Chercher le centre : stratégie d’orientation spatiale chez les Miraña d’Amazonie colombienne

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Chercher le centre Stratégie d’orientation spatiale chez les Miraña d’Amazonie colombienne par DIMITRI KARADIMAS Comparons un voyageur kantien imaginaire, parcourrant le globe à la recherche de nouvelles expériences à intégrer dans sa représentation globale, aux Esquimaux Yup’ik, pour lesquels le cosmos, comme ils le conçoivent […], est continuellement recréé […] grâce aux mouvements des cycles journaliers et saisonniers. Pour chacun d’eux, la terre fournit le sol sur lequel ils se déplacent ; mais tandis que ce mouvement se réalise à l’intérieur du monde pour le Yup’ik, le voyageur kantien, pour qui le monde est un globe, se déplace sur sa surface externe. C’est sur cette sur- face, interface entre monde et esprit, sensation et cognition, que se cons- titue toute connaissance. Non seulement la surface est continue, elle est éga- lement exempte de tout centre 1 . 1. Tom Ingold : « Globes and spheres » in The perception of the environment. Essays in Livelihood, Dwelling and Skill (2000 : 212 – 3). « Let us (...) compare an imaginary Kan- tian traveller, journeying across the globe in search of new experiences to fit into his ove- rall conception, with the Yup’ik Eskimos, in whose cycles of everyday and seasonal move- ment the cosmos, as they see it […], is continually being re-created […]. For both, the earth provides the ground on which they move, but whereas for the Yup’ik, this move- ment is conducted within the world, the Kantian traveller, for whom the world is a globe, journeys upon its outer surface. It is at this surface, the interface between world and mind, sensation and cognition, that all knowledge is constituted. Not only is the surface a continuous one, it also lacks any centre. » (La traduction est la mienne, ainsi que les italiques.) 100753WZH_Reicht_mac_1 Page 67 Jeudi, 14. avril 2005 4:25 16

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Chercher le centre

Stratégie d’orientation spatiale chez les Miraña d’Amazonie colombienne

par D

IMITRI

K

ARADIMAS

Comparons un voyageur kantien imaginaire, parcourrant le globe àla recherche de nouvelles expériences à intégrer dans sa représentationglobale, aux Esquimaux Yup’ik, pour lesquels le cosmos, comme ils leconçoivent […], est continuellement recréé […] grâce aux mouvementsdes cycles journaliers et saisonniers. Pour chacun d’eux, la terre fournit lesol sur lequel ils se déplacent ; mais tandis que ce mouvement se réalise àl’intérieur du monde pour le Yup’ik, le voyageur kantien, pour qui lemonde est un globe, se déplace sur sa surface externe. C’est sur cette sur-face, interface entre monde et esprit, sensation et cognition, que se cons-titue toute connaissance.

Non seulement la surface est continue, elle est éga-lement exempte de tout centre

1

.

1. Tom Ingold : « Globes and spheres » in

The perception of the environment. Essays inLivelihood, Dwelling and Skill

(2000 : 212 – 3). « Let us (...) compare an imaginary Kan-tian traveller, journeying across the globe in search of new experiences to fit into his ove-rall conception, with the Yup’ik Eskimos, in whose cycles of everyday and seasonal move-ment the cosmos, as they see it […], is continually being re-created […]. For both, theearth provides the ground on which they move, but whereas for the Yup’ik, this move-ment is conducted within the world, the Kantian traveller, for whom the world is a globe,journeys upon its outer surface. It is at this surface, the interface between world andmind, sensation and cognition, that all knowledge is constituted.

Not only is the surfacea continuous one, it also lacks any centre

. »

(La traduction est la mienne, ainsi que lesitaliques.)

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Introduction

L’organisation de l’espace humain en tant que fait culturel et socio-logique, a fait l’objet, récemment, de plusieurs types d’approches endehors de celle, plus que classique, de l’anthropologie. En tout premierlieu une approche géographique, mais aussi psychologique, linguistique,archéologique, historique et, enfin, cognitive. Une des plus fécondes estindéniablement celle qui tente d’appréhender les rapports existants entreespace et langue, et principalement entre l’expression de l’appréhensionde l’espace au travers des catégories de langues (

cf

. Levinson 1996 : 358

passim

). Il convient de souligner que cette approche offre une ouverturesur l’organisation mutuelle des concepts spatiaux utilisés dans une langueet permet ainsi d’en évaluer une partie des modalités cognitives – cellesqui, justement, font l’objet d’une expression linguistique. Cette approche,permet ainsi d’aborder l’organisation spatiale par le biais de l’expressionlangagière.

Levinson reconnaît cependant que cette seule approche ne rendcompte que d’une partie des modalités cognitives qui entrent dans l’édifi-cation conceptuelle de l’espace. Les variabilités de ces expressions, cultu-rellement déterminées, se retrouvent dans plusieurs autres réalisations.L’architecture, mais aussi l’action rituelle qui s’y tient, permet des trans-formations de cet espace, non pas tant comme transformations de sescaractéristiques inscrites dans un environnement « physique », mais sur lesmodalités représentationnelles qui sont alors mobilisées. Ainsi, si les caté-gories de langues donnent une bonne indication non seulement sur lafaçon dont les différents systèmes de langues développent et utilisent descatégories comme « gauche » ou « droite » afin de déterminer les direc-tions, mais aussi pour localiser des objets les uns par rapport aux autres,d’autres mettent en œuvre des stratégies géocentrées, c’est-à-dire l’utilisa-tion d’« orients » pour arriver aux mêmes fins. La présence ou l’absencede ces multiples stratégies n’épuise cependant pas la totalité de l’universreprésentationnel lié à l’espace d’une population donnée.

L’expression de l’espace par les seules catégories de langues n’est eneffet pas suffisante pour comprendre l’ensemble des modalités cognitivesqui entrent en compte lors de l’appréhension de l’espace. En fait, lesconstructions rituelles sont tout aussi problématiques que les construc-tions linguistiques, dans la mesure où, justement, elles ne recourent laplupart du temps pas qu’au seul énoncé de type linguistique afin de

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s’exprimer. Ainsi le rituel se déroule à un moment donné de l’année, etl’identité des êtres qui y prennent place conditionne la nature de l’espacedans lequel ils évoluent, transformant ainsi, comme nous le verrons,l’espace quotidien en espace rituel.

Certaines sommes d’informations relatives à l’espace ne se trouventde fait activées qu’à certaines périodes de l’année. Surtout, elles sontmaintenues en mémoire non pas par le biais d’une mémorisation directe,mais par l’intermédiaire de la narration mythique : narrer, raconter lemythe, permet de réactiver les liens qui associent des lieux et des tempo-ralités qui, dans le quotidien, sont perçus et mémorisés indépendammentles uns des autres. La narration devient de la sorte un marqueur d’espacepuisqu’elle connecte des lieux dans une chaîne successive qui reproduittoujours des parcours, qu’ils soient matériels ou conceptuels.

De fait, mon propos est de montrer un tel système mythique àl’œuvre dans un rituel particulier. Je compte également présenter ce qu’ilnécessite de connaissances préalables liées à la cosmovision, mais aussi àl’action mythique. Il s’agira donc de présenter des données d’ordregénéral quant à l’organisation de l’espace chez une population des bassesterres amazoniennes et de montrer comment est perçu et organisé cultu-rellement cet espace. J’exposerai comment ces représentations se trouventinscrites dans certains artefacts (bien qu’elles ne soient accessibles que parl’intermédiaire du mythe et du rituel). Je mettrai en évidence sous quellesconditions ces artefacts sont conçus comme des équivalents de « cartes »,ou pour le moins comme une inscription de savoirs de types astrono-mique et/ou spatio-temporel sur ou dans des objets qui doivent être réin-terprétés par ceux qui les perçoivent (tout en revenant sur le fait que cesartefacts ne jouent pas le même rôle de navigation que nos cartes).

Mais pourquoi « Chercher le centre », en dehors de cette oppositionsoulignée par Ingold que j’ai placée en exergue, et sur laquelle je reviendraiavant de conclure ? Dans un premier temps parce que, dans la conceptiondu monde des Miraña, le centre est partout, nulle part dans l’absolu, tou-jours ici de façon relative. Une personne semble ainsi déplacer le centreavec elle dans son déplacement sur la surface terrestre. Pour autant, lecentre du parcours solaire, perçu aux horizons, est lui toujours le même,quelle que soit la latitude sous laquelle il est observé.

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Le monde miraña

L’autodénomination des Bora et des Miraña, « les Vrais Hommes »(

míamúinaa

),

s’oppose à l’ensemble des autres populations indigènes sui-vant deux principes : la première distinction se fait entre « humain » et« non-humain », et ne recoupe pas forcément notre distinction humains/animaux. En effet, d’autres « êtres », comme les esprits ou les entités peu-vent être qualifiés d’humains alors que d’autres humains le sont peut-êtremoins qu’eux. Il s’agit plus d’une graduation que d’une opposition. C’estce que laisse à penser la partition de l’ensemble des groupes voisins sui-vant deux catégories, les « Gens de Dieu » (

Nìmú’e Múinaa

), et les « Gens

BRESIL

MiraÒa

Bora

Desana

Uitoto

R.Putuma

y o

Japura

UaupËs

R.Apaporis

R.YariAraracuara

COLOMBIE

PEROU

R.Miriti-Parana

R.Cahuinari

Yukuna

R.Pira-Parana

R.VaupËs

R.Igara-Parana

Andoque

Uitoto

R.Caqueta

R.Popeyaca

Mitu

50 0 50 100 Km

IÁa

Èquateur

2∞

1∞

1∞

1∞

2∞

72∞

72∞

70∞

70∞D. Karadimas 2001

1∞

Pt. Remanzodel Tigre

La Pedrera

Matapi

Letuama

TanimukaMakuna

Vénézuela

Colombie

Brésil

Eq.

Pérou

Océan

Atlantique

Figure 1 : Carte de localisation des Miraña et des groupes voisins en Amazonie du Nord-Ouest.

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des Animaux » (

Ìame Múinaa

). La catégorie des « Gens de Dieu »regroupe – pour les Miraña – l’ensemble des ethnies du Caquetá/Putu-mayo (Miraña, Bora, Muinane, Huitoto, Ocaïna, Nonuya…).

Les Miraña savent ainsi où ils se trouvent : l’ensemble des groupesqui partagent le territoire est désigné comme les « Gens du centre » et leterritoire Miraña est ainsi dans une relation d’opposition centre/péri-phérie avec d’autres ensembles culturels (les « bords du monde » sontoccupés, à « gauche » et à « droite » en regardant vers l’est par les « Gensdes animaux » (les groupes de l’Apaporis et du Vaupès à gauche, et lesTikuna, Cocama et Yagua à droite). L’est est l’ancien territoire desgroupes Tupi du centre amazone, mais a été remplacé dans la cosmogoniemiraña par les Blancs (« les Gens qui tirent, ou qui brûlent »), alors quel’ouest est considéré comme un territoire surélevé, appelé « territoire desétoiles » par lequel on accédait anciennement au territoire des groupes duhaut Caquetá et des Andes colombiennes.

Commençons par présenter quelques données spatiales telles que lesénoncent les Miraña. La terre est un plan, en forme de disque, légèrementincliné vers le Levant. De fait, le Caquetá s’écoule d’Ouest en Est (leLevant et le Couchant sont pensés comme devant concorder avec la source

‘Territoire des étoiles’ (anc. groupes des Andes colombiennes)

Levant (Aval)

Couchant (Amont)

‘Gens des animaux’ (Tikuna, Cocama, …)

'Gens des animaux’ Yukuna, … (Apaporis, Vaupes)

'Gens du centre’ (Miraña, Andoque, Uitoto,.. )

‘Gens du Levant’ (aujourd’hui les Blancs)

Figure 2 : Reconstitution imagée du disque terrestre et répartition catégorielle des groupes voisins des Miraña en différents « territoires »

(chacun est idéalement un autre disque pour lui-même).

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et l’embouchure du cours d’eau. Le Caquetá suit une trajectoire qui estpensée comme inverse à celle de la course du Soleil (d’est en ouest).

Le Nord et le Sud ne sont pas marqués linguistiquement, et ne sontpas considérés véritablement comme des points cardinaux. Il s’agit plusd’une zone non marquée : ces points ne sont pas nommés en Miraña maisdésignés indistinctement comme « les bords du monde ».

Les Miraña savent cependant qu’un axe imaginaire part bien des« bords du monde », et qu’il croise l’autre axe en un angle droit (qui estd’ailleurs le centre d’observation). Ces « points » cardinaux – mais qui nele sont pas pour la langue Miraña – trouvent leur existence dans le faitque les astres, ainsi que l’ensemble de la voûte céleste, tournent autour dudisque terrestre en ayant ces deux points comme axe. De même, leLevant, comme zone, se décompose en plusieurs lieux qui concordentchacun avec un moment de l’année.

L’Est et l’Ouest sont ainsi des zones marquées de l’horizon : l’est est« le côté où le soleil se lève », l’ouest « le côté où il se couche ». Cesorients concordent avec l’aval et l’amont, qui sont utilisés quotidienne-ment : on peut d’ailleurs considérer que l’axe conceptuel majeur d’orien-tation chez les Miraña est l’axe Amont/Aval. En plus de former un axe, ilindique en même temps une direction, dans la mesure où le cours dufleuve s’oppose à la trajectoire du déplacement du soleil.

Ces zones sont distinguées suivant trois points : chacun marque unmoment de l’année. Les solstices sont les « soleils de côté » définis en réfé-rence au soleil équinoxial ou « soleil du milieu ». Les Miraña distinguentles deux solstices en tant que « Soleil d’été » pour le solstice de décembre,et « soleil d’hiver » pour celui de juin (qui correspond à la grande périodede froid due aux vents d’origine polaire qui remontent tout le continentà partir du pôle sud). Le zénith (« centre du ciel », « point le plus haut »ou « firmament ») appartient au « Monde du dessus », celui des étoiles etdes Dieux alors que le nadir (« centre de l’inframonde », « point le plusbas » ou « abysses ») à l’infra-monde.

Dans la mythologie des Miraña, le ciel (« notre au-dessus ») est unterritoire accessible en remontant le cours du fleuve jusqu’à sa source. Leciel est composé à l’identique de cette terre : il possède un dessus et undessous : ce que nous voyons est le dessous du ciel. La même superficieest constituée de deux faces et implique une répartition entre visible etinvisible ; le ciel est ainsi un plafond, visible, alors que son plancher, situéde l’autre côté, est invisible. De la même façon, l’espace aquatique est uneréplique, en miroir, de l’espace aérien, dans lequel le fond, c’est-à-dire leplancher des poissons, est équivalent, mais en inversion, au plafond del’espace aérien.

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Si j’utilise à dessein les termes de « plancher » et « plafond » c’estqu’ils sont relatifs aux habitants de l’espace occupé, au même titre que,par exemple, les habitants des étages des édifices

2

.De fait, l’identité des habitants de ces espaces est une identité

somme toute relative, redevable des termes utilisés pour les décrire : leshumains sont ainsi perçus comme des poissons au même titre que lespoissons perçoivent les humains comme une forme de déité. C’estd’ailleurs sous cet aspect que les identités des acteurs du rituel dans lequelentrent les « esprits des animaux », poissons compris, ne sont visibles quesous leur aspect travesti, c’est-à-dire masqué.

Les connaissances liées à la spatialisation sont placées essentiellementdans des formes narratives (mythes), qui sont une accumulation d’obser-vations étalées sur plusieurs générations. La compréhension des mythesest variable suivant les individus, ce qui induit une différence de connais-sances quant à la spatialisation de la personne.

Ces narrations s’opposent à la compréhension des trajets quotidiensqui se font suivant l’apprentissage d’une succession de points – arbitrairesou non – dans l’environnement. Le plus souvent il existe une évaluationdes distances en termes de temps entre deux toponymes connus et mémo-risés. Les stratégies d’orientation mises en œuvre pour emprunter les tra-jets terrestres s’opposent à celles activées lors des trajets fluviaux, dans lamesure où le courant est un élément prépondérant d’orientation (axeamont/aval) qui implique une expression temporelle (on met plus detemps à remonter le courrant qu’à le descendre).

Les chemins sont des marqueurs terrestres qui partent d’un pointcentral, la maison communautaire ou

maloca

, pour rejoindre les différentsjardins situés à sa périphérie. On accède aux territoires de chasses parpirogue, puis en ouvrant un chemin à la machette ou en cassant des bran-ches comme marqueurs. Le plus souvent, pourtant, aucune action parti-culière n’est envisagée pour se repérer dans un nouveau territoire dechasse : même si l’on emprunte le plus communément le même trajet parlequel on est arrivé, il arrive souvent que l’on coupe à travers la forêt pourrejoindre l’embarcation. Il arrive aussi très souvent que les Miraña se per-dent en forêt (ce qui m’est arrivé assez souvent, accompagné par un par-tenaire de chasse) surtout lors de changement brusque dans le climat(arrivée brusque de la pluie) ou dans la nuit. Lorsque les Miraña ont latrès nette sensation de se perdre en forêt – c’est-à-dire lorsqu’ils repassent

2. Claude Lévi-Strauss, dans

La potière jalouse

(1985) avait déjà fait cette constatationquant aux cosmologies amérindiennes, en évoquant les rapports tumultueux et bruyantsentre voisinage, dans lesquels par exemple, les humains recevaient les déchets de l’étagesupérieur, comme l’étage inférieur était souillé par ceux de l’humanité.

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au même endroit alors qu’ils recherchent leur chemin ou qu’ils ne saventplus vers où se diriger –, ils en attribuent le plus souvent la cause auMaître de la forêt qui les poursuit et trouble leur sens. Ils construisentalors de petits « casse-tête » en vannerie et les déposent au bord duchemin : le Maître de la forêt est supposé rester absorbé par la tâche dedéfaire ces « pièges de l’attention » ce qui permet à la personne perdue dene plus être sous l’emprise de ce maître et de retrouver son chemin.

La perspective d’une observation « par au-dessus » est générée spon-tanément lorsqu’une description d’un chemin est énoncée (même si celui-ci est décrit comme un parcours jusqu’à un point d’arrivée : le plus sou-vent un affluent qui correspond à une zone, et non à un lieu précis) :cette description est souvent comparée à celle de l’observation des insectessociaux qui se déplacent au sol. Les Miraña estiment qu’ils sont observésd’au-dessus, au même titre qu’ils observent les « gens d’en dessous ».Comme nous l’avons vu, dans leur mythologie les poissons sont des per-sonnes que nous, humains, percevons comme les dieux nous perçoivent.

Enfin, lors des déplacements en groupe, l’ordre dans la file des per-sonnes est toujours respecté à l’aller comme au retour (le premier reste entête : il n’y a jamais de demi-tour). L’autre élément d’orientation et denavigation, mais cette fois-ci nocturne, sont les étoiles et leurs cycles.

CONFIGURATION GÉNÉRALE DU CIEL NOCTURNE AUTOUR DE L’ÉQUATEUR

La première particularité du ciel nocturne pour un observateur situéaux alentours de la ligne imaginaire de l’équateur est la bipartition par-faite du ciel étoilé selon un axe est/ouest, alors que les points cardinauxnord et sud présentent des points fixes autour desquels se « déroule » leciel étoilé pendant les douze heures de nuit. Cette bipartition suit lacourbe équinoxiale du soleil, qui se matérialise par l’absence d’ombreportée lorsque le soleil est au zénith (ces deux périodes équinoxiales ontlieu la troisième semaine de mars et de septembre en prenant commepoint de référence l’équateur), ainsi que par un parcours du soleil ayantlieu au centre des deux points extrêmes que sont les trajets solsticiaux.L’année se trouve ainsi découpée suivant quatre périodes de trois moissuivant les allers et retours du soleil selon trois points placés sur l’horizonoriental et trois autres, leur répondant de façon symétrique, sur l’horizonoccidental.

Les astronomies équatoriennes semblent ainsi axées sur la ligned’horizon (ascension et déclinaison verticale des constellations, formant,dans leur déplacement, un angle droit avec la ligne d’horizon). Ces sys-tèmes astronomiques prennent plus particulièrement en compte les acci-

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dents topographiques figurant sur la ligne d’horizon (des « marqueursd’horizon ») lorsqu’ils sont associés à une constellation précise

3

, permet-tant de les caractériser comme des « astronomies de l’horizon » (voirAveni, Urton, 1982 ; Magaña, 1988). À l’est, les étoiles donnent l’impres-sion de « sortir » (verticalement) de sous la terre, à l’ouest elles semblent« repartir » ou « tomber » sous celle-ci ; leur configuration est alors ren-versée par rapport à l’est. Entre le début et la fin de la nuit, la dispositiond’une constellation se trouvera renversée suivant son point d’apparition etde disparition.

L’espace du mythe

L’action du mythe, qu’il me faut résumer à l’extrême, présente plu-sieurs protagonistes personnifiés par des animaux qui incarnent chacunun corps céleste particulier. Les démêlés de ces protagonistes du mythesont en fait une description, en termes imagés, du parcours des astresdans la voûte céleste, et du découpage du cycle annuel en plusieurs« moments ». Chacun de ces moments est une conjonction, soit entre desétoiles et un accident de la ligne d’horizon, soit d’un groupement d’étoileet une phase du cycle solaire.

RÉSUMÉ DU MYTHE

1. Le personnage Astre (« de nuit »

=

lune) part dans le ciel où il prendcomme épouse une kinkajou (

Potos flavus

un mammifère nocturne de lafamille des procyonidés ; personnification de Vénus). Ses beaux-frères, lesquatre douroucoulis (

Aotus trivirgatus,

un singe nocturne comme le kin-kajou, personnification des quatre étoiles du trapèze d’Orion), sont jalouxde cette union car ils entretenaient des relations incestueuses avec leursœur ; ils entrent alors en conflit avec Astre. Lune passe donc une grandepartie de la nuit à les poursuivre et, au petit matin, les quatre singes seréfugient dans un tronc creux de palmier (en fait un nid d’ara) qui repré-sente les rapides de Araracuara. Astre passe sa tête dans le tronc et se faitdécapiter. Sa tête tombe dans le monde des poissons.

3. Dans le cas miraña qui nous préoccupe, on citera les formations rocheuses d’Arara-cuara. À l’inverse, et dans un schéma plus classique, les étoiles servent d’élémentsd’orientation pour les sociétés de forêt chez lesquelles les déplacements des sites d’habi-tations sont plus fréquents que les villages stables et pour lesquelles la ligne d’horizon estabsente ou toujours couverte par la cime des arbres.

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2.

Kinkajou donne naissance à deux êtres : l’Astre du jour, fils d’Astre denuit, et à son placenta, créature issue des relations incestueuses des quatresinges avec leur sœur. Celui-ci se transforme en une raie d’eau douce dansle monde des poissons. Astre du jour, après avoir vengé son père en tuantses oncles maternels et en plaçant leurs crânes en haut des quatre poteauxcentraux de la maison collective, part dans le monde des poissons pourrécupérer la tête de son père transformée en un racème de fruit du palmierparépou (

Bactris gasiapes

avec lequel est aujourd’hui confectionnée la bièrebue lors du rituel auquel sont conviés les esprits des animaux :

cf. infra

).Astre du jour prend une épouse parmi les poissons. Celle-ci étant déjà lacompagne de Raie (Orion lorsqu’il apparaît à l’est), la rivalité entre lesdeux demi-frères se solde par un affrontement duquel Astre sort victorieuxen tuant Raie d’un coup de lance en plein cœur, c’est-à-dire d’un rayon desoleil matinal lors de l’équinoxe (

cf

. Karadimas 1999, 2003).

Les Miraña ne font pas de distinction nominale entre l’astre diurneet nocturne, l’un étant au jour ce que l’autre est à la nuit. C’est lecontexte mythique qui rend le plus souvent compte de l’identité solaireou lunaire d’Astre.

Dans le mythe, c’est l’entité Lune qui poursuit ses beaux-frèresdouroucoulis. La décapitation du personnage a donc lieu à l’aube, justeavant que le soleil ne se lève à l’est ; elle a été précédée par la fuite dessinges nocturnes par le « trou d’ara » (comportement que partage cetteespèce avec le kinkajou puisque, fuyant la lumière du jour, ils passent lajournée à dormir en se servant des nids d’ara et autres cavités d’arbrescomme gîte). Or ce « trou d’ara » qui se trouve en haut d’un palmierdans le mythe, est également le toponyme, en miraña, des chutes deAraracuara.

En un sens, ce que le mythe présente comme une décapitation dupersonnage « Astre » dans le trou d’ara du palmier par lequel ont fui lesdouroucoulis n’est que la retranscription dans un langage mythologiqued’un phénomène astronomique associé à une particularité de la topogra-phie locale. Il existe ainsi une rencontre de ce lieu avec le trajet équinoxialdu soleil ainsi qu’avec l’équateur céleste, et ce d’autant plus que le lieusurplombe l’ensemble du territoire miraña ; c’est derrière cette barrièrerocheuse que disparaissent quotidiennement de la vue des habitants dumoyen Caquetá les astres nocturnes et l’astre diurne.

Il nous faut faire une brève description de l’architecture de lamaison communautaire Miraña afin de saisir l’action mythique quiconsiste à replacer les crânes des singes nocturnes en haut des quatrepoteaux centraux de la

maloca

.

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L’architecture des malocas mirañas respecte une orientation est/ouest matérialisée par la poutre faîtière aussi désignée comme le « chemindu soleil ». Le toit à double pente est supporté par quatre piliers centrauxdont l’apex vient se placer aux trois quarts des arbalétriers pour former uncarré. Vu de haut, la poutre faîtière répartit ces quatre poteaux en deuxpaires symétriques : deux au nord et deux au sud puisque la faîtière suitun axe est/ouest. Or l’acte que réalise le héros culturel de déposer lesquatre crânes des douroucoulis en haut de ces poteaux équivaut, pour lesMiraña, à en faire des représentations d’étoiles dans la mesure où la

maloca

est un modèle réduit du monde dans lequel le toit occupe la placedu ciel. Les crânes des quatre singes nocturnes du mythe miraña représen-tent les quatre étoiles d’Orion lorsque la constellation est située au zénithet qu’elle divise l’ensemble du ciel nocturne.

L’édifice reçoit également une description en termes anthropomor-phiques : la faîtière est la colonne vertébrale d’un ciel masculinisé qui sur-plombe la partie basse de l’édifice représentant, elle, une terre féminisée.Chacune des pièces constitutives de la charpente représente une partie desquelette – distingué sexuellement suivant l’espace qu’il personnifie.

Figure 3 : reconstitution d’une charpente de maison communautaire Miraña. L’orientation de l’édifice reproduit celle du territoire dans son ensemble.

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STRUCTURE DE LA CONSTELLATION D’ORION

Orion possède une disposition particulière autour du parcours équi-noxial du soleil, c’est-à-dire une symétrie par paire d’étoiles de part etd’autre de l’axe est/ouest des quatre étoiles principales de la constellation.De plus, les points d’horizon marquant l’axe équinoxial représentent éga-lement, de nuit, l’équateur céleste.

Orion forme donc deux trapèzes suivant sa position dans le ciel (lapetite base du trapèze vers le haut lorsque la constellation est « mon-tante », à l’est ; la petite base vers le bas lorsque la constellation est des-cendante, « tombante », à l’ouest).

L’association de la constellation avec les points cardinaux est/ouestest forte, car l’apparition et la disparition équinoxiales du soleil se fontexactement, sur la ligne d’horizon, à un point qui se trouve au centre dela constellation (bien que l’apparition et la disparition de la constellationet des deux astres majeurs – soleil et lune – soient espacées de quelquesheures). Si l’apparition et la disparition du soleil se font, au cours d’uneannée, entre les deux points extrêmes sur la ligne d’horizon marquant lesdeux solstices, l’apparition de la constellation d’Orion est, elle, invariabledans sa polarité, même si elle varie dans sa temporalité. Le centre de laconstellation d’Orion coïncide constamment avec l’axe équinoxial (voirégalement Magaña, 1988 : 80 et

passim

).

Figure 4 : Figuration anthropomorphique des parties hautes (ciel masculinisé) et basses (terre féminisée) de la charpente de la maison communautaire miraña.

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Le problème de la représentation sur un plan à deux dimensions dela constellation d’Orion donne un exemple intéressant quant au problèmede l’inversion de la configuration lié à chacun des horizons :

— Lorsque la constellation se trouve à l’est, elle apparaît pour unobservateur qui la regarde se « lever » comme étant face à lui : le Nord, oule point de sortie du solstice de juin, se trouve alors à gauche de laconstellation (égocentrement).

— Lorsque la constellation se trouve à l’ouest, elle apparaît pour unobservateur qui la regarde se « coucher » comme étant toujours face à lui :mais en référence à l’est, l’observateur a dû faire demi-tour, et le nord, oule point de disparition du solstice de juin, se trouve dorénavant à droitede la constellation.

— D’où la préférence à utiliser la désignation de « soleil d’hiver »,plutôt que « à gauche » « à droite » dans la mesure où se pose toujours leproblème de savoir s’il s’agit d’une référence égocentrée ou allocentrée(par rapport au soleil équinoxial qui concorde avec l’embouchure).

Rigel

Bételgeuse

Bellatrix

Saiph

ORION

MintakaAlnilam

Alnitak

Equ

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r cé

lest

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Figure 5 : Orion au zénith, à cheval sur l’équateur céleste : les groupes de la région placent le Baudrier sur l’équateur céleste

et son étoile centrale représente le centre du ciel.

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CYCLICITÉ DE LA CONSTELLATION D’ORION : ASCENDANTE/DESCENDANTE SUR UNE ANNÉE

La présence dans le ciel étoilé de la constellation d’Orion associée ausoleil divise l’année en deux périodes qui se trouvent en opposition com-plémentaire. La première va du solstice de juin à celui de décembre ; c’estalors que la constellation apparaît dans le ciel à l’est avant le soleil.Durant cette période, la constellation – lors de son lever héliaque – pré-cède le soleil et semble le « porter » ou le « tirer » de dessous la terre pourle mettre dans le ciel.

La seconde période couvre l’autre moitié de l’année, durant laquellela constellation d’Orion disparaît du ciel étoilé – par l’ouest – avant quele soleil n’apparaisse. Durant cette période, la constellation apparaît déjàdans le ciel lorsque le soleil se couche, et est donc dissociée de l’astrediurne. À l’aube, la constellation a déjà disparu du ciel ; elle ne peut doncplus être associée à l’astre diurne.

Les deux périodes peuvent ainsi être caractérisées suivant la polaritéavec laquelle la constellation est associée : apparition à l’est pour la pre-mière période (dans ce cas elle peut être désignée comme « montante » etassociée au soleil, la base la plus courte du trapèze vers le « haut ») et dis-parition à l’ouest pour la seconde (elle peut alors être qualifiée de « des-cendante » et dissociée du soleil, la base la plus courte du trapèze vers le« bas »).

Autrement dit, si les quatre singes tirent la tête de Lune à l’ouestvers l’infra-monde, ils font de même avec l’astre solaire mais en le faisantcette fois-ci sortir de cet infra-monde.

Les dispositions du trapèze d’Orion sont ainsi inversées suivant leurpolarité et associées à l’un des deux astres majeurs :

— Est, trapèze d’Orion « ascendant », Soleil (premier semestre, sols-tice de juin à celui de décembre).

— Ouest, trapèze d’Orion « déclinant », Lune (second semestre).Lorsqu’elles sont liées aux singes, il n’existe pas de représentation

imagée de ces conjonctions temporelles chez les Miraña des basses terresamazoniennes. En revanche, en remontant le Caquetá à sa sourcejusqu’au département du Nariño, il existe un certain nombre de poteriesissues de civilisations précolombiennes sur lesquelles ces motifs se retrou-vent et auxquelles il est possible de donner une interprétation astrono-mique grâce au mythe miraña.

Suivant ces deux phases, il devrait être possible d’interpréter cespièces archéologiques : Orion y serait représenté par des singes en posi-tion tête-bêche et cette disposition pourrait indiquer la phase ascendante

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et déclinante de la constellation au long d’un cycle annuel (je reviendraisur les conséquences théoriques d’une représentation de ce type ainsi quesur les implications théoriques qu’elle soulève quant à sa valeur « cartogra-phique »).

Ainsi, en partant du fait que les représentations des singes à l’inté-rieur des poteries se réfèrent à Orion, les représentations (figure 6b) desquatre quarts de cercle dont émanent des rayons vers l’extérieur ducontenant doivent être interprétées. Il semble qu’il s’agisse là de soleilspartiellement tronqués, comme s’ils devaient représenter leurs levers etcouchers derrière la ligne d’horizon : on les représente donc sous forme dedemi-cercles, et même sous forme de quarts de cercles imparfaits et irra-diants, les Andes colombiennes étant un pays montagneux où la ligned’horizon n’est pas plane. Ces soleils sont répartis de part et d’autre dediagonales divisant la poterie. Si l’on suit le trajet du soleil durant lesdeux solstices, on voit que les quatre points d’intersections qu’ils formentsur la ligne d’horizon se répondent diamétralement d’un solstice à l’autre(le point d’horizon marquant le lever lors du solstice de décembre est dia-métralement opposé au point d’horizon marquant le coucher lors du sols-tice de juin). En supposant que la poterie représente une vision globaledu ciel, cette perception des quatre « soleils solsticiaux » serait parfaite-

Figure 6a et b : Représentations issues de matériel archéologique de « cartes temporelles » 6a : Les quatre singes et les étoiles en carré

(au zénith), 6b : les phases « ascendantes » et « déclinantes » d’Orion liées aux solstices (cf. Karadimas 1999, d’après Uribe A. et Cabrera M. 1988).

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ment rendue par ce motif. Il est donc fort probable que la poterie de lafigure 6b représente l’association entre les phases ascendante et descen-dante d’Orion (les deux représentations de singes tête-bêche, situéschacun sur un arc de cercle reliant chacun des soleils – parcours du soleilsur un solstice –) avec les deux périodes solsticiales (les quatre soleils) ; leséquinoxes sont marqués par les pointes des triangles parvenant jusqu’àson bord (équidistants entre deux soleils solsticiaux) et représentant cer-tainement le sommet d’une montagne (point équinoxial sur l’horizonmontagneux).

Masques et cartes

La seconde phase de la constellation, c’est-à-dire lorsqu’elle est liéeau lever du soleil, trouve en revanche une illustration dans l’iconographiedes masques du rituel des esprits des animaux. Ce rituel se réalise princi-palement autour de l’équinoxe de mars, période pendant laquelle le pal-mier parépou voit mûrir ses fruits. Je ne passerai pas en revue l’ensembledes données astronomiques liées aux phases rituelles ainsi qu’à chacune deleurs modalités exprimées sur les masques (

cf

. Karadimas, 2003).Ces masques représentent le peuple des poissons en général, et le

personnage Raie en particulier. La première caractéristique d’une partiede ces masques est de posséder quatre « yeux », alignés, et constitués pourla plupart par des cercles concentriques. Il s’agit de l’évocation du person-nage Raie qui possède quatre yeux dans la mesure où les Miraña interprè-tent, en l’anthropomorphisant, la face ventrale de la raie (c’est-à-dire quela bouche et les narines forment un « visage souriant » où la boucherecourbée vers le haut est placée sous les « yeux » : les narines de la faceventrale du sélacien). Avec les vrais yeux, ils sont donc quatre. Les Mirañaestiment que cette modalité figurée sur les masques provient des quatregéniteurs mythiques – les quatre singes – du personnage Raie.

Ainsi, sur les masques, les quatre « yeux » sont le plus souvent ali-gnés, dans certains cas ils sont disjoints et répartis en carré (comme lesont les quatre poteaux centraux de la

maloca

où les quatre douroucoulistrouvent refuge dans le premier épisode mythique). Il faut juste enconclure que ces quatre « yeux » peuvent être représentés sous une formeou sous une autre, soit en trapèze (ils s’accordent alors avec leur disposi-tion astronomique), soit en carré (c’est le cas des poteaux centraux de la

maloca

), soit alignés (lorsqu’ils sont des « yeux », et qu’ils doivent doncoccuper cet espace de la face du masque sur lequel ils sont représentés).

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En cela, ces quatre « yeux » sont redevables du motif de la raie. Les des-sins qui apparaissent sur les bajoues et qui se répètent sur le front, sontdes références aux points de sorties des solstices sur la ligne d’horizon, etle pourtour du masque évoque ainsi la ligne d’horizon dans son ensemble(

cf

. Karadimas, 2003).D’autres éléments iconographiques des masques sont liés cette fois-

ci non plus aux quatre étoiles périphériques du trapèze, mais aux troisétoiles centrales du baudrier. Dans ces agencements particuliers, que jen’exposerai pas ici, l’iconographie des masques met à profit certains élé-ments de perception du ciel nocturne ainsi que des modalités mnémoni-ques – là encore liées à l’anthropomorphisme, afin de les décrire et de lesmémoriser.

Nous avons vu comment l’étoile centrale du Baudrier d’Orion étaitcensée, pour ces systèmes culturels, occuper le centre du ciel, c’est-à-dire,d’être sur l’équateur céleste. La voûte céleste est ainsi comparée, dans la

Figure 7a et b : Masques du peuple des poissons et de Raie (rituel des esprits des animaux, Coll. de l’Auteur).

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région, avec la calotte crânienne formant, elle aussi, une voûte. Surtout,cette analogie purement formelle permet de donner une matérialisation àun élément du découpage du ciel nocturne qui est une simple reconstruc-tion, à savoir l’équateur céleste. Certes, celui-ci trouve déjà une réalisationavec la poutre faîtière de la maison communautaire ; mais le partage duciel lié à un visage humain permet d’utiliser ses contours pour inscrire desdonnées spatiales et temporelles sur des masques, c’est-à-dire à l’aide detraits humains.

Ainsi le « front » des masques – au-dessus des sourcils – possède leplus souvent une division en trois parties et utilise la figuration de lacésure inter-hémisphérique comme matérialisation de l’équateur céleste.Une étoile, en forme de cercle concentrique, occupe le centre du front, etles deux autres étoiles occupent alors chacune de ses divisions, à l’imagedes étoiles du Baudrier dans le ciel nocturne. Sur le masque de la figure7a, les trois étoiles sont, en revanche, représentées alignées – le losangeencadré par deux triangles –, comme elles le sont lorsqu’elles sont liées àla poutre faîtière de la maloca.

L’idéologie corporelle est également un des éléments de base pourcomprendre comment est organisé le savoir lié au découpage de l’espaceen différentes « zones ». Ainsi, lorsque la faîtière de la maloca est décritecomme une colonne vertébrale en même temps qu’elle est le « chemin dusoleil », cela permet de transposer ce chemin comme l’équivalent d’un axecéleste qui sépare la voûte céleste en deux hémisphères égaux : la colonnevertébrale est au corps ce que l’équateur céleste est au ciel : un axemédian.

Ce même axe médian pourra recevoir, dans l’ensemble culturel duNord-ouest amazonien, une autre valeur corporelle comme c’est parexemple le cas avec la césure interhémisphérique du cerveau, sans que celan’entre en contradiction avec la précédente affirmation dans la mesure oùil s’agit de deux références distinctes et contextuellement dépendantes(dans le premier cas, celui de la colonne vertébrale, c’est l’ensemble duciel dans sa relation avec le soleil équinoxial qui est évoqué, alors que,dans le second, c’est la relation de l’équateur céleste avec la ligned’horizon en conjonction avec les trois étoiles du Baudrier d’Orion quiest envisagé).

Les éléments présents sur les masques et leurs interprétations astro-nomiques respectives sont ainsi les quatre « yeux » (une référence au tra-pèze d’Orion), les alignements de trois cercles dans le haut des masques(une référence au Baudrier) et la ligne verticale et centrale qui les sépare,(une évocation de l’équateur céleste sur lequel est centré le Baudrierd’Orion).

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Carte mentale ou parcours de narration ?

Si nous reprenons maintenant les problèmes liés à la figuration sousformes de « cartes » de l’ensemble de ces données, il faut partir du fait quetout espace circonscrit et observé par un œil humain offre, de facto, uncentre. Vouloir représenter des phénomènes – astronomiques, ou autres –qui ont lieu de façon excentrée pose la question de leur inscription dansun cadre et dans la place qu’ils doivent occuper en son sein. En effet, ilexiste, dans l’iconographie de la région, une nette tendance à privilégierles phénomènes symétriques, et donc à trouver un élément équivalent quioffre le symétrique de ce qui est retenu.

Il existe enfin une double opposition entre percevoir le ciel et ima-giner le territoire : alors que la zone effectivement perçue sur le territoireest relativement restreinte, celle du ciel est étendue à l’extrême. De plus,le territoire ne se déplace pas ; c’est à l’observateur d’effectuer les déplace-ments nécessaires à l’exploration de son territoire et c’est ce déplacementqui est la condition nécessaire au fait de « cartographier » un territoire(Ingold 2000 : 232). À l’inverse, le ciel, et plus spécifiquement le ciel noc-turne, offre à l’observateur une zone immense d’observation, mais qui esttoujours fixe alors que les objets qui y évoluent sont sans cesse en mouve-ment (même si ce mouvement est lent, à échelle temporelle relative et,pour la plupart de ces objets, monodirectionnel, à l’exception des pla-nètes). Il semble que cette double opposition – apparente fixité du terri-toire et apparente mobilité des corps célestes – oblige à des stratégiesmnémoniques distinctes. Le déplacement terrestre oblige à la reconnais-sance et à la mémorisation de parcours (défilement d’un paysage), alorsque l’observation céleste nécessite la mémorisation des temporalités, maissurtout des motifs que forment les constellations, plaqués sur l’espacelointain arrondi en voûte.

En observant la surface de la terre, nous n’avons jamais le point devue « du dessus », à la verticale comme celui de l’oiseau en plein vol, oude Dieu dans son empyrée. En revanche, lorsque nous observons le ciel,et plus particulièrement le ciel nocturne – bien plus riche en objetscélestes que le ciel diurne –, nous possédons, relativement au « plafond »que constitue le ciel, un point de vue vertical, parfaitement équivalent aupoint de vue de « l’œil de Dieu » sur la surface de la terre. Le rapporthaut/bas devient, vis-à-vis de cette surface, un rapport caduque, dans lamesure où, dans l’observation du ciel nocturne, nous embrassons la tota-

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lité du ciel visible, même si cette portion est restreinte. Enfin, ce que nouspercevons est bien une surface, c’est-à-dire un plan à deux dimensions,même si nous estimons qu’il y a quelque chose au-delà de ce plan.

Dans le cas qui nous préoccupe, à savoir les représentations despièces archéologiques des Andes colombiennes et la figuration des mas-ques du rituel, la représentation du mouvement est en somme inversée :ce sont les objets célestes qui bougent et qui « voyagent » et non plusl’observateur qui, lui, reste relativement fixe par rapport aux étoiles.

Mais surtout, les lieux vers lesquels ces astres se déplacent représen-tent des temporalités dans un cycle annuel. En ce sens, je proposerais deles considérer comme des « cartes temporelles »4 utilisant l’image – maissous sa forme d’icône telle que l’a défini C. S. Pierce5 – pour figurer cesmoments (des représentations de parcours). Afin d’évoquer le temps, cescartes représentent des déplacements, ou pour le moins des mouvements,liés à des zones.

Le Levant, par exemple, est lieu tout autant que moment, car ilimplique, pour le moins implicitement, d’être mémorisé comme un lieuqui concorde avec le moment du lever du Soleil – donc le matin –, mêmesi, comme nous l’avons vu, l’ensemble des astres « sort » du dessous del’horizon oriental.

Là encore, il faut faire une distinction entre cartes et navigation : lesimages ou constructions que nous avons étudiées ne sont pas utiliséesdans la navigation ; elles sont la mise en image – sous des traits anthropo-morphes pour les masques ou animaliers pour les poteries – de connais-sances liées aux parcours des astres, aux cycles qui découpent l’année enpériodes ou saisons, et aux localisations relatives de ces astres dans le cielnocturne avec, le plus souvent, leur intersection avec les horizons. Cette« mise en image », toutefois, n’en implique pas moins que, lors d’entre-prises de navigation, ce soit ce schème majeur d’orientation qui soitrecherché dans le ciel nocturne. Ainsi, il n’existe pas dans ces iconogra-phies de volonté de pure figuration mais, indéniablement, une volontéd’évocation.

4. Expression qu’a développée Alfred Gell (1992) dans The Anthropology of Time.Cultural Construction of Temporal Maps and Images.5. « Sign by virtue of its own quality and a sign of whatever else partakes of that qua-lity ». Cité dans Duranti (2001 : entrée « Iconicity », B. Mannheim).

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Espace rituel, espace du monde

Si nous retournons maintenant à la situation rituelle, celle-ci imposeaux participants une interprétation de l’espace dans lequel ils évoluentsous un rapport « imagé », c’est-à-dire à partir d’une modalité d’entende-ment qui relève également de l’évocation. Cette ritualisation n’impliquepas nécessairement d’énonciation et ainsi ne passe pas, dans le temps deson déroulement, par une phase de lexicalisation. En revanche, elledemande, de par la modification des identités des entités qui participentau rituel, une modification des référents spatiaux habituels. Lorsque lepersonnage qui incarne le soleil entre dans la maison collective, il imposeune compréhension de la porte principale comme « porte d’entrée » duciel et le déplacement des animaux à l’intérieur de celle-ci comme uneréduction d’un espace à un autre (celui du monde à celui de la maisoncommunautaire).

Parallèlement, cette réduction d’un espace à un autre entraîne égale-ment une modification dans la modalité d’expression du temps vécu (quine correspond pas au temps mesuré qui, par convention, sera ici com-pris comme temporalité quotidienne). On conviendra en effet que,puisque l’espace contient la variable temporelle dans ses composantes, lefait de réduire un espace à un autre transforme également les modalitésperceptives du temps vécu. Le déplacement rituel des danseurs dans lamaison communautaire est un déplacement imagé qui se réalise au seindu territoire en tant « qu’espace évoqué », c’est-à-dire mémorisé et cultu-rellement dépendant, et non plus en tant qu’espace réel (ce qui corres-pondrait, dans ce rituel, aussi bien aux déplacements des constellationsdans le ciel nocturne qu’à celui des migrations des poissons aux momentsdes crues – périodes qui sont censées concorder –, et ce, d’aval en amont ;et le fait de sortir par la porte domestique, qui se trouve en « amont »,renvoie à la disparition occidentale à un parcours souterrain).

C’est le fait de se déplacer dans la maison communautaire, d’amonten aval et inversement, qui inscrit cet espace dans une autre sphèred’entendement, renvoyant à l’imaginaire ; les rôles joués par les danseursdonnent une dimension cosmologique à l’espace de cette maison commu-nautaire. C’est cet « agir dans l’espace » durant une temporalité modifiée(qui serait du même type que la temporalité esthétique, c’est-à-dire poé-tique ou musicale) qui permet de comprendre un espace quotidien et pro-fane comme un espace rituel et sacré.

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Il nous est ainsi plus facile de comprendre pourquoi l’architecture,comprise dans sa dimension rituelle – mais pas exclusivement –, fonc-tionne à l’identique d’une œuvre d’art : réduire l’espace c’est, en quelquesorte, demander à celui qui s’inscrit dans cet espace, de se représenter letemps en « augmentation », c’est-à-dire en accélération, comme sousl’effet d’une loupe (c’est-à-dire que le temps se déroule plus ou moins viteselon la taille de ceux qui l’expérimentent). La maison communautairemiraña, lorsqu’elle est investie d’une dimension rituelle (donc d’un bou-leversement du sensible par une action qui se porte sur une de ses autrescomposantes), se comporte comme un modèle réduit ; ce que ClaudeLévi-Strauss avait justement retenu comme la marque première del’œuvre d’art – bien que la maison comme modèle réduit du monde resteune constante dans les imaginaires des différents groupes humains,puisque les personnes se pensent comme « habitant » leur monde toutautant qu’elles le perçoivent.

Figure 8 : Représentation de la maloca comme espace rituel ; le déplacement dans l’espace de la maison devient un déplacement dans l’espace du monde.

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En cela, et pour rejoindre les points de vue défendus par T. Ingold(2000 : 210), l’espace des Miraña, comme celui de beaucoup d’autrespopulations du Nord-Ouest amazonien, serait un monde plus qu’unespace, et un monde qui semble, en première instance, être « habité »,c’est-à-dire occupé de l’intérieur (l’opposition entre le modèle de la sphèreet celui du globe). Si j’insiste pour garder cette version comme une « pre-mière approximation », c’est que Ingold ne règle pas les problèmes quegénère l’ensemble des visions qu’implique cette conception du monde-sphère. En effet, si je me cantonne au cas miraña, l’au-delà est justementce qui constitue la perception qu’auraient les Dieux, juchés sur le globe,pour reprendre l’image forgée par Ingold, comme le serait son voyageurkantien, sans que cela n’en fasse, de facto, un monde inhabité, dans lamesure où ce n’est pas ce simple rapport d’opposition entre globe etsphère qui règle le problème de la constitution de l’espace et de la percep-tion qu’en ont les populations. Cela implique pour le moins de consi-dérer que le rapport entre monde habité et sphère n’est pas dans un rap-port d’opposition avec la perception d’un espace-globe creux.

On pourrait me reprocher que cette première déconstruction del’opposition sphère-monde habité vs globe-monde inhabité proposée parIngold, n’est fondée que sur une donnée de type représentationnel – etqui relève de la croyance –, à savoir le fait que les Dieux, ou les voyageursmythiques, se trouvent à la même place que le promeneur kantien quidéambule sur son globe, et que cette opposition ne marque ainsi pas deuxreprésentations différentes de l’espace. Mais la comparaison est justementrendue possible dans la mesure où le promeneur kantien est aussi dans unespace reconstruit, puisqu’il ne peut, pas plus que le Miraña à l’intérieurde sa sphère, expérimenter une quelconque réalité du globe ; l’un etl’autre adhèrent à une convention qui est une représentation. Ce qui nousintéresse c’est le type d’espace théoriquement généré par ces conventions.

L’opposition entre sphère et globe proposée par T. Ingold commerelevant d’une opposition mutuellement exclusive entre deux visions dif-férentes du monde et deux modes différents d’appréhension de l’espace(voir citation en exergue de cet article) a été de fait modérée par ce mêmeauteur par le modèle du dôme ou de la voûte (2000 : 216). Celui-ci, eneffet, est à la fois sphère et globe ; sphère pour ceux qui vivent en dessous– c’est-à-dire, selon Ingold, pour ceux qui « l’habitent » –, et globe pourl’en-dehors, sans qu’il précise, toutefois, l’identité de ceux qu’il place surce globe (pour beaucoup de populations à travers le monde, des Dieux).Sa perspective amène également la compréhension du dôme ou de lavoûte, en tant qu’expression architecturale – c’est l’expérience du sujetpercevant.

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Ces considérations générales, quant à savoir s’il faut penser entermes de sphère, de globe, ou si l’utilisation de la figure de la voûte estplus pertinente, renvoient à la cosmovision sous-jacente ainsi qu’aux stra-tégies d’orientation spatiale adoptées par les populations, ici celles despopulations du Nord-ouest amazonien. En effet, ce n’est que l’expériencequi permet aux Miraña de comprendre leur monde (en se le représentantmentalement) et qui les aide à développer des stratégies pour reconstruirede façon cohérente des localisations et des cheminements.

Il existe de la sorte une unité perceptible de l’espace, mais divisibleen zones (cette unité est rendue compréhensible par le temps). De lamême façon, l’unité de la perception du temps est permise parce qu’elleest divisible en moments (ou temporalités). Pour autant, cette temporalitédemande son inscription en mémoire (à relier à l’établissement deconjonctions entre zones, astres, toponymes). Ceci est rendu possible parla linéarité de la narration mythique qui permet une représentation men-tale de successions d’événements.

Enfin, la constitution de « cartes » passe par la représentation endeux (poteries ou masques) ou en trois dimensions (maloca) de cesconjonctions (zones, astres, toponymes et moments). Dans ce sens, il fau-drait mieux parler de « cartes temporelles », dans la mesure où le facteurtemporel inscrit la représentation dans un cycle.

BIBLIOGRAPHIE CITÉE

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