Penser par cas

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P enser par cas, telle a été l’ambition de la casuistique. Le traitement casuis- tique des questions morales est sans doute aussi ancien que la morale elle-même 1 . Des procédés casuistiques se retrouvent dans les œuvres d’Euripide (Hippolyte, 611-612) et d’Aristophane (« Mon cœur seul a juré, ma langue nulle- ment », Les Thesmophories, 276 ; Les Grenouilles, 101-102). Socrate ne dénigre pas l’emploi de cette méthode (Xénophon, Mémorables, IV, 2, 12-23). Des témoi- gnages se retrouvent dans les dialogues de Platon (Euthyphron, 4a -e ; Gorgias, 456c -457c). Sans l’aborder franchement, les textes d’Aristote sur la prudence et l’équité amorcent un rapprochement avec la casuistique. La morale du Moyen Stoïcisme lui réserve une place appréciable dont la dernière partie du De Officiis de Cicéron se fait l’écho. Enfin, Sénèque reconnaît une valeur aux préceptes que les Lettres 94-95 distinguent des decreta, et cette valeur est également casuistique : la Lettre 70 qui traite la question du suicide en donne un bon exemple. Pourtant, en dépit de cette attestation antique, la casuistique catholique reste la mieux connue. Les Provinciales (1656) lui ont rendu un hommage dévastateur. Il faudrait cependant chercher en amont la présence d’une paléo-casuistique dans les Évangiles et chez les Pères de l’Église (ainsi les analyses d’Augustin sur le mensonge), en aval dans les formes plus récentes des morales de la situation (Fletcher), et dans toutes les expressions du christianisme puisque le protestan- tisme a lui aussi fait place à la casuistique (Perkins, Hall). Il reste que, d’un point de vue historique, la casuistique concerne davantage le catholicisme que le protestantisme. En décembre 1520 2 , Luther mit en même In: Penser par cas. Paris, Éditions de l’EHESS, 2004 SERGE BOARINI PENSER PAR CAS : DE LA CASUISTIQUE MODERNE AUX CONFÉRENCES DE CONSENSUS 1. F. Brunetière, « Une apologie de la casuistique», Revue des Deux Mondes, 67, 1885, p. 201. 2. « […] quand Martin Luther donna à sa révolte contre l’Église la forme solennelle d’un autodafe [sic] des documents qui exprimaient à ses yeux les abus romains (10 décembre 1520), il y inclut un exemplaire de l’Angelica, qu’il appelait la Diabolica, dans laquelle il voyait tous les défauts de la discipline pénitentielle catho- lique» (P. Michaud-Quantin, Sommes de casuistique et manuels de confession au moyen âge [XII-XVI siècles], Louvain, Nauwelaerts/Lille, Giard/Montréal, Librairie Dominicaine, 1962, p. 101). boarini 15/03/2004 16:31 Page 7

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Penser par cas, telle a été l’ambition de la casuistique. Le traitement casuis-tique des questions morales est sans doute aussi ancien que la morale

elle-même1. Des procédés casuistiques se retrouvent dans les œuvres d’Euripide(Hippolyte, 611-612) et d’Aristophane («Mon cœur seul a juré, ma langue nulle-ment », Les Thesmophories, 276 ; Les Grenouilles, 101-102). Socrate ne dénigre pasl’emploi de cette méthode (Xénophon, Mémorables, IV, 2, 12-23). Des témoi-gnages se retrouvent dans les dialogues de Platon (Euthyphron, 4a -e ; Gorgias,456c -457c). Sans l’aborder franchement, les textes d’Aristote sur la prudence etl’équité amorcent un rapprochement avec la casuistique. La morale du MoyenStoïcisme lui réserve une place appréciable dont la dernière partie du De Officiisde Cicéron se fait l’écho. Enfin, Sénèque reconnaît une valeur aux préceptes queles Lettres 94-95 distinguent des decreta, et cette valeur est également casuistique :la Lettre 70 qui traite la question du suicide en donne un bon exemple. Pourtant,en dépit de cette attestation antique, la casuistique catholique reste la mieuxconnue. Les Provinciales (1656) lui ont rendu un hommage dévastateur. Ilfaudrait cependant chercher en amont la présence d’une paléo-casuistique dansles Évangiles et chez les Pères de l’Église (ainsi les analyses d’Augustin sur lemensonge), en aval dans les formes plus récentes des morales de la situation(Fletcher), et dans toutes les expressions du christianisme puisque le protestan-tisme a lui aussi fait place à la casuistique (Perkins, Hall).

Il reste que, d’un point de vue historique, la casuistique concerne davantage lecatholicisme que le protestantisme. En décembre 15202, Luther mit en même

In : Penser par cas. Paris, Éditions de l’EHESS, 2004

SERGE BOARINI

PENSER PAR CAS : DE LA CASUISTIQUE MODERNE

AUX CONFÉRENCES DE CONSENSUS

1. F. Brunetière, «Une apologie de la casuistique », Revue des Deux Mondes, 67, 1885, p. 201.2. « […] quand Martin Luther donna à sa révolte contre l’Église la forme solennelle d’un autodafe [sic] desdocuments qui exprimaient à ses yeux les abus romains (10 décembre 1520), il y inclut un exemplaire del’Angelica, qu’il appelait la Diabolica, dans laquelle il voyait tous les défauts de la discipline pénitentielle catho-lique » (P. Michaud-Quantin, Sommes de casuistique et manuels de confession au moyen âge [XII-XVI siècles],Louvain, Nauwelaerts/Lille, Giard/Montréal, Librairie Dominicaine, 1962, p. 101).

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temps au feu l’Angelica et la bulle qui l’excommuniait. La généralisation de laconfession n’a pas été sans conséquences sur l’essor d’une casuistique de plus enplus raffinée3. L’appel à l’intériorité, la confiance exclusive faite aux Écritures, lerejet de la confession auriculaire, la conviction de l’irréversible corruption de lanature de l’homme ont sans doute été les facteurs prédominants qui ont davan-tage écarté les protestants de la tentation casuistique – non sans réserve, non sansnuances, et non sans un illustre précédent4.

L’expression « penser par cas » recèle une tension en cela que la pensée est unemise en relation intelligible, nécessaire et universelle entre deux contenus depensée, parfois entre deux penseurs. Platon définit la pensée comme l’entretiende l’âme avec elle-même5. Or comment s’entretenir en l’absence d’un intermé-diaire qui relie – à savoir, le langage6 –, sans des critères intrinsèques decohérence (principes de la pensée, modes de raisonnement), sans un tiers avecqui s’entretenir (Platon évoque la distinction entre le scribe et le peintre de lapensée, Philèbe, 39b-c) et sans des critères d’accord sur ce qui a été mis en rela-tion ? La pensée tombe d’accord avec elle-même après l’échange7. Socrate,immobile sous le porche des voisins d’Agathon (Banquet, 174d-175b), illustrel’étymologie de l’épistémè comme arrêt entre deux mouvements8. En cela, préci-sément, « penser par cas » contrarie ces trois exigences de médiation, de relation,d’accord. Le cas est ce qui « tombe » (cadere), ce qui tombe à pic soit parce qu’iltombe à côté de la norme de conduite prescrite : le cas serait alors l’exceptionsurprenante et irréductible faite à la norme, la marque de l’irrégularité de lanorme ; soit parce qu’il tombe bien de sorte que tous conviennent de ce qu’ilfaut faire : le cas serait alors exemplaire de la norme ; soit parce qu’il tombe apriori sous une norme, quand bien même celle-ci n’aurait pas été encore identi-fiée : le cas serait alors échéance (excadere) de la norme. Le cas entendu commeexception à la norme semble s’opposer à la pensée comme mise en relation : le casne pourrait a priori pas être relié à la norme de la conduite prescrite. Le cas

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3. J. Delumeau, Le péché et la peur. La culpabilisation en Occident (XIIIe-XVIIIe siècles), Paris, Fayard, 1983, p. 236.4. J. P. Sommerville, «The ‘new art of lying’: equivocation, mental reservation, and casuistry », in E. Leites, ed,Conscience and casuistry in early modern Europe, Cambridge-New York-Melbourne, Cambridge UniversityPress/Paris, Éd. de la MSH, 1988, p. 182-183.5. « Une conversation que l’âme poursuit avec elle-même sur ce qui est éventuellement l’objet de son examen »(Théétète, 189e, in Platon, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1950, t. II, p. 158 [«Pléïade » 64]).6. « Par suite, juger, j’appelle cela “parler”, l’opinion, le jugement, je l’appelle une “énonciation de paroles” »(ibid., 190a).7. « […] une fois que, ayant mis dans son élan plus de lenteur ou plus de vivacité, elle a enfin statué, c’est dèslors la même chose qu’elle déclare en mettant fin à son indécision, voilà ce que nous tenons pour être sonopinion, son jugement » (ibid.).8. « […] examinons, en reprenant parmi ces noms, pour commencer, celui d’épistémè, la “science”, à quel pointc’est un mot à double sens : il a l’air d’être le signe que la science “arrête” notre âme “sur” les choses, histèsin épi,plutôt que celui d’une évolution concomitante de l’âme autour d’elles » (Cratyle, 437a, in Platon, Œuvrescomplètes, t. I, p. 685 [«Pléïade » 58]).

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entendu comme exemplaire semble s’opposer à la pensée comme exigence decohérence puisqu’il relève de l’application pure et simple d’une norme recon-nue. Le cas entendu comme échéance de la norme semble s’opposer à la penséecomme accord puisque l’accord conclut une procédure d’élaboration desnormes dont rien n’assure qu’elle soit possible, qu’elle soit unique, ni qu’elleaboutisse à la proposition d’une norme et d’une seule.

Pourtant, cette présentation demeure incomplète en cela qu’elle ne retientque la forme spéculative du mouvement de pensée et qu’elle privilégie la chaînedéductive comme mode de raisonnement. En effet, comment un cas pourrait-ilrelever de la norme ? L’exécution d’une conduite singulière ne saurait êtreimmédiatement déduite d’une norme. Le modèle du syllogisme pratique neconvient pas – au moins pour cette raison que le cas est inscrit dans un contexteet dans une situation. Une norme chrétienne, le huitième commandement,interdit le mensonge. Mais que fera le chrétien pour protéger de ses persécu-teurs l’innocent auquel il a donné refuge – sinon mentir9 ? C’est seulement sil’on néglige la culture d’une époque, le contexte d’une guerre et la nécessité deprotéger un innocent, que la véracité apparaîtra comme une attitude normale.

La casuistique et ses diverses formes entendent bien penser par cas. Il estcependant remarquable que la notion de cas ne soit jamais définie ; seule lanotion de cas réservé a retenu l’attention des casuistes. Aux trois acceptions ducas correspondent trois périodes et trois tendances de la casuistique. Unelogique propre à celle-ci l’amène à traverser ces trois étapes : la collection, lacomparaison, la concertation. Le partage de ces trois étapes n’est pas celui quis’imposerait à l’évidence : la collection de cas de conscience dans les diction-naires et les recueils ne fait pas seulement mention des cas exceptionnels ; elleprésente tout aussi bien des cas exemplaires. Le confesseur pouvait puiser danscette collection de quoi trouver l’assurance d’une décision bien rendue, etconforme aux prescriptions de l’Église, valable pour d’autres cas semblables. Demême, la comparaison des cas amène à se rendre compte de ce qui fait la singu-larité irréductible du cas (cas-exception), et elle requiert une confrontationconcertée avec les autres avis rendus : les conclusions sont apportées au vu desdécisions des différentes autorités (pères de l’Église, docteurs de l’Église, théo-logiens moralistes). Enfin, la concertation entre les autorités compétentes nepeut se faire que sur des cas-échéances (à titre préparatoire), et elle ne peut sefaire que pour des cas exceptionnels (pour des cas intéressant la préservation de

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9. « Si Cælius avait été fait esclave en guerre par les Infidèles, Gabinius pourrait-il favoriser son évasion, s’il setrouvait sur les lieux & en pouvoir de le faire » (J. Pontas, Dictionnaire de cas de conscience, ou Décisions des plusconsidérables difficultez touchant la morale et la discipline ecclésiastique […], Paris, P.-A. Le Mercier et al., 1726,t. II, c. 262, « Esclave », « Cas IV » [1re éd. Paris, 1715]) ; J. P. Sommerville « The ‘new art of lying’… », p. 159-184. Pour plus de commodité, l’orthographe des textes anciens a été modernisée.

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l’application même de la doctrine : le sacrement du mariage est-il ou non validequand il a uni un hermaphrodite à son conjoint10 ?).

Penser par cas semble impossible parce que la première condition de lapensée, la mise en relation par le langage, ferait défaut. Pourtant le cas n’est pasdavantage antérieur à l’énonciation et à la reconnaissance de la norme qu’unfait juridiquement apprécié n’est antérieur à la loi et à sa promulgation par leDroit. Le cas n’est tel, dans la casuistique catholique, que dans l’aveu de laconfession. Le concile de Latran IV (1215) ayant rendu obligatoire la confes-sion auriculaire annuelle, les confesseurs se sont trouvés confrontés à la tâcheconsidérable de devoir accorder ou refuser l’absolution du péché avoué. Maisl’aveu de la faute n’est pas la faute. Le cas ne surgit que dans l’énonciation ducas11, énonciation soigneusement ordonnée dans le sacrement dont lesInstructions de Charles Borromée ont dessiné bien plus tard les contours12, maisaussi énonciation codifiée par l’analyse des circonstances de l’action. L’énoncédu cas offre cette particularité d’être à la fois un énoncé descriptif et un énoncénormatif : il décrit plus qu’il ne raconte car ce sont les circonstances de l’actionqui la qualifient ; il décrit une infraction à une norme morale à l’aune delaquelle elle sera évaluée. En tant qu’énoncé à la fois descriptif et normatif, lecas remplit trois fonctions. Dans sa fonction référentielle, le cas renvoie à unfait réel, extérieur au champ du langage. Par sa fonction perlocutoire, l’énoncédu cas constitue le cas lui-même : le cas est ce qui en est dit. Fonction illocu-toire, l’énoncé du cas introduit, pour les cas les plus difficiles, à uneinteraction : il appelle l’interrogatoire du prêtre afin que toutes les circons-tances de la faute présumée soient découvertes par le pénitent, la consultationdes théologiens ou de l’autorité supérieure, la consultation entre prêtres au seindes conférences ecclésiastiques. Les énoncés descriptifs se rapportent à unecertaine situation passée, ils la constituent comme situation évaluée ou àévaluer, ils entrent en confrontation les uns avec les autres selon le locuteur et lacompétence qui lui est reconnue, laquelle est le plus souvent identifiée à saposition hiérarchique dans l’Église. On retrouve ici les trois moments de lapensée : celui de la relation par la collection, celui de la cohérence par la compa-raison, celui de l’accord par la concertation.

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10. S. Boarini, « Mémoire pour Anne Grandjean. Casuistique de l’hermaphrodite », Journal de médecine légaledroit médical, 46 (1), 2003, p. 59-80.11. S. Boarini, « De l’énonciation du cas. Une étude casuistique », Revue historique de droit français et étranger,80 (2), 2002, p. 187-199.12. « Il faut qu’il procède dans ses interrogations avec ordre, commençant par les Commandements de Dieu,auxquels, quoique tous les chefs dont on doit interroger se puissent réduire néanmoins ayant à traiter avec despersonnes qui fréquentent rarement ce Sacrement, il sera bon de parcourir les sept péchés capitaux, les cinq sensde l’homme, les Commandements de l’Église, & les œuvres de miséricorde » (C. Boromée [sic], Instructions deS. Charles Boromée […], Paris, A. Vitré, 1659, p. 36).

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Entendu comme exception, le cas désigne ce qui résiste à la norme de conduitemorale. Même compris ainsi, le cas entre dans le champ de la relation. Le cas esten effet énoncé ; il n’existe pas de cas antérieurement à la pratique de la confes-sion auriculaire, préalablement à la formulation de l’aveu. De plus, en tant qu’il aune fonction référentielle, cet énoncé renvoie à un fait extérieur au langage ;l’aveu est donc un énoncé descriptif normatif qui dispose d’une valeur référen-tielle. La casuistique moderne, par quoi il faut entendre la casuistique postérieureà la Contre-Réforme, se limite au catholicisme – non sans nuances toutefois.Toutes les techniques de l’aveu sont autant d’efforts pour conduire à une exacteformulation de la faute. L’une des premières formes de la casuistique, et il ne fautpas entendre par là un début chronologique, tient dans la production de collec-tion de cas : les dictionnaires, les recueils de cas de conscience, les cours dethéologie morale. Nous envisagerons donc tour à tour ces trois genres de produc-tions livresques.

L’apparition du genre du dictionnaire est rapportéeau début du xviiie siècle par le publiciste et historienFrançois Morenas (1702-1774)13. Il connut une

vogue si grande que l’ouvrage inachevé d’Adrien-Augustin de Lamet de Bussy(1621-1691) et de Germain Fromageau (1640-1705), qui avait primitivement laforme d’un recueil de cas de conscience, fut remanié et réédité sous la forme d’undictionnaire (1re éd., Paris, 1733, 2 vol. in-fo). Parmi les plus célèbres desDictionnaires de cas de conscience, celui de Jean Pontas (1638-1728) se détache parle grand nombre de rééditions, par son autorité incontestée, par le retentissementqu’il connut et dont témoignent les abondantes citations qui lui furent emprun-tées dans les Dictionnaires ultérieurs (1re éd., Paris, 1715, 2 vol. in-fo).

Le Dictionnaire de Pontas n’innove pas : l’auteur est bien convaincu de ne rienfaire de neuf et il n’entend pas innover. Le Dictionnaire rappelle les normes, lesapplique à des cas, décline au sujet de ces cas diverses interprétations de lanorme. Mais ces interprétations sont toujours cautionnées par des autoritésreconnues. Le rédacteur du Dictionnaire doit se garder de deux griefs : l’origina-lité nécessairement extravagante et le plagiat. L’entreprise de Pontas se justifie àses yeux par le soin qu’il a apporté à vérifier les sources : son originalité est de nefaire preuve d’aucune originalité. L’autorité parlera plus clairement au terme de

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13. F. Morenas, Dictionnaire portatif des cas de conscience, dans lequel outre la résolution des cas qui y sont rappor-tés, on trouve les principes sur lesquels les Décisions sont fondées, et en vertu desquels on peut agir dans tous les autresCas qui ont rapport à la matière, Lyon, J.-M. Bruysset, 1759, t. I, p. iij.

Présentation des cas : dictionnaires, recueils, cours

Les dictionnaires

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son entreprise14. Par ailleurs l’accusation de plagiat tombe si la vérité est un biencommun (« un héritage qui ne nous est pas moins propre qu’à eux »). Pontasindique ses sources au début du tome I : plus de deux cents Conciles différents ;quatre-vingt-dix-sept papes ; près de cinq cents auteurs « tant anciens quemodernes ». Toute la difficulté du Dictionnaire est de trouver la norme ou l’inter-prétation de la norme qui pourra rendre compte du cas15. Le cas fait exception àla norme parce que la norme n’est pas clairement connue du confesseur, éclaircis-sement dans lequel le Dictionnaire trouve sa raison d’être. Le rédacteur duDictionnaire devient auteur quand il doit choisir entre plusieurs interprétations,quand il doit rendre compte du choix de l’interprétation. Cependant l’interpréta-tion est toujours subordonnée à une vérité qui précède16, à une autorité quicommande17. Ce qui est supérieur en droit est toujours en fait antérieur ; l’ordrechronologique du temps marque une déperdition progressive de l’évidence. Lecas exprime l’irruption de l’histoire dans l’ordre éternel des normes. Ainsi Pontasjustifie-t-il l’apparition des questions juridiques dans le Dictionnaire18. Le cas estl’énorme ; hors de la norme, ce ne sont que « turpitudes » ou « horribles impure-tés ». Pour quelques difficultés, peu nombreuses au demeurant, Pontas doitreconnaître l’absence de solutions19. Mais l’intelligibilité est de droit. LaBibliothèque, ces « magasins de science20 », devient la référence majeure duDictionnaire. Le monde de l’action est donc un texte ; il suffit de lire leDictionnaire pour que s’évanouisse la résistance du cas. Bien plus, le monde del’action est un texte ordonné : le Dictionnaire suit un ordre alphabétique. Leconfesseur peut aller au-devant du monde de l’Histoire et des petites histoiresprivées, il aura préalablement trouvé dans le Dictionnaire leur solution21.

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14. « […] n’ayant pas cru devoir nous en rapporter à des citations étrangères, dont nous avons cent fois reconnul’infidélité ou le défaut d’exactitude » (J. Pontas, Dictionnaire de cas de conscience…, t. I, Préface).15. « […] comme les actions humaines, qu’on appelle Cas de conscience, sont quelquefois accompagnées decertaines circonstances particulières, souvent fort équivoques, et fort embarrassantes, on ne peut juger sûrementsi elles sont bonnes ou mauvaises, innocentes ou condamnables à moins qu’on ne voie clairement le rapportqu’elles ont avec les principes généraux, selon lesquels on se doit régler pour en décider : et c’est ce qui est assezsouvent très difficile, tant les goûts sont différents les uns des autres » (ibid.).16. « Si nous nous sommes quelquefois donné la liberté de rejeter et de blâmer le sentiment de certains Auteurs,dont quelques-uns sont même respectables, nous ne l’avons fait, que lorsque nous avons été pleinementconvaincus, que l’intérêt et l’amour de la vérité nous y obligeaient » (ibid.).17. «Un Officier d’armée, ou même un simple Soldat, pouvant quelquefois, avec raison, blâmer une faute queson Général aura faite, sans qu’il prétende pour cela s’élever au-dessus de lui, ou se croire plus capable deconduire et d’exécuter une entreprise » (ibid.).18. « Quelqu’un pourra peut-être penser que plusieurs de nos décisions regardent plus les Juges, les Avocats etles autres gens de Pratique, que les Confesseurs » (ibid.).19. « On ne trouvera guère dans tout le corps de cet Ouvrage que deux ou trois difficultés sur lesquelles nousn’avons pas donné de décisions absolues à cause des fortes raisons, que les Auteurs, dont les sentiments sontopposés, apportent pour les établir » (ibid.).20. F. Morenas, Dictionnaire portatif des cas de conscience…, p. j.21. « […] la Morale étant enseignée et traitée alphabétiquement selon l’ordre des Dictionnaires, il est beaucoupplus aisé de trouver les matières et les difficultés sur lesquelles on veut s’éclaircir » (J. Pontas, Dictionnaire de casde conscience…, t. I, Préface).

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Ordinairement Pontas définit la notion, rappelle les principaux textes sacrés,religieux ou civils qui s’y rapportent, puis détaille des cas. Soit la rubrique« Esclave ». Définition : « Un Esclave qu’on appelle en latin, Mancipium, ouServus, est celui qui n’est pas maître de sa personne » ; textes théologiques (4 réfé-rences au Breviarium Theologicum, III, 511-514, de Jean Polman) ; rappelhistorique : « L’usage de l’esclavage est entièrement aboli dès il y a longtemps enFrance » ; comparaison entre la condition de l’esclave, celle des ordres réguliers,celle des domestiques ; amorce de réflexion casuistique : « Au surplus, il est vraiqu’il peut se trouver en France quelques Esclaves Nègres de l’Afrique oud’ailleurs ». Mais cette amorce de réflexion casuistique est ici aussitôt éteinte parla référence au Droit : « […] nous avons une Déclaration du Roi de 1685. qui lesdéclare de la qualité des biens meubles, à moins qu’ils ne soient attachés à uneterre22 ». Suivent quatre cas : les enfants d’un mariage entre une femme libre etun esclave sont-ils esclaves ? Un esclave chrétien battu par son maître turc pours’être confessé peut-il être exempt de l’obligation de confession ? Deux esclaves,l’un juif et l’autre turc, deviennent-ils libres s’ils embrassent la religion chré-tienne ? Un homme peut-il en conscience protéger un esclave qui se trouve àParis alors qu’il a été acheté par des négociants pour être vendu au Pérou ?23 Pourle troisième cas, Pontas cite saint Antonin et compose entre la justice et le Droit :« […] la charité doit porter Pontius à rendre la liberté à ses deux Esclaves, puis-qu’ils se sont convertis à la foi Chrétienne : mais que cependant il n’y est pasobligé par Justice24 ».

Trois obstacles cependant contrarient l’ambition du dictionnaire.L’interprétation de la norme n’est pas éliminée : elle entre dans un contexte histo-rique. Au terme de la bataille entre molinistes et jansénistes (destruction dePort-Royal, 1709 ; Bulle « Unigenitus », 1713), Pontas décide de trancher entredeux opinions extrêmes quand deux contraires s’affrontent25. Comme toutdictionnaire, il est possible de l’enrichir sans cesse. Loin de ramener l’exception àla règle, le dictionnaire consacre l’exception : il lui reconnaît un statut et uneplace dans l’économie de la confession26. Les cas peuvent varier à l’infini, le

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22. J. Pontas, Dictionnaire de cas de conscience…, t. II, c. 259-260.23. Ibid., c. 259-264.24. Ibid., c. 261-262. Cf. la décision de Fromageau en date du 15 avril 1698 sur la question : «On demande sien sûreté de conscience on peut vendre des Nègres ? », in A. A., Lamet & G. Fromageau, Le dictionnaire des casde conscience, décidés suivant les principes de la morale, les usages de la discipline ecclésiastique, l’autorité des concileset des canonistes, et la jurisprudence du royaume […], Paris, J.-B. Coignard & H.-L. Guerin, 1733, t. I, c. 1437-1444, particulièrement c. 1444.25. «Nous avons tâché de ne rien outrer dans nos décisions, et de prendre, autant que nous l’avons pu, un justemilieu entre les opinions trop sévères, et celles qui nous ont paru trop relâchées, en suivant ce que nous avonscru de plus probable, ou de plus sûr pour la conscience » (J. Pontas, Dictionnaire de cas de conscience…, t. I,Préface).26. «Nous savons bien qu’il en est à peu près d’un Ouvrage de la nature de celui-ci, comme d’un Dictionnairehistorique, qu’on peut augmenter presque à l’infini » (ibid.).

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dictionnaire se muant en une combinatoire27. Pour pallier ces deux défauts, l’au-teur avance une solution : la constitution de cas spécifiques28 et le recours à uneméthode qui fait de la casuistique autre chose qu’une morale appliquée29. Le casest si exceptionnel que pour le résoudre il convient de le dépersonnaliser par lerecours à des situations fictives et rendues imprécises, par l’emploi de pseudo-nymes par exemple – tant et si bien que lui sera retiré tout ce qui le singularisait.De la sorte, l’exposé du cas le transforme en cas exemplaire pour la résolutionduquel une méthode est possible.

Un esprit et un souci très différents animent enrevanche les auteurs des recueils de cas de conscience.L’un des plus célèbres, les Résolutions de plusieurs cas

de conscience touchant la morale et la discipline de l’Église30, a été publié après lamort de Jacques de Saintebeuve (1613-1677), son « auteur ». En effet, JérômeSaintebeuve, éditeur et frère du célèbre casuiste, a composé cet ouvrage à partirde cas effectivement traités, retrouvés dans les originaux31. Les dates de délibéra-tion sont portées à la fin de chaque article, les noms propres ont été retirés. À ladifférence du dictionnaire qui procède par cas fictifs et typiques, le recueilcompile des résolutions qui se rapportent à des événements réels, singuliers. Il estla rencontre d’un homme avec son histoire : il s’agit de consultations et de leursrésultats. Le recueil est un ouvrage factice de cas réels alors que le dictionnaire estun ouvrage prémédité, présentant des cas fictifs. Le cas des recueils est une occur-rence exceptionnelle : il est arrivé, mais parce qu’il est arrivé, du moins ne sereproduira-t-il pas à l’identique. L’ordre des solutions, disposées au hasard, n’enexprime pas moins la vie des difficultés morales : les résolutions ont été publiéesau fur et à mesure que les prêtres qui avaient sollicité le casuiste les ont restituéesau frère éditeur32.

« Miroirs fidèles qui nous représentent la misère de l’homme, le dérèglementde son esprit et la corruption de son cœur33 », les recueils se subordonnent au réel

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27. « […] les moindres circonstances différentes, qui se rencontrent très fréquemment dans de certains cas, étantsuffisantes pour en faire changer les décisions » (ibid.).28. « Nous avons pris le parti de former des espèces de Cas particuliers, sur lesquels nous avons donné desdécisions convenables » (ibid.).29. « […] nous avons cru qu’une telle méthode était plus propre que tout autre, à rendre l’esprit du Lecteurplus attentif et plus disposé à comprendre le sens des difficultés, et à former le jugement qu’il en doit porter »(ibid.).30. J. de Saintebeuve, Résolutions de plusieurs cas de conscience touchant la morale et la discipline de l’Église […],Paris, G. Desprez, 1694-1704, trois tomes.31. J. de Saintebeuve, Résolutions de plusieurs cas de conscience…, 1694, t. I, Avertissement.32. « Je prie ceux qui en ont d’autres de me les faire tenir le plutôt [sic] qu’il leur sera possible, afin que je lesmette dans un second Volume, et que je les y range dans un ordre que je n’ai pas observé dans ce premier, pourn’avoir pas eu dans le temps les pièces qui y sont entrées » (ibid.).33. J. de Saintebeuve, Résolutions de plusieurs cas de conscience…, 1694, t. II, Avertissement.

Les recueils

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dont ils sont le récit. Les directeurs de conscience trouveront « l’éclaircissementde plusieurs difficultés qui les arrêtent ». De la sorte le recueil n’est plus seulementla collection de cas singuliers, définis par les conditions de lieux, de personnes, etd’actions. La résolution du cas singulier dispose d’un pouvoir heuristique. Demême le rédacteur n’a pas seulement fait part de sa sagacité34 ; ses résolutionsexpriment la compétence d’un corps de Docteurs35.

Alors que le dictionnaire annonce le dépassement de la première figure de lacasuistique par la constitution d’un cas typique, et conçu comme exemplaire, legenre du recueil annonce le dépassement de la casuistique dans sa troisièmefigure : le cas est une échéance. Ceux qui se débattent dans une situation moraledifficile la soumettent aux plus compétents afin qu’ils en débattent. Le cas n’a pasde solution toute prête, il est ce qui va au-devant des hommes et ce qui est au-delà des connaissances acquises par le passé. Ainsi faisaient Saintebeuve etLamet36, de même Roger André de La Paluelle engage le lecteur encore incertainau sortir de sa collection de résolutions à se concerter avec des personnes pluscompétentes encore37.

Dernier genre livresque étudié pour cettepériode, les ouvrages de théologie moralen’ont pas explicitement pour but de traiter

des cas de conscience. Ce sont des cours qui exposent des éléments théologiques,dont la forme est relativement constante et qui ne traitent qu’indirectement descas en manière d’illustration. Ils se rapportent principalement à l’exercice de laconfession, et leur ordre des matières se conforme le plus souvent à ce souci : ladéfinition du péché ; les diverses formes du péché selon l’ordre du Décalogue ; lapurification des péchés par la confession.

La présentation de ce type d’ouvrage se distingue des dictionnaires commedes recueils : ni ordre alphabétique, ni succession de cas selon leur ordre desoumission à l’autorité du casuiste. L’auteur procède par questions et parréponses, à la manière d’un catéchisme ; il appuie ses décisions sur des autorités(Écriture, Conciles, Canons, Pères de l’Église, Saints Docteurs). L’Avertissementde la Théologie morale de François Genet (1640-1703) délimite la place de la

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34. « […] il avait l’esprit facile, décisif, plein de solides connaissances » (t. I, Avertissement).35. « […] il semble qu’on ne doit plus les considérer comme l’ouvrage d’un seul particulier, mais comme laproduction d’un grand nombre de Docteurs des plus éclairés dans ces sortes de matières » (t. II, Avertissement).36. « […] ils se rendaient de fréquentes visites pour conférer ensemble, et pour se proposer l’un à l’autre lesquestions les plus difficiles de morale, dont on leur demandait la décision» (ibid.).37. « Si le Lecteur ne trouve pas mes résolutions justes, je peux du moins l’assurer que j’éclaircirai tellement lesdifficultés, qu’il pourra facilement se déterminer par lui-même s’il a de la capacité, et s’il n’en a pas il pourraapprofondir les questions avec des personnes plus habiles que je ne suis » (R. A. de La Paluelle, Résolutions deplusieurs cas de conscience et des plus importantes questions du barreau […], Caen, P. F. Doublet, 1710, t. I,Préface).

Les cours de théologie morale

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casuistique dans l’ouvrage ; elle sera confinée dans la seule première partie38, auPremier Traité De la morale39. Les préoccupations casuistiques ne sont pasabsentes des autres parties, mais elles se cantonnent à des questions de casuistiqueappliquées au domaine de la vie des affaires. L’ouvrage a plusieurs desseins :former les ecclésiastiques ; résoudre les cas de conscience ; rétablir la vérité de lamorale chrétienne et par là épurer les fausses opinions40. Le Cours de Genet,rédigé à la demande d’Étienne Le Camus (1632-1707), évêque de Grenoble,entend d’abord former les ecclésiastiques aux enseignements de l’Église, ensuiteseulement leur donner le moyen de résoudre les cas de conscience, puisque lecours doit « faciliter la résolution des Cas de conscience41 ». La composition del’ouvrage s’en ressent : les cas n’apparaissent pas. S’agit-il de déterminer la respon-sabilité de l’homme dans le péché ? L’auteur expose ce qui peut ôter à l’homme lepoids du péché – l’ignorance, la crainte, l’absence de volonté. Après avoir rappeléla conception de saint Thomas, Genet examine un type de situation contestant lepouvoir de la norme, limitant la portée de la définition de l’acte involontaire : ledormeur est-il responsable de ses illusions nocturnes ? Le cas ici fait exception à lacompréhension commune de la norme. Il apparaît comme l’écart entre la compré-hension parfaite de la norme et la compréhension ordinaire, celle du senscommun, de la norme. Le cas fait chuter le sens commun ; il ne peut que seranger sous la norme elle-même pour le prêtre correctement informé des textesdes Docteurs. Pour ces raisons, les cours sont préférés aux dictionnaires et auxrecueils42.

Les différences entre les trois genres (le dictionnaire, le recueil, le cours) nedoivent pas être forcées. Les frontières entre eux sont poreuses. Il serait plus justede parler à leur égard de types d’approche. Ainsi le cours peut introduire uneconsidération casuistique cousine de celle du dictionnaire : Raymond Bonal(1600-1652), auteur d’un cours de théologie morale, se demande si les absolu-tions rendues par Pierre, prêtre occupant indûment sa charge, sont valides43. Ledictionnaire peut faire appel à des faits réels et se rapprocher du recueil : chez

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38. « L’ordre qu’on y a gardé a été de traiter premièrement des principes généraux, qu’il faut observer pour nepas errer dans la Morale » (F. Genet, Théologie morale, ou résolution des cas de conscience, Selon l’Ecriture Sainte, lesCanons et les Saints Pères, Paris, A. Pralard, 1676, t. I, Avertissement).39. Ibid., p. 1-92.40. Ibid., «Approbations…».41. Ibid.42. «Le plan des théologiens est beaucoup meilleur. Ils épuisent une matière avant que d’en entamer une autre ;et l’union des articles dont le premier mène au second, forme dans l’esprit un tissu de principes et de consé-quences, qui s’y maintient beaucoup plus aisément » (P. Collet, in J. Pontas, Dictionnaire de cas de conscience ouDécisions, par ordre alphabétique, des plus considérables difficultés touchant la morale et la discipline ecclésiastique[…], revu… par Collet…, publié par M. l’Abbé Migne, Paris, Aux Ateliers Catholiques du Petit-Montrouge,1847, t. I, c. 9-10 [1715]).43. Cf. R. Bonal, Le cours de la théologie morale, dans lequel les Cas de Conscience sont amplement enseignés […],Paris, Imprimerie de J. B. Coignard, pour J. Boude, 1685, t. II, p. 207-209.

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Pontas, le cas X de la rubrique «Mariage. 3° » fait place aux Ordonnances et à desArrêts de différents Parlements44, le cas XI sur l’«Empêchement de l’impuissance»s’inspire de faits réels, trouvés dans les journaux45.

Dans la première figure de la casuistique, penser par cas consiste à faire entrerle cas dans la catégorie du langage. Le cas est d’abord le récit du cas, récit struc-turé selon les prescriptions des manuels de confession. Selon cette premièrefigure, le cas fait exception au pouvoir d’une norme reconnue. La casuistiquerecense les cas dans une collection : cas fictif du dictionnaire, cas réel du recueil,cas factice du cours de théologie. Pourtant le cas exceptionnel laisse place au casexemplaire : le cas du dictionnaire devient inévitablement un cas typique, sansquoi le dictionnaire enflerait à l’infini et ne servirait pas ses desseins qui sont deseconder le confesseur. Le cas exceptionnel doit féconder la réflexion des prêtressurpris par des cas inédits qu’ils pourront, par la suite, rapprocher de ces casrecensés. Le cas des recueils a d’abord été le cas-échéance puisqu’il a été soumis àdes personnes estimées compétentes par des personnes prises dans l’embarras deleur situation difficile. C’est pourquoi la considération du cas comme exceptiondevait être dépassée d’abord par la considération du cas comme exemplarité, puispar la considération du cas comme échéance.

Entendu comme exemplaire, le cas devient l’occasion de l’application de lanorme. Dans le cas exemplaire, toute la norme se réalise de sorte qu’il devient lemodèle de toute réalisation à venir. À ce moment de la casuistique correspond larecherche de cas paradigmatiques. Ces cas dépassent la singularité des cas collec-tionnés par les dictionnaires ou les recueils pour qu’on en retire ce qui pourraitêtre appliqué aux occurrences semblables futures. Trois tendances sont à l’œuvredans cette figure du cas exemplaire : la rhétorique des circonstances, lesméthodes de résolution de cas de conscience, la proposition d’une « nouvellecasuistique ».

Dans cette deuxième figure de la casuistique, le cas ancien éclaire le casnouveau, qui n’en est jamais que l’écho. La démarche est certes d’inspiration juri-dique, jurisprudentielle. Il faudrait remonter aux pénitentiels du Moyen Âgepour trouver la filiation entre les commutations du Wergeld et les traités casuis-tiques. La démarche est également celle d’une rhétorique du cas : le cas estdéterminé par les circonstances de l’action. Le rôle tenu par la rhétorique dansl’élaboration conceptuelle du cas de conscience en théologie a été déterminant àpartir du xiie siècle. La « rhétorique du cas », cette exigence si importante de bien

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44. J. Pontas, Dictionnaire de cas de conscience ou Décisions, par ordre alphabétique…, t. II, c. 1291-1307.45. Ibid., c. 224-227.

Faire cas : les circonstances

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dire (pour le pénitent) et cet art si étudié de bien faire dire (pour le confesseur),lui confère le moyen de gagner en cohérence dans la résolution des cas.

C’est pourquoi nous commencerons par examiner la dette de la casuistiquemoderne à l’égard de la rhétorique en nous en tenant à la notion de circonstancesde l’action, notion à l’aide de laquelle celle-ci sera « textualisée ». Avec ce jeu des« circonstances », l’action va devenir matière du discours (filtrée par elles, l’actioneffective devient le « cas » des dictionnaires et des cours de théologie morale) etmatière à discours (l’aggravation ou la diminution du péché seront déterminéespar leur seule considération).

La distinction aristotélicienne entre acte involon-taire et acte non volontaire (Éthique à Nicomaque,III, 2, 1111a 3-6) a été le point de départ d’une

théorie des circonstances qui aura particulièrement sa place d’abord dans la rhétorique grecque et latine, puis, au xii e siècle dans les commentaires desœuvres de Cicéron et de Boèce46, avant d’être reçue dans le domaine de la théolo-gie chrétienne47.

La notion de cas appliqué au domaine de l’action trouve une forme primitivedans la notion de circonstances telle qu’elle a été utilisée en rhétorique. Dans larhétorique grecque et latine, la « circumstantia » désigne, à propos de la plaidoirie,la situation concrète, le cas singulier qui fait l’objet de la plaidoirie, par opposi-tion à la thèse, ou problème abstrait, qui peut intéresser le savant48. Les élémentsde la situation, les circonstances, sont au nombre de sept : la personne, la chosefaite, l’instrument, le lieu, le temps, la manière, le mobile49. La considération dela personne a trait au sujet qui agit ou qui subit l’action – par exemple le fils qui

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46. «Whatever their origins [des circonstances], real or fancied, their relationship to the Roman rhetorical tradi-tion is singularly apt : the authority of classical antiquity, its facile appropriation for Christian uses, the ethicalbasis of rhetoric itself, and the peculiar emphasis of the literature of confession on propriety of forms – all ofthese make the circumstances a modest model of the way medieval intellectuals used the pagan heritage fortheir practical ends » (T. N. Tentler, Sin and confession on the eve of the Reformation, Princeton, PrincetonUniversity Press, 1977, p. 118).47. R. A. Gauthier & J. Y. Jolif, Commentaire, in Aristote, L’éthique à Nicomaque, t. II, Louvain, PublicationsUniversitaires/Paris, Beatrice-Nauwelaerts, 1970, vol. I, p. 185-186 ; A. R. Jonsen, in J. F. Keenan & T. A.Shannon, eds, The Context of Casuistry, Washington, Georgetown University Press, 1995, p. xii-xiii.48. R. A. Gauthier & J. Y. Jolif, Commentaire, p. 185.49. « Sunt igitur hæc, quis, quid, quando, ubi, cur, quemadmodum, quibus adminiculis » (Principia rhetorices,IV, in Patrologiæ cursus completus sive bibliotheca universalis, integra, uniformis, commoda, œconomica, omniumSS. Patrum, Doctorum Scriptorumque Ecclesiasticorum… Series Prima […], Paris, J.-P. Migne, 1844-1864 [nousdésignerons cet ouvrage sous la référence PL dans la suite des notes], 1845, vol. 32, c. 1443) ; « Circumstantiæsunt quæ convenientes substantiam quæstionis efficiunt. Nisi enim sit qui fecerit, et quid fecerit, causaque curfecerit, locus, tempusque quo fecerit, modus etiam facultatesque si desunt, causa non stabit » (Boèce, De diffe-rentiis topicis, IV, in ibid., 1847, vol. 64, c. 1212 C) ; « Reliquas vero circumstantias, quæ sunt quid, cur,quomodo, ubi, quando, quibus auxiliis, in attributis negotio ponit ; quid et cur, dicens continentia cum ipsonegotio ; cur in causa constituens : ea enim causa est uniuscujusque facti, propter quam factum est » (ibid.,c. 1212 D-1213 A) ; «His itaque sic explicatis, dicendum est quæ sint singula. Hæc autem sunt, quæ vocantur a

Rhétorique du cas

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frappe son père sans le savoir50. Elle se dit soit du nom de la personne soit de saqualité. Les désignations par les noms sont peu nombreuses alors que celles parles qualités peuvent inclure un grand nombre d’éléments51. La chose faite désignel’action –par exemple frapper du poing à l’aveuglette52. Plus généralement c’est lachose dite, faite ou pensée selon les rapports du bien et du mal, du juste et de l’in-juste, de l’utile ou de l’inutile. L’instrument : lancer une pierre qu’on croit être unepierre ponce, donc une pierre inoffensive. Le lieu inscrit l’action dans les espacessociaux (ville) – bousculer involontairement celui qui surgit au détour d’uneruelle–, religieux (sacré ; profane), naturels (mer ; terre). Le temps répartit l’actionselon les dimensions naturelles (nuit ; jour) – tuer de nuit l’ami qui est pris pourun ennemi–, religieuses (sacré ; profane) ou sociales (guerre ou paix). La manière :frapper légèrement et sans force, sans savoir que le léger choc peut blesser lapersonne. Le mobile désigne ce qui a produit l’action : prescrire, en vue desoigner, un remède qui se trouve être un poison mortel. Qui agit dans l’ignorancede la plupart de ces circonstances agit involontairement ; les circonstances les plusimportantes sont le mobile et l’action. C’est le sujet de l’action que Boèce place entête des circonstances53.

L’élaboration conceptuelle de la notion de circonstances est due àsaint Thomas ; elle est passée en usage dans les manuels à l’usage des confesseurs.Les plus longues listes de circonstances en dénombrent plus d’une dizaine54, alorsque Raymond de Penyafort († 1275) dans sa Summa de Pœnitentia (1221), appe-lée usuellement la Raymundina (1re éd. Rome, 1603), en compte huit55. Maisc’est saint Thomas qui donne la division la plus souvent retenue avec les septsuivantes : quis, quid, ubi, per quos (ou : quibus auxiliis), cur, quomodo, quando.

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rhetoribus circumstantiæ : quis, quem, quid, quo, ubi, quando, quomodo, quamobrem ; ut, persona, factum,instrumentum, locus, tempus, modus, causa » (Nemesius, De natura hominis, XXXI in Patrologiæ cursus comple-tus, seu bibliotheca universalis, integra, uniformis, commoda, œconomica omnium SS. Patrum, Doctorum,Scriptorumque Ecclesiasticorum, sive latinorum, sive græcorum… Series Græca […], Paris, J.-P. Migne, 1857-1866[nous désignerons cet ouvrage sous la référence PG dans la suite des notes], 1858, vol. 40, c. 726 B-C) ; Boèce,Locorum rhetoricorum distinctio, in PL, vol. 64, c. 1221-1224.50. « Persona quidem, qui facit, aut in quem est actio, ut si patrem filius insciens percusserit » (Nemesius, Denatura hominis, in PG, 1858, vol. 40, c. 726 C - 727 A.51. «Est autem definita in nominibus, infinita in qualitatibus personarum perspectio, quando in appellationemnihil præter nomen cadit ; in qualitatem et fortuna, et ætas, et conditio, et disciplina, et cætera quæ sunt infinitanumero» (ibid.).52. Ibid., c. 727 A, pour cet exemple et l’analyse des circonstances.53. « Et primam quidem ex circumstantiis eam, quaæ est quis, quoniam personæ attribuit, secat in undecimpartes : nomen ut Verres, naturam ut barbarus, victum ut amicus nobilium, fortunam ut dives, studium utgeometer, casum ut exsul, affectionem ut amans, habitum ut sapiens, consilium, facta, et orationes, ea quæ extraillud factum dictumque sunt quod nunc in judicium devocatur » (Boèce, in PL, vol. 64, c. 1212 D).54. T. N. Tentler, Sin and Confession…, p. 117.55. « Circumstias autem istas, quas præcipuè debet attendere, Nota in his versiculis. Quis, quid, ubi, per quos,quoties, cur, quomodo, quando | Quilibet observet, animæ medicamina dando » (R. de Penyafort, Sancti RaymundiDe Pennafort Ordinis Prædicatorum Summa, Textu sacrorum canonum, quos laudat, aucta et locupletata, ad vete-rum codicum fidem recognita, et emendata. […], Lugduni, Anisson et Posuel, 1718, p. 431).

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Ce seront les circonstances canoniques : «Qui, quoi, où, par quels moyens, pour-quoi, comment, quand56 ». Parfois la fréquence57 ou la durée58 pourront êtreajoutées. La formule est devenue un vers dont Jean le Charlier de Gerson donneun premier commentaire dans l’Appendice du De confessione mollitiei59.

La notion de circonstances apparaît dans les traités à l’usage des confesseursmais aussi dans les dictionnaires des casuistes. Le rôle et le poids de chacuned’elles varient selon les œuvres. Ainsi, l’Instruction des prêtres de François Tolet(1533-1596) met l’accent sur cinq d’entre elles60. L’exemple de Gerson (1363-1429), le coup donné avec violence, reprend celui développé par les rhéteurs.Qui s’enquiert de l’âge, de l’emploi (clerc ou laïc) et de la situation à l’égard dumariage (célibataire ou marié) ; quoi se préoccupe de la qualité des objets de l’ac-tion (sacrée ou profane) ; où demande si le lieu de l’action était sacré, public ouprivé ; par quels moyens demande si ont été employés l’épée, le poing ou le bâton ;le pourquoi cherche le motif ou l’intention (vengeance ou vol) ; le comment s’in-quiète de la force du coup (violent ou retenu) ; quand s’informe de la qualité dutemps de l’action (le carême ou un autre jour de fête61). Les mêmes traits se trou-vent dans la Raymundina ; la fréquence est ajoutée à la liste des septcirconstances : si la faute commise contrevient à plus d’un commandement, ilfaut alors confesser toutes les infractions ; il faut de même ajouter le nombre depéchés identiques commis62.

Tout cela accrédite la thèse d’un large accord autour de leur dénombrement etautour de leur usage par les confesseurs. Cela ne va pourtant pas sans nuances aucours des siècles suivants et des changements sont notables, de Benedicti àPontas. Selon Jean Benedicti († 1600), la circonstance quid concerne l’espèce dupéché. Ainsi, la paillardise devra être particularisée en confession : selon la qualité

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56. Cf. Ia, IIæ, q. 7, a. 3, R. in Thomas d’Aquin, Somme théologique, t. 2, I-II, Première section de la deuxièmePartie, Paris, Éd. du Cerf, 1984, p. 77.57. « […] although it is sometimes omitted from the list of aggravating circumstances, “how often” takes aprominent place in the search for a complete confession» (T. N. Tentler, Sin and Confession…, p. 119).58. « Il faut encore selon mon avis […] dire le temps qu’a duré ce péché : exemple. Celui qui a demeuré un moisdans la volonté de tuer quelqu’un, doit exprimer ce temps-là parce que virtuellement c’est un nombre et unemultiplication de péchés » (F. Tolet, L’instruction des prêtres, qui contient sommairement tous les cas de conscience,Lyon, C. de La Roche, 1671, p. 422).59. « Prætereà istæ circumstiæ quæ habentur per hunc versum, inquirendæ sunt in Conffesione à Confessore :Quis, quid, ubi, quibus auxiliis, cur, quomodò, quando » (J. le Charlier de Gerson, Joannis Gersonii DoctorisTheologi et Cancellarii Parisiensis Opera Omnia […], Tomus secundus, Antwerpiæ, Sumptibus Societatis, 1706,c. 456).60. «Les principales circonstances sont la fin pour laquelle on pèche, le temps et le lieu auxquels on pèche ; celuiqui pèche, et avec qui » (F. Tolet, L’instruction des prêtres…, p. 422-423).61. J. Gerson, Joannis Gersonii Doctoris Theologi…, c. 456.62. « Quoties, debet enim peccator, si potest, confiteri, & Sacerdos interrogare, non solùm ipsa peccata, sed &vices, & iterationes, ut dicat, quoties cognovit fornicariam, vel adulteram ; & utrum unam, vel plures : quotiesdixerit proximo verba contumeliosa : quoties iteravit injurias, & similia » (R. de Penyafort, Sancti Raymundi DePennafort Ordinis Prædicatorum Summa…, p. 431).

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de la personne avec qui est commis cet acte, le péché changera de gravité (forni-cation, adultère, inceste, sacrilège, stupre, rapt63). Pour Pontas et pour Morenas,la circonstance quid porte sur l’acte du péché : sur sa qualité ou sur sa quantité64.La circonstance ubi doit être prise en compte pour les péchés d’homicide, d’effu-sion de sang, de luxure ou de larcin et qui peut en changer l’espèce (tuer oupaillarder dans une église65) ou qui peut les aggraver (extraire de force un criminelqui a trouvé refuge dans une église). Mais, pour la convoitise, la circonstances’étend aussi à celle qui s’est faite de cœur dans un lieu sacré et elle doit êtreconfessée. Elle peut être passée sous silence si le péché a été prémédité pour seréaliser hors de l’église66. Le lieu auquel a égard particulièrement Benedicti estl’église – lieu qui peut être souillé de quatre façons : le sang, le sperme, le vol, l’ex-traction par force d’un homme. Pontas intègre dans la notion de circonstances delieu non le lieu lui-même mais sa qualité : sont différenciés le sacré (qui ne seréduit pas au lieu du culte) et le profane ; le public et le privé67. De Pontas àBenedicti, il y a donc une désubstantivation de la circonstance du lieu qui nedésigne plus un lieu (l’église) ni même un lieu particulier mais une qualité deslieux. La circonstance du temps est, pour Benedicti, une circonstance aggravante :blasphémer, paillarder, dérober, frapper, boire les dimanches et les jours de fêtessont des fautes plus graves : « De là vient que le péché commis au dimanche estplus grief que celui qui est commis au lundi68 ». Certains théologiens affirmentque cette circonstance change l’espèce du péché ; Benedicti n’en partage pasl’avis : il ne faut pas multiplier les péchés69. En revanche, il faut s’ouvrir despéchés commis les jours de fête particuliers : « […] lorsque les mêmes diables sontretirés dedans leurs cavernes, et n’ont si grande puissance de tenter lesChrétiens70 ». Le Cordelier qui ne jeûne pas le vendredi des Avents pèche troisfois s’il mange de la viande : contre la prescription de jeûne le vendredi, contrecelle du jeûne de la Toussaint jusqu’à Noël, contre l’interdiction de la consomma-tion de viande en ce jour.

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63. J. Benedicti, La somme des péchés, et le remède d’iceux […], Lyon, C. Pesnot, 1584, p. 1134-1135.64. « La seconde [circonstance] marque la qualité, ou la quantité accidentelle de l’objet : comme si une tellechose qu’on a volée, est sacrée, ou profane ; de petite ou de grande valeur » (J. Pontas, Dictionnaire de cas deconscience…, 1726, t. I, c. 703-704).65. « Ainsi c’est plus grand péché de battre ou tuer un homme en l’Église de paillarder en un lieu sacré, qu’encelui qui est profane » (J. Benedicti, La somme des péchés, et le remède d’iceux…, p. 1135).66. « Mais s’il a eu la volonté de commettre le péché hors l’Église, ce n’est pas circonstance nécessaire à expli-quer » (ibid.).67. «La troisième [circonstance] : la qualité du lieu où l’action a été faite, comme si ça été dans un lieu saint, oudans un lieu profane ; dans un lieu public ; ou privé » (J. Pontas, Dictionnaire de cas de conscience…, 1726, t. I,c. 703-704).68. J. Benedicti, La somme des péchés, et le remède d’iceux…, p. 1139.69. « […] il ne faut pas multiplier les péchés, où ils ne sont pas, à fin de trop ne grever les consciences » (ibid.,p. 1140).70. Ibid., p. 1141.

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La notion de circonstances conserve de son origine rhétorique les caractèresattachés aux nécessités de l’énonciation. La circonstance doit énoncer suffisam-ment de caractères d’une action pour qu’elle puisse entrer dans la grilled’identification et d’évaluation des confesseurs. Les circonstances n’appartien-nent pas à l’action mais elles donnent les moyens de sa reconnaissance ; elles nedéterminent pas la valeur intrinsèque de l’action mais elles dessinent les contoursde son appréciation exacte : elles augmentent ou elles atténuent les fautes. Ellesne sont pas des propriétés de l’action, mais des déterminations de l’action explici-tées par l’énonciation de cette action. D’où l’importance de l’aveu et la nécessitéde bien la formuler. La rhétorique du cas permet de dépasser la singularité del’occurrence vécue pour former un cas général ou typique capable de donner unesolution à tous les cas futurs.

La capacité de généraliser des traits pourconstruire un cas typique a entretenu l’espoird’une méthode de résolution des cas de

conscience. Cet espoir a rarement été réalisé comme nous le verrons au terme de laprésentation de la Théologie morale de François Genet. L’Avertissement expose ledessein de l’auteur : « […] donner une méthode aisée et solide pour la résolutiondes Cas de conscience71 ». Innovation promise : l’ouvrage ne devrait pas se conten-ter de collecter les réponses apportées à des situations morales difficiles, mais ilvoudrait former les lecteurs à une méthode de résolution. Par là, Genet pense aiderles confesseurs dans une époque où abondent les avis contraires rendus par lesDocteurs sans qu’il soit possible de recourir aux Pères de l’Église, seules autoritésreconnues, mais autorités absentes, distantes ou silencieuses72. La méthode derésolution des cas annoncée dans la Théologie morale comprend deux volets : lerappel des principes généraux qui permettent de se repérer dans le domaine de lamorale ; l’exposé de règles générales qui aideront à trancher les cas73. Qu’en est-il enréalité dans le texte ? Le premier traité rappelle les définitions des principauxtermes de la morale (la conscience ; le péché), les formes de la conscience morale etles causes des péchés. Le chapitre ii se propose de donner : « Des règles généralespour connaître quand on manque contre la conscience ou contre les préceptes74 »,

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71. F. Genet, Avertissement.72. « Le dessein de ce Livre a été de donner une méthode aisée et solide pour la résolution des Cas deconscience, dans un temps où les différents sentiments des Docteurs font que souvent ceux qui n’ont pas lemoyen de recourir aux saints Pères, pour apprendre d’eux la résolution de leurs difficultés, ne savent quelconseil ils doivent donner : ceux aussi qui les consultent sont bien en peine pour savoir ce qu’ils doivent suivre,lorsqu’ils les trouvent dans des sentiments entièrement opposés » (ibid.).73. « L’ordre qu’on y a gardé a été de traiter premièrement des principes généraux, qu’il faut observer pour nepas errer dans la Morale, et des règles générales, qui peuvent servir pour la décision de plusieurs Cas deconscience » (ibid.).74. Ibid., p. 5-14.

Les méthodes de résolution de cas de conscience

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ce qui prélude à l’exposé de la méthode casuistique promise. Après l’énumérationdes définitions utiles (conscience ; conscience véritable et conscience erronée)survient le premier cas. Il faut suivre ce que la conscience nous présente commevéritable, quand bien même elle présenterait comme un mal ce qui est en soi unbien. Et Genet d’appuyer sa thèse sur saint Thomas. Ainsi, si la raison proposaitque ce fût un mal de croire en Jésus, celui qui croirait en lui pour cela pécherait ;cela définit le péché contre la conscience75.

Surgit alors la question casuistique : « D. Ne pèche-t-on jamais en suivant leslumières de la conscience erronée76 ? ». La question est casuistique parce qu’elleappelle des réserves sur le caractère absolu de cette définition (« Ne pèche-t-onjamais… »), parce qu’elle demande que soit précisé le degré de cette lumière dela conscience. Comme il existe deux manières de pécher, contre le précepte oucontre la conscience, qui ne se recoupent pas nécessairement, tel qui ne pèchepas contre la conscience peut fort bien pécher contre le précepte chaque fois quela conscience est erronée. S’il y a faute à refuser ce que la conscience découvreclairement, il y a faute tout de même à suivre ce que la conscience découvre clai-rement lorsque ce qu’elle éclaire n’est en rien conforme à la vérité. La consciencene fixe pas elle-même l’ordre des valeurs ; elle se doit de le percevoir et de le faireconnaître. Le cas apparaît : l’homme qui croirait en conscience ne pas pécher enne se rendant pas à la messe le dimanche, pécherait tout de même contre leprécepte, s’il n’a pas consenti les efforts suffisants pour le connaître. Le cas estintroduit à la manière d’un exemple (« Ainsi77… »). Il ne mentionne aucunélément qui pourrait singulariser la situation : rien n’est dit de l’identité de lapersonne ; aucun nom même ne lui est donné. Son rang ou sa fonction socialene sont pas précisés. La description du cas ne comprend que les éléments quipourraient permettre de l’inclure dans une catégorie de situations typiquesconstruites par des normes : le cas est une infraction à une obligation, aller à lamesse le dimanche. La méthode de résolution du cas n’est pas explicitementrévélée ; elle consisterait dans le rappel des préceptes et dans le rappel des défini-tions de leurs termes principaux selon les autorités reconnues (ici saintThomas). Ces rappels permettraient de construire des situations typiques souslesquelles ranger les situations difficiles soumises à la sagacité du confesseur. Lecas est préalablement défini et résolu par les préceptes. La résolution d’un casconsiste dans la soumission de son énoncé descriptif à l’énoncé descriptif d’unesituation typique. Cependant la description n’a rien d’un constat : elle construitle cas en ne retenant que les éléments supposés nécessaires à sa résolution. Le cas

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75. Ibid., p. 5-8.76. Ibid., p. 8.77. « Ainsi un homme qui ne croirait pas qu’il fût d’obligation d’ouïr la Messe un jour de Dimanche, nemanquerait pas contre la conscience en ne l’entendant pas, mais il pourrait pécher contre le précepte, s’il avaitnégligé de le savoir » (ibid., p. 8).

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ne peut être alors qu’un échantillon comme l’indique la formule introductricedes cas (« par exemple78 »).

L’échec de François Genet n’est pas isolé. L’abbé Joannet, l’un des rares auteurs àjeter les fondements d’une méthodologie scientifique de la casuistique, est tombédans les mêmes chausse-trappes79. Ce n’est qu’à la fin du xixe siècle qu’un chroni-queur anonyme de l’Ami du Clergé proposera une analyse convaincante de la notionde «cas» et une réflexion probante sur une véritable méthode de résolution80.

Sans qu’elle en ait connaissancepourtant, ce qui s’est proclamé une« nouvelle casuistique » s’est efforcé

de constituer une méthodologie du traitement des cas tout en se nourrissant deslectures des textes antiques et modernes, toutes traditions religieuses et spiri-tuelles confondues. Le dessein du maître ouvrage de Albert R. Jonsen81 etStephen E. Toulmin, The abuse of casuistry. A history of moral reasoning82, estexplicitement de réhabiliter la casuistique, de la réviser afin de proposer uneméthode de résolution des cas. L’ouvrage a une histoire. Au cours de leur partici-pation de 1975 à 1978 à une commission nationale initialement chargée detravailler sur les législations des différents États des États-Unis en matière derecherche biomédicale et de protection des droits et de la santé des personnes,Jonsen et Toulmin ont découvert que les onze membres de la commission avaientété amenés à adopter une démarche du cas par cas. La méthode casuistique leurpermettait de rendre des avis communs alors que les membres de la commissionprovenaient d’horizons très divers. Aussi longtemps que les membres s’entenaient au niveau casuistique, l’accord était possible sur les conclusionspratiques. L’accord ne peut pas se faire sur les principes moraux ; il se réalise sur laperception partagée de ce qui compte dans la situation envisagée. La décisioncommune n’est donc pas dérivée des principes.

Le domaine de la pratique requiert donc un nouveau type d’argumentation,autre que celui de la déduction83. Les raisonnements théoriques sont formels,

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78. « Comme par exemple lorsque quelqu’un après avoir fait ses diligences ne croyant pas que personne passâtdans la rue, jette une Flèche, avec laquelle il tue un homme qui passait » (ibid., p. 9) ; « Par exemple si sachantqu’il est défendu de manger de la Chair le Vendredi, on en mange croyant que ce soit du Poisson» (ibid., p. 10).79. Pour une présentation de la méthode de résolution des cas de conscience de l’abbé Joannet, cf. S. Boarini,« Deux procédures de résolution des situations morales difficiles. Aux origines des conférences de consensus »,Revue d’Histoire et de Philosophie religieuses, 81 (2), 2001, p. 179-184.80. S. Boarini, « Aux origines de la “nouvelle casuistique”. Le “vieux moraliste” et le “cas” », à paraître dans laRevue d’Histoire et de Philosophie religieuses.81. Sur la casuistique de Jonsen, cf. S. Boarini, « La casuistique d’Albert Jonsen », Archives de philosophie dudroit, 44, 2000, p. 427-434.82. A. R. Jonsen & S. E. Toulmin, The abuse of casuistry. A history of moral reasoning, Berkeley-Los Angeles-Londres, University of California Press, 1988, ix-420 p.83. Ibid., p. 16-19.

Le cas et le paradigme dans le modèle de Jonsen et Toulmin

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atemporels, nécessaires, alors que les raisonnements pratiques ont un contenuintuitif, qu’ils sont tributaires des circonstances de leur emploi et qu’ils ne sontque présomptifs. Les arguments pratiques ont la charge d’inventer la solution : ilssont des méthodes de résolution des cas84 ; ils réunissent les considérations suscep-tibles de traiter le cas. Pour mener à bien cette tâche, la description du cas doitêtre complète et précise. Les arguments pratiques n’ont pas de valeur absolue, indé-pendante du contexte où on les invoque. Les propositions du raisonnement nesont pas placées les unes par rapport aux autres dans des rapports d’implicationlogique. Le raisonnement tire sa force démonstrative de sa capacité à rapporter lecas présent à un cas antérieur semblable, et à appliquer à l’un la solution apportéeà l’autre. La validité d’un tel raisonnement repose sur la netteté de la ressem-blance entre les deux cas que l’on rapproche. La résolution d’un problème nepeut jamais être que présomptive : sa force dépend de la ressemblance entre le casdéjà traité et le cas à traiter. Elle peut donc toujours être contestée dans les situa-tions exceptionnelles85.

Les auteurs donnent dans le dernier chapitre de leur livre les structures et lesmécanismes de l’argument moral pratique. La casuistique repose d’abord surcette conviction que des types de cas serviront de références ultimes – toutescirconstances exceptionnelles mises à part. Ces paradigmes créent des présomp-tions de base pour la résolution de cas semblables à venir86. Le plus souvent, laréférence au paradigme suffit à établir le cas, et à le résoudre directement. Le caséthique apparaît plutôt lorsqu’il s’agit de trouver le paradigme qui convient lemieux aux circonstances du cas. Toute la question est alors d’identifier la normequ’il faut appliquer. Ainsi dans les unités de soins intensifs, il est désormaispossible de maintenir en vie de très jeunes prématurés par des moyens artificiels.Mais le traitement a des effets néfastes. Probablement douloureux, il provoquedes séquelles graves. Les médecins doivent choisir entre trois paradigmes concur-rents : sauver la vie par des moyens médicaux, éviter le prolongement desouffrances inutiles, condamner tout mauvais traitement envers des enfants. Ici,la conclusion dépend encore des normes initialement choisies. Plus complexe

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84. « […] practical arguments are methods for resolving problems » (ibid., p. 34).85. « Instead of aiming a strict entailments, they draw on the outcomes of previous experience, carrying over theprocedures used to resolve earlier problems and reapplying them in new problematic situations. Practical argu-ments depend for their power on how closely the present circumstances resemble those of the earlier precedentcases for which this particular type of argument was originally devised. So, in practical arguments, the truthsand certitudes established in the precedent cases pass sideways, so as to provide “resolutions” of later problems[…] In the language of rational analysis, the facts of the present case define the grounds on which any resolutionmust be based ; the general considerations that carried weight in similar situations provide warrants that helpsettle future cases. So the resolution of any problem holds good presumptively ; its strength depends on the simi-larities between the present case and the precedents ; and its soundness can be challenged (or rebutted) insituations that are recognized as exceptional » (ibid., p. 35).86. « Similar type cases (“paradigms”) serve as final objects of reference in moral arguments, creating initial“presumptions” that carry conclusive weight, absent “exceptional” circumstances » (ibid., p. 306).

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encore : il faut parfois établir l’adéquation du paradigme au cas87. Tout en visantun même état de faits, les descriptions morales peuvent construire des situationsbien différentes. Le même homme est présenté tantôt comme un « combattant dela liberté » tantôt comme un « terroriste ». Les règles générales, aussi clairesqu’elles soient, ne laissent pas d’être ambiguës quand il faut en venir aux casparticuliers88. Si elles conservent toute leur autorité dans les circonstancesnormales, il reste à préciser ce que sont des circonstances normales. La casuistiquea pour champ d’exercice les situations pour lesquelles plusieurs paradigmes légi-times entrent en concurrence. Pour une même situation embarrassante, plusieursnormes prétendent fournir une réponse. Identifier les normes n’est pas le plusdifficile ; la vraie difficulté est de trancher entre des normes en concurrence pourune seule et même situation. Le cas surgit quand les exigences normatives ne serecouvrent pas exactement l’une l’autre. Ainsi un obstétricien doit à la fois préser-ver la vie de la mère et mettre au monde un enfant sans lui nuire. Si ces deuxexigences coïncident le plus souvent, cela n’est pas sans exceptions. Le médecinpourtant devra nécessairement décider.

Par ailleurs, le sens de ces situations s’éclaircit au cours de l’histoire, en mêmetemps que celui des pratiques morales considérées dans leur contexte social,culturel, intellectuel. L’expérience éthique n’est pas seulement personnelle ; elleest collective. Les problèmes éthiques, comme les paradigmes et les méthodesdestinées à les traiter, ont une histoire ; ils ne se posent pas dans les mêmes termespour chaque nouvelle génération. Quant aux exceptions invoquées pour limiterle pouvoir des paradigmes, elles s’enrichissent des savoirs et des pratiques collec-tives89. Ainsi, les débats contemporains sur la guerre nucléaire prolongent ceuxsur la « guerre juste », conception dont la paternité incombe à saint Augustin.

Les paradigmes eux aussi se clarifient progressivement à travers l’histoire socialeet culturelle des sociétés90. Chaque société hérite des paradigmes élaborés par lesspéculations sur les difficultés rencontrées. En morale comme en jurisprudence,les problèmes contemporains sont façonnés et résolus par des paradigmes

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87. «Substantive difficulties arise, first, if the paradigms fit current cases only ambiguously, so the presumptionsthey create are open to serious challenge » (ibid., p. 307).88. « General rules whose “presumable” implications no one doubts give rise to bitter disputes as applied in“exceptional” cases simply because they are so ambiguous » (ibid., p. 311).89. « All of the problems we have focused on – the ambiguities involved in matching moral terms to marginalcases, the scope of the “exceptions” that entitle us to “rebut” the presumptions created by general rules, and thedifficulty of reconciling different considerations in case of moral conflict – have long and rich histories. Ourways of dealing with them are not reinvented by each individual agent. Like the procedures for resolvingproblems in common law, these “resolutions” are the product of long-term historical processes which embodythe collective experience on which we draw in addressing difficulties that face us in our own day » (ibid.,p. 314).90. « The same social and cultural history shows a progressive elucidation of the recognized type cases them-selves » (ibid., p. 307).

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construits à l’occasion du traitement de cas analogues antérieurs91. Mais cesproblèmes nouveaux ne peuvent plus être traités selon les paradigmes anciens. Ilen va ainsi au xxe siècle pour les questions de la famille et de la sexualité. Lesbouleversements des mœurs affectent l’application de ces mêmes considérationsvenues du passé aux pratiques contemporaines. Les nouvelles conduites apparueslors de la « révolution sexuelle » n’affaiblissent pas les objections morales tradition-nelles contre les relations sexuelles sans amour ou la promiscuité. Elles appellentun perfectionnement de l’analyse de la sexualité et de la famille à la lumière desnouveaux développements de la société, de la technologie et de la psychologie.

La disparition de certains ensembles de faits sape le fondement des paradigmesanciens92. Il n’est plus possible alors de recourir à ces paradigmes pour apprécierles faits nouveaux. Aucun précédent ne peut plus éclairer le cas nouveau. Cettedifficulté indique que les cas éthiques ne sont tels qu’en situation, replacés dans lecontexte d’une culture. Ce type de cas réclame l’invention d’un paradigme origi-nal. La résolution du cas inédit créera un précédent pour les cas analogues à venir.Jonsen et Toulmin reprennent l’exemple du transsexuel étudié par Baruch Brody.Le désir de transsexualité a pour signification morale immédiate la fin de l’inti-mité matrimoniale, et plus particulièrement celle de l’intimité sexuelle. Lemariage de John sera-t-il automatiquement nul ? Deviendra-t-il nul si l’épouseréclame le divorce ? Ici les paradigmes passés ne s’appliquent plus aux faitsprésents – sinon au prix de conséquences absurdes. Les présuppositions tradition-nelles de la notion de mariage ne peuvent pas rendre compte de ces faitsnouveaux, ni rendre raison de la difficulté inédite créée par la chirurgie trans-sexuelle. Il faut donc aller au-delà de ces représentations.

La deuxième figure de la casuistique consiste donc à élaborer des cas paradigma-tiques, exemplaires du pouvoir de la norme. Ici, l’énoncé descriptif normatif estpris dans sa fonction perlocutoire : l’énoncé du cas typique construit le cas, commeil construit tout cas semblable qui pourrait se produire à l’avenir. Cependant cetteélaboration du cas se fait au détriment de sa singularité : « rien de nouveau sous lesoleil » dira le casuiste, qui sent bien pourtant le poids du contexte, de la culture etde l’histoire. Dès lors, le cas ne peut plus être une illustration a priori de la norme.Il est nécessairement une reformulation de la norme par l’interprétation qu’endonneront les membres placés dans une situation morale difficile. Le cas sera alorséchéance de la norme. Penser par cas sera chercher l’accord entre les parties, à lafois parties prenantes et parties prises par l’histoire et la culture.

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91. « In both common law and common morality problems and arguments refer directly to particular concretecases ; and they share a common casuistical ancestry, dating from a time when there was not yet any sharp linebetween law and morality. In both fields, too, the method of finding analogies that enable us to compareproblematic new cases and circumstances with earlier exemplary ones, involves the appeal to historical precur-sors or precedents that throw light on difficult new cases as they occur » (ibid., p. 316).92. «Finally, cases may arise in which the factual basis of the paradigm is radically changed» (ibid., p. 307).

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Entendu comme échéance, le cas appelle la concertation. Face à des difficultésnouvelles, penser par cas ne peut plus se réduire à l’exercice d’une pensée mono-logique. La définition même de Platon introduisait une dualité dans la pensée : lePhilèbe distingue un peintre et un scribe dans la pensée. Reste que cette dualitéétait enfermée dans un dialogue intérieur, voire silencieux. Or la médiation intro-duite par la casuistique ne peut pas se réduire à cet exercice secret et intime. Larecherche de l’accord est le moment qui traite l’échéance, c’est-à-dire « ce quiéchoit », et qui ne peut plus être traité selon une norme préexistante. Pour ces cas-échéances, la norme doit être inventée et elle doit faire l’accord sans lequel lacasuistique abandonnerait le domaine reconnu des normes qu’elle entend voirappliquer. Trois exemples illustrent cette tendance : les conférences ecclésias-tiques, les conférences de consensus, le «modèle danois » de ces conférences.

Les conférences ecclésiastiques93 se démarquentdes trois premiers genres de la casuistiquecatholique d’abord en ce qu’elles sont d’essence

orale, ensuite en ce qu’elles sont collégiales, enfin en ce que les résolutions sontproposées par les personnes mêmes qui se trouvent confrontées aux difficultés :les prêtres et les confesseurs94. Il faudrait cependant se garder de confondre lesrésultats publiés de ces conférences, soumis à l’approbation de l’évêque,conformes aux dogmes de l’Église, avec leurs procès-verbaux95, qui conservaientsans doute la vivacité des débats, portant ainsi trace des difficultés pour l’élabora-tion des solutions96. Le secrétaire des séances de Mornant, dans le diocèse deLyon, indique bien quel chemin ont suivi les notes prises avant d’entrer dansl’ouvrage enfin publié : le Secrétaire de la Congrégation ; l’approbation d’autrescurés ; un docteur en théologie et vicaire général du diocèse de Lyon, Deville ; lesrévérends pères jésuites Guesnay et Ferrand97. Rien de spontané ne peut subsister,

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93. Sur l’organisation des conférences ecclésiastiques, cf. S. Boarini. « Deux procédures de résolution… »,p. 172-179.94. Les mêmes traits distinctifs se rencontrent dans les cours de cas de conscience des collèges jésuites. Cf. Ratiostudiorum. Plan raisonné et institution des études dans la Compagnie de Jésus, Paris, Belin, 1997, § 19-21, p. 77 ;§ 197-206, p. 121-123.95. « Le Secrétaire de la Conférence tiendra registre de ce qui s’y passera, et Nous envoyera un procès verbal,contenant principalement le résultat des avis sur les questions proposées » (E. Le Camus, Sujets de doctrine pourles conférences ecclésiastiques du Diocèse de Grenoble […], Grenoble, A. Giroud, 1692, Ordonnances, § xxxiii).96. « Mais comme on vous distribuait ces Résultats en feuilles, à mesure que vous teniez vos Assemblées, il estarrivé que quantité de ces feuilles volantes se sont perdues, et que vous n’avez plus, pour la plupart, ce corpsentier de Conférences. C’est ce qui nous a donné la pensée de les faire ramasser, et d’en procurer une nouvelleimpression, où elles fussent réduites en corps d’ouvrage, et dans un meilleur ordre qu’auparavant » (Conférencesécclésiastiques de Condom, Paris, L. Coignard & G. Vandive, 1702, t. I, Mandement).97. E. Bouquin, Conférences de la Congrégation des Curés du Lyonnais […], Lyon, G. Barbier, 1651, «À tous lesÉcclesiastiques…».

Le cas comme échéance : produire un consensus

Les conférences ecclésiastiques

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et bon nombre de recueils de conférences sont de véritables traités de théologie98.La série la plus connue et qui fit autorité, les Conférences d’Angers, fut collectéepar François Babin (1651-1735).

L’origine de la tradition d’organiser dans chaque diocèse des conférencesecclésiastiques remonterait à Charles Borromée, au moment de la Contre-Réforme99. Mais les rédacteurs, toujours soucieux de précédents, pensaienttrouver dans l’enseignement du Christ et dans l’Église primitive les prémissesvénérables de cette institution. Sur la manière effective dont se déroulaient cesconférences, il reste deux sortes de témoignages : les formulaires des Évêquesprescrivant quel ordre devait être suivi pour leur tenue100, et les témoignagesrapportés par les prêtres qui les ont suivies. Les Nouvelles Ecclésiastiques, datéesdes 25 octobre, 31 octobre et 8 novembre 1768, témoignent ainsi sur le vif del’organisation de conférences ecclésiastiques, en l’espèce à Toulouse. Le butavoué de ces conférences était de former les curés ou d’élever, si faire se peut, leurdegré de connaissance au sortir du séminaire101, de raffermir la discipline ecclé-siastique, de maintenir l’unité de la doctrine et d’uniformiser les pratiques(certains paroissiens quittant le confessionnal de leur paroisse, pour s’allerconfesser ailleurs auprès d’un curé moins inflexible), de pallier les résolutionslaxistes des cas de conscience. D’où l’injonction de ne pas manquer une séance àmoins d’empêchements majeurs et sous peine d’amendes. Comme tout corps demétier, les ecclésiastiques avaient besoin de cette formation continuée que lepéché rendait plus nécessaire encore102. Alexandre Dubois, curé de Rumegiesdans le Tournaisis, entre 1686 et 1739, ajoute cet autre avantage : celui de renfor-cer ou de restaurer les liens entre les membres du corps de l’Église que desdifférends pouvaient avoir opposés103.

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98. «Qu’est-ce en effet que cet Ouvrage ? Le résultat des Conférences du Clergé florissant d’un grand Diocèse oùles Lettres sont en honneur, résultat seulement ajusté, arrangé, digéré et rédigé par M. Babin » (Du Mabaret,« Réponse à un article des Nouvelles Littéraires du Journal de Trévoux du mois d’Octobre dernier, descriptionpag. 1896. etc. », in Mémoires pour l’Histoire des Sciences et des Beaux Arts, vol. II, avril 1746, p. 926).99. C. Borromée, Le Pastoral de Saint Charles Borromée […], Lyon, J. Certe, 1697, p. 98-99.100. C. F. de Châteauneuf De Rochebonne, Mandement de Monseigneur l’Archevêque, Pour les ConférencesEcclésiastiques du Diocèse de Lyon, 24 juillet 1736, Lyon, Imp. P. Valfray, 1736, p. 3-4, par exemple.101. « Dans cette vue [veiller à la sanctification du Clergé et former des ouvriers dignes du Ministère sacré]Nous avons formé le projet d’établir des Conférences Ecclésiastiques dans Lyon et dans les principales Villes denotre Diocèse, et d’obliger tous les Clercs soumis à notre juridiction d’y assister, afin que s’accoutumant debonne heure à ces saints exercices et avançant comme par degré dans les voies de la science et de la vertu, ilspuissent arriver à cette perfection que Jésus-Christ exige de ses Ministres, et apprendre à éclairer les peuples parleur[s] lumières et à les édifier par leur[s] exemples » (ibid., p. 1-2).102. « […] comme il est naturel à l’homme depuis sa chute d’être défectueux et environné de ténèbres, pourrésoudre ses doutes et éviter les écueils où il se pourrait perdre, il a besoin de recourir aux lumières des autres,qu’il aide réciproquement en leur communiquant les siennes » (Résultat de la dixième conférence ecclésiastique dudiocèse de Sens. Tenue en l’année M. DC. LVIII. Aux mêmes Doyennés que la précédente […], Sens, L. Prussurot,1669, p. 296).103. H. Platelle, Journal d’un curé de campagne au XVIIe siècle, Paris, Éd. du Cerf, 1965, p. 79.

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À partir du 7 mai 1647, le curé de «Bans & Givorg», Étienne Bouquin, a servide secrétaire de séance des conférences ecclésiastiques tenues dans la Congrégationde Mornant (diocèse de Lyon). Il éclaire le déroulement de ces conférences. Ellesont lieu les premiers lundis du mois à moins qu’ils ne soient jour de fête. Elles setiennent, après une messe solennelle, dans la chambre du Curé du lieu « […] oùdurant l’espace de deux à trois heures nous conférons des Rubriques de la Messe,des Sacrements, et des cas de conscience104 ». Chaque séance se conclut par l’assi-gnation de l’ordre du jour de la future séance. Lui-même a été chargé par le cardinalde Lyon de tenir le rôle de secrétaire de séance, prenant note des propos échangés.

Dans les faits, Alphonse Louis Du Plessis De Richelieu, archevêque de Lyon,ordonne à tous les Archiprêtres de son diocèse d’organiser des Congrégations decurés et de vicaires qui se réuniront pour « […] s’assembler en lieu propre etcommode, et y conférer une fois le mois des cas de conscience105 ». Chaque séanceest présidée par un recteur, deux assistants secondés d’un secrétaire « […] quitiendrait un Livre, ou Registre pour y écrire sommairement les matières quiseraient traitées, et les cas proposés et résolus de chaque Conférence106 ». LeDirectoire de Mornant réglemente le déroulement de la conférence (frugalité desrepas, abstinence de boissons alcoolisées, décence). L’assemblée doit examiner lescas de conscience, chacun écoutera et parlera à son tour jusqu’à la résolution de ladifficulté. Le secrétaire consignera ce qui aura été dit107.

Du traitement effectif des cas de conscience, les imprimés ne gardent pastémoignage. Ils indiquent cependant comment s’y prendre : l’Écriture, la Traditiondes Pères, les Théologiens restent les références et les garants d’une décision légi-time et acceptable108. La démarche prescrite n’innove en rien. L’originalité doit êtrecherchée ailleurs. Dans les conférences, les curés débattent des cas qu’ils ont eux-mêmes rencontrés : « […] on ne proposera jamais que des cas de pratique109 ». Ilsdoivent chercher à s’entendre collégialement sur la solution à apporter. Le casdevient un échantillon sous la rubrique d’une norme. La résolution en effet doitfaire l’accord des prêtres assemblés : rien ne peut préjuger de leur entente sur leséléments moralement significatifs du cas exposé, sur l’évaluation de sa gravité oude sa bénignité, sur la prescription de l’éventuelle réparation. La résolution du casrequiert ici une tractation entre les énoncés descriptifs des situations morales diffi-ciles. Cette tractation cependant reste bornée par la reconnaissance de lapertinence d’un même ensemble de normes. Aucun désaccord majeur sur lesnormes ne saurait s’élever, quand bien même pourraient surgir des divergences surla nature des normes qui doivent prévaloir hic et nunc pour le cas.

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104. Cf. E. Bouquin, Conférences de la Congrégation des Curés du Lyonnais…, «À Monseigneur…».105. Ibid., p. 1.106. Ibid., p. 2.107. Ibid., p. 3-5.108. Cf. E. Le Camus, Ordonnances, § viii.109. Ibid., § xxii.

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Homologue contemporain des conférencesecclésiastiques, les « conférences de consensus »s’attachent à dégager des règles de conduite à

suivre (guidelines) dans les matières de recherche biomédicale à fort enjeu social.Cette filiation peut sembler étrange puisque les conférences de consensus réunis-sent des citoyens ordinaires (laymen). Loin d’être des experts ou des spécialistesen matière morale, loin de partager une foi commune ou de reconnaître unmême ensemble de normes morales, ils sont réunis dans ces conférences en raisonde la diversité de leurs horizons culturels, religieux. Le seul réquisit est leurvolonté de participer à une telle conférence et d’y postuler leur présence, sous lavoie d’une réponse à un appel d’offres – autre différence avec les conférencesecclésiastiques auxquelles la participation des curés était obligatoire sous peine desanction. Enfin les conférences ecclésiastiques regroupent les prêtres d’un cantond’un même diocèse, alors que certaines des conférences de consensus sont natio-nales. La filiation n’est donc pas idéologique, elle est plutôt méthodologique : uneassemblée tenue sur une durée brève arrête des recommandations en matièremorale, après audition de personnes compétentes, sans que ces recommandationsaient force obligatoire. Le dernier mot reste à l’autorité, ici au Parlement, commenaguère à l’évêque du diocèse. De plus les recommandations sont rédigées selonce qui aura été dit. Sous le nom commun de « conférences de consensus » sontregroupées plusieurs procédures bien différentes selon les États qui les mettent enœuvre. Le cas est ici une échéance : il se présente à une communauté politique-ment organisée et juridiquement protégée ; il nécessite une prise de responsabilitédevant certaines conséquences redoutées d’une technologie nouvelle.

Les conférences de consensus européennes sont issues de la création aux États-Unis de l’OMAR (Office of Medical Applications of Research) en février 1977, aprèsun rapport des NIH (National Institutes of Health). La mission initiale de l’OMARétait de faciliter le passage des résultats de la recherche biomédicale dans le domainede la pratique médicale et des soins de santé publique. Une nouvelle méthode étaitproposée à cette fin pour évaluer la sécurité et l’efficacité des nouvelles technologiesmédicales. Les premières conférences de consensus étaient une modification de laformule du « Tribunal scientifique » (science court) : comme dans les procès, l’évi-dence scientifique devrait apparaître au terme de débats contradictoires entreexperts. Mais le Tribunal Scientifique se tenait à huis-clos et sans la participation dupublic110. Au début des années 1980, les conférences de consensus réalisées sur cemodèle américain ont été adoptées en Europe (en Suède, puis aux Pays-Bas).

En France, l’ANDEM (Agence Nationale pour le Développement de l’Évaluation Médicale) les introduit en 1990. L’ANAES (Agence Nationale

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110. T. Jørgensen, «Consensus conferences in the health care sector», in S. Joss & J. Durant, eds, Public participa-tion in science. The role of consensus conferences in Europe, Londres, Trustees of the Science Museum, 1995, p. 17.

Les conférences de consensus

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d’Accréditation et d’Évaluation en Santé) les définit ainsi dans son documentméthodologique : «Une Conférence de Consensus est une méthode d’élaborationde recommandations médicales et professionnelles visant à définir une positionconsensuelle dans une controverse portant sur une procédure médicale, dans lebut d’améliorer la qualité des soins. Cette démarche se fonde sur la réunion d’unjury appelé à faire, sur un thème donné, la synthèse des données scientifiquesprésentées par des Experts et débattues publiquement, en répondant à des ques-tions prédéfinies111 ». Elle se caractérise donc par ce qui la motive : une questionmédicale controversée, par son but : la recherche d’une position consensuelle surcette question, par son déroulement : la confrontation, dans un débat public, d’ex-perts autour de questions préalablement rédigées, par son terme : la rédaction parun jury de recommandations. La procédure est traversée par trois modèles : laconférence scientifique, le débat démocratique, le modèle judiciaire112.

Chacune de ces caractéristiques implique une difficulté. S’agissant de la ques-tion médicale controversée, l’état des sciences doit être suffisamment avancé pourque la controverse soit fondée, mais s’il l’était trop la conférence serait inutile. Deplus, les critères scientifiques ne suffisent sans doute pas ; la technique nouvelledoit créer un certain émoi ; la perception sociale du risque est tout aussi détermi-nante que le risque scientifiquement évalué par la communauté compétente. Lanotion de consensus est tout aussi délicate : quelle sorte d’accord est ainsi cher-chée ? Quelles sont les parties prenantes de cet accord ? Selon la procédure del’ANDEM, l’accord est fourni par le jury qui rédige, sous sa seule autorité, un« […] texte consensuel – les conclusions et recommandations de la conférence –qui apporte une réponse précise à chacune des questions113 ». Certes, la méthodo-logie exclut la rédaction d’un texte de consensus avant la conférence114. Maiscomment éviter la conclusion d’un accord entre les membres du jury, préalable-ment à la tenue de la conférence publique ? Le consensus « […] reflète l’accordauquel aboutit le jury lorsqu’il produit ses conclusions et ses recommandations.Ce n’est pas ipso facto le point de vue commun que partagent la plupart des parti-cipants à la séance publique115 ». Le temps de la conférence peut être trop bref pourque tous les aspects soient traités, le débat peut être trop houleux : la conférenceelle-même ne serait donc pas déterminante dans la rédaction des recomman-dations. Le public assistant à la conférence est invité par le jury. Mais la brochureméthodologique ne fait état que d’une «mise en œuvre de la stratégie de commu-nication » sans préciser laquelle devrait être retenue, sans offrir une série de

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111. Les conférences de consensus. Base méthodologique pour leur réalisation en France, Paris, Agence Nationaled’Accréditation et d’Evaluation en Santé, 1999, p. 3.112. Ibid., p. 12.113. Ibid., p. 20-21.114. Ibid., p. 21.115. Ibid., p. 30

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mesures possibles116. Une enquête sociologique pourrait déterminer quel public aeffectivement participé à ces conférences. Comment un texte consensuel pour-rait-il lier l’ensemble des citoyens si une partie seulement de la population aparticipé à la réunion ? Reste enfin, inévitablement, la question de l’impact, pourlaquelle l’ANAES a prévu des enquêtes de mesure.

On évoque parfois un « modèle danois » desconférences de consensus. La « conférence descitoyens » tenue en France en 1998 sur les

OGM s’en inspire sans doute. La principale différence entre la version précédenteet la version danoise des conférences de consensus réside dans l’absence du jury. Lejury selon l’ANAES est choisi par un Comité d’Organisation parmi des profes-sionnels de la santé, des méthodologues, des représentants des domaines éthique,économique, législatif, des représentants d’associations117. Rien de tel dans laconférence danoise, qui se distingue des experts auditionnés par un comité decitoyens concernés. Ces citoyens sont des gens ordinaires ; ils font acte de candida-ture pour participer à la conférence, ils répondent à un appel d’offre. Ils ne sontpas choisis pour leur compétence scientifique dans le domaine abordé : il s’agit depersonnes « profanes » (lay), que la langue française a rendu par « candides118 ».Mieux, le comité de citoyens a charge de rédiger le rapport. La conférence une foistenue et le rapport rédigé, les experts ne peuvent faire corriger que les erreurs tech-niques. Le dernier mot, quant au contenu, reste aux citoyens119.

L’originalité du modèle danois provient d’une conception particulière de lacitoyenneté. En prenant pour principe et pour modèle de la conférence une« mini-démocratie idéale120 », Klüver, membre du Danish Board of Technology,initiateur de ces conférences, accorde à la participation citoyenne un rôle déter-minant. Le cas n’est plus traité monologiquement dans un for intérieur ; il n’estplus traité dans un « for » (forum, tribunal) mais dans un espace public : l’in-fluence du modèle judiciaire est évincée. Prime la recherche de l’accord commun,et non l’effort de persuasion (« […] le problème n’est pas de “gagner” ou de“perdre”121 » ). La compétence scientifique ne fait pas autorité en matière de déci-sion. La réponse de Klüver à deux objections est éclairante : le citoyen profanereste profane quand bien même il aura acquis, comme cela lui est demandé, préa-lablement à la tenue de la conférence, les connaissances scientifiques requises

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116. Ibid., p. 28.117. Ibid., p. 19.118. J. Grundahl, «The Danish consensus conference model », in S. Joss & J. Durant, eds, Public participationin science…, p. 33.119. Ibid., p. 37.120. L. Klüver, « Consensus conferences at the Danish Board of Technology », in S. Joss & J. Durant, eds,Public participation in science…, p. 45.121. J. Grundahl, «The Danish consensus conference model », p. 33.

Le «modèle danois » des conférences de consensus

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pour la compréhension des enjeux. Chaque citoyen dispose donc d’une compé-tence pour se prononcer. Cette compétence demeure indépendante de laconnaissance scientifique : « Un comité profane bien informé demeure“profane”122 ». Que la connaissance scientifique s’accroisse, elle ne donnera paspour autant plus de compétence pour décider123. Cette compétence consiste dansle pouvoir de se prononcer en matière de morale, à utiliser les « valeurs fonda-mentales » acquises par l’éducation, la religion, les amis, les modèles de rôle124.Ainsi chacun dispose de la capacité à se prononcer en tant qu’il est citoyen125.Cette capacité est une compétence éthique irréductible à une compétence spécia-lisée (scientifique ou technique)126. Le modèle danois de conférence de consensusconsiste à restituer à chaque citoyen l’exercice de sa compétence éthique, compé-tence qu’il tient de sa participation à une communauté politique.

Dans cette dernière figure de la casuistique, l’énoncé descriptif normatif du casest pris dans sa fonction illocutoire : l’énoncé du cas est élaboré au cours del’échange, la solution du cas est proposée dans le cours de l’échange. Sous toutesses diverses formes, dans la conférence de consensus, le cas est une échéance : lesparadigmes anciens ne s’appliquent plus ; les normes morales connues ne suffi-sent pas. Même si les pratiques médicales nouvelles soulignent les faiblesses desanciens paradigmes, il en va désormais d’autre chose que de la cohérence desnormes, de la continuité des paradigmes. Ces découvertes mettent à nu lafaiblesse d’une communauté scientifique, aux prises avec ses lacunes ; ellesmettent surtout à nu une communauté d’hommes avec ses peurs. Si cas deconscience il y avait dans l’Église catholique, il y a maintenant cas de consciencecollective. Le cas doit être saisi par la communauté, traité et élaboré par desprocédures définies, confrontant les savoirs scientifiques aux compétences dechaque citoyen. En ce sens qui doit tout à Aristote, l’homme est un « animal poli-tique » capable de participer à l’existence d’une communauté parce qu’il disposed’une raison, capable d’exercer sa raison parce qu’il dispose du langage. C’est bienen tant que « genre » que l’homme est capable de penser ce qui relève de sapratique morale : penser moralement, c’est penser totalement, dans la totalité dela communauté politique, seule oikos de l’homme.

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122. L. Klüver, «Consensus conferences at the Danish Board of Technology », p. 46.123. « […] I postulate that the acquisition of new knowledge will have a negligible effect on one’s basic values »(ibid.).124. « Taking the term ‘basic values’ to refer to ideas of right and wrong influenced by upbringing, religion,friends, role models, etc. » (ibid.).125. « Panel members use their basic values as a resource when examining the problems with which they arefaced. They use the acquired knowledge in a way that allows them to form opinions that are coherent with theirbasic values. They move from standpoint answers to informed, well-considered answers » (ibid.).126. « It takes more than gaining above – average knowledge about a delimited problem to change basic values »(ibid.).

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Penser par cas, disions-nous, requiert que les trois exigences de médiation, decohérence et d’accord soient satisfaites. La casuistique moderne s’en acquitte si l’onconsidère son évolution tout au long des trois figures du cas que l’on a successive-ment examinées. La collection de cas des dictionnaires et des recueils fait entrer lecas dans l’ordre du langage, codé par des pseudonymes et codifié par la disposi-tion alphabétique. Le cas est alors l’exception faite à une norme préexistantereconnue et professée. Mais cette première figure de la casuistique l’amenait àdépasser ce qu’il y a de singulier dans le cas – sans quoi la liste s’en serait allongéedémesurément. Il s’agissait donc de retrouver la généralité qui réside dans chaquecas et qui permet d’étendre la résolution de ce cas aux autres cas posés de manièresemblable. La deuxième figure de la casuistique, la comparaison des cas, permet-tait la constitution de cas typiques, paradigmatiques, exemplaires, et l’extensionde leur solution aux autres cas de conscience. De la sorte l’exigence de cohérenceétait satisfaite. Du moins l’aurait-elle été si les casuistes avaient explicité leurméthodologie – souci qui n’était pas le leur. La troisième figure de la casuistiqueconsiste à traiter le cas comme échéance, comme ce qu’il échoit aux hommes detraiter collectivement, afin d’élaborer une solution autour de laquelle un accordpuisse se faire. De cela nous avons de nos jours l’illustration dans les diversesvariantes des conférences de consensus (comités d’experts, jurys, conférences decitoyens). Nous sommes donc finalement passés d’une casuistique anté-histo-rique à une casuistique proto-historique : la première reconnaît un système denormes préalables à la délibération (Décalogue, autorités des Pères, des Docteurs,de la hiérarchie), de sorte que cette délibération peut être légitimement monolo-gique ; la seconde promeut un système de normes qui ne trouvent leurfondement qu’au sein de l’accord par des membres pris dans une situation dont lesens est donné par une culture. Ce faisant, nous sommes passés d’une casuistiquemonologique et spécialisée, à une casuistique dialogique et démocratisée danslaquelle la compétence éthique est réappropriée dans un échange élargi. En cela laréponse d’Alcibiade à Socrate qui lui demandait d’où provenait son savoiréthique : « […] de qui tiens-tu cet enseignement ? – De tout le monde ! »(Alcibiade, 110d-e), garde son actualité. Les citoyens peuvent désormaisprétendre recourir à une méthode casuistique128 pour traiter de situations morale-ment difficiles ; elle n’est plus dépendante d’une doctrine casuistique dont lafigure la plus récente est celle du pouvoir des experts et dont l’avènement deséthiciens dans les hôpitaux américains donne un exemple. Penser par cas, oui,mais penser communautairement dans une organisation sociale et politique – ladémocratie–, et historiquement dans une culture toujours en mouvement.

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127. Platon, Œuvres complètes, t. I, p. 213.128. Sur les formes et les usages contemporains de la casuistique, cf. S. Boarini, « Formes et usages contempo-rains de la casuistique », in M. Canto-Sperber, ed., Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, Paris, Pressesuniversitaires de France, 2001, p. 223-229.

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