NOTE DE SYNTHESE LA POPULATION TAMOULE A PARIS

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1 CITATION Lola Wilhelm, "La population tamoule à Paris : Etat des lieux de la recherche et témoignages associatifs.", Recueil Alexandries, Collections Synthèses, septembre 2011, url de référence: http://www.reseau-terra.eu/article1194.html RESUME Le 19 mai 2009, l’armée sri lankaise annonçait sa victoire sur les Tigres de Libération de l’Eelam tamoul (Liberation Tigers of Tamil Eelam - LTTE). Deux jours plus tôt, les LTTE avaient déposé les armes, face à l’offensive de l’armée leurs enclaves au Nord du pays ; l’armée avait annoncé le même jour que le chef des LTTE, Velupillaï Prabhankaran, avait été tué. Par ailleurs, au tournant des années 2010, la question de l’accueil des étrangers en France, que ce soit pour des raisons économiques ou politiques, est plus que jamais source de tensions entre les représentations humanistes de la République française d’un côté, et la progression de la xénophobie dans les discours et les actes des élus de cette République, prompts à désigner des boucs émissaires aux difficultés économiques et (géo)politiques du pays, dans un contexte de crise financière et économique. Ce contexte politique, économique, et idéologique, à la fois au Sri Lanka et en Europe, est-il synonyme de changements dans les représentations identitaires chez la population tamoule à Paris, et plus particulièrement le milieu associatif tamoul ? A-t-il un impact sur le traitement des nouveaux arrivants de cette population par les autorités, et notamment celles en charge de l’immigration en France ?

Transcript of NOTE DE SYNTHESE LA POPULATION TAMOULE A PARIS

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CITATION

Lola Wilhelm, "La population tamoule à Paris : Etat des lieux de la recherche et témoignages

associatifs.", Recueil Alexandries, Collections Synthèses, septembre 2011, url de référence:

http://www.reseau-terra.eu/article1194.html

RESUME

Le 19 mai 2009, l’armée sri lankaise annonçait sa victoire sur les Tigres de Libération de

l’Eelam tamoul (Liberation Tigers of Tamil Eelam - LTTE). Deux jours plus tôt, les LTTE

avaient déposé les armes, face à l’offensive de l’armée leurs enclaves au Nord du pays ;

l’armée avait annoncé le même jour que le chef des LTTE, Velupillaï Prabhankaran, avait été

tué.

Par ailleurs, au tournant des années 2010, la question de l’accueil des étrangers en France, que

ce soit pour des raisons économiques ou politiques, est plus que jamais source de tensions

entre les représentations humanistes de la République française d’un côté, et la progression de

la xénophobie dans les discours et les actes des élus de cette République, prompts à désigner

des boucs émissaires aux difficultés économiques et (géo)politiques du pays, dans un contexte

de crise financière et économique.

Ce contexte politique, économique, et idéologique, à la fois au Sri Lanka et en Europe, est-il

synonyme de changements dans les représentations identitaires chez la population tamoule à

Paris, et plus particulièrement le milieu associatif tamoul ? A-t-il un impact sur le traitement

des nouveaux arrivants de cette population par les autorités, et notamment celles en charge de

l’immigration en France ?

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Note de synthèse

Réfugiés et asile

IEDES : 1 février 2011

LA POPULATION TAMOULE A PARIS :

ETAT DES LIEUX DE LA RECHERCHE ET TEMOIGNAGES ASSOCIATIFS.

Sommaire :

Introduction

1. Petite histoire de l’immigration tamoule en France.

2. Difficultés méthodologiques.

3. La population tamoule en France : diaspora, communauté, engagement associatif et

politique.

4. Problèmes d’actualité pour les réfugiés tamouls.

Conclusion

Introduction

Le 19 mai 2009, l’armée sri lankaise annonçait sa victoire sur les Tigres de Libération

de l’Eelam tamoul (Liberation Tigers of Tamil Eelam - LTTE)1. Deux jours plus tôt, les

LTTE avaient déposé les armes, face à l’offensive de l’armée leurs enclaves au Nord du

pays ; l’armée avait annoncé le même jour que le chef des LTTE, Velupillaï Prabhankaran,

avait été tué2. Cet épisode est une nouvelle pierre d’angle à l’édifice meurtrier qu’est la guerre

civile au Sri Lanka. Cette guerre, comme on le sait, avait opposé depuis presque trente ans -

depuis 1983, pour situer les premiers affrontements intercommunautaires d’ampleur lors du

Black July Pogrom - l’Etat sri lankais, à majorité ethno-linguistique cinghalaise et bouddhiste,

et le mouvement séparatiste de la minorité tamoule hindouiste de l’île, mené par la guérilla

des Tigres et qui revendiquait la création d’un Etat séparé3. Des dizaines de milliers de civils

1 Matthew Weaver, « Sri Lanka declares end to war with Tamil Tigers », The Guardian, 19 mai 2009,

http://www.guardian.co.uk/world/2009/may/18/tamil-tigers-killed-sri-lanka (page consultée le 8 janvier 2011). 2 RFI (article non signé) : « Les rebelles tamouls admettent leur défaite », 17 mai 2009,

http://www.rfi.fr/actufr/articles/113/article_81108.asp (page consultée le 3 janvier 2011). 3 Le mécontentement de la population tamoule vis-à-vis de la discrimination croissante à son égard de la part du

gouvernement sri lankais depuis l’indépendance en 1948, avait mené en 1976 à la création du parti politique

Tamil United Liberation Front (TULF), qui réclamait l’indépendance par voie constitutionnelle. Suite à

l’annulation, pour cause de subversion, de la victoire électorale du TULF dans les régions du Nord (à majorité

tamoule) aux élections législatives de 1977, un groupe plus radical – les LTTE – fit scission et devint

proéminent dans la défense de la minorité tamoule, tandis que violences intercommunautaires et attentats

commencèrent à se multiplier. Voir ROTBERG, Robert, « From Mayhem toward Diplomatic Resolution », in

ROTBERG, Robert, Creating Peace in Sri Lanka: Civil War and Reconciliation, Washington : Brookings

Institution Press, 1999, pp. 1-16 : p. 6-7. p. 6-7. Consultable en ligne :

http://books.google.fr/books?id=GsAkOjSilgoC&printsec=frontcover&dq=sri+lankan+civil+war&hl=fr&ei=Z

VgoTf_rMILoOY_q4OgC&sa=X&oi=book_result&ct=result&resnum=1&ved=0CC0Q6AEwAA#v=onepage&q

=sri%20lankan%20civil%20war&f=false (Consulté le 8 janvier 2011).

3

se retrouvèrent pris au piège dans les zones de combats entre l’armée sri lankaise et les LTTE,

et les ONG et le Comité international de la Croix Rouge (CICR) recensèrent de nombreuses

infractions au droit humanitaire, et notamment au principe d’immunité des populations

civiles, de la part de l’Armée comme de celle des LTTE4. 300 000 tamouls contraints de fuir

furent quant à eux enfermés dans des camps5. Depuis lors, tandis qu’une partie de l’opinion

internationale continue de dénoncer les exactions des combattants, la communauté

internationale a globalement donné son aval à la victoire de Colombo sur les LTTE6.

Outre l’intérêt intrinsèque que soulève ce conflit pour les (géo)politologues, les

spécialistes de relations internationales asiatiques, ceux des conflits ethniques et religieux, et

qu’il ne manquera pas de susciter pour des historiens futurs, il est également au cœur de

problématiques directement aux prises avec l’actualité française et européenne, en ce qu’il est

associé à une partie des demandes d’asile sur les territoires français et européen, et de

l’immigration sur ces territoires, que ce soit de manière légale ou « clandestine »7. Au

tournant des années 2010, la question de l’accueil des étrangers en France, que ce soit pour

des raisons économiques ou politiques, est plus que jamais source de tensions entre les

représentations humanistes de la République française d’un côté, et la progression de la

xénophobie dans les discours et les actes des élus de cette République, prompts à désigner des

boucs émissaires aux difficultés économiques et (géo)politiques du pays, dans un contexte de

crise financière et économique.

Plusieurs questions émanent de ce bref examen de la situation actuelle pour les

Tamouls en France. Ce contexte politique, économique, et idéologique, à la fois au Sri Lanka

et en Europe, est-il synonyme de changements dans les représentations identitaires chez la

population tamoule à Paris, et plus particulièrement le milieu associatif tamoul ? A-t-il un

impact sur le traitement des nouveaux arrivants de cette population par les autorités, et

notamment celles en charge de l’immigration en France ?

Pour répondre à ces questions, nous reviendrons tout d’abord sur les principales

analyses historiques, géographiques, sociologiques et politiques de l’immigration tamoule - et

pas seulement sri-lankaise - en France aux XXème et XXIème siècles - proposées par les

institutions et par la recherche universitaire. Ce rappel effectué, on s’interrogera ensuite

brièvement, dans une deuxième partie, sur les perceptions de cette immigration du point de

vue français (du grand public au milieu universitaire, en passant par les médias), puisqu’une

réflexion sur le milieu de production des analyses sur la population tamoule en France, y

compris la synthèse proposée ici, contribuerait à saisir la portée et les limites de ces études de

la manière la plus exhaustive possible.

L’explicitation de ces biais potentiels est pertinente en cela qu’elle nous permettra de

réfléchir sur leur impact dans la démarche qui constituera notre troisième partie. En effet,

4 CICR (document non signé), « Annual Report 2009: Sri Lanka»,

http://www.icrc.org/eng/assets/files/annual-report/icrc-annual-report-2009-sri-lanka.pdf (page consultée le 8

janvier 2009). 5 New York Times (article non signé) : « Sri Lanka », 9 septembre 2010,

http://topics.nytimes.com/top/news/international/countriesandterritories/srilanka/index.html (Page consultée le 8

janvier 2011). 6 Ibid.

7 Selon l’Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides (OFPRA), la part des Sri Lankais parmi la

totalité des demandeurs d’asile en France depuis les années 1990 varie entre 5 et 10%, tandis que le pourcentage

de rejet est passé d’environ 55% en 1999 à 95% en 2006. OFPRA, Rapport d’activité 2007, Annexe III, p. 46

http://www.ofpra.gouv.fr/documents/Rapport_OFPRA_2007_BD.pdf (page consultée le 8 janvier 2011).

4

notre état des lieux des connaissances sur l’immigration tamoule laissera place à un chapitre

qui résumera les positionnements critiques qu’on a pu défendre vis-à-vis de la structuration

sociale, culturelle, et politique, de la population tamoule en France. Enfin, dans une quatrième

partie, nous proposerons des témoignages des premiers concernés par cette étude - les

Tamouls résidant en Ile-de-France, et plus particulièrement, certains de ses porte-paroles.

En termes de méthodologie, sans prétendre, en raison de contraintes de temps, à un

survol exhaustif de l’état de la recherche sur le phénomène diasporique tamoul ni à une

enquête inédite d’ampleur auprès des Tamouls en France, cette synthèse propose donc plutôt

des pistes de réflexion sur les angles possibles sous lesquels aborder la problématique choisie

- les mutations des perceptions et des configurations migratoires de la population tamoule à

Paris, en particulier au regard des événements récents. Pour ce faire, notre enquête a consisté

en une immersion dans le quartier de La Chapelle, d’entretiens auprès d’acteurs divers, et de

lectures annexes.

1. Petite histoire de la diaspora tamoule en France.

Rappelons tout d’abord que les premiers Tamouls à s’installer à Paris étaient non pas

originaires du Sri Lanka, mais de l’Océan indien et d’Amérique du Sud. Au XIXème siècle, le

commerce des coulies (travailleurs sous contrat après l’abolition de l’esclavage) avait

provoqué en effet des déplacements de population d’Inde du Sud (notamment de l’Etat du

Tamil Nadu, et des comptoirs français de Pondichéry et de Chandernagor, tous à domination

ethno-linguistique tamoule) vers d’autres centres commerciaux des métropoles coloniales, la

France et la Grande-Bretagne, à savoir l’Ile de la Réunion, l’Ile Maurice, et les Guyanes. Les

liens entretenus entre les départements d’outre-mer (DOM) français et la métropole, et la

décolonisation tardive de Pondichéry en 1956, furent la cause d’une migration de ces

territoires vers la capitale française8. Ainsi, la première diaspora tamoule était principalement

originaire du Sud de l’Inde et de la Réunion.

Un changement qualitatif dans la composition de cette diaspora survint par la suite. En

effet, à partir de la fin des années 1970, tandis qu’en Europe l’immigration économique

depuis les pays du Sud était de plus en plus stigmatisée, une proportion croissante des

immigrants tamouls en France affluait du Sri Lanka, fuyant les combats qui commençaient à

se multiplier9. Les LTTE, mouvement armé créé en 1976, devint le principal mouvement

fédérant les militants séparatistes.

L’arrivée en France de nouveaux réfugiés tamouls sri-lankais, on l’a noté, était dûe au

durcissement des politiques d’immigration outre-Manche à cette époque10

. Ils s’installèrent

près de quartiers immigrés plus anciens (entre Barbès-Rochechouard, Château Rouge, Marx

8 GOREAU-PONCEAUD, Anthony, « La diaspora tamoule en France : entre visibilité et politisation », Echogéo,

13 mai 2009, http://echogeo.revues.org/11157 (page consultée le 3 janvier 2011), p. 17. 9 ETIEMBLE, Angelina, « Les ressorts de la diaspora tamoule en France », Synesthesie, juin 2001,

http://www.synesthesie.com/mobilites/popup/Etiemble_Les_ressorts_de_la_diaspora_tamoule_en_France.pdf

(consulté le 3 janvier 2011), p. 20. 10

Ibid. Dans les années 1970 au Royaume-Uni, comme l’illustra en 1968 le discours du député d’extrême droite

Enoch Powell sur les « rivières de sang », et la série de lois visant à contrôler et à réduire l’immigration du

Commonwealth et des autres pays du Sud dont l’Immigration Act de 1970, l’opinion publique, y compris

centriste voire de gauche, était relativement sensible aux rhétoriques anti-immigration, comme le démontrent des

archives journalistiques (y compris celles de l’hebdomadaire The Observer).

5

Dormoy, etc.) et d’axes de communication du Nord de Paris11

. Ainsi se créa alors le quartier

« indien » de La Chapelle, qui s’étend autour de la Garde du Nord et de la station de métro La

Chapelle. En raison de cette localisation géographique, il a ainsi été avancé que,

symboliquement, la diaspora sri lankaise se représentait à la fois autre (de par son

rattachement à des quartiers typiquement peuplés d’immigrés), et de passage12

. Ce

positionnement géographique pèserait dans la reconstruction d’une identité diasporique

spécifique, à la fois socio-centrique - avec l’absence de possibilité ou d’envie de s’intégrer

dans la société hôte - et internationaliste, de par la proximité aux grands axes de

communication. Ainsi, les Tamouls sri lankais mériteraient leur appellation de « diaspora »,

en ce qu’ils se considèrent bien comme un « collectif dispersé à travers le monde mais restant

en relation les uns avec les autres 13

». Nous développerons par la suite l’impact de ces

identités reconstruites sur les enjeux de pouvoir au sein de la population tamoule, qui à leur

tour jouent un rôle dans leur perception par l’opinion française.

Après des débuts difficiles jusqu’au début des années 1980, marqués par la méfiance

des autorités françaises et la précarité des primo-arrivants, leur situation fut facilitée lorsque

l’Etat français reconnut l’existence d’une guerre civile après les événements de 1983 au Sri

Lanka14

. Il fallut attendre le tournant de la décennie suivante pour que les arrivants sri-lankais

se voient presque systématiquement accorder le statut de réfugié, et, à défaut, des visas

favorables à leur installation15

. Ainsi, les Tamouls sri-lankais subjuguèrent progressivement

en nombre l’ancienne population tamoule en France, et les nouvelles arrivées permirent

l’expansion géographique de la population tamoule, à présent majoritairement sri lankaise,

vers des communes situées au Nord de Paris, et reliées à elle par la Gare du Nord.

Quelques années plus tard, une nouvelle étape fondamentale devait survenir,

étroitement liée aux changements géopolitiques et idéologiques du tournant du millénaire,

dans le monde et en Europe. Tandis qu’une perception alarmiste de la montée du terrorisme se

cristallisait suite aux attentats de 2001, les mouvements sécessionnistes perdaient une part

conséquente de leurs soutiens internationaux en raison de la crainte du risque de contagion ; et

les politiques migratoires au Nord devenaient de plus en plus restrictives16

. Simultanément, on

observa un changement dans les politiques internationales et nationales liées au droit d’asile :

après une période d’ « angélisme » vis-à-vis des réfugiés, notamment ceux venus de pays de

l’ex-bloc communiste, s’instaura un rejet croissant et une mise en doute de la véracité et la

légitimité des demandes d’asile17

.

Les Tamouls du Sri Lanka remplissaient toutes les conditions pour soulever la

méfiance : le gouvernement sri lankais usait d’une rhétorique anti-terroriste à leur encontre

pour justifier la continuation de politiques dénoncées par les Tamouls comme discriminatoires

11

Voir plan en Annexes. 12

GOREAU-PONCEAU, op. cit. 13

COHEN, Robin, Global Diasporas: An Introduction, Londres : Routledge, 1997, cité par GOREAU-

PONCEAU, op. cit., p. 8. 14

ETIEMBLE, op. cit. p. 21. 15

Données de l’OFPRA, citées par GOREAU-PONCEAU, op. cit., p. 11. 16

Les Etats-Unis, nouveaux alliés de l’Inde dans les années 1990, atténuèrent leur soutien au sécessionnisme

cachemiri ; la répression de mouvements sécessionnistes, toutes idéologies confondues, s’est observée en Chine,

en Russie, dans les Balkans, en Mauritanie, en Somalie, etc. 17

VALLUY, Jérome, cours à l’Institut des Etudes du Développement économique et social (IEDES), Université

Paris 1 - Panthéon Sorbonne. On notera qu’à la fin des années 1970 - début des années 1980, certains régimes,

dont la Grande-Bretagne, se montraient déjà hostiles à l’accueil massif de réfugiés, comme l’a montré l’exemple

du rejet des boat people du Vietnam par le gouvernement M. Thatcher.

6

; les LTTE, par ailleurs, ne s’étaient jamais cachés de chercher à atteindre leur objectif par la

lutte armée. En 2006, ils furent classés par l’Union européenne sur sa liste des organisations

terroristes. À la même période, on assista à Paris à des campagnes de dénonciation des

expulsions de Tamouls vers le Sri Lanka par le gouvernement français18

. Les Tamouls,

comme d’autres populations demandeuses d’asile, semblaient donc de moins en moins aptes à

faire figure de réfugiés « légitimes » aux yeux des instances concernées - à commencer par

l’OFPRA et la Cour nationale du droit d’asile. Pourtant, suite à l’offensive finale de l’armée

sri lankaise dans les régions contrôlées par les LTTE début 2009 au Sri Lanka, qui eut lieu à

peu près en même temps que l’offensive israélienne à Gaza et qui, selon certains, fut occultée

par celle-ci aux yeux de la communauté internationale, les Tamouls continueraient à quitter le

Sri Lanka et à migrer vers l’Europe et les Etats-Unis au même rythme qu’avant.

Nous avons ainsi retracé, de manière certes considérablement simplifiée, la trajectoire

de la population tamoule à Paris. D’un point de vue sociologique, il reste à déterminer si on

peut réellement parler d’une « diaspora » et d’une « communauté » tamoule qui engloberait

indifféremment les différents groupes dont nous avons parlé. En réalité, certaines analyses

soutiennent que cette évolution du peuplement tamoul à Paris fut au contraire source de

tensions, et d’une séparation, entre l’ « ancienne communauté » tamoule originaire d’Inde et

des DOM, qui se percevrait comme beaucoup plus « assimilée » à la société française, et la

« communauté tamoule » sri lankaise19

. On a noté, en outre, qu’une caractéristique de la

communauté sri lankaise était sa détermination à se rendre « visible », comme l’atteste le

développement dans le quartier de la Gare du Nord de commerces ostensiblement destinés à

une clientèle sri lankaise, et contrastant avec l’idéal d’invisibilité des « anciens »20

. Nous

verrons plus bas que d’autres divisions transcendent cette classification binaire de la

population tamoule entre « anciens » et « nouveaux ».

À l’heure où les structures de la migration tamoule, y compris à l’échelle mondiale,

connaissent probablement des changements profonds en raison des événements récents au Sri

Lanka, il semble donc pertinent de se munir des outils permettant d’en comprendre les

dynamiques actuelles. Selon leurs idéologies respectives, les instances ayant un rôle dans les

processus de demande d’asile (ONG, HCR, Etats, collectivités territoriales, etc.), pourraient

avoir recours à ces outils, afin de bénéficier d’un supplément d’intelligibilité à leurs propres

analyses, à des fins stratégiques. Mais, avant de proposer une radiographie des dynamiques

actuelles au sein de la population tamoule, notamment en rapportant certains témoignages,

interrogeons-nous sur les possibles écueils méthodologiques que nous pourrions rencontrer

dans une tentative de traiter ce sujet complexe.

2. Difficultés méthodologiques.

La diaspora tamoule en France, et plus particulièrement à Paris, où elle est densément

regroupée dans le quartier de la Gare du Nord et autour de la station de métro La Chapelle, ne

semble pas avoir le même statut, dans les cartographies mentale de l’« immigration », que ses

homologues africaines, qu’elles soient maghrébines ou d’Afrique de l’Ouest. En effet, tandis

que ces dernières ont tendance, à commencer dans les médias, à être plus facilement

18

Voir le cas de Elanchelvan Rajendram, Sri Lankais tamoul expulsé de France suite à un rejet par l’OFPRA de

sa demande d’asile, et assassiné à son retour au Sri Lanka, FLUHR, Simone, « En mémoire de Mr. Elanchelvan

Rajendram », Réseau Terra, http://www.reseau-terra.eu/article572.html (Page consultée le 8 janvier 2011). 19

GOREAU-PONCEAU, op. cit., p. 24. 20

Ibid.

7

catégorisées (péjorativement ou positivement) et associées à des items spécifiques (la violence

dans les banlieues, les prières dans l’espace public, etc.), la diaspora tamoule reste

relativement méconnue aux yeux du grand public. Certes, la relative ignorance qui sous-tend

les représentations stéréotypées de diasporas plus « familières » est tout autant source

d’incompréhension que celle qui caractérise la population tamoule. Cependant, on peut

identifier un manque d’information et un surcroît de complexité perçus vis-à-vis de cette

diaspora, y compris peut-être par la communauté scientifique. Pour illustrer ce double

standard au simple niveau discursif, on peut noter qu’instinctivement, on a facilement

tendance à parler de « communauté tamoule », et que parler des « Tamouls » semble

parfaitement innocent ; un usage strictement identique de ces expressions, si on étudiait par

exemple un autre groupe socio-linguistique, les « Arabes », mobiliserait une série de

représentations et revêtirait potentiellement des connotations bien plus problématiques. Sans

développer les fondements théoriques ou sociologiques de ces concepts, rappelons la

nécessité d’avoir conscience des implications de l’usage des termes de « diaspora », de

« communauté », pour lui préférer généralement le terme plus neutre de « population ».

En raison de la persistance d’inconscients collectifs hérités de la période coloniale, les

populations migrantes qui soulèvent le plus de débats médiatiques et d’études en France, sont

souvent originaires de ces zones d’influence françaises quintessentielles que sont l’Afrique

francophone - et dans une moindre mesure, l’Asie du Sud-Est. L’importance relative des flux

migratoires et la visibilité de ces populations par rapport à d’autres, dont la diaspora tamoule,

est bien sûr une des causes de cet état de fait. L’herméticité, la quasi-autarcie perçue de cette

communauté, en est une autre. La population tamoule, en tant qu’objet d’étude, peut aussi

avoir le handicap d’apparaître comme « propriété » anglo-saxonne - en raison des liens

importants entre le sous-continent indien et la Grande-Bretagne, puis plus récemment les

Etats-Unis21

. Or, pour les chercheurs, rien - sinon les orientations plus ou moins imposées par

les centres de recherches - n’empêche a priori de se pencher sur ce sujet sous le prétexte qu’il

soit « minoritaire ».

La dimension profondément politique de la « diaspora tamoule », brièvement évoquée

plus tôt et développée davantage dans la partie suivante, nous conduit à nous interroger sur les

difficultés qu’impliquent les jugements moraux vis-à-vis de la question du droit d’asile et des

réfugiés. En effet, alors que ceux-ci sont souvent perçus comme victimes, dont l’identité tout

comme le lieu d’habitation - les camps de réfugiés - deviennent « sanctuarisés 22

», dès lors

que cette certitude d’innocence est ébranlée et que la supposée victime s’avère être un

potentiel bourreau, un sentiment de méfiance s’enracine. L’étude de la population tamoule en

France, largement assimilée au Sri Lanka, et donc à un mouvement violent, peut donc

facilement faire l’objet de schématisations excessives. Ce phénomène, on va le voir, est

accentué par le fait que le discours public des Tamouls est perçu comme monopolisé par une

« minorité dominante » de ce groupe, les militants pro-LTTE exilés en France.

Dans la pratique, il serait difficile voire impossible d’accéder à un discours qui

s’éloigne de celui des organisations tamoules pro-LTTE23

. Ce constat a été partiellement

confirmé par notre propre étude24

. Pour les besoins de cette synthèse, une difficulté majeure

21

On notera qu’une grande partie de la bibliographie universitaire disponible sur les Tamouls immigrés sont en

langue anglaise. 22

AGIER, Michel, « Between War and City. Towards an Urban Anthropology of Refugee Camps »,

Ethnography, 2002, vol. 3, n°3, p. 317-366. 23

ETIEMBLE, op. cit p. 27. 24

Voir liste des entretiens refusés en sources et bibliographies de fin de document.

8

dans la tentative de recueillir des témoignages sur l’ambiance prévalent aujourd’hui parmi les

Tamouls, a en effet été le fait que les gens semblent redouter de livrer leur opinion. Le poids

du regard de la « communauté » est sensible dans la rue et dans les commerces, d’où

l’impossibilité d’obtenir des entretiens auprès de la « communauté » tamoule en général

(terme souvent usité par les Tamouls) sur l’engagement associatif, encore moins sur la

question de la migration. Cette difficulté est constante, même lorsqu’on se présente à des

heures de la journée où les regroupements de population sur les trottoirs et dans les rues sont

les moins denses et lorsqu’on n’aborde pas le sujet de front.

Pour nuancer cette impression de censure, on peu émettre l’hypothèse que ces craintes

soient liées à un sentiment de danger lié au contexte migratoire en France, à la crainte de

poursuites ou d’expulsions.

Ceci dit, cette difficulté méthodologique fait que certains chercheurs eux-mêmes ont

pu être gagnés par une vision très critique des LTTE et de leurs émules françaises, voire de la

population tamoule en général. Dans notre dernière partie, nous tâcherons de rendre plus

compréhensibles les positionnements des Tamouls, sri lankais et autres, vis-à-vis de leur

« communauté » et du contexte actuel, et, conscients du prisme des subjectivités multiples qui

déforment la production, la réception et la restitution de témoignages oraux, nous tâcherons

d’illustrer ces positionnements par la retranscription de témoignages.

3. La population tamoule en France : diaspora, communauté, engagement associatif et

politique.

Il a été suggéré que la population tamoule à Paris se caractérise par un discours

mettant en avant l’universalité et l’unicité du peuple tamoul, idéal appuyé par la réelle

existence de liens entretenus au niveau transnational25

. Cet idéal est perceptible notamment

lors de manifestations religieuses hindoues, qui fédèrent la population tamoule, toute origine

confondue. Interrogés, les croyants invoqueraient généralement l’importance de ces

manifestations pour le maintien de leur « identité » et leur appartenance à la

« communauté »26

. Nombre sont les chercheurs qui ont été tentés de démontrer l’écart entre

ces discours (dominés selon eux, rappelons-le, par des pro-LTTE), les identités réellement

attribuées (sur le plan des représentations), et la mise en pratique de cette vie communautaire

(sur le plan des usages).

Ainsi, malgré une certaine homogénéité culturelle, religieuse et linguistique, des

chercheurs ont pointé l’hétérogénéité, voire des lignes de ruptures, au sein d’une prétendue

« communauté » tamoule en France. Outre des disparités sociales, culturelles, économiques

pré-migratoires qui persistent au sein des communautés tamoules, est évoquée le sentiment

d’aliénation de l’« ancienne » communauté tamoule face à l’afflux de Sri Lankais. La cause

première de cette aliénation serait la mutation des espaces de socialisation tamoule vers une

« Tigrisation » de la vie culturelle et associative tamoule en France. De nouveaux cadres

d’animation de la vie professionnelle, sociale, culturelle et personnelle de la population

tamoule se seraient institués, jusqu’à atteindre une position hégémonique. Ce tissu associatif

s’organiserait en ramifications et sous-ramifications pyramidales, avec une coordination

internationale (très souvent vue comme indissociable du mouvement LTTE lui-même), des

coordinations nationales, qui à leur tour supervisent des associations (loi 1901, en France) à

visées sectorielles (jeunesse, femmes, sports, humanitaire, etc.). Ces associations

25

GOREAU-PONCEAU, p. 1. 26

Id., p. 7.

9

« sectorielles » sont simultanément reliées entre elles au niveau transnational. On illustrera

avec l’exemple de l’Organisation de la Jeunesse Tamoule - France (OJT - France) qui

dépendrait à la fois du Comité de Coordination des Tamouls - France (CCT - France) et serait

à la fois partie intégrante de la Tamil Youth Organization (TYO), au niveau international27

. Il

va sans dire que les associations tamoules d’Europe - et a fortiori de France - nient tout lien

avec les LTTE, parti politique et mouvement armé terroriste, selon l’UE.

En France, l’animation de ces cadres, temples, écoles, associations de jeunesse, de

sport, de promotion culturelle, seraient, de notoriété publique, quasi-monopolisée par un

groupe minoritaire de la communauté sri-lankaise, mais très influent : les militants pro-

LTTE28

. D’un petit nombre de militants positionnés à des postes clés de la vie associative, la

politisation de la vie culturelle tamoule infiltrerait ainsi, par capillarité, l’ensemble du tissu

associatif, puis l’ensemble d’une population tamoule par ailleurs traditionnellement peu

engagée politiquement29

. Cette « hégémonie » des Tigres susciterait un certain nombre de

tensions relationnelles au sein de la population tamoule, sur plusieurs plans.

Tout d’abord, elle aurait provoqué une distanciation de l’ « ancienne » communauté, et

ce pour plusieurs raisons. La première d’entre elle, citée plus haut, est le différentialisme

ostentatoire des réfugiés sri lankais vis-à-vis de la société d’accueil, par contraste avec le

conformisme et la discrétion qui prévalait au sein de la population tamoule jusqu’alors. La

visibilité de la communauté, par le biais des commerces, des fêtes, etc., irait ainsi à l’encontre

de l’attitude des « anciens ». Ce phénomène s’illustre également par l’implantation

géographique-même des immigrés sri lankais, comme nous l’avons expliqué plus haut : la

communauté tamoule sri lankaise se verrait comme en transit, tournée à la fois vers

l’international et vers le Sri Lanka30

. Cette conjugaison entre surexposition d’une identité

tamoule et assimilation, aux yeux des Français, de tous les Tamouls à la cause sri-lankaise,

serait donc un premier point de rupture identitaire entre ces deux groupes. Comme nous

l’affirme un interviewé tamoul originaire de Pondichéry (né sous administration française) :

« Je vis ici [en France métropolitaine] depuis trente ans. [...] Moi, je vote

Jean-Marie [Le Pen]. Les immigrés sri lankais il faut que ça s’arrête. Les Tamouls sri

lankais ne sont pas des Français comme nous, ils sont ici parce qu’il y avait la guerre

chez eux. Maintenant il n’y a plus de guerre, ils devraient donc rentrer au pays et

arrêter de casser le travail des Français [ils acceptent de lourds horaires pour des

rémunérations trop basse]. Ils ne respectent pas la culture d’ici.31

. »

Cet exemple, peut-être extrême, illustre bien les clivages pouvant exister au sein d’une

prétendue « communauté ».

En outre, les Tamouls non-sri lankais, même s’ils se sentent solidaires de la cause sri

lankaise, ne partageraient pas forcément la politisation et le militantisme du milieu associatif,

ni l’importance qu’il se donne au sein de la communauté. Le patriotisme des associations face

à la spoliation du peuple sri lankais dans son ensemble, serait utilisé comme une justification

de leur dominance culturelle sur la diaspora durant la phase d’exil. Or si cette forme de

sublimation sociale est au demeurant courante dans tout processus de déracinement, on peut

penser qu’il lui succède habituellement, sinon une assimilation, du moins une accommodation

27

Voir le schéma proposé par GOREAU-PONCEAUD, en annexe. 28

GOREAU-PONCEAUD, op. cit., p. 34 29

Ibid., p. 31. 30

Id., p. 21. 31

Entretien avec un Indien originaire de Pondichéry d’une cinquantaine d’années, janvier 2011, 15 minutes.

10

au pays hôte. On a pu lire que la fermeture apparente des Sri Lankais, leur désir d’autarcie,

leur souci de conserver leurs traditions « pures » sans qu’elles soient souillées par

l’intégration de coutumes d’une société hôte qui ne serait que transitoire, leur aspiration

première à un retour au pays, ferait d’eux un exemple de non-intégration32

.

Cependant, la distanciation de l’activisme des Tigres ne serait pas l’apanage des seuls

Tamouls non-sri lankais : les Sri Lankais eux-mêmes entretiennent aussi une opinion partagée

quant à l’hégémonie des associations pro-LTTE. On peut noter que nombre ont été les articles

de presse (occidentale) qui dénoncent les pratiques des LTTE - parfois qualifiées de

« mafieuses 33

» à l’égard des Tamouls eux-mêmes, au Sri Lanka comme parmi les diasporas.

Ainsi, certains Tamouls sri lankais en France auraient critiqué la politique des Tigres

au moment de l’offensive de l’armée sri-lankaise début 2009 : leur volonté de se battre

jusqu’au dernier, quitte à sacrifier les populations civiles tamoules en masse au nom de la

cause de l’Eelam tamoul, a pu être vue comme trop « fondamentaliste ». Pourtant,

compréhensiblement, les Tamouls sont à la fois exaspérés mais aussi reconnaissants,

respectueux, à l’égard du patriotisme des Tigres. Dans une logique manichéenne propre à de

nombreux conflits, il est difficile pour la population de ne pas soutenir inconditionnellement

son propre camp, au risque de ternir l’image de ses défenseurs, lorsque le camp adverse refuse

par ailleurs toute concession.

Au niveau de la population immigrée, une partie d’entre elle entretiendrait des

sentiments ambivalents à l’égard de ce « patronage » LTTE : vus à la fois comme des

protecteurs de l’identité tamoule, ils sont aussi parfois perçus comme autoritaires,

particulièrement aux yeux des jeunes nés ou ayant grandi en France. Les pratiques d’extorsion

au sein des diasporas (les « taxes » prélevées de gré ou de force par les Tigres auprès des

commerçants et familles, s’apparentant au « pizzo » des mafias italiennes) relèvent de cette

même logique. Ainsi s’exprime une source au sujet de l’argent prélevé par les Tigres (et,

selon les autorités, par les associations tamoules, dont l’ORT) aux Tamouls en France :

« C’est pénible, mais on n’a pas le choix, c’est pour la communauté. Et puis

ils défendent nos intérêts.34

»

Les notions qui frappent dans ce témoignage sont bien sûr l’emploi du terme

« communauté » : il peut s’agir de la communauté tamoule ou sri lankaise en France, à

l’international, au Sri Lanka, voire tous ces groupes confondus. Même question pour les

« intérêts » évoqués, qui semblent faire référence à la fois à une défense de la communauté

dans le pays hôte (ici la France) et évidemment au Sri Lanka contre les spoliations

gouvernementales. On reconnait dans cette terminologie la déterritorialisation du sentiment

identitaire souvent évoquée par les chercheurs, qui confirme l’existence d’une diaspora.

L’absence de « choix », imposée tant de l’intérieur que de l’extérieur, est là aussi une

démonstration d’une conception de « communauté », et non d’individualité, d’intérêts.

L’autocensure, que les individus s’imposent tant pour des raisons d’allégeance personnelle

qu’en raison du poids de la « communauté », même si cette « communauté » dans son

ensemble peut se sentir spoliée par l’autoritarisme international des Tigres, est palpable dans

les discours et les actes.

32

ETIEMBLE, op. cit., p. 27. 33

Voir RFI : « Les Tigres tamouls dans la ligne de mire », 2 avril 2007,

http://www.rfi.fr/actufr/articles/088/article_50744.asp (page consultée le 6 janvier 2011). 34

Entretien avec une Française d’origine sri-lankaise d’une vingtaine d’années, février 2006, 30 minutes.

11

Enfin, les associations de Tamouls en France rencontrent aussi la désapprobation de

certaines branches traditionnalistes de la société tamoule, puisque, entretenant sur certains

points un discours « révolutionnaire », elles s’opposent à certaines coutumes qu’elles jugent

archaïques35

. Transcendant la division entre Sri Lankais et autres Tamouls, il y aurait donc un

rejet des Tigres et de leur vision allant parfois à l’encontre de ce qui est vu comme les codes

de bienséance traditionnels (on a vu citer l’exemple du positionnement progressiste des Tigres

quant au mariage trans-caste).

Pour résumer, les associations pro-LTTE monopoliseraient le discours au nom de la

« communauté » tamoule dans son ensemble, et bien que certaines critiques soient parfois

mentionnées en privé et avec discrétion, elles se gardent bien d’être affirmées au grand jour.

Hypothétiquement, cette autocensure serait rendue possible tant par des pressions internes et

affectives, touchant à l’identité-même, encouragées par la rhétorique pro-tamoule des

associations, mais aussi par des pressions externes à toute sortie des rangs imposés.

Simultanément, les associations tamoules sont critiquées à la fois par une branche

« conservatrice » des Tamouls de France, et par des « libéraux » qui déplorent leur zèle dans

une violence jusqu’au-bout-iste.

Ainsi, alors que le discours de la population tamoule de France semble plus ou moins

verrouillé par des associations proches des LTTE, certaines études, rendues difficiles par

l’obstacle de la censure, semblent avoir suscité chez leurs auteurs un biais inverse qui

consisterait, plutôt qu’à étudier les raisons de ce verrouillage, à porter sur lui un jugement

excessivement moralisant. Or le discours pro-Tigres est issu de configurations et de

représentations sociales spécifiques au sein de la population tamoule, et il semblerait pertinent

pour les chercheurs d’aller au-delà de la dénonciation de leur autoritarisme, et de leur manque

de légitimité aux yeux-même d’une part (traditionnaliste) de l’opinion tamoule.

Tout en étant conscient de l’information à laquelle nous n’avons pas accès (au vu du

refus de témoigner de la part d’un grand nombre de personnes), il semble cependant utile

d’être à l’écoute des témoignages que nous avons pu obtenir dans ce cadre.

4. Problèmes d’actualité pour les réfugiés tamouls.

De fait, pour les besoins de cette étude, il s’est effectivement avéré presque impossible

d’accéder à des discours dissonants qui éclaireraient d’un nouveau jour la condition des

immigrés tamouls. Le dialogue avec des Tamouls à Paris (y compris les commerçants établis,

avec pignon sur rue dans le quartier de la Chapelle) ne peut pas se faire sans un médiateur, qui

appartient la plupart du temps à une association tamoule. Cela est d’autant plus vrai de la prise

de contact avec des réfugiés : en raison de l’expansion de la population sri lankaise, ces

derniers ont souvent recours directement aux associations tamoules plutôt qu’aux structures

d’accueil traditionnelles36

. Le discours des représentants associatifs n’est pas « neutre », et

son hégémonie peut constituer un frein à une compréhension plus nuancée des problématiques

en jeu, particulièrement depuis la fin du conflit en mai 2009.

Nous avons interrogé plusieurs personnes travaillant bénévolement dans une des plus

importantes associations française de Tamouls, qui aide les migrants tamouls dans leurs

démarches pour s’installer et vivre en France : l’Organisation de Réhabilitation Tamoule

(ORT - France). Nos entretiens visaient à éclaircir les conditions actuelles d’accueil des

35

ETIEMBLE, op. cit., p. 25. 36

ETIEMBLE, op. cit., p. 24.

12

nouveaux immigrants tamouls, et à éclairer plus particulièrement le point de vue des

associations se revendiquant comme tamoules - bien que d’autres structures françaises (telles

la CIMADE) prennent aussi en charge des réfugiés tamouls.

Une des missions de l’ORT est l’accompagnement et l’aide aux demandeurs d’asile

tamouls :

« Ils s’adressent à nous directement en arrivant en France, ou bien ils nous

sont adressés par d’autres associations françaises. Nous les aidons à remplir les

papiers, nous les accompagnons à l’OFPRA ou à la Cour, et nous les adressons à

d’autres associations pour leurs autres démarches, comme France Terre d’Asile37

. »

Nos interlocuteurs minimisent en général toute idée de rupture en 2009, à la fois dans

les logiques migratoires (motifs de départ, nombre de réfugiés arrivant en France, modalités

du voyage) et dans les conditions d’accueil des pays de destination depuis la « soi-disant fin

de la guerre 38

» :

« Les gens continuent à quitter le pays parce qu’ils ont peur, ils ne se sentent

pas en sécurité. Il y a toujours des enlèvements de Tamouls, des assassinats, au Sri

Lanka39

. »

On notera le contraste entre ce témoignage et le discours officiel de la communauté

internationale sur les réfugiés sri lankais, exprimé par le biais du Haut Commissaire aux

Réfugiés (HCR), et qui affirme qu’avec la « fin du conflit » en 2009,

« L’amélioration globale de la situation incite [...] un nombre croissant de

réfugiés sri-lankais, pour la plupart installés en Inde, dans l’État du Tamil Nadu, à

prendre le chemin du retour40

. »

L’un de nos interlocuteurs note en revanche le durcissement des procédures à

l’encontre des Tamouls d’origine sri-lankaise :

« Depuis quelques années, nous avons eu davantage de cas de personnes qui

ont eu leur demande d’asile rejetée par l’OFPRA, sans recours possible. La raison est

qu’ils sont suspectés de faire partie des LTTE, alors qu’ils sont de simples civils. Ils

ont tout perdu et n’ont pas de papiers qui prouvent leur histoire. Parfois aussi, ils ont

travaillé dans des zones qui étaient contrôlées par les LTTE [au Nord du Sri Lanka],

et on pense donc qu’ils font eux-mêmes partie des LTTE »

Le discours du HCR sur les retours, notamment d’Inde, doit également être nuancé, au

vu de la probabilité qu’un certain nombre d’entre eux soient des retours forcés. Corroborant

cet argument, un interlocuteur précise qu’une nouvelle difficulté s’est ajoutée sur le parcours

des migrants, avec l’ « abandon 41

» par l’Inde des Tamouls sri lankais :

37

Entretien à l’ORT - France, 26 rue du Département, Paris 18ème, avec un bénévole sri lankais francophone

d’une trentaine d’années, durée : 1 heure, janvier 2011 (Entretien n°1 pour référence ultérieure) 38

Id. 39

Id. 40

HCR : Appel global du HCR 2001 - Sri Lanka, http://www.unhcr.fr/4d0b70499.html (page consultée le 8

janvier 2011) 41

Entretien n°1 à l’ORT.

13

« Avant 2009, c’était plus facile, les réfugiés passaient par l’Inde, qui n’est

pas loin, et de là ils partaient pour l’Europe. L’Inde essayait d’aider les Tamouls, elle

a essayé de négocier avec le Sri Lanka. Mais maintenant, à cause des pressions de

l’Union européenne sur l’Inde, elle collabore avec le Sri Lanka, elle interdit aux

réfugiés de passer par le Tamil Nadu et les expulse, donc c’est plus difficile pour

eux. [...] Il est aussi plus difficile de quitter le Sri Lanka qu’avant 2009. Les gens sont

arrêtés soit au Sri Lanka, soit en mer, soit ils sont arrêtés dans des pays qui ne

reconnaissent pas le droit d’asile et sont extradés au Sri Lanka. 42

»

On constate donc que la conjonction entre les politiques européennes en matière

d’immigration, encadrées notamment par le Programme de la Haye de 2004 et qui visait à

« externaliser » le traitement des demandes d’asile en Europe, et le contexte géopolitique

mondial de consensus autour du règlement sri lankais du conflit, font qu’il existe de nouvelles

contraintes à l’accès au droit d’asile des Tamouls du Sri Lanka.

Cet « abandon » indien n’aurait cependant pas d’incidence sur la communauté tamoule

en France, notamment entre Indiens et Sri Lankais, selon notre seconde source :

« Les gens, en Inde comme ici, ne sont pas au courant des questions

politiques, c’est une affaire de politiciens. Il n’y a pas de problèmes entre les

communautés ici, les Tamouls indiens soutiennent les Sri Lankais. Nous organisons

des événements annuels, des concerts, des commémorations, des événements sportifs,

où nous invitons de célèbres artistes indiens, et ils sont ouverts à tout le monde, des

Indiens, des Sri Lankais, des Français viennent. [...] Notre événement de juillet

accueille 15 000 à 20 000 visiteurs. »

En dehors de cela, il n’y aurait pas d’altération fondamentale des conditions de vie de

la population tamoule en France. Celle-ci regretterait néanmoins le manque d’attention de la

France aux problèmes au Sri Lanka.

« En 2009, des centaines de gens se sont rassemblés, pendant des semaines,

au Trocadéro, à la Tour Eiffel et à République pour protester contre la guerre. Ce

n’était pas organisé par des associations, c’était spontané. Les gens ont manifesté jour

et nuit, certains ont même fait des grèves de la faim. Mais il n’y a eu aucune

considération pour le mouvement. Les seuls échos dans la presse ont présenté ces

mouvements comme des manifestations des LTTE, alors qu’il s’agissait de simples

gens, des civils, et pas seulement des Tamouls, il y avait aussi des Français43

. »

Nos interlocuteurs ont conscience que l’image entretenue par les médias français sur

les Tamouls a souvent tendance à insister sur leurs liens avec les Tigres et le terrorisme, sur

leurs pratiques « mafieuses », etc.44

. Ainsi, le fait que des Français ou des institutions

françaises participent aux événements de la vie culturelle tamoule semble être une caution de

l’absence d’enjeu politique ou ethnique, ou d’activisme terroriste, mais au contraire la

gageure d’une cause dépolitisée, voir humanitaire. D’ailleurs, l’argument humanitaire entre

dans la rhétorique associative :

« Avant 2009, nous avions des programmes humanitaires principalement au

Sri Lanka, par exemple auprès des victimes tamoules du tsunami. Nous avons

42

Entretien à l’ORT, avec un bénévole occupant une position de responsabilité à l’ORT, d’une quarantaine

d’année, entretien en Tamoul avec interprète, 1 heure, janvier 2011 (entretien n°2) 43

Entretien n°1. 44

RFI, « Les Tigres tamouls dans la ligne de mire », op. cit.

14

construit des écoles maternelles et primaires avec des subventions de la Mairie de

Paris, de Sarcelles, d’autres communes d’Ile-de-France ; des maisons d’accueil pour

les personnes âgées, des centres de formation, et nous subventionnions la chirurgie

pour les enfants, car tout le monde n’a pas les moyens d’avoir accès aux soins là-bas.

Mais après la guerre, toutes les ONG qui venaient en aide aux Tamouls ont été

interdites par le gouvernement sri lankais ; nous avons écrit une lettre au

gouvernement et à l’ambassade à Paris, mais elle est restée sans réponse. Donc, des

programmes tels que ceux que nous menions avant sont impossibles pour le moment.

Nous essayons quand même d’aider en envoyant de l’argent aux gens sur place45

. »

Ceci dit, la politisation du discours se mêle avec la question de l’immigration :

« Après la guerre, des diplomates tamouls tout autour du monde se sont

rassemblés, et la décision a été prise de créer un gouvernement tamoul transnational.

Tous les pays où il y a des communautés tamoules ont élu leurs députés. En France,

nous avons élu cinq députés, dont l’un d’entre eux a été nommé Ministre de

l’Intérieur du gouvernement tamoul. C’est Balachandran Nagalingam, l’ancien

président de l’ORT-France. Le Sri Lanka a essayé de faire interdire les élections,

mais elles ont quand-même eu lieu. En France, les élections se sont tenues en Ile-de-

France et en province aussi. Parfois elles avaient lieu dans les locaux de la Mairie,

avec des représentants des arrondissements46

. »

5. Conclusion.

La population tamoule en France connait des difficultés croissantes, liées à la

dégradation de l’image du mouvement séparatiste sri lankais et à sa défaite – qui, affirment de

nombreux observateurs, ne sera probablement qu’une étape transitoire avant une reprise des

combats. Ces difficultés pour les Tamouls sri lankais, à la fois au Sri Lanka et dans les pays

où ils vont chercher l’asile, vont selon toute probabilité persister dans les temps, avec la

cristallisation d’un discours de plus en plus favorable au gouvernement sri lankais au sein des

institutions internationales et des gouvernements au Nord.

Ce durcissement du traitement des Tamouls à l’étranger pourrait avoir pour

conséquence d’accentuer la perception d’un abandon des Tamouls par le reste du monde, et

d’exacerber les phénomènes de repli sur la « communauté » et du militantisme, avec ses

retombées en termes de censure, de taxation, et d’intimidation sur les Tamouls dans leur

ensemble. Néanmoins, la communauté tamoule en France a appris à vivre avec ces paradoxes,

et n’aura d’autre choix, dans les années à venir, que de poursuivre la difficile reconstruction

d’une identité écartelée entre le Sri Lanka, l’international, et le pays d’accueil. La « fin du

conflit » au Sri Lanka pourrait donc donner lieu, au contraire, à une prolongation du conflit

identitaire au sein de la communauté tamoule.

45

Entretien n°2. 46

Entretien n°3.

15

ANNEXES

Plan du quartier de La Chapelle

.

Principales nationalités des primo-demandeurs d’asile en 2008 et 200947

47

Source : Rapport d’activité OFPRA 2009, p.8.

http://www.ofpra.gouv.fr/documents/Rapport_Ofpra_2009_complet_BD.pdf (Page consultée le 19/02/2011). .

Voir également les nombreuses autres analyses statistiques des rapports d’activité de l’OFPRA :

http://www.ofpra.gouv.fr/index.html?xml_id=269&dtd_id=10

16

Demandes d’asile, Rééxamens et prises de décision par nationalité, année 2009

48

SOURCES.

1. Entretiens

- Entretien avec un Franco-Indien originaire de Pondichéry d’une cinquantaine

d’années, janvier 2011, 15 minutes.

- Entretien avec une Française d’origine sri-lankaise d’une vingtaine d’années, février

2006, 30 minutes.

- Entretien à l’ORT - France, 26 rue du Département, Paris 18ème, avec un bénévole sri

lankais francophone d’une trentaine d’années, durée : 1 heure.

- Entretien à l’ORT, avec un bénévole occupant une position de responsabilité à l’ORT,

d’une quarantaine d’année, entretien en Tamoul avec interprétation, 1 heure.

- Entretien téléphonique avec le Ministre de l’intérieur du Gouvernement transnational

tamoul (prospectif).

2. Entretiens refusés

- Entretiens refusés par une dizaine de commerçants de la rue du Faubourg Saint-Denis,

rue Louis Blanc, passage Brady, etc.

- Entretiens refusés par des fidèles à l’entrée d’un temple hindou du 18ème

arrondissement de Paris.

- Demande sans suite d’entretien avec l’Organisation des Jeunes Tamouls (OJT -

France)

48

Id., annexe III, p. 58.

17

3. Cours et conférences universitaires

VALLUY, Jérôme, cours « Réfugiés » à l’Institut des Etudes du Développement économique

et social (IEDES), Université Paris 1 - Panthéon Sorbonne, Master 2 Professionnel « Crises,

Intervention d’urgence et Action de développement », 1er octobre 2010 - 7 janvier 2011.

BIBLIOGRAPHIE INDICATIVE

1. Articles de presse

New York Times (article non signé) : « Sri Lanka », 9 septembre 2010,

http://topics.nytimes.com/top/news/international/countriesandterritories/srilanka/index.html

(Page consultée le 8 janvier 2011).

RFI (article non signé) : « Les rebelles tamouls admettent leur défaite », 17 mai 2009,

http://www.rfi.fr/actufr/articles/113/article_81108.asp (page consultée le 3 janvier 2011).

WEAVER, Matthew, « Sri Lanka declares end to war with Tamil Tigers », The Guardian, 19

mai 2009, http://www.guardian.co.uk/world/2009/may/18/tamil-tigers-killed-sri-lanka (page

consultée le 8 janvier 2011).

2. Documents institutionnels

OFPRA : Rapports d’activité 2007, 2009,

http://www.ofpra.gouv.fr/documents/Rapport_OFPRA_2007_BD.pdf

HCR : Appel global du HCR 2001 - Sri Lanka, http://www.unhcr.fr/4d0b70499.html

3. Documents associatifs ou non-gouvernementaux

CICR (document non signé), « Annual Report 2009: Sri Lanka»,

http://www.icrc.org/eng/assets/files/annual-report/icrc-annual-report-2009-sri-lanka.pdf

(page consultée le 8 janvier 2009).

Jérôme Valluy, « Contribution à une sociologie politique du HCR : le cas des politiques

européennes et du HCR au Maroc », Réseau Terra, mai 2007, En ligne : http://www.reseau-

terra.eu/article571.html (page consultée le 10/01/2011).

4. Articles de périodiques

AGIER, Michel, « Between War and City. Towards an Urban Anthropology of Refugee

Camps », Ethnography, 2002, vol. 3, n°3, p. 317-366.

ETIEMBLE, Angelina, « Les ressorts de la diaspora tamoule en France », Synesthesie, juin

2001,

http://www.synesthesie.com/mobilites/popup/Etiemble_Les_ressorts_de_la_diaspora_tamoule

_en_France.pdf (consulté le 3 janvier 2011)

18

GOREAU-PONCEAUD, Anthony, « La diaspora tamoule en France : entre visibilité et

politisation », Echogéo, 13 mai 2009, http://echogeo.revues.org/11157 (page consultée le 3

janvier 2011)

5. Ouvrages

COHEN, Robin, Global Diasporas: An Introduction, Londres : Routledge, 1997.

FUGLERUD, Life on the outside. The Tamil Diaspora and Long Distance Nationalism,

Londres : Plutopress, 1999.

ROTBERG, Robert, « From Mayhem toward Diplomatic Resolution », in ROTBERG,

Robert, Creating Peace in Sri Lanka: Civil War and Reconciliation, Washington : Brookings

Institution Press, 1999, pp. 1-16.