonisé doit devenir propriétaire du territoire occupé, pour pouvoir le vendre librement au colon. Ce dernier, doit pouvoir occuper librement l’espace colonial en raison de son pouvoir d’achat. De là, l’idée d’un gouvernement qui doit favoriser le peuplement de l’Algérie en enlevant toutes les entraves qui s’opposent à la conquête de l’espace, mais aussi en établissant les instruments juridiques pour l’organisation d’un marché des terres. À l’image d’un État qui, au lieu de disparaître face au marché organise les conditions de son fonctionnement, l’administration coloniale doit désormais garantir les conditions pour le développement de la libre initiative des individus en situation coloniale, à travers la mise en place d’instruments juridiques qui fonctionnent comme des « mécanismes de sécurité 65 ». Promotion de la circulation, extension de la propriété privée, construction d’une dynamique de marché basée sur les intérêts individuels : ce sont bien là des éléments d’une technologie et d’une pratique gouvernementale basée sur la production et la consommation de liberté 66.

L’extension de cette technologie de pouvoir au territoire colonial ne doit pas leurrer : la liberté est destinée aux indigènes seulement dans la mesure où ils pourront ainsi vendre leurs terrains. Car l’objectif de cette gouvernementalité libérale-coloniale reste l’occupation du territoire algérien par les colons et la création d’un marché extérieur pour la métropole. Se révèle par là le deuxième sens de « peuplement » comme transfert de populations françaises sur le territoire algérien. Selon Achille Fillias, le peuplement des possessions françaises profite à la fois à l’Algérie et à la France, l’Afrique n’étant rien d’autre (ni rien de moins)

64. Ibid., p. 320-321.65. foucault M., Sécurité, territoire, population, op. cit., p. 11-50.66. foucault m., Naissance de la biopolitique, Cours au Collège de France, 1978-1979, Paris, Gallimard-

Éditions du Seuil, 2004, p. 65.

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pour cette dernière que « le remède efficace contre la lèpre qui nous dévore 67 ». Une explication sur la nature de cette lèpre est donnée par le ministre de l’Agri-culture Heurtier en 1851 :

« Le temps viendra bientôt, où la France, économe de ses enfants, utili-sera les bénéfices de sa prudente réserve, au profit de l’Algérie, vaste champ ouvert à l’activité humaine et magnifique débouché pour l’exubérance de notre population 68 ! »

La colonie est en somme un espace vide, attendant d’être rempli. Ainsi, pour Deligny, le peuplement par la voie de l’immigration française est indissociable de « la vraie colonisation 69 ». Le peuplement de l’Algérie est en effet « la seule garantie contre les sacrifices passés, présents et à venir ; l’industrie et le commerce, ne sont que des corollaires de la colonisation, mais tout à fait improductifs sans elle pour la mère patrie 70 ». Dans ces 60 millions d’hectares, où « végète une popula-tion mêlée d’environ trois millions d’individus », la population doit au moins doubler : il faut « s’appliquer au peuplement rapide de l’Algérie, en préparant ce pays pour l’installation d’une grande force productive, […] c’est répondre à une raison d’État, c’est viser au développement de la puissance agricole commerciale et industrielle de la France 71 ».

Le « remplissage du vide » colonial fait en somme partie d’une stratégie politique où, à l’utilité économique, se juxtapose la nécessité de transformer la composition sociale et raciale de la population. À l’image de la Grande-Bretagne, les colonies deviennent ainsi des outils de maitrise démographique de la métropole. La transformation de la perception du problème démographique est ici centrale pour comprendre le passage d’une politique d’exploitation des colonies – qui domine pratiquement tout au cours du xviiie siècle – à une politique de peuple-ment dans les années 1840. En effet, aux temps du Premier Empire, le problème central du gouvernement était bien la dépopulation française. L’Espagne était entrée dans la spirale du déclin démographique après la conquête du Nouveau monde et son exemple représentait un avertissement redoutable pour tout pays décidé à envoyer des ressortissants dans les colonies. En revanche, dans les années 1830, apparaît la question de la rareté de l’espace et de terres par rapport à une population en croissance continuelle : on passe ainsi de la peur du trop vide à la peur du trop plein. En France, pendant la première moitié du xixe siècle, s’opère rapidement la jonction entre la surpopulation et les thèmes de la pauvreté, de l’insalubrité, de la criminalité urbaine. Les théoriciens de la « pathologie

67 . fillias a., Études sur l’Algérie. Questions du jour, Paris-Alger, Challamel Éditeur, 1849, p. 79.68. Cité dans leroy-Beaulieu, De la colonisation chez les peuples modernes, op. cit., p. 301.69. deligny, Projet de colonisation des territoires mixtes dans la province d’Oran, 1re partie, op. cit.70. Ibid., p. 2 et p. 5.71 . Ibid., p. 14.

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sociale » liaient directement la criminalité urbaine d’une ville comme Paris, consi-dérée trop populeuse, à la prolifération des « classes dangereuses » :

« La prolifération des classes dangereuses était bien, au cours de ces années, l’un des faits majeurs de l’existence quotidienne de la capitale, l’un des grands problèmes de l’administration urbaine, l’une des principales préoccupations de tous, l’une des formes les plus incontestables de l’angoisse sociale 72. »

La statistique découvre en même temps que le crime est une composante stable et régulière de la vie sociale, ayant ses causes au niveau de la société elle-même, et désigne le criminel en tant qu’ennemi de celle-ci 73. Le peuplement des colonies devient alors un moyen d’expulser l’ennemi dangereux – dont la présence menace les structures du vivre social – et de garantir la paix intérieure. D’un côté, il faut déplacer la guerre interne (contre le criminel) vers la guerre extérieure, dirigée contre les autres peuples, les autres races, les autres coloni-sateurs. De l’autre côté, les colonies représentent une chance pour « désengor-ger » la métropole, en la libérant, notamment, de la « populace » criminelle ou paresseuse : « Pas de paix sociale sans colonies destinées à accueillir le “trop plein”turbulent et dangereux de la métropole 74. » Ainsi, remarque Girault dans ses Principes de législation coloniale, la politique de peuplement des colonies est liée à un projet de gouvernement de la société toute entière :

« Si l’art de gouverner les hommes consiste principalement à mettre chacun à sa place, la tâche la plus délicate d’un gouvernement consiste sans doute à trouver l’emploi des esprits aventureux, mécontents et indisciplinés. […] Les colonies leur offrent un débouché précieux 75. »

Peupler le sol algérien avec des Européens ou d’autre « races » (Chinois ou Afro-américains), éloigner de la France les classes dangereuses, cause de dégéné-rescence : ces deux impératifs sous-tendent les politiques de « peuplement ». Selon Olivier Le Cour Grandmaison, cette obsession pour le peuplement des colonies est à l’origine du concept d’« espace vital » : la survie de la civilisation européenne commence alors à être liée à la question de l’occupation de l’espace colonial et au déclin démographique de « l’élément arabe 76 ». Si les chiffres sur le massacre de presque un tiers de la population algérienne peuvent faire

72. cHevalier l., Classes laborieuses et classes dangereuses, Paris, Plon, collection « Civilisations d’hier et d’aujourd’hui », 1958, p. 3.

73. Cf. quételet a., Physique sociale ou Essai sur le développement des facultés de l’homme, Bruxelles-Paris, Marquardt-Baillière, 1869 ; senellart m., « L’ennemi intérieur dans le discours de la défense sociale au xixe siècle », Erytheis, 2, novembre 2007, [http://idt.uab.es/erytheis/senellart_fr.htm].

74. le cour grandmaison o., Coloniser, exterminer, op .cit., p. 14 ; cHevalier l., Classes laborieuses…, op. cit., p. 92.

75. girault, Principes de colonisation et de législation coloniale, op. cit., t. I, p. 40.76. le cour grandmaison o., ibid.

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l’objet de débat 77, il est certain que la politique de peuplement des colonies a causé des déplacements considérables de populations. Le terme lui-même de « peuplement » s’affirme pour indiquer la double dynamique d’immigration européenne et de dépeuplement indigène et évoque le projet de transformation de la composition catégorielle de la population, non seulement dans les colonies africaines mais aussi en France.

Le conflit de civilisation comme horizon du peuplement

Toutefois, le « peuplement » des colonies africaines n’est pas qu’une question nationale, c’est un enjeu global. Leroy-Beaulieu mentionne le cas du Brésil, colonie portugaise :

« Cette question de l’immigration et du rapide peuplement du Brésil a une énorme importance. Si en effet, la population ne se développait pas très rapidement dans cette contrée, si dans un demi-siècle il ne s’y rencontrait pas trente ou quarante millions d’habitants parlant le portugais, il serait très possible que le Brésil finit par être soumis à l’influence anglo-saxonne 78. »

En effet, la population des États-Unis arrivera bientôt à 100 millions de personnes et Leroy-Beaulieu estime que le Brésil pourrait devenir tout simple-ment une colonie de peuplement du géant américain. Dans une note, l’auteur explique ensuite pourquoi, selon lui, les pays européens devraient privilégier les colonies de peuplement dans le monde entier : « Le genre humain est menacé de voir dans quatre ou cinq siècles, disparaître presque, au moins comme influence, la plupart des peuples européens 79. » Quand les trois grand peuples envahisseurs, les Anglo-saxons, les Russes et les Chinois auront peuplé la presque totalité du globe et compteront chacun des milliards d’habitants, quand les Allemands auront contrôlé dans le centre Europe 200 millions d’habitants, « que deviendra, je ne dis pas l’indépendance politique, mais l’indépendance intellectuelle et sociale des autres peuples européens, des Français, des Espagnols, des Portugais, des Italiens, des Hongrois, des Scandinaves 80 » ? La « dignité intellectuelle et morale » de ces vieux peuples devient donc un enjeu central de la colonisation.

L’expansion rapide du concept de peuplement sous-tend à la fois le dévelop-pement d’une nouvelle politique coloniale et un conflit larvé entre les nouvelles puissances globales, car l’expansion de population devient à la fois une justifi-cation et une condition de possibilité pour élargir sa propre sphère d’influence. Il est nécessaire de peupler les espaces colonisés pour s’implanter durablement

77 . lefeuvre d., Pour en finir avec la repentance coloniale, Paris, Flammarion, 2006.78. leroy-Beaulieu, De la colonisation chez les peuples modernes, op. cit., p. 60.79. Ibid., p. 192.80. leroy-Beaulieu, De la colonisation chez les peuples modernes, op. cit., p. 332-336.

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dans un pays et faire pièce aux autres puissances dans un contexte de guerre coloniale qui vire au conflit entre civilisations. Cette course vers la colonisa-tion met en crise le modèle du premier empire colonial, fondé sur des petites « peuplades » de colonisateurs habitant des comptoirs ou des petites villes :

« Quand le xviie siècle s’ouvrit, la France dépassait beaucoup l’Angleterre et la Hollande dans la voie des établissements lointains, mais les Français avaient pour but le commerce plutôt que la culture ou le peuplement des terres : ils les visitaient sans les occuper 81. »

Le modèle gagnant est plutôt celui de l’immigration anglaise et irlandaise vers les colonies américaines :

« L’abondance des terres, leur facile circulation, les garanties qui entou-raient leur acquisition et leur mise en culture, les bonnes lois successorales et la modicité des impôts, n’auraient pas suffi à la prospérité des colonies si le peuplement n’avait été accéléré par la rapide émigration de la métropole 82. »

Ce remplacement traduit la transfiguration des rapports entre métropole et colonies : le monde entier n’apparaît plus comme un énorme espace libre et appropriable par les puissances européennes, selon la vision qui avait régi la politique d’expansion coloniale aux siècles précédents 83. Dans un monde devenu trop étroit, le peuplement des colonies devient la stratégie principale de la « guerre des races » menée par les grandes puissances coloniales.

La reprise de la notion du peuplement par la géographie humaine

Si l’objectif des politiques de peuplement est presque toujours ouvertement affiché, un effet de la gouvernementalité libérale-coloniale a été de développer toute une série de nouveaux savoirs. Leroy-Beaulieu évoque longuement la nécessité de développer des techniques fiables pour mesurer les territoires coloni-sés et les subdiviser en lots :

« Un autre service essentiel qui n’est primé par aucun autre, qui doit même précéder tous les autres, c’est celui de la topographie. Tout ce territoire de coloni-sation à lever, à cadastrer, à allotir, c’est la tâche première de toute adminis-tration coloniale intelligente…. II nous faudrait, comme dans les colonies anglo-saxonnes, une légion de géomètres. C’est le point de départ de toute appropriation du sol, c’est la condition de tout peuplement considérable 84. »

81 . leroy-Beaulieu, De la colonisation chez les peuples modernes, op. cit., p. 148.82. Ibid., p. 112.83. scHmitt c., Der Nomos der Erde im Völkerrecht des Jus Publicum, Berlin, Duncker & Humboldt,

1974, tr. fr. Le Nomos de la Terre, Paris, PUF, 2001.84. Ibid., p. 338-339.

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Cette création de savoirs liée à la technologie gouvernementale coloniale trans-forme bientôt le peuplement lui-même en une catégorie savante. Ainsi, en 1867, le zoologue Armand de Quatrefages fait du « peuplement » une catégorie anthro-pologique générale, décrivant l’histoire de l’occupation du globe terrestre par le genre humain : « Le peuplement du globe n’a pu se faire que par migrations et colonisations 85. » Toutefois, ce n’est qu’avec Vidal de la Blache et son Tableau de la géographie de la France, que le concept de « peuplement » reçoit sa consécra-tion académique. Non seulement Vidal de La Blache distingue le peuplement, en tant que « répartition de notre espèce sur le globe », de la population et de la race, mais sa notion de « mode de peuplement » décrit désormais le rapport de l’homme à l’espace comme l’élément fondamental d’une civilisation. Ville, village, métairie, ferme, décrivent autant de modes d’habitation de l’espace qui influencent les conditions même de la vie humaine :

« La grande industrie a bouleversé depuis un siècle les conditions du peuplement dans l’Europe centrale et occidentale. Ce peuplement s’offrait déjà comme un palimpseste sur lequel dix siècles d’histoire avaient inscrit bien de ratures 86. »

En se donnant comme tâche l’étude des « modes de peuplement », la géogra-phie historique peut finalement couper le concept de peuplement de ses origines politiques, le « purifier » et lui reconnaître désormais un statut « scientifique ». Le concept de peuplement peut alors être repris par une série de sciences « dures » : biologie, démographie, écologie, paléontologie. Les conditions sont désormais réunies pour que la définition contemporaine de « peuplement » puisse s’affirmer : à son acception active (l’action de peupler un espace) dérivant de l’érosion du champ sémantique de « population », se joint désormais une acception « passive », décrivant un mode de sédentarisation de l’ensemble des humains, mais aussi des espèces animales ou végétales qui vivent dans un même lieu, dans un même milieu bio-géographique.

concLusion. gLissements sémantiques entre population et peuplement

L’histoire du concept de « peuplement » est inséparable de celle du concept de « population » : comme ce dernier, il traduit un projet gouvernemental et il acquiert une double dimension active et passive au cours de son émergence. Il faut interpréter son émergence à la fois comme un effet de la question coloniale et du glissement sémantique de la catégorie de « population ».

85. quatrefages a. (de), Rapport sur les progrès de l’anthropologie, Paris, Imprimerie impériale, 1867, p. 192.

86. vidal de la BlacHe, Tableau de la géographie de la France, Paris, Hachette, 1908, p. 93.

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En effet, le déclin de l’interprétation « classique » des probabilités à la fin du xviiie siècle, consigne le concept de « population » à un style de pensée statis-tique qui a élargi la « logique des chances » à la société entière 87. Ce triomphe du style statistique est lié historiquement à la conceptualisation de la population comme agrégation d’individus finis sur un territoire, dont on peut calculer les régularités, les moyennes et les variations dans le temps. Ainsi, la statistique française commence à imposer, à partir du début du xixe siècle, un modèle de « population » comme collectivité stable, homogène et isolée de toute migration. Alors que les politiques populationnistes du siècle précédent cherchaient à capter les flux migratoires, les nouveaux modèles renvoient désormais à un territoire fermé, délimité par les frontières nationales, et avec la natalité comme seul levier pour favoriser la croissance démographique 88. Par conséquent, l’objet population est de plus en plus référé à un dynamisme biologique intrinsèque qui semble n’avoir aucun rapport avec les variables socioculturelles : l’objet population est ainsi « naturalisé 89 ».

Au niveau des théories économiques, les transformations sont encore plus importantes. Chez les physiocrates, la population était encore une figure de l’extraordinaire prolificité de la nature, qui ouvrait l’horizon temporel vers un avenir radieux. En revanche, pour Malthus ou Ricardo, la formation de la valeur ne dérive plus de l’abondance généreuse de la terre, mais du principe de la rareté, reflet d’une pénurie essentielle 90. La « loi des rendements décroissants » affirme que la production du travail n’est pas constante, et que le rendement de la terre est inversement proportionnel à la population 91. Ainsi la tendance de la population à s’accroître de façon géométrique met en question toute élévation du bien-être car elle entre nécessairement en contradiction avec l’accroissement mathématique des subsistances. Le calcul et la prévision de mouvements de population deviennent ainsi primordiaux pour la technologie gouvernemen-tale. Par conséquent, la variable spatiale perd de son importance par rapport à la variable temporelle dans l’appréciation des phénomènes démographiques : la « population » devient alors un groupement d’humains qui maintient une unité au cours du temps, ce qui permet d’ailleurs d’en mesurer l’agrandisse-ment ou l’amincissement ou, selon la théorie malthusienne, l’implacable progression géométrique.

C’est ce déplacement sémantique qui permet le (re)surgissement du mot de « peuplement », évoquant à la fois un vide à combler et la présence des

87 . Hacking i., Leçon inaugurale, Paris, Collège de France, 2001, p. 3. Cf. Hacking i., The Taming of Chance, Cambridge, Cambridge University Press, 1990, p. 160-169.

88. le Bras H., « Histoire et systèmes démographiques », dans Annales de démographie historique, Paris, Éditions de l’EHESS, 1996, p. 359-372.

89. maltHus t. r., Essai sur le principe de Population, op. cit. p. 25.90. Cf. foucault m., Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 268. 91 . maltHus t. r., Essai sur le principe de population, op. cit. t. I, livre I, p. 71.

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différents groupes raciaux ou sociaux au sein de la population. L’émergence du concept de population au xviiie siècle était l’expression de l’angoisse pour une France exsangue et menacée par la « dépopulation ». En revanche, au xixe, l’émergence de la catégorie du « peuplement » exprime l’angoisse du trop plein, la perception que l’élan démographique ne sera bientôt plus maitrisable dans la métropole, mais permettra à la nation de jouer une partie importante sur le grand échiquier mondial. Ainsi, dès sa réapparition, le « peuplement » renvoie à la migration européenne vers des colonies, décrites comme des espaces vides, attendant d’être remplis. Si le concept de « population » en tant qu’objet fermé sur lui-même, à l’intérieur des frontières nationales, a pu servir pour penser les phénomènes démographiques de la métropole, c’est peut-être le concept de « peuplement », renvoyant à un espace vide ou vidé, susceptible d’être repeuplé au bénéfice du pays colonisateur, qui exprime au mieux l’approche gouverne-mentale de la question démographique coloniale. Le « peuplement » deviendra ainsi rapidement le concept-clé d’une politique d’expansion, mais aussi de trans-formation des rapports de classe et de race d’une population. La défaite de 1870 et le retour des grandes craintes démographiques face au voisin allemand change-ront encore une fois le paysage. Mais, entre temps, le concept s’est endurci à l’intérieur d’une théorie anthropologique et géographique, il a acquis une certaine « pureté », se substituant désormais complètement le concept de « peuplade » et recouvrant une partie de l’espace sémantique de « population », notamment l’acception active que celui-ci avait encore à la fin du xviiie siècle.

L’apparente neutralité de la catégorie de peuplement, aujourd’hui, n’a pas complètement effacé ces origines politiques. Certes, le « peuplement » ne renvoie plus forcément à une politique de colonisation, d’occupation de l’espace, ni aux notions d’expansion et d’émigration qui caractérisaient la gouvernementalité coloniale. Mais dans ces innombrables usages en géographie, en sociologie urbaine ou encore en démographie, il continue d’évoquer, presque subreptice-ment, une représentation de l’espace à peupler ou à recomposer. Tout se passe comme si les deux dimensions de la lutte pour la conquête de l’espace sur le fond d’un conflit international et de la transformation de la composition des popula-tions ne cessaient de hanter un concept qui, depuis son origine, est marqué par le partage intérieur/extérieur, français/non-français, colonisateur/colonisé, race/blanche/élément arabe. L’on pourrait dire également que si le concept de popula-tion est lié structurellement à un souci quantitatif, le concept de peuplement renvoie au souci qualitatif, c’est-à-dire à la composition sociale et raciale d’une population distribuée sur un espace. L’histoire du doublet conceptuel « popula-tion/peuplement » pourrait ainsi nous aider à penser à nouveaux frais le projet gouvernemental de composition, transformation, déplacement des collectivités humaines qui habite profondément notre modernité.

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