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MIGRATION ET MARGINALITÉ. LES MIGRANTS ANDINS DANS LES QUARTIERS MARGINAUX DE SANTA CRUZ DE LA SIERRA (BOLIVIE) Sophie BLANCHARD * Ce travail se penche sur la marginalisation des migrants venant des Andes à Santa Cruz, ville des basses terres boli- viennes. Ils sont associés, dans le discours des urbanistes et des autorités politiques, aux quartiers marginaux pauvres de la périphérie de la ville. Pourtant, les paysages de ces quar- tiers sont plus marqués par la pauvreté que par l’origine de leurs habitants. S’y développent à la fois une « citadinité du manque » et une fusion entre les migrants andins et les origi- naires des basses terres. Ces quartiers, malgré une image de pauvreté et de violence, sont les lieux d’un métissage inno- vant. Santa Cruz, deuxième ville de Bolivie, connaît depuis un demi-siècle une spectaculaire croissance démographique. La croissance de cette ville des plaines boliviennes repose en grande partie sur une active dynamique migratoire. Elle est alimentée par de considérables flux de migrants venant des Andes boliviennes. Cette dynamique migratoire contribue à modifier l’équilibre, ou plutôt le déséqui- libre, entre hautes et basses terres. La Bolivie est en effet un pays à double facette, partagé entre des hautes terres (les vallées de la Cordillère des Andes et l’Alti- plano) occupant un tiers de la superficie mais regroupant les deux tiers des habitants, où la présence des populations indiennes quechua et aymara est forte, et des basses terres s’étendant sur les deux tiers du territoire mais n’abritant qu’un tiers de la population, dont une grande partie se revendique comme créole, issue de la colonisation européenne. Cette modification des équilibres se traduit par des bouleversements impor- tants, notamment dans la ville de Santa Cruz, la plus grande ville des basses terres * Géographe, laboratoire PRODIG. N° 185 - JANVIER-MARS 2006 - pp. 21-36 - REVUE TIERS MONDE 21 DOSSIER

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MIGRATION ET MARGINALITÉ.LES MIGRANTS ANDINS DANS LES QUARTIERS

MARGINAUX DE SANTA CRUZ DE LA SIERRA(BOLIVIE)

Sophie BLANCHARD *

Ce travail se penche sur la marginalisation des migrantsvenant des Andes à Santa Cruz, ville des basses terres boli-viennes. Ils sont associés, dans le discours des urbanistes etdes autorités politiques, aux quartiers marginaux pauvres dela périphérie de la ville. Pourtant, les paysages de ces quar-tiers sont plus marqués par la pauvreté que par l’origine deleurs habitants. S’y développent à la fois une « citadinité dumanque » et une fusion entre les migrants andins et les origi-naires des basses terres. Ces quartiers, malgré une image depauvreté et de violence, sont les lieux d’un métissage inno-vant.

Santa Cruz, deuxième ville de Bolivie, connaît depuis un demi-siècle unespectaculaire croissance démographique. La croissance de cette ville des plainesboliviennes repose en grande partie sur une active dynamique migratoire. Elle estalimentée par de considérables flux de migrants venant des Andes boliviennes.Cette dynamique migratoire contribue à modifier l’équilibre, ou plutôt le déséqui-libre, entre hautes et basses terres. La Bolivie est en effet un pays à double facette,partagé entre des hautes terres (les vallées de la Cordillère des Andes et l’Alti-plano) occupant un tiers de la superficie mais regroupant les deux tiers deshabitants, où la présence des populations indiennes quechua et aymara est forte,et des basses terres s’étendant sur les deux tiers du territoire mais n’abritant qu’untiers de la population, dont une grande partie se revendique comme créole, issuede la colonisation européenne.

Cette modification des équilibres se traduit par des bouleversements impor-tants, notamment dans la ville de Santa Cruz, la plus grande ville des basses terres

* Géographe, laboratoire PRODIG.

N° 185 - JANVIER-MARS 2006 - pp. 21-36 - REVUE TIERS MONDE 21

DOSSIER

(environ 1,5 million d’habitants en 2005 1). Les populations de Santa Cruz et de sesenvirons se désignent elles-mêmes sous le nom de Cambas. Elles revendiquentune identité bien spécifique, en tant que populations héritières des migrationseuropéennes, et se disent nées d’un « métissage blanchissant » entre les indigènesdes plaines et les colons européens – métissage dont seuls seraient ressortis lestraits européens. Ces Cambas désignent les migrants venant des Andes sous lenom de Collas, nom venant du Collasuyo 2, et chargé d’une forte connotationpéjorative – il dissimule une stigmatisation de l’Indien et du paysan, récurrentedans la société bolivienne. Une grande partie des migrants est en effet d’originerurale et indienne.

La croissance de la ville provoque une extension rapide de l’espace urbain,expansion qui se matérialise par la formation de quartiers pauvres de plus en plusnombreux et étendus, à la périphérie de la ville. Ces quartiers sont appelés barriosmarginales, quartiers marginaux. Situés à la périphérie de la ville, sont-ils pourautant à la marge de l’urbain ? Il était facile d’imputer aux nouveaux venus, doncaux Collas, l’extension de quartiers marginaux qui donnent à voir la pauvretéurbaine. Et de poser une équivalence entre marginalité spatiale, marginalitésociale et marginalité « ethnique » ou « culturelle » : les habitants des barriosmarginales, qui vivent en périphérie de la ville, dans d’indéniables situations depauvreté, seraient-ils alors tous des migrants collas ?

Plus que d’une marginalisation purement spatiale, économique ou « ethni-que », c’est de la confrontation de deux groupes, deux identités, deux modes deterritorialisation de l’espace urbain qu’il s’agit à Santa Cruz. Les représentationsdes quartiers marginaux disent la difficulté à rendre intelligible le nouveau visagede la ville. Certes, la multiplication des quartiers périphériques et le « chaosurbanistique » qui en résulte sont toujours imputés à « l’autre », au paysan, aumigrant, à l’Indien, mais, dans le cas de Santa Cruz, mettre en marge les migrantspermet de tenir à distance les changements en cours. L’extension des frangesurbaines est attribuée aux migrants andins, et c’est ce lien que nous entendonsexpliquer et questionner. Qu’implique l’équivalence souvent posée entremigrants collas et « ceintures de pauvreté » ? Comment ces limites de la villesont-elles devenues un lieu privilégié de l’insertion des migrants andins dans lacité, et quelles formes de citadinité y élaborent-ils ? Cet article s’attachera toutd’abord à démonter les mécanismes de l’équivalence posée entre migrants andinset quartiers marginaux, pour voir ensuite comment se construisent dans cesquartiers des paysages en devenir, et enfin examiner les formes de citadinitédéveloppées dans ces marges urbaines.

1 - Cf. INE, recensement 2001.2 - Le Collasuyo est une des quatre parties de l’Empire inca ; il recouvrait la partie andine de la

Bolivie d’aujourd’hui.

Sophie Blanchard

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I – MIGRANTS ANDINS ET QUARTIERS MARGINAUX :DE FAUSSES ÉVIDENCES

1- Discours de la marginalisation des migrants

À Santa Cruz s’expriment toutes sortes d’opinions sur les migrants andins, desplus tolérantes aux plus extrêmement discriminatoires. Migration, pauvreté etmarginalité sont généralement associées, même par des secteurs relativementbien informés. Cette idée reçue se retrouve par exemple dans les propos tenus parles responsables du SEAPAS (Secrétariat archidiocésain de pastorale sociale) :

Les processus migratoires (...), dans leur grande majorité, entraînent de dramati-ques coûts sociaux, qui se révèlent dans les niveaux élevés de pauvreté et demarginalité dans lesquels vivent presque tous les migrants. (...) Comme si cela nesuffisait pas, les migrants en sont réduits à mendier pour pouvoir effectuer destravaux sales et mal rémunérés, quand ils ne sont pas obligés à vagabonder dans lesrues pour demander l’aumône, aggravant ainsi la situation misérable qu’ils subis-sent chez eux et qui les oblige à une migration forcée.3

Ces propos extrêmement généralisants, qui posent une adéquation entremigration et marginalité, ici dans une optique « charitable » d’action sociale, sontlargement repris par l’opinion publique, et de manière bien souvent plus violenteet encore plus caricaturale. Quelques exemples de discours discriminatoires, voirefranchement racistes vont nous permettre de prendre la mesure de l’ampleur etdes formes du rejet dont peuvent faire l’objet les migrants andins. Citons toutd’abord une source journalistique, un article « d’opinion » publié dans le plusgrand quotidien de la ville, El Deber, article dont l’auteur affirme que :

Ces groupes [les migrants], inspirés par des caciques et dirigés par des politiciensopportunistes qui n’avaient jamais auparavant pu profiter d’un tel bouillon deculture, prennent possession des terres orientales, alors que dans l’Occidente 4 il ya assez de terre pour toute la plèbe et tous ces indigènes qui servent de chair àcanon, dans leur ardeur à profiter de notre terre « bénie du ciel, paradis d’autresdieux » 5.

Cet extrait fait référence à la fois aux paysans andins venus s’établir dans leszones rurales du département de Santa Cruz et aux migrants urbains, et énonceune thèse assez répandue, celle de « l’invasion » de Santa Cruz par les migrants.Publié dans un média établi, il reste assez modéré dans sa formulation. Le rejet desmigrants n’est donc pas toujours sous-jacent, loin de là. Les membres des mouve-ments autonomistes, mais aussi les dirigeants du très officiel Comité Civique deSanta Cruz ont pris parti en la matière, ce qui transparaît dans les propos tenus en2001 par son président, Lorgio Paz Stelzer :

Les Collas que les Crucéniens ne tolèrent pas sont ces gens de basse extractionqui viennent en masse remplir les marchés. Ceux qui vendent des citrons ou

3 - Source : article du quotidien Presencia, 29 novembre 1993, Santa Cruz. (les citations sonttraduites par l’auteur, NdlR).

4 - L’Occidente désigne la partie occidentale et andine du pays, aussi souvent appelée « l’intérieur ».5 - Source : « Invasión », Aure Terran Bazan, in El Deber, 8 mai 2003.

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n’importe quoi qui puisse remplir l’estomac, et qui donnent mauvais aspect à laville. (...) Ces groupes humains sont à l’origine de quartiers surpeuplés, sansdessein urbanistique, sans services urbains de base, marqués par la violence dansles rues, qui sont une surcharge économique pour la région.6

Ce discours stéréotypé, qui présente les migrants pauvres comme une source,voire la seule source, de désordre urbanistique et esthétique, pèse sur l’insertiondes migrants andins en ville. Il les stigmatise en faisant d’eux les principauxresponsables de la pauvreté urbaine et d’une extension de la ville vue commedommageable et anarchique. L’équivalence posée entre migrants andins et habi-tants des quartiers marginaux est pourtant loin de constituer une évidence,comme le montre l’analyse de la répartition des migrants dans la ville.

2 – Les migrants dans la ville : répartition, des marges aucentre

Les quartiers périphériques sont-ils des quartiers marginaux ? Spatialementc’est indéniable, ils ont pour point commun de se situer aux marges de la ville,dans des zones de plus en plus éloignées du centre à mesure que la ville croît. Lastructure de la ville, dont la particularité est d’être organisée en anneaux decirconvallation successifs, facilite l’identification des quartiers marginaux, quis’étendent au-delà du quatrième anneau (cf. Figure 1). Trois grands ensembles sedétachent, le Plan 3000, la Villa Primero de Mayo, et, à l’extrême sud de la ville, lesabords de la prison de Palmasola.

La Figure 1 donne un aperçu de l’inégale répartition des migrants andins, trèsprésents dans les périphéries sud et est de la ville, mais également dans le quartsud-ouest de la ville à l’intérieur du quatrième anneau. Les zones où la proportionde migrants andins est élevée sont donc plus étendues en périphérie, dans le Plan3000 et autour de Palmasola surtout, mais ils sont aussi très présents dans lecentre-ville, dans des zones qui correspondent aux abords des marchés. Celacontredit donc l’idée d’une répartition concentrique des migrants andins selon ungradient qui irait du centre-ville vers les quartiers marginaux.

Il existe cependant une certaine corrélation entre migration et marginalitésocio-spatiale, dans la mesure où une large frange est et sud de la cité concentre lespopulations les plus pauvres de la ville. Or cette frange abrite de fortes proportionsde migrants venus des Andes. Ces quartiers marginaux pauvres ne correspondentpas à ce qui est considéré à Santa Cruz comme la « norme » du point de vue socialet urbanistique : ils font alors figure de transition vers l’urbain, d’espaces endevenir.

6 - Los Tiempos, 18 mars 2001, interview de Lorgio Paz Stelzer, président du Comité Civique de SantaCruz. Le Comité est un organisme corporatiste formé par les représentants des principaux secteurséconomiques, qui se désigne lui-même comme « le gouvernement moral des Crucéniens ».

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II – LES PAYSAGES EN DEVENIR DES QUARTIERS MARGINAUX

1 – Paysages de la norme : ville coloniale et quartiersfermés

Si les quartiers marginaux sont considérés comme des espaces à la limite del’urbain, c’est avant tout parce qu’il existe une « norme » urbaine, un ensemble deréférents qui définissent la ville, la ciudad, par opposition aux barrios, les quar-tiers. Les franges urbaines ne sont inachevées que par rapport à cette image issueà la fois de représentations très partagées en Amérique latine et de l’histoirepropre de Santa Cruz de la Sierra. La « norme » urbaine est double. Le centrehistorique, appelé le Casco Viejo, constitue la référence première 7. C’est uneforme classique de ville sud-américaine, avec en son centre la place d’armes et lacathédrale, et tout autour un plan hippodamique. Les rues sont bordées d’arcadeset l’empreinte de l’architecture coloniale est très visible. Les constructions, trèsaérées, dotées de cours intérieures, sont adaptées au climat chaud et humide. Lesplus anciens bâtiments conservés comportent un, voire deux étages. Ces maisons,construites en briques avec un toit de tuiles en pente et une galerie, tendent àdisparaître au profit de constructions plus simples et moins chères. Elles sont trèséloignées des habitations traditionnelles des paysans de l’Oriente, les pahuichis,constructions carrées d’une seule pièce, aux murs de rondins et au toit de palme,très aérées, qui n’ont pas réussi véritablement à être adaptées à la ville – hormisdans les endroits touristiques. L’habitat dans le Casco Viejo est relativementdense, dépourvu de vides urbains, et plutôt bas. Mais il s’est fortement dégradé aufil du temps, et une bonne partie des maisons coloniales, peu entretenues, a laisséplace à des constructions modernes.

La norme de l’urbanité « moderne » se rapproche davantage de modèlesnord-américains. Bien qu’il existe des constructions modernes et très élevées àSanta Cruz, essentiellement disséminées entre le premier et le deuxième anneau,on ne peut pas véritablement parler de Central Business District. Certains quar-tiers s’inspirent en revanche du modèle des gated communities de luxe que l’onpeut trouver en Amérique du Nord : des urbanizaciones de standing, quartiersplanifiés destinés aux classes moyennes et supérieures, plus ou moins fermés,parsèment la ville et surtout ses périphéries. Villas de luxe très éloignées ducentre-ville et petits immeubles résidentiels bordés de piscines entre le deuxièmeet le quatrième anneau sont donc une autre manifestation de la norme urbanisti-que idéale, que matérialise le quartier péri-central d’Equipetrol. Tous ces quartierssont bien reliés au centre et bénéficient de taux d’équipements importants. Lesstyles architecturaux qui y sont utilisés sont adaptés au climat chaud et humide deSanta Cruz, ils créent un habitat ouvert, ménageant des patios et des toits quipréservent la fraîcheur des habitations. Les plans d’urbanisation adoptés parl’organisme chargé de la planification urbaine, le Plan Regulador, entre les années1960 et les années 1980, voulaient faire de Santa Cruz une cité-jardin ordonnée enquatre anneaux concentriques. L’expansion de la ville a largement dépassé cesprévisions, et Santa Cruz compte au début des années 2000 neuf anneaux.

7 - Les descriptions et témoignages ici rapportés proviennent d’une enquête de terrain menée entre2002 et 2004 dans le cadre d’une thèse de doctorat (BLANCHARD, 2005).

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Figure 1 : Santa Cruz, part des migrants dans la population

Source : S. Blanchard, 2005 – Élaboration à partir des données du recensement de 2001 (INE) – Faitavec Philicarto – http ://perso.club-internet.fr/philgeo [discrétisation « Jenks »]

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La « norme » semble presque faire figure d’exception. D’une part, la faibleproportion des citadins qui habite dans ces quartiers aisés, au regard de la grandemajorité qui habite dans les quartiers marginaux, invite à s’interroger sur la placede cette ville « formelle », éclatée et circonscrite, par rapport à la ville « infor-melle ». D’autre part, au sein même du Casco Viejo, en dehors des abordsimmédiats de la place centrale, le bâti est souvent mixte, et il existe des quartierspopulaires où l’habitat est certes dense mais assez dégradé. Les abords desmarchés Los Pozos et La Ramada, ainsi que les rues bordant le premier anneau ensont les exemples les plus frappants : le bâti y est dense mais les immeubles sontpeu entretenus, des bâtiments de brique crue s’intercalent entre les rares maisonsantérieures à 1950, et l’on trouve de nombreux bars et hôtels à bas prix. Cesespaces très centraux sont à la fois mal famés et très densément occupés du fait deleur situation stratégique – pour les commerçants migrants des marchés surtout –qui a fait augmenter les prix du foncier. Le quartier du terminal de bus, à l’est de laville, près du troisième anneau, obéit à des logiques assez semblables. Mais danstous ces quartiers populaires centraux et péricentraux, qui tendent à occuper unepart croissante de l’espace urbain, la « mauvaise réputation » découle davantaged’activités économiques qui attirent petite délinquance et trafics divers que de laprésence des migrants. Celle-ci est d’ailleurs bien tolérée dans les nombreuxquartiers « mixtes », tant du point de vue de la population que de celui du bâti, quis’étendent entre le premier et le quatrième anneau. Toute cette partie de la villeest aujourd’hui considérée comme « consolidée » et dotée d’une « légitimité »urbaine qui fait défaut aux quartiers marginaux.

2 – Paysages de la marge, paysages de la pauvreté

Au contraire des quartiers considérés comme des exemples de la normeurbaine, les quartiers marginaux sont sous-équipés, difficiles d’accès, construits enmatériaux peu adaptés au climat mais très économiques, et les densités depopulation urbaine y sont très faibles. En effet, si l’on examine la répartition desdensités urbaines, on note un gradient de densité très marqué des périphéries versle centre-ville, avec un palier correspondant au 4e anneau. La faiblesse des densitésurbaines en périphérie est fréquemment déplorée par les analyses des urbanistescrucéniens. En 1995, une étude 8 soulignait le paradoxe de ces zones marginalesoù les faibles densités urbaines se conjuguent avec un entassement humain defamilles nombreuses vivant dans des maisons de taille très réduite.

Ce qui différencie le plus les quartiers marginaux du reste de l’espace urbain estsans doute l’empreinte visible de la pauvreté qui marque les paysages ; l’urbanisa-tion du manque, de l’inachevé, du provisoire. Le sous-équipement chronique, lespetites maisons insalubres, la difficulté d’accès due à l’insuffisance des transportsurbains participent de ces « nécessités de base insatisfaites » qui, selon le PNUD,définissent la pauvreté. L’habitat est très hétérogène. Les quartiers marginauxs’étendent, apparemment sans limites, sur des terrains plats, dessinant unmaillage urbain de plus en plus lâche. Le style architectural des constructionstémoigne à la fois d’un manque de moyens dû à la pauvreté des habitants et d’une

8 - GOBIERNO MUNICIPAL DE SANTA CRUZ DE LA SIERRA ET PROGRAMME DES NATIONS-UNIES POUR LE DEVELOP-

PEMENT, 1995

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inadaptation des matériaux et des formes au climat local. Les véritables bidonvillessont rares, comme dans toute la Bolivie : même si l’on observe des maisons faitesde bric et de broc, elles ne sont le plus souvent que la première étape d’uneprogressive consolidation de l’habitat. Les maisons ont une base en dur, engénéral les murs de la pièce principale, et des extensions en matériaux plusprécaires. Les quartiers périphériques permettent aux populations à revenus trèsmodestes d’accéder à la propriété. Si tant de lots de terrain restent vides, c’estaussi parce que leurs propriétaires n’ont pas les moyens de commencer à cons-truire, et laissent leurs lots en position d’attente tandis qu’eux restent en location.Les maisons sont le plus souvent des bâtisses rectangulaires de plain-pied, parfoisà un étage, en briques et d’un seul tenant, avec un toit en tôle faiblement incliné.Elles sont de taille réduite, une pièce le plus souvent au début, et les habitants lesagrandissent petit à petit en fonction de leurs rentrées d’argent. Ce modèle est encomplète contradiction avec le modèle local d’habitat traditionnel, le pahuichi,mais également avec le modèle colonial.

Les maisons de ces quartiers périphériques ressemblent en fait à celles que l’ontrouve dans les régions andines, sur l’Altiplano surtout. Le facteur économiquejoue bien sûr un grand rôle dans les choix de construction : briques et tôles sontdes matériaux bon marché ; cependant, le facteur culturel ne doit pas être négligé,et les techniques de construction mieux adaptées au climat froid et sec del’Altiplano sont ici utilisées par habitude plus que par commodité. On peut doncparler ici de paysages de la marge, d’autant plus que les équipements et les servicesurbains y sont nettement inférieurs à ce que l’on peut trouver à l’intérieur duquatrième anneau.

Toutefois, cette image occulte l’aspect dynamique de l’expansion urbaine, oùles quartiers les plus précaires et les plus périphériques se « consolident » peu àpeu alors que de nouveaux barrios naissent toujours un peu plus loin. Le proces-sus de « consolidation »9 des quartiers associe diffusion des équipements urbains,raccordement aux divers réseaux et insertion du quartier dans l’espace urbain –par la construction de nouveaux quartiers encore plus périphériques. Pendant quel’expansion de l’espace urbain se poursuit, de nouvelles centralités naissent ausein de ces espaces de la marge.

3 – Au cœur des quartiers marginaux, des paysagesde la centralité

Les quartiers périphériques, de par leur extension et leur évolution constante,se complexifient progressivement. Loin d’être des espaces homogènes, on peut yvoir l’émergence de zones mieux desservies qui acquièrent peu à peu les attributsd’une certaine centralité. La présence de places centrales, fruits d’opérationsurbanistiques associant la municipalité et diverses ONG, dans les deux grandesciudadelas 10 de la ville, la Villa Primero de Mayo et le Plan 3000, matérialise ces

9 - Nous traduisons ici l’expression espagnole barrios consolidados.10 - Ces ciudadelas, c’est à dire citadelles, sont des zones d’urbanisation implantées à la périphérie

pour absorber la croissance de la ville. Elles ont connu une expansion telle qu’elles forment désormaisdes petites « villes dans la ville ».

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nouvelles centralités dans les paysages urbains. La densification de l’habitat dansces mêmes zones, les plus anciennement peuplées au sein des espaces marginaux,vient renforcer cette impression. Autour de la place centrale de la Villa Primero deMayo se concentrent des commerces en tous genres, de biens de consommationet de communication, fruits d’une dynamique économique interne à ces quartiers.Les rues principales sont asphaltées, et autour du principal rond-point du Plan3000 s’est développée une vaste zone de marché. Cette dynamique provoque lareproduction, à l’échelle de la ciudadela, d’un modèle centre-périphérie. Lecentre de la Villa Primero de Mayo est d’ailleurs appelé le « Casco Viejo », sur lemodèle du centre historique de Santa Cruz, bien qu’il compte à peine 35 ans.

Ces centres alternatifs ont une image positive au sein de quartiers marginauxconsidérés comme des zones dangereuses et sous-équipées. La situation de laprison de Palmasola, à l’extrême sud de la ville, fait au contraire apparaître desformes de centralité répulsives. La prison a dans la ville une image très négative.Passoire, zone dangereuse, espace où les prisonniers font la loi, les abords dePalmasola sont réputés mal famés. On y planifie une partie des activités illicites dela ville, des vols de voiture au trafic de drogue. Les conditions de sécurité y sonttrès aléatoires. Mais elle engendre aussi des activités économiques, avec la ventede produits alimentaires destinés aux prisonniers et aux visiteurs. Entre 2002et 2004, la zone s’est fortement transformée, la route d’accès a été asphaltéejusqu’à la prison, des cybercafés sont apparus. En dépit de son image de zone denon-droit, la prison fait donc figure de pôle attractif. Construite, à l’origine, loin ducentre-ville, elle est maintenant au cœur des quartiers marginaux du sud de la ville.

La situation de marge urbaine peut également être utilisée de façon volonta-riste, en jouant sur les possibilités offertes par l’abondance de terrains vides à basprix. La Ciudad de la Alegria constitue une expérience originale de valorisation desquartiers marginaux. Il s’agit d’un vaste complexe religieux, éducatif et sportif,financé par une ONG d’obédience catholique 11, qui s’étend sur 90 ha, à l’extrêmelimite de la ville. Ses bâtiments de brique flambant neufs s’étalent sur plus d’unkilomètre de long, et forment un pôle universitaire, culturel et sportif à premièrevue incongru à l’extrême limite des quartiers marginaux. La construction de cecomplexe a commencé en 1999. L’association de bâtiments universitaires, cultu-rels, religieux, sociaux et sportifs que l’on trouve dans cette lointaine périphérie duPlan 3000 (la Ciudad de la Alegria se trouve à plus de trois kilomètres durond-point qui constitue le centre névralgique de la ciudadela), n’a pas d’équiva-lent à Santa Cruz, sauf peut-être dans les collèges les plus huppés. Les autoritésmunicipales ont d’ailleurs accusé la fondation d’avoir fait là des dépenses somp-tuaires, trop somptuaires pour les quartiers marginaux. Le succès est cependant aurendez-vous, car en fin de semaine, dès qu’arrivent les beaux jours, les piscines,grâce à un droit d’entrée très modique, connaissent une affluence spectaculaire.Les écoles de sport attirent de nombreux jeunes des quartiers voisins et des effetsinduits commencent à se faire sentir dans les environs du complexe. Une partiedes rues a été asphaltée, les boutiques se sont multipliées, le quartier semble s’êtredensifié. Un dynamisme certain a donc été insufflé dans ce quartier marginal.

11 - La fondation Hombres Nuevos.

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Des formes de citadinité se développent donc dans les quartiers marginaux.Citadinités « périphériques » ou « marginales », comment sont-elles vécues etmises en œuvre par les migrants andins habitant les barrios marginales ? Un telquestionnement suppose de s’appuyer sur une définition, même provisoire, de lacitadinité : nous considérerons que, par rapport à une notion plus large d’urba-nité, « le terme de citadinité s’appliquerait plutôt aux habitants des villes, à leurspratiques et représentations des espaces urbains, leurs formes d’appropriation deces espaces, leurs ancrages culturels dans la ville ». Parmi ses indicateurs les plusmarquants figurent « l’analyse de l’espace vécu des habitants, les itinéraires rési-dentiels et les relations de voisinage ou d’interconnaissance » (DORIER-APPRILL,2001, p. 81). La vie quotidienne des habitants des quartiers marginaux et lesrelations qui se nouent dans ces espaces seront ainsi nos premières portesd’entrée vers la définition d’une « citadinité du manque » aux marges de la ville.

III – CITADINITÉ DES MARGES, CITADINITÉ DU MANQUE

Les migrants andins habitant les quartiers marginaux se retrouvent fréquem-ment pris dans une double dynamique de marginalisation, spatiale et culturelle.Mais l’amalgame, qui est fait dans certains discours, entre migrants andins, originepaysanne et population des quartiers marginaux mérite pour le moins d’êtrenuancé. Nous essaierons ici de le questionner à travers le prisme de la citadinité,en mettant en lumière les formes, spécifiques ou non, de l’accès des migrants à lacitadinité.

1 – En marge de la ville, l’empreinte de la ruralité

Les paysages des quartiers marginaux ne sont pas simplement éclatés etcomme inachevés, ils semblent également, à première vue, empreints de « rura-lité ». Des poulaillers aux coins de potager qui parsèment les lots, nombreux sontles éléments qui introduisent dans ces marges de l’urbain une note campagnarde.Nous y verrons plutôt une forme de réponse à la crise économique, une façon dediversifier l’approvisionnement alimentaire de familles qui n’ont plus beaucoupde contacts avec leurs communautés d’origine. Les échanges de produits alimen-taires – denrées de la ville contre productions familiales – se faisant rares, lesjardins urbains constituent un bon moyen d’améliorer le quotidien. La pratiqued’une petite agriculture urbaine dans les quartiers périphériques paraît être plusune adaptation au contexte urbain que le signe d’un passé paysan qui peut êtrechargé de connotations négatives : du « rural » au « marginal » il n’y a bien souventqu’un pas.

Les paysans arrivant en ville se voient souvent reprocher leur origine rurale, etdes jugements de valeur très négatifs sont associés à cette idée de la ruralité. Lesmigrants issus des communautés andines sont vus comme « sales » (car venant derégions sèches et peu équipées, où l’eau est rare et les douches peu répandues),« ignorants » (les taux d’analphabétisme étant plus élevées dans les zones rurales),ne parlant pas espagnol (le quechua et l’aymara sont très pratiqués dans lescampagnes andines, et le bilinguisme y est extrêmement fréquent), mal habillés

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(les femmes andines sont nombreuses à porter un costume traditionnel, une jupebouffante et une blouse) (BERGHOLDT, 1999). Ceci n’a rien de particulier à SantaCruz, en effet : « dans les villes du Sud, une large partie de la population estcomposée de migrants récents venus du monde rural, et pratiques et représenta-tions citadines sont souvent empreintes de “ruralité”. De plus, une large partie dela population de ces villes peut être a priori définie comme marginale, spatiale-ment, économiquement, et en termes d’accès ou de droit à la ville » (GERVAIS-LAMBONY, 2001, p. 95).

Ce qui soulève des interrogations, c’est que les migrants andins ne sont ni lesplus pauvres ni les plus marqués par la « ruralité » : ce sont les migrants Ayoreos,qui sont les plus marginalisés dans les discours des Crucéniens. Certains membresde ce peuple nomade en voie de sédentarisation du Chaco ont établi un campe-ment à la périphérie de la ville : ils migrent saisonnièrement à Santa Cruz et viventen partie de la mendicité (RIESTER et WEBER, 1998). Ils sont exclus de la sociétéurbaine. Ce qui est loin d’être le cas de la majorité des habitants des quartiersmarginaux : une grande partie d’entre eux a eu des parcours migratoires comple-xes, dans et hors de la ville de Santa Cruz. Beaucoup sont passés par d’autresgrandes villes boliviennes, La Paz et Cochabamba surtout. Et parmi les migrantsqui viennent des campagnes andines, ce sont bien souvent les plus jeunes et lesplus audacieux qui sont venus tenter leur chance en ville. L’image de ruralité quiest attribuée aux quartiers marginaux est donc à revoir, elle est de plus en plusfausse à mesure que l’ancrage en ville des migrants s’étale dans le temps et que lesquartiers marginaux acquièrent une épaisseur chronologique. Bientôt, on pourradire à Santa Cruz comme dans mainte autre ville latino-américaine que « lespauvres ne sont plus des migrants, mais des urbains de la première ou deuxièmegénération – “les fils du désordre” – qui ont pour la plupart rompu les liens avec lacampagne et inscrivent leurs stratégies dans l’espace de la métropole » (PRÉVOT-SCHAPIRA, 1999, p 131). L’association qui est faite aujourd’hui dans la ville entremigrants andins et habitants des quartiers marginaux est donc vouée à se défaire,mais pour laisser la place à quel type de citadinité ? Une citadinité « tronquée »,« périphérique » ? La vie des quartiers marginaux s’inscrirait alors plutôt dans uneurbanité incomplète, un manque d’urbain plutôt qu’un trop de rural.

2 – Une citadinité du manque

Les quartiers marginaux semblent déserts pendant la journée, hormis le week-end. On y aperçoit cependant des femmes et des enfants. Cela soulève la questiondes liens entre genre et citadinité : hommes et femmes n’ont pas la même visiondu quartier, ils ne vivent pas la ville de la même façon. La citadinité des quartiersmarginaux est sexuée. Les hommes vont travailler à l’extérieur, les femmes restentplus souvent dans le quartier, surtout si elles ont des enfants en bas âge. Laconnaissance de la ville des femmes habitant les quartiers périphériques est doncsouvent plus réduite que celle des hommes, qui ont davantage l’occasion decirculer à travers l’espace urbain. Cependant, dans le cas des nombreuses mar-chandes qui travaillent dans le centre, cette différence s’efface. Les pratiques de laville ne varient pas seulement en fonction du sexe, mais aussi en fonction del’activité économique. Dans le contexte actuel de crise économique persistante,les foyers des quartiers populaires tendent à diversifier leurs sources de revenus

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par une augmentation du travail féminin, ce qui accroît la mobilité des femmes.L’absence d’emplois dans les quartiers marginaux les vide alors d’une bonne partiede leur population pendant la journée. Ils leur manque donc cette animation quel’on associe à la ville, et surtout à la métropole. En outre, le climat d’insécurité quirègne entretient la méfiance et le manque d’espaces publics et d’espaces verts faitde la rue le principal espace de loisir ou de promenade disponible.

De la fête au coupe-gorge, les images de la rue sont multiples. Lieu de vie, la rueabrite aussi bien – ou aussi mal – les enfants qui sortent de l’école et les discussionsentre voisins sur les pas-de-porte et dans les patios que les noctambules ou lestrafiquants en tout genre, car « les rues se transforment en un espace de rencontreet de distraction. Favorisées par la chaleur du climat, les réunions et les fêtes setiennent dans les cours et dans les rues. Mais la rue héberge aussi les enfants quandles parents vont travailler. » (COTTLE et RUIZ, 1993, p. 172). L’image de la rue estdonc assez ambiguë. Le manque d’animation dans les quartiers est fréquemmentdénoncé, mais moins que la multiplication des bars qui sont vus par une partie deshabitants comme des menaces pour l’ordre public.

La rue la nuit est considérée comme un espace dangereux, menaçant, soit parson trop-plein d’animation, récurrente dans un pays où l’alcoolisme et la violencefamiliale font des ravages, soit par son vide qui laisse le champ libre aux malan-drins. Une image de violence est donc associée aux quartiers marginaux, dans lapresse locale comme dans nombre d’analyses : « dans les zones populaires exis-tent beaucoup de bars et de lieux où se réalisent des fêtes et où l’on vend desboissons alcoolisées la nuit et le week-end. Les fêtes se terminent souvent par desinsultes et des bagarres » (COTTLE et RUIZ, 1993, p. 172). Mais les quartiers margi-naux sont loin d’avoir l’apanage de la violence, des zones beaucoup plus centralessont aussi stigmatisées comme des « points chauds », les abords des marchés ducentre-ville et les alentours du palais de justice, par exemple. Que recouvre alorscette image des marges dans les imaginaires urbains ?

3 – Délinquance, insécurité et violence : la face obscuredes quartiers marginaux

Insécurité, violence et trafics ne sont pas réservés aux marges urbaines, loin delà. Mais s’ils sont ressentis dans les quartiers marginaux avec plus de force, c’estd’abord, aux dires des intéressés, à cause de l’absence de la police. Les habitantsdes quartiers se sentent livrés à eux-mêmes, et leurs frustrations provoquentpériodiquement des flambées de violence collective qui se traduisent par deslynchages, parfois rapprochés des formes de « justice communautaire » (WACHTEL,1992) que l’on peut observer dans les Andes 12. Ce phénomène de multiplicationet de médiatisation des exécutions collectives, présentées par leurs auteurscomme des formes de « justice populaire », n’est pas spécifique à la Bolivie 13.

12 - En juin 2004, par exemple, les habitants de la localité d’Ayo Ayo, sur l’Altiplano, ont brûlé vif leurmaire accusé de corruption et de mauvaise gestion. L’événement a fait les gros titres des pressesbolivienne et péruvienne et a eu un retentissement international.

13 - Il a notamment été étudié en Équateur (GUERRERO, 2000).

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La croissance des crimes et des délits a suivi la croissance de la ville, sans que lecontrôle policier ne semble suivre la tendance. L’un des problèmes semble être lemanque d’effectifs, dans une ville très étendue et de plus en plus peuplée. Lapolice ne s’aventure donc que rarement dans les marges urbaines, plus à cause dela faible densité de ces périphéries qu’à cause de la menace de délinquantshypothétiques ou réels. Cette absence de contrôle fait des marges urbaines unespace tout trouvé pour les trafiquants en tout genre, acteurs du trafic d’automo-biles organisé à l’échelle de la ville ou narcotrafiquants – Santa Cruz est un despôles d’exportation de la cocaïne bolivienne. Cette montée d’une insécurité à lafois réelle et fantasmée – car l’imaginaire urbain fait de quartiers aux réalités trèsdiverses des zones de non-droit en proie à la violence – n’est pas spécifique à SantaCruz, elle se retrouve dans la plupart des métropoles du Sud (PRÉVOT-SCHAPIRA,1999, p 129).

En dépit de toutes les carences que nous avons mises en évidence, les quartiersmarginaux de Santa Cruz ne peuvent pas être assimilés à des « ghettos migrants ».Ce qui y prévaut est une citadinité du manque plutôt que de l’absence, ce sont desespaces en transition, en voie d’urbanisation. Bien que les habitants de cesquartiers puissent être à plus d’un égard vus comme des « citadins sans ville »(AGIER, 1999, p. 8), des formes de citadinité qui ne relèvent pas seulement dumanque s’y développent, fondées sur des solidarités de quartier et des intérêtspartagés.

4 – L’envers de la marge ? Formes de citadinité aux abordsde la prison

La situation des quartiers du sud de la ville, autour de la prison de Palmasola,qui paraissent peut-être les plus éloignés de l’image dominante de la normeurbaine, est significative de ces inventions urbaines à l’œuvre en périphérie.Contrairement à des zones comme le Plan 3000, la zone de Palmasola peine àacquérir sa légitimité urbaine. Cette difficulté ressort en premier lieu dans leshésitations de la toponymie : l’absence d’un nom suffisamment partagé pourdésigner clairement cette vaste zone sud est particulièrement révélatrice. « District12 », « zone de Palmasola », « zone de Los Lotes », aucun de ces noms n’estvraiment satisfaisant, ce qui reflète sans doute le manque d’unité de cet espace. Lesnoms des quartiers ne sont pas non plus toujours clairement fixés. Si les périphé-ries sud de la ville souffrent d’un défaut de légitimité urbaine, c’est aussi en partieparce qu’elles intègrent aujourd’hui dans le tissu urbain deux établissementsconçus comme hors la ville, comme des menaces pour la ville : la prison et laraffinerie de Palmasola. Menace « sociale », la prison est maintenant insérée dans letissu urbain, et la raffinerie, menace pour l‘environnement urbain, se trouve pourle moment à l’extrême limite de la ville.

Proche de la prison, le quartier Alto Palmira bénéficie d’atouts liés à sa situationpériphérique. Atouts liés d’abord à sa position : la proximité du monte, les terresen friche, incite à la promenade. Les jeunes du quartier vont parfois jusqu’auxdunes de las Lomas de arena, parsemées d’étangs propices à la baignade et situéesà quelques kilomètres au sud. La prison de Palmasola engendre des profits pourles habitants du quartier, et tout d’abord pour les propriétaires de l’épicerie-

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gargotte qui fait face au centre de détention. Leur négoce tire parti de l’animationnée des visites aux prisonniers, et éventuellement des évasions, qui amènent uneclientèle épisodique de journalistes. La station de taxi de Palmasola est aussi unesource d’emploi. Mais l’un des avantages de la périphérie est de recréer dans cesquartiers peu peuplés une ambiance « villageoise ». La vie sociale du quartier estparfois intense. Les fêtes se multiplient dans les patios, notamment au moment dela fête de La Paz et de celle de la Vierge d’Urkupiña, patronne du département deCochabamba, les fins de semaine surtout. Si le quartier est vide pendant la journée,le soir et les week-ends il peut s’animer. Les rituels andins comme la ch’alla, rite debénédiction des maisons ou des véhicules fondé sur des offrandes de coca etd’alcool, se diffusent peu à peu dans la ville de Santa Cruz en partant des quartiersmarginaux où ils sont moins soumis à l’opprobre que dans le centre-ville, où cespratiques ont longtemps été tenues pour des superstitions barbares. Sans exagé-rer cette image bucolique, il est certain que le relatif isolement des quartiersmarginaux peut favoriser l’émergence de liens entre les voisins et le maintien oul’affirmation de leur identité andine.

Ainsi, dans les quartiers marginaux de Santa Cruz où cohabitent des migrantsvenant de toute la Bolivie, naissent de nouvelles formes de citadinité associant destraditions collas et cambas. Le rejet de ces formes de citadinité par les élitescambas repousse les « cultures de la migration » à la marge de la société urbaine,précisément à cause de différences d’ordre social et culturel. Les Cambas quivivent dans les quartiers marginaux sont en effet pour la plupart des migrantsd’origine modeste venant des zones rurales du département. Cela rejoint l’idéeselon laquelle « en Bolivie, on ne peut se passer de la question d’une marginalitéd’ordre culturel ou ethnique des zones marginales » (BABY-COLLIN, 2000, p. 152).La présence des migrants andins est donc un des déterminants essentiels de lamise en marge de certains espaces périphériques. En effet, alors même que lesquartiers marginaux sont en évolution constante, leur caractère marginal ne seréduit pas à une situation de périphérie spatiale et de sous-équipement. Pourpreuve, le Plan 3000 et la Villa Primero de Mayo sont toujours stigmatisés commedes quartiers marginaux alors même qu’ils existent depuis plusieurs décennies etqu’en leur sein se sont développés des espaces présentant une forme de centra-lité.

Les apports andins sont également essentiels aux formes d’inventions del’urbanité qui transparaissent dans les pratiques citadines développées au cœurdes quartiers marginaux. La « citadinité du manque » qui s’y élabore ne se résumepas à une culture de la pauvreté (voir Lewis, 1963). C’est à la fois la création demodes d’être en ville transcendant les clivages entre anciens et nouveaux Crucé-niens et la transformation de Santa Cruz en métropole qui se jouent dans ceprocessus. À travers la difficile construction d’une citadinité crucénienne camba-colla se pose aussi la question de la refondation de la citoyenneté bolivienne, alorsque le pays traverse une crise politique persistante, associant perte de légitimitédes partis et processus de rénovation constitutionnelle. La redéfinition de la place

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de Santa Cruz dans la nation bolivienne est l’un des enjeux majeurs de la questionde l’intégration ou de la marginalisation des migrants andins. La ville est tirailléeentre aspirations régionalistes émanant d’une élite camba et affirmation de l’uniténationale dont les syndicats, au sein desquels les migrants sont majoritaires, sontle fer de lance. Alors que Santa Cruz est désormais le premier pôle économiquebolivien et qu’elle affirme sa rivalité avec la ville de La Paz, les conflits et les heurtsentre Collas et Cambas sont l’expression du changement de la ville et de ladifficulté de construire une société urbaine multiculturelle.

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