Multiplication et illisibilité des niveaux politiques : quelles ressources philosophiques ?

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La multiplication des niveaux du politique Multiplication des niveaux et appropriation du politique « L'illisibilité des pouvoirs comme problème politique » Laurent Chapuis, CIPPA – Paris-Sorbonne, laurent.chapuis@paris- sorbonne.fr Vous pourriez être surpris, trouver original et presque paradoxal, d'attribuer le prédicat « lisible » au sujet « pouvoir ». En effet, d'ordinaire, ce n'est pas ce prédicat qui lui est attribué, mais par exemple « légitime », « public » ou « économique », « spirituel » ou « temporel », « civil » ou « absolu ». Lorsque, sur quelques dizaines de centimètres de voie publique, le citoyen français doit comprendre le périmètre d'action et l'articulation de trois personnes publiques distinctes qui se partagent la compétence sur la voirie, l'éclairage public et le stationnement, enfin sur le trottoir, il est dès lors aisé de formuler le constat que la question « qui peut quoi ? » est devenue redoutable. À côté de cet exemple fort peu complexe sur la gestion de la voirie, nous pourrions réfléchir à l'organisation de certaines politiques publiques, qui, comme le logement, l'aide sociale ou la culture, laisse le citoyen dans l'incapacité de formuler une réponse éclairée, parce que la réponse elle-même n'est pas éclairée. Lorsque par ailleurs cette répartition des compétences n'est pas homogénéisée — parce que le transfert de 1

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La multiplication des niveaux du politique

Multiplication des niveaux et appropriation du politique

« L'illisibilité des pouvoirs comme problème politique »

Laurent Chapuis, CIPPA – Paris-Sorbonne, [email protected]

Vous pourriez être surpris, trouver original et presque

paradoxal, d'attribuer le prédicat « lisible » au sujet

« pouvoir ». En effet, d'ordinaire, ce n'est pas ce prédicat qui

lui est attribué, mais par exemple « légitime », « public » ou

« économique », « spirituel » ou « temporel », « civil » ou

« absolu ».

Lorsque, sur quelques dizaines de centimètres de voie publique,

le citoyen français doit comprendre le périmètre d'action et

l'articulation de trois personnes publiques distinctes qui se

partagent la compétence sur la voirie, l'éclairage public et le

stationnement, enfin sur le trottoir, il est dès lors aisé de

formuler le constat que la question « qui peut quoi ? » est devenue

redoutable. À côté de cet exemple fort peu complexe sur la gestion

de la voirie, nous pourrions réfléchir à l'organisation de

certaines politiques publiques, qui, comme le logement, l'aide

sociale ou la culture, laisse le citoyen dans l'incapacité de

formuler une réponse éclairée, parce que la réponse elle-même

n'est pas éclairée. Lorsque par ailleurs cette répartition des

compétences n'est pas homogénéisée — parce que le transfert de

1

certaines compétences de la commune à l'E.P.C.I.1 sont optionnels,

parce que les E.P.C.I. fixent leurs propres compétences — ni à

l'échelle nationale ni encore moins à l'échelle européenne,

comment une culture politique commune peut-elle advenir ? Est-ce à

dire que les sciences politiques et administratives devraient

pouvoir faire partie du socle commun de compétences de l'éducation

et de la citoyenneté ? Si les spécialistes de sciences

administratives et politiques peuvent répondre — certains ne le

peuvent, soit dit en passant, qu'à la condition d'une étude aussi

copieuse que spécifique — le fait que les citoyens ne le puissent

est un problème politique.

Problème politique, d'abord parce que le pouvoir politique

fonctionne à partir de sa représentation comme pouvoir — je ne

rappellerai pas ici la substance des Trois discours sur la condition des

grands attribué à B. Pascal — et de la représentation de ses

objectifs dans les théories contractualistes. Chez J.-J. Rousseau,

comme chez Rawls, l'association politique n'est pas un but en soi,

mais elle est réalisée pour atteindre un but commun qui a une

valeur supérieure à ce contrat. Chez Rousseau, cela prend la forme

d'une convention « jamais formellement énoncées » et « partout

tacitement admise ». Cette convention est faite selon «  la suprême

direction de la volonté générale », qu'il assimile à la production d'« un corps

moral et collectif composé d’autant de membres que l’assemblée a de voix, lequel reçoit de

ce même acte son unité, son moi commun, sa vie et sa volonté »2. Chez

Rawls, l'idée de contrat social est celle d'une fiction servant à

1 Établissement Public de Coopération Intercommunale, habituellement désignéscomme formant l'intercommunalité, et regroupant les syndicats mixtes, lessyndicats intercommunaux, les communautés d'agglomération, les métropoles.

2 Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, éd. Robert Derathé, Paris, France,Gallimard, 1993, 535 p., Livre I, chapitre VI.

2

montrer comment, dans une situation hypothétique, les deux

principes de justice seraient adoptés par tous pour régir la

société. Ces quelques rappels n'ont pour but que de montrer

combien la pensée contractualiste est tributaire de fiction, de

récits, de représentations hypothétiques, comme dans l'expérience

de pensée pascalienne. Ces représentations prennent sens dans des

récits. Ainsi, alors que le mythe révolutionnaire donne aux

pouvoirs républicains, centralisés et unitaires, leur lieu et leur

efficacité, l'organisation multi-niveaux des pouvoirs n'a plus de

puissance symbolique fondatrice : elle manque de relais dans les

subjectivités, alors même qu'elle correspond à l'esprit de la

démocratie libérale définie comme régime de limitation et de

séparation des pouvoirs.

Problème politique ensuite, parce que les compétences — les

pouvoirs au sens de la théorie juridique — sont quelquefois

exclusives, mais souvent interdépendantes et partagées. Pouvoirs

multiples, séparés mais emboîtés : « le pouvoir politique » est

désormais une donnée agrégée — artificiellement homogène — de «

sous-pouvoirs » et « sur-pouvoirs » hétérogènes (pouvoirs

déconcentrés, décentralisés, transférés, directs ou indirects).

En conserver un concept agrégé ne permet pas d'en déterminer et

d'en analyser les modes d'exercice, les évolutions, les effets de

groupes. Nous pourrions même affirmer qu'aujourd'hui, à la

rigueur, « le pouvoir » est plus une notion qu'un concept

politique. Et nous ne pourrions dire mieux qu'Ulrich Beck

lorsqu'il écrit qu' « en réalité, [...] les anciennes catégories

du pouvoir et de la politique centrés autour de l’État deviennent

des catégories zombies »3. Mais tandis qu'il concentre son analyse3 Ulrich Beck, « Redéfinir le pouvoir à l’âge de la mondialisation : huit

3

sur « un méta-pouvoir économique », nous la fondons sur des

pouvoirs politiques, et des infra-pouvoirs comme des méta-

pouvoirs : bref, sur une analyse multi-niveaux du pouvoir.

1. Dissémination et appropriation politique des pouvoirs

P. Rosanvallon (2008) a décrit un mouvement historique de

concentration de la démocratie explicable par le suffrage direct.

Inversement, il décrit une « logique de dissémination, de

diffraction et de démultiplication » (p. 348), précisant que « la

représentation [...] prend dorénavant des formes qui se

diversifient et se superposent pour s'accomplir ».

Selon lui, le paradigme de la représentation politique a

évolué : il est passé de la « logique d'identification entre

gouvernants et gouvernés » à celle d'une « distance reconnue dans

sa nécessité fonctionnelle », opposant par là même deux

démocraties, une démocratie d'identification à un démocratie d'appropriation (p.

350).

Cette notion d'appropriation est la clef de voute de sa pensée,

puisque la « division effective des pouvoirs vers laquelle tendent

les démocraties contemporaines réside dans l'existence des formes

contre-démocratiques et des institutions de démocratie indirecte »

(p. 351).

C'est ici que mon chemin se sépare de l'analyse de P.

Rosanvallon. Si l'objectif reste partagé, à savoir celui d'une

appropriation sociale des institutions, la solution proposée par

P. Rosanvallon repose sur le passage de formes de démocraties

indirectes à des formes de démocraties directes, passage dont la

France possède un bon exemple dans la réforme récente du mode dethèses », Le Débat, n° 125, mai 2003, p. 75-84.

4

désignation des délégués des communes dans les EPCI à fiscalité

propre, auparavant au scrutin indirect, et désormais au scrutin

direct. Or nous avons des raisons de penser que ce paradigme

participatif constitue un présupposé politique ; nous

souhaiterions lui substituer un paradigme narratif ou historique.

Pourquoi substituer un paradigme narratif au paradigme

participatif ? P. Rosanvallon précise de manière programmatique et

heuristique : « les citoyens ne considéreront que [les

institutions de la démocratie] les expriment et qu'elle les

servent que si les preuves de leur utilité sont insérées de façon

compréhensible par tous dans une philosophie partagée de la

démocratie » (p. 352), ajoutant que c'est la condition « pour que

le pouvoir soit contraint de se faire de façon plus lisible et

plus explicite » (ibid.). Introduisant la propriété de lisibilité du

pouvoir et des manières de le faire, P. Rosanvallon introduit

l'idée d'un symbolisme.

Cette introduction de l'idée d'un symbolisme du pouvoir est

classique. Elle nous a amené à nous interroger sur les liens qui

pouvaient exister entre l'institution et le symbolique, et le

symbolique et l'imaginaire. Dans l'ouvrage L'institution imaginaire de la

société, C. Castoriadis précise que « la maîtrise du symbolisme des

institutions ne poserait donc pas de problèmes essentiellement

différents de ceux de la maîtrise du langage »4. Or, poursuit-il

« le symbolique est ce qu'utilise l'imaginaire « pour exister et

s'exprimer ». Les sociétés cherchent donc dans l'imaginaire, selon

lui, « le complément nécessaire à leur ordre, […] quelque chose

d'irréductible au fonctionnel […] qui confère à ses facteurs réels

4 Cornelius Castoriadis, L’Institution imaginaire de la société, Paris, France, Éditions duSeuil, 1975, 502 p., ici p. 176 et suiv.

5

telle importance et telle place dans l'univers que se constitue

cette société », par où l'auteur montre que la réduction de la

signification de l'institution au fonctionnel n'est « que

partiellement correcte » et procède d'une inversion causale :

c'est l'imaginaire qui donne sens au fonctionnel, non l'inverse.

Marcel Gauchet écrit tout aussi radicalement, dans un article

intitulé Les tâches de la philosophie politique, que « la constitution de la

politique, cela veut dire la formation d’un pouvoir appropriable par

la communauté politique, d’un pouvoir en lequel la collectivité

peut se projeter et se reconnaître, à l’opposé de la formule des

anciens pouvoirs qui se présentent et s’exhibent sous le signe du

dissemblable et de l’hétéronomie »5. Cette appropriation passe,

selon lui, non seulement par la participation des citoyens mais

aussi par l'individualisation du lien social et politique,

notamment à partir du caractère sans cesse constituant du pouvoir

démocratique — un pouvoir sans certitude, qui se pense sans cesse

lui-même.

Quelles sont conséquences de tout ceci pour notre propos ? Il

s'agissait pour moi d'introduire la « lisibilité » comme propriété

de mon objet, c'est désormais chose faite. Plusieurs risques se

dessinent si cette philosophie partagée, autre nom de la

lisibilité annoncée, est manquante : l'avénement d'une démocratie

impolitique, dépolitisée et antipolitique, composée de manière

hétéroclite, d'un rejet des politiques et du politique, rejet des

institutions, du suffrage et du dissensus.

2. La philosophie politique contemporaine et l'impératif

5 Marcel Gauchet, « Les tâches de la philosophie politique », Revue du MAUSS, no 19, mars 2002, p. 275-303.

6

d'appropriation sociale des pouvoirs : une prescription sans

traitement.

« Ce qui fait l'essence même de la démocratie [est]

l'appropriation sociale des pouvoirs »6. En ce sens, la suffrage a

été historiquement le mode d'appropriation de l'État par le

citoyen.Trois raisons fondent, selon P. Rosanvallon, un impératif

d'appropriation sociale : premièrement, l'appropriation des

pouvoirs par les citoyens favorise leur « valorisation d'eux-

mêmes », deuxièmement elle conditionne « l'efficacité de l'action

publique » et troisièmement « détermine la façon dont [les

citoyens] appréhendent la qualité démocratique du pays ».

La question qui nous guide désormais est donc : comment

concevoir cette philosophie partagée de la démocratie, comment

favoriser cette lisibilité et cette appropriation sociale ?

Nous le voyons, la première condition est de produire cette

philosophie partagée. Or elle n'existe pas, à notre connaissance ;

et nous pouvons même constater que la philosophie politique

contemporaine se développe en grande partie sur d'autres objets,

et dans d'autres directions. Quels sont ces objets ? Il est

difficile de dresser un panorama aussi complet que synthétique, et

surtout, nous prendrions le risque, en l'entreprenant, de sortir

du cadre fixé par l'objet de cette rencontre. Mais la philosophie

politique française se caractérise plus par d'autres débats, comme

le souligne C. Larmore7 :

un débat général sur la rationalité politique, et donc sur la6 Pierre Rosanvallon, La légitimité démocratique: impartialité, réflexivité, proximité, Paris,

France, Éd. du Seuil, 2008, 367 p., (« Les Livres du nouveau monde, ISSN 1954-0558 »), p. 21.

7 Alain Renaut, Patrick Savidan et Pierre-Henri Tavoillot, Histoire de la philosophiepolitique, tome 5 : Les Philosophies politiques contemporaines, Calmann-Lévy, 1999, 500 p.,p. 97-124.

7

question de savoir s'il existe des connaissances morales ou

des vérités pratiques ;

un débat sur le concept d'autonomie du sujet comme fondement de

l'humanisme moderne, où s'affrontent néokantiens et

wittgensteiniens, en ce que les premiers fondent l'autonomie

sur la liberté et les seconds sur les règles, débat dont une

des issues possible est la dissociation radicale du droit et

de la morale, notamment dans le positivisme juridique

kelsenien, et qui s'articule au retour à des théories du

droit naturel comme instance critique du droit ;

un débat sur l'universalisme, qu'il soit considéré à partir de

la question morale ou de celle des droits, et sa fondation

sur l'idée d'un droit naturel, impliquant le recours à des

concepts métaphysiques et à l'hétéronomie du sujet ;

le dernier débat porte selon lui sur la question de savoir si

nos raisonnements politiques et moraux sont pensables ex nihilo,

à partir des lois de la raison ou toujours historiquement

enracinés, débat à l'intérieur duquel il situe les

discussions autour de la théorie rawlsienne de la justice,

dans la mesure où se pose la question de savoir si nos

principes de justice possèdent une justification purement

rationnelle et procédurale ou si ces procédures sont déjà

elle-mêmes prises dans une tradition et un langage moral

déterminé.

Néanmoins, et si nous tenons à l'écart l'ensemble de la

production d'histoire de la philosophie, force est de constater

que la philosophie politique qui reste à notre disposition est fort

peu appliquée à l'analyse multi-niveaux des pouvoirs. Si nous

8

recherchons du côté de la philosophie politique une pensée des

formes politiques récentes que sont les concepts de

supranationalité (qu'il soit sui generis avec l'Union Européenne ou

plus classique avec le droit international public), de

décentralisation ou de déconcentration territoriales, nous

constatons que la production sur ces sujets est limitée. À

l'exception, et ce n'en est pas une petite, de J. Habermas et J.-

M. Ferry (nous y reviendrons), lesquels ont pleinement intégré la

supranationalité à leur réflexion théorique, un petit nombre de

chapitres d'ouvrages de philosophie politique se consacrent à

penser le fait que l'État-Nation n'est plus l'unique cadre de

notre pensée des formes politiques8. Pour les auteurs de ces

chapitres, ces nouvelles formes politiques constituent plus des

limites au-delà desquelles leurs réflexions ne peuvent s'étendre, que

des bornes définies comme repères pour quantifier positivement la

validité de leurs énoncés.

Ainsi S. Mesure et A. Renaut précisent que « le contexte de

toute cette interrogation » sur l'identité démocratique est,

« pour les sociétés dites continentales, celui de la construction

européenne »9. P. Manent, quant à lui, ne fait que dessiner un

choix : « si vous pensez avec Dante qu'il y a une société générale

du genre humain, que celui-ci est virtuellement en ordre dans son

tout, vous serez favorable à la construction européenne actuelle,

y compris avec le caractère d'extension indéfinie qui la signale.

Si vous pensez avec Rousseau qu'une telle société générale, qu'un

tel ordre, n'existe pas, vous serez comme lui partisan de la

8 Sylvie Mesure et Alain Renaut, Alter ego: les paradoxes de l’identité démocratique, Paris,France, Flammarion, 2001, p. 297-298 et Pierre Manent, Cours familier de philosophiepolitique, Paris, France, Gallimard, impr. 2004, 2004, p. 71-84.

9 Sylvie Mesure et Alain Renaut, op. cit., p. 297.

9

nation, c'est-à-dire d'un ordre politique qui avoue sa

particularité »10.

Dans son article intitulé Les tâches de la philosophie politique,

précédemment cité, Marcel Gauchet n'évoque pas ces formes

nouvelles de souveraineté, ni les tensions qui s'exercent sur la

notion même de souveraineté. Si donc la supranationalité constitue

pour certains un fait nouveau et générateur, notamment mais pas

exclusivement à l'aune de la construction d'une Union Européenne,

elle est loin de s'imposer comme question centrale de la

philosophie politique, ni dans son processus de développement, ni

dans ses conséquences pour notre pensée politique. Pire encore est

la situation, il faut en convenir, pour les processus de

décentralisation et de déconcentration des pouvoirs en France,

soit que les philosophes politiques laissent sous silence le fait

que ces processus politiques ne possèdent pas d'intérêt pour leur

réflexion théorique, soit qu'ils n'en discernent pas.

Ce silence relatif est d'autant plus incompréhensible que la

philosophie politique française a connu l'influence de M.Foucault.

En 1976, dans son cours prononcé au collège de France11, Michel

Foucault dégageait définitivement le concept de pouvoir du cadre

au sein duquel il était habituellement pensé : le cadre juridico-

institutionnel et celui de l'État-Nation. À la suite d'Althusser12,

pouvoir et histoire n'étaient plus attribuables à un ou des

sujets. Il créait les concepts désormais fameux de « micro-

pouvoirs » (1976), de « biopolitique » (1978) et les « jeux de

10 Pierre Manent, op. cit., p. 84.11 Michel Foucault, Il faut défendre la société: cours au Collège de France, 1975-1976, éds. Mauro

Bertiani et Association pour le Centre Michel Foucault, Paris, Seuil, 1997,283 p., (« Hautes études »).

12 Louis Althusser, Positions, Paris, France, Éditions sociales, 1982, 185 p..

10

pouvoir » (1978), objet d'une philosophie analytique de la

politique qu'il n'a fait qu'ébaucher. De manière programmatique,

prenant modèle sur ce que la philosophie analytique fait avec

« l'usage quotidien que l'on fait de la langue », il invente par

analogie une « philosophie analytico-politique » qui ferait de

même avec le quotidien des relations de pouvoir : qui « se donne

pour tâche d'analyser, d'élucider, de rendre visible, et donc

d'intensifier les luttes qui se déroulent autour du pouvoir, les

stratégies des adversaires à l'intérieur des rapports de pouvoir,

les tactiques utilisés, les foyers de résistance, à condition en

somme que la philosophie cesse de poser la question du pouvoir en

terme de bien ou de mal, mais en terme d'existence […] simplement,

essayer d'alléger la question du pouvoir de toutes les surcharges

morales et juridiques dont on l'a affecté et poser cette question

naïve [...] : les relations de pouvoir, en quoi cela consiste-t-

il ? »13. Il développait donc une conception stratégique et diffuse

du pouvoir, au moment où en France, le législateur procédait

parallèlement à deux types de transfert de souveraineté : au

niveau supranational et au niveau territorial. Coïncidence ? En

moins de vingt ans, l'organisation et la pensée politique seront

bouleversées : les lois de décentralisation de 1982, l'acte unique

de 1986, prolongeront cette transformation et la sédimenteront.

La question des relations de pouvoir posée par M. Foucault est

cependant aiguë. Cette nouvelle coexistence de strates nationale,

supranationale et territoriale induit des stratégies, comme le

signifie le concept même de compétence (du latin petere, qui

signifie rechercher). Les relations entre les pouvoirs sont

13 Michel Foucault, Dits et écrits, 1954-1988, II: 1976-1988, Paris, Gallimard, 2001, 1735 p., (« Quarto »), p. 540.

11

essentiellement des compétitions de compétence, compétition que le

droit administratif a la responsabilité d'encadrer. Mais

l'encadrement par le droit administratif reste un encadrement lié

à un processus d'action en litige. Or, en amont des litiges, on

trouve d'autres critères susceptibles de constituer des raisons

politiques : l'efficacité de l'action publique, l'opportunité

politique, mais aussi et surtout l'opinion publique.

Ainsi, du refus de transfert de compétence de communes à des

intercommunalités alors même que ces compétences ne sont pas

exercées par ces communes ; ainsi, du principe de subsidiarité en

droit de l'union, véritable contre-pouvoir régional du pouvoir

supranational, mais qui prend la forme d'un pouvoir d'empêchement

de l'action ; ainsi, des stratégies de mutualisations locales ou

continentale des pouvoirs avec effets de groupes politiques14. La

démultiplication des niveaux génèrent des concepts politiques

nouveaux, comme celui de « chef de file », et tendent à créer de

nouveaux types d'unités politiques, échappant à au processus

classique de la formation de la volonté politique.

Un examen analytique des relations de pouvoirs serait

instructif, mais il dépasse, tant par sa méthode que par son

contenu, l'objectif de notre démarche d'aujourd'hui. Il

permettrait en effet d'éclairer plus précisément ce que nous

nommons, par suffisance intellectuelle, efficacité de l'action

publique ou fonctionnement des pouvoirs publics. Bornons-nous

toutefois à constater que ces relations de pouvoirs entre les14 Nous renvoyons sur ce point, par exemple, à la carte de l'intercommunalité en

région PACA en France et plus spécifiquement à l'intercommunalité deMarseille et Aix-en-Provence ; de la même manière au niveau de l'UnionEuropéenne, nous renvoyons à la structure d'opportunité qu'incarnel'intergouvernementalité (le Conseil) face à la méthode communautaire (laCommission).

12

pouvoirs constituent un angle mort de la philosophie politique

contemporaine.

3. Des tentatives de redistribution effective de la pensée des

pouvoirs politiques : J.-M. Ferry et J. Habermas.

Dans notre perspective, la compréhension des phénomènes de

normativité politiques et juridiques contemporains, autre nom de

la répartition des pouvoirs ou des compétences, procède d'une

déconstruction et d'une redistribution du concept de pouvoirs,

déconstruction et redistribution qui ne sont pas appropriées par

les citoyens.

Bien sûr, évoluant dans le champ de la philosophie politique,

nous n'avons pas d'études quantitative ou empirique pour étayer

cette affirmation. Elle est donc largement prospective et

heuristique, et elle est soumise aux résultats obtenus par

d'autres disciplines comme les sciences politiques ou la

sociologie politique. Comment néanmoins décrire cette

déconstruction et cette redistribution nécessaires ?

Cette déconstruction et cette redistribution passent d'abord

par la pluralisation des pouvoirs. Le cadre traditionnel de la

pensée politique, spécialement sur le concept central qu'est le

concept du pouvoir, est l'État-Nation : il n'y a qu'à se référer

sur ce point à l'ouvrage de Bertrand de Jouvenel, Du pouvoir : histoire

naturelle de sa croissance, datant de 1945. L'obsolescence dont celui-ci

est victime est criante, en ce qu'il ne considère que l'État-

Nation comme personne morale exerçant le pouvoir politique.

L'analyse de l'évolution des formes de légitimité menée par P.

Rosanvallon dans La légitimité démocratique est ici transposée à celle de

13

l'évolution des formes de normativité politique (ou phénomènes de

puissance, d'obéissance ou de coercition caractérisant les pouvoirs publics).

À l'instar de cet auteur, nous estimons qu'il faut d'abandonner

une conception moniste et substantialiste des faits politiques,

laquelle se caractérise par la mobilisation de concept tels que le

ou la politique, le pouvoir. Cela implique ensuite de complexifier

les approches méthodologiques, et donc nos descriptions des faits

politiques comme nos enquêtes philosophiques. Certains auteurs

participent déjà pleinement de cette redistribution et de cette

complexification de nos descriptions, tels J. Habermas ou J.-M.

Ferry.

A/ Le fait postnational selon J. Habermas :

J. Habermas écrit qu'« il s'agit essentiellement de savoir s'il

est possible de faire surgir la conscience qu'une solidarité

cosmopolitique est nécessaire dans les sociétés civiles et les

espaces publics politiques des régimes qui commencent à s'unir à

grande échelle. Car ce n'est que sous la pression d'un tel

changement dans la conscience des citoyens, rendu effectif au

niveau de la politique intérieure, qu'il sera possible de changer

l'idée qu'ont d'eux-mêmes les acteurs capables d'agir à l'échelle

de la planète »15. Cet appel à la « conscience » nécessaire est un

appel à l'appropriation sociale et à la lisibilité des processus

supranationaux.

Chez Habermas, cette appropriation sociale passe moins par le

concept de participation16 que par celui de communication, comme

15 Jürgen Habermas, Après l’État-nation: une nouvelle constellation politique. Paris, Fayard,2000, chapitre IV « Au-delà de l’État Nation ? »

16 Jürgen Habermas, Raison et légitimité: problèmes de légitimation dans le capitalisme avancé,trad. Jean Lacoste, Paris, France, Payot, 2012, 248 p.

14

méthode de genèse normative et processus de formation de la

volonté. Plus exactement, il s'agit selon lui de combiner une

rationalité de type communicationnelle, de type incrémentale et

participative, avec une rationalité fonctionnaliste,

technocratique et stratégique, inspirée de la théorie des systèmes

de Luhman, globale et sans participation17. Nous renvoyons sur ce

point, pour un approfondissement, à Raison et légitimité et à son

chapitre III, « Sur la logique des problèmes de légitimation ».

Pour J. Habermas, le choix d'un type de rationalité est décisif,

en ce qu'il ne saurait être question de sacrifier les composantes

de la « dignité humaine » à cette rationalité fonctionnelle et

systémique, caractérisée par des « prétentions à la puissance […]

et au monopole [qui ne seraient pas] mesurées, comme dans le

Léviathan, aux critères de la rationalité pratique »18.

Dans l'ouvrage intitulé Après l'État-Nation, et principalement dans

son chapitre « La constellation postnationale et l'avenir de la

démocratie », J. Habermas propose cette analyse de la structure de

l'État-Nation : « l'État moderne est né en tant qu'État

administratif et fiscal, et en tant qu'État territorial souverain,

et il a pu se développer dans le cadre de l'État-Nation pour

prendre la forme d'un État de droit démocratique et d'un État

social »19. Le mérite de cette analyse consiste à poser

objectivement et explicitement la question de savoir si les défis

postnationaux, comme J. Habermas les nomme lui-même, entament la

« capacité d'une société nationale à assurer son autorégulation

démocratique ». Si, en effet, il résulte de l'analyse des formes

politiques postnationales qu'elles améliorent « la sécurité17 Ibidem, p. 216.18 Ibidem, p. 220.19 Jürgen Habermas, op. cit., sect. 2, II.

15

juridique et l'efficacité de l'État administratif, la souveraineté

de l'État territorial, l'identité collective et la légitimité

démocratique de l'État-Nation », il ne ferait aucun doute que ces

formes nouvelles seraient jugées politiquement utiles.

Plus encore, J. Habermas procède à une déconnexion des concepts

de démocratie et de nation : c'est la condition même de la thèse

du « patriotisme constitutionnel ». Il explique ainsi que « c'est

une erreur de penser que l'ordre démocratique requiert par nature

un ancrage mental dans la Nation entendue comme communauté

prépolitique fondée sur un destin partagé »20. Il reconnaît donc

que cette redistribution et cette complexification de notre

concept des pouvoirs politiques est possible en restant à

l'intérieur d'un régime de type démocratique et représentatif.

Il conclut que « nous ne serons à même de répondre

rationnellement aux défis de la mondialisation que si nous

réussissons à développer dans la constellation postnationale un

certain nombre de formes nouvelles d'autorégulation démocratique

de la société »21, sans préciser l'échelle de la société dont il

parle, ni déterminer ces « formes nouvelles ». De même lorsqu'il

évoque les positions partisanes europhiles et eurosceptiques, J.

Habermas appelle à un projet « image de l'Europe future qui

éveille l'imagination et suscite, dans les différentes arènes

nationales, un débat public autour d'un thème commun ». Cette

image, renvoyant le lecteur à la relation de l'institution avec

l'imaginaire, demeure manquante.

B/ « La médiation d'une culture politique partagée est

20 Jürgen Habermas, op. cit., sect. 2, II, d.21 Jürgen Habermas, op. cit.

16

stratégiquement centrale » (J.-M. Ferry)

C'est sans aucun doute J.-M. Ferry qui développe de la manière

la plus centrale les tensions qui s'exercent sur le concept

d'État-Nation, parce qu'il articule nationalité, supranationalité

et infranationalité. Celui-ci n'hésite pas à proposer « un

continuum participatif à tous les niveaux : local, régional,

national, et métanational de délibération démocratique et de

décision politique dans l’Union européenne »22, seule « ressource

rationnelle qui permet de former chez les individus le sentiment

d’appartenance indispensable à une intégration politique

réussie », mais soumise à l'invention « de mécanismes et de

procédures adaptés à une réalité postnationale »23. J.-M. Ferry

postule comme P. Rosanvallon que le processus normatif de

formation des volontés doit emprunter la voie d'un paradigme de la

participation, mais ne l'y réduit pas.

Dans l'article intitulé Du politique au-delà des Nations24, J.-M. Ferry

traite la question de l'appropriation citoyenne des nouvelles

formes politiques en contexte postnational de manière centrale. Il

écrit ainsi que « l’identité postnationale signifie que : a) le

citoyen ne voit plus dans la nation la référence et l’appartenance

politiques ultimes ; b) sans nier les solidarités locales,

régionales, nationales, les motifs suprêmes d’adhésion à une

communauté politique ne sont plus ceux de la parenté, de la

proximité, de la filiation, ni même les motifs de la nationalité

selon Renan, mais l’adhésion à des principes universalistes tels

22 Jean-Marc Ferry, « Dix thèses sur « la question de l’État européen » », Droit etsociété, vol. n°53 / 1, mars 2003, p. 13-26.

23 Ibidem.24 Jean-Marc Ferry, « Du politique au-delà des nations », Politique européenne, n°

19, juin 2006, p. 5-20.

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qu’ils s’expriment dans les droits de l’homme, l’État

constitutionnel, la démocratie »25. Ainsi, J.-M. Ferry souligne que

«  c’est la médiation d’une culture politique partagée, qui est

stratégiquement centrale. Elle ne peut résulter que d’une pratique

où les identités nationales s’ouvrent les unes aux autres dans une

communication impliquant un décentrement des intérêts, des

mentalités et des mémoires elles-mêmes au sein d’un espace public

politiquement orienté et capable d’intégrer une participation des

citoyens ». Or ce point « stratégiquement central » ne fait

l'objet d'aucun projet politique à sa mesure, quel qu'il soit et à

notre connaissance. Las d'entendre répétée ad nauseam la formule

selon laquelle la postmodernité s'inscrit dans le contexte de la

fin des grands récits, J.-M. Ferry dessine l'« utopie réaliste »

d'un patriotisme constitutionnel dans le cadre d'un cosmopolitisme

républicain, lequel patriotisme se distingue tant du patriotisme

géographique, que du patriotisme culturel et du patriotisme

juridique.

Plus encore, lorsqu'il s'agit de les distinguer entre eux, J.-

M. Ferry affirme que « si l’on demandait alors – questions

didactiques – en quoi exactement le patriotisme constitutionnel se

distingue-t-il d’un patriotisme juridique, la réponse serait : en

ce qu’il s’articule dans un rapport intime à l’histoire ; et si l’on

demandait en quoi, dans ce cas, il se distingue d’un patriotisme

historique, la réponse serait : en ce qu’il s’articule dans un

rapport autocritique à l’histoire propre »26. En distinguant le

patriotisme constitutionnel des autres patriotismes par les

25 Ibidem, p. 11.26 Jean-Marc Ferry, « Avatars du sentiment national en Europe à la lumière du

rapport à la culture et à l’histoire », in « Les identités culturelles », Paris, PUF,2000, (« Comprendre », 1).

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concepts d'« histoire » et de « rapport autocritique à l'histoire

propre », J.-M. Ferry propose une pensée historique des pouvoirs

politiques et un mode d’appropriation social, collectif et

imaginaire, des institutions politiques.

4. Conclusion

Cette pensée historique, produite par les pensées et les

décisions de législateurs différents tant selon leur nationalité

que selon leur génération, n'est en aucun cas une pensée

superflue, mais la saisie par un même regard, et relativement aux

nombreux enjeux que nous venons d'énumérer, de la topologie

politique qui forme le fond de carte de toutes nos considérations,

et plus exactement, la forme même de notre espace politique,

laquelle conditionne les règles que nous pouvons ou non lui

appliquer, tant individuellement et collectivement.

C. Castoriadis précisait que « l'histoire est toujours

l'histoire pour nous, ce qui ne veut pas dire que nous avons le

droit de l'estropier comme il nous chante, ni de la soumettre

naïvement à nos projections, puisque précisément ce qui nous

intéresse dans l'histoire c'est notre altérité authentique, les

autres possibles de l'homme dans leur singularité absolue »27. Le

risque de ce défaut d'histoire politique est, au-delà du défaut

d'appropriation sociale du politique, que cette lacune historique

ne fasse disparaître notre « altérité authentique », comme il

l'appelle. Et cela ne porterait pas en soi à conséquence, si cela

ne nous exposait au risque de devenir politiquement anhistorique

ou humainement égocentrique. Ce qui revient, sous quelques

aspects, au même.27 Cornelius Castoriadis, op. cit., p. 229.

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Références bibliographiques :

1. BECK, Ulrich, « Redéfinir le pouvoir à l’âge de la

mondialisation : huit thèses », Le Débat, n° 125, mai 2003,

p. 75-84.

2. CASTORIADIS, Cornelius, L’Institution imaginaire de la société, Paris,

France, Éditions du Seuil, 1975, 502 p., (« Les Collections

Esprit. La Cité prochaine »).

3. FERRY, Jean-Marc, « « Avatars du sentiment national en Europe

à la lumière du rapport à la culture et à l’histoire » »,

in « Les identités culturelles », Paris, PUF, 2000, (« Comprendre »,

n°1).

4. FERRY, Jean-Marc, « Dix thèses sur « la question de l’État

européen » », Droit et société, vol. n°53 / 1, mars 2003,

p. 13-26.

5. FERRY, Jean-Marc, « Du politique au-delà des nations »,

Politique européenne, n° 19, juin 2006, p. 5-20.

6. FERRY, Jean-Marc, Europe, la voie kantienne: essai sur l’identité

postnationale, Paris, France, les Éditions du Cerf, 2006,

215 p., (« Humanités (Paris. 1994) »).

7. FERRY, Jean-Marc, « Face à la question européenne, quelle

intégration postnationale ? », Critique internationale, no 23, juin

2004, p. 81-96.

8. FERRY, Jean-Marc, La question de l’État européen, Paris, Gallimard,

2000.

9. GAUCHET, Marcel, « Les tâches de la philosophie politique »,

Revue du MAUSS, no 19, mars 2002, p. 275-303.

10. HABERMAS, Jürgen, Après l’État-nation: une nouvelle constellation

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politique, [Paris], Fayard, 2000.

11. MANENT, Pierre, Cours familier de philosophie politique, Paris,

France, Gallimard, impr. 2004, 2004, 346 p., (« Collection

Tel », 332).

12. MESURE, Sylvie et RENAUT, Alain, Alter ego: les paradoxes de

l’identité démocratique, Paris, France, Flammarion, 2001, 304 p.,

(coll. « Champs », 497).

13. RENAUT, Alain, Les philosophies politiques contemporaines (depuis 1945),

Paris, Calmann-Lévy, 2001.

14. ROSANVALLON, Pierre, La légitimité démocratique: impartialité, réflexivité,

proximité, Paris, France, Éd. du Seuil, 2008, 367 p., (« Les

Livres du nouveau monde »).

15. ROUSSEAU, Jean-Jacques, Du contrat social, éd. Robert Derathé,

Paris, France, Gallimard, 1993, 535 p., (« Folio. Essais »,

233).

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