Performativité spatiale à l’Ethical Fashion Show. Valoriser, catégoriser, mettre en scène le...

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Performativité spatiale à l’Ethical Fashion Show Valoriser, catégoriser, mere en scène le marché VIVIEN BLANCHET Assistant professor, ISG International Business School [email protected] Résumé Cet article étudie le rôle de l’espace dans la performativité des marchés. Fondé sur une analyse qualitative d’observations, d’entretiens, d’objets et d’articles de presse, il décrit le rôle d’un salon, l’Ethical Fashion Show, dans la transformation du marché de la mode éthique. Le salon se révèle être un espace fractionné qui organise trois types d’activité. Valoriser : il est une hétérotopie marchande où se calcule la valeur des biens à échanger. Catégoriser : il est un miroir où les participants se mirent dans le ref let du marché. Mettre en scène : il est un théâtre où se joue la représentation idéalisée de la mode éthique. L’article vise deux contributions. Il formalise la notion de performativité spatiale et en décompose le processus : i) des entités sont déplacées dans un espace de calcul, ii) où elles sont combinées et iii) fixées dans un agencement. Il analyse la performativité spatiale des activités de valorisation, de catégorisation et de mise en scène du marché. Mots clefs Performativité, espace, dispositif de marché, mode éthique, salon. Article Pour citer l’article Blanchet, Vivien. 2015. Performativité spatiale à l’Ethical Fashion Show. Valoriser, catégoriser, mettre en scène le marché. Économies et Sociétés, 4(avril), 1-33. Remerciements Celine Berrier-Lucas, Isabelle Huault, Jérémy Morales, Julia Parigot et Véronique Perret ont enrichi cet article de leurs commentaires inspirés. Qu’ils trouvent ici l’expression de ma sincère reconnaissance.

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Performativité spatiale à l’Ethical Fashion ShowValoriser, catégoriser, mettre en scène le marché

VIVIEN BLANCHETAssistant professor, ISG International Business School

[email protected]

RésuméCet article étudie le rôle de l’espace dans la performativité des marchés. Fondé sur une analyse qualitative d’observations, d’entretiens, d’objets et d’articles de presse, il décrit le rôle d’un salon, l’Ethical Fashion Show, dans la transformation du marché de la mode éthique. Le salon se révèle être un espace fractionné qui organise trois types d’activité. Valoriser : il est une hétérotopie marchande où se calcule la valeur des biens à échanger. Catégoriser : il est un miroir où les participants se mirent dans le ref let du marché. Mettre en scène : il est un théâtre où se joue la représentation idéalisée de la mode éthique. L’article vise deux contributions. Il formalise la notion de performativité spatiale et en décompose le processus : i) des entités sont déplacées dans un espace de calcul, ii) où elles sont combinées et iii) fixées dans un agencement. Il analyse la performativité spatiale des activités de valorisation, de catégorisation et de mise en scène du marché.

Mots clefsPerformativité, espace, dispositif de marché, mode éthique, salon.

Article

Pour citer l’articleBlanchet, Vivien. 2015. Performativité spatiale à l’Ethical Fashion Show. Valoriser, catégoriser, mettre en scène le marché. Économies et Sociétés, 4(avril), 1-33.

RemerciementsCeline Berrier-Lucas, Isabelle Huault, Jérémy Morales, Julia Parigot et Véronique Perret ont enrichi cet article de leurs commentaires inspirés. Qu’ils trouvent ici l’expression de ma sincère reconnaissance.

Performativité spatiale à l’Ethical Fashion Show / ARTICLE Vivien Blanchet

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Introduction

L’article plonge au cœur d’un salon, l’Ethical Fashion Show, et explore la manière dont celui-ci performe le marché de la mode éthique. Lorsque le salon ouvre ses portes, en 2004, la mode éthique est encore balbutiante. Point de définition. Peu de marques. Un chiffre d’affaires presque nul. L’EFS entreprend dès lors de développer le marché. Il fédère ses acteurs, fixe la définition de la mode éthique et s’efforce de rompre avec l’image négative souvent associée au cliché du poncho qui-gratte-et-qui-colle. Au travers d’un showroom, de défilés, d’expositions, de conférences et d’ateliers, l’EFS promeut une mode à la fois éthique et esthétique, respectueuse de l’homme, de la nature et des savoir-faire traditionnels.

Les salons jouent un rôle central dans l’organisation des industries créatives [Moeran et Strandgaard Pedersen, 2011] et de la mode en particulier [Kawamura, 2005]. Ils connectent des acteurs dispersés [Aspers et Skov, 2006], participent à l’émergence des tendances [Rinallo et Golfetto, 2006] et contribuent au partage du sens entre les acteurs du marché [Skov, 2006]. De manière générale, la littérature sur les salons professionnels s’organise autour de quatre approches. Une approche économique considère les salons comme des intermédiaires permettant de réduire les coûts de transaction : les salons diminuent les coûts de recherche, limitent les coûts d’information et résorbent les risques de sélection adverse. Une approche commerciale étudie les impacts des salons, par exemple, en matière de prospection ou d’image de marque [Mayaux et al., 2006]. Une approche socioculturelle se concentre sur la construction collective du sens. Les salons facilitent le partage des discours, des pratiques et des représentations culturelles au sein d’un marché [de Vaujany et al., 2013, Peñaloza, 2000]. Enfin, une approche structurale envisage les salons comme le lieu de diffraction des luttes internes d’un champ. Les salons organisent un tournoi de valeurs [Anand et Watson, 2004] où l’on concoure pour l’obtention d’un prestige social, qui établit les statuts, inf luence les ventes et favorise l’accès aux ressources rares [Bourdieu, 2000, Delacour et Leca, 2011, Entwistle et Rocamora, 2006, Garcia-Parpet, 2005].

Cet article s’engage dans une cinquième voie. S’inspirant du tournant performatif en sciences sociales [MacKenzie et al., 2007, Muniesa, 2014, Strum et Latour, 1987], il considère les salons comme des dispositifs, circonscrits dans le temps et dans l’espace, qui réalisent le marché, plutôt qu’ils reproduisent une structure déjà existante. De ce point de vue, les salons ne se contentent pas de graisser les rouages des échanges ni ne se limitent au seul déploiement d’une stratégie commerciale. Pas plus, ils ne se cantonnent à diffuser des représentations, des discours, des pratiques, ni même à organiser les jeux agonistiques d’un champ extérieur à lui. Au contraire, l’approche performative incite

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à voir dans les salons, non pas des intermédiaires, mais des médiateurs qui traduisent et trahissent les éléments qu’ils sont censés transporter [Latour, 2006a].

L’article considère dès lors l’EFS comme un espace de calculs d’où émerge, au moins en partie, le marché de la mode éthique. Le papier se concentre sur la dimension spatiale du salon. Sur la base d’une analyse qualitative d’observations, d’entretiens, d’objets et d’articles de presse, il montre que l’EFS est découpé en plusieurs espèces d’espace. Il est une hétérotopie [Foucault, 1984] qui, située à la fois dans et contre la mode, permet de calculer des compromis entre éthique et esthétique. Il est ensuite un miroir qui ref lète les catégories du marché. Il est enfin un théâtre où se joue la représentation idéalisée de la mode éthique. Ces espaces accomplissent trois activités marchandes : valoriser des biens, catégoriser le marché et mettre en scène la mode éthique.

L’argument de l’article se déploie en quatre parties. Une revue de littérature présente les notions de performativité et de dispositifs. Une partie méthodologique explicite le contexte du cas, la collecte et l’analyse des données. Une troisième partie plonge au cœur de l’EFS, en parcourt ses différents espaces, puis les décrit comme une place de marché, un miroir et un théâtre. Enfin, une quatrième partie discute la notion de performativité spatiale et ses implications pour la valorisation des biens, la catégorisation et la mise en scène du marché.

Vers une approche performative de l’espace

Née il y a cinquante ans, à l’intersection de la philosophie analytique et de la linguistique1 [Austin, 1962], la notion de performativité s’est diffusée, depuis, à l’ensemble des sciences sociales. Elle inspire à présent la sociologie économique [MacKenzie et  al., 2007], la théorie de la décision [Cabantous et Gond, 2011], la stratégie [Guérard et  al., 2014], le marketing [Araujo et al., 2010], la communication [Cooren, 2004] et la comptabilité [Skærbæk et Tryggestad, 2010]. Cela tant et si bien que l’on parle parfois d’un tournant performatif des sciences sociales [Muniesa, 2014]. Strum et Latour [1987] ont en effet transformé la notion de performativité en un véritable paradigme. Les auteurs opposent deux approches de la société. L’une,

1 Sans doute J. Austin est-il l’un des premiers à avoir souligné la radicalité de la notion. Il discute, au cours d’une série de conférences, les propriétés d’un type d’énoncé qui vise autant à dire qu’à faire. Ainsi, un homme, après avoir craché dans sa main, déclare solennellement : « Marché conclu ». Non seulement il prononce une formule rituelle (force locutoire), mais il accomplit l’acte même de conclure un marché (force illocutoire), qui déclenche l’exécution d’un contrat (force perlocutoire). La notion de performativité a d’importantes répercussions ontologiques et épistémologiques. Le langage cesse d’être un mode de description du monde, et devient un acte social à part entière. Loin de considérer un état de choses extérieur et déjà là, la notion invite plutôt à explorer un monde en train de se faire.

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dite ostensive, postule que la société est une réalité autonome au sein de laquelle les acteurs sont confrontés à des règles et à une structure plus ou moins déjà déterminée. L’autre, qualifiée de performative, considère que la société n’existe pas en dehors des innombrables efforts visant à la définir. La société est accomplie en pratique par une multitude d’acteurs qui luttent pour déterminer ce qu’elle est ou devrait être. En somme, si l’approche ostensive prend la société pour point de départ de l’analyse, l’approche performative, elle, y voit plutôt l’issu d’un perpétuel travail de construction.

S’appropriant ce paradigme,Callon [1998] a amorcé une approche performative non pas de la société en général, mais des marchés en particulier. Il soutient ainsi que l’économie (economy) est encastrée dans l’économie (economics) ou, pour le dire autrement, que la construction des marchés est indissociable des savoirs et des dispositifs techniques directement ou indirectement issus des disciplines économiques. Sa définition des sciences économiques est extensive  : elle inclut non seulement la théorie économique, mais les idées, les personnes, les compétences, les procédures et les outils qui lui sont associés. Cette approche performative des marchés a donné lieu à de nombreux travaux empiriques, en particulier, dans les domaines de la finance et du marketing. Ainsi, dans une série de travaux désormais classiques, D.  MacKenzie  [2006] décrit le processus par lequel des théories économiques façonnent les marchés financiers qu’elles prétendent représenter. L’une de ses études porte sur l’inf luence du modèle Black-Scholes-Merton (BSM) sur la construction du Chicago Board Options Exchange. D. MacKenzie et Millo [2003] y montrent qu’à l’origine la formule ne décrivait en rien un état du monde préexistant. Au contraire, lors de sa formulation, le modèle était non seulement irréaliste dans ses hypothèses, mais faiblement prédictif. Systématiquement les prix empiriques s’éloignaient des prix théoriques. Le modèle BSM s’est néanmoins diffusé dans le monde de la finance ; et, à mesure que les traders se l’appropriaient et que sa formule était inscrite dans les dispositifs mêmes de leurs calculs, il façonnait la manière d’interpréter les options. Les marchés financiers se sont dès lors mis à converger vers le modèle théorique. En somme, les travaux de D. MacKenzie [2004, 2006] et ses collègues révèlent les effets performatifs des théories économiques qui, loin de simplement décrire les marchés, contribuent surtout à les réaliser.

Toutefois, le tournant performatif ne se limite pas à la seule étude des effets de théorie. En effet, les théories produiraient bien peu d’effets si elles n’étaient inscrites dans des dispositifs qui leur donnent corps [Cabantous et Gond, 2011]. La notion de dispositif réfère à un « assemblage matériel et discursif qui intervient dans la construction des marchés » [Muniesa et al., 2007 : 2]. Un charriot de supermarché [Cochoy, 2011], une liste de course [Dubuisson-Quéllier, 2006], un emballage [Wagner, 2013], une

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équation financière [MacKenzie, 2006], une liste des technologies propres [Doganova et Karnøe, 2015] constituent autant de dispositifs qui façonnent les marchés et les interactions de leurs participants. Étudier les dispositifs permet dès lors de réhabiliter le rôle des objets dans la performation des marchés. De plus, les dispositifs sont considérés comme des objets capables d’agir ou de faire agir. Ainsi, qu’ils contraignent ou qu’ils habilitent, qu’ils aident ou qu’ils forcent, les dispositifs accomplissent des actions. Par exemple, Callon et Muniesa [2003] soulignent qu’un supermarché est un dispositif qui met en contact un distributeur, des producteurs et des clients. Seul un nombre limité de produits y sont présentés, disposés selon les rayons et les sections du magasin. À cet agencement s’ajoutent des marquages (publicités, prix, packagings, etc.) qui façonnent, eux aussi, la manière dont les consommateurs classent les produits, interprètent l’offre et, partant, prennent (ou non) une décision d’achat.

Les dispositifs sont souvent liés à un contrôle de l’espace [Foucault, 1975]. Ainsi, dans sa fameuse étude sur la construction du marché au cadran de Fontaine-en-Sologne, Garcia [1986] décrit la manière dont un fonctionnaire formé à l’orthodoxie économique néoclassique s’est efforcé de créer un marché parfait. Or, ce projet est éminemment spatial, car il ne saurait prendre forme sans un dispositif qui sépare physiquement et spatialement les acheteurs et les vendeurs, qui affiche publiquement les prix et la qualité des biens et qui, en outre, organise un système d’enchères dégressives. La dimension spatiale des dispositifs est également décisive dans des marchés en apparence désincarnés. Dans une salle de marché, la disposition des bureaux organise les interactions et la communication entre les traders et, finalement, façonne les cadres cognitifs au prisme desquels ils perçoivent les opportunités de marché [Beunza et Stark, 2003]. Leur écran d’ordinateur concentre en un espace unique des informations sur des marchés géographiquement dispersés et formate ainsi les rapprochements qu’ils opèrent [Knorr Cetina et Bruegger, 2003]. Pourtant, malgré son importance, la dimension spatiale des dispositifs demeure peu étudiée à ce jour [Beyes et Steyaert, 2012].

Jusqu’à récemment les recherches en management ont considéré l’espace comme « un cadre neutre, […] un contenant figé, mort, immobile » [Taylor et Spicer, 2007 : 325]. Plusieurs auteurs, dès lors, appellent à reconsidérer l’espace dans la recherche en management et en théorie des organisations [Kornberger et Clegg, 2004]. Ils encouragent à réhabiliter le rôle actif de l’espace dans l’organisation des relations sociales. Cet article répond donc à l’invitation d’étudier l’espace, non plus comme un contenant, un arrière-fond, un élément passif, mais comme un agencement à part entière qui organise des relations, fait des choses [Lussault, 2007] et, par conséquent, façonne le monde même dans lequel il se déploie. En d’autres termes, il propose

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d’étudier la spatialisation plutôt que l’espace [Lauriol et al., 2008] ou, avec les mots de T. Beyes et C. Steyaert [2012 : 56], de considérer l’espace comme un verbe plutôt que comme un nom.

Méthode

Présentation du cas : le salon Ethical Fashion Show

Selon le Manifeste de la mode éthique, rédigé par l’EFS et les participants à sa première édition, la mode éthique est définie comme «  une mode respectueuse de l’homme, de l’environnement et des savoir-faire » qui défend, entre autres, le respect des conditions de travail, la juste rémunération des acteurs, l’utilisation de matières recyclées, naturelles ou biologiques, le recyclage des produits ou encore la diversité culturelle et les savoir-faire traditionnels. Encore confidentiel il y a dix ans, le marché français de la mode éthique est aujourd’hui en croissance. Trois phases de développement peuvent être identifiées. Jusqu’aux années 2000, le marché est limité à un segment d’organisations et de consommateurs militants. Les biens sont généralement conçus au sud de la planète, exportés au nord et commercialisés au sein de réseaux alternatifs. Si les vêtements respectent des critères sociaux, environnementaux et artisanaux, ils sont principalement de style ethnique, parfois mal taillés et rarement adaptés aux dernières tendances de la mode. L’éthique est valorisée au détriment de l’esthétique. Marques et consommateurs associent cette période au cliché du poncho péruvien bariolé. Au début des années 2000 émerge une nouvelle catégorie d’acteurs. Souvent issus de la mode conventionnelle ou fraichement diplômés d’écoles de commerce, ils entreprennent de transformer le marché en associant éthique et esthétique. Tout en maintenant des engagements éthiques élevés, ils intègrent les activités de conception, ouvrent des concept stores, travaillent leur image de marque. Veja, Antik Batik, Ekyog ou Misericordia sont quelques exemples de ces marques pure players. Enfin, à partir de la fin des années 2000, des marques de mode conventionnelle pénètrent le marché de la mode éthique. Les certifications biologiques ou équitables leur permettent d’engager tout ou partie de leurs lignes dans la mode éthique. H&M lance sa Conscious Collection, Rica  Lewis et Celio des articles en coton équitable certifié par Max  Havelaar. La croissance actuelle du marché est principalement portée par ces nouveaux entrants.

L’EFS est un salon parisien dédié à la mode éthique, qui a contribué a développer ce marché. L’EFS a connu dix éditions entre 2004 et 2012. Ouvert trois jours aux professionnels et un jour aux particuliers, le salon accueille 130 exposants et 3000 visiteurs en 2010, une soixantaine d’exposants et quelques milliers de visiteurs en

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2012. Au travers de défilés, de showroom, d’expositions et de conférences, l’EFS vise à mettre en relation les acteurs du marché, à faire connaître la mode éthique et à inciter les marques de mode conventionnelle à réformer leurs pratiques en conciliant mode et éthique. Ainsi, les exposants sont sélectionnés, d’une part, sur leurs engagements sociaux, environnementaux et culturels et, d’autre part, sur les qualités esthétiques de leurs biens. Un Questionnaire éthique vise à évaluer leurs engagements. Le questionnaire, rédigé avec l’aide d’un économiste spécialiste des « enjeux sociaux des pays en développement  »2, est long de dix pages et se présente sous forme d’une liste de trente-trois questions ayant pour thèmes la marque, les engagements sociaux, environnementaux et les savoir-faire. Les réponses à ce questionnaire sont évaluées par un comité d’éthique qui, en 2012, se compose de cinq personnes  : la directrice du salon, une responsable d’un bureau de tendance, un représentant d’Ecocert (organisme de certification) et deux directrices artistiques de Messe Frankfurt (l’entreprise à qui appartient le salon). Le comité examine chaque dossier, délibère à propos des candidatures et sollicite des informations complémentaires lorsque le « dossier n’est pas assez clair »3. Selon la directrice de l’EFS, depuis la création du salon, une quinzaine de candidats ont ainsi été refoulés à cause d’une qualité éthique ou esthétique jugée insuffisante4. Les marques sélectionnées signent ensuite la Charte de bonne conduite du salon. En y souscrivant, elles s’engagent pour une création « produite dans des conditions respectueuses de l’homme », qui « minimise l’impact environnemental des filières  » et «  pérennise les savoir-faire locaux  »5. Ce compromis entre éthique et esthétique cherche, selon les organisateurs, à rompre avec l’image d’une mode éthique baba cool et cantonnée à un segment de consommateurs militants.

Collecte des données

Quatre types de données ont été recueillis. Premièrement, 609 articles de presse ont été collectés via la base de données Factiva ou les sites Internet des participants. Tous traitent de la mode éthique. 156 textes concernent spécifiquement le salon. Le corpus couvre la période 2004-2013. Ces données permettent de saisir les enjeux du marché et le rôle de l’EFS dans son développement. Deuxièmement, des observations ont été réalisées aux trois dernières éditions du salon (2011, mars 2012, septembre 2012). La grille de collecte concernait les personnes (qui ?), les événements (quoi ?), le lieu (où ?),

2 Entretien I. Quéhé, directrice du salon.3 Ibid.4 Ibid. Voir aussi : « Isabelle Quéhé, fondatrice de l’Ethical Fashion Show, lève le voile sur les coulisses de la mode éthique », Quelle santé, 15 septembre 2010. 5 Charte de bonne conduite, Ethical Fashion Show 2012.

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les moyens (comment ?), les motifs et les justifications (pourquoi ?), le temps (quand ?) et le nombre (combien ?). Ces observations permettent d’étudier in situ la manière dont le salon et ses participants participent à la construction du marché de la mode éthique. Troisièmement, des objets ont été collectés. Les uns servent à la mise en scène du salon, des participants ou du marché (catalogues, affiches, dossiers de presse, photos, vidéos et enregistrements de conférences). Les autres ont pour fonction d’organiser le salon en agençant les entités participantes (charte de bonne conduite, questionnaire éthique, règlement et plans du salon). Ces données permettent d’analyser la dimension matérielle du salon. Quatrièmement, des entretiens ont été menés auprès des acteurs de la mode éthique. Un entretien semi-directif a été conduit auprès de la directrice du salon. Deux autres auprès de la coordinatrice de l’AME, qui est un réseau d’une dizaine de marques spécialisées dans la mode éthique. Leur durée moyenne est d’environ une heure et quinze minutes. Des entretiens informels ont été réalisés au cours des trois dernières éditions du salon. Une trentaine s’est déroulée sur les stands des exposants. Ils prenaient généralement la forme d’une discussion de dix à quarante-cinq minutes. Deux autres entretiens ont eu lieu, au cours de la dernière édition du salon, avec le chargé de communication du salon et son assistante. Ces entretiens permettent de comprendre les stratégies des acteurs, leur positionnement et, plus généralement, la manière dont ils font sens du marché.

Analyse des données

L’analyse des données est inductive. Elle peut être décomposée en trois étapes. Premièrement, une lecture f lottante a permis d’identifier les enjeux du marché et, plus spécialement, la manière dont les acteurs définissent la mode éthique. Les deux premiers concernent le quoi de la mode éthique. Ils traitent i) des engagements éthiques des acteurs et ii) de leur adhésion aux principes de la mode. Les deux autres thèmes discutent le contre quoi de la mode éthique. Ils traitent iii) de la volonté de rompre avec le cliché du poncho péruvien et iv) des critiques adressées à la mode conventionnelle. En somme, cette première étape a consisté à étudier les critiques et les justifications de la mode éthique. Deuxièmement, l’analyse se concentre sur ce qui se passe au salon. La comparaison des données secondaires, des entretiens, des observations et des objets a conduit à la rédaction de mémos. L’objectif est de comparer, de réduire et d’organiser les données. Par exemple, l’analyse des défilés a nécessité l’écriture de plusieurs mémos. À un premier niveau, des mémos synthétisent les photos et les vidéos officielles des défilés, d’autres reprennent les notes de terrain, d’autres encore les discours des participants au salon, d’autres enfin les récits qu’en fait la presse. À un deuxième niveau, ces mémos sont comparés afin de mettre en évidence les récurrences et les différences. Cette étape

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aboutit à la rédaction de métamémos. Troisièmement, l’analyse a permis d’identifier trois activités principales réalisées par les participants au salon : i) valoriser les biens à échanger, ii) catégoriser le marché, iii) mettre en scène le marché. Ces trois activités sont inscrites dans l’espace même du salon. Elles se manifestent clairement si, comme le préconisent Beyes et Steyaert [2012], l’on en dessine la carte. Le salon se révèle alors découpé en trois espèces d’espace  : les stands qui sont le support commercial des exposants, le showroom qui représente le marché comme en miniature, le podium où les articles de mode défilent sous le feu des projecteurs.

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Espèces d’espace

Cela pourrait commencer ici, dans cet endroit neutre qui est à tous et à personne. Des affiches signalent l’événement et des pochoirs sur le trottoir guident le promeneur rue de Rivoli. La piste mène au Carrousel du Louvre, où, à l’entrée, un tapis rouge déroulé invite à pénétrer. Les honneurs du porche franchis, il faut remonter l’allée commerçante — à gauche  : L’Occitane, Swarovski, Starbucks, Lancel  ; à droite  : Agatha, Fragonard, Apple Store, Lalique —, passer la Pyramide du Louvre, et traverser un hall désert — sur un pan  : le mûr médiéval Charles  V. Quelques foulées encore conduisent à l’accueil, puis à la billetterie, puis à une sentinelle qui, une fois le ticket présenté et vérifié, autorise à franchir le checkpoint. On est à l’EFS [Figure 1].

Figure 1Plan du Carrousel du Louvre

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À la lecture du plan transparaissent deux systèmes d’opposition. Le premier réfère au couple ouvert/fermé. Un système d’ouverture et de fermeture protège l’accès au salon. Le public doit s’acquitter d’un droit d’entrée (un ticket pour le particulier et un carton d’invitation pour la presse). Les organisateurs doivent présenter leur badge. Et les exposants doivent surmonter l’épreuve du Questionnaire éthique et signer la Charte de bonne conduite du salon. Tous deux filtrent les participants à l’aune de leurs engagements éthiques. Ce système d’ouverture/fermeture créé un espace contrôlé au sein duquel l’EFS impose sa loi. Non seulement les participants sont rigoureusement sélectionnés, mais la présentation de leur stand et leurs activités commerciales sont étroitement encadrées par le Règlement du salon. Il définit les règles de présentation des marques, de tenue des stands et du déroulement des activités commerciales.

Le second système d’opposition renvoie au couple stabilité/instabilité. À gauche du plan : les boutiques et les restaurants, la Pyramide du Louvre et les fondations du palais. Tout ceci ne bouge pas, tout ceci fait partie du lieu, depuis des siècles parfois, et pour longtemps encore. À droite en revanche : l’espace contingent, les expositions éphémères, les salons intermittents et les défilés d’un jour. Tous ces événements s’enfilent et se délitent aussitôt. Que l’EFS se tienne quelques semaines après le salon Make up in Paris ou quelque temps avant le Congrès de Neuro Radiologie Interventionnelle n’a à proprement parler aucun sens. À chaque fois, l’espace paraît neuf, immaculé, vierge de tout événement. Cette neutralité n’est acquise qu’au prix d’un minutieux travail de purification. Le lieu est lissé pour que nulle historicité ne s’y niche. Ainsi, les espaces sont grands et vides, les salles louables à l’unité, la décoration inexistante, le mobilier rare et grisâtre. Le Carrousel offre un espace fonctionnel « modulable et polyvalent », adaptable « à tous les professionnels, quelle que soit la nature de leur projet ».

Les organisateurs se livrent dès lors à un usage tactique de ces deux systèmes d’opposition. Certes le système d’ouverture/fermeture fait du salon un lieu autonome. Mais il n’est pas totalement coupé du monde pour autant. Ses frontières se laissent pénétrer des symboles alentour. Les magasins de la galerie, le Musée et la Pyramide du Louvre inondent l’EFS de leurs symboles. Parfaitement stables, ils ancrent la contingence du salon dans la mythologie du lieu. C’est ainsi que les organisateurs célèbrent la mémoire «  d’un lieu emblématique pour un salon devenu au fil du temps le salon référent international de la mode éthique »6. Bien que privés de leur forme pour ainsi dire charnelle, bien que leur présence ait été effacée méticuleusement, les événements passés au Carrousel du Louvre laissent des traces indélébiles symboliquement. Ainsi, l’EFS procède tout à la fois d’une tabula rasa et des incantations rituelles appelant à l’esprit d’un lieu fondé en éternité. Cela vaut pour les éditions tenues au Carrousel du

6 Communiqué de presse annonçant les dates de l’édition 2011.

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Louvre comme pour les autres. Toutes habitent des « lieux anthropologiques » [Augé, 1992] qui conservent la mémoire de leur histoire, de leur identité et des relations qui s’y sont nouées. On y célèbre la parisianité et le glamour, les mondes de la mode, de l’art et du spectacle [Annexe 1].

On pénètre dans le salon. Au bout de trois pas, une scénographie accueille le visiteur. Idylle d’Écorces7 est une longue robe en pièces de lin blanc, beige et taupe, qui, au sol, ondule, puis grimpe en quatre lianes qui tissent le délicat feuillage abritant la composition. La légende raconte  : «  Ce cocon suspendu vient faire corps avec le lieu international de l’Ethical Fashion Show. Il l’habille, le sculpte, le structure et lui donne une nouvelle dimension. Cet espace devient un point central, un lieu de croisement entre différentes thématiques. Idylle d’écorces se situe au point d’équilibre entre nature (le lin) et pièce industrielle (le stockeman) ». La légende transpose à l’échelle de l’œuvre le sujet même du salon où elle s’enchâsse. Idylle d’Écorces met en abyme l’EFS et tisse les liens entre art, mode, nature, éthique. Ceci est caractéristique du salon : la mise en scène est fractale, de sorte que sont reproduits à une échelle tantôt grande et tantôt petite les mêmes types d’agencement. L’EFS est un espace feuilleté dont chaque épaisseur rejoue inlassablement les compromis entre l’éthique et l’esthétique, entre la mode et la nature.

Dans le hall du salon sont exposées des installations artistiques sur le thème de la mode. À l’édition de septembre 2012, le spectateur admire des sculptures de vêtements de papier. Par exemple, Cartoon Blouse est un petit haut, « volume ample, col V bordé de volants unis, liens noués aux poignets, 80% Journal de Mickey et 20% papier publicité  »8 . Plus loin, Fée Eri est une composition de quatre robes en fils de soie et pétales de cocon, dont la pièce majeure évoque un ange aux ailes déployées. Au-dessus d’elle, plane, suspendue dans les airs, une nuée de papillons en sacs plastiques multicolores9. À cette même édition, le hall abrite un pop-up store qui vend des articles upcyclés, deux stands de maquillage et de manucure et un stand de dégustation de thé biologique. Plus loin, le showroom est un grand espace parqueté découpé par six allées en largeur et quatre en longueur. Il s’y côtoie les stands des marques exposantes (n=51), les ateliers (n=4) et les œuvres d’arts (n=2). La première œuvre est intitulée Femmes fatales et exhibe des robes de haute couture, faites d’étoffes et de matières précieuses. Les robes sont muséifiées par un ruban empêchant de s’en approcher, une affiche interdisant d’y toucher et une notice légendant l’œuvre. La seconde œuvre est le Forum des Tendances. Elle est située au plein cœur du showroom, à la croisée de quatre allées. L’installation met en scène les tendances de la mode éthique ordonnée selon

7 Création Julie Carbonaro : http://www.julie-carbonaro.com/ [consulté le 08/01/13].8 Création Laurence Lehel : http://laurence.lehel.free.fr/slideshow/creations.html [consulté le 08/01/13].

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les quatre points cardinaux  : «  North… the Sea  », «  South… the earth  », «  East… body and soul  », «  West… the city  ». À chaque direction sont associés des articles empruntés aux marques exposantes. Tout au fond de la salle se trouve un restaurant, avec ses tables et ses chaises orange. Et, au parfait opposé, se situe l’espace défilé, dans la salle Gabriel. L’espace défilé est divisé en deux régions. L’une est pour le public. Deux cent quarante chaises environ y sont disposées à la manière d’un petit amphithéâtre, dont l’étage le plus haut offre refuge aux spectateurs privés de places assises. L’autre région, la scène, est réservée aux acteurs. Elle concentre l’attention du public, si bien que tous les regards convergent vers un podium blanc et noir, en forme de T, coupé en son milieu par un petit escalier. Cette région est strictement privée : des cerbères en gardent l’accès  ; seules quelques rares personnes sont autorisées à s’y aventurer  : mannequins et créateurs, organisateurs et photographes. Enfin, derrière le podium, séparées de la scène par une haute cloison blanche, se trouvent les coulisses où les mannequins s’apprêtent, tandis que les travailleurs de l’ombre, maquilleurs, coiffeurs et accessoiristes, s’affairent à les mettre en lumière.

Loin d’être uniforme, le salon se révèle en fait partagé en une multitude d’espaces. Que les organisateurs aient pris soin de les distinguer par un code cartographique atteste de leur importance [Figure 1 et figure 3]. Le découpage semble dès lors obéir à des principes fonctionnels : l’espace marché, c’est là où l’on échange ; l’espace défilé, là où l’on défile ; l’espace showroom, là où l’on se montre, etc. Ces activités se résument à trois activités principales : valoriser, catégoriser, mettre en scène. Les trois sections suivantes décrivent chacune d’elles.

Le salon comme place de marché

L’EFS est une place de marché où s’échangent des biens ou la promesse d’une commande. L’espace du salon organise ainsi la rencontre de l’offre et de la demande. Cependant, l’EFS ne se contente pas de graisser les rouages des échanges. Il ne se limite pas à être un point du circuit par lequel les f lux marchands ne feraient que passer, sans jamais s’arrêter, sans jamais s’altérer. L’EFS connecte des marques, des distributeurs, des journalistes, des consommateurs. Il est le médiateur de leurs échanges [Latour, 2006a : 58]. Car, dans les allées du salon, on jauge, on juge, on s’ajuste. Et les acteurs calculent, de la sorte, des compromis sur la valeur des biens à échanger [Callon et Muniesa, 2003]. Cette valeur n’est pas simplement économique. Elle est aussi sociale en ceci qu’elle repose sur une pluralité de principes d’évaluation souvent antagonistes [Boltanski et Thévenot, 1991 ; Stark, 2009].

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Les stands sont l’un des supports privilégiés de ce processus de valorisation (valuation). Ils accueillent, non seulement les échangeurs, mais aussi les objets de leur commerce : vêtements, accessoires et bijoux. Tous les stands partagent la même configuration élémentaire. Ils sont séparés par une cloison grisâtre. Au sol du scotch délimite leur emplacement. Et leur équipement de base est des plus rudimentaires  : une table, deux chaises, trois penderies. Seul un travail de mise en forme permet de détacher chaque stand de ce fond commun. Ce travail est l’œuvre des organisateurs d’abord. Sur la tranche de chaque stand figurent le nom de la marque, les coordonnées de son emplacement et un pictogramme qui informe de ses engagements éthiques : une balance pour l’équitable, une pelote pour les matières naturelles, deux f lèches enlacées pour le recyclage, une main et une aiguille pour le respect des savoir-faire, deux mains se rejoignant pour les projets sociaux et l’inscription « bio » pour ce que de droit. Ainsi sont inscrites les catégories de mode éthique définies par les organisateurs, et attribuées aux exposants selon leurs réponses au Questionnaire éthique. À cette première mise en forme s’ajoute celle des exposants eux-mêmes. Chacun a personnalisé son stand selon une minutieuse mise en scène. Celle-ci repose sur trois opérations. Dans l’espace d’un stand, des entités sont i) présentées, ii) combinées et iii) éprouvées.

Cinq types d’entités sont déplacés et présentés à la vue du public. En premier lieu, les stands exposent des articles de mode. Contrairement aux foires ou aux points de vente classiques, peu de vêtements sont exhibés. La ligne présentée est peu profonde et ne rend pas justice aux multiples variations des tailles et des couleurs. Ceci s’explique aisément : le salon s’adresse prioritairement aux professionnels. Nul besoin de stocks, nul besoin de l’entière panoplie de la ligne, nul besoin d’attacher le vêtement au monde intime de l’acheteur professionnel. Car celui-ci, souvent, ne fait qu’inspecter un échantillon qu’il postule représentatif de l’ensemble d’une ligne. En deuxième lieu, des objets subliment les accessoires et les vêtements. Des mannequins de couture font valoir la justesse d’une coupe. Des manèges à bijoux suspendent les parures d’ivoire végétal. Des bustes noirs rehaussent les colliers de verre. Des lampes éclairent les articles et soulignent quelque jeu de couleur. Ces objets dramatisent la représentation. Censés demeurer hors cadres, ils ne sont d’ordinaire pas relevés [Goffman, 1986]. En troisième lieu, les stands sont peuplés d’entités humaines. Les marques mandatent des porte-paroles (dirigeant, créateur ou employé) qui prêtent leur voix aux articles muets. Plusieurs représentants passent alors les pièces exhibées. Une robe verte habille un mannequin de couture et les exposantes de Sobossibio. Un foulard de soie s’enroule à une penderie ainsi qu’au cou d’un responsable de Soieries du Mékong. Signes de la délégation d’une parole légitime, ces «  façades personnelles  » [Goffman, 1959] participent à la mise en scène du stand. En quatrième lieu, ce discours est renforcé par

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la parole d’une multitude d’entités non humaines. Des affiches racontent l’histoire de la marque. Des signes de qualité, labels, certificats ou récompenses, sont exhibés. Des coupures de presse, des cartes de visite, des catalogues jonchent les tables. Tous participent à la mise en récit des marques. En cinquième lieu, enfin, les stands sont habités d’objets insignifiants  : valise, bouteille d’eau, manteau d’un exposant, etc. Si d’ordinaire ces objets ne sont pas pris en compte, ils menacent toujours de mettre en péril la représentation [Goffman, 1986].

Les entités présentées sont ensuite combinées en vue de valoriser la marque et ses articles. La combinaison des entités crée une «  ambiance  » [Baudrillard, 1968] qui participe au positionnement de la marque. Aux côtés des bijoux en perle de verre de Gontié Paris trônent quelques bouteilles en verre aussi, comme pour incarner les deux états de la matière, déchet ou noble, et suggérer ainsi la transformation de l’un vers l’autre. L’exposant en costume, les tons noir, blanc et beige connotent à leur tour l’élégance de la marque. Plus loin, des tongs bariolées côtoient les bijoux, sacs et objets en caoutchouc recyclé de The Flip Flop Company. Les couleurs criardes, la tenue décontractée de l’exposante et le désordre du stand connotent l’insouciance et la gaité de la marque. À l’ambiance s’ajoute la mise en récit de la marque. Les discours jouent deux partitions  : l’esthétique et l’éthique. D’une part, les marques valorisent les qualités esthétiques de leurs articles. L’Herbe Rouge, par exemple, revendique une démarche créative. Son catalogue raconte que « L’Herbe Rouge a créé une mode urbaine et poétique au design contemporain où la vraie esthétique concilie beauté, qualité, éthique, écologie, avec des prix justes et accessibles ». Quant aux photos du catalogue, elles sont l’œuvre d’un artiste qui « a travaillé avec les plus grands » et « fait une vraie recherche sur la lumière ». D’autre part, les marques dévoilent les débordements de la mode. Elles dénoncent les pratiques de la fast fashion, critiquent H&M et Zara, citent des études de la Clean Clothes Campaign ou de Greenpeace. Mais ces critiques sont souvent formulées à demi-mot. Les discours oscillent entre le dit et le non-dit. Un exposant explique : « Le côté éthique peut être un frein, un petit fardeau. Aujourd’hui ce qui se passe : nous, on ne communique pas sur le côté éthique. […] On ne l’impose pas, mais on a le souhait de le proposer. Chaque article est signé : on a le nom et la photo de la tisserande qui a tissé le foulard et, sur notre site Internet, il y a un petit film de cette personne. C’est une petite originalité qui créé le lien vers « qu’est-ce qu’on fait là-bas ? ». Les gens s’intéressent à ça, mais seulement si les gens le veulent ». En ce cas, la marque établit une chaîne, qui, du consommateur au vêtement, de ce vêtement à l’étiquette signée, de cette étiquette au site Internet, de ce site Internet à un film, et de ce film à la tisserande, relie l’acte d’achat aux engagements éthiques. Rien n’oblige à remonter ces maillons. Mais pour peu que l’on y consente, on se livre à une série de déplacements au travers différents espaces (de calculs) qui, tous

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interconnectés, dévoilent à chaque pas des associations nouvelles. Libre au visiteur de mener sa propre enquête, de voir ou de ne pas voir les problèmes.

Ainsi, loin de simplement consommer le discours des marques, le visiteur le coproduit. Il fait partie du dispositif de calcul, en ce qu’il ne se contente pas de croire sur parole le discours des marques, mais l’éprouve. C’est ainsi que le visiteur essaye parfois un article avant de l’acheter. L’épreuve peut aussi être à l’initiative de l’exposant qui, en guise de bonne foi, sollicite l’examen tangible de ses biens. Tout en vilipendant la fast fashion et ses produits aussitôt achetés, aussitôt délavés, déformés, déchirés, tout en opposant à ce modèle de prêt-à-jeter, celui d’un prêt-à-porter éthique et de qualité, l’exposante de L’Herbe Rouge tend ses articles et enjoint de les toucher pour en apprécier la résistance autant que la douceur. De même, ailleurs, un producteur de textile renforce son éloge par l’examen tactile de ses produits : « Venez tâter le tissu de denim ! Il est absolument incroyable. Le meilleur denim qu’on peut trouver. Bien sûr, bien meilleur que la meilleure marque de jean ». Les consommateurs participent pleinement à l’évaluation des biens.

En résumé, les stands sont des espaces où se calculent les compromis sur la valeur des biens à échanger. Des articles de mode, des objets de mise en scène et des porte-paroles y associent les mondes de la mode, de l’éthique, de l’environnement et de la tradition. Et le calcul de ces compromis fonde la valeur des biens [Callon et Muniesa, 2003].

Le salon comme miroir

L’EFS est également un espace de visualisation [Entwistle et Rocamora, 2006  ; Moeran et Strandgaard Pedersen, 2011 ; Skov, 2006] au travers duquel les marques s’observent et se positionnent [White, 1981]. Le salon est un miroir où se ref lète le marché. Il se révèle être un dispositif de marché [Callon et al., 2007] où i) des entités sont déplacées dans un espace de calcul, ii) pour y être combinées iii) afin de produire une catégorisation du marché.

Le catalogue du salon est un des espaces participant à cette catégorisation du marché. Les exposants y sont présentés sous forme de listes ordonnées [Figure 2] qui, loin de simplement constater un état du marché déjà-là, contribue à le structurer [Goody, 1977].

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Figure 2Liste des exposants de l’édition 2011

Cette année, nous vous présentons nos créateurs selon une nouvelle classification :

For Nature by Nature pour les marques qui emploient des matières écologiques et naturelles.Les marques :

1. Aura2. Jux3. Occidente4. L’herbe rouge5. Lili & Clyde6. Harumi Momata7. Green Spirit8. Qaytu

y A.C. y August & HAIGT y Bio Fair Garnments y Conscients y François I – Ivatex y Koukouli y Manuela Ramos y Natural Wave y Sil Joias Urabanas y She Line y Sumaq Warmi y Tany y Tisky y Velavera

Re-Life dédié aux marques utilisant des matières recyclées.Les marques :

1. Sakina M’Sa2. Marron Rouge3. Les Ateliers Hétéroclites4. E-Moi5. Cyclus6. Valérie Pache7. Breadforlife8. Kondakis

y Olympe y Recycling Forever y Smateria

Precious Skills pour les designers travaillant avec les savoir-faire spécifiques.Les marques :

1. ULTRA2. Adi3. Aude Durou4. Soieries du Mekong5. Deux filles en fil6. Linda Mai Phung7. Ecoluxe8. Monica Rebolledo

y Animanà y Breezy Blue y Diana Gamboa y Haft Paikar y Joallier Miwako Yanagisawa y Kimoni Clothes by Kazuko y Mogaic Felt y Metissacana y OJSC Suman y Studio by Tatiana Vorotnikova y Z&Z y ZANA A

Made with Love pour les créateurs qui mettent en avant des projets de développement locaux.Les marques :

1. Karawan-Authentic2. Masala Tee3. Farafina Profonde4. Judith Condor-Vidal5. Va.de.nuevo6. Rangustra7. Shadki8. Ticket TO Timbuktu

y Afrika en vogue y Classical Style Designs y Desmania Nurture y Jovens y Kerkenatiss y Mebkikis y Ndomo

Source : Catalogue de l’Ethical Fashion Show 2011, pages 44-45

Les listes sont des productions textuelles qui font des choses [Cooren, 2004]. Et la spatialisation qu’elles autorisent importe au moins autant que leur textualité [Goody,

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1977 ; Latour, 1987]. Premièrement, la liste se décompose en sous-listes formant quatre sous-catégories : « For Nature by Nature », « Precious Skills », « Re-life » et «  Made with Love  ». Ce découpage n’a rien d’évident. L’EFS définit d’ordinaire le marché soit par trois piliers (le respect de l’homme, de l’environnement et des savoir-faire), soit par six engagements éthiques (projets sociaux, commerce équitable, matières naturelles, matières biologiques, recyclage, préservation des savoir-faire). Passer de trois à quatre ou de six à quatre segments nécessite d’opérer de nouveaux agencements. Le marché se révèle ainsi malléable. Point de manière unique de le segmenter [Harrison et Kjellberg, 2010]. Deuxièmement, les règles combinatoires de la liste interdisent qu’une marque appartienne à plusieurs segments. Pourtant, la plupart des marques affichent de multiples engagements éthiques. Par exemple, Rangsutra est étiqueté des labels «  matières naturelles  », «  savoir-faire  », «  projets sociaux  » et « matières recyclées ». Elle pourrait dès alors prétendre aux quatre segments de la liste. Les listes sont donc arbitraires. Troisièmement, chaque liste est associée à un label et à une définition. Il s’ensuit que la catégorie est non seulement qualifiée en extension (par ses membres), mais en intension (par toutes les marques qui en satisfont les propriétés) [Lévi-Strauss, 1962]. La catégorie s’étend au-delà des limites spatiales du salon et a vocation à s’imposer au marché dans son ensemble. Quatrièmement, ces listes sont prises dans un système d’opposition. La catégorie mode éthique n’a de sens que mise en rapport avec les catégories de mode non éthique. La catégorisation opère ainsi sur fond de différenciation. Cinquièmement, les listes distinguent leurs membres. Les premiers sont mis en exergue par leur casse (en gras) et par un numéro renvoyant à une photographie. Ces marques acquièrent dès lors une valeur de modèle pour leur catégorie. En somme, ces listes agencent les entités du marché en calculant des associations et des dissociations [Callon et Muniesa, 2003]. Dans ces calculs, l’espace joue les premiers rôles. Que l’on soit forcé de poser un mot avant l’autre, que ceux-ci soient alignés de gauche à droite, et de haut en bas, écrits en gros ou en petit, en gras ou en italique, que leurs lignes noires soient entrecoupées d’espaces blancs  ; tout cela suffit à créer les ruptures et les continuités, en un mot : les sauts dans le sens, qui offrent à la pensée les moyens de se penser [Goody, 1977]. « L’espace commence ainsi, avec seulement des mots, des signes tracés sur la page blanche » [Perec, 1974: 26].

La liste est l’aboutissement d’un procédé d’inscription littéraire [Latour et Woolgar, 1979]. Mais les technologies graphiques ne sont pas les seules à présenter le marché « aux vues de l’esprit » [Latour, 2006b]. La segmentation est également inscrite dans le découpage spatial du salon lui-même [Figure 3].

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Figure 3Plan de l’Ethical Fashion Show septembre 2012

Source : Ethical Fashion Show, édition septembre 2012

Chaque stand est défini par ses coordonnées dans un espace géométrique. Que l’on en relie les points et se révèle une nouvelle partition du salon. Les lignes de coupe suivent deux principes. Premièrement, trois districts sont constitués selon l’affiliation à un réseau. Au sud-est : les marques de Peru Moda (D02, D04, E02, E03, E04, E07, F03, F05). Juste au-dessus : celles de Source West Africa (E06, E08, F07, F07bis, F09, F09bis). Et à l’ouest  : celles d’Origin Africa (B08, B12, C11, C13). Ces trois réseaux sont ancrés en Afrique ou au Pérou, et leurs marques valorisent les savoir-faire de ces régions. Leurs frontières dessinent, pour reprendre les termes des organisateurs, une partition « ethnique » des marques. Deuxièmement, des régions sont découpées selon l’offre des marques. Au nord : les accessoires de mode (A02, C13, D02, D10, D11, D12, D14, E06, E10, E12, F11, F12, F13). De l’ouest au centre, selon une sorte de dégradé : le prêt-à-porter casual (A02, A06, B02, B03, B04, B06), le prêt-à-porter plus ethnique (C02, C07, D11). Le plan des stands visualise le marché et donne à voir sa segmentation.

La segmentation n’enregistre pas un état du marché déjà là, mais le façonne. D’une part, plusieurs segmentations coexistent au sein d’une même édition du salon. La segmentation des stands ne se superpose pas à celle des listes. Elle y ajoute le principe d’une organisation géographique ou ethnique des marques. D’autre part,

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les organisateurs font un usage tactique de ces découpages. Ainsi, les organisateurs changent l’agencement des stands pour changer les représentations du marché :

« Prêt-à-porter, Marques créateurs, Casual-streetwear, Sportswear mais aussi Kidswear et Accessoires seront donc les nouveaux segments de produits proposés au sein du sa-lon Ethical Fashion Show. Une offre plus claire donc, présentée par famille de produits contre précédemment une classification qui mettait en avant les matières (naturelles, écologiques et celles utilisant des matériaux recyclés), les savoir-faire mais aussi les pro-jets de développement locaux. […] « L’offre est devenue de plus en plus plurielle et les ache-teurs ont peu de temps pour faire leurs achats. Aussi nous optons pour cette segmentation par famille de produits afin de faciliter leur travail et d’améliorer la visibilité des marques », confie Isabelle Quéhé, Directrice du salon »9.

L’agencement et la segmentation ne sont plus fonction des engagements éthiques, mais des catégories de produits. Les organisateurs entendent ainsi ancrer davantage les marques dans l’industrie de la mode.

À leur tour, les exposants s’appuient sur le découpage spatial du salon pour positionner leur marque. Par exemple, l’un regrette que la mode éthique ne soit pas plus esthétique, et encore trop ethnique. Il ajoute : « il suffit de voir ce qu’il se fait là-bas [il indique le fond du salon] pour s’en convaincre ». Ce qu’il pointe est moins une marque singulière que la région entière regroupant les marques sud-américaines. À l’inverse, une exposante regrette que son stand jouxte celui d’une marque proposant le même type d’articles. Les visiteurs perçoivent trop fortement la ressemblance et croient que les deux marques n’en sont qu’une. Dans le premier cas, l’exposant souligne l’hétérogénéité des segments. Dans l’autre, elle déplore qu’un segment soit trop homogène. Dans les deux cas, les exposants mobilisent des ressources spatiales.

En résumé, l’EFS segmente la mode éthique. À chaque segment sont attribués un label, une définition, une liste de membres, des modèles. Ces segmentations sont à la fois arbitraires, multiples et inscrites dans un jeu d’oppositions. Il apparaît dès lors que les dimensions graphiques (les listes, les plans) et matérielles (les stands) sont autant de ressources spatiales mobilisées dans les stratégies de catégorisation du marché.

Le salon comme théâtre

L’EFS est un théâtre où le marché est mis en scène. Car, si le salon performe la mode éthique en créant ce qu’il énonce — comme la valeur d’un bien ou les catégories du marché —, il doit encore jouer cette performance. La félicité d’un performatif, en effet, dépend de la conformité à des procédures, de l’allégeance à des conventions, de la soumission à un décorum [Austin, 1962]. Au salon se joue ainsi une représentation idéalisée de la mode éthique qui solidifie les compromis sur la valeur des biens et

9 « Ethical Fashion Show », Fashion Daily News, 26 juin 2012.

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les catégories du marché. Il suit de cette mise en scène que « la valorisation est non seulement quelque chose qui est fait, mais elle est en plus quelque chose que les personnes regardent, comme un spectacle » [Muniesa et Helgesson, 2013 : 119].

Sans doute les défilés sont-ils le point d’orgue de ce spectacle [Skov et al., 2009]. Les mannequins y suivent deux « routines » [Goffman, 1959], soit celle stéréotypée des podiums conventionnels [pour une description voir Skov et al., 2009], soit une routine atypique et qui vis-à-vis de la première prend donc quelques libertés. Dans le premier cas, les modèles marchent au pas cadencé, économes de leurs mouvements, la tête haute, les épaules droites, le visage impassible, la main dans une poche ou sur l’ourlet d’un col. La séquence classique est la suivante et dure trente secondes en moyenne : 1° le mannequin entre sur scène, 2° marque la pose devant l’écran, 3° reprend sa marche, 4° marque la pose en bout de piste, 5° rebrousse chemin, 6° marque la pose devant l’écran, 7° quitte la scène. Il y a sur scène rarement plus de deux mannequins, et leur ballet est généralement réglé pour qu’ils se croisent au moment précis où le déhanché de l’un correspond à la pose de l’autre. Ainsi, la plupart du temps, un modèle seulement est en mouvement, partant, une seule pièce présentée à l’attention du public. Dans le second cas, la routine est plus originale. En 2009, les modèles pavanent, dansent, s’agitent sur les marches et les rampes d’un escalier à double envolée. Les mouvements suivent le rythme d’une énergique musique rock, funk, pop ou R&B. En 2011, le défilé est introduit par deux rappeurs plaidant pour « un monde é-qui-ta-ble et so-li-daire ». Au cours du défilé, des mannequins dansent les claquettes et quelques similis de danse tribale. En 2012, les modèles trottinent, se tiennent en équilibre sur une jambe, se chamaillent, puis se réconcilient, jouent un peu la comédie, souff lent un baiser au public. À un autre défilé est projeté un film sur la confection des pièces du créateur Giancarlo Gallo. Le court reportage a pour décor les hauts plateaux du Pérou, montre des femmes cousant, racontant leur expérience du commerce équitable et, finalement, formant une ronde de fraternité pour entonner des chants traditionnels. Analytiquement, cette seconde routine procède à une triple modalisation [Goffman, 1986]. Premier cadre : les articles de mode sont présentés. Deuxième cadre : leur présentation imite celle des défilés classiques. Troisième cadre : les mannequins jouent ces défilés classiques avec ironie, prenant ainsi leurs distances avec le cadre précédent. L’EFS fait dès lors un usage stratégique de ces modalisations. « Le show conjugue la couture, le prêt-à-porter créateur et conventionnel, tout en puisant dans le dynamisme de la culture urbaine : un mélange de genres réussi qui est aussi la signature reconnaissable et appréciée du salon »10. « L’idée étant toujours de donner envie. Et puis d’être un peu différent » résume la directrice du salon11.

10 Dossier de presse, édition 2012, Ethical Fashion Show.11 Entretien, I. Quéhé.

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Ces mises en scène engagent une multitude d’acteurs [Skov et al., 2009]. On croit parfois que ce sont les mannequins qui défilent, et qu’ils sont habillés des pièces des créateurs. C’est en vérité l’inverse  : sur scène les objets sont les seuls véritables acteurs, ils concentrent toute l’attention du public, et les modèles ne sont pour eux que des véhicules ou des faire-valoir. Ainsi, quand le mannequin s’élance sur la piste, au même instant est projeté, sur un écran, non pas son nom, mais celui de la marque et de l’article. L’information suit le « canal de direction » et, connectant l’action (le défilé) à un personnage (la marque, la pièce), lève l’ambigüité de la représentation [Goffman, 1986]. Les mannequins sont entièrement au service des objets. D’abord, leurs services sont d’ordre technique : le modèle offre son corps à l’objet, lui permet de se déplacer, de prendre la lumière, de se montrer sous toutes les coutures. Ensuite, les services du mannequin sont esthétiques. Les mannequins sont des professionnels de la façade [Goffman, 1959] recrutés pour l’expertise et la maitrise de leur présentation [Skov et al., 2009]. Les mannequins sont dressés à accomplir tous les menus gestes (et non-gestes) de la parade [Foucault, 1975]. Leur sélection comme leur formation assurent qu’ils s’accordent aux canons de la beauté du moment [Godart et Mears, 2009]. En toute généralité, la femme est grande et mince, l’homme athlétique, la tenue est droite, l’allure gracieuse, la démarche élégante. Ils sont l’incarnation d’un corps idéalisé [Barthes, 1967]. En coulisses, des assistants sont dévoués au perfectionnement de leur apparence. Coiffure, maquillage, habillage  : tout est contrôlé. Enfin, les services du mannequin sont d’ordre sémantique : le modèle est un commentaire de la pièce, un surcroit d’information, une exagération du sens. Il réf léchit certains canons de beauté, connote les valeurs de la pièce (des mannequins métissés pour une mode « des quatre coins du monde »), dévoile l’histoire de l’objet (un mannequin maquillé de tatouages tribaux pour une mode respectueuse des traditions  ; une autre coiffée d’une rose, d’une feuille ou d’herbe pour une mode respectueuse de la nature [Figure 4]).

Ce métalangage est augmenté d’autres artifices. Par moment apparaît sur l’écran une image évoquant la nature : un sous-bois, des nuages, un papillon, la mer et ses vagues. La musique aussi s’accorde aux créations, et, avec elles souvent redondante, accomplit une fonction d’emphase. Au style ethnique sont associés une mélodie électrotribale, des bruits de brousse, le rythme des tamtams ; au style décontracté un refrain R&B, des couplets rapés  ; au style glamour et chic une musique jazzy, une composition électro aux gimmicks, qu’entre deux soupirs, une femme sensuellement susurre : « Il est indispensable que je rejoigne Paris », « Oh mon dieu ! C’est comme un rêve ». La musique accentue la dramaturgie du défilé [Goffman, 1986]. Telle collection n’est pas glamour, mais glamoureusement glamour. Telle autre n’est pas ethnique, mais authentiquement ethnique.

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Figure 4Une modèle coiffée de f leurs

Source : Photos presse, Ethical Fashion Show, septembre 2013

Ces mises en scène nécessitent un découpage de l’espace. Si les acteurs se montrent sur scène, d’autres collaborent en coulisses pour fabriquer «  les illusions et les impressions » [Goffman, 1959]. Ce travail procède en trois temps : i) des entités sont déplacées dans un espace de calcul, ii) où elles sont combinées iii) en vue de produire une nouvelle entité. Soit l’exemple des photographies. D’abord, un professionnel élabore un agencement afin de prélever certaines entités [Figure 5].

Puis, le photographe déplace les entités photographiées dans un nouvel espace. En concertation avec les organisateurs du salon, les photos sont sélectionnées, retouchées, associées à d’autres :

« Chargé de communication : Vous avez jeté un coup d’œil aux photos ?La Directrice : Non.Chargé de communication : C’est pas moche.La Directrice : Ça tombe bien. Vous avez fait un choix ?Chargé de communication : Non pas encore.Le chargé de communication et la directrice examinent les photos sans rien dire. Chargé de communication : Je trouve qu’il y a de la matière.La Directrice : acquiesce. […]Chargé de communication : […]. Là, on peut couper. Quelques secondes plus tard. Là, Isa est bien ! ».

Enfin, les photos sont publiées ou mises à disposition de la presse. Les entités ainsi produites mettent en scène les compromis entre une pluralité de monde : la mode, la nature, la tradition, l’éthique. Leur mise en spectacle neutralise les contradictions. Le poncho péruvien se porte à Paris. La dernière mode, pourtant condamnée à mourir jeune, devient durable. Et l’on révèle, sous les strass et les paillettes, les rapports de

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production : on exhibe la main de la tisserande, on informe de la juste rémunération des travailleurs.

En résumé, le salon organise un espace proprement théâtral, avec ses scènes et ses coulisses, ses acteurs et son public. Il s’y joue dès lors une représentation stylisée de la mode éthique. La mode et ses critiques s’y conjuguent. Les contradictions s’y effacent derrière les compromis. Les photographies, les défilés, les reportages, les clips du salon produisent des représentations mythifiées de la mode éthique [Barthes, 1957].

Discussion

Performativité spatiale

En plongeant au cœur de l’Ethical Fashion Show, l’article a montré que, loin d’être uniforme, le salon est en fait découpé en une multitude d’espaces, dont les agencements contribuent à la formation du marché de la mode éthique. Ainsi, le salon est une place de marché qui organise la rencontre des échangeurs et favorise l’évaluation des biens. Il est un miroir où l’on se mire dans le ref let du marché. Enfin, il est un théâtre où se joue la représentation stylisée de la mode éthique. Mais qu’y voit-on au juste ? Non pas la représentation pure du marché, qui révélerait comme par transparence sa structure réelle, sa nature véritable, mais plutôt une image altérée, troublée et, pour tout dire, truquée et manipulée. Tout l’art du salon consiste en ceci  : mystifier l’observateur de sorte à lui laisser accroire que l’image proposée, sans être l’original bien sûr, est la copie presque authentique de cet original. La clef de voûte de cette mise en scène est l’organisation d’un espace où les participants affichés comme copies, répliques, reproductions ont tout naturellement l’air d’être les copies, répliques, reproductions d’un marché réel. L’EFS simule l’existence de la mode éthique comme référent extérieur. Or, en vérité, c’est précisément parce que ce référent ne se trouve pas autre part que dans le salon, c’est parce qu’il est en quelque sorte entièrement contenu dans son énonciation même, que l’on peut parler de la performativité de l’EFS. De même que « je jure » ne constate pas un fait, mais dit et fait en un seul coup [Austin, 1962], de même le salon dit et fait la mode éthique dans le même mouvement.

L’article répond dès lors à l’appel invitant à étudier les « technologies de l’espace » qui accomplissent des « actes spatiaux » [Lauriol et al., 2008]. Pour ce faire, l’article rompt avec une approche ostensive de l’espace. Il refuse de considérer l’espace comme un contenant qui, déjà structuré, accueillerait les acteurs et leurs actions. Autrement dit, il rejette l’idée même d’une scission entre la structure et l’agence. Au contraire, l’article

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propose une approche performative de l’espace. L’espace est une forme d’agencement [Callon et al., 2007]. Il est un assemblage d’entités hétérogènes qui, enchevêtrées les unes dans les autres, tissent un dispositif sociotechnique. Mais parler d’agencement conduit surtout à souligner la capacité d’action, c’est-à-dire l’agence, de l’espace. Les agencements spatiaux tracent des lignes, dessinent des territoires, articulent les actions d’autres entités en les contraignant ou en les habilitant. En un mot, l’espace agit ou fait agir [Lussault, 2007]. Il est moins un nom qu’un verbe [Beyes et Steyaert, 2012].

L’article propose la notion de performativité spatiale pour rendre compte des effets que l’espace produit. Elle se définit comme le fait que l’espace contribue à réaliser le monde même dans lequel il se déploie. Cette performativité spatiale peut être analytiquement décomposée en trois étapes. Un : des entités hétérogènes (humaines ou non humaines) sont déplacées dans un espace de calculs. Deux : les entités y sont combinées selon un jeu d’association et de dissociation. Trois : les combinaisons sont figées dans un nouvel agencement. L’effet performatif réside dans le décalage entre la première et la dernière étape. L’EFS offre plusieurs illustrations de cette séquence ternaire. Par exemple  : des marques sont sélectionnées à l’aune d’un questionnaire éthique ; leurs stands sont agencés aux quatre coins du salon et fixés dans un plan ; qui produit, en bout de course, une segmentation de la mode éthique. Cette catégorisation du marché peut alors être reprise et circuler dans la presse ou dans des rapports d’étude. Les sections suivantes détaillent cette performativité spatiale au regard de trois activités marchandes  : la valorisation des biens, la catégorisation et la mise en scène du marché.

Valoriser : l’espace de compromis

L’EFS est une place de marché qui connecte des biens, des offreurs et des demandeurs. Mais, surtout, le salon se révèle être un espace paradoxal qui fait tenir en un lieu unique des principes antagonistes. L’EFS critique la mode, mais, dans le même temps, reconduit certaines de ses conventions. Il calcule ainsi des compromis associant éthique et esthétique. L’article propose la notion d’hétérotopie marchande pour saisir la manière dont l’espace performe ces compromis. Inspirée par Foucault [1984], elle désigne une sorte de contre-emplacement qui, bien que situé à l’intérieur même de la société, n’en suit pas les règles, mais vise plutôt à les contester12. Selon

12 Plus précisément, selon Foucault [1984], les hétérotopies s’opposent, d’une part, aux lieux réels de la vie de tous les jours et, d’autre part, aux lieux sans lieux que sont les utopies. Les hétérotopies sont littéralement des espaces autres. Elles sont des « contre-emplacements, sortes d’utopies effectivement réalisées dans lesquelles les emplacements réels […] sont à la fois représentés, contestés et inversés ». Et l’auteur de citer en exemple : le musée, la foire, le théâtre, le cimetière, le village de vacances du Club Méditerranée.

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l’auteur, les hétérotopies existent dans toutes les sociétés. Et, quoiqu’elles prennent des formes variables selon les époques, les cultures, les régions, elles partagent plusieurs propriétés communes : les hétérotopies juxtaposent en un même lieu plusieurs espaces incompatibles ; elles font coexister plusieurs découpages du temps ; elles supposent un système d’ouverture et de fermeture qui les isole et les rend pénétrables ; elles créent et dissipent les illusions. Ces propriétés renvoient chacune à une forme de paradoxe. Cet article, dès lors, soutient que c’est en y apportant une solution pratique que les hétérotopies marchandes construisent des compromis.

Ainsi, l’article décrit la manière dont l’EFS affronte les paradoxes de la mode éthique. Premièrement, le salon enchevêtre plusieurs espèces d’espace. L’EFS est un espace feuilleté, dont chaque feuille transporte jusqu’au Carrousel du Louvre des entités en vérité fort éloignées. C’est ainsi que les couturières péruviennes de l’Altiplano sont projetées sur l’espace d’un écran parisien, cependant que défilent devant elles les mannequins professionnels. Deuxièmement, le salon enlace plusieurs horizons temporels. D’un côté, il obéit à la cadence courte, rapide, cyclique de la mode. Ses portes n’ouvrent que trois ou quatre jours et, à une exception près, une seule fois dans l’année, à l’automne, à la saison des défilés. Mais, de l’autre côté, l’EFS est soumis à un temps lent, continu, presque figé. C’est le temps des traditions, le temps des savoir-faire ancestraux, le temps qui a cessé à jamais de s’écouler. Ces deux horizons temporels s’enchevêtrent lorsque, par exemple, les exposants mêlent des références, d’un côté, aux savoir-faire ancestraux et aux matières traditionnelles et, de l’autre, à la mode la plus récente. Troisièmement, l’EFS est protégé par un système d’ouverture et de fermeture. Les exposants sont soumis à un rite de purification. La Charte de bonne conduite et le Questionnaire éthique filtrent les participants selon la qualité de leurs engagements éthiques et esthétiques. Ce n’est qu’au prix de cette purification que le salon peut prétendre représenter, comme en miniature, non seulement l’archétype de la mode éthique, mais une sorte de point de mire, une ouverture dans laquelle peut s’engouffrer la mode conventionnelle. Quatrièmement, l’EFS accomplit deux fonctions opposées. D’un côté, le salon déchire le voile de la marchandise, dénude la mode, montre ses dessous. Les exposants dénoncent la fast fashion, fustigent H&M et Zara, critiquent les pratiques socialement irresponsables de leur marché. Mais, de l’autre côté, l’EFS recouvre la marchandise du vernis enchanteur d’une mode éthique mythifiée. Et la marchandise de mode est célébrée au spectacle des défilés. Ainsi, comme le commerce équitable ou l’agriculture biologique [Cochoy, 2005 ; Goodman, 2004 ; Lyon, 2006], la mode éthique est prise dans un double mouvement contradictoire de dé-fétichisation et de refétichisation. En somme, l’hétérotopie de l’EFS offre une réponse spatiale aux paradoxes de la mode éthique. Il fait tenir en un lieu unique des espaces conf lictuels

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(la mode d’ici et les traditions d’ailleurs), des horizons temporels différents (le temps court de la mode et le temps long des traditions), le marché et les critiques du marché. Ainsi construit-il les compromis de la mode éthique.

Catégoriser : l’espace de pensée

L’EFS définit non seulement ce qu’est la mode éthique, mais aussi ses segments. L’espace contribue ainsi à performer les catégories du marché. Dans la littérature, les catégories sont souvent envisagées du seul point de vue cognitif. C’est ainsi, du moins, que Durand et Paolella [2013] définissent la catégorisation : il s’agit de « produire une infrastructure cognitive permettant d’évaluer les organisations et leurs produits, de diriger les attentes et de conduire à des échanges matériels et symboliques  ». L’article contribue à la littérature sur la catégorisation en en soulignant les dimensions matérielles et spatiales. À la suite de Goody [1977], il avance que la pensée est une activité pratique qui ne saurait être coupée de ses supports d’expression. Or, l’espace est au cœur de ces pratiques, qu’il s’agisse de l’espace d’une liste ou de celui d’un lieu. Foucault [1975] montre ainsi que la connaissance de la totalité ne peut être connue qu’en bâtissant des murs qui isolent, des fenêtres qui trahissent et dont la savante architecture dessine le système panoptique. De même, les catégories du marché ne se présentent aux « vues de l’esprit » [Latour, 1987] que pour autant que l’on ait tracé des allées, agencé des stands, dressé des listes, dessiné des tableaux. L’espace de pensée nécessite une organisation de l’espace.

L’article décrit trois manières dont l’espace performe les catégories du marché. D’abord, l’espace dessine les frontières de la catégorie. Il trace une ligne de partage entre les entités présentes et les entités absentes ou, pour le dire autrement, il organise un jeu d’inclusion et d’exclusion. À l’EFS, ce travail sur les frontières est accompli par une multitude de dispositifs qui, comme le Questionnaire éthique, la Charte de bonne conduite ou les portes du salon gardées par des vigiles, isolent la mode éthique et ses acteurs du f lux du monde. La catégorie s’en trouve ainsi purifiée [Latour, 1991] : seules y sont rassemblées les entités dûment autorisées. Ensuite, l’espace met en valeur les prototypes de la catégorie. Certains espaces, en effet, jouissent d’un potentiel d’exposition et de visibilité supérieur aux autres. Ils sont spécialement conçus pour capter l’attention et diriger les regards. Telles sont les œuvres d’art, les affiches ou les scènes des défilés : ces espaces érigent en modèle des marques, des créateurs, des articles de mode. Et c’est auréolé de cette aura que ceux-ci défilent sous le feu des projecteurs. Enfin, l’espace permet une construction collective des catégories. Il met en contact leur objet, leurs promoteurs et leurs audiences. Des épreuves permettent ainsi à l’audience d’évaluer

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et, partant, de participer à la catégorisation. Il peut s’agir d’épreuves tout à fait tangibles comme lorsqu’un visiteur palpe une étoffe pour en apprécier la qualité.

Mettre en scène : l’espace de représentation

L’EFS met en scène la mode éthique et produit des représentations stylisées adressées aux participants au marché. Ainsi, comme l’ont montré Goffman [1986] puis Butler [2004], la performativité se double d’une performance proprement théâtrale. De même que pour ces auteurs, l’identité a sans cesse besoin d’être jouée pour s’accomplir, de même le marché, son cadre, sa définition, ses symboles doivent régulièrement être mis en spectacle pour se réaliser. Telle est la fonction rituelle du salon, de ses conférences et, plus encore, de ses défilés de mode. À un intervalle régulier, la mode éthique s’y trouve confirmée dans son image mythique. Les contradictions élémentaires entre les cycles courts de la mode et les cycles longs de la durabilité, entre le goût du jour et les savoir-faire ancestraux, entre la dé-fétichisation et les strass et les paillettes sont effacées par la célébration des compromis entre éthique et esthétique. L’EFS concilie les contraires, naturalise les compromis et, partant, mythifie la mode éthique [Barthes, 1957]. Ainsi contribue-t-il à solidifier le marché.

L’article décrit trois manières dont l’espace performe la mise en scène de la mode éthique. D’abord, l’espace permet un contrôle des représentations. Les dispositifs spatiaux assurent que les interactions se déroulent selon le programme établi, sans anicroche ni perturbation [Goffman, 1959, 1986]. Et si, malgré tous les efforts consentis, quelque incident venait enrayer la représentation, des acteurs et leurs assistants s’efforceraient aussitôt de la réparer [Goffman, 1959]. C’est ainsi que le Questionnaire éthique, le Règlement du salon, les plans, les murs, les rideaux, les claustras, les mannequins, les photographes, les agents de sécurité exercent un contrôle serré sur les mises en scène de la mode éthique. Que l’on s’éloigne du script initial, et les représentations sont immédiatement recadrées : un photographe retouche les images, un exposant replie et ajuste ses articles, le chargé de communication visite les stands et s’assure de la satisfaction des participants. Ensuite, l’espace façonne une image mythique du marché. Certains espaces subliment et magnifient les entités présentées. Les projecteurs, le corps du mannequin, les catalogues sur papier glacé exhibent des objets non seulement embellis, mais idéalisés. Par exemple, la mode éthique est portée par des mannequins qui concilient glamour et authenticité. Enfin, l’espace organise le partage entre le vu et le non vu. Certes la représentation se déroule sur scène, sous les yeux du public. Mais que le public en décèle les ficèles, qu’il en perçoive les ressorts mythiques, et toute la représentation s’écroulerait comme un château de cartes. C’est pourquoi les répétitions, la fabrication des décors, le perfectionnement des façades

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personnelles, les artifices de dramatisation, quant à eux, sont cantonnés aux coulisses [Goffman, 1959] et, partant, demeurent hors cadre [Goffman, 1986].

Conclusion

L’article a étudié le rôle d’un dispositif, le salon Ethical Fashion Show, dans la formation du marché de la mode éthique. Il a montré que, loin de reproduire une structure déjà existante, le salon contribue au contraire à la performer. En effet, l’EFS se révèle être un espace fractionné qui participe à trois activités. Valoriser : il est une hétérotopie marchande où se calcule la valeur des biens à échanger. Catégoriser : il est un miroir où les participants se mirent dans le ref let du marché. Mettre en scène : il est un théâtre où se joue la représentation idéalisée de la mode éthique. La notion de performativité spatiale permet de saisir ces trois activités. Elle pose que l’espace participe à l’accomplissement du monde dans lequel il se déploie. Ainsi, l’EFS contribue à réaliser la mode éthique par l’acte même de spatialiser le marché.

L’article ouvre dès lors plusieurs voies de recherche. En premier lieu, il renouvelle les recherches sur les salons professionnels. Il propose, en quelque sorte, d’inverser leur analyse. Les salons ne sont pas un lieu dans lequel un marché s’engouffrerait, mais l’espace même duquel il naîtrait. Une telle approche pourrait permettre d’étudier comment un salon participe à la création de communautés, à l’émergence d’innovations ou encore à la formation des goûts des participants au marché. En deuxième lieu, le papier invite à repenser l’espace dans les recherches en management. Plutôt que de le considérer comme une donnée, une structure, une ressource et de lui octroyer, ainsi, un rôle passif, la notion de performativité spatiale permet de reconnaître le rôle actif de l’espace dans l’organisation des marchés et, plus généralement, des relations sociales. En troisième lieu, comme le soulignent Dumez et Jeunemaître [2010], la notion de dispositif est commune à Foucault et à Callon. Malgré une approche différente, tous deux définissent les dispositifs comme un ensemble d’entités hétérogènes qui inf luence les relations entre les acteurs ainsi que leurs actions. Or, Foucault [1975] discute abondamment la dimension spatiale de ces dispositifs. En faisant de même pour les dispositifs à-la-Callon, cet article fait un premier pas pour rapprocher ces deux littératures.

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ARTICLE / Performativité spatiale à l’Ethical Fashion Show Vivien Blanchet

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Annexe 1Lieux des dix éditions de l’Ethical Fashion Show

Galerie Nikki Diana Marquardt, Paris, Place des Vosges, 2004.« Un espace rare, en plein cœur de Paris, accueille les grands événements de la mode, la culture et la communication. Idéalement située sur la Place des Vosges, cette ancienne fabrique de luminaires s’ouvre sur la splendide cour de caractère d’un hôtel particulier, l’Hôtel de Chaulnes. Une seconde entrée débouche également sur le Marais […]. Ce cadre d’exception distille l’élégance toute particu-lière d’une Galerie d’Art de prestige. Défilés de mode, show-rooms, lancements de produits, confé-rences de presse, séances de prises de vues et tournages… Ce lieu à la fois spacieux et lumineux a déjà accueilli de nombreux grands noms de la Haute Couture, des cosmétiques, de la production artistique et du cinéma ».

Espace des Blancs manteaux, Paris, le Marais, 2005. « Créé depuis trente ans, l’Espace des Blancs Manteaux est situé dans le Marais et propose de nom-breuses activités ludiques telles que des ateliers de dessin, de peinture et de modelage, des cours de théâtre, de danse, des arts martiaux, et autres sports collectifs. L’Espace des Blancs Manteaux, c’est aussi deux petites scènes de théâtre véritables tremplins artistiques où création, surprise, et émotion sont les maîtres mots. […] L’ambiance souvent intime de ces spectacles fait écho à la taille du lieu, et le caractère volontairement éclectique de la programmation permet notamment à de nombreux jeunes artistes de se présenter en public, parfois pour la première fois » .

Le Tapis rouge, Paris, rue du Faubourg Saint-Marin, 2006, 2007 et 2009.« Un des plus anciens Grands Magasins de Paris […]. 1784 : Le TAPIS ROUGE ouvre ses portes et présente un assortiment unique de marchandises venues des quatre coins de l’Europe, et avec lui commence l’ère des grands magasins qui feront la gloire de Paris ».

Docks de Seine Cité de la mode et du design, Paris, bords de Seine, 2010.« Les Docks, Cité de la Mode et du Design, s’inventent en demeurant fidèles à leur ambition pre-mière : être un centre de valorisation et de démonstration de la création, de la mode et du design. Les Docks, Cité de la Mode et du Design participe à l’ambition de Paris, capitale de la création et résonance de la création mondiale ».

Carrousel du Louvre, Paris, rue de Rivoli, 2008, 2011 et septembre 2012.« Assemblées Générales (la moitié des entreprises du Cac 40 tiennent leurs assemblées générales dans les salles du Carrousel !), déjeuners, dîners et soirées de gala, lancements de produits, défilés de mode… le Carrousel du Louvre accueille des événements d’entreprise de toute nature, ainsi que des salons Grand Public & professionnels et des congrès. Les salles du Carrousel du Louvre inscriront votre événement dans un environnement culturel et historique unique : celui du Musée du Louvre, des jardins des Tuileries, et des grandes enseignes de la galerie shopping ».

Espace Pierre Cardin, Paris, avenue Gabriel, mars 2012.« Lancé en 1970 par Pierre Cardin désireux d’aménager un lieu unique et magique susceptible de couvrir toutes les activités artistiques. […] Depuis son ouverture s’y sont illustrés des auteurs tels que Jean Genet, Carlos Fuentes et Jean-Edern Hallier ; mais aussi les metteurs en scène Bob Wilson et Jean-Michel Ribes. […] Idéalement situé à la croisée des chemins des jardins de l’Elysée, de la place de la Concorde et du Palais présidentiel, l’Espace Pierre Cardin dispose d’un emplacement optimal et d’un cadre fabuleux. L’Espace Cardin adapte l’ensemble de ses multiples modules pour héber-ger toutes les manifestations de la vie artistique, sociale, culturelle et économique : Exhibition-Pré-sentation-Conférence de presse-Vernissage-Festival-Spectacle-Conférence-Convention-Récep-tion-Fête-Colloques-Cocktails-Lancement-Show Room-Fashion Show ».