Migrations, milites et idéologies dans le royaume d’Aragon (XIe - XIIe siècles). Réflexions sur...

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" « Migrations, milites et idéologies dans le royaume d’Aragon (XI e - XII e siècles). Réflexions sur les motivations des chevaliers non ibériques venus participer à la Reconquista » Alexandre Giunta (Université de Paris IV Sorbonne) « Pax in nomine Domini Fetz Marcabrus los motz e.l so. Aujatz que di : Cum nos a fait, per sa doussor, Lo Seingnorius celestiaus Probet de nos un lavador, C'anc, fors outramar, no.n fon taus, En de lai deves Josaphas: E d'aquest de sai vos conort. 1 » Marcabru, Pax in nomine Dei En 1137, Marcabru, célèbre troubadour occitan, compose cette chanson de geste dans le but de pousser les princes et chevaliers d’Aquitaine, de Poitou, de Berry et des régions du nord du royaume de France à partir en guerre contre les musulmans dans la péninsule Ibérique. A cette époque, la péninsule Ibérique est marquée par un conflit multiséculaire entre les royaumes chrétiens du nord et les royaumes musulmans d’al-Andalus, connu sous le nom de Reconquista par l’historiographie. Sujet de valorisations plus ou moins positives dans un premier temps, ce terme devient, à partir de la seconde moitié du XX e siècle, l’objet d’un débat virulent autour de sa véritable nature originelle et sur l’opportunité de le considérer comme un phénomène cohérent, neutre et continu 2 . Conscient de cela, c’est par commodité que nous choisissons d’utiliser ce terme tout au long de cet article. Il est indispensable de rappeler que la chanson de geste a une double fonction : entretenir un idéal chevaleresque – en s’appuyant sur un passé héroïque – et permettre à chaque copiste ou chanteur de compléter ou modifier le poème à sa guise, sur une trame assez souple. Tout en offrant des modèles de piété et de courage et une certaine référence morale, elle est le véhicule des thèmes de la féodalité de l’Occident chrétien. Dans ce passage, Marcabru compare l’action guerrière dans les proches 1 J.-M.L. DEJEANNE, Poésies complètes du troubadour Marcabru, Imprimerie Privat, Toulouse, 1909, p. 169. « La paix au nom du Seigneur ! Marcabru a fait les paroles et l’air ; Ecoutez ce qu’il dit : Comme par sa bonté, Le Seigneur, roi des cieux ; Nous a fait près de nous un lavoir ; Tel qu’il n’y en eut jamais, Sinon outre-mer, là- bas, vers Josaphat : Et c’est pour celui qui est près d’ici que je vous exhorte. » 2 Sur la question de l’utilisation du terme de Reconquista, voir l’article de M. González Jiménez, « Re-conquista ? Un estado de la cuestión », dans E. BENITO RUANO (éd.), Tópicos y realidades de la Edad Media, Real Academia de la Historia, Madrid, 2000, p. 155-178 et J. TORRO I ABAD, « Pour en finir avec la Reconquête. L’occupation chrétienne d’al-Andalus, la soumission et la disparition des populations musulmanes », Cahiers d’Histoire, t. 78 (2000), pp. 79-97.

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« Migrations, milites et idéologies dans le royaume d’Aragon (XIe - XIIe siècles). Réflexions sur les motivations des chevaliers non ibériques venus participer à la

Reconquista » Alexandre Giunta (Université de Paris IV Sorbonne)

« Pax in nomine Domini Fetz Marcabrus los motz e.l so.

Aujatz que di : Cum nos a fait, per sa doussor,

Lo Seingnorius celestiaus Probet de nos un lavador,

C'anc, fors outramar, no.n fon taus, En de lai deves Josaphas:

E d'aquest de sai vos conort.1 » Marcabru, Pax in nomine Dei

En 1137, Marcabru, célèbre troubadour occitan, compose cette chanson de geste dans

le but de pousser les princes et chevaliers d’Aquitaine, de Poitou, de Berry et des régions du

nord du royaume de France à partir en guerre contre les musulmans dans la péninsule

Ibérique. A cette époque, la péninsule Ibérique est marquée par un conflit multiséculaire entre

les royaumes chrétiens du nord et les royaumes musulmans d’al-Andalus, connu sous le nom

de Reconquista par l’historiographie. Sujet de valorisations plus ou moins positives dans un

premier temps, ce terme devient, à partir de la seconde moitié du XXe siècle, l’objet d’un débat

virulent autour de sa véritable nature originelle et sur l’opportunité de le considérer comme un

phénomène cohérent, neutre et continu2. Conscient de cela, c’est par commodité que nous

choisissons d’utiliser ce terme tout au long de cet article. Il est indispensable de rappeler que

la chanson de geste a une double fonction : entretenir un idéal chevaleresque – en s’appuyant

sur un passé héroïque – et permettre à chaque copiste ou chanteur de compléter ou modifier le

poème à sa guise, sur une trame assez souple. Tout en offrant des modèles de piété et de

courage et une certaine référence morale, elle est le véhicule des thèmes de la féodalité de

l’Occident chrétien. Dans ce passage, Marcabru compare l’action guerrière dans les proches

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!1 J.-M.L. DEJEANNE, Poésies complètes du troubadour Marcabru, Imprimerie Privat, Toulouse, 1909, p. 169. « La paix au nom du Seigneur ! Marcabru a fait les paroles et l’air ; Ecoutez ce qu’il dit : Comme par sa bonté, Le Seigneur, roi des cieux ; Nous a fait près de nous un lavoir ; Tel qu’il n’y en eut jamais, Sinon outre-mer, là-bas, vers Josaphat : Et c’est pour celui qui est près d’ici que je vous exhorte. » 2 Sur la question de l’utilisation du terme de Reconquista, voir l’article de M. González Jiménez, « Re-conquista ? Un estado de la cuestión », dans E. BENITO RUANO (éd.), Tópicos y realidades de la Edad Media, Real Academia de la Historia, Madrid, 2000, p. 155-178 et J. TORRO I ABAD, « Pour en finir avec la Reconquête. L’occupation chrétienne d’al-Andalus, la soumission et la disparition des populations musulmanes », Cahiers d’Histoire, t. 78 (2000), pp. 79-97.

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terres hispaniques à un « lavoir » capable de purifier les péchés les plus graves de tous les

hommes. Bien que cette chanson de geste semble véhiculer l’idée que la lutte contre les

musulmans dans la péninsule Ibérique a une valeur méritoire identique à celle de la croisade

en Terre Sainte, il est plus prudent d’affirmer que la venue de chevaliers dans les territoires

hispaniques s’explique par un ensemble de facteurs plus complexes et de natures plus

diverses.

Ce poème illustre parfaitement l’existence de relations étroites entre les royaumes

chrétiens de la péninsule Ibérique et les Etats du nord des Pyrénées dès le Moyen Âge. En

effet, tout au long de leur entreprise de conquêtes des territoires musulmans, les rois

hispaniques ont fait appel à des contingents militaires en provenance des régions de

l’Occident chrétien. Les chevaliers ne constituent d’ailleurs pas le seul groupe de la société

médiévale occidentale à quitter leur région pour se rendre en Espagne. Le royaume d’Aragon

attire non seulement des hommes religieux mais également des hommes de conditions plus

modestes comme des marchands, des artisans et des paysans. Au niveau historiographique,

ces migrations des chevaliers – connus sous le nom de francos – dans le secteur navarro-

aragonais au cours des XIe- XIIe siècles n’ont été traitées par les historiens que sous des aspects

particuliers et relativement restreints. Prosper Boissonnade3 et Marcelin Défourneaux4 sont

considérés comme les précurseurs à s’interroger au cours de la première moitié du XXe siècle

sur la question de l’intervention des chevaliers francos dans la péninsule Ibérique. Plus

récemment, les principaux travaux réalisés sont des synthèses de ce phénomène durant une

période précise comme celle réalisée par Carlos Laliena Corbera5 sur les milites d’outre-

Pyrénées durant le règne du roi d’Aragon et de Navarre, Alphonse I (1104-1134), ou des

études portant sur un chevalier précis comme celle de José María Lacarra6 sur Gaston IV de

Béarn. Enfin, d’autres historiens, à l’instar de Jean Flori, se sont intéressés au concours

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!3 P. BOISSONNADE, Du nouveau sur la Chanson de Roland, H. Champion, Paris, 1923 ; IDEM, « Cluny, la papauté et la première grande croisade internationale contre les Sarrasins d’Espagne : Barbastro (1064-1065) », Revue des questions historiques, n°117 (1932), pp.257-301 ; ID., « Les premières croisades françaises en Espagne », Bulletin Hispanique, t. 36 (1934), pp. 1-28 ; et ID., « Les relations des ducs d’Aquitaine, comtes de Poitiers, avec les Etats chrétiens d’Aragon et de Navarre (1014-1137) », Bulletin de la Société des Antiquaires de l’Ouest, 3e série, t. X (1934), pp. 264-316. 4 M. DEFOURNEAUX, Les Français en Espagne aux XIe et XIIe siècles, Presses universitaires de France, Paris, 1949. 5 C. LALIENA CORBERA, « Larga stipendia et optima praedia : les nobles francos en Aragon au service d’Alphonse le Batailleur », Annales du Midi, n° 230/112 (2000), pp. 149-169 ; J.-M. LACARRA, « Los Franceses en la Reconquista y Repoblación del valle del Ebro en tiempos de Alfonso el Batallador », Cuadernos de Historia de España, vol. 47-48 (1968), pp. 65-80 et P. TUCOO-CHALA, Quand l’Islam était aux portes des Pyrénées. De Gaston IV le Croisé à la croisade des Albigeois (XIe-XIIIe siècles), J. & D. Editions, Biarritz, 1994. 6 L. H. NELSON, « Rotrou de Perche and the Aragonese reconquest », Traditio, t. 26 (1970), p. 113-133 et J.-M. LACARRA, « Gaston de Béarn y Zaragoza », dans Estudios dedicados a Aragón, Saragosse, 1987, pp. 135-242.

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militaire ultramontain à travers le prisme idéologique de la guerre sainte et le rôle de la

Reconquista dans le développement de celle-ci7.

Nos recherches se focaliseront uniquement sur les nobles et chevaliers venus

combattre les musulmans aux côtés des souverains aragonais. Cet article a pour but d’analyser

les multiples mobiles qui ont poussé ces milites à prendre les armes vers le royaume d’Aragon

pour lutter contre les musulmans d’al-Andalus au cours des XIe- XIIe siècles. Il ne s’agit pas ici

d’exposer de façon exhaustive une idéologie de la guerre ou des guerriers participant à la

Reconquista car définir un tel système idéologique de façon globale à partir des

représentations qu’en font les sources des XIe- XIIe siècles paraît difficile. Ce travail cherche

ainsi à apporter une lumière nouvelle sur les sources de motivation de ces chevaliers d’outre-

Pyrénées. Appréhender les raisons pouvant expliquer ces migrations n’est pas une tâche aisée

car elles sont le résultat d’un phénomène socio-spatial complexe et mettent en exergue des

intérêts distincts – mais pas incompatibles – dans les domaines politiques, sociaux,

économiques et religieux. Il faut tenir compte également de la place non négligeable de la

Reconquista dans les mentalités des milites ultrapyrénéens, comme le montre l’étude des

chansons de geste qui traduisent fréquemment l’image que se faisaient les guerriers chrétiens

des musulmans qu’ils allaient affronter en Espagne8.

• La défense du royaume avec l’aide de la papauté

Au milieu du XIe siècle, l’Aragon apparaît comme un jeune royaume d’extension

réduite mais marqué par de fortes ambitions politiques et territoriales. Pour assurer son

expansion vers le sud et la vallée de l’Ebre ainsi que sa survie face à ses puissants voisins, la

Castille et les comtés catalans, le royaume d’Aragon a dû chercher une solution extérieure à la

péninsule Ibérique matérialisée par la personne du souverain pontife. La dépendance envers le

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!7 M. BULL, Knightly Piety and Lay Response to the First Crusade. The Limousin and Gascony, c. 970-c.1130, Clarendon Press, Oxford, 1993 ; J. FLORI, « Guerre sainte et rétributions spirituelles dans la seconde moitié du XIe siècle : lutte contre l’Islam ou pour la papauté ? », Revue d’Histoire Ecclésiastique, t. 85 (1990), pp. 617-649 ; ID., « Réforme-Reconquista-croisade. L’idée de reconquête dans la correspondance pontificale d’Alexandre II à Urbain II », Cahiers de Civilisation Médiévale, t. 40 (1997), pp. 317-335 ; ID., La première croisade : l'Occident chrétien contre l'Islam, Paris, 1997 ; ID., La guerre sainte. La formation de l’idée de croisade dans l’Occident chrétien, Aubier, Paris, 2001 ; ID., Guerre sainte, jihad, croisade. Violence et religion dans le christianisme et l’islam, Editions du Seuil, Paris, 2002 ; et J. S. C. RILEY-SMITH, The first crusade and the idea of crusading, University of Pennsylvania Press, Philadelphie, 1986. %!Traditionnellement, dans les chansons de geste, les guerriers chrétiens mènent contre des sarrasins diabolisés, assimilés à des païens idolâtres, une lutte que Dieu soutient jusqu’à la victoire ou jusqu’aux martyrs.!

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siège de Pierre fut un signe indéniable de la croissance du pouvoir pontifical mais aussi de

l’émergence de l’Aragon qui active le lien apostolique en fonction de ses propres projets de

construction politique9. Il est indispensable de signaler que la dynamique de la relation avec le

siège pontifical dépend tant des intérêts locaux que de ceux romains. Elle assure au souverain

aragonais un soutien politique réel qui se concrétise par une implication – plus ou moins

importante selon les périodes – du pape dans les expéditions militaires contre les musulmans.

Elle représente aussi un appui prestigieux et sacré pour le monarque et sa dynastie. Elle

contribue enfin à la diffusion d’une certaine renommée du royaume d’Aragon à l’échelle de

l’Occident chrétien. La papauté, quant à elle, accorde un intérêt particulier à la péninsule

Ibérique, et plus particulièrement au royaume d’Aragon. Au niveau ecclésiastique, le pape

souhaite imposer le rite romain 10 aux royaumes chrétiens hispaniques car l’uniformité

liturgique est l’une des principales clefs du contrôle pontifical sur les royaumes de l’Occident

chrétien. Le début des années 1070 voit ainsi l’introduction du rite romain dans l’Eglise

aragonaise11. Ce phénomène favorise la cohésion entre les monastères, points-clefs dans le

développement du royaume et priorité politique des souverains aragonais12.

Le rapprochement géopolitique entre l’Etat aragonais et la papauté n’est toutefois pas

une nouveauté puisque des relations existaient déjà aux temps de Sanche III le Grand (1004-

1035) et de Ramire I (1035-1063). En revanche, ces rapports n’ont jamais été aussi intenses et

riches avant le règne de Sanche Ramire à partir de 1063. L’illustration la plus éloquente de la

connexion diplomatique entre le royaume pyrénéen et la papauté est le pèlerinage du

souverain aragonais à Rome durant la fête de Pâques 106813. Au cours de ce séjour à Rome

auprès d’Alexandre II, le monarque d’Aragon décide de remettre son royaume et sa personne

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!'!Quelques travaux ont été réalisés sur les relations entre le royaume d’Aragon et la Rome pontificale : L. GARCIA-GUIJARRO RAMOS, « El Papado y el reino de Aragón en la segunda mitad del siglo XI », Aragón en la Edad Media, t. XVIII (2004), pp. 245-264 ; P. KEHR, Wie und wann wurde das Reich Aragon ein Lehen der römischen Kirche ?, Berlin, 1928, trad. esp. « Cómo et cuándo se hizo Aragón feudatorio de la Santa Sede ? », Estudios de Edad Media de la Corona de Aragón, t. I (1945), pp. 285-326 ; et IDEM, Das Papsttum und die Königreiche Navarra und Aragon bis zur Mitte des zwölften Jahrhunderts, Berlin, 1928, trad. esp. par M. L. VÁZQUEZ DE PARGA, « El Papado y los reinos de Navarra y Aragón hasta mediados del siglo XII », Estudios de Edad Media de la Corona de Aragón, t. II (1946), pp. 74-186. !10 Le rite romain est la manière dont sont célébrés la messe, les autres sacrements et les cérémonies liturgiques par l’Eglise de Rome. La liturgie romaine va progressivement remplacer la liturgie hispanique de Tolède, d’origine mozarabe et wisigothique, rivale de celle-ci. 11 Sur ce point, se rapporter à R. ELZE, « Gregor VII und die römische Liturgie », dans La Riforma Gregoriana e l’Europa : I Congresso Internazionale, Salerno, 20-25 maggio 1985, Rome, 1989, pp. 179-188 ; P. KEHR, « Cómo et cuándo se hizo Aragón feudatorio… » (art. cit. n. 9), pp. 303-313 et A. UBIETO ARTETA, « La introducción del rito romano en Aragón y Navarra », Hispania Sacra, t. I (1948), pp. 299-324. 12 L. GARCÍA-GUIJARRO RAMOS, « El Papado y el reino… » (art. cit. n. 9), pp. 253-256. 13 A. DURAN GUDIOL, Colección Diplomática de la catedral de Huesca, Instituto de Estudios Pirenaicos, Saragosse, 1965-1969, n° 53 [1089] et P. KEHR, « Cómo et cuándo se hizo Aragón feudatorio… » (art. cit. n. 9), p. 319, n° III [1088-1089]. Le document III, édité dans l’article de Paul Kehr, nous rapporte comment âgé de vingt-cinq ans, Sanche Ramire s’est remis avec son royaume au service de Dieu et de Saint Pierre.

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entre les mains de Dieu et de saint Pierre. Se faisant vassal du Saint-Siège, il s’engage à

verser annuellement un cens de cinq cents mancusos au pape14. Par la suite, Sanche Ramire

rompt avec la tradition anthroponymique des royaumes chrétiens du nord de la péninsule

Ibérique en donnant le nom de Pierre à son fils. Ce geste peut être perçu, à juste titre, comme

une conséquence des rapports entre le royaume d’Aragon et la papauté. Il marque également

la volonté du souverain aragonais d’exprimer, aux yeux de tous, son alliance avec l’Eglise

romaine. Succédant à son père, Pierre I (1094-1104) renouvelle, dans une lettre adressée en

1095 à Urbain II, le serment de fidélité prononcé vingt ans auparavant par son père à l’égard

du pape Grégoire VII. Toujours comme son père, il s’engage à verser annuellement un cens

de cinq cents mancusos au pape15.

Vers 1064-1065, une expédition d’outre-Pyrénées prend forme et se dirige vers la

péninsule Ibérique dans le but de s’emparer d’une cité musulmane appelée Barbastro. Après

des mois de siège, la ville finit par être occupée par les troupes chrétiennes qui, une fois la

victoire assurée, regagnent pour une majorité d’entre eux leurs régions respectives.

L’expédition de Barbastro met en exergue l’idéologie qui émane d’une telle entreprise et la

complexité des mobiles de ces combattants d’outre-Pyrénées. Cet épisode militaire est

également un jalon important dans l’histoire de l’évolution de la notion de croisade, tant dans

son esprit que dans sa définition juridique. L’absence d’Aragonais lors de l’expédition de

Barbastro et la perspective de rester à l’écart d’éventuelles expéditions ultérieures

ultrapyrénéennes ne peuvent pas avoir, à long terme, des répercussions bénéfiques pour le

royaume d’Aragon. En effet, la place majeure tenue par le comte Ermengol III d’Urgel au

cours de cet épisode militaire pourrait aboutir à l’affermissement de l’influence des comtés

catalans dans ce secteur géographique. Une telle situation limiterait considérablement toutes

les tentatives de l’expansion territoriale aragonaise vers l’est. Ce danger provoque chez le

souverain, Sanche Ramire, une prise de conscience qui l’amène à modifier la politique

traditionnelle du royaume et à renforcer son alliance avec la papauté.

Néanmoins, la politique extérieure de l’Etat pontifical ne s’applique pas à tous les

royaumes chrétiens hispaniques16. En effet, les souverains chrétiens de la péninsule Ibérique

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!14 L’emploi du terme de mancusos constitue un problème que tente d’expliquer dans son ouvrage, PH. SENAC, La frontière et les hommes (VIIIe-XIIe siècles) : le peuplement musulman au nord de l'Ebre et les débuts de la reconquête aragonaise, Maisonneuve et Larose, Paris, 2000, p. 355. 15 P. KEHR, Papsturkunden in Spanien : Vorarbeiten zur Hispania pontificia. II. Navarra und Aragon , Weidmannsche Buchhandlung, Berlin, 1928, p. 162, note 1. Nous ne savons pas si le paiement de ce tribut fut régulier puisque Pierre I paya en 1099 1000 mancusos. 16 C. DE AYALA MARTINEZ, « Reconquista, cruzada y órdones militares », dans E. SARASA SANCHEZ (dir.), Las Cinco Villas aragonesas en la Europa de los siglos XII y XIII: de la frontera natural a las fronteras políticas y

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sont confrontés à un important défi politique et idéologique : soit conserver leur entreprise

traditionnelle de Reconquista dans laquelle il trouve le fondement de leur exercice du pouvoir

et le faire en concurrence inégale avec la notion de reconquête pontificale, soit assumer cette

dernière perspective avec la perspective de l’hispaniser pour désactiver la suzeraineté du

pouvoir pontifical et obtenir ainsi un nouveau et puissant fondement légitime. Cette dernière

alternative est choisie par tous les monarques de la péninsule Ibérique mais ils ne le font pas

au même rythme et de la même manière. En ce sens, il convient de différencier deux postures.

Si le royaume d’Aragon a choisi de se placer sous la protection de la papauté et si la plupart

des comtés catalans entretiennent d’excellentes relations diplomatiques avec le pape, en

revanche, on ne retrouve pas cette situation au nord-ouest de la péninsule Ibérique où le

royaume de Castille se montre hostile à tout interventionnisme pontifical sur son territoire. Le

souverain castillan refuse de se soumettre à l’autorité du pape et ne consent pas à entreprendre

des réformes, voulues par la papauté, sur une Eglise castillane que le monarque contrôle. Le

royaume de Castille, avec toute sa puissance et sa dévotion ecclésiastique, conserve une large

autonomie vis-à-vis de l’Etat pontifical et il manifeste même, lors de certaines occasions, une

forte volonté face à la Curie romaine17. Selon Paul Kehr, la soumission du roi aragonais est

une stratégie géopolitique visant à réduire la pression exercée par son rival castillan : ce

rapprochement a pour effet de sceller une alliance entre le royaume d’Aragon et la papauté,

Etat puissant et prestigieux18. L’hypothèse de P. Kher est tout à fait plausible. Seules quelques

rares occasions nous montrent des aragonais et des castillans luttant ensemble contre les

musulmans19.

Le combat mené par les souverains aragonais contre les royaumes musulmans d’al-

Andalus s’effectue donc au nom de l’Eglise romaine, l’idéologie pontificale leur permettant

de légitimer leur pouvoir à l’intérieur et à l’extérieur de leur royaume. Quiconque remettrait

en cause les territoires nouvellement conquis par le royaume d’Aragon agirait également

contre la papauté. L’expansion aragonaise vers les territoires musulmans se trouve dès lors

étroitement liée à l’essor de la religion chrétienne. Il est indispensable de signaler que la

relation entre la papauté et les monarques aragonais a rencontré des difficultés,

principalement lorsque les intérêts des deux parties en présence entraient en conflit. Mais !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!socioeconómicas (foralidad y municipalidad). Actas del Congreso celebrado en Ejea de los Caballeros, Noviembre 2005, Institución Fernando el Católico, Saragosse, 2007, pp. 23-38. 17 La divergence sur le plan diplomatique avec la papauté entre le royaume d’Aragon et celui de Castille est essentielle dans l’Histoire de la péninsule Ibérique. Elle caractérise le fait que chacun de ces deux royaumes mène sa propre Reconquista. La Reconquista castillane s’appuie sur une idéologie lentement construite tout au long du haut Moyen Âge et profondément associée à la personne royale. 18 P. KEHR, « Cómo et cuándo se hizo Aragón feudatorio… » (art. cit. n. 9), pp. 308-309. 19 La bataille de Las Navas de Tolosa, en 1212, en est une.

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cette alliance est un instrument royal important pour réaffirmer la cohésion politique du

royaume et pour consolider l’expansion territoriale vers le sud de la péninsule Ibérique. Les

expéditions militaires d’outre-Pyrénées vers le royaume d’Aragon s’insèrent dans ce contexte

idéologique caractérisé par un soutien pontifical qui a pu influencer et encourager les

chevaliers francos à combattre contre al-Andalus.

• Des motivations religieuses liées à l’esprit des croisades

Alors que se tissent les liens arago-pontificaux, la papauté favorise l’établissement

d’un schéma idéologique guerrier en développant l’idée de guerre sainte dans tout l’Occident

chrétien. Initiée depuis le Xe siècle, la Reconquista faisait appel à une idéologie dans laquelle

l’Eglise romaine n’avait guère de place. L’objectif était de rétablir l’ancienne souveraineté

wisigothique, les souverains chrétiens étant les dignes héritiers de cette monarchie.

L’idéologie était alors nourrie de considérations prophétiques dont l’interprétation était

imprégnée de politique et d’idéologie monarchiques. Par la suite, au cours du XIe siècle, le

développement des relations arago-pontificales modifie considérablement ce schéma

idéologique dans le royaume d’Aragon et de Navarre. Cette question idéologique associée au

thème de la croisade se situe au cœur d’un riche débat au sein de la communauté

scientifique20. Dans la première moitié du XXe siècle, les historiens P. Boissonnade et M.

Défournaux assimilent les expéditions de la Reconquista à des croisades ou pour le moins à

des pré-croisades21. Par la suite, sans soutenir cette thèse, les médiévistes admettent l’intérêt

du pape pour la Reconquista et confèrent à quelques-unes des entreprises militaires d’outre-

Pyrénées un caractère de guerre sainte 22 . Les travaux récents s’intéressent plus

particulièrement au rapport entre la prédication de la première croisade et des éléments

comme les institutions de paix, le pèlerinage et la guerre sainte. De nombreux médiévistes

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!20 De nombreux travaux ont été réalisés sur ce sujet. Pour une meilleure lisibilité, nous ne citerons que les ouvrages principaux : M. BULL, Knightly Piety and… (art. cit. n. 7) ; C. ERDMANN, The origin of the idea of crusade… (art. cit. n. 7) ; J. FLORI, La première croisade… (art. cit. n. 7) ; ID., La guerre sainte… (art. cit. n. 7) ; ID., Guerre sainte, jihad, croisade… (art. cit. n. 7) ; J. RILEY-SMITH, The crusades : idea and… (art. cit. n. 7) ; et IDEM, The first crusade… (art. cit. n. 7). 21 P. BOISSONNADE, Du nouveau sur… (art. cit. n. 3) ; IDEM, « Cluny, la papauté et la première grande croisade internationale contre les Sarrasins… » (art. cit. n. 3) ; ID., « Les premières croisades françaises… » (art. cit. n. 3) ; et ID., « Les relations des ducs d’Aquitaine… » (art. cit. n. 3) ; et M. DEFOURNEAUX, Les Français en…, (art. cit. n. 4). 22 C. ERDMANN, The origin of the idea… (art. cit. n. 7) ; H. E. MAYER, The Crusades, Oxford, 1988 ; et P. ROUSSET, Les origines et les caractères de la première croisade, La Baconnière, Neuchâtel, 1945.

! %!

comme J. Flori considèrent que la première croisade est l’aboutissement d’une évolution

complexe de l’idéologie tandis que d’autres tels que Jonathan Riley-Smith la présente comme

une véritable rupture23. Adhérant aux conclusions de ce dernier, les travaux de Marcus Bull

s’interrogent sur les raisons et les facteurs qui ont poussé les chevaliers francos à traverser les

Pyrénées pour combattre les musulmans, et cela au service des rois hispaniques, dans le cadre

de la Reconquista. Il pose également la question de l’exposition des guerriers d’outremonts

aux influences de l’idéologie de la guerre sainte avant la première croisade24. Sur l’idéologie

de la croisade, son ouvrage conteste les théories qui trouvent dans la diffusion de la Paix de

Dieu et dans les débuts de la Reconquista les antécédents de la première croisade25.

En étudiant l’expédition de Barbastro (1064-1065), M. Défourneaux hésite à attribuer

le mérite de cette campagne à la papauté26. Selon lui, l’esprit de croisade prédomine

réellement dans cette expédition mais il reconnaît que cette dernière n’en est pas pour autant

une croisade, du moins pas au « sens juridique du terme »27 . A l’inverse, M. Bull estime que

l’expédition de Barbastro n’est pas une proto-croisade inspirée par les idéaux naissants des

croisades28. Il présente une expédition spontanée, motivée par le désir d’un gain matériel et

contrôlée par les souverains de la péninsule Ibérique plutôt que par des forces externes

comme la papauté. Aux intérêts matériels et politiques évidents se mêlent également un

discours imprégné de notions religieuses. C. Laliena Corbera relève le caractère laïc et

temporel de l’expédition de Barbastro qui est essentiellement destinée à atteindre des buts

matériels et politiques29. Il poursuit en indiquant que les intérêts des chevaliers francos sont

guidés par une idéologie de guerriers bien plus que par une idéologie extérieure, suscitée ou

imposée par l’Eglise. Toutefois, comme l’affirme J. Flori, « rien n’empêche l’existence d’un

double discours : idéologique, sacralisateur et moralisant pour rassurer et donner bonne

conscience aux guerriers ; réaliste et politique dans son expression destinée aux voisins

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!23 J. RILEY-SMITH, The crusades : idea and… (art. cit. n. 7) ; et IDEM, The first crusade… (art. cit. n. 7). 24 M. BULL, Knightly Piety… (art. cit. n. 7), pp. 70-71. 25 Cette opinion est remise en cause par l’historien espagnol C. LALIENA CORBERA, « Larga stipendia et optima praedia : les nobles francos en Aragon au … » … (art. cit. n. 5), pp. 149-169. 26 P. Boissonnade prétend au contraire que l’expédition de Barbastro est organisée et soutenue par la papauté et Cluny. 27 M. DEFOURNEAUX, Les Français en Espagne… (art. cit. n. 4), p. 132. M. Défourneaux estime néanmoins que ces expéditions ultrapyrénéennes sont des pré-croisades. 28 M. Bull contredit, ici, les recherches réalisées sur la naissance de la notion de « guerre sainte » dans la péninsule Ibérique par C. ERDMANN, The origin of… (art. cit. n. 7). 29 C. LALIENA CORBERA, « Guerra Santa y conquista feudal en el noreste de la Península a mediados del siglo XI: Barbastro, 1064 », dans Cristianos y musulmanes en la Península Ibérica: la guerra, la frontera y la convivencia, XI Congreso de Estudios Medievales, León, del 23 al 26 de octubre de 2007, Fundación Sánchez Albornoz, Avila, 2009, pp. 187-218.

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musulmans »30. Par ailleurs, l’expédition de Barbastro voit l’intervention du souverain

pontife, Alexandre II : en prêchant l’usage de la force armée pour recouvrir les droits et les

biens de l’Eglise, il sacralise cette forme d’action militaire par des rétributions spirituelles et

des liturgies. Son successeur, Grégoire VII, assume également avec enthousiasme la relève et

les projets de son prédécesseur. Dans des instructions du début d’avril 1073 destinées aux

nobles francos chargés de diriger les expéditions militaires, il affirme sans ambigüité que le

regnum Hyspanie appartient à saint Pierre et que les territoires conquis dans la péninsule

Ibérique seraient placés sous son contrôle31.

Les récompenses spirituelles qui apparaissent très tôt sont l’une des principales

caractéristiques de la guerre sainte. Le pape promet que les chevaliers qui combattent pour lui

peuvent compter sur l’appui de saint Pierre32 : ce dernier les recevra, à leur mort, dans la

gloire éternelle. On assiste ici à une valorisation de la guerre menée pour le pape et en son

nom. De plus, seule l’Eglise peut promettre ces récompenses spirituelles, ce qui valorise

davantage encore le rôle de la papauté. Selon J. Flori, « la guerre ne serait pas sainte parce

que l’ennemi est infidèle, mais à l’inverse elle serait, en soi, considérée comme sainte par le

fait même qu’elle est prêchée par le pape, menée sur son ordre avec l’intention de défendre

les intérêts du Saint-Siège »33. Ainsi, dans la péninsule Ibérique, la guerre peut être perçue

comme sacralisée dans la mesure où elle est menée à l’initiative du Saint-Siège ou cautionnée

par lui. Par ailleurs, il est fondamental de rappeler que les mobiles religieux de la guerre

sainte et les intérêts du royaume d’Aragon sont étroitement liés. Le vasselage de Sanche

Ramire avec le pape et la prédication de la guerre sacralisée contre les Infidèles fournissent le

fondement idéologique du royaume d’Aragon. A la fin du XIe siècle, en 1095, l’appel du pape

Urbain II, à Clermont, ouvre une ère nouvelle, celle des croisades34. Les deux éléments

constitutifs de la croisade sont la guerre sacralisée ou sainte et le pèlerinage pénitentiel35. Or,

comme nous l’avons vu, la Reconquista est menée au nom du Saint-Siège et de Dieu. N’étant !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!30 J. FLORI, Guerre sainte, jihad, croisade… (art. cit. n. 7), pp. 214-215. 31 D. MANSILLA, La documentación pontificia hasta Inocencio III (965-1216), Instituto español de estudios eclesiásticos, Rome, 1955, doc. 6, p. 12 : « On latere vos credimus regnum Hyspanie ab antiquo proprii iuris s. Petri fuisse, et ad- huc licet diu a paganis sit occupatum, lege tamen iustitie non evacuata, nulli mortalium sed soli apostolice sedi ex equo pertinere. ». 32 Saint Pierre est portier du paradis. 33 J. FLORI, Croisade et chevalerie… (art. cit. n. 7), p. 13. 34 On ne peut pas restituer le discours qu’Urbain II prononça lors du concile de Clermont. On peut au moins espérer retrouver les sujets abordés en supposant une certaine logique dans son approche. Sur ce discours, se rapporter à D. C. MUNRO, « The speech of pope Urban II at Clermond, 1095 », American Historical Review, t. 11 (1905-1906), pp. 231-242 ; et H. E. J. COWDREY, « Pope Urban II’s preaching of the First Crusade », dans H. E. J. COWDREY, Popes, Monks and Crusaders, Hambledon Press, Londres, 1984, pp. 177-188. 35 Sur l’évolution de la notion de guerre juste à la notion de croisade, voir les ouvrages de J. FLORI, La première croisade… (art. cit. n. 7) ; IDEM, Croisade et chevalerie… (art. cit. n. 7) ; ID., La guerre sainte… (art. cit. n. 7) ; ID., Guerre sainte, jihad, croisade… (art. cit. n. 7).

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plus entachée de péché et participant au plan divin, elle revêt des traits de guerre sainte. Ceux

qui entreprennent un tel combat en pénitence de leurs péchés reçoivent en retour l’indulgence

et le pardon. Quant à ceux qui meurent au cours de l’expédition, ils sont assurés de recevoir

une rétribution éternelle. De nombreuses lettres d’Urbain II développent ces caractéristiques

liées à la notion de guerre sainte36. En 1088, dans une lettre adressée à l’archevêque de

Tolède37, reconquise en 1085 par les Castillans, il rend hommage au passé glorieux de cette

ancienne cité wisigothique et place la victoire sur les musulmans dans une perspective

prophétique38. Quelques années plus tard, dans une nouvelle lettre destinée aux princes de

Tarragonaise39, le souverain pontife leur demande de restaurer l’église de Tarragone alors aux

mains des musulmans. Cette entreprise à finalité guerrière assure à tous ceux qui y participent

la rémission des péchés et les mêmes indulgences que celles accordées pour un lointain

pèlerinage (comme Jérusalem). Aux yeux d’Urbain II, la Reconquista prend donc valeur de

pèlerinage et pourrait même s’y substituer. L’assimilation du combat en Espagne et en Orient

avec des valeurs méritoires identiques est manifeste dans la correspondance d’Urbain II. Pour

la papauté, la lutte des chevaliers dans la péninsule Ibérique revêt un mérite aussi grand que

celui des croisés à Jérusalem.

Malgré les dispositions du pape pour placer au même niveau spirituel la guerre de

conquête des territoires musulmans en Espagne et celle en Orient, les expéditions militaires en

direction de Jérusalem continuent de garder aux yeux des chevaliers une valeur supérieure

voire suprême. La péninsule Ibérique n’a pas la même signification que la ville de Jérusalem

dans les mentalités occidentales médiévales. Jérusalem évoque non seulement le passé

lointain de l’Ancien Testament mais également celui de Jésus, le Sauveur. Les chevaliers

entreprennent ce pèlerinage armé vers la Terre Sainte pour délivrer le Saint-Sépulcre.

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!36 Nous ne citerons que quelques unes de ces missives pontificales. Néanmoins, pour une étude plus approfondie de cette question, se diriger vers les travaux de J. FLORI, Croisade et chevalerie… (art. cit. n. 7), pp. 74-78 ; IDEM, La guerre sainte… (art. cit. n. 7), pp. 286-291 ; ID., Guerre sainte, jihad, croisade… (art. cit. n. 7), pp. 219-222. 37 URBAIN II, Lettre n° 5, A l’archevêque Bernard de Tolède, Epistolae et privilegia, dans Patrologie Latine, t. 151, col. 288. 38 Urbain II défend l’idée que Dieu dirige l’Histoire : il bénit le peuple si celui-ci lui est fidèle et le punit s’il l’oublie et se détourne de ses préceptes. De ce fait, Dieu change le temps et les circonstances, renverse et rétablit les souverains, décide de la victoire militaire et de la défaite. 39 URBAIN II, Lettre n° 20, Epistolae et privilegia, dans Patrologie Latine, t. 151, col. 302-303. Une version de cette lettre est traduite en français dans J. FLORI, La guerre sainte… (art. cit. n. 7), pp. 288-289 : « Pour votre pénitence et pour le pardon de vos péchés, nous vous chargeons d’agir avec tout votre pouvoir et toute cotre richesse pour la restauration de cette église. Nous conseillons à ceux qui, par un esprit de pénitence et de piété, désirent aller en pèlerins à Jérusalem où à quelque autre endroit, d’affecter plutôt les dépenses et les efforts d’un tel voyage à la restauration de l’église de Tarragone afin que, avec l’aide de Dieu, un siège épiscopal puisse y exister en sécurité et afin que cette cité puisse se dresser là comme une muraille et un rempart de la chrétienté contre les païens. Avec la grâce de Dieu, nous vous promettons la même indulgence que celle vous gagneriez par ce long voyage. ».

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Combattant pour le Christ lui-même, ils espèrent obtenir des bénédictions sur cette terre et des

récompenses spirituelles dans le royaume de Dieu. Pour reprendre l’expression de J. Flori, on

peut définir la croisade comme une guerre « saintissime »40. Cet engouement pour Jérusalem

est tout aussi manifeste dans la péninsule Ibérique où certains chevaliers et souverains

désirent participer à ces croisades vers la Terre Sainte. La papauté prend les mesures

nécessaires pour empêcher les combattants hispaniques de négliger la Reconquista en se

dirigeant vers l’Orient. Dans une missive adressée aux comtes catalans41, Urbain II garantit

une nouvelle fois la valeur méritoire et sacrée de la Reconquista en la situant sur un plan

doctrinal à égalité avec la lutte armée en Orient. La stratégie d’Urbain II est relativement

simple puisqu’il souhaite effacer toute volonté de départ vers la Terre Sainte des chevaliers

hispaniques et la commuer en combat contre les royaumes musulmans de la péninsule

Ibérique. Néanmoins, cette manœuvre s’avère quelque peu inefficace puisque quelques

années plus tard le pape Pascal II doit rappeler à plusieurs reprises que la lutte contre les

musulmans d’al-Andalus est assortie des mêmes privilèges spirituels que la croisade. En

1110, il est même obligé d’interdire aux évêques et aux princes hispaniques de participer aux

croisades tant que la menace musulmane est présente dans la péninsule Ibérique42.

• Les monarques aragonais et les alliances matrimoniales

Un autre domaine plus social est étroitement lié à la question de l’aide militaire des

francos pendant la Reconquista. En étudiant les structures des liens de parenté dans la

noblesse féodale, il apparaît rapidement que de nombreux combattants francos possèdent des

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!40 J. FLORI, Guerre sainte, jihad, croisade… (art. cit. n. 7), p. 262. 41 La datation de cette lettre est controversée : on la situe entre 1089 et 1099. J. Riley-Smith estime qu’il s’agit d’un pèlerinage et la situe entre 1089 et 1091 tandis que les historiens de la croisade la placent plutôt entre 1096 et 1099. Son contenu nous intéresse plus que sa date. URBAIN II, Lettre n° 23, éd. P. KEHR, Papsturkunden in Spaniem, Vorarbeiten zur Hispania Pontifica, I, Katalanien, 2, Urkunden und Regesten, Abhandlungen der Gesellschaft der Wissenschaften zü Göttingen, 1926, pp. 287-288. 42 PASCAL II, Lettre n° 25 (14/10/1100), Epistolae, dans Patrologie Latine, t. 163, col. 45 : cette lettre interdit aux clercs espagnols et aux milites de partir pour Jérusalem tant que leur province est attaquée par les musulmans. PASCAL II, Lettre n° 26 (14/10/1100), Epistolae, dans Patrologie Latine, t. 163, col. 45 : cette missive adressée au roi d’Espagne empêche ce dernier d’envoyer ces chevaliers à Jérusalem. PASCAL II, Lettre n° 44 (1101), Epistolae, dans Patrologie Latine, t. 163, col. 45 : cette lettre destinée aux clercs et aux laïcs d’Espagne rappelle que le pape a prohibé aux hispaniques tout voyage vers Jérusalem tant que les maures sont présents dans la péninsule Ibérique.

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liens de parenté directe ou indirecte avec les rois hispaniques43. L’intervention armée des

nobles d’outre-Pyrénées pourrait être le résultat du réseau d’alliances établi entre ces derniers

et les souverains ibériques. Tout au long du XIe siècle, les souverains du royaume d’Aragon

construisent autour de leur lignage des liens familiaux qui s’étendent jusqu’aux lointaines

régions du nord de la France féodale. Cette stratégie géopolitique ambitieuse s’appuie sur des

mariages avec les grandes familles aristocratiques de l’Occident chrétien. Ainsi, vers 1070,

lors de son second mariage, le souverain aragonais Sanche Ramire épouse Félicie de Roucy,

fille d’Hilduin III de Ramerupt et d’Adèle de Roucy44. Félicie de Roucy appartient à une

grande famille nobiliaire qui a tissé des liens nombreux et importants avec les principales

familles aristocratiques de l’Occident chrétien. Sanche Ramire a d’ailleurs pu rencontrer la

famille de Roucy au cours de son voyage de pèlerinage à Rome en 1068. Cette alliance

matrimoniale serait dès lors d’inspiration romaine, le souverain pontife accordant son appui

indéfectible à cette union. Répondant à plusieurs objectifs, elle permet d’abord à Sanche

Ramire d’insérer sa dynastie au cœur du vaste et complexe réseau familial des grands lignages

aristocratiques du royaume de France. Elle confirme ensuite l’ouverture du royaume

d’Aragon vers l’extérieur et plus précisément vers les régions du nord des Pyrénées, ouverture

déjà engagée par ses prédécesseurs et renforcée par le lien privilégié avec la papauté. Enfin,

les filiations avec les grandes maisons aristocratiques de l’Europe chrétienne assurent au

souverain aragonais et à sa dynastie un outil supplémentaire et nouveau pour renforcer sa

légitimité et un prestige certain par rapport aux autres royaumes chrétiens de la péninsule

Ibérique, et spécialement le royaume de Castille qui se lie également avec certaines familles

d’outre-Pyrénées45. Cette politique matrimoniale n’est certes pas une nouveauté dans la

seconde moitié du XIe siècle puisque Ramire I se marie, en août 1036, avec Ermesinde, plus

connue sous le nom de Gisbergue dans les chroniques postérieures, qui est la fille de Bernard

Roger, comte de Couserans, de Foix et d’une partie de Carcassonne, et de la comtesse de

Bigorre, Guarsinde46.

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!43 Se rapporter aux travaux de PH. SENAC, « Un château en Espagne : note sur la prise de Barbastro (1064) », dans D. BARTHELEMY et J.-M. MARTIN (éd.), Liber largitorius, Etudes d'histoire médiévale offertes à Pierre Toubert par ses élèves, Librairie Droz, Genève, 2003, pp. 545-562. 44 Sanche Ramire a épousé en premières noces Isabelle, la fille du comte Ermengol III d’Urgel. 45 Le royaume de Castille se lie avec la maison de Bourgogne. 46 A. UBIETO ARTETA, Cartulario de San Juan de la Peña, vol. II, Gráficas Bautista, Valence, 1963, n° 69 [22/08/1036], pp. 19-20 et E. IBARRA Y RODRIGUEZ, Documentos correspondientes al reinado de Ramiro I (1034-1063), Editeur Comas, Saragosse, 1904, n° 7 [1036], pp. 15-16 : « ego Ranimirus, gratia Dei prolis Sancioni regis, accepi uxorem nomine Gisberga, filia comitis Vernardi Rodegeri et comitisse matris eius nomine Guarsinde ».!

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Les mariages permettent ainsi aux souverains aragonais d’étendre leur influence au-

delà de la péninsule Ibérique et de s’assurer le soutien et les faveurs militaires des membres

de la noblesse européenne. En effet, grâce à ses alliances matrimoniales, les monarques

aragonais peuvent compter pour leur projet d’expansion territoriale sur l’aide précieuse de

leurs parents francos. Le haut degré d’agressivité de la société féodale, surtout chez les

membres de l’aristocratie, est un atout indéniable qui peut dès lors s’exprimer sur les

frontières du sud du royaume d’Aragon au contact des musulmans d’al-Andalus. Ce point

offre de nombreuses interrogations sur les relations entre les guerriers francos et les

autochtones lors des expéditions militaires contre les musulmans, sur la perception de cette

aide ultrapyrénéenne par la noblesse aragonaise et sur les conséquences des différentes

mentalités entre les deux groupes chrétiens. Comme le montre la chanson de geste de

Marcabru47, les mentalités des chevaliers francos dans leur combat contre des musulmans

diabolisés et perçus comme des ennemis de Dieu ne peuvent être identiques à celles des

hispaniques plus habitués à coexister avec un voisin frontalier présent dans la péninsule

Ibérique depuis plusieurs siècles. Aussi ces francos ont très bien pu être perçus comme un

allié important et utile mais aussi dérangeant car étranger et animé d’une idéologie agressive

et intransigeante à l’encontre des musulmans.

Avec la volonté de poursuivre la politique matrimoniale de ces ancêtres, Pierre I se

marie, en janvier 1086, avec Agnès d’Aquitaine, fille du comte de Poitou et duc d’Aquitaine,

Gui-Geoffroy (appelé aussi Guillaume VIII), et d’Audearde, fille du duc Robert I de

Bourgogne48. Ce mariage est une nouvelle fois une bonne démonstration du succès de la

diplomatie aragonaise : les ducs d’Aquitaine et ceux de Bourgogne constituent deux des plus

importants lignages de princes de l’époque. Le premier entretient une relation très forte avec

le Saint-Siège, ce qui tend à montrer une nouvelle fois l’influence du pape dans le jeu des

alliances matrimoniales mené par le roi d’Aragon et de Navarre. De plus, l’analyse des

ancêtres Agnès d’Aquitaine montre son importance et le prestige d’un tel mariage. Elle est

non seulement la petite nièce de Robert le Pieux et une descendante d’Hugues Capet,

souverain franc de la fin du Xe siècle, mais aussi la petite cousine de l’abbé de Cluny, Hugues,

et la cousine de Constance qui est mariée à Alphonse VI de Castille. Par son père, elle est la

demi-sœur d’une autre Agnès, épouse de l’empereur allemand Henri III. La fin tragique

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!47 J.-M.L. DEJEANNE, Poésies complètes du troubadour… (art. cit. n. 1).!48 A. UBIETO ARTETA, Colección diplomática de Pedro I de Aragón y Navarra, Escuela de Estudios Medievales, Saragosse, 1951, n° 1 [sans date], pp. 210-211 : « …quando nuptias feci in mense ianuario… ». Selon toute vraisemblance et d’après les dignitaires cités dans l’eschatocole, la date de 1096 est l’année du mariage entre les deux parties.

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d’Agnès dès le printemps 1097 amène Pierre I à se remarier dans le but de donner naissance à

de futurs héritiers. Le 16 août 1097, le souverain aragonais prend pour épouse Berthe, une

noble d’une origine italienne assez énigmatique49. Nous devons la résolution de l’origine de la

famille de Berthe, qui est un problème important d’un point de vue politique, à un historien

du nom de Szaboles de Vajay50. Selon cet auteur, Berthe est la fille de Pierre d’Aoste,

marquis d’Italie (1061-1078), et d’une autre Agnès de Poitou. A travers le lignage de son

père, Berthe descend des comtes de Savoie, lointainement apparentés aux ducs de Bourgogne

et aux souverains italiens du Xe siècle. Quant à la mère de Berthe, elle n’est autre que la fille

de Guillaume VII (1039-1058), duc d’Aquitaine et comte de Poitou. De ce second mariage, le

souverain aragonais crée des liens avec la haute noblesse italienne et impériale. Il poursuit

également le rapprochement avec le duc d’Aquitaine et comte de Poitou, ce qui souligne le

degré de satisfaction que le roi obtient de cette alliance.

L’intervention des chevaliers d’outre-Pyrénées dans le royaume d’Aragon peut ainsi

être considérée comme une manifestation remarquable des réseaux d’alliance qui unissent les

grands lignages nobiliaires de l’Europe chrétienne aux XIe- XIIe siècles. Ces alliances

matrimoniales favorisent indubitablement l’arrivée dans le royaume d’Aragon de chevaliers

originaires de différentes régions telles que l’Aquitaine, le Midi de la France, la Provence, la

Normandie, la Champagne, l’Ile-de-France et le nord de l’Italie. Ces zones deviennent en

quelque sorte des véritables viviers de combattants pour les rois d’Aragon qui n’hésitent pas à

faire appel à leurs services dans cette longue et périlleuse entreprise de conquête des

territoires musulmans.

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!49 A. UBIETO ARTETA, Colección diplomática de Pedro... (art. cit. n. 48), n° 35 [16/08/1097], pp. 258-260 : « …in civitate Osca, die qua feci nupcias et accepit in uxorem reginam domnam Bertam ». 50 S. DE VALJAY, « Contribution à l’histoire de l’attitude des royaumes Pyrénées dans la querelle des investitures : de l’origine de Berthe, reine d’Aragon et de Navarre » dans Estudios genealógicos, heráldicos y nobiliaros en honor de Vicente de Cadenas y Vincent, Madrid, t. II (1978), pp. 375-408.

Gisbergue ou

Ermessinde

Ramire I

(1035-1063)

Agnès

Guarsinde

Comtesse de Bigorre

Bernard-Roger I

Comte de Carcassonne

Guillaume V

Duc d’Aquitaine

Sanche Ramire

(1063-1094)

Ramire II

(1134-1137)

Isabelle

Comtesse d’Urgel

Félicie de Roucy

Agnès de Poitiers Pierre I

(1094-1104)

Alphonse I

(1104-1134)

Pétronille

Urraca

Berthe d’Italie

Agnès d’Aquitaine

Agnès Fille du comte de

Bourgogne

1135

1054 1036

Vers 1070 1065

1109 1086

1097

Généalogie des souverains aragonais (XIe-XIIe siècles)

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• A la recherche de la richesse, de la gloire et de la légitimation sociale

Dans la seconde moitié du XIe siècle, les chevaliers francos participant à la

Reconquista évoluent dans un contexte idéologique caractérisé par les croisades. Le royaume

d’Aragon s’appuie également sur cette idéologie guerrière pour légitimer la lutte contre les

musulmans d’al-Andalus. Cependant, il ne faut pas sous-évaluer l’importance majeure des

facteurs économiques et politiques dans la Reconquête aragonaise51. Il serait erroné d’affirmer

que dans la péninsule Ibérique, les mobiles des combats soient essentiellement religieux. Les

opérations militaires aragonaises sont menées contre les royaumes musulmans de la vallée de

l’Ebre dans des buts lucratifs et matériels. Les ennemis musulmans sont avant tout perçus

comme tels et combattus en tant que voisins et rivaux car ils constituent une gêne à

l’expansion économique et territoriale du royaume aragonais52. Il est indispensable de

rappeler que la Reconquista n’est pas un affrontement violent d’un bloc chrétien contre un

bloc musulman. Les royaumes chrétiens hispaniques ne sont pas unis contre un seul ennemi,

l’Islam. L’objectif de lutte du royaume aragonais n’est ni de chasser, ni d’éliminer

physiquement les musulmans mais de restaurer le pouvoir politique des chrétiens. Les

souverains aragonais cherchent ainsi à imposer leur autorité et à être obéis par tous. Par

ailleurs, la frontière entre le royaume aragonais et les royaumes musulmans possède un

caractère provisoire dont la stabilisation n’est perçue que comme un arrêt momentané. Cette

idée explique bien la situation des aragonais confrontés à la proximité d’un adversaire

musulman, voisin avec lequel il faut bien composer. Il n’en est pas de même pour les

chevaliers francos. Ces derniers se rendent dans le royaume d’Aragon pour combattre les

musulmans aux côtés du souverain. Pour certains des guerriers, ces expéditions militaires

constituent leurs premiers contacts avec la civilisation musulmane. Par ailleurs, porteurs

d’une idéologie guerrière relative à la féodalisation de la société occidentale, ces chevaliers

d’outremonts sont de véritables véhicules culturels et se rendent dans le royaume d’Aragon

avec une mentalité conforme aux idéaux de leur société. Quant aux mobiles religieux mis en

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!51 C. LALIENA CORBERA et PH. SÉNAC, Musulmans et Chrétiens dans le haut Moyen Age, Minerve, Paris, 1991 ; A. LALIENA CORBERA, La formación del estado feudal : Aragón y Navarra en la época de Pedro I, Instituto de estudio altoaragoneses, Huesca, 1996 ; C. LALIENA CORBERA et J. F. UTRILLA UTRILLA (éd.), De Toledo a Huesca : sociedades medievales en transición a finales del siglo XI, 1080-1100 (congreso celebrado en Huesca, 21 y 22 de noviembre de 1996), Institución « Fernando el Católico », Saragosse, 1998 et PH. SÉNAC, La frontière et les hommes… (art. cit. n. 14). 52 R. A. FLETCHER, « Reconquest and Crusade in Spain (1050-1150) », Transactions of the Royal Historical Society, t. 37 (1987), pp. 31-47 ; et J.-L. MARTIN, « Reconquista y cruzada », dans Il Concilio di Piacenza e el crociate, Tipleco, Piacenza, 1996, pp. 247-271.

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avant avec un certain opportunisme par la papauté, ils constituent dans les mentalités

médiévales un argument recevable puisqu’ils justifient les exactions des chevaliers francos et

dissimulent les raisons matérielles moins honorablement reçues.

L’une des raisons qui poussent les chevaliers francos à se rendre dans le royaume

d’Aragon est incontestablement la richesse et la fortune que peut offrir la guerre contre les

musulmans d’al-Andalus à travers les pillages, les butins et les récompenses données par le

roi. La lutte armée fournit des récompenses matérielles exceptionnelles : la victoire assure

l’occupation et le contrôle des terres d’une grande richesse et renforce le pouvoir du souverain

et des élites aristocratiques laïques et ecclésiastiques. La guerre attire rapidement des groupes

de combattants francos, encouragés par le Saint-Siège et désireux de rivaliser avec les épiques

campagnes de Charlemagne et de Roland diffusées dans le Midi français à travers les

chansons de geste. Par ailleurs, guerroyer en Espagne contre les Infidèles musulmans est une

opération périlleuse mais sacrée. Tout chevalier partant combattre cet ennemi de la foi

chrétienne se trouve auréolé d’une gloire certaine. Richesse et gloire se trouvent ainsi au

centre des intérêts des combattants d’outre-Pyrénées. Cependant, ce ne sont pas les uniques

raisons qui encouragent une partie de la chevalerie féodale à se rendre dans les royaumes

chrétiens hispaniques.

Dans certaines régions de l’Occident chrétien, le système des seigneuries féodales

privilégie l’unité des patrimoines et réserve l’héritage à un ou deux fils parmi les progénitures

nobiliaires. De plus, les filles de rang noble susceptibles d’être mariées sont rares et

généralement destinées à épouser un bon parti53. Les fils cadets, désavantagés par ce système

et dans la course au mariage, quittent le patrimoine familial54 et entreprennent de longs

voyages à la recherche d’aventures, de richesses et de femmes55. Réunissant ces trois

éléments, la péninsule Ibérique constitue une réelle opportunité pour cette partie de la

noblesse. Par ailleurs, dans certaines familles nobiliaires, la lutte armée contre les Infidèles

d’al-Andalus ou de la Terre Sainte s’exprime de générations en générations. Ce combat contre

les musulmans prend alors l’aspect d’une tradition familiale. Les historiens de la croisade

n’hésitent pas à appliquer ce concept à de nombreux croisés venus délivrer la Terre Sainte des

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!53 L’inceste et les interdits de la consanguinité contrôlés par l’Eglise sont d’autant plus des obstacles au mariage que la position et le prestige des familles concernées sont grands. 54 Tous les fils cadets n’agissent pas pareils. Certains peuvent être envoyés dans des établissements ecclésiastiques tandis que d’autres se voient éventuellement attribuer une infime partie territoriale de l’héritage. 55 Nous reprenons ici les théories avancées par G. DUBY, « Les jeunes dans la société aristocratique dans la France du Nord-Ouest au XIIe siècle », dans G. DUBY, Hommes et structures du Moyen Age, Mouton Editeur, Paris 1973, pp. 213-226. Dans cet article, G. Duby étudie le terme de juvenis utilisé dans la société médiévale pour décrire la jeunesse aristocratique.

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musulmans 56 . L’étude des différentes interventions ultrapyrénéennes comme celle des

vicomtes du Béarn aux XIe- XIIe siècles autorise dans une certaine mesure l’extension de cette

notion de tradition familiale aux chevaliers francos qui combattent les royaumes musulmans

d’al-Andalus.

En échange de leurs services militaires, ces milites d’outremonts sont récompensés par

le souverain chrétien. Ce dernier leur accorde d’importantes dotations foncières et de

substantielles richesses. Le roi aragonais assure ainsi de grands profits pour ceux qui le

servent et de vastes domaines pour ceux qui s’établissent dans son royaume. Sous le règne

d’Alphonse I d’Aragon (1104-1134), on a pu établir une liste des principaux honores du

royaume et de leurs propriétaires d’origine étrangère. Gaston IV de Béarn et son fils,

Centulle, obtiennent les honores de Saragosse, Huesca et Uncastillo ; Centulle de Bigorre et

Pierre de Marsan, celui de Tarazona ; Rotrou IV de Perche, celui de Tudèle ; Bertrand de

Laon, ceux de Carrión et de Logroño ; Gassion de Soule, celui de Belorado, et Eustache, celui

de Calahorra57. On constate rapidement qu’à l’exception de la cité de Calatayud, contrôlée par

un aristocrate aragonais, les principales villes aragonaises sont entre les mains des seigneurs

francos. Participants actifs de la conquête de la vallée de l’Ebre, les chevaliers d’outre-

Pyrénées se voient confier ensuite par le roi la responsabilité d’organiser les nouvelles

possessions. Les seigneurs francos s’insèrent donc au cœur du processus de peuplement de la

vallée de l’Ebre. Il est indispensable de rappeler que les principales villes aragonaises

constituent des foyers de rentes exceptionnelles et que le système de pouvoirs très informels

en place à cette époque en Aragon privilégie le seigneur placé à leurs têtes. Les milites d’un

rang social inférieur peuvent également recevoir des terres et des biens situés dans les régions

nouvellement conquises. La possession d’un honor important se traduit automatiquement

pour son propriétaire par un gain de prestige, de richesses et un accroissement de l’influence

et de l’autorité. Les chevaliers francos participent ainsi activement à la vie du royaume

d’Aragon au niveau militaire, économique et politique. Il est possible que les rois d’Aragon et

de Navarre I favorisent la venue et l’établissement des guerriers d’outremonts dans leur

royaume pour réduire l’influence de l’aristocratie aragonaise. Le système des honores n’étant

pas employé à titre viager, ils conservent une large marge de manœuvre et une autorité

indiscutable. En accordant des territoires à des combattants francos n’ayant aucune ou très

peu de propriétés, ils s’assurent la fidélité mais également la reconnaissance de ceux-ci.

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!56 J. RILEY-SMITH, The crusades : idea… (art. cit. n. 7) ; et IDEM, The first crusade and the idea… (art. cit. n. 7). 57 De nombreuses localités de la vallée de l’Ebre telles que Cortes, Autol, Bureta, Biel et Loarre appartiennent à des chevaliers d’outre-Pyrénées moins prestigieux et de rang plus modeste.

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Cependant, tous les chevaliers francos ne pénètrent pas dans le royaume d’Aragon-

Navarre dans le but de participer à la Reconquista. Parmi eux, Bertrand de Laon joue un rôle

considérable auprès du souverain, Alphonse I. Il est le fils cadet d’un noble bourguignon, Guy

de Conflans-en-Jarnisy, et d’Hildiarde, fille d’Hilduin III de Ramerupt et d’Adèle de Roucy et

cousine germaine d’Alphonse I par sa mère58. Ce baron de Champagne entre dans l’entourage

du roi au début de l’année 1116 : le monarque lui remet l’honor de Monzón de Campos, situé

prés de Palencia et position stratégique à l’époque de la guerre civile entre les partisans de la

reine de Castille Urraca et ceux d’Alphonse I59. En échange de cet honor, Bertrand de Laon

doit fidélité et service militaire à son seigneur, le roi aragonais. Dès le début de l’année

suivante, ce chevalier de Champagne reçoit la seigneurie de Carrión60, ville située dans le

même secteur que Monzón de Campos, puis, à partir de 1118, celle de Logroño, fixée dans la

Rioja61. Le champ d’action de Bertrand de Laon se limite essentiellement aux frontières

occidentales du royaume d’Aragon où de nombreux conflits perdurent jusqu’en 1127-1128. A

l’exception de la bataille de Fraga en 1134 où il trouve la mort, il est difficile de savoir si ce

baron champenois participe à la lutte contre les musulmans. Les motifs de Bertrand de Laon

semblent différents de ceux de chevaliers comme Gaston IV de Béarn ou de Rotrou IV de

Perche. Le comte d’outremonts vient se mettre au service du roi aragonais sans faire du

combat contre les musulmans sa priorité. Il protège avant tout les intérêts de son suzerain,

Alphonse I. Il est plus motivé par l’intérêt que représente le bénéfice tenu du roi que par

l’idéologie inhérente à la Reconquista. Bertrand de Laon étant le fils cadet d’une grande

famille, sa part d’héritage est intimement minime. Il se rend sûrement dans le royaume

d’Aragon où sa famille est liée à la dynastie régnante dans le but de s’enrichir et de se former

un patrimoine.

Il est intéressant de noter que les usages féodo-vassaliques, étrangers jusqu’alors dans

le royaume d’Aragon, sont importés du sud de la France ou de la Catalogne par les souverains

aragonais pour fidéliser les combattants étrangers. L’emploi de notions féodales, similaires à

celles en usage dans la France médiévale, correspond à une véritable stratégie royale : les

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!58 Sur la Champagne du Xe au XIIe siècle, se rapporter à M. BUR, La formation du comté de Champagne (950-1150), Lille, 1977, pp. 253-255. 59 J. A. LEMA PUEYO, Colección Diplomática de Alfonso I de Aragón y de Pamplona (1104-1134), Eusko Ikaskuntza, San Sebastián, 1990n° 65 [02/1116], pp. 90-92 : « Comes Bertrannus in Monchon ». 60 J. A. LEMA PUEYO, Colección Diplomática de Alfonso… (art. cit. n. 59), n° 79 [02/1117], pp. 117-119 ; n° 103 [09/1121], pp. 158-159 ; n° 116 [12/1122], pp. 177-178 ; n° 154 [17/06/1125], pp. 228-229 ; J. M. LACARRA, Documentos para el estudio de la reconquista y repoblación del valle del Ebro, vol. I, Anúbar Ediciones, Saragosse, 1982 , n° 75 [09/1121], pp. 90-91 et n° 121 [17/06/1125], pp. 132-133. 61 J. A. LEMA PUEYO, Colección Diplomática de Alfonso… (art. cit. n. 59), n° 83 [06/01/1118], pp. 129-130 ; n° 112 [06/1122], pp. 171-173 ; n° 209 [05/02/1129], pp. 308-311 et J. M. LACARRA, Documentos para el estudio… (art. cit. n. 60), n° 87 [06/1122], pp. 99-100.

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chevaliers francos retrouvent auprès des monarques d’Aragon les repères des relations

vassaliques du nord des Pyrénées. En favorisant la venue et l’adaptation des combattants

d’outre-Pyrénées, le roi d’Aragon s’assure une « main d’œuvre » idéale pour mener une

guerre d’usure contre les musulmans.