Gitan par ton nom

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GITAN PAR TON NOM Nathalie Manrique Dans l’Espagne d’aujourd’hui, les Gitans sont distingués et distinguables en fonction de multiples critères. Ces distinctions peuvent fasciner ou inquiéter, parfois les deux à la fois (cf. San Román, 1997). Pourtant, la question de leur assimilation forcée (appuyée par de nombreuses pragmatiques 1 élaborées spécifiquement contre ces « malandrins » et « oisifs »), au sein de la population majoritaire ou leur expulsion 2 a été pendant longtemps le cheval de bataille des différents monarques qui se sont succédés depuis le XV e siècle 3 . Cette période correspond à l’apparition des premières traces écrites qui attestent de leur présence en terres ibériques : le premier document qui atteste de leur présence date de 1425 et celui qui témoigne de leur arrivée en Andalousie, de 1462 (cf. Leblon, 1985 et Sánchez Ortega, 1986). Ces textes ont eu comme conséquence première l’attribution d’une désignation commune et discriminante à des familles pourtant éparses. Plusieurs dynamiques, révélées par Patrick Williams (2011) lors de réflexions à propos du signifié et du signifiant de l’étiquette « tsigane », peuvent également être évoquées pour expliquer les différences et différenciations des Gitanos : lappropriation d’usages tombés en désuétude par le reste de la population 4 , la « touche » gitane qui permet l’émergence d’une autre « façon de faire », les modes de constitution et de perpétuation de traits culturels distinctifs 5 , quelques habitus 6 , et enfin, les conséquences d’un destin historique particulier qui, entre autres choses, met en scène des stratégies de dissimulation gitanes aménagées tout au long de l’histoire pour échapper aux nombreuses persécutions. Ainsi, dans le premier cas de figure peuvent être inscrits la défloration rituelle de la jeune mariée le soir de ses noces (cf. San Román, 1976, Gamella, 1996, Pasqualino, 1998, Gay Y Blasco, 1999 et Lagunas, 2000), le mariage par rapt usité dans certaines contrées d’Espagne (cf. Manrique, 2012) et les alliances dans une plus ou moins grande proximité 1 Édits royaux. 2 Cf. annexe 1, Leblon, 1985 et Gómez Alfaro, 1993. 3 La première pragmatique contre les Gitans a été éditée en 1499 par les Rois Catholiques. 4 Ainsi, Patrick Williams (2011, p. 12) écrit : « La préservation d’un patrimoine non tsigane par des Tsiganes est un cas de figure couramment repéré ; tels Rom de la campagne hongroise ont par exemple la réputation d’être un véritable conservatoire de cont es populaires locaux, avec une singularité cependant dans la manière de raconter. Préserver, dans un tel cas de figure, signifie garder vivant et actif ce qui ne l’est plus dans la société. » 5 Tous ces processus de détachement-attachement ne sont pas propres aux Tsiganes. Ainsi, comme conclut l’anthropologue (op. cit. 2011, p. 20) : » Il me paraît plutôt réjouissant qu’une analyse de la construction de la spécificité culturelle des Tsiganes montre que ceux-ci ne font rien que tout le monde ne fasse. » 6 « Il existe toute cette dimension, difficilement objectivable peut-être, dont il est rendu compte parfois en terme d’“habitus” ou parfois de manière plus impressionniste, de couleur, de tonalité,… Difficilement objectivable mais pas impossible à saisir si l’on se montre attentif aux pratiques langagières, aux postures et à la gestuelle, aux contacts interpersonnels… tout un ensemble d’attitudes que nous pourrions qualifier d’idiomatiques, d’autant plus importants pour l’affirmation d’identité dans le cas d e communautés comme les Tsiganes que leur manifestation et leur rôle de moyen, conscient ou inconscient, de reconnaissance mutuel reste imperceptible à ceux au milieu desquels vivent ces communautés (Williams, 1996, p. 290). » Ainsi, la posture des corps (debout, assis ou accroupis), la démarche, etc. distinguent non seulement les Gitans des Gitanes mais également des Payos et Payas.

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GITAN PAR TON NOM

Nathalie Manrique

Dans l’Espagne d’aujourd’hui, les Gitans sont distingués et distinguables en fonction de

multiples critères. Ces distinctions peuvent fasciner ou inquiéter, parfois les deux à la fois (cf. San

Román, 1997). Pourtant, la question de leur assimilation forcée (appuyée par de nombreuses

pragmatiques1 élaborées spécifiquement contre ces « malandrins » et « oisifs »), au sein de la

population majoritaire ou leur expulsion2 a été pendant longtemps le cheval de bataille des

différents monarques qui se sont succédés depuis le XVe siècle3. Cette période correspond à

l’apparition des premières traces écrites qui attestent de leur présence en terres ibériques : le

premier document qui atteste de leur présence date de 1425 et celui qui témoigne de leur arrivée

en Andalousie, de 1462 (cf. Leblon, 1985 et Sánchez Ortega, 1986). Ces textes ont eu comme

conséquence première l’attribution d’une désignation commune et discriminante à des familles

pourtant éparses.

Plusieurs dynamiques, révélées par Patrick Williams (2011) lors de réflexions à propos du

signifié et du signifiant de l’étiquette « tsigane », peuvent également être évoquées pour expliquer

les différences et différenciations des Gitanos : l’appropriation d’usages tombés en désuétude par

le reste de la population4, la « touche » gitane qui permet l’émergence d’une autre « façon de

faire », les modes de constitution et de perpétuation de traits culturels distinctifs5, quelques

habitus6, et enfin, les conséquences d’un destin historique particulier qui, entre autres choses, met

en scène des stratégies de dissimulation gitanes aménagées tout au long de l’histoire pour

échapper aux nombreuses persécutions. Ainsi, dans le premier cas de figure peuvent être inscrits

la défloration rituelle de la jeune mariée le soir de ses noces (cf. San Román, 1976, Gamella, 1996,

Pasqualino, 1998, Gay Y Blasco, 1999 et Lagunas, 2000), le mariage par rapt usité dans certaines

contrées d’Espagne (cf. Manrique, 2012) et les alliances dans une plus ou moins grande proximité

1 Édits royaux. 2 Cf. annexe 1, Leblon, 1985 et Gómez Alfaro, 1993. 3 La première pragmatique contre les Gitans a été éditée en 1499 par les Rois Catholiques. 4 Ainsi, Patrick Williams (2011, p. 12) écrit : « La préservation d’un patrimoine non tsigane par des Tsiganes est un cas de figure couramment repéré ; tels Rom de la campagne hongroise ont par exemple la réputation d’être un véritable conservatoire de contes populaires locaux, avec une singularité cependant dans la manière de raconter. Préserver, dans un tel cas de figure, signifie garder vivant et actif ce qui ne l’est plus dans la société. » 5 Tous ces processus de détachement-attachement ne sont pas propres aux Tsiganes. Ainsi, comme conclut l’anthropologue (op. cit. 2011, p. 20) : » Il me paraît plutôt réjouissant qu’une analyse de la construction de la spécificité culturelle des Tsiganes montre que ceux-ci ne font rien que tout le monde ne fasse. » 6 « Il existe toute cette dimension, difficilement objectivable peut-être, dont il est rendu compte parfois en terme d’“habitus” ou parfois de manière plus impressionniste, de couleur, de tonalité,… Difficilement objectivable mais pas impossible à saisir si l’on se montre attentif aux pratiques langagières, aux postures et à la gestuelle, aux contacts interpersonnels… tout un ensemble d’attitudes que nous pourrions qualifier d’idiomatiques, d’autant plus importants pour l’affirmation d’identité dans le cas de communautés comme les Tsiganes que leur manifestation – et leur rôle de moyen, conscient ou inconscient, de reconnaissance mutuel –reste imperceptible à ceux au milieu desquels vivent ces communautés (Williams, 1996, p. 290). » Ainsi, la posture des corps (debout, assis ou accroupis), la démarche, etc. distinguent non seulement les Gitans des Gitanes mais également des Payos et Payas.

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consanguine7. Tous ces usages associés aujourd’hui à l’idée de « gitanité » étaient en fait autrefois

également mis en pratique par la population majoritaire environnante et sont progressivement

devenus l’apanage des Gitans de certaines régions8. Dans le deuxième cas de figure peuvent être

classées certains rituels religieux comme les processions gitanes lors des Semaines Saintes et la

dévotion toute particulière à des Vierges Noires (cf. Pasqualino, 1998a & b et Manrique, 2004).

D’autre part, certaines désignations participent également à ces distinctions. Ainsi, les

noms des lieux de résidence (de rues ou quartiers), occupés majoritairement par des familles

gitanes, sont souvent rebaptisés par les locaux payos (non-gitans) : « quartier gitan (barrio gitano) ».

De la sorte, à San Juan9, petit bourg andalous situé dans les monts orientaux à environ 150 kms

au nord de Grenade, tout le monde sait que le « quartier gitan » se situe à l’extrémité nord-est du

bourg, à la lisière d’un chemin menant aux petits hameaux culminants des alentours. Quelques

professions (cf. Manrique, 2008) et confessions religieuses (nombreux sont pentecôtistes : cf.

Gamella, 1996) permettent également, localement mais aussi sur l’ensemble du territoire national,

de les distinguer.

Les noms de famille contribuent pareillement à leur spéciation : se nommer dans

l’Espagne contemporaine Amador, Cortés, Fernández, Flores, Montoya, Reyes, Santiago ou

Vargas évoque de façon peu ambigüe une origine gitane, d’autant plus si ces noms se combinent

pour former le premier et deuxième patronyme d’un individu, de ses parents et grands-parents.

Or, issus du stock onomastique local, ils devraient a priori assurer l’invisibilité des Gitans. En fait,

ces patronymes sont progressivement devenus des « noms gitans ».

Un premier article, publié dans la revue Études Tsiganes (Manrique, 2010), traite les

données onomastiques recueillies dans les archives paroissiales, dans les recensements des

services sociaux et, par mes propres soins dans le bourg de Morote situés à environ cinquante

kilomètres au sud-est de San Juan. Il met en évidence un processus de réduction du nombre des

patronymes portés par les Gitans du bourg ainsi que l’existence d’une relation forte entre l’origine

géographique des familles et leurs patronymes. Ceci, malgré les continuels inclusions et

retranchements de noms de famille dans le stock gitan, permet d’affirmer l’afflux d’une première

vague de circulation de familles gitanes nomades (surtout des maquignons) au cours du XVIIe

siècle. À la fin du XVIIIe siècle, de nouveaux noms font leur apparition au moment de la

libération de tous les Gitans encore captifs des camps d’internements (en 1763) et d’autres

disparaissent. Les familles auxquelles ils sont associés proviennent de la province andalouse

d’Almeria, près de la côte méditerranéenne. Dès la fin du XIXe siècle, d’autres familles,

7 Cf. à ce sujet en particulier, les travaux de Juan Gamella et Elisa Martin Carrasco-Muñoz qui concernent l’Andalousie orientale (2008) qui diffèrent sensiblement des résultats obtenus par David Lagunas Arias (2000) auprès de Gitans de Barcelone 8 Ces pratiques distinguent également les Gitans en fonction de leur lieu de résidence. 9 Pour plus de précisions sur le bourg, cf. Manrique, 2008

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constituées essentiellement d’ouvriers agricoles et maquignons, circulent de manière concentrique

dans la région et sont à l’origine de nombres d’aïeux des Gitans actuels de Morote. Dans les

années 1970-1980, après la stabilisation des familles gitanes, ces noms issus de la troisième

vague10 se sont peu à peu ancrés dans certaines villes ou divers bourgs et villages devenant des

marqueurs forts de gitanité. Là, se juxtaposant souvent ou supplantant parfois les patronymes

plus anciens, les noms de rues ou village mettent en évidence une distinction de certains groupes

gitans au statut déterminé de manière endogène en fonction du critère hiérarchisant de

« civilisation » : est considéré comme « civilisé », celui ou ceux qui sont identifiés non plus par

rapport à tel ou tel surnom familial mais désormais, en fonction du lieu de résidence.

ONOMASTIQUE GITANE A SAN JUAN.

Dans ce bourg, situé à une cinquantaine de kilomètres de Morote, les premières mentions

d’ethnonymes gitans débutent en 1703 avec le baptême de la petite Barbara :

Barbara María de Diego de Montoya et María de Bustamante de nación

Gitanos

Au cours du XVIIIe siècle, outre de Montoya et de Bustamante, avec l’inscription de trois

enfants, d’autres patronymes sont associés à la mention Gitanos ou Jitanos dans les registres

paroissiaux de San Juan : Amador, Fernández et (de) Malla. Peut-être sont-elles apparentées aux

premières familles arrivées à Morote au XVIIe siècle et qui ont disparu des registres au XVIIIe

siècle. Mais rien ne permet de l’affirmer : le lieu d’origine des familles arrivées à Morote au XVIe

et au début du XVIIe siècle n’est mentionné nulle part. En outre, le nom Bustamante n’apparaît

qu’à San Juan. Ces familles semblent de passage : seul un enfant par famille est répertorié dans les

registres des baptêmes.

Au XIXe siècle, les inscriptions sur les registres paroissiaux reprennent en 1830 avec un

total de cinquante-cinq baptêmes. Plusieurs patronymes s’additionnent aux précédents. Ainsi, se

retrouvent les noms : Amador, Carreño, Cortés, Fernandez, Garcia, Martinez, Muñoz, Moreno,

Navarro, Planton, Torres, Rodriguez et Santiago. L’une de ces désignations onomastiques

(Carreño) semble en fait être un surnom individuel et/ou familial (cf. Manrique, 2013) que les

prêtres ont enregistré dans les livres en tant que patronyme. Plus aucun nom ne viendra

désormais enrichir le stock des patronymes des Gitans de San Juan.

Ceux-ci s’installent dans les registres de façon durable vers 1850 et y connaissent une forte

progression vers 1900 (sauf pour Amador qui entame déjà son déclin). À partir de 1950, l’écart se

10 Ces différentes vagues se sont succédées, souvent mêlées et même entremêlées par des mariages. Mais leurs noms et lieux de provenance laissent supposer une absence originelle de liens de parenté entre elles.

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creuse entre le nombre d’occurrence des patronymes et laisse apparaître une distinction croissante

dans le cycle évolutif des noms de différentes familles (tableau 1 et graphique 1) :

1600-1649 1650-1699 1700-1749 1750-1799 1800-1849 1850-1899 1900-1949 1950-2000

Amador 0 0 0 4 0 13 5 1

Fernandez 0 0 4 0 2 23 38 26

Garcia 0 0 0 3 2 64 184 193

Moreno 0 0 0 0 1 20 140 361

Munoz 0 0 0 0 0 5 10 1

Rodriguez 0 0 0 0 0 5 105 356

Torres 0 0 0 0 0 18 95 387

Santiago 0 0 0 0 0 3 8 4

Tableau 1 : Nombre d’occurrence des noms les plus fréquents par périodes

Graphique 1 : Evolution en pourcentage des noms les plus fréquents à San Juan

En effet, à partir de 1950, les noms Moreno, Rodriguez et Torres connaissent une forte

croissance au détriment des García qui pourtant de 1900 à 1949 regroupaient la plus forte

proportion d’individus (29,7%), des Amador, des Fernández, des Muñoz et des Santiago. En 2000,

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les Moreno (26,5%), Rodriguez (31%) et Torres (31,2%) représentent quant-à eux 88,7% des

noms portés par les Gitans de San Juan.

Figure 1 : Fréquence des noms à San Juan en 2000

En fait, selon les sources recueillies dans les registres paroissiaux, il semble que les familles

gitanes s’installent de manière plus durable au sein du bourg à partir des années 1950-1960 et

surtout 1970-1980. La croissance du nombre d’individus portant le même nom devient dès lors

essentiellement le reflet du mouvement naturel de la population gitane : la fréquence des

patronymes est de moins en moins influencée par les flux migratoires et, comme le démontre

l’évolution de l’origine géographique des familles gitanes de San Juan, révèle progressivement la

véritable image du nombre de naissances et de décès de la population gitane locale.

Ici, comme à Morote, le port exclusif des noms Moreno, Rodriguez ou Torres par un individu

(c’est-à-dire ses noms paternel et maternel), est devenu l’indice d’une ascendance gitane fort

probable pour celui-ci.

ORIGINES GEOGRAPHIQUES DES FAMILLES GITANES DE SAN JUAN

Dans les paroisses de San Juan, l’inscription du lieu d’origine des individus apparaît en

1630 mais devient plus fréquente au cours du XVIIIe siècle. Les premiers enregistrements

incontestables de Gitans débutent, comme nous l’avons vu, en 1703 avec le baptême de la petite

Barbara María. Cependant, les lieux d’origine des familles gitanes, comme dans le cas de cette

enfant, restent encore des énigmes pour les prêtres qui s’abstiennent souvent de renseigner cette

information. Des traces dans les archives paroissiales nous révèlent pourtant que certains Gitans

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sont nés dans la province de Grenade et que quelques familles arrivent du nord, par la province de

Cuenca ou de Toledo.

Au cours du XIXe siècle, les nouvelles inscriptions sur les registres paroissiaux concernent

essentiellement des baptêmes d’enfants nés à San Juan de parents issus de régions proches :

Grenade, Jaen, Murcie, Albacete. Contrairement à Morote où plusieurs inscriptions baptismales

pouvaient laisser supposer que des familles ayant été emprisonnées dans les camps de rétention de

la côte levantine se seraient ensuite réfugiées dans les cavités naturelles des monts de Morote de la

fin du XVIIIe au début du XIXe siècle, d’après mes données recueillies dans les livres liturgiques de

San Juan, cette vague ne semble pas avoir atteint San Juan (ou de manière très sporadique puisque

seules deux mentions font référence à cette région pour des individus qui disparaissent

immédiatement des registres paroissiaux).

En réalité, exerçant généralement des professions liées aux foires aux bestiaux, il n’était pas rare

que certains naissent ici, soient baptisés là-bas et se marient et décèdent ailleurs et cela, jusqu’au

XXe siècle. Par exemple, le 18 avril 1852, est baptisé dans une des paroisses de San Juan – avec la

mention en marge Gitanos –, Rafael Antonio García :

« Fils légitime de Pedro García d’environ trente cinq ans, originaire de

Pozo Alcón, circonscription de Cazorla de cette province, et sa femme

Rita Martinez, originaire du quartier de Triana de Séville, domiciliés à

Castril, de la province de Grenade et résidents à San Juan, de cette

paroisse et municipalité. Les grands-parents paternels Francisco García,

originaire de la Puebla, de la province de Grenade, décédé à Río Segura

de cette circonscription et sa femme, Francisca Ortiz, Originaire et

décédée à Castríl ; les maternels Juan Martinez, originaire de Guadix, de la

province de Grenade, décédé à Alamedilla de cette province et sa femme

Maria Santiago, originaire de Alicun de Ortega, de la circonscription de

Guadix, résidant à Alamedilla Nous avons mis les noms à ce garçon

Rafael Antonio, et sa marraine dont j’ai avertie de la parenté spirituelle et

des obligations qu’elle a contractées, fut Rosa Cortés, originaire de Alicún,

femme de Antonio García, frère du père de ce garçon, résidants de la dite

mentionnée San Juan.

Note : Le Rafael Antonio, de l’inscription antérieure semble être le même qui mourut et fut enterré avec le nom José María au cimetière de San Juan en décembre 1865 ».

Ce cas relevé dans le Livre XXI des baptêmes de San Juan est rare. Il associe en effet des

individus de la région étudiée à une Gitane originaire de Séville, cité située à environ quatre cents

kilomètres. La capitale andalouse était en fait, jusqu’à un passé récent, réputée pour son

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imposante foire aux bestiaux11. Dans une moindre mesure, la feria de Morote, fondée en 1589,

plus illustre que celle de San Juan, eut un rayonnement qui s’étendait au delà de ses frontières

municipales. Sa notorité reposait essentiellement sur le nombre des ventes de bestiaux et en

particulier de chevaux, mules et ânes. La vente de ces animaux s’acheva dans les années 1970,

moment où ils furent remplacés par des machines agricoles.

À partir de 1950, moment où les noms Rodriguez, Moreno et Torres prédominent

largement, tous les nouveaux inscrits sur les registres de baptême sont issus de parents nés à San

Juan ou dans ses proches alentours (en particulier, de Morote) :

11 Aujourd’hui , la foire de Séville est devenue la célèbre feria où se retrouvent tous les sévillans au mois d’avril pour danser les fameuses sevillanas, les femmes vêtues comme des Gitanas, c’est-à-dire revêtues des traditionnelles robes à pois et aux nombreux volants et, boire la fraîche manzanilla, vin blanc local.

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9

10

En réalité, dès le début du XXe siècle, de nombreux intermariages entre les familles

gitanes de Morote et de San Juan ont eu lieu et continuent à avoir lieu (cf. Manrique, 2008).

Morote et San Juan sont effectivement séparés par une petite chaîne de montagnes dont les flancs

sont recouverts de grottes (cuevas). Ainsi, certaines familles, dont la majorité occupait

alternativement ces cavités naturelles en guise de logement temporaire, s’inscrivaient autrefois sur

les registres paroissiaux de l’un ou l’autre bourg en fonction de la proximité conjoncturelle de leur

cueva à l’un des bourgs. Elles changeaient en effet régulièrement de refuge en fonction des saisons

(plus en amont en été et plus en aval en hiver) et des assauts lancés par les Civiles (gendarmes) qui

les pourchassaient incessamment en cette région jusqu’à la fin de la période franquiste. Aussi, à

Morote comme à San Juan, avant 1950 environ, les noms Rodriguez et Torres inscrits dans les

registres proviennent très probablement de cette zone montagneuse riche en cavités naturelles.

Puis, les familles quittent les montagnes et se rapprochent peu à peu de ces bourgs (dans les

figures 2 et 3, ce rapprochement est symbolisé par le signe ≈ ) et s’y installent progressivement à

partir des années 1950-1960 et massivement dans les années 1970.

Comme nous l’avons vu, les noms Amador, Fernández, García, Moreno, Rodriguez et

Torres constituent depuis le XVIIIe siècle à Morote et à San Juan la cohorte principale des noms

portés par les familles gitanes. Jusqu’à 1950 environ les noms les plus fréquents sont Amador,

Fernández et García. Après cette date, les Moreno, Rodriguez et Torres deviennent plus

11

nombreux. Là, une différenciation entre les noms de famille se dessine : ils déterminent une

appartenance à un groupe particulier (les Gitans) à un moment donné. Ils font apparaître

également, semble-t-il, deux groupes de familles qui ne seraient pas, à première vue, apparentés

entre eux et qui pourraient s’être succédés dans le temps. Qu’en est-il vraiment ?

GENEALOGIE DES FAMILLES GITANES ACTUELLES DE SAN JUAN ET MOROTE

À partir de 1850 environ, plusieurs familles gitanes affluent dans la région. Toutes

semblent issues de huit couples, eux-mêmes liés par des liens d’affinité et de consanguinité :

presque tous les Gitans actuels de San Juan et de Morote (sauf quelques conjoints, des femmes

surtout, provenant d’autres régions), descendent de ces huit couples12 :

Juan Fernández Fernández né à Velez Rubio (Almería) vers 1785 et Francisca de Paula

Moreno Cortés Soler née vers 1790 à Vera (Almería). Quatre de leurs fils et deux de leurs filles

sont répertoriés dans les registres baptismaux de Morote de 1801 à 1812 (voir figure 2). Parmi eux,

seuls les mariages de Mateo Fernández Moreno et Joaquina Francisca Fernández Moreno

apparaissent dans les registres. La forte mobilité de ces familles et un taux de mortalité infantile

extrêmement élevé en cette période peuvent expliquer la disparition de plusieurs individus des

registres paroissiaux (selon un informateur de Morote, les enfants gitans autrefois décédés

n’avaient pas systématiquement de funérailles religieuses : leurs corps étaient cachés dans les

hauteurs, dans le creux de troncs d’arbre ou dans des brèches rocheuses.

Andres Torres Moreno (voir fig. 2 et 3) né en 1838 à Lezuza (Albacete)13 dont les parents

sont originaires de Moratalla (Murcia) s’est marié à María García Carreño née en 1843 à Barras

(Albacete). Les parents de cette dernière proviennent de Castril (Grenade). Ils eurent six filles et

cinq garçons qui ont été baptisés à San Juan.

Antonio Piedad Fernández Franco est né en 1844 à Morote et s’est marié à Antonia Piedad

García Plantón née en 1851 à San Juan14. La descendance de leur fille, Manuela, née en 1873,

mariée à Luis Rodriguez Moreno de Galera, dans la province de Grenade, est fortement

représentée parmi les Gitans vivant actuellement à San Juan et à Morote.

Francisco Rodriguez García, frère de Luis Rodriguez Moreno, né à Morote, s’est uni à

Piedad Moreno Cortés, baptisée en 1863 à Morote. Cinq garçons et quatre filles furent les fruits de

12 En fait, il s’agit de neuf couples dont deux concernent le même homme. Ils s’installèrent en premier lieu en amont de San Juan et de Morote avant de trouver résidence, au cours du XXe siècle, dans la ville même de Morote et un peu plus tardivement, dans celle de San Juan. 13 La région d’Albacete recrute régulièrement de la main d’œuvre peu qualifiée pour la récolte des fruits et légumes mais surtout lors de la période des vendanges. 14 Les arrière grands-parents de Antonia Piedad, Antonio Fernández (1999) et Juana Navarro, nés vers 1795, circulèrent dans la région aux environs de 1830 où ils eurent un fils répertorié dans les archives de baptême en 1839 à Morote. Les descendants de celui-ci ne vivent plus à Morote.

12

cette union. Ils reçurent leur premier sacrement à Morote, San Juan et dans d’autres bourgs

proches.

Juan García Fernández aurait vu le jour vers 1860 à San Juan (ses géniteurs n’apparaissent

pas dans les archives15). Il se maria à María Cortés Contreras née à Velez Rubio (Almeria). Ils

eurent deux fils dont l’un naquit en 1891 à San Juan et quatre filles dont deux virent le jour à Velez

Rubio et une à Nerpio (le lieu de naissance des autres enfants est inconnu). Tous se sont installés

et ont eu des enfants à San Juan.

Antonio Rodriguez Moreno est né vers 1870 à Cortés. Sa femme, Josefa Moreno Martinez,

est originaire de Chirivel (Almería). Trois fils et trois filles apparaissent dans les registres dont seuls

trois pour leur propre baptême (deux à Morote et un à San Juan) : les autres sont inscrits dans les

actes de naissance de leurs enfants.

Antonio Fernández Muñoz, né en 1865, épousa Presentación Fernández Moreno, sœur de

Piedad Moreno Cortés. Leurs parents respectifs sont originaires de petites villes proches de

Morote (près de différents cours d’eau de la province de Grenade). Tous les deux naquirent dans

les cuevas près de Morote. Ils donnèrent naissance à Juan Fernández Moreno (qui plus tard prend

les noms Rodriguez Moreno), María Nazaria Fernández Moreno (Rodriguez Moreno) en 1886,

Francisco Jose Rodriguez Moreno et María Rodriguez Moreno en 1896. Seul Francisco Jose, le

cadet semble t-il, est né en dehors de la région (à Archivel, Murcie). Tous les autres enfants ont en

effet vu le jour dans les cuevas près de Morote.

Juan Rodriguez Moreno (fils de Jose Santiago García et Dolores Moreno Torres) et

Marcela Fulgencia Fernández Moreno engendrèrent Antonio Isaac Rodriguez Moreno, né en

1882, Presentación Fernández Muñoz, née en 1884, Francisco Fernández Moreno, né en 1879,

Antonio Fernández Cortes (devenu ensuite Antonio Rodriguez Moreno) et Cipriano Rodriguez

Moreno, né en 1880 et marié successivement à María Nazaria fille de Antonio Fernández Muñoz

(couple précédent) puis Juana Fernández Moreno, veuve de Francisco Jose Rodriguez Moreno,

frère de María Nazaria.

Les descendants de ces huit couples ont pratiqué de nombreux intermariages qui ont

donné naissance aux parents des Gitans vivant actuellement à San Juan et à Morote.

Ce n’est pas le cas des Gorreta dont les ascendants ne font pas partie des Gitans

répertoriés autrefois. Cette désignation onomastique répertoriée dans les archives paroissiales, qui

est en fait le surnom familial des descendants de Antonio Fernandez, apparaît dans la contrée

vers 1830 avec les naissances de Joaquin en 1828, de Domingo en 1831 et de Maria Rosario en

15 Selon les confidences de l’adjoint du maire de Morote, lors de l’attribution de carte d’identité aux Gitans du bourg, il dût inscrire le nom de la municipalité à l’emplacement requis pour le lieu de naissance. En effet, cette précision était indispensable au bon déroulement de la procédure administrative. Or, beaucoup de Gitans ignoraient la date et le lieu de naissance de leurs parents.

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1834, ses arrières petits-enfants16. Cependant, contrairement aux familles précédentes qui se sont

enracinées dans la région, les Gorreta disparaissent environ soixante ans plus tard soit peu après

1890 (voir figure 3). Les derniers nés de cette famille ne se marient pas et n’ont pas d’enfants à

San Juan et à Morote.

En fait, Antonio Gorreta et Pedro Fernández Gorreta pourraient être les individus – leurs

épouses portent aussi les mêmes noms et prénom – qui figurent dans le recensement de 1785 de

Lubrín (Almería)17. Selon l’historien Manuel Martínez Martínez, ces deux hommes, peut-être des

frères, exerçaient le métier de almazarero, c’est-à-dire d’huiliers, dans les moulins d’huile d’olive

des provinces de la côte levantine. Cette profession dépendant étroitement des olivaisons, il est

fort probable qu’en période creuse, ils ont circulé de bourgs en village afin d’offrir leurs services

auprès des exploitants agricoles. Or la contrée où se nichent Morote et surtout San Juan n’est pas

très éloignée des riches zones d’oliveraies de la province de Jaén. Par ailleurs, elle se situe sur la

route menant les voyageurs de la côte levantine aux monts de Jaén. Elle a pu être ainsi une zone

de transit pour cette famille qui, tout en parcourant les villes et village à la recherche de travail

(pour des métiers d’appoint comme la vannerie et la tonte des équidés), ne s’éloignait pas des

zones d’oliveraie.

16 Conformément à la règle de transmission des surnoms familiaux, les petits enfants n’arborent pas le surnom Gorreta qui est réservé à leur père, grand-père et arrière grand-père en ligne agnatique (cf. Manrique, 2013). 17 Je remercie ici Manuel Martínez Martínez, historien spécialiste des Gitans de la province d’Almería qui m’a très chaleureusement fourni les données de ce recensement.

14

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16

En somme, les premiers Gitans arrivés dans la région portaient des noms issus d’un stock

bien plus large alors que ces individus étaient moins nombreux. Ainsi, de 1850 à 1949 à Morote et

de 1850 à 1900 à San Juan, de douze à quatorze noms sont portés par les Gitans alors

qu’actuellement, même si l’effectif de cette population a plus que quadruplé depuis cette période,

les patronymes sont moitié moins nombreux.

Après 1850, plusieurs de ces patronymes ont progressivement disparus : des familles,

comme les Gorreta, étant uniquement de passage pour cause professionnelle, leurs noms se sont

très rapidement éclipsés des registres. D’autre part, les familles gitanes de Morote et de San Juan

pratiquent fréquemment les mariages consanguins (sur 1 042 mariages, 31% d’entre eux, soit 323

mariages, sont consanguins sur une profondeur généalogique de quatre générations : G+3) et

transmettent par là les mêmes noms génération après génération et restreignent ainsi l’apparition

de nouveaux patronymes au sein de leur famille. Ces noms, même s’ils ne sont pas spécifiquement

gitans, permettent alors de repérer les familles gitanes inscrites dans les registres : lorsque, comme

nous l’avons vu pour Morote (Manrique, 2010), ces noms se retrouvent aux huit positions

correspondant aux grands-parents (deux noms par individus : celui du père et de la mère) ou, aux

quatre des parents de son conjoint, la probabilité que cette famille soit gitane devient très forte. En

outre, il était souvent aisé pour les Gitans de changer de patronymes au cours de leur vie. Il n’est

donc pas rare de retrouver certains individus inscrits sur les registres de baptême (pour leur propre

baptême, celui de leurs enfants et parfois même, de leurs petits-enfants), de mariage et de décès

avec des noms différents. Dans ces cas particuliers, les patronymes choisis sont ceux qui sont déjà

les plus fréquents parmi les Gitans locaux (ainsi des Malla apparaissent plus tard dans les registres

avec le nom Montoya, des Planton, Santiago, Montoya ou Bustos deviennent des García, des

Navarro se transforment en Moreno, etc.) Les Gitans recherchaient certainement à se fondre dans

l’anonymat et contribuaient par là à l’ethnicisation de certains patronymes.

DES TRACES INDELEBILES

Lors d’une première présentation de mes données sur la « gitanisation » des patronymes

espagnols à partir de matériaux recueillis à Morote18, un jeune Rom m’interpella perplexe et lança

à peu près cela : « mais alors, les Roms n’ont jamais été invisibles malgré leur volonté perpétuelle

de se fondre dans l’anonymat ? »

Il est vrai que les différentes stratégies mentionnées menées à la fois par les Gitans

d’Espagne et par les différentes politiques menées à leur encontre visait ce même objectif :

18 Cette présentation eut lieu lors du colloque « Les Tsiganes en Europe: questions sur la représentation et l’action politique » organisé par Caterina Pasqualino (CNRS) et Paloma Gay y Blasco (The British Academy) qui se déroula du 24 au 25 octobre 2005 à l’École des hautes études en sciences sociales (Paris).

17

essayer de les (se) rendre difficilement discernables et même disparaître du reste de la population

espagnole afin, du côté étatique, d’homogénéiser l’identité nationale19 en période de construction

de l’Etat espagnol (San Román, 1997) et pour qu’ils ne troublent pas l’ordre public par des

comportements jugés incompatibles avec le contrôle de celui-ci (comme leurs allées et venues

continuelles). Pour leur part, les Gitans de San Juan et de Morote (et ailleurs aussi semblerait-il)

aspiraient surtout, et non sans motifs (l’histoire leur donna malheureusement raison) à être

invisibles et insaisissables. Ainsi, leurs patronymes n’étaient devenus que des formes de

désignation ponctuelles (les individus en changeaient régulièrement au cours de leur vie jusqu’à

l’imposition de la carte nationale d’identité en 199220), la résidence très labile, la fidélité a un lieu

de culte très incertaine21, etc. Ces tentatives parallèles échouèrent : malgré cette volonté partagée,

quelques indices tenaces se suspendent sur les fils de l’histoire d’Espagne, indices que tout

chercheur (peut-être à tord) peut s’évertuer à relier afin de reconstituer l’histoire de ces familles.

Les traces les plus évidentes se situent dans les archives paroissiales. En effet, même si les Gitans

étaient plutôt rétifs à l’idée de se livrer aux différents rites de passage prescrits par l’Église

(baptême, communions, mariage), ils ont toujours suivi très scrupuleusement les rituels funéraires

religieux22 (cf. Manrique, à paraître). Sur les actes du livre des Difunciones23, lorsqu’ils sont connus

par le prêtre ou par les parents du défunt, figurent les noms et prénoms de celui-ci, sa date de

naissance, de mort, son lieu de naissance, de résidence, sa profession, les noms et prénoms de son

ou de ses conjoints, de ses parents et de ses enfants. De la sorte, le chercheur peut suivre de

manière quasi systématique les évolutions géographiques et généalogiques de certaines familles

installées depuis le XIXe siècle à San Juan et à Morote (d’où les travaux de reconstruction

généalogique exceptionnels par leur ampleur de l’équipe de Juan Gamella de l’Université de

Grenade).

Par ailleurs, dans ces mêmes archives, des religieux plus enclins à identifier de manière

précise leurs ouailles indiquaient dans les marges des actes de baptême, mariage et décès la

mention « Jitano », « Gitano » ou « Castellano Nuevo ». D’autre part, dans les archives

paroissiales, du premier décembre 1837 à l’année 1905, selon la prescription parue dans la

19 Cette volonté assimilatrice perdure de nos jours dans les différents gouvernements espagnols qui élaborent continuellement des plans de développement du collectif gitan (Plan de Desarrollo del Colectivo Gitano). Le dernier a été voté le 2 mars 2012 par le Conseil des Ministres après proposition du Ministère de la Santé, des Affaires sociales et de l’Egalité. 20 Couramment appelé le DNI (Documento Nacional de Identidad), la carte d’identité espagnole est le fruit du décret du 2 mars 1944 sous le régime de Franco. L’objectif était le contrôle des populations. Ainsi, l’obligation de son port concerna tout d’abord les prisonniers en liberté surveillée, puis les hommes avec des professions ambulantes puis, jusqu’en 1962, les étrangers résidant en Espagne. Depuis la loi organique de février 1992 sur la sécurité des personnes, la possession du DNI est obligatoire à partir de quatorze ans. 21 Les différentes semonces de l’archevêque local démontrent que l’Église espagnole cherchait effectivement à contrôler au mieux ses ouailles. Cependant, les Gitans, changeant régulièrement de paroisse et de noms étaient difficilement repérables. D’où, entre autres, la multiplication des mariages entre cousins germains pourtant prohibés sans dispense papale (cf. Manrique, 2008 et 2012).. 22 Dès lors, bien souvent, le temps écoulé entre l’inscription d’individus sur les registres de baptêmes et sur ceux de décès se réduit à quelques jours. Ainsi, sur les actes de baptême d’adultes apparaît régulièrement la mention : « in articulo mortis ». 23 Les registres de décès sont tenus à partir du XIXe siècle.

18

Gazette du tribunal ecclésiastique de la zone de Morote, il est fait obligation aux prêtres de

mentionner, notamment, la profession des parents du baptisé (même si tous les prêtres n’étaient

toujours aussi scrupuleux au moment de suivre les directives). Ainsi, la profession liée à la

mention « Jitano » par exemple, nous enseigne que la majorité des Gitans des environs de Morote

(dont San Juan) de cette période ont un métier en rapport direct avec les équidés (deux sont

agriculteurs), que ce soit la tonte des chevaux, des ânes ou des mules ou leur commerce. Du

coup, il devient aisé pour le chercheur d’établir les liens nécessaires avec les individus désignés

uniquement par leurs professions : ils sont « chalanes24, (maquignons) », « esquiladores (tondeurs) »

ou parfois, plus clairement, « de profesión gitano ».

À ces professions « gitanisées » succède actuellement la forme matrimoniale. Ainsi, la

mention « juntos (ensemble) » désigne de façon peu équivoque les Gitans de ces bourgs. En effet,

aujourd’hui, seuls les Gitans vivent en concubinage après un mariage « par rapt » (cf. Manrique,

2012), les autres jeunes couples préférant convoler religieusement et civilement avant toute

cohabitation.

D’autres indices plus délétères s’attardent dans les recensements. Ainsi, depuis la

Pragmatique de 1695 (cf. Leblon, 1985), différentes tentatives de recensement des familles gitanes

ont été menées, parfois avec succès, dans toutes les régions d’Espagne. Les conséquences de ces

listes de noms ont eu parfois des conséquences graves dont la plus dramatique fut certainement la

grande rafle de 1749.

Actuellement, divers services sociaux cherchent, non sans difficulté, parfois en essayant

d’impliquer le chercheur qui s’y est systématiquement refusé, à recenser les familles gitanes afin

de connaître leur empadronamiento, c’est-à-dire de leur assigner officiellement un lieu de résidence

qui pourrait être utile lors de la réfection de quartiers ou voiries. C’est avec désarroi effectivement

qu’un agent municipal de San Juan me confia ignorer quelles habitations étaient occupées et par

quelles familles dans le « quartier gitan ».

EN GUISE DE CONCLUSION

Même si dans les différentes archives espagnoles la désignation « de nation gitane (de nación

gitana), qui implique l’idée d’une origine commune25, côtoyait habituellement celles de Gitanos,

24 Ou tratantes en bestias et, Tratantes ou con su tráfico en caballerías qui sont des expressions synonymes de chalanes. 25

Dans le tome IV du Dictionario de Autoridades de 1734, l’expression « de nación » accepte trois définitions

qui toutes marquent une origine étrangère commune (cf. http://web.frl.es/DA.html) :

NACIÓN. s. f. El acto de nacer. En este sentido se usa en el modo de hablar De nación, en lugar de Nacimiento:

y assí dicen, Ciego de nación. Latín. Nativitas.

NACIÓN. La colección de los habitadores en alguna Provincia, Pais o Reino. Latín. Natio. Gens. FR. L. DE

GRAN. Symb. part. 1. cap. 3. Con ser tantas y tan varias las naciones del mundo. ERCILL. Arauc. Cant. 12. Oct.

45.

19

Jitanos, Vagos (Oisifs) ou Vagamundos (Vagabonds), diverses traces relevées nous enseignent que les

Gitans d’Espagne n’ont jamais constitué une population homogène. Bernard Leblon (1985, p. 223)

relève dans les archives d’un procès pour hérésie d’une jeune gitane en 1580 que divers groupes

circulaient dans la Péninsule ibérique avec la même étiquette de Gitanos :

« Interrogée au sujet de l’origine de ses propos, elle explique que les

Gitans sont divisés en deux races, les uns appelés Gitans et les autres

Grecs, et que c’est un ‘Grec’ qui lui aurait parlé de la prairie, trois ans

auparavant. A l’époque, elle faisait route avec beaucoup d’autres jeunes

filles de son âge au sein d’une compagnie de Gitans et un cavalier les

accompagnait pour les empêcher de pénétrer dans les vignes. Un jour où

les Gitans parlaient de ce qu’ils deviendraient après la mort, le ‘Grec’

avait affirmé que, puisqu’ils n’avaient pas de domicile et qu’ils se

promenaient dans les champs, au bord des rivières et sous les ombrages,

il en irait de même dans l’au-delà. »

Les patronymes, par leur évolution, nous révèlent le processus endogène d’homogénéisation qui

s’est mis en place et comment finalement, il a également échoué en aboutissant à une désignation

discriminante des Gitans, des non-Gitans et également entre divers groupes gitans (par exemple,

les Gitans basques, galiciens, catalans et andalous ne portent pas les mêmes patronymes).

L’ethnographie nous montre que cette diversité s’incarne également dans le signifiant (cf. Williams,

2011) de la culture des Gitans (notamment dans les pratiques matrimoniales et funéraires) et se

perpétue actuellement sur tout le territoire espagnol (cf. par exemple, Gay y Blasco, 1999,

Pasqualino, 1998 et San Román, 1997).

D’autre part, l’expression colectivo gitano aujourd’hui utilisée dans les textes administratifs

pour remplacer les anciennes dénominations telles que nación ou raza afin de contourner les

assignations territoriale (étrangère ou autochtone des Gitans), biologique/génétique et sociale

usitées par le passé, participe de cette volonté ancienne d’homogénéisation qui (ont) abouti(t) in fine

à une discrimination, celle qui justifie certains stéréotypes : la pauvreté, le fort taux d’absentéisme

scolaire, les mariages précoces, etc. sont ainsi toujours justifiés par le fait d’appartenir à ce colectivo et

non par un contexte plus général. Pareillement, elle nie la réussite sociale de nombre des dits

Gitans espagnols.

Pero tan grande crédito alcanzaba,

Que toda la Nación le respetaba.

NACIÓN. Se usa freqüentemente para significar qualquier Extrangero. Es del estilo baxo. Latín. Exterae gentis

homo.

20

Références

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comunidad de gitanos catalanes, Thèse de doctorat, Université de Jaén.

Leblon Bernard, Les Gitans d’Espagne, Paris, Presses Universitaires de France, 1985.

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— « Sois généreux ! Du don comme principe structurant de l’organisation sociale des Gitans de deux petits

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21

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— « Une ethnologie des Tsiganes est-elle possible ? », L'Homme, 2011, 1, n°197, p. 7-23.

22

Annexe 1 : Décret de 1749 intitulé : Gitanos (document recueilli à Morote)