Mémoire Master 2 Histoire, langues et taïwanité. Le cas de Rose, Rose, I Love You de l'écrivain...

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MASTER ARTS - LETTRES LANGUES MENTION LANGUES ET CULTURES ETRANGÈ RES SPÉ CIALITÉ ETUDES CHINOISES ANNÉ E 2009-2010 UNIVERSITÉ JEAN MOULIN LYON 3 Histoire, langues et taïwanité : le cas de Rose, Rose, I Love You de l’écrivain taïwanais Wang Chen-ho 歷史、語言與台灣性-以王禎和的《玫瑰玫瑰我愛你》為例 Gwennaël Gaffric Sous la direction de M. Corrado Neri

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MASTER ARTS - LETTRES – LANGUES MENTION LANGUES ET CULTURES ETRANGÈ RES

SPÉ CIALITÉ ETUDES CHINOISES ANNÉ E 2009-2010

UNIVERSITÉ JEAN MOULIN LYON 3

Histoire, langues et taïwanité : le cas de Rose, Rose, I Love You de l’écrivain taïwanais Wang Chen-ho

歷史、語言與台灣性-以王禎和的《玫瑰玫瑰我愛你》為例

Gwennaël Gaffric Sous la direction de M. Corrado Neri

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REMERCIEMENTS

En préambule de ce mémoire, je tiens à adresser mes remerciements aux personnes

qui m’ont apporté leur aide, et qui ont par conséquent participé à l’élaboration de ce

mémoire.

Je suis tout d’abord reconnaissant à mon Directeur de recherches, le professeur

Corrado Neri, pour ses remarques pertinentes et ses suggestions, ainsi qu’aux

professeurs Gregory B. Lee pour ses orientations théoriques et Florent Villard pour

ses conseils et sa disponibilité, et le professeur Chen Fang-hwey qui m’a permis de

connaître Wang Chen-ho. Mes remerciements s’adressent également aux participants

de la journée masterale/doctorale du GDR Taiwan en 2008, pour leurs conseils et

leur amitié, et en tout particulier au professeur Stéphane Corcuff pour sa disponibilité

et l’enthousiasme communicatif qu’il porte aux études taïwanaises.

Je suis aussi redevable à tous mes camarades de Lyon 3, pour leurs conseils et leurs

relectures, tout particulièrement à Alban, Stéphane et Vincent, ainsi qu’à mes

camarades de l’Université Tsinghua (清華大學 ). Je tiens aussi à remercier tout

spécialement les professeurs Liu Shu-qin柳書琴, Chen Chien-ch’ung陳建忠, Chen

Wan-yi陳萬益 et Wang Hui-zhen王惠珍 de l’Institut de Littérature Taïwanaise de

Tsinghua (清華大學台灣文學所), pour leur amitié, leur soutien et leur générosité.

Je n’oublie pas de remercier mes proches, ma famille, Matthieu pour sa relecture, et

surtout Anaïs, dont la présence et le soutien m’ont été indispensables durant toute

cette année scolaire.

5

Table des matières

AVANT-PROPOS ....................................................................................................................................................................... 6

RÉ SUMÉ DE L’ŒUVRE ÉTUDIÉE ........................................................................................................................................... 7

I- INTRODUCTION GÉ NÉ RALE ........................................................................................................................... 8

II- DE LA LITTÉ RATURE DU TERROIR À ROSE, ROSE, I LOVE YOU............................................. 15

1. Introduction ................................................................................................................................................................ 15

2. Taiwan et la littérature du terroir : aperçu historique ........................................................................................... 16

3. Le sens du terroir : années 70-80 ............................................................................................................................. 22

4. Wang Chen-ho et Rose, Rose, I Love You .................................................................................................................. 28

5. Conclusion ................................................................................................................................................................... 35

III- ROSE, ROSE, I LOVE YOU : UNE RELECTURE POSTCOLONIALE DE L’HISTOIRE DE TAÏWAN ............................................................................................................................................................................... 37

1. Introduction ................................................................................................................................................................ 37

2. Un retour sur l’histoire locale ................................................................................................................................... 38

3. Taïwan, Etats-Unis et capitalisme ........................................................................................................................... 45

4. Etats-Unis, colonialisme et l’idéologie de la propreté .......................................................................................... 51

5. Conclusion ................................................................................................................................................................... 57

IV- CRÉ OLITÉ ET CACOPHONIE : LA TAÏWANITÉ COMME LANGAGE ...................................... 59

1. Introduction ................................................................................................................................................................ 59

2. Renverser le monolinguisme et faire naître la Créolité : traduction et appropriation ..................................... 61

3. De la polyphonie à la taïwanité : la Créolité comme méthode ........................................................................... 72

4. Cacophonie et langue populaire : le grotesque dans Rose, Rose, I Love You ....................................................... 77

5. Conclusion ................................................................................................................................................................... 82

V- CONCLUSION GÉ NÉ RALE ............................................................................................................................... 85

Bibliographie .......................................................................................................................................................................... 89

Liste des caractères chinois ................................................................................................................................................. 98

Annexe 1 .............................................................................................................................................................................. 104

Annexe 2 .............................................................................................................................................................................. 107

6

« Etudier des contacts de culture, c’est décider déjà qu’on n’a pas de leçon à en tirer, la nature de

tels contacts étant d’être fluente, inattendue. 1» Edouard Glissant, Tout-monde

AVANT-PROPOS

En écrivant ce mémoire, nous souhaitions avant tout porter notre attention sur la

thématique de l’identité à travers la littérature taïwanaise. Si le (jeune) champ des

études littéraires taïwanaises commence à décoller à Taïwan, mais aussi aux Etats-

Unis (où les chercheurs taïwanais sont par ailleurs nombreux) ou encore en

Allemagne, les études taïwanaises en France, et particulièrement sur la littérature de

Taiwan sont encore à explorer plus profondément. Malgré tout, la publication du

premier ouvrage en français spécialisé sur la littérature taïwanaise en 2009 participe à

l’élaboration de ce nouveau champ de recherche2.

Plusieurs auteurs taïwanais tels que Pai Hsien-yung, Wang Wen-hsing, Li Ang ou

encore Hwang Chun-ming ont déjà été traduits en français, ce n’est pas encore le cas

de Wang Chen-ho ; il est de notre point de vue, dommage que celui-ci n’ait pas

encore eu cette occasion, dans la mesure où celui-ci invite à un dialogue entre Taïwan,

la Chine, le Japon et l’Occident (tout du moins, les Etats-Unis). En effet, les

nombreuses études, réactions et passions qu’il suscite sur l’île de Formose confirment

qu’il s’agit d’un auteur important, et plus encore, sa réflexion sur l’histoire de Taiwan

et sa perpétuelle recherche d’une identité complexe méritent amplement l’attention.

Ce modeste mémoire propose à sa façon un « détour » par Taïwan, pour non

seulement mieux comprendre la Chine, le rôle des Etats-Unis dans la région, l’histoire

coloniale et postcoloniale moderne mais aussi s’apercevoir que Taiwan en tant que

1 Edouard Glissant, Traité du Tout-Monde : Poétique IV, Paris, Gallimard, 1997, p.132. 2 Il s’agit tout simplement du premier ouvrage qui s’intéresse exclusivement à la littérature taïwanaise publié en français : Sandrine Marchand, Sur le fil de la mémoire : Littérature taïwanaise des années 1970-1990, Lyon, Tigre de Papier, 2009

7

lieu de confluences culturelles participe à l’ouverture du champ des possibles des

« Identités-Relations » du « Tout-Monde »3.

RÉ SUMÉ DE L’ŒUVRE ÉTUDIÉE

Avant toute chose, pour permettre une meilleure compréhension de l’analyse du

roman Rose, Rose, I Love You4 (Meigui meigui wo ai ni 玫瑰玫瑰我愛你), il est nécessaire

d’effectuer un bref résumé du roman :

Afin d’accueillir au mieux des GI’s états-uniens en guerre au Vietnam à Taiwan

pour un programme de R&R (Rest and Recreation) dans la ville de Hualian, les quatre

propriétaires des plus grands bordels du quartier se mobilisent pour construire un bar

et « former » des prostituées dignes de ce nom, capables d’accueillir et de « servir » au

mieux les soldats états-uniens. Ils font pour cela appel à un professeur d’anglais

flatulent, à un député arriviste, à un médecin pervers et à un avocat mystérieux. Le

professeur Dong organise ainsi des cours accélérés d’anglais, de « culture américaine »

et d’hygiène pour les prostituées, dans l’église du canton, et s’active afin que tout soit

parfait pour l’accueil des « clients » états-uniens. L’histoire se déroule sur un jour, celui

de la cérémonie d’ouverture du bar en question, et se termine tout juste avant l’arrivée

des GI’s à Taïwan.

3 Nous reviendrons dans notre étude sur ces termes chers au poète et théoricien martiniquais Edouard Glissant. 4 Wang Chen-ho 王禎和, Meigui meigui wo ai ni 玫瑰玫瑰我愛你 [Rose, Rose, I Love You], Taipei,

Hongfan Shudian, 1994 (première édition : 1984). Pour la traduction anglaise du roman : Wang Chen-ho, Rose, Rose, I Love You, trad. du chinois par Howard Goldblatt, New York, Columbia University Press, 1998.

8

I- Introduction générale

Stéphane Corcuff parle à propos de Taiwan « d’un laboratoire d’identités » 1. Cela a

plusieurs significations, la première c’est que les « identités » ne s’écrivent pas au

singulier à Taïwan, s’il y a « identité », elle est plurielle, ou elle résulte de différents

procédés d’identification. La question de l’identité, des identités, traverse les domaines

lorsqu’on s’intéresse à Taïwan, et cette question n’échappe ainsi pas non plus aux

études littéraires. Le second sens se situe ensuite dans le terme « laboratoire » : le

« laboratoire » est le lieu des inventions, des expériences, des mélanges… La

littérature taïwanaise, riche d’expériences diverses et variées, est une porte ouverte à

ce laboratoire bouillonnant, à condition qu’on veuille bien y rentrer, s’y perdre, et en

ressortir avec de nouvelles clés.

Il serait faux de dire que la littérature taïwanaise est née après l’arrivée du

gouvernement Nationaliste 2 chinois sur l’île, car l’identité taïwanaise se construit,

s’invente depuis ses premières relations avec le monde extérieur, depuis l’aube de son

histoire coloniale, mais surtout depuis la colonisation japonaise3. Mais il serait tout

aussi faux de dire que la tradition littéraire taïwanaise est une chaîne ininterrompue,

unique et monophonique.

Parler d’ailleurs de « Taiwan », ou d’identité taïwanaise ne fut d’ailleurs pas si facile

au cours de l’histoire, le référent « Taiwan » ayant été banni pendant de nombreuses

1 Stéphane Corcuff, « Introduction: Taiwan: A Laboratory of Identities », in Stéphane Corcuff, Memories of the Future: National Identity Issues and the Search for a New Taiwan, New York, Armonk, M.E.Sharpe, 2002, p.xi. 2 Nous utiliserons dans notre travail le terme « Nationaliste » avec un N majuscule, en référence au

gouvernement du KMT (guomindang 國民黨) pour le différencier de l’adjectif « nationaliste ». 3 L’écrivain Wu Zhuo-liu 吳濁流 est ainsi considéré comme l’un des premiers à se pencher sur la

question de l’identité taïwanaise simultanément par rapport au Japon et à la Chine. Son œuvre

maîtresse Yaxiya de gu’er 亞細亞的孤兒 [Orphelin d’Asie] écrite durant la colonisation japonaise mais

publiée après l’arrivée des Nationalistes Chinois à Taiwan en 1946 reste un parfait exemple de cette interrogation de l’identité taïwanaise.

9

décennies. Cependant, la littérature, à sa façon, est là pour prouver qu’il existe, sous

différentes formes. Comme le rappelle la taïwanaise Chiu Kuei-fen (邱貴芬) :

台灣社會在一九四五年之前一直是依附著日本符號,而一九四五到台灣解嚴的一九八七

年則轉而依附中國符號,在這漫長的歷史歲月裡,「台灣」一直是個禁忌的符號。從一九

八七年至今不過短短十來年,這中間「台灣」的內涵和實質的意義才逐漸在台灣文化場域

裡有所討論。4

[La société taïwanaise d’avant 45 était dépendante du référent (fuhao) « Japon », et de 1945 jusqu’à

la fin de la loi martiale en 1987, du référent « Chine ». Durant ces longues années d’histoires, « Taiwan »

a toujours été un référent interdit. De 1987 à aujourd’hui, lors de cette petite décennie seulement, on a

peu à peu commencé à débattre du contenu et de la signification essentielle du référent « Taiwan » dans

les cercles culturels à Taïwan.]

Notre étude porte ici sur un roman publié en 1984, soit trois ans avant la fin de la

loi martiale à Taiwan (instaurée en 1949, supprimée en 1987), c’est pourquoi « Taiwan

» en tant que signe étant « interdit » et même parfois inenvisageable parmi les

Taïwanais eux-mêmes, il est intéressant d’interroger l’existence d’une particularité

taïwanaise (taiwan teshuxing 台灣特殊性 ), avant même sa large utilisation par les

discours nationalistes de la période post-loi martiale.

C’est pourquoi, dans notre travail, nous avons choisi d’employer le terme

« taïwanité ». Le mot est évidemment un néologisme, il pourrait signifier « ce qu’il y a

de spécifique à Taiwan », « l’ensemble de constructions imaginaires destinées à créer

une identité taïwanaise » ; le suffixe « -ité » peut en outre nous permettre de faire un

4 Chiu Kuei-fen邱貴芬, Houzhimin ji qiwai後殖民及其外 [Le postcolonial et son en-dehors], Taipei,

Maitian chubanshe, 2003, p.139. De même, Sandrine Marchand remarque qu’ « après la lente dislocation du régime autoritaire, le gigantesque soulèvement de la mémoire taïwanaise depuis le début des années 1990, en parallèle à la recherche d’une identité taïwanaise, doit être salué dans ses excès mêmes. Pour un pays jeune, absolument adapté au monde moderne, prendre le taureau de la mémoire par les cornes est un exemple remarquable que les pays voisins ne semblent pas être prêts à suivre. », Sandrine Marchand, Sur le fil de la mémoire : Littérature taïwanaise des années 1970-1990, Lyon, Tigre de Papier, 2009, p.25.

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parallèle avec le terme « identité ». On pourrait bien évidemment mettre le terme

« taïwanité » au pluriel, mais, à travers l’œuvre de Wang Chen-ho (王禎和), c’est une

vision d’une forme de taïwanité que nous cherchons à repérer (la taïwanité n’excluant

pas une identification plurielle, nous nous en apercevrons). Ce que nous cherchons à

comprendre dans notre étude, c’est ce qu’est la taïwanité pour Wang Chen-ho.

Comment se manifeste sa recherche dans Rose, Rose, I Love You? Dans quel contexte

s’inscrit cette recherche, quels critères implique-t-elle, et par quels procédés y

parvient-elle ?

Comme le note l’allemand Carsten Storm, l’analyse d’une œuvre d’un auteur

taïwanais à un moment donné de l’histoire nous ramène à étudier l’expression d’une

identité imaginée par ce même auteur, à ce même moment5.

Revendiquer une identité, partir à sa recherche, c’est avant tout lui définir des

critères, des raisons d’exister. Pour Mark Harrison, l’expression de l’identité

taïwanaise se définit à travers trois critères principaux : la langue, la politique et

l’histoire6. C’est à travers ses trois axes que nous allons ainsi porter notre attention

dans Rose, Rose, I Love You de Wang Chen-ho, en insistant tout particulièrement sur

l’histoire (avec laquelle s’entrecoupe inévitablement la politique) et la langue (les

langues), et nous nous intéresserons en plus de ces critères à l’importance du « lieu »,

du « local » dans la littérature taïwanaise et chez Wang Chen-ho en particulier. Dans

un autre contexte, Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant définissent

quant à eux plusieurs exigences transitoires de l’expression littéraire d’une

représentation de l’identité créole : la Créolité : 1.L’enracinement dans l’oral 2.La mise

5 Carsten Storm, « Introduction », in Mark Harrison and Carsten Storm The Margins of Becoming. Identity and Culture in Taiwan, Harrasowitz Verlag, 2007, p.18. 6 Mark Harrison, « Writing Taiwan’s Nationhood », in Fang-Long Shih, Stuart Thompson and Paul-François Tremlett, Re-Writing Culture in Taiwan, New York, Routledge, 2009, p.123.

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à jour de la mémoire vraie 3.La thématique de l’existence 4.L’irruption dans la

modernité 5.Le choix de sa parole7.

Dans cette recherche identitaire qu’est la « quête de la taïwanité », l’ « ici » est

essentiel, car il est le pivot de l’histoire, des langues et de la mémoire collective (nous

verrons que les partisans de la littérature du « terroir » (xiangtu wenxue 鄉土文學) ont

eu du mal à se dire « différents » autrement qu’en disant : nous avons une situation

géographique particulière). Dans notre première partie, c’est d’ailleurs la genèse de

l’écriture de Rose, Rose, I Love You qui nous intéresse : en essayant de replacer l’œuvre

et son auteur dans leur contexte littéraire et historique, et nous insisterons sur

l’importance et l’influence du mouvement de la littérature du terroir et son retour sur

le local comme nouveau lieu d’identification.

Nous nous interrogerons ensuite, dans notre deuxième partie, sur la relecture

historique opérée par Wang Chen-ho dans Rose, où l’action se déroule dans les années

60, alors que le livre, lui, est écrit dans les années 80. Nous verrons en quoi cette

relecture de l’histoire passée récente peut contribuer à l’excavation et à la réinvention

d’une identité propre, en s’intéressant tout particulièrement aux rapports entre Etats-

Unis et Taïwan, thème par ailleurs largement traitée dans la production artistique à

Taïwan8.

Dernièrement, outre l’expérience particulière du lieu et de son histoire, les

partisans de la littérature du terroir de la fin des années 70 et du début des années 80,

tout comme Wang Chen-ho lui-même, revendiquent la possibilité d’un autre langage,

d’un droit à la subversion du langage officiel. L’importance de la langue dans la

littérature taïwanaise est indispensable à celui qui veut la comprendre : c’est donc

7 Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant, Eloge de la Créolité, Paris, Gallimard, 1989. Nous verrons que ces exigences traversent elles aussi l’œuvre de Wang Chen-ho dans sa quête d’une expression littéraire de la « taïwanité ». 8 Pour ne citer qu’eux, la fiction des écrivains Hwang Chun-ming (黃春明), Ch’en Ying-chen (陳映真),

Wang T’uo (王拓) ou les films du réalisateur Wu Nien-jen (吳念真) traite dans les années 70-80 de

cette expérience « coloniale » particulière.

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autour de cette thématique de l’utilisation des langues que s’articulera notre troisième

partie, dans laquelle nous proposerons l’idée d’une Créolité taïwanaise.

Cette importance du lieu, de la thématique de l’identité, de la recherche d’une

histoire confisquée, du choix de sa parole fait entrer la littérature taïwanaise des

années 70-80 en général, et l’œuvre de Wang Chen-ho en particulier, de plain-pied

dans une situation postcoloniale très spécifique. Nous entendons, à la manière de Bill

Ashcroft, Gareth Griffiths et Helen Tiffin, le sens du mot « postcolonial » dans son

sens large :

We use the term ‘post-colonial’, however, to cover all the culture affected by the imperial process

from the moment of colonization to the present day.9

[Nous utilisons le terme « postcolonial », toutefois, pour traiter de toute la culture affectée par le

processus impérial, du moment de la colonisation jusqu’au jour d’aujourd’hui.]

C’est donc avec une telle grille de lecture que nous tenterons d’envisager les

particularités de Rose, Rose, I Love You. Nous nous appuierons à ce sujet tout

particulièrement sur le travail de Chiu Kuei-fen et sur les analyses des antillais Frantz

Fanon, Edouard Glissant et des auteurs de l’Eloge de la Créolité. Nous reviendrons dans

notre étude sur ce choix, et sur sa pertinence éventuelle.

Malgré l’absence (physique) des GI’s états-uniens dans le roman, Rose, Rose, I Love

You est avant tout l’histoire d’une rencontre, d’un choc culturel, entre les Etats-Unis

et Taïwan. Paroxysme de cette rencontre avec les Etats-Unis et du formidable rapport

transculturel Chine-Taïwan-Etats-Unis, le titre du roman : Rose, Rose, I Love You

(Meigui meigui wo ai ni玫瑰玫瑰我愛你) : la chanson « Rose, Rose, I Love You » est

une adaptation anglaise d’un tube pop chinois des années 30, écrite par Wu Cun (吳

9 Bill Ashcroft, Gareth Griffiths and Helen Tiffin, The Empire Writes Back: Theory and Practice in Post-colonial Literatures, New York, Routledge, 1989, p.2.

13

村) et composé par Chen Gexin (陳歌辛). La chanson fut ensuite popularisée à

Taiwan grâce à la voix bien connue de la chanteuse Feng Fei-fei (鳳飛飛), puis

adaptée en anglais par le britannique Wynford Vaughan Thomas avant de connaître

un franc succès grâce au chanteur états-unien Frankie Laine dans les années 60.

Comme un symbole, les jeux de la langue de Wang Chen-ho dans le roman se

retrouvent aussi dans le titre : le mot chinois pour « rose » (meigui 玫瑰) est très

proche phonétiquement du mot « Etats-Unis » (meiguo 美國), ce qui pourrait donner,

si l’on prononce mal : « USA, USA, I Love You » (et on verra dans notre étude que

cette image a un sens évident dans le roman). Enfin, ce même mot « rose » meigui

donnera le terme (proche phonétiquement) « make way » en anglais, expression qui

fait partie du refrain de la chanson en anglais10.

Dans cet immense laboratoire d’identités qu’est la littérature taïwanaise, notre

choix d’étudier Wang Chen-ho n’est pas pris au hasard, car il est en l’un de ceux qui

manient le mieux l’éprouvette, créant, nous y reviendrons, un cocktail détonnant à

base de chinois classique (wenyanwen 文言文 ), de chinois mandarin (« langue

nationale » : guoyu 國語), d’anglais, de japonais ou encore de « dialectes » taïwanais, en

grande majorité le taigi11.

L’expérience qui nous intéresse ici, Rose, Rose, I Love You, interroge et met en

branle l’histoire et la littérature telle qu’elle est officiellement narrée à Taïwan, mais

10 Pour plus d’informations sur la chanson « Rose, Rose, I Love You », voir http://www.time.com/time/magazine/article/0,9171,935240,00.html (consulté le 10 février 2010), et Howard Goldblatt, « Afterword », in Wang Chen-ho, Rose, Rose, I Love You, trad. du chinois par Howard Goldblatt, New York, Columbia University Press, 1998, pp.181-183. 11 Le taigi (taiyu 台語) « est « littéralement « le taiwanais » ou « la (ou les) langue(s) de Taiwan », est

souvent utilisé comme un terme collectif désignant le groupe de dialectes des Min du Sud (minnan) parlé par environ 73 % de la population actuelle de Taiwan. » Voir : Henning Klötter, « Vers une société multilingue ? », Perspectives Chinoises, n°85, 2004, http://perspectiveschinoises.revues.org/document685.html (consulté le 11 mars 2010). A la manière d’Henning Klötter, nous préférerons utiliser le terme « taigi » (sa prononciation dans cette même langue) plutôt que « taïwanais », ou « taiyu », pour éviter les confusions ou les raccourcis trop politiques (le taigi n’est absolument pas la seule langue parlée à Taiwan en dehors du chinois mandarin).

14

nous verrons que le roman possède de réelles différences par rapport à l’esprit

« traditionnel » (ou qui se veut comme tel) de la littérature du terroir. De nombreux

chercheurs taïwanais ou occidentaux se sont déjà penchés sur Rose, Rose, I Love You, en

l’analysant à travers des filtres variés, et parviennent à des conclusions diverses,

certains estimant qu’il s’agit d’une satire politique sur un mode parodique12, d’autres d’

une longue blague de la taille d’un roman13 , d’un héritage de la culture comique

chinoise14, ou même à d’un chef d’œuvre d’humour postmoderne15, elle est en effet un

peu tout à la fois : une expression littéraire singulière d’une recherche identitaire, et

d’une réaction engagée à la confluence de différents discours et de différentes cultures,

celles de Taïwan, de la Chine et des Etats-Unis.

12 Sung-Sheng Yvonne Chang, Modernism and the Nativist Resistance, Contemporary Chinese Fiction from Taiwan, Durham, Duke University Press, 1993, p.81 Pour le traducteur états-unien Howard Goldblatt, Rose, Rose, I Love You est tout simplement « la satire politique comique chinoise la plus fine de l’ère moderne » : Michael Berry, « The Translator’s Studio: A Dialogue with Howard Goldblatt », Persimmon: Asian, Literature, Arts and Culture, été 2002, p.22. 13 Jeffrey C. Kinkley, « Mandarin Kitsch and Taiwanese Kitsch in the Fiction of Wang Chen-ho », Modern Chinese Literature, Vol.6, 1992, p.102. 14 David Der Wei Wang 王德威, « Cong lao she dao wang zhenhe : xiandai zhongguo xiaoshuo de

xinüe qingxiang » 從老舍到王禎和-現代中國小說的戲謔傾向 [De Lao-she à Wang Chen-ho : la

tendance à la blague dans les romans chinois modernes], Cong liu’e dao wang zhenhe 從劉鶚到王禎和

[De Liu’E à Wang Chen-he], Taipei, Shibao wenhua chubanshe, 1986, pp.149-182 15 Huang I-min, « A Postmodernist Reading of Rose, Rose, I Love you », Tamkang Review, 1986, Vol. XVII, No.1, pp.27-43.

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II- De la littérature du terroir à Rose, Rose, I Love You

「[…] 吸引我去寫小說的,是人物,是一批我聽過的、我見過的人物。他們過的遭遇、

言行、掙扎、痛苦、或是他們的荒誕行止,都給我很深很深的印象。十年來、二十年來、

三十年來」、都忘不了,仿佛成了生命的一部分。」1

[« […] Ceux qui me poussent à écrire des romans, ce sont les personnages, la foule de ceux que j’ai

vus ou entendus. Ceux dont les rencontres, les actes, les paroles, les luttes, les peines, ou les conduites

absurdes ont laissé en moi des impressions profondes. Dix ans, vingt ans, trente ans ont passé, je n’ai

rien oublié, comme s’ils étaient devenus une partie de moi-même. »] Wang Chen-ho, « La quête

perpétuelle »

1. Introduction

Les années 70 marquent un tournant dans l’histoire littéraire de Taïwan, car c’est

le moment où les défenseurs de ce qu’on appellera désormais la « littérature de

terroir » (xiangtu wenxue) arrivent sur le devant de la scène2. Tout d’abord, d’un point

de vue terminologique, nous devons expliquer notre choix du terme « terroir » pour

traduire le mot chinois xiangtu (鄉土). Traduit la plupart du temps par « littérature

nativiste » (nativist literature) en anglais, cette traduction ne nous renseigne

1 Wang Chen-ho 王禎和, « Yongheng de xunqiu », 永恆的尋求 [La quête perpétuelle], Rensheng de

gewang 人生的歌王 [Le roi des chansons de la vie], Taipei, Lianhe wencong, 1987, p.1. 2 Ch’en Fang-ming陳芳明, « Taiwan xinwenxue shi de jiangou yu fenqi »台灣新文學史的建構與分

期 [Construction et périodisation de l’histoire de la nouvelle littérature taïwanaise], Unitas 聯合文學,

n°178, août 1999, p.67. Nous utiliserons les 18 chapitres de Ch’en Fang-ming (parus dans la revue

Unitas 聯合文學 entre 1999 et 2002 sur l’histoire de la littérature taïwanaise comme référence

principale.

16

qu’exclusivement sur le sens de celle-ci3, et nous lui préférerons le terme de « terroir »,

moins politique, mais plus juste à notre avis4.

Ce qui nous intéresse tout particulièrement dans ce chapitre, c’est la façon dont

est né ce mouvement, le rôle qu’il prend à cette époque dans le domaine littéraire, et

les différents discours qu’il véhicule. La littérature du terroir se situe en effet aux

frontières de plusieurs idéologies, de plusieurs sensibilités. Nous nous attacherons

donc à la mettre en relation avec l’arrière-plan historique taïwanais qui lui donne vie et

sens. Nous verrons enfin que Wang Chen-ho ne se réclame pas directement de ce

mouvement (bien qu’il soit régulièrement cité et « utilisé » par certains partisans du

terroir), mais qu’il lui est inévitablement lié. En effet, on ne peut nier que le contexte

littéraire et historique taïwanais des années 60 jusqu’aux années 80 ont marqué de leur

empreinte l’œuvre de Wang, et nous permettent de comprendre sa façon

d’appréhender l’identité taïwanaise. Il nous faut donc avoir à l’esprit qu’une œuvre

comme Rose, Rose, I Love You est un trait d’union entre plusieurs tendances

idéologiques et littéraires contradictoires de l’époque.

2. Taiwan et la littérature du terroir : aperçu historique

Pour mieux comprendre le développement de la littérature taïwanaise, ainsi que la

recherche de ce qu’on pourrait appeler une « identification taïwanaise », il nous faut

remonter au moins dans les années 1920-1930, alors que Taiwan est une colonie

3 En guise d’exemple : un personnage comme T’ang Wen-biao 唐文標 et Guan Jie-ming 關傑明,

considérés comme l’un des pionniers du mouvement littéraire du terroir xiangtu 鄉土 sont ainsi

respectivement nés à Hong-Kong et Singapour. 4 Sandrine Marchand, dans son ouvrage sur la littérature taïwanaise des années 70-90 utilise également le terme de « littérature du terroir », afin de traduire l’expression « xiangtu wenxue ». Voir Sandrine Marchand, Sur le fil de la mémoire : Littérature taïwanaise des années 1970-1990, Lyon, Tigre de Papier, 2009, p.15.

17

japonaise depuis 1895 et le traité de Shimonoseki5. Les années 30 marquent le début

de prise de conscience d’une « particularité » historique et linguistique de la part de

certains intellectuels taïwanais, qui, sous l’influence de la langue japonaise (du

colonisateur) d’une part, et du chinois6, proposent une « littérature du terroir »7, en

« langue taïwanaise » (taiwan huawen台灣話文), qui se veut représentative du peuple

taïwanais, souhaitant utiliser sa langue et ses imaginaires populaires et en faire les

fondations de cette nouvelle littérature.

Si les partisans de la littérature en chinois, et en langue taïwanaise se rejoignirent

sur plusieurs points, notamment sur le fait d’être moderne (et donc de quitter le règne

du classicisme), d’être au service de la culture de masse (dazhong wenhua大眾文化),

leur discordance se situait plutôt au niveau de la définition de cette culture et par

corrélation de la langue qui la décrit et qui la parle8. Cependant, aucune des tendances

ne l’emporta effectivement sur l’autre, et dès l’année 1937, le gouvernement

colonialiste japonais lance une politique de japonisation complète de l’île de Taiwan

(kominka en japonais, huangminhua en chinois 皇民化 : littéralement : impérialisation

du peuple) : il est officiellement interdit de publier des œuvres en chinois et en

taïwanais. L’historien taïwanais Ch’en Pei-feng y voit une autre raison à l’échec de ce

mouvement de la littérature du terroir, plus interne, à savoir l’impossibilité d’écrire

exclusivement en taigi9, ainsi que l’incapacité de la part des intellectuels taïwanais

5 Notre but ici, n’est pas de donner une vision élargie de l’histoire de Taïwan, pour plus d’informations (en français) sur cette période, voir Lee Hsiao-feng, Histoire de Taïwan, trad. du chinois par Yan Hsia-hou, Paris, Editions L’Harmattan, 2004. 6 On devrait pour être précis indiquer qu’il s’agit du chinois vernaculaire (zhongguo baihuawen中國白話

文) du mouvement de 4 mai 1919 en Chine continentale. 7 « xiangtu wenxue 鄉土文學 » C’est la première fois que l’expression est utilisée, et elle donnera son

nom au mouvement homonyme des années 70. 8 Ch’en Fang-ming 陳芳明, « Wenxue zuoqing yu xiangtu wenxue de queli » 文學左傾與鄉土文學的

確立 [Radicalisation à gauche de la littérature et établissement de la littérature du terroir], Unitas 聯合

文學, n°183, 2000, pp.128-136. 9 Et ce, malgré, les différentes tentatives de romanisation de langue taigi, voir à ce sujet Ann Heylen, « Loading the Matrix: Taiwanese in Historical Perspective », in Mark Harrison and Carsten Storm, Margins of Becoming. Identity and Culture in Taiwan, Harrasowitz Verlag, 2007 pp.35-49.

18

même d’utiliser la même langue chinoise que les écrivains chinois du mouvement du 5

mai 1919 (wusi yundong五四運動). En effet, les participants à la polémique n’écrivent

pas en taigi, mais dans un chinois hybride, avec des structures grammaticales

japonaises, les mots de la modernité occidentale (traduits du japonais), et des

expressions issues des différents dialectes présents à Taïwan10. Il est donc intéressant

de noter que cette première tentative, dans les années 30, d’une identification

taïwanaise par la littérature du terroir doit son échec en grande partie à cause de

l’impossibilité d’une identification totale à une seule langue.

Suite à la fin de la Seconde Guerre Mondiale, en 1945, le Japon doit céder Taiwan

à la Chine, et le gouvernement du parti Nationaliste (guomindang國民黨) qui détient le

pouvoir en Chine continentale prend le contrôle de Taïwan. En 1949, suite à la

victoire des Communistes sur les Nationalistes, ces derniers se réfugient sur l’île de

Taiwan et y exercent leur pouvoir d’une main de fer. Entre-temps, des conflits

identitaires sont déjà intervenus dès l’arrivée des waishengren (外省人) (fréquemment

(mal) traduit en français par « Chinois continentaux ») avec les benshengren (taïwanais

« de souche »本省人 ). Comble de ces tensions identitaires, le 28 février 1947

(« l’évènement du 28 février » : er’er’ba shijian二二八事件), une violente révolte des

Taïwanais de souche est réprimée dans le sang par le gouvernement chinois

Nationaliste. Cet évènement marque un tournant très important dans l’histoire

politique et littéraire de Taïwan. En effet, dès lors, les écrivains taïwanais de souche ne

peuvent s’exprimer librement (de nombreux activistes de gauche, tels que les écrivains

Yang K’uei (楊逵 ), ou Lu He-jo (呂赫若 ) sont enfermés ou disparaissent

10 Ch’en Pei-feng 陳培豐, « Rizhi shiqi taiwan huawen pai de piaoyou yu xiangxiang : diguo hanwen,

zhimindi hanwen, zhongguo baihuawen, taiwanhuawen » 日治時期台灣漢文派的飄遊與想像:帝

國漢文、殖民地漢文、中國白話文、台灣話文 [Imaginaires et errances des partisans du chinois à

Taiwan sous la gouvernance japonaise : chinois impérial, chinois colonial, chinois vernaculaire et

« langue taïwanaise »], Taiwan Lishi yanjiu台灣歷史研究 [Etudes sur l’histoire de Taïwan], Volume 5,

n°4, décembre 2008, pp.32-83.

19

mystérieusement). De plus, écrire en japonais est désormais interdit, et les écrivains

taïwanais, déjà habitués à s’exprimer dans la langue nippone (ou en taigi, lui aussi

banni des cours d’école et des cercles littéraires11) se retrouvent dans l’impossibilité

d’écrire en chinois, langue qu’ils ne maîtrisent pas. La fin des années 40, et les années

50 (avec l’instauration de la loi martiale en 1949) marque le début d’une longue

période de « silence » pour les écrivains taïwanais12.

La décennie qui suit voit l’apogée d’une littérature plus officielle, culturaliste et

souvent anti-communiste et au service de l’Etat. La plupart des écrivains en activité,

et qui participent la plupart du temps, à un degré plus ou moins important, à la

construction de la littérature officielle sont ceux qui ont suivis le gouvernement

Nationaliste lors de son repli à Taïwan. Les écrivains taïwanais (de souche) quant à

eux, apprennent ou réapprennent le chinois pendant que certains sont toujours

victimes de la censure et de la pression politique exercée par le gouvernement

Nationaliste. Ceux-ci sont alors dans l’incapacité de s’exprimer dans leur langue

maternelle.

Une première forme de réaction à la littérature officielle et à la propagande anti-

communiste des années 50 se manifeste avec le mouvement Moderniste (xiandai zhuyi

wenxue 現代主義文學) au début des années 60. Plusieurs jeunes étudiants de la

faculté des Langues Etrangères de l’Université Nationale de Taiwan publient dès le

début des années 60 une revue nommée Littérature Moderne (xiandai wenxue現代文學).

On y retrouve plusieurs futurs grands écrivains taïwanais, tels que Pai Hsien-yung (白

先勇), Wang Wen-hsing (王文興), Chen Jo-hsi (陳若曦), Ouyang Tzu (歐陽子) ou

encore un étudiant de quelques années leur cadet, Wang Chen-ho, qui y publie sa

11 Henning Klötter, « Vers une société multilingue ? », Perspectives Chinoises, n°85, 2004, http://perspectiveschinoises.revues.org/document685.html. (consulté le 11 mars 2010.) 12 Ch’en Fang-ming 陳芳明, « Er’er’ba shijian hou de wenxue rentong yu lunzhan » 二二八事件後的

文學認同與論戰 [Controverses et identité littéraire après l’évènement du 28 février], Unitas 聯合文學,

n°198, mars 2001, pp.162-175.

20

première nouvelle en 1961. Les étudiants publient des œuvres traduites de James

Joyce, Franz Kafka, William Faulkner, Sigmund Freud, Albert Camus et autres, et

l’influence des grands maîtres occidentaux du modernisme se ressent dans les œuvres

de ceux-ci13.

L’apolitisme déclaré des Modernistes taïwanais est, entre autres, une réaction à la

littérature officielle, ultra-politisée des années 5014. Cependant, comme le note Lai

Ming-yan :

Through the Chinese Cultural Renaissance Movement launched in 1966, the Nationalist

government has vigorously promoted a vision of modernity for Taiwan that integrates Chinese cultural

traditions with modern (Western) scientific and technological development.15

[A travers le mouvement pour une Renaissance de la Culture chinoise lancé en 1966, le

gouvernement Nationaliste a vigoureusement promulgué une vision de la modernité intégrant à la fois

les traditions culturelles chinoises, ainsi que les sciences (occidentales) modernes et le développement

technologique.]

C’est face à une telle tendance, et surtout en réaction à l’influence occidentale

grandissante, que les nouveaux partisans de la littérature du terroir, font entendre

leurs voix, dès les années 70. Ils s’opposent à une vision de l’art pour l’art, critiquant

l’influence moderniste occidentale, préconisant un retour aux « racines taïwanaises » et

une littérature militante16.

13 Ch’en Fang-ming 陳芳明, « Liuling niandai xiandai xiaoshuo de yishu chengjiu » 六 0年代現代小

說的藝術成就 [Succès artistiques des romans modernistes des années 60], Unitas聯合文學, n°208,

février 2002, pp.151-163. 14 Sung-Sheng Yvonne Chang, Modernism and the Nativist Resistance, Contemporary Chinese Fiction from Taiwan, Durham, Duke University Press, 1993, p.23. 15 Lai Ming-Yan, Nativism and Modernity, Cultural contestations in China and Taiwan under Global Capitalism, New York, State University of New York Press, 2008, p.54. 16 Ch’en Fang-ming 陳芳明, « Xiangtu wenxue yundong de juexing yu zai chufa » 鄉土文學運動的覺

醒與再出發 [Le réveil et le nouveau départ du mouvement de la littérature du terroir], Unitas 聯合文

學, n°221, mars 2003, pp.138-159.

21

Le « terroir » prôné par ces intellectuels ou écrivains n’existe ainsi qu’en référence

avec quelque chose d’autre, « en dehors », ou bien « étranger » à ce terroir, et avant

même une remise en question du pouvoir Nationaliste chinois, les défenseurs de la

littérature du terroir s’attaquent à l’impérialisme culturel et économique occidental,

tout particulièrement celui des Etats-Unis17.

Différents événements économiques, sociaux et historiques expliquent également

la montée de ce discours du terroir et le rejet de la modernité occidentale. Parmi ceux-

ci, l’évènement déclencheur d’un renouveau nationaliste (chinois, dans un premier

temps) est le « mouvement de la protection de Diaoyutai » (baodiao yundong保釣運動)

en 1970. Diaoyutai (釣魚台), un archipel d’îles situées au Nord de Taiwan est devenu

propriété états-unienne à la fin de la Seconde Guerre Mondiale, cependant, la Chine

et le Japon revendiquaient tous deux la souveraineté sur cette région (riche en pétrole).

En 1970, les Etats-Unis accèdent aux exigences nippones, et Diaoyutai devient

japonais. Cet évènement provoqua ainsi en premier lieu l’indignation de jeunes

étudiants taïwanais vivant aux Etats-Unis, puis l’écho qui lui fait suite sema la révolte

parmi les jeunes intellectuels taïwanais, qui y virent là une désillusion nationale. Ces

évènements furent suivis par d’autres, non moins importants : en 1971, le président

états-unien Richard Nixon se rend officiellement en Chine Populaire pour y signer le

« Communiqué de Shanghai » (shanghai gongbao 上海公報). Un an plus tard, l’ONU

reconnaît officiellement la Chine Populaire, et Taiwan (à l’époque République de

Chine) perd son siège au profit de son voisin communiste. Ce nouvel épisode

international est perçu parmi un certain nombre de jeunes écrivains taïwanais comme

un abandon états-unien, sur un plan politique d’une part, mais ceux-ci dénoncent

aussi le fait que les états-uniens conservent leur immense influence économique et

17 Lai Ming-yan, Nativism and Modernity, Cultural Contestations in China and in Taiwan under Global Capitalism, p.16.

22

culturelle sur l’île, tout en traitant avec « l’ennemi ». Les années 70 sont également

marquées par un évènement majeur sur la scène politique de Taïwan, avec une révolte

nationaliste (de partisans de l’indépendance taïwanaise) à Kao-hsiung (高雄) en 1979,

connue sous le nom de « l’évènement de Formose » (meilidao shijian 美麗島事件). C’est

dans ce contexte littéraire, économique et politique complexe que le discours du

terroir prend son envol, et les partisans du terroir deviennent, à la fin des années 70,

et au début des années 80, à son paroxysme, proches des mouvements

indépendantistes18.

3. Le sens du terroir : années 70-80

Un tournant important à propos de la littérature du terroir intervient à la fin des

années 70. En effet, durant les années 1977-1978 plus particulièrement, de nombreux

écrivains, critiques et intellectuels participent à la polémique de la littérature du terroir

(xiangtu wenxue lunzhan 鄉土文學論戰 ). De façon générale, la polémique de la

littérature du terroir provient d’une volonté de politisation de la littérature en réaction

à l’apolitisme « bourgeois » des Modernistes dans les années 60. Le thème de la

recherche identitaire est aussi une des clés du mouvement, et on peut avancer qu’une

véritable réflexion sur l’histoire et la mémoire collective de Taiwan est désormais en

œuvre. Cependant, la définition de la littérature du terroir n’a pas, à ce moment, de

définition fixe et acceptée par chacun, et les divergences idéologiques de chaque

18 Ch’en Fang-ming, « Xiangtu wenxue de juexing yu zai chufa », pp-138-159, voir aussi You Sheng-

guan 游勝冠, Taiwan wenxue bentulun de xingqi yu fazhan 台灣文學本土論的興起與發展 [L’essor et le

développement du discours nativiste dans la littérature taïwanaise], Taibei, Qunxue, 2009, p.138-159.

23

intellectuel contribuent à lui donner des sens différents, permettant de la même

manière l’élargissement de son espace imaginaire19.

Tout d’abord, comme nous l’avons vu précédemment, le « terroir » des années 70

découle avant tout d’une opposition binaire Chine-Occident, les premières critiques

des écrivains taïwanais de souche ont lieu dès le milieu des années 70, avec une

critique acerbe des poètes Modernistes, accusés de « plagier » les Occidentaux. Puis,

les évènements politico-historiques des années 70 déjà discutés ne font que renforcer

l’indignation des Taïwanais vis-à-vis de l’Occident, le Modernisme est alors perçu

commune manière de noyer la tradition chinoise, et de se jeter dans les bras du

capitalisme occidental. Après être revenu sur les évènements ayant marqué l’histoire

récente de Taiwan, le Taïwanais Wang T’uo (王拓) fait le constat suivant :

生活在台灣的文學作家,便在這種縱的方面割斷了自己的民族傳統,橫的方面卻又盲目

的放開胸懷吸收西方資本主義的思想和價值觀念的情形下,開始了他們盲目模仿和抄襲西

方文學的寫作路線了。20

[Les écrivains vivant à Taïwan, pour ce qui est du Nord au Sud, ont rompu avec leur propre

tradition nationale, mais pour ce qui est d’Ouest en Est, dans la mesure où ils ont aveuglement ouvert

les bras aux courants de pensée capitalistes occidentaux et à leurs valeurs, ils ont commencé à imiter et

à recopier les lignes d’écriture de la littérature occidentale.]

On voit ici que la controverse de la littérature du terroir vient tout d’abord d’un

refus de l’influence culturelle occidentale (états-unienne) en particulier. Comme

l’explique Arif Dirlik, l’anti-modernisme permet au local (le « terroir ») d’être perçu

19 Ch’en Fang-ming 陳芳明, Houzhimin Taiwan : wenxue shi lun ji qi zhoubian 後殖民台灣-文學史論

及其周邊 [Taiwan postcolonial : discussions sur l’histoire littéraire et ses marges], Taipei, Maitian chubanshe, 2002, p.92. 20 Wang T’uo 王拓, « Shi xianshi zhuyi wenxue, bu shi xiangtu wenxue » 是現實主義文學,不是

「鄉土文學」 [C’est la littérature réaliste, non la littérature du « terroir »], in Yu Tian-cong 尉天驄,

Xiangtu wenxue taolunji, 鄉土文學討論集 [Anthologie de discussions sur la littérature du terroir], Taipei,

Yuanjing, 1978, p.110.

24

comme un moyen d’échapper aux ravages de la modernité en créant un lieu de

résistance21, et pour Wang T’uo, le terroir inclut non seulement la campagne, les

villages d’ouvriers et de pêcheurs, mais ne peut se permettre dans le même temps

d’exclure les villes taïwanaises, tout aussi susceptibles selon lui de recevoir et de lutter

contre l’influence du capitalisme occidental22.

On retrouve une analyse très proche chez l’écrivain Ch’en Ying-chen (陳映真),

pourtant influencé à ses débuts par les auteurs modernistes occidentaux :

文化上精神上對西方的附庸化,殖民地化-這就是我們三十年來精神生活突出的特點。

23

[Ces trente dernières années, la vassalisation et la colonisation culturelle et spirituelle de l’Occident

constituent une caractéristique proéminente de notre vie intellectuelle.]

La littérature pour Ch’en Ying-chen se doit de plus d’être politique, sociale, et

proche des classes sociales défavorisées, cependant il diffère de Wang T’uo dans la

mesure où celui-ci réfute l’idée d’une littérature taïwanaise possédant une particularité

distincte de la Chine continentale taïwanaise. Pour lui le social-réalisme littéraire

taïwanais s’inscrit dans la même tradition que la littérature socialiste chinoise : une

littérature nationale, antiféodale et anti-impérialiste24.

Une troisième perception du terroir est à l’œuvre chez l’écrivain et critique

littéraire Yeh Shih-tao (葉石濤), qui se concentre plus sur l’expérience locale et

historique de l’île de Taïwan, qui pour lui est le fondement d’une particularité

21 Arif Dirlik, « The Global in the Local », in Bill Ashcroft, Gareth Griffiths, Helen Tiffin, The Post-Colonial Studies Reader, New York, Routledge, 2006, p.464. 22 Wang T’uo, « Shi xianshi zhuyi wenxue, bu shi xiangtu wenxue », p.110. 23 Ch’en Ying-chen 陳映真, « Wenxue laizi shehui, wenxue fanying shehui » 文學來自社會,文學反

映社會 [La littérature vient de la société, la littérature reflète la société] in Yu Tian-cong, Xiangtu

wenxue taolunji, p.61. 24 Hsu Nan-cun 許南村 (Ch’en Ying-chen), « « Xiangtu wenxue » de mangdian » 「鄉土文學」的盲

點 [Le scotome de la « littérature du terroir »], Yu Tian-cong, Xiangtu wenxue taolunji, pp.93-99.

25

taïwanaise (taiwan teshuxing 台灣特殊性), qui diffère de l’universalité chinoise (zhongguo

pubianxing中國的普遍性) :

[…] 那便是臺灣的鄉土文學應該是以「台灣為中心」寫出來的作品;換言之,它應該是

站在台灣的立場來視整個世界的作品。25

[[…] La littérature du terroir taïwanais doit donc être composée d’œuvres prenant « Taïwan » pour

centre, autrement dit, d’œuvres qui doivent regarder le monde avec un point de vue taïwanais.]

A travers ces quelques mots, on peut comprendre de façon claire le point de vue

de Yeh Shih-tao. Pour Yeh, la particularité principale de Taiwan réside dans le fait

qu’elle a été séparée de la Chine, pendant très longtemps, et que leurs histoires et leurs

consciences (yishi意識), du fait de la particularité du lieu, diffèrent.

A un moment où les intellectuels taïwanais sont encore sous la menace de la loi

martiale et où le discours dominant est sinocentré, Yeh prône prudemment une

désinisation (qu zhongguohua去中國化) de la littérature taïwanaise, bien que celle-ci ne

puisse être pleinement exprimée dans son article, car sous la menace de la censure

officielle. Pour Yeh, la taïwanité est une conscience d’être, taïwanaise et locale, par

opposition à celle chinoise et centralisée.

Les réactions officielles ne tardent d’ailleurs pas à venir, et deux figures littéraires

de l’époque, P’eng Ko (彭歌) et Yu Kwang-chung (余光中) se chargent de critiquer

les partisans du terroir, en dénonçant leurs idéologies marxisantes déviantes et

dangereuses 26 . On peut dès alors se rendre compte de la véritable subversion

25 Ye Shi-tao 葉石濤, « Taiwan xiangtu wenxue shi daolun » 台灣鄉土文學史導論 [Introduction à

l’histoire de la littérature du terroir taïwanais], in Yu Tian-cong, Xiangtu wenxue taolunji, p.69. 26 P’eng Ko 彭歌, « Bu tan renxing, he you wenxue? » 不談人性,何有文學 ? [Comment y a-t-il de

littérature si on ne parle pas d’humanité?], Lianhe fukan 聯合副刊, août 1977, pp. 245-263 et Yu

Kwang-chung 余光中, « Lang lai le» 狼來了 [Au loup !], in Yu Tian-cong, Xiangtu wenxue taolunji,

pp.264-267.

26

(politique) de la littérature du terroir. Plus qu’un mouvement conservateur de retour

aux « racines », elle n’hésite pas à prôner une littérature militante et elle se place de

plus en opposition avec la lecture officielle Nationaliste de l’histoire. Les points de

vue idéologiques s’affrontent alors entre partisans du terroir et écrivains plus proches

du gouvernement, mais aussi à l’intérieur même des défenseurs du terroir, sur la

question de l’identité taïwanaise par rapport à la Chine27.

Sung-sheng Yvonne Chang détache cependant trois objectifs communs que

proclament les différents partisans du discours du terroir : 1. la destruction du mythe

politique Nationaliste sur la reconquête du continent, 2. la dénonciation des valeurs

capitalistes et bourgeoises, et 3. le refus de l’impérialisme culturel occidental (sous la

forme du Modernisme littéraire, entre autres)28.

Face à une littérature Nationaliste proclamant la renaissance de la culture d’une

Chine mythifiée et face aux écrivains modernistes, plus enclins à piocher dans le style

des écrivains modernistes occidentaux, la littérature du terroir prône donc une

littérature de l’ « ici » et du « maintenant » (ou éventuellement, du passé récent), ainsi

qu’une reconquête de la langue.

La polémique de la littérature du terroir dans les années 1977-1978 reste

cependant assez évasive sur l’idée d’une « identité taïwanaise » radicalement distincte

par rapport à l’ « identité chinoise », en raison d’un contrôle gouvernemental encore

très dur et d’un manque d’espace pour ce genre de réflexion. Mais cette polémique

enfonce la porte des tabous qui ouvre sur l’interprétation historique officielle, et en

cela, elle prépare à une grande remise en question de la légitimité et de la définition de

la littérature taïwanaise dans le début des années 80. Dès lors, pour certains le terme

27 Le taïwanais You Sheng-guan 游勝冠 classifie les partisans du terroir en trois groupes : 1) les

défenseurs d’une tradition du terroir taïwanaise (Ye Shi-tao), 2) les nationalistes chinois (Ch’en Ying-chen) et 3) les partisans d’une littérature réaliste (Wang T’uo) : voir You Sheng-guan, Taiwan wenxue bentulun de xingqi yu fazhan, pp.400 28 Sung-Sheng Yvonne Chang, Modernism and the Nativist Resistance, Contemporary Chinese Fiction from Taiwan, p.2.

27

de « littérature du terroir taïwanais » (taiwan xiangtu wenxue 台灣鄉土文學) est une

manière politiquement correcte de parler de « littérature taïwanaise » (taiwan wenxue台

灣文學)29. Si dans les années 70, le « terroir » s’apparente à l’expérience particulière

du « local Taiwan » à l’intérieur du « global Chine », on aperçoit chez les écrivains du

terroir des années 80, un élargissement du sens du « terroir », non plus perçu comme

lieu reculé, comme « campagne » par opposition à la ville, mais comme lieu d’un

destin commun.

La tendance localiste de la littérature du terroir à la fin des années 70 pose donc

les bases de cette recherche identitaire, qui sera poursuivie dans les années 80, thème

qu’on retrouve largement dans les œuvres de Wang Chen-ho. Et comme le rappelle

justement Mark Harrison :

Localism is not explicitly Taiwanese nationalism, in that it did not imagine the ‘local’ in Taiwan in

national terms, but is a bounded and structured discourse producing a narrative of the meaning of

Taiwan.30

[Le localisme n’est pas explicitement un nationalisme taïwanais, en cela qu’il n’imagine pas le

« local » à Taiwan en termes nationaux, mais c’est un discours délimité et structuré, créant un sens

narratif de Taïwan.]

C’est en cela qu’on peut dire que la littérature du terroir envisage une « idée de

Taiwan », exprimée ou non en terme national, mais assurément comme détentrice

d’un espace-temps narratif particulier. C’est justement ce qui nous intéresse ici dans le

cas de Wang Chen-ho.

29 Ch’en Fang-ming, Houzhimin Taiwan : wenxue shi lun ji qi zhoubian, p.104. Pour une analyse du changement des discours du « terroir » des années 70 aux années 80, on peut aussi consulter Lu Cheng-

hui呂正惠, « Qi, ba shi niandai taiwan xiangtu wenxue de yuanliu yu bianqian »七、八十年代台灣鄉

土文學的源流與變遷 [Les sources et les transformations de la littérature taïwanaise du terroir dans

les années 70-80], in Lu Cheng-hui, Wenxue jingdian yu wenhua rentong文學經典與文化認同 [Classiques

littéraires et identité culturelle], Taipei, Jiuge chubanshe, 1995, pp.65-85, spécialement les pages 78-85. 30 Mark Harrison, « Writing Taiwan’s Nationhood », in Fang-Long Shih, Stuart Thompson and Paul-François Tremlett, Re-Writing Culture in Taiwan, New York, Routledge, 2009, p.132.

28

4. Wang Chen-ho et Rose, Rose, I Love You

Cette présentation succincte du contexte littéraire des années 60-80 à Taiwan nous

permet de mieux comprendre l’évolution des nouvelles et des romans de Wang Chen-

ho. Avant de s’intéresser directement au roman Rose, Rose, I Love You, il est utile

d’effectuer une présentation de l’auteur et de son parcours littéraire.

Wang Chen-ho (1940-1990) est né dans le comté de Hualian (Hualian xian 花蓮

縣). Il intègre le département de langues et littératures étrangères de l’Université

Nationale de Taiwan en 1959, et en ressortira diplômé en 1963. Entre-temps, il publie

sa première œuvre, « Le fantôme, le vent du Nord et l’homme » (gui. beifeng. ren 鬼‧

北風‧人) en 1961.

Il exerce alors diverses professions : professeur d’anglais dans un collège de

Hualian (花蓮), employé dans l’entreprise d’aéronautique de Cathay Pacific, puis

enfin travaille dans le domaine de la diffusion télévisuelle. Si l’art télévisuel aura une

influence sur ses œuvres31, c’est surtout du cinéma, et en particulier des metteurs en

scène japonais Yasujiro Ozu, et suédois Ingmar Bergman que Wang Chen-ho se

réclame32.

31 Jeffrey C. Kinkley, « Mandarin Kitsch and Taiwanese Kitsch in the Fiction of Wang Chen-ho », Modern Chinese Literature, Vol.6, 1992, pp.95-97. 32Wang Chen-ho 王禎和, Xianggelila 香格里拉 [Shangri-La], Taipei, Hongfan shudian, 1970, pp.1-3

Dans la préface de cette anthologie de nouvelles, Wang fait part de son admiration pour Ozu, et de la grande influence qu’il exerce sur ses œuvres. Wang a également traduit l’autobiographie d’Ingrid

Bergman en chinois : Ingrid Bergman and Alan Burgess, Yinggeli Baoman zihuan 英格麗褒曼自傳 [Autobiographie d’Ingrid Bergman], trad. de l’anglais par Wang Chen-ho, Taipei, Yuanjing, 1985 En plus d’être critique, Wang Chen-ho est aussi parfois scénariste. Ainsi, Rose, Rose, I Love You remporte le 22ème « Cheval de Bronze» de la meilleure adaptation en scénario au festival des Golden

Horse Awards de Taiwan (二十二屆金馬獎最佳改編劇本) en 1985. Le film, sorti en 1985, est réalisé

par Zhang Mei-jun 張美君, le film est cependant ignoré par la critique et le public, qui lui préfèrent un

autre roman de Wang adapté au cinéma : « Un char à bœufs pour dot » (jiazhuang yi niu che 嫁妝一牛

車), du même réalisateur, mais avec l’écrivain Hwang Chun-ming comme scénariste, qui obtient en

29

Dès 1979, il est atteint du cancer du nasopharynx, maladie contre laquelle il lutte

jusqu’en 1990, où il meurt à l’âge de 50 ans. Cette longue période de maladie affaiblit

Wang, mais ne l’empêche pas d’écrire et il signera, ces années durant, quelques unes

de ses meilleures œuvres.

Dans les années 60, Wang Chen-ho commence à publier ses premiers travaux

dans la revue Littérature Moderne, et ceux-ci sont fortement marqués de l’influence

moderniste occidentale, notamment de Joyce, Faulkner et les pièces de théâtre du

britannique David Herbert Lawrence et de l’états-unien Eugene O’Neill33. Un peu

plus tard, au milieu des années 60, sous l’égide de Yu Tian-cong (尉天驄), est créée

une nouvelle revue, Trimestriel Littéraire (wenxue jikan 文學季刊), dont la plupart de

ceux qui y publient sont plus ou moins reliés au mouvement de la littérature du terroir.

Y paraissent ainsi des œuvres de Wang T’uo, Ch’en Ying-chen, Hwang Chun-ming

(黃春明) ou encore… Wang Chen-Ho.

Celui-ci écrit dans les années 60 et 70 pour l’immense majorité des nouvelles,

telles que « Le fantôme, le vent du Nord et l’homme », « Rouge solitaire » (jimo hong寂

寞紅) (1963), « Un char à bœufs pour dot » (jiazhuang yi niu che嫁妝一牛車) (1967)

« L’histoire des trois printemps » (三春記) (1968), « Hsiao-Lin vient à Taipei » (xiaolin

lai taibei 小林來台北) (1973) « Su-lai va se marier ! » (sulai yao chujia 素來要出嫁 !)

(1976), « Shangri-La » (xianggelila香格里拉) (1979) (pour la liste complète des œuvres

de Wang, voir l’annexe 1). Parmi celles-ci la plus étudiée est sans contexte « Un char à

1985 le prix de la meilleure œuvre dramatique au Festival de la télévision asiatique (yatai yingzhan亞太

影展) (pour plus d’informations, voir :

http://cinema.nccu.edu.tw/cinemaV2/film_show.htm?SID=1396 http://www.goldenhorse.org.tw/gh_tc/gh/gh-6.aspx?year=1985 http://taiwanreview.nat.gov.tw/fp.asp?xItem=30766&CtNode=205 : sites consultés le 19 mai 2010.) 33Voir Pai Hsien-yung 白先勇, « Hualian fengtu renwu zhi » 花蓮風土人物誌 [Annales des coutumes

et des personnages de Hualian], in Gao Quan-zhi高全之, Wang chen-ho de xiaoshuo shijie王禎和的小說

藝術 [Le monde des romans de Wang Chen-ho], Taipei, Sanmin Shuju, 1997, pp.1-21. Il est également

important de souligner aussi l’influence d’auteurs chinois continentaux sur Wang, tels que le

dramaturge Cao Yu (曹禺), l’écrivain Lin Yutang (林語堂) ou l’écrivain Zhang Ailing (張愛玲).

30

bœufs pour dot » où Wang Chen-ho dresse le portrait d’un pauvre conducteur de char

à bœufs, à moitié sourd, que sa femme trompe avec un voisin récemment installé près

de chez eux. Ce genre d’histoires est un fait une récurrence chez Wang Chen-ho, qui

contrairement à d’autres écrivains de la tendance du terroir (comme Hwang Chun-

ming par exemple), préfère enlaidir ses personnages, faire ressortir leurs défauts

physiques et l’absurdité de leur existence. Ne nous trompons pas, il ne s’agit pas là de

cynisme, mais d’une forme particulière d’humanisme, la laideur et le tragique des

personnages étant plus directs, inspirant en même temps le rire et la pitié34.

Une autre particularité de Wang Chen-ho est que la trame de ses récits se déroule

dans l’immense majorité dans la ville ou dans le comté de Hualian, hormis peut-être la

nouvelle « Hsiao-lin vient à Taipei » et le roman Portrait des gens beaux (meiren tu 美人圖)

(1982), mais qui traite d’un jeune homme de Hualian, Hsiao-lin qui travaille à Taipei.

En cela, il est la plupart du temps « classifié » comme écrivain du terroir35. Cependant,

malgré ses accointances avec la littérature du terroir, sa tendance à parler des « petits-

personnages » (xiao renwu小人物) de la campagne et à utiliser abondamment du taigi,

l’écriture de Wang reste profondément marquée du style moderniste, et selon Pai

Hsien-yung, Wang Chen-ho est la preuve que « terroir » et modernisme ne sont pas

nécessairement antinomiques36. Pour les critiques du terroir, modernisme littéraire et

impérialisme culturel occidental sont inséparables. Cependant, et Sung-sheng Yvonne

Chang le rappelle justement, « [A Taïwan], les appropriations du modernisme

occidental se produisent exclusivement à des niveaux linguistiques et stylistiques, mais

34 Pour des études sur les premières nouvelles de Wang Chen-ho, voir entre autres Gao Quan-zhi 高全

之, Wang chen-ho de xiaoshuo shijie 王禎和的小說世界 [Le monde des romans de Wang Chen-ho],

Taipei, Sanmin Shuju, 1997, ou encore Sung-Sheng Yvonne Chang, Modernism and the Nativist Resistance, Contemporary Chinese Fiction from Taiwan, pp.67-81. 35 Pai Hsien-yung, « Hualian fengtu renwu zhi », p.10. 36 Pai Hsien-yung, « Hualian fengtu renwu zhi », pp.10-12.

31

avec un contenu et un contexte culturel et historique très différent. 37» De même,

l’utilisation du modernisme en littérature peut être une manière de « faire irruption

dans la modernité, c’est-à-dire se servir des techniques modernes en littérature et

participer aux débats linguistiques, le tout dans une lucidité libératrice ; il faut

exploiter la thématique de l’existence et ne rien rejeter de la mosaïque culturelle […]38».

Outre les diverses influences modernistes occidentales, la visite de Wang dans

l’Université d’Iowa en 1972, aux Etats-Unis, marquera de son empreinte les œuvres

suivantes de celui-ci. C’est d’ailleurs de retour des Etats-Unis qu’il commence à écrire

« Hsiao-lin vient à Taipei » 39 . La nouvelle « Hsiao-lin vient à Taipei » marque un

tournant dans la carrière littéraire de Wang Chen-Ho, on aperçoit désormais dans les

œuvres qui lui succèdent des préoccupations plus sociales, à un niveau plus large que

la simple campagne de Hualian. De même, les personnages ne sont plus

nécessairement pauvres et opprimés, au contraire, Wang commence à décrire des

personnages de la classe moyenne ou de la classe aisée, des hommes d’affaires,

professeurs, médecins, avocats, etc. Au même moment, l’écrivain Hwang Chun-ming,

souvent associé à Wang, connaît également un tournant similaire dans les années 80,

en passant d’une littérature tournée sur les petits personnages vivant à la campagne, à

des préoccupations plus sociales, notamment la question du rapport avec les Etats-

Unis. Ainsi, « Le goût des pommes » (pingguo de ziwei蘋果的滋味)40 et plus encore « I

love Mary » (wo ai mali我愛瑪莉)41, écrites respectivement en 1972 et en 1979 marque

aussi un tournant dans l’œuvre de Hwang Chun-ming, puisqu’il s’intéresse au rapport

37 Sung-sheng Yvonne Chang, Modernism and the Nativist Resistance, Contemporary Chinese Fiction from Taiwan, p.5. 38 Katia Levesque, Entre tradition d’oraliture créole et tradition littéraire française, Québec, Nota Bene, 2005, p.87. 39 Wang Chen-ho 王禎和, « Xiaolin lai Taibei », 小林來台北 [Hsiao-lin vient à Taipei], Wenxue jikan,

文學季刊 [Trimestriel littéraire], octobre 1973. 40 Hwang Chun-ming 黃春明, « Pingguo de ziwei »蘋果的滋味 [Le goût des pommes], Erzi de da

wan’ou兒子的大玩偶 [Le pantin de son fils], Taipei, Huangguan chubanshe, 2000 (1972), pp.41-73. 41 Hwang Chun-ming 黃春明, Wo ai mali 我愛瑪莉 [I Love Mary], Taipei, Yuanjing, 1979.

32

entre le discours du colonisateur (états-unien) et l’attitude du colonisé (taïwanais)42. Il

est intéressant de noter que deux écrivains traditionnellement associés à la littérature

nativiste connaissent au même moment, ou presque, un changement aussi significatif

dans leurs préoccupations littéraires. « Hsiao-lin vient à Taipei » marque également le

début d’une écriture encore plus corrosive, satirique, avec un sens politique plus

marqué, notamment dans la relation avec l’hégémonie culturelle états-unienne et

japonaise. Ce changement dans les préoccupations de Wang est également à associer

avec les différents évènements politiques de Taiwan précédemment introduits. Le

roman Portrait des gens beaux, qui paraît en 1982 est une prolongation de la nouvelle

« Hsiao-lin vient à Taipei » qui raconte l’histoire du personnage Hsiao-lin, venant à

Taipei pour travailler dans une entreprise d’aéronautique et qui s’aperçoit du

comportement mimétique de ses collègues par rapport aux états-uniens. Ce roman à

la fois ironique et grotesque (le sexe et le corps prennent une image essentielle dans le

récit), est une première expérience d’un nouveau genre au roman qui nous intéresse,

Rose, Rose, I Love You, publié lui en 1984.

Avant de s’intéresser au contenu et au style du roman, il est intéressant de noter

que le roman reçut un accueil critique mitigé à sa sortie, et qu’il fut l’objet de plusieurs

scandales43.

On reproche ainsi à Rose, Rose, I Love You deux aspects principaux : tout d’abord,

au niveau de la forme, le roman est balayé de l’utilisation de différentes langues

(mandarin, taigi, chinois classique, japonais, anglais…) et pour certains, le lecteur ne

42 Pour une interprétation de la nouvelle I Love Mary, voir notre deuxième partie. 43 Tung Nien 東年 effectue un bon résumé des polémiques autour du livre dans : Tung Nien東年,

« Meiguo meiguo wo ai ni : naoju « Meigui meigui wo ai ni » de huangmiu yuyi » 美國美國我愛你 -

鬧劇《玫瑰玫瑰我愛你》的荒謬寓意 [USA, USA, I Love You : allusions absurdes dans la farce

« Rose, Rose, I Love You »], Unitas 聯合文學, n°74, décembre 1990, pp.33-36.

33

peut pas supporter ce véritable « handicap de lecture » (yuedu zhang’ai 閱讀障礙)44 ;

pour la critique Lung Ying-tai (龍應台), Wang fait trop étalage de ses connaissances

linguistiques et celle-ci condamne les mesquineries (xiao congming小聰明) du langage

dans Rose45. Au niveau du contenu, on doit bien avouer que Rose, Rose, I Love You est

plus qu’un roman burlesque, ou qu’une farce politique, c’est aussi un roman parsemé

de références sexuelles et scatologiques (pour exemple, le personnage principal, Dong

Si-wen est atteint de flatulences régulières (pp.17-18) et c’est aussi un masturbateur

expérimenté (63-65)46, le docteur Yun quant à lui est amateur de jeunes éphèbes sur

qui il pratique des attouchements sexuels dans son cabinet (115-119)…), de plus le

langage du roman est empli de références scatologiques, d’injures, et de mots

détournés de leur propre sens pour avoir une signification sexuelle (nous reviendrons

particulièrement sur le vocabulaire grotesque de l’œuvre dans la dernière partie de

notre étude).

Le critique Lu Cheng-hui (呂正惠) reproche donc à Rose un certain manque de

« morale » (daode 道德)47, tandis que Lung estime que l’exagération sans commune

mesure du roman empêche le lecteur de s’identifier au récit, et que de cette entreprise

résulte une « blague pas drôle » en affirmant qu’il ne faut pas laisser Wang Chen-ho

« faire fausse route » 48.

44 Lu Cheng-hui 呂正惠, « Huangmiu de huaji ju : Wang Chen-ho de rensheng tuxiang »荒謬的滑稽

劇:王禎和的人生圖像 [L’absurde comédie burlesque : Portrait de la vie de Wang Chen-ho],

Wenxing 文星, n°109, 1987, pp-32-36. 45 Lung Ying-tai 龍瀛台, « Wang Chen-ho zou cuo lu le » 王禎和走錯路了 [Wang Chen-ho a fait

fausse route], Long yingtai ping xiaoshuo 龍應台評小說, [Critique de romans par Lung Ying-tai], Taipei,

Erya Congshu, 1986, p.82. 46 Les numéros de page entre parenthèses (exemple : (65-66)) renvoient aux pages de Wang Chen-ho

王禎和, Meigui meigui wo ai ni玫瑰玫瑰我愛你 [Rose, Rose, I Love You], Taipei, Hongfan Shudian,

1994 (1984). 47 Lu Cheng-hui, « Huangmiu de huaji ju : Wang Chen-ho de rensheng tuxiang », p.34. 48 Lung Ying-tai, « Wang zhenhe zou cuo lu le », p.82. Cette vision est aussi partagée par d’autres

critiques comme Wu Bi-yong吳璧雍 ou Hsu Su-lan 許素蘭. Voir Tung Nien, « Meiguo, meiguo wo ai

ni », p.34.

34

Certains personnages du monde littéraire taïwanais, tels que Tung Nien (東年) et

David Der Wei Wang (王德威) ont pourtant défendu le roman contre ses détracteurs.

Pour David Der Wei Wang, le roman s’inscrit dans la tradition de la comédie chinoise,

et se rapproche de la vision carnavalesque du monde de François Rabelais49. Tung

Nien met lui plus en avant le rapport avec les Etats-Unis dans le roman, et replace

Rose dans son contexte historique, rappelant le caractère subversif de la farce50.

Quant à Wang Chen-ho, il estime que cette critique provient d’une volonté de

« politiquement correct », et lors d’une interview, en 1987, il apporte la réponse

suivante :

只有沒有自由的地方,文藝才標榜路線,才條條框框規定要如何如何,才有「你走錯路

了」的大學報,你說是不是?51

[Il n’y a que dans les lieux sans liberté qu’on fait l’éloge d’une ligne à suivre pour les arts et les

lettres, qu’on décide conventionnellement de règles, qu’on décide de faire comme ci ou comme ça, ou

bien qu’on entend qu’« on a fait fausse route », ne pensez-vous pas ?]

Rose, Rose, I Love You prend en effet un sens politique encore plus fort que dans les

précédentes œuvres de Wang, et celui-ci est parfaitement conscient que son roman

n’est pas seulement une blague salace inoffensive, comme il l’annonce pourtant lui-

même de façon très ironique dès le début du roman :

49 David Der Wei Wang 王德威, « Wang zhenhe zou cuo lu le ma ? »王禎和走錯路了嗎?[Wang

Chen-ho a-t-il fait fausse route ?], Yuedu dangdai xiaoshuo 閱讀當代小說 [Lecture de romans contemporains], Taipei, Yuanliu chubanshe, 1991, pp.21-25, et surtout David Der Wei Wang, « Cong

lao she dao wang zhenhe : xiandai zhongguo xiaoshuo de xinüe qingxiang » 從老舍到王禎和-現代

中國小說的戲謔傾向 [De Lao-she à Wang Chen-ho : la tendance à la blague dans les romans chinois

modernes], Cong liu’e dao wang zhenhe 從劉鶚到王禎和 [De Liu’E à Wang Chen-he], Taipei, Shibao

wenhua chubanshe, 1986, pp.149-182. Wang fait une analyse intéressante de l’humour dans le roman,

mais j’estime que sa tentative replacer Rose dans la grande tradition comique chinoise (celle de Li Yu 李

漁 d’abord, puis de Lao She 老舍) est moins pertinente. 50 Tung Nien, « Meiguo meiguo wo ai ni », p.35. 51Zong Yan-ling et Li Tai-fang 縱燕玲, 李臺芳, « Xunzhao zhenshi de shengyin : fang Wang Chen-

ho » 尋找真實的聲音-訪王禎和 [A la recherche de la voix vraie : interview de Wang Chen-ho],

Taipei Pinglun 台北平論 [Critiques de Taipei], n°1, 1987, p.29.

35

要向大家說明的是: (一) 這是一部「限級」的笑話小說。

(二) 人物情節純屬虛構,請不要考證,因為這鐵定浪費時間的。52

[Voilà deux avertissements destinés à tous : 1. Il s’agit d’un roman-blague destiné à un public averti.

2. Les personnages, de même que l’action de ce roman relèvent complètement de l’invention, ne tentez

donc pas de retrouver leurs origines, car ce serait une perte de temps assurée.]

5. Conclusion

Wang Chen-ho occupe une place particulière dans la littérature taïwanaise des

années 60-80. Issu du modernisme littérature, il ne s’intéresse pas seulement à la

performance artistique de ses nouvelles (comme le sont d’autres écrivains modernistes,

tels que Wang Wen-hsing par exemple 53 ), mais ces œuvres prennent encore une

dimension sociale.

Si Wang ne s’est jamais revendiqué écrivain du terroir, il y est malgré tout associé

de par ses préoccupations du local, du social et du politique. Mais, parmi les écrivains

de cette mouvance, il est sans conteste le plus intéressé par les expériences

linguistiques et stylistiques (ce qui le rapproche parfois d’un Wang Wen-hsing ou d’un

Ch’i Teng-sheng (七等生)), il n’est d’ailleurs pas étrange que parmi les écrivains

modernistes, ce sont l’irlandais James Joyce et l’états-unien (du Sud) William Faulkner

que Wang Che-ho classe parmi ses écrivains favoris54. Dublin pour Joyce, la région du

Mississipi (et son comté (fictif) de Yoknapatawpha) pour Faulkner, Hualian pour

Wang : le point commun entre ces écrivains est l’importance qu’ils accordent au lieu,

52 Wang Chen-ho 王禎和, Meigui meigui wo ai ni 玫瑰玫瑰我愛你 [Rose, Rose, I Love You], Taipei,

Hongfan Shudian, 1994 (1984), p.15. Etrangement, ce passage ne figure pas dans la traduction en anglais de Rose, Rose, I love you par Howard Goldblatt. 53 Sung-sheng Yvonne Chang, Modernism and the Nativist Resistance, Contemporary Chinese Fiction from Taiwan, p.74. 54 Pai Hsien-yung, « Hualian fengtu renwu zhi », p.10.

36

et à la possibilité du local de fournir un langage universel. Kent C. Ryden parle lui de

« sens du lieu » (« meaning of the place ») :

The meaning of a place, for the people who live there is best captured by the stories that they tell

about it, about the elements that comprise it, and about the events that took place within its bounds.55

[Le sens d’un lieu, pour ceux qui y habitent, est le mieux rendu par les histoires qui parlent de lui,

des éléments qui le composent, et des évènements qui prennent place à l’intérieur de ses frontières.]

La particularité de Wang réside dans sa façon de « parler » ce lieu, de rendre

compte de son histoire et de ses particularités, c’est ce qui lui a valu un certain

nombre de critiques, et c’est ce qui va justement nous intéresser dans les deux parties

suivantes de ce travail.

55 Kent C. Ryden, Mapping the Invisible Landscape: Folklore, writing and sense of place, Iowa City, University of Iowa Press, 1993, p.45.

37

III- Rose, Rose, I Love You : une relecture postcoloniale

de l’histoire de Taïwan

« C’est moi qui voudrais les retirer de l’ennui qu’ils s’imposent ainsi par respect pour mon chagrin.

Je devrais par exemple leur conter une histoire. Mais laquelle ? Celle que je sais le mieux et qui me tente

le plus en ce moment est tout à fait semblable à la leur. C’est aux aveugles et à ceux qui se bouchent les

oreilles qu’il me faudrait la crier. 1 » Joseph Zobel, Rue Case-Nègres

1. Introduction

L’historien taïwanais Ch’en Fang-ming (陳芳明) propose de diviser l’histoire de la

nouvelle littérature taïwanaise du XXe siècle en trois grandes périodes : la première

comprise entre 1921 et 1945 est la période coloniale (zhimin shiqi 殖民時期), la

seconde entre 1945 et 1987 (correspondant à l’arrivée du gouvernement Nationaliste

chinois jusqu’à la fin de la loi martiale), est appelée période néocoloniale (ou de

recolonisation : zai zhimin shiqi 再殖民時期 ), et la dernière période, de 1987 à

aujourd’hui, période postcoloniale (houzhimin shiqi後殖民時期)2. Cette périodisation

est toutefois loin de faire l’unanimité dans les cercles littéraires taïwanais3. Notre but

ici n’est pas de débattre sur la pertinence de cette périodisation, cependant nous

1 Joseph Zobel, Rue Case-Nègres, Paris, Présence Africaine, 1974 (1950), p.301. 2 Ch’en Fang-ming陳芳明, « Taiwan xinwenxue shi de jiangou yu fenqi »台灣新文學史的建構與分

期 [Construction et périodisation de l’histoire de la nouvelle littérature taïwanaise], Unitas 聯合文學,

n°178, août 1999, p.67. La périodisation commence en 1921, considérée comme l’année de début de la

« nouvelle littérature taïwanaise » (新台灣文學). 3 La réaction de Ch’en Ying-chen est à ce propos particulièrement virulente. Nous estimons cependant, en accord avec Chiu Kuei-fen que toute la littérature taïwanaise n’est pas résumable uniquement par

des relations de colonisateur à colonisé (voir Chiu Kuei-fen邱貴芬, Houzhimin ji qiwai後殖民及其外

[Le postcolonial et son en-dehors], Taipei, Maitian chubanshe, 2003, pp.111-145.

38

estimons qu’une réflexion postcoloniale existe belle et bien dans la littérature

taïwanaise et qu’elle débute même chez certains auteurs avant 1987 et la fin de la loi

martiale, au début des années 80, face au dévoilement de l’hégémonie culturelle

occidentale, et particulièrement états-unienne. En 1992, Chiu Kuei-fen écrivait

ainsi que Rose, Rose, I Love You avait été écrit avec un « esprit postcolonial » (houzhimin

jingshen後殖民精神)4 . Pour elle :

台灣過去幾百年的歷史、文化、演進,主要基於外來殖民勢力與被殖民者之間文化和語

言衝突、交流的互動模式。5

[Les quelques siècles de l’histoire, de la culture et de l’évolution de Taiwan ont principalement

pour essence les modèles conflictuels et d’échanges mutuels linguistiques et culturels entre colonisés et

forces colonisatrices extérieures.]

A travers son roman Rose, Rose, I Love You, Wang Chen-ho effectue une relecture

historique locale de sa ville de naissance, Hualian, confrontée à l’impérialisme

économique et culturel des Etats-Unis et à travers elle, il porte une réflexion plus

globale sur l’expérience historique de Taïwan.

2. Un retour sur l’histoire locale

Dès la fin des années 70, le domaine littéraire à Taiwan est marqué par une

volonté de relecture de l’histoire de Taïwan. Parmi ces tentatives, on peut noter celle

de l’écrivain hakka Li Ch’iao (李喬) et de sa Trilogie de la nuit d’hiver (hanye san bu qu寒

4 Chiu Kuei-fen 邱貴芬 « 「Faxian taiwan」 : jiangou taiwan houzhimin lunshu » 「發現台灣」建

構台灣後殖民論述 [« Découvrir Taiwan » : construire un discours postcolonial taïwanais], Zhongwai

wenxue 中外文學, vol.21, n 2̈, juillet 1992, p.155. 5 Chiu Kuei-fen, « 「Faxian taiwan」 : jiangou taiwan houzhimin lunshu », p.153.

39

夜三部曲) dont le dernier tome est achevé en 19796, ou encore le cas de Cheng

Ch’ing-wen (鄭清文), et son « Cheval à trois pattes » (sanjiao ma 三腳馬) (1979)7

notamment, deux exemples parmi bien d’autres qui tentent de faire la lumière sur des

épisodes sombres de l’histoire coloniale taïwanaise. Même si le style de Wang Chen-

ho diffère radicalement de celui de Li Ch’iao et de Cheng Ch’ing-wen (plus réalistes,

ceux-ci insistent plus sur les blessures et les cicatrices de l’histoire de Taiwan

colonisée, ils sont également plus radicaux et leur critique politique est souvent plus

directe que celle de Wang Chen-ho), on trouve une même idée chez ces auteurs de

partir des expériences historiques locales pour mieux comprendre l’histoire de l’île de

Taïwan. Chez Wang, malgré l’influence non négligeable des auteurs modernistes

occidentaux qui s’intéressent en majorité à la ville en tant que cité moderne, la

campagne de Hualian, à l’Est de Taïwan, reste le principal terrain de ses expériences

littéraires et les histoires de Wang sont nécessairement liées à elle. Le local est ainsi

une arme pour les écrivains du terroir, dans la mesure où il leur permet de sortir du

cadre historique centralisé : il est l’occasion de raconter l’histoire avec un filtre

alternatif, car le local a la faculté de narrer un moment et un lieu, situés en dehors de

la grande procession nationale de l’histoire8. Ces entreprises peuvent être qualifiées de

postcoloniales dans la mesure où ces écrivains taïwanais de souche ont été privés de

leur histoire, durant quarante années de domination Nationaliste chinoise et tentent

de regarder cette histoire avec un point de vue nouveau, avec le récit d’une histoire

différente, souvent en conflit avec l’histoire officielle9. Cette entreprise de relecture de

6 Li Ch’iao 李喬, Hanye san bu qu 寒夜三部曲 [Trilogie de la nuit d’hiver], Taipei, Yuanjing, 1979. 7 Cheng Ch’ing-wen 鄭清文, « Sanjiao ma » 三腳馬 [Le cheval à trois pattes], Zheng qingwen duanpian

xiaoshuo quanji 3 鄭清文短篇小說全集 3 [Œuvres complètes de Cheng Ch’ing-wen : Nouvelles : Volume 3], Taipei, Maitian chubanshe, 1998 (1979), pp.169-205. 8 Mark Harrison, « Writing Taiwan’s Nationhood », in Fang-Long Shih, Stuart Thompson and Paul-François Tremlett, Re-Writing Culture in Taiwan, New York, Routledge, 2009, p.136. 9 Ainsi, après l’arrivée des Nationalistes du KMT à Taiwan en 1945, la première entreprise fut officiellement de déjaponiser l’île en tentant de faire oublier le passé colonial du peuple de Taïwan, instaurant l’idée d’ « une seule Chine », d’ « une seule culture chinoise », d’« une seule histoire chinoise »,

40

l’histoire « confisquée » n’est d’ailleurs pas exclusive à Taïwan, mais dans le monde

postcolonial dans son ensemble. Dans son analyse des romans du martiniquais

Raphaël Confiant, Katia Levesque rappelle qu’ « […] une autre caractéristique de la

culture postcoloniale, [est] la tendance à se donne[r] une vision de l’histoire

événementielle qui ne correspond pas à celle imposée par les pouvoirs colonisateurs.

10 » De même, pour Frantz Fanon, qui s’intéresse aux intellectuels des pays colonisés,

estime que ceux-ci n’hésitent pas à replonger dans le passé de leur terre, pour

comprendre ce qui échappe à l’analyse historique des colonisateurs et pour y déceler

les prémices d’une culture nationale naissante 11 (parfois même ce mouvement

de retour en arrière ou à des traditions ancestrales est opéré « contre l’histoire, et

contre son peuple lui-même12»).

Ce qu’essaie de dire ou d’inventer la littérature taïwanaise du terroir, c’est d’abord

que l’histoire de l’île de Taiwan n’est pas uniquement une histoire événementielle, ni

non plus une histoire à court terme, la taïwanité dans la littérature taïwanaise en

général tente de s’inventer à travers ce que l’historien français Fernand Braudel

appelle les « trois temps » de l’histoire. Tout d’abord, une histoire dite « immobile »,

« silencieuse » relative au milieu13, (l’insularité de Taïwan, le rôle de la montagne, de la

mer 14 participe à cette histoire « silencieuse », détentrice d’une certaine identité).

et d’ « un seul langage chinois », négligeant ainsi l’expérience taïwanaise éprouvée avant et pendant la colonisation japonaise, voir Ann Heylen, « The legacy of Literacy Practices in Colonial Taiwan. Japanese-Taiwanese-Chinese: Language Interaction and Identity Formation », Journal of Multilingual and Multicultural Development, vol 26: 6, 2005, p.506. 10 Katia Levesque, Entre tradition d’oraliture créole et tradition littéraire française, Québec, Nota Bene, 2005, p.154. 11 « Ce créateur qui décide de décrire la vérité nationale se tourne paradoxalement vers le passé, vers l'inactuel. » Frantz Fanon, Les Damnés de la Terre, Paris, La Découverte, 2002 (1961), p.213. 12 Frantz Fanon, Les Damnés de la Terre, p.213. 13 Fernand Braudel, « Préface », La Méditerranée et le Monde méditerranéen à l'époque de Philippe II, Paris, Colin, 1949, p.13. 14 Ici, il est intéressant de remarquer que récemment, certains chercheurs nationalistes taïwanais

utilisent le terme de « littérature océane » (海洋文學 ) pour définir la littérature taïwanaise et la

rapprocher des littératures et cultures austronésiennes, il s’agit bien sûr d’inscrire la culture taïwanaise dans une tradition différente de celle du continent.

41

Ensuite, une histoire dite « sociale », « celle des groupes et des groupements 15», dans

le cas de Taïwan, on ne peut bien sûr pas négliger l’importance des migrations

humaines, des contacts sociaux entre groupes de différentes cultures. Pour finir,

l’histoire taïwanaise inclurait aussi une forme d’histoire « événementielle 16 », plus

individuelle, une histoire dont les agitations entraînent des modifications inéluctables

sur la longue durée. La recherche de la taïwanité dans la littérature taïwanaise tend à

s’orienter à travers ses différents « plans » de l’histoire : Taiwan en tant qu’île, en tant

que lieu de confluences et en tant que lieu d’expériences individuelles.

Dans Rose, les références au contexte historique (événementiel) du récit (qui se

déroule dans les années 60) sont peu nombreuses, et lorsqu’il y en a, ces « rappels

historiques » sont plus ironiques qu’informatifs. Par exemple, on rappelle que « faire

l’amour, pour une prostituée n’est pas si dur - du moins pas autant - que de tuer des

bandits communistes » (63) (en référence à la guerre entre Nationalistes et

Communistes, et au matraquage de la propagande Nationaliste), ou que « Mao était à

la même époque en train de faire je ne sais quelle Révolution Culturelle » (221). En

dehors de ces rappels événementiels « globaux », on trouve dans Rose de nombreuses

digressions (presque métafictionnelles), de « rappels historiques » du narrateur

(l’écrivain), mais sur des « micro-événements 17 », des changements sociaux qui

paraissent à première vue insignifiants et n’ayant aucun rapport avec l’histoire, comme

par exemple l’évolution des publicités entre les émissions en taigi (145-146),

l’évolution des prix et de la politesse avec les conducteurs de taxis (138), ou encore de

15 Fernand Braudel, « Préface », La Méditerranée et le Monde méditerranéen à l'époque de Philippe II, p.13. 16 Fernand Braudel, « Préface », p.14. 17 L’expression est de Sandrine Marchand : Sandrine Marchand, Sur le fil de la mémoire : Littérature taïwanaise des années 1970-1990, Lyon, Tigre de Papier, 2009, p.86.

42

longues descriptions des changements des toilettes dans les campagnes(14-15, 68)18.

Ces rappels historiques sont ainsi destinés à enraciner le récit dans un contexte

local (celui de la ville de Hualian), afin de plonger dans une mémoire qui n’a pas

nécessairement à première vue une dimension nationale. C’est d’ailleurs tout d’abord

à un exercice de mémoire que Wang s’attèle dans Rose. Avant d’être une farce

hilarante, un roman politique, Rose, Rose, I Love You est d’abord une tentative de

relecture du passé. Après l’écriture du roman, Wang Chen-ho avoua que la tentation

d’écrire ce roman le titillait depuis longtemps, et qu’il passa beaucoup de temps à le

rédiger19.

Dans cette interview, Wang Chen-ho revient sur ses souvenirs de la construction

d’un bar pour les soldats états-uniens à Hualian, lorsqu’il était plus jeune :

記得越南美軍第一次搭軍艦到花蓮度假,全花蓮市都忙碌起來,有的準備歡迎,有的忙

著賺美金,報紙更忙用頭條新聞、花蓮消息報導美軍來臨。[······]酒吧,花蓮人聽都沒聽

過,那裏見過哦![…] 我是不得不虛構,因為我沒有那麼幸運曾參加當年建設酒吧的「光

榮」星列。20

[Je me rappelle quand les GI’s en guerre au Vietnam ont pour la première fois pris leur navire pour

venir passer leur vacances à Hualian : toute la ville était sur le qui-vive, certains étaient occupés à

gagner des dollars, quant aux journaux, ils se dépêchaient de boucler leurs unes, en arrivant l’arrivée des

GI’s. […] Un bar ! Les habitants de Hualian n’en avaient même jamais entendu parler, comment

18 Le passage des toilettes « à la turque » aux toilettes de style « occidental » est d’ailleurs un thème abordé ailleurs chez Wang Chen-ho, ainsi que chez d’autres auteurs du terroir, indiquant le changement

non anodin d’un tel phénomène. Voir Wang Chen-ho 王禎和, «San chun ji » 三春記 [L’histoire des

trois printemps], Xianggelila 香格里拉 [Shangri-la], Taipei, Hongfan shudian, 1980 (1968), pp.1-29 et A

Sheng 阿盛, « Cesuo de gushi » [L’histoire des toilettes], A Sheng jingxuan ji 阿盛精選集 [Sélection des

meilleures œuvres d’A Sheng], Taipei, Jiuge chubanshe, 2004 (1978), pp.294-300. 19 Chiu Yan-ming 丘彥明, « Ba huanxiao saman renjian – fang xiaoshuojia wang zhenhe » 把歡笑撒

滿人間 – 訪小說家王禎和 [Répandre le rire parmi les hommes – Interview de l’écrivain Wang Chen-

ho], Meigui meigui wo ai ni 玫瑰玫瑰我愛你 [Rose, Rose, I Love You], Taipei, Hongfan shudian, 1994

p.255. Wang Chen-ho explique aussi que c’est avec ce roman qu’il rencontra le plus de difficultés (« 我

寫小說以來,遭遇最大的困難就是這部。») 20 Chiu Yan-ming, « Ba huanxiao saman renjian – fang xiaoshuojia wang zhenhe », p.255-256.

43

pouvaient-ils en avoir déjà vu ! [Dans ce roman], je n’ai eu d’autre choix que d’utiliser mon imagination,

car je n’ai hélas pas eu la chance d’entrer cette année-là dans les rangs « glorieux » de la construction du

bar.]

De ce souvenir d’adolescent (dans les années 60, Wang devait avoir entre 18 et 25

ans), reste une impression, une interprétation, à la fois burlesque et critique du

comportement des habitants de Hualian, anticipant l’arrivée des GI’s en construisant

ce bar. Dans Rose, Rose, I Love You, les GI’s n’interviennent d’ailleurs pas une seule fois,

et l’écrivain se sert de sa mémoire et de son imagination pour retranscrire ce qu’il

estimait être le comportement des gens à l’époque. Comme l’explique Maurice

Halbawchs,

Mais alors, ce n’est plus le passé tout entier qui exerce sur nous une pression en vue de pénétrer

dans notre conscience. Ce n’est plus la série chronologique des états passés qui reproduirait exactement

les événements anciens, mais ce sont ceux-là seuls d’entre eux qui correspondent à nos préoccupations

actuelles, qui peuvent réapparaître. 21

On comprend ainsi que le fait de relater, ou plutôt de réinterpréter les événements

qui ont eu lieu à Hualian dans les années 60 est une manière de décortiquer le passé

pour comprendre le présent. Comme nous l’avons vu dans notre première partie, la

littérature du terroir de la fin des années 70 tend à critiquer la manière dont les

intellectuels, les « petits bourgeois » taïwanais copient et imitent les impérialistes

occidentaux. Dans cette même mouvance, mais avec un style plus ironique et corrosif

que mélancolique et nostalgique, Wang Chen-ho engage cette réflexion dès la

nouvelle « Hsiao-lin vient à Taipei » (1973), mais surtout avec son roman Portrait des

gens beaux (1982), qui critiquent tous deux de façon burlesque les employés d’une

21 Maurice Halbawchs, Les cadres sociaux de la mémoire, Paris, Albin Michel, 1994 (1925), p.144.

44

entreprise d’aviation dont le désir ultime est de devenir états-unien. Cependant, dans

Rose, Wang tente un retour de vingt ans en arrière, au moment où l’arrivée des GI’s à

Taiwan marque ce début d’une attirance et d’une imitation prononcée des Taïwanais

pour les Occidentaux.

C’est pourquoi, contrairement à l’analyse de Margaret Hillenbrand 22 , il nous

semble que Wang Chen-ho ne soit pas de ceux qui glorifient le passé du « terroir »,

mais essaie d’en faire une analyse sans concessions (bien qu’évidemment subjective)

pour mieux comprendre le présent dans lequel il se situe. On sent d’ailleurs dans Rose,

Rose, I Love You, le ton ironique, et celui de l’autodérision : le personnage Dong Si-wen

(董斯文) n’est que le double grotesque de Wang Chen-ho : comme lui, il est diplômé

des langues étrangères de Taida, est professeur d’anglais, travaille à la télévision,

idolâtre la culture états-unienne d’une part, mais dans le même temps écrit des articles

nostalgiques sur Hualian, qui « sonnent faux » :

到了台北工作,他便狠是喜歡在報章雜誌發表文章。寫過一篇這樣的散文-「啊啊!我

好懷念花蓮的舊式的廁所啊!尤其夜半人靜那挑糞的鐵杓子觸碰水泥糞坑發出鏗鏘有致的

響音啊!是最使我難以忘耳的美麗音聲。啊啊!現在是怎麼樣也再也聽不見這美麗的響音

了啊!啊啊!只要一記起鐵杓在糞池鏗鏘鏗鏘,我就無端地鄉愁濃濃啊!(這是騙人的。他

根本不是花蓮市人。他是在花蓮光復鄉長大的。) 我就會無端地興起無限的感傷啊!(這也是

騙人的,因他根本不是那種多善感的人。)」-這篇文章雖然滿是啊啊啊!可是啊!得了個

文藝獎啊!23

[Arrivé à Taipei pour travailler, il s’adonnait joyeusement à publier des articles dans les magazines.

Il écrivait des essais de ce style : « Oh, oh ! Comme les vieilles toilettes de Hualian me manquent ! Et

tout spécialement le bruit métallique de la cuillère en acier du ramasseur de crottes lorsqu’il cognait la

fosse en ciment au plein cœur de la nuit calme ! Ce son est pour moi la plus inoubliable des mélodies !

22 Margaret Hillenbrand, Literature, Modernity and the Practice of Resistance: Japanese and Taiwanese fiction, 1960-1990, Leiden, Brill, 2007, p.168. 23 Wang Chen-ho, Meigui, meigui, wo ai ni [Rose, Rose, I Love You], pp.14-15.

45

Oh, oh ! Maintenant, il est tout simplement impossible de réentendre ce son, oh ! Oh, Oh ! Il suffit que

je repense au bruit métallique de la cuillère dans la cuvette pour plonger aussitôt dans une nostalgie

infinie. (Un mensonge. Dong n’était absolument pas originaire de la ville de Hualian. Il avait grandi

dans la commune de la Libération, dans le comté de Hualian.) Je succombe alors à un chagrin sans

limites, oh ! (Encore un mensonge, car il n’était fondamentalement pas du genre sentimental) – bien

que cet article fut parsemé de « Oh ! oh ! oh ! », il obtint tout de même un prix artistique ! Oh !]

Le grotesque est ici de mise, et pour Wang, la nostalgie des écrivains du terroir (et

la sienne) est tout aussi susceptible d’être tournée en dérision que l’idolâtrie de

l’Occident. La relecture du passé de Taiwan implique pour Wang une perpétuelle

remise en question des comportements et des discours 24 ; cependant, le premier

discours visé dans Rose reste celui du capitalisme venu d’Occident et du néo-

colonialisme culturel occidental.

3. Taïwan, Etats-Unis et capitalisme

Dans Rose, Rose, I Love You, les Etats-Unis sont à la fois absents et ultra-présents,

les GI’s n’apparaissent ainsi pas une seule fois en réalité dans le récit, et aucun

personnage états-unien n’est à signaler, tous les personnages étant exclusivement

taïwanais25.

24 Le martiniquais Frantz Fanon a une très jolie formule pour expliquer le plongeon de l’intellectuel dans sa mémoire, et le tournage en dérision de ses comportements passés : « Parce qu’il se sent devenir aliéné, c’est-à-dire le lieu vivant de contradictions qui le menacent d’être insurmontables, le colonisé s’arrache du marais où il risquait de s’enliser et à corps perdu, à cerveau perdu il accepte, il décide d’assumer, il confirme. Le colonisé se découvre tenu de répondre de tout et de tous. Il ne se fait pas seulement le défenseur, il accepte d’être mis avec les autres et dorénavant il peut se permettre de rire de sa lâcheté passée. », Frantz Fanon, Les Damnés de la Terre, pp.263-264. 25 Le récit s’étale d’ailleurs sur une seule journée, et l’utilisation du « courant de conscience » dans un récit temporel très court, n’est pas sans rappeler Ulysse de James Joyce.

46

Cependant, la démesure des habitudes et des comportements « modernes »

occidentaux (provenant des Etats-Unis pour la plupart) sont là pour rappeler la

présence envahissante des géants capitalistes occidentaux à Taïwan. Outre la présence

débordante des mots anglais et des néologismes, les personnages font du tennis (77-

79) et du golf (114), de la chirurgie esthétique (79), fument des Camel et des Kent (21,

40, 79), boivent du Brandy (42) ou du Coca-Cola (160), portent des vêtements Dior

(106) ou lisent la Bible du Roi James (68). Les références à la culture occidentale sont

même parfois plus insolites : le député Qian (錢) (député «Argent ») s’appelle lui-

même 007 (45, 43), l’avocat Zhang est lui comparé à Sherlock Holmes (199) et pour

ce qui est de Dong Si-wen, il lit très souvent le journal en anglais (107, 136), on y fait

même mention de son voyage à Disneyworld lorsqu’il avait 7 ans (20) : cette présence

d’éléments atteste de manière évidente de la présence débordante d’objets issus du

capitalisme occidental à Taïwan.

L’existence de ces nombreux éléments occidentaux à Taiwan n’explique toutefois

pas à elle seule la relation toute particulière qu’entretient avec les Etats-Unis, et il est

nécessaire de rappeler tout d’abord le contexte historique de ce roman26.

En 1951, en pleine Guerre Froide avec l’URSS, les Etats-Unis décident de faire de

Taiwan une base militaire et économique pour contrer le géant communiste chinois,

c’est pourquoi une « aide » financière (meiyuan美援) importante est apportée à Taiwan

par les Etats-Unis ; un total d’un milliard cinq cent millions de dollars est ainsi

« offert » à Taiwan durant les quatorze années de ce programme27 . L’année 1965

26 Jeffrey C. Kinkley voit par exemple dans la présence d’éléments occidentaux dans le roman une certaine forme de « kitsch », tout comme un élément chinois peut être aussi « kitsch » aux É tats-Unis, il néglige à notre avis les raisons concernant la présence de tels éléments à Taïwan, ainsi que leurs contenus idéologiques. Voir Jeffrey C. Kinkley, « Mandarin Kitsch and Taiwanese Kitsch in the Fiction of Wang Chen-ho », Modern Chinese Literature, Vol.6, 1992, pp.85-112. 27 Tung Nien東年, « Meiguo meiguo wo ai ni : naoju « Meigui meigui wo ai ni » de huangmiu yuyi » 美

國美國我愛你 -鬧劇《玫瑰玫瑰我愛你》的荒謬寓意 [USA, USA, I Love You : allusions

absurdes dans la farce « Rose, Rose, I Love You »], Unitas 聯合文學, n°74, décembre 1990, p.26. Une

47

marque ensuite le début de l’engagement des Etats-Unis dans la Guerre du Vietnam,

et Taiwan devient non seulement une base militaire de retrait, mais aussi un « centre

de vacances » (dujia zhongxin 度假中心 ), grâce au programme dit « R&R »

(Rest&Recreation)28. Ce programme permettait aux soldats états-uniens en guerre au

Vietnam de venir passer leurs vacances à Taiwan (ou en Corée du Sud), où les

attendaient bars et prostituées. Ils seraient ainsi venus plus de 170 000 GI’s états-

uniens à Taiwan entre 1967 et 197029. Certains GI’s parlent à l’époque de Taiwan

comme d’un « paradis de l’éjaculation » (shejing tiantang射精天堂).30

Les écrivains Ch’en Ying-chen, Hwang Chun-ming et Wang Chen-ho tous trois à

leur manière témoignent dans leurs nouvelles et romans de ce phénomène31. Il était

donc évident qu’une telle présence ne se limitait pas à l’afflux massif de produits

étrangers, mais provoquait des bouleversements sociaux majeurs32.

Parmi ceux-ci, celui qui nous intéresse directement, le phénomène social le plus

marquant était sans conteste l’établissement de bars « à l’occidentale » et la

prostitution massive de jeunes taïwanaises. Pour certains opportunistes taïwanais, le

expression est symptomatique de l’époque : les américains fournissent le goudron, les Taïwanais la terre

(美國出打馬膠,臺灣出土腳). 28 Tung Nien, « Meiguo meiguo wo ai ni : naoju « Meigui meigui wo ai ni » de huangmiu yuyi », p.26,

voir aussi Ch’en Chien-chung 陳建忠, Song zelai xiaoshuo yanjiu 宋澤萊小說研究 [Etude des romans

de Song Ze-lai], Qinghua daxue zhongguo wenxue yanjiusuo lunwen 清華大學中國文學研究所論文

http://ws.twl.ncku.edu.tw/hak-chia/t/tan-kian-tiong/sek-su/sek-su.htm,, consulté le 3 avril 2010. 29 Tung Nien, « Meiguo meiguo wo ai ni : naoju « Meigui meigui wo ai ni » de huangmiu yuyi », p.26. 30 Cheng Ch’ian-ju鄭倩如, Shuangmian fanyi – lun wang zhenhe « Meigui meigui wo ai ni » de kua wenhua yu

kua yuji jiaohuan 雙面翻譯-論王禎和《玫瑰玫瑰我愛你》的跨文化與跨語際交換 [Double

traduction – Echanges transculturels et translinguistiques dans Rose, Rose, I Love You de Wang Chen-ho]

Taiwan daxue taiwan wenxue suo lunwen 台灣大學台灣文學所論文, 2008, p.54. 31 Voir par exemple : Hwang Chun-ming, « Xiao guafu » 小寡婦 [Petite veuve], Xiao guafu 小寡婦

[Petite veuve], Taipei, Yuanjing, 1975 (1968), pp.93-213 et Chen Ying-chen陳映真, « Liuyue li de

meiguihua » 六月裏的玫瑰花 [Roses de juin], Shangban zu de yi ri 上班族的一日 [Une journée de

travailleur], Taipei, Renjian chubanshe, 1988 (1967) pp.1-22. 32 Pour une bonne analyse de la présence des forces militaires au Japon et à Taiwan après la seconde guerre mondiale et sa répercussion sociale, voir Margaret Hillenbrand, Literature, Modernity and the Practice of Resistance: Japanese and Taiwanese fiction, 1960-1990, pp.105-133, on peut également avoir une introduction aux relations économiques et politiques entre Taiwan et les É tats-Unis dans : Ramon H. Meyers, « A Unique Relationship », in Ramon H. Meyers, A Unique Relationship : The United States and the Republic of China Under the Taiwan Relations Act, Standford, Hoover Institution Press, 1989, pp.1-24.

48

marché de la prostitution constituait une aubaine pour gagner des « dollars » et se

« faire bien voir » des états-uniens présents à Taïwan. Ces comportements sont

personnalisés dans le roman par les quatre patrons des bordels de Hualian, dans Rose,

Rose, I Love You, qui ne pensent qu’à s’enrichir, par tous les moyens : leur devise est

d’ailleurs « un GI égal un dollar » (yi meijun dengyu yi meijin « 一美軍等於一美金 »)

(27). Ceux-ci sont ainsi capables de tout pour gagner de l’argent, même se faire

injurier (99), tandis que l’un des patrons de bordel, Lion le gros-nez (Dabishi大鼻獅)

est même prêt vendre son fils comme prostitué si « on peut se faire de l’argent avec ! »

(192). Les bordels sont ainsi comparés à la florissante entreprise Datong (大同) de

Taiwan (188), et afin de convaincre les patrons des quatre grands bordels de participer

à la prospérité économique de la nation, Dong explique qu’ouvrir une formation de

prostituées de bars revient simplement à ouvrir une entreprise de production (shechang

zhizao chanpin 設廠製造產品 ) (167), pendant que dans le reste du roman, les

prostituées sont également indifféremment décrites avec le mot « produit » (chanpin產

品) (164, 184). Le capitalisme d’état s’entremêle ainsi chez Wang avec la prostitution.

Prostituer des jeunes taïwanaises revient alors à produire et à vendre un « corps » de la

nation, une marchandise, vente dont le gain présupposé est destiné à la prospérité

économique nationale.

Former des prostituées pour en retirer des dollars reste la trame principale du

roman, et le principal objectif des patrons de bordels. Au départ, ceux-ci

envisageaient « seulement » d’enseigner l’anglais aux prostituées, jusqu’à l’intervention

de Dong Si-wen qui va aller plus loin dans la formation de celles-ci, en prolongeant le

sens idéologique d’une telle entreprise. Il ressort donc du roman une métaphore de

l’impérialisme économique états-unien, mais qui s’entremêle en même temps avec un

néo-capitalisme à échelle humaine.

49

Cependant, il est essentiel de noter que les patrons de bordel sont uniquement

intéressés par les dollars américains, ce qui diffère de Dong Si-wen, non intéressé par

l’argent (212), mais qui voit l’accueil des états-uniens non seulement comme une

mission nationale mais aussi comme un moyen de se mettre au service d’un peuple

plus moderne et plus pur (nous aborderons la question de la pureté et de l’hygiène un

peu plus loin dans notre étude).

L’acharnement de Dong et son enthousiasme débordant dans l’établissement du

bar et sa mise en œuvre s’expliquent par deux raisons : d’une part son attachement à

l’honneur de la nation (37, 38, 143), qui passerait par une reconnaissance de la part

des Etats-Unis (170, 172) et d’autre part par un irrésistible désir mimétique d’imitation

des comportements américains33. Dong ne se contente donc pas d’avoir une habitude,

une hygiène de vie occidentale (17-18), il utilise aussi de nombreuses expressions

anglaises dans ses discours (26, 27, 29, 104, 105, 134, 143) en n’ignorant pas que ses

interlocuteurs n’y comprennent rien, et va même jusqu’à prendre un accent des Etats-

Unis lorsqu’il parle chinois (218), et utilise la grammaire anglaise en chinois :

攻讀外國語文系的他,也許過度用功吧!竟連自己講的國語都躲不掉西潮的影響。談話

的對象知識水平越高,他的話就越似拙劣翻譯小說的詞句,像:多麼胡說-我很高興你跟

我同意-這是我的認為-他不知道他在說什麼-我為你感到很驕傲-我被愉快地累了……

經常自他嘴裡冒出來,常常叫對方聽得又吃力又彆扭,有時還真鴨子聽雷,聽莫懂啦!34

[En raison sans doute d’un investissement trop zélé dans l’apprentissage des langues étrangères, le

mandarin de Dong n’échappait étrangement pas à la vague occidentale. Plus le niveau intellectuel de

son interlocuteur était élevé, plus ses paroles ressemblaient à des expressions tout droit sorties d’un

roman grossièrement traduit : Comme un mensonge ! – Je suis content que tu es d’accord avec moi – Cela est ma

33 Le même genre de comportements est également présent dans Portrait des gens beaux 美人圖(1982)

(Wang Chen-ho 王禎和, Meiren tu 美人圖 [Portrait des gens beaux], Taipei, Hongfan shudian, 1985

(1982)) où les plus fervents disciples du « rêve américain » tentent de participer à un mouvement nationaliste, mais se rétractent finalement, de peur d’être découverts, et que l’on ne leur donne jamais la « carte verte », synonyme de travail aux É tats-Unis. 34 Wang Chen-ho, Meigui, meigui, wo ai ni [Rose, Rose, I Love You], p.17.

50

croyance – Il ne sait pas ce qu’il est en disant – Je me sens fier pour toi – Je suis plaisantemment fatigué... La plupart

du temps, ce qui s’échappait de sa bouche apparaissait pénible et embarrassant à ses interlocuteurs, et

parfois, tel un canard écoutant l’orage, ils n’y comprenaient que couic.]

Pour Dong, la pigmentation de la langue chinoise par la langue anglaise revient à

se métamorphoser soi-même en colonisateur, ou à se maintenir au moins à un degré

plus élevé que ses compatriotes (il ne souhaite parler avec une grammaire anglaise

qu’avec les personnes qu’il estime « intellectuellement » capables de le comprendre, et

on sait dans Rose que Dong maîtrise pourtant parfaitement le chinois mandarin et

parle aussi le taigi)35. On comprend donc que chez Dong Si-wen, l’imitation est, dans

ses comportements et pratiques, un acte intentionnel, présupposant un effort

conscient.

Pour mieux comprendre ce phénomène dans un contexte postcolonial, on peut

une nouvelle fois faire référence à Frantz Fanon : dans son livre Peaux noires, masque

blanc citant Westermann, celui-ci fait la constatation suivante :

Porter des vêtements européens ou des guenilles à la dernière mode, adopter les choses dont

l’Européen fait usage, ses formes extérieures de civilité, fleurir le langage indigène d’expressions

européennes, user de phrases ampoulées en parlant ou en écrivant dans une langue européenne, tout

cela est mis en œuvre pour tenter de parvenir à un sentiment d’égalité avec l’Européen et son mode

d’existence.36

35 Pour le théoricien postcolonialiste indien Hommi Bhabha, « l’imitation est à la fois un processus de reproduction du semblable, impliquant la répétition d’un modèle, et une stratégie de détournement et de subversion, pouvant, de ce fait, constituer une menace à l’ordre social » (voir Hommi Bhabha, « Of Mimicry and Man: the Ambivalence of Colonial Discourse », October, n° 28, 1984, pp. 125-133, et Nélia Dias, « Imitation et Anthropologie », Terrain, 44, 2005, http://terrain.revues.org/index2610.ht, consulté le 2 avril 2010. Mais ici, l’imitation de Dong dans Rose ne renverse aucunement l’ordre social préexistant et participe au contraire à son maintien et son aboutissement. On préférera par conséquent à ce sujet l’analyse de Frantz Fanon. 36 Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Paris, Editions du Seuil, 1971 (1952), pp.19-20.

51

Mais plus qu’une « singerie de colonisé », malgré son éminent côté absurde et la

plume grotesque de Wang, imiter l’occidental chez Dong réside plus dans une volonté

d’ascension sociale (211) et naît d’un besoin de reconnaissance (143, 191), comme

Fanon l’affirme également, dans le cas de l’homme noir :

Aussi pénible que puisse être pour nous cette constatation, nous sommes obligés de la faire : pour

le Noir, il n’y a qu’un destin. Et il est blanc.37

Ce que Wang Chen-ho dénonce dans le même temps de façon ironique dans Rose,

c’est l’entremêlement des discours nationalistes du gouvernement du KMT, de celui

des colonialistes états-uniens et celui d’« une collaboration » zélée opérée par des

personnages comme Dong Si-wen.

4. Etats-Unis, colonialisme et l’idéologie de la propreté

Le destin de la terre des peuples colonisés est d’être dépouillée, pillée ou encore

violée. Le thème de la prostitution de la femme est par conséquent fréquemment

utilisé dans la littérature taïwanaise et est-asiatique pour servir de métaphore à cette

colonisation du corps et de la terre38. Malgré cela, on s’aperçoit que dans Rose, Rose, I

Love You, il n’y a pas de viol direct de la part des GI’s (absents). Au contraire les corps

féminins sont fournis et présentés en offrande par les Taïwanais eux-mêmes, tout du

moins ceux qui ont le pouvoir de le faire. Le professeur Dong Si-wen représente le

degré le plus élevé de ce paradoxe du colonisé.

37 Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, p.8. 38 Sandrine Marchand, Sur le fil de la mémoire : Littérature taïwanaise des années 1970-1990, p.321 : « Hwang Ch’un-ming associe la colonisation japonaise à la prostitution comme c’est le cas aussi avec la présence de l’armée américaine sur le sol de différents pays d’Asie (Corée, Japon, Vietnam). Cette présence armée a engendré un courant littéraire qui critique la présence du pays ingérant grâce à la métaphore sexuelle : un pays occupé qui tolère cette occupation est un pays qui se prostitue. »

52

La thématique de la prostitution est également récurrente chez un autre écrivain

des années 70-80, Hwang Chun-ming, qui s’est aussi beaucoup posé la question de la

prostitution de la femme comme métaphore de la colonisation états-unienne et

japonaise. Si on sent poindre un désir de révolte chez le personnage principal de

Sayonara, Au revoir ! (shaoyounala.zaijian 莎唷那拉‧再見) 39 qui doit emmener des

clients japonais chez des prostituées taïwanaises, en revanche, Dawei (大胃 : gros

estomac), le personnage principal de I love Mary40 est prêt à abandonner sa femme et

ses enfants pour une chienne…laissée en cadeau par son ancien patron états-unien,

qui a déjà quitté Taïwan, et n’y reviendra plus. Pour celui-ci, Mary (la chienne

américaine) est plus importante que sa propre famille car elle représente le trait

d’union entre sa condition de taïwanais (colonisé) et ce qu’il tend à être (le

colonisateur). pour finir, il finira par tuer involontairement Mary, tentant de la faire

avorter, car enceinte d’un bâtard - donc impropre - chien taïwanais. Cette même idée

est déclinée, même si sous un angle moins tragique, et à première vue plus drôle, dans

Rose, Rose, I Love You, mais la critique n’en est pas moins corrosive.

Dans Rose, les patrons des quatre plus grands bordels de la région de Hualian, ne

trouvant pas de solution pour que les prostituées apprennent un anglais simple et

basique, posent alors leurs espoirs sur les épaules du professeur d’anglais Dong Si-

wen… Au début, celui-ci est réticent à participer à cette « intrigue sexuelle » (seqing

goudang 色情勾當), on est alors loin d’imaginer que plus le projet avance, plus le

professeur Dong est enthousiaste et débordant d’idées, toutes aussi « immorales » les

unes que les autres. De ce simple cours d’anglais naît l’esprit absurde et farceur du

récit. Tout d’abord, l’accueil des GI’s devient une affaire d’honneur national (143,

191). Afin de prévenir tout débordement ou tout faux-pas des prostituées, le

39 Hwang Chun-ming 黃春明, Shayounala, zaijian 莎喲娜拉‧再見 [Sayonara, Au revoir], Taipei,

Yuanjing, 1975. 40 Hwang Chun-ming 黃春明, Wo ai mali, 我愛瑪莉 [I Love Mary], Taipei, Yuanjing, 1979.

53

professeur Dong prévoit de donner des cours de « danse, de chant, d’apprentissage

essentiel des protocoles internationaux, d’esthétique et de maquillage, d’introduction à

la culture américaine, des grandes lignes de la civilisation chinoise, d’hygiène et de

physiologie, de droit, de l’art des cocktails, et de méthode de prière chrétienne » (168)

et les « prostituées » (banü 吧女) prennent désormais l’appellation d’ « étudiantes »

(xueyuan 學員) (159), afin de laisser aux « clients » une « meilleure impression ». Non

content de recruter seulement des jolies jeunes filles, Dong Siwen demandent

également aux patrons des bordels de faire appel à des « mères » d’un certain âge (30-

40 ans) : Dong explique ce recrutement par le fait que les GI’s ayant quitté les Etats-

Unis depuis plusieurs mois, ceux-ci ont peut-être la nostalgie de leurs propres mères ;

dans le même temps, il fait aussi appel à de jeunes hommes, car il a lu dans une étude

que près d’un quart des états-uniens seraient homosexuels (136), et que le chiffre

devrait être « sensiblement le même » dans le cas des GI’s.

Au fil du roman, Dong Si-wen dépasse même son intention première de service

(fuwu 服務) (86-87) pour les GI’s. Les« matières premières » (yuanliao原料) de base du

produit se doivent, selon lui d’être propres et purs (qingjie清潔), et le processus de «

production » doit répondre à des normes d’hygiène drastiques, c’est pourquoi les

étudiantes susceptibles d’être sélectionnées ne doivent présenter aucune trace de

maladies sexuelles. Celles qui réussissent peuvent alors rentrer dans le nouvel hôtel

sélectionné par Dong, répondant aux règles de base de l’hygiène « moderne », afin de

préserver leur propreté (168-170). Dong fixe alors des standards pour la « prostituée

propre » et susceptible d’être offerte en offrande aux GI’s (les seins doivent ni trop

petits, ni trop gros, de la taille, environ des pomelos (wendanyou文旦柚) (93-94), elles

doivent avoir passé leurs périodes des règles (97) etc.). La standardisation de la beauté

et son adaptation en fonction du goût du colonisé (ou comme dans Rose, en fonction

54

de l’ « imagination » qu’on se fait du goût du colonisé) est en effet elle aussi commune

aux peuples colonisés, comme Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant

l’expriment dans leur Eloge de la Créolité :

La francisation nous a forcés à l’autodénigrement : lot commun des colonisés. […] Ce que nous

acceptions beau en nous-mêmes, c’est le peu que l’autre à déclaré beau.41

L’hygiène et la pureté vers laquelle Dong s’efforce de tendre n’est qu’un pendant

de l’idéologie coloniale, la purification revient à « lactifier »42 la race, la rendre plus

blanche, plus propre, plus digne d’être acceptée par les occidentaux, face à la saleté

originelle de la race du colonisé.

[…] 唔知她們身上的每一寸每一分皮肉都是有價錢的,我們怎麼捨得讓她們白瓷瓷的皮

肉 […] 最講究的就是絕不留下任何一絲痕跡,一點證據。43

[[…] elles n’se doutent pas que chaque centimètre, chaque fraction de leur chair a un prix,

comment pourrait-on ne pas désirer rendre leur corps blanc comme la porcelaine ? […] Ce à quoi il fait

faire le plus attention, c’est de ne laisser aucune tâche, aucune preuve.]

我們要盡我們所能讓人家帶一個沒有任何汙染的好印象回家去。OK? 44

[Nous devons faire tout notre possible pour que les gars [les GI’s] ne repartent pas avec une

impression polluée, OK ?]

他又想出什麼新把戲?你聽我說呀!他講好不容易才選出這一批又青春又美麗又衛生又

乾淨的學員,我們應當盡最大的力量來保護她們,不讓她們受到汙染然後把骯髒的傳染給

美軍。45

41 Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant, Eloge de la Créolité, Paris, Gallimard, 1989, p.24. 42 Le mot est de Fanon, voir Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, p.38. 43 Wang Chen-ho, Meigui, meigui, wo ai ni [Rose, Rose, I Love You], pp.88-89. 44 Wang Chen-ho, Meigui, meigui, wo ai ni [Rose, Rose, I Love You], p. 104.

55

[Quelle nouvelle astuce est-il encore allé chercher ? Ecoute bien ! Il a dit qu’il n’avait déjà pas été

facile de dégoter cette troupe d’étudiantes, belles, hygiéniques et propres, et qu’on se devait de faire

tout ce qu’on pouvait pour les protéger, pour ne pas les laisser se faire polluer et transmettre ensuite la

saleté contagieuse aux GI’s.]

La liste de telles citations pourrait s’allonger à l’envie (86, 163, 185). On défend

également aux prostituées de ne coucher avec des chinois (taïwanais) afin d’être

propres (ganjing乾淨) pour servir les GI’s (184). Les prostituées – hormis peut-être la

prostituée aborigène, qui semble être la seule à s’élever contre cette tendance (88, 206,

210) – ne sont d’ailleurs pas contre cette idée, et Ahen (阿恨), la concubine de Lion le

gros-nez, un des patrons d’un des quatre bordels, refuse même de coucher avec lui,

afin de se réserver pour les GI’s. Cette idée du sacrifice « volontaire » est également

présente chez d’autres peuples connaissant la colonisation occidentale, comme dans

les Antilles, dans le roman Rue Case-Nègres du martiniquais Joseph Zobel, une mulâtre,

Mamzelle Andréa fait la remarque suivante :

« Comment voulez-vous que j’aime les nègres et que je sois fière d’en être, me répond-elle,

toujours irritée, quand je les vois tous les jours faire des crasses ! D’ailleurs, sauf ma couleur, je ne suis

pas nègre : j’ai un caractère de Blanc… Et je me demande quel vice a pu pousser ma mère qui état déjà

une belle mulâtresse à faire salir ses draps par un nègre ! » 46

Dans le même temps, on remarque dans Rose la forte présence des références à la

religion catholique : l’entraînement des prostituées s’effectue dans la chapelle de la

Grâce (de’en tang德恩堂), les idées du professeur Dong semblent venir directement

du Ciel (shen lai zhi bi神來之筆, « venues du pinceau de Dieu » (153)). Bien que Wang

45 Wang Chen-ho, Meigui, meigui, wo ai ni [Rose, Rose, I Love You], pp.184. 46 Joseph Zobel, Rue Case-Nègres, p.290. On retrouve cette idée chez Fanon, lorsqu’il étudie le comportement psychologique du colonisé, et de Nini et Mayotte Capécia par exemple, voir Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, pp.42-50.

56

annonce ironiquement dès l’entrée du récit que ce roman n’a aucune valeur de

« critique de la religion catholique, ni d’aucune religion d’ailleurs » (15), on sent un lien

direct entre la purification par la religion (occidentale) et la purification des corps,

lorsque Dong s’adresse aux prostituées :

我非常十分可憐你們啊!所以我要盡我所能救贖你們啊!清潔你們啊 !傾囊相授要成功

地把你們訓練成最具水準的吧女啊!47

[Oh, je vous prends en grande compassion ! C’est pourquoi je dois faire tout mon possible pour

vous obtenir la rédemption ! Vous purifier ! Je vais vous transmettre tout mon savoir pour vous

entraîner et réussir à faire de vous des prostituées de haut niveau !]

Ici, l’idéologie de l’hygiène, de la propreté se confond avec celle, coloniale, de la

modernité, comme l’indique la décision de Dong de « moderniser » les conditions des

« étudiantes » (185).

Dans le même temps, on prie Jésus, et on accueille avec des chants religieux

l’arrivée des soldats états-uniens (200, 252). A ce propos, Chiu Kuei-fen suggère que

le « Croyez en Jésus » (203) s’adresse à l’intermédiaire de Dieu (états-unien) et des

hommes (taïwanais), et qu’il désigne en réalité Dong Si-wen48. Cette idée est encore

plus présente un peu plus loin dans le récit :

「直到永遠,阿門!」這一次董斯文的聲音也高得和牧娘不相上下。不過「阿門」他唸

的是字正腔圓的英文,而不是我們的國語,仿佛不這樣他至誠的祈禱便無以傳到外籍上帝

的耳裏去。49

[« Pour les siècles des siècles, Amen ! » Cette fois, la voix de Dong Si-wen s’était faite à peu près

aussi forte que celle de la mère du prêtre. Mais son « Amen » n’avait pas été prononcé dans notre

47 Wang Chen-ho, Meigui, meigui, wo ai ni [Rose, Rose, I Love You], p.69. 48 Chiu Kuei-fen, « 「Faxian taiwan」 : jiangou taiwan houzhimin lunshu », p.171. 49 Wang Chen-ho, Meigui, meigui, wo ai ni [Rose, Rose, I Love You], p.207.

57

mandarin, mais avec un impeccable accent anglais, comme si la prière sincère qu’il avait adressée n’avait

aucune chance d’atteindre l’oreille du Dieu étranger s’il ne l’avait pas faite ainsi.]

De la même façon, le roman se clôture sur les chansons religieuses chantées par le

chœur des prostituées, accueillant à la fois « le règne éternel » de Dieu, ainsi que les

GI’s états-uniens (252). La cérémonie, ou plutôt le « rite » d’ouverture du bar se

déroule en effet dans l’église, et l’on loue à la fois Dieu, l’établissement du bar et

l’arrivée prochaine des GI’s. et il est aisé de comprendre que chez Wang, la mise au

service des prostituées a un aspect éminemment rituel et religieux, comme si les

Taïwanais décidaient de sacrifier leur corps et leur terroir au Dieu états-unien.

5. Conclusion

Rose, Rose, I Love You peut d’abord être perçu comme la tentative de relecture du

passé colonial de Taïwan, car Wang repose la question de la relation des Etats-Unis et

de Taïwan, notamment lors de la guerre du Vietnam, dans les années 60-70. Ce retour

sur un passé proche, récent, permet à Wang Chen-ho de mieux comprendre le

présent taïwanais, d’en faire une interprétation, et Rose sert de cette façon de

« textualité mémorielle »50 , permettant la fixation d’une mémoire locale, celle de

l’expérience coloniale particulière de la ville de Hualian.

D’autre part, Wang s’attache dans Rose à une véritable analyse des comportements

psychologiques des « colonisés » taïwanais, de même qu’on a vu que les évènements

politiques majeurs des années 70 entraîne les partisans de la « littérature du terroir » à

faire une critique des comportements mimétiques des Taïwanais vis-à-vis de

l’Occident. Frantz Fanon explique lui que « […] c’est par l’intérieur que le Noir va

50 Katia Levesque, Entre tradition d’oraliture créole et tradition littéraire française, p.8.

58

essayer de rejoindre le sanctuaire blanc. L’attitude renvoie à l’intention. 51 » On

pourrait effectuer la même analyse du comportement de Dong Si-wen, dans son

entêtement à se mettre au service des colonisateurs, et dans son zèle farouche, il

espère que par ses tentatives de purification des prostituées, il puisse laisser une

impression indélébile aux clients états-uniens, susceptibles de lui être reconnaissants

plus tard52.

Dans une interview, Wang Chen-ho admet que le roman Rose s’intéresse plus aux

« personnages intermédiaires » (zhongjian renwu 中 間 人 物 ), qu’ « aux petits

personnages » sur lesquels il se penche plus dans ses œuvres précédentes, et le

personnage de Dong Si-wen est justement le représentant de cet intermédiaire entre la

culture du colonisé et du colonisateur53.

La critique des comportements de ces personnages intermédiaires dans Rose reste

cependant destiné à mettre en valeur la vérité d’une histoire, et l’une des motivations

profondes de Wang Chen-ho, est aussi selon son propre aveu d’être le « témoin de

l’histoire, le témoin de son temps » (lishi de jianzheng, shidai de jianzheng歷史的見證、

時代的見證)54.

51 Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, p.41. 52 On observe toujours ce même désir de reconnaissance du corps (je suis presque blanc) et de l’intention (j’agis presque comme un blanc), qui rejoint parfaitement l’analyse de Frantz Fanon, dans le cas de la Martinique. On n’hésite ainsi pas dans Portrait des gens beaux de Wang Chen-ho, à trahir sa « patrie » pour avoir un semblant de reconnaissance états-unien. 53 Chiu Yan-ming, « Ba huanxiao saman renjian – fang xiaoshuojia wang zhenhe », p.259. 54王禎和 Wang Chen-ho, « Yongheng de xunqiu », 永恆的尋求 [La quête perpétuelle], Rensheng de

gewang 人生的歌王 [Le roi des chansons de la vie], Taipei, Lianhe wencong, 1987, p.9.

59

IV- Créolité et cacophonie : la taïwanité comme langage

Qu’importe la langue, quand il faut du cri et de la parole mesurer là l’implant. Dans toute langue autorisée, tu bâtiras ton langage. 1 Edouard Glissant, L’intention poétique

1. Introduction

Le langage et la langue dans Rose sont loin d’être uniquement des outils stylistiques

et linguistiques, le travail sur les langues est une des clés qui permet de rentrer dans le

monde de la littérature de Wang Chen-ho, comme le montrent par ailleurs les

nombreuses études menées à ce niveau non seulement dans Rose, mais aussi dans les

autres œuvres de Wang Chen-ho2.

Dans Rose, Rose, I Love You, comme dans la littérature postcoloniale, «Language is

adopted as a tool and utilized in various ways to express widely differing cultural

experiences.3 » [Le langage est adopté comme outil et utilisé de différentes façons

pour exprimer des expériences culturelles très singulières].

La particularité de l’œuvre de Wang Chen-ho si on le compare avec d’autres

écrivains du terroir, ou d’autres écrivains modernistes taïwanais, se situe véritablement

au niveau de son utilisation du chinois (vernaculaire et classique) et des autres langues

parlées à Taiwan (le taigi, le hakka (kejiahua客家話)…) et les langues qui proviennent

des diverses relations culturelles et historiques du Monde avec l’île, comme l’anglais et

1 Edouard Glissant, L’intention poétique, Paris, Gallimard, 1997 (1969), p.45. 2 Voir par exemple, Cheng Ch’ian-ju鄭倩如, Shuangmian fanyi – lun wang zhenhe « Meigui meigui wo ai ni »

de kua wenhua yu kua yuji jiaohuan 雙面翻譯-論王禎和《玫瑰玫瑰我愛你》的跨文化與跨語際交

換 [Double traduction – Echanges transculturels et translinguistiques dans Rose, Rose, I Love You de

Wang Chen-ho] Taiwan daxue taiwan wenxue suo lunwen 台灣大學台灣文學所論文, 2008. 3 Bill Ashcroft, Gareth Griffiths and Helen Tiffin, The Empire Writes Back: Theory and Practice in Post-colonial Literatures, New York, Routledge, 1989, p.39.

60

le japonais, témoins du vestige colonial de Taïwan. La taïwanité est d’ailleurs plus

qu’une langue (d’ailleurs nous montrerons que si langue il y a, on est loin d’en avoir

une seule), c’est un langage. Comme le rappelle à ce propos justement Chiu Kuei-fen,

la « langue taïwanaise » (taiwan yu 台灣語 ) n’est pas le taigi (台語 ) 4 , la langue

taïwanaise est une composante de plusieurs langues, le taigi y prenant évidemment

une place importante. Pour elle, Rose, Rose, I Love You est le parfait exemple de

l’utilisation de la langue taïwanaise dans sa diversalité :

從後殖民論述的觀點,我們可以說這部小說的語言事實上是台灣幾百年來被殖民歷史的

縮影,融合了台灣的國去、現在、未來,以不同語言的混合代表台灣被殖民史所鎔鑄的跨

文化特質。5

[D’un point de vue postcolonial, on peut dire qu’au niveau linguistique, ce roman [Rose, Rose, I Love

You] est une diapositive des siècles d’histoire coloniale de Taïwan. Par un métissage de différentes

langues, il représente les particularités du moule transculturel de l’histoire coloniale de l’île et fusionne

ainsi son passé, son présent, et son futur.]

Cette transculturalité des langues à Taïwan, leurs échanges, leurs conflits, leurs

interpénétrations avec son histoire coloniale nous rappellent inévitablement les

archipels du monde postcolonial, et avec Edouard Glissant, nous pouvons dire que

l’identité, ou plutôt les identités taïwanaises s’articulent en fonction de leurs relations,

« à l’ici » (au sol, au terroir) et au Monde. On peut alors parler d’ « Identité-Relation »,

ou d’ « Identité-rhizome »6. Pour Glissant, l’identité s’articule par essence autour d’une

4 Chiu Kuei-fen 邱貴芬 « 「Faxian taiwan」 : jiangou taiwan houzhimin lunshu » 「發現台灣」建

構台灣後殖民論述 [« Découvrir Taiwan » : construire un discours postcolonial taïwanais], Zhongwai

wenxue 中外文學, vol.21, n 2̈, juillet 1992, p.155. 5 Chiu Kuei-fen, « 「Faxian taiwan」 : jiangou taiwan houzhimin lunshu », p.167. 6 Edouard Glissant, Traité du Tout-Monde : Poétique IV, Paris, Gallimard, 1997, p.21 : « L’idée de l’identité comme racine unique donne la mesure au nom de laquelle ces communautés furent asservies par d’autres, et au nom de laquelle nombre d’entre elles menèrent leurs luttes de libération. Mais à la racine unique, qui tue alentour, n’oserons-nous pas proposer par élargissement la racine en rhizome, qui ouvre Relation ? Elle n’est pas déracinée : mais elle n’usurpe pas alentour. Sur l’imaginaire de l’identité

61

relation à l’autre, au Monde : l’identité n’est pas fixe et enracinée, elle n’« est » pas, elle

est toujours en mouvement, en devenir. Ce qui nous intéresse donc ici, c’est comment

Wang Chen-ho articule les langues dans Rose, comment celles-ci entretiennent une

relation avec la représentation de l’identité pour Wang, et de quelle manière il poursuit

la quête de ce qu’il appelle la « voix vraie » (zhenshi de shengyin真實的聲音)7.

2. Renverser le monolinguisme et faire naître la Créolité :

traduction et appropriation

Dans la lignée de ce que nous avons vu dans le chapitre précédent, on a pu

observer que Wang porte une interrogation sur les relations entre culture locale et

culture « extérieure », en particulier entre la relation de Taiwan avec les Etats-Unis.

Une des principales caractéristiques de Rose provient de cette description des

déplacements, des appropriations, des incompréhensions provoquées par la mise en

contact des langues et des cultures dans un même lieu : la ville de Hualian. Ce

phénomène est notamment accentué par l’utilisation de la traduction et de la

retraduction des différentes langues en contact8.

Pour Edouard Glissant,

racine-unique, boutons cet imaginaire de l’identité-rhizome. A l’Être qui se pose, montrons l’étant qui s’appose. » p.21. 7王禎和 Wang Chen-ho, « Yongheng de xunqiu », 永恆的尋求 [La quête perpétuelle], Rensheng de

gewang 人生的歌王 [Le roi des chansons de la vie], Taipei, Lianhe wencong, 1987, p.4. Dans cette

préface à son roman Rensheng de gewang, Wang explique que ce qu’il recherche à travers ses romans c’est

donner au lecteur la « vérité entière » (給讀者徹底的真實) p.3, et il indique qu’il ne cesse de chercher

la « voix vraie » (真實的聲音) p.4. 8 Pour une analyse plus poussée sur les méthodes de « traduction » dans Rose, Rose, I Love You, voir Lee

Yu-lin 李育霖, « Fanyi yu difang de shengchan – yi wang zhenhe xiaoshuo « Meigui meigui wo ai ni »

wei li » 翻譯與地方的生產-以王禎和小說《玫瑰玫瑰我愛你》為例 [Traduction et production

du lieu : le cas de Rose, Rose, I Love You de Wang Chen-ho], Fanyi yujing : zhuti, lunli, meixue 翻譯閾境:

主體、倫理、美學 [Liminalité de la traduction : sujet, éthique et esthétique], Taipei, Shulin, 2009,

pp.135-157 et Cheng Ch’ian-ju, Shuangmian fanyi – lun wang zhenhe « Meigui meigui wo ai ni » de kua wenhua yu kua yuji jiaohuan.

62

C’est pour magnifier les échappements que ménage entre langues et langages l’exercice de la

traduction : […] Traduire ne revient pas à réduire une transparence, ni bien entendu à conjoindre deux systèmes de

transparence. Dès lors, cette autre proposition, que l’usage de la traduction nous suggère : d’opposer à la transparence des

modèles l’opacité ouverte des existences non réductibles.9

L’opacité de la traduction est un des procédés mis en œuvre dans le langage

littéraire de Rose, et on observe une perpétuelle retraduction (populaire) des concepts,

des idées, et même des idéologies. Par exemple, ce que dit Dong Si-wen en anglais (et

parfois en chinois même mandarin) est la plupart du temps retraduit par les autres

personnages dans une autre langue, dans laquelle on essaie de trouver un équivalent

(phonétique) à celle-ci. Il est important de noter que la plupart du temps cette

traduction sert le comique et le grotesque du roman.

Ainsi, des mots anglais tels que Cognac sont traduits (en taigi) par « Nique sa

mère » (gan yi nia 幹伊娘) (106), morning par « tripoter les seins » (mo-ning摸奶 : le mot

奶 nai en chinois se prononçant ning en taigi) (155), position par « détruire l’idéal » (po

lixiang 破理想) (164) etc. Un certain nombre de noms en anglais sont également

traduits par des insultes, ou des références au sexe, comme Stella par « meurs ! » (sidiao

la死掉啦 !) ou Ruth par « mort par étranglement » (lesi 勒死), ou la phrase en anglais

My name is Patricia traduit dans un taigi un peu étrange par « t’insulter c’est comme te

frapper jusqu’à ce que tu meurs » (me li dioh si pa li ki si la) 罵你即是打你去死啦)

(237). La traduction de certaines expressions provenant du japonais n’échappe pas

non plus à cette retraduction grotesque (98, 139). Ici, contrairement à l’analyse

d’Edouard Glissant, on est loin d’assister à la « magnification » des échanges de

traduction, mais on peut constater qu’il y a bel et bien destruction de la transparence,

9 Edouard Glissant, Traité du Tout-Monde : Poétique IV, Paris, Gallimard, 1997, p.28-29.

63

les interpénétrations linguistiques ne sont pas égales, les retraductions sont délicates,

mais les contacts entre toutes ces langues sont, comme semble l’indiquer Wang,

inévitables, lui qui utilise aussi des mots en anglais dans la plupart de ses interviews.

La traduction est justement un symbole de la confluence, de l’existence de

contacts culturels et linguistiques complexes, et souvent inégaux. Dans Rose, la ville de

Hualian est justement un véritable lieu de confluences, on y trouve des gens de toute

origine ethnique (des Hoklos, des Hakkas, des Aborigènes, des Continentaux, le

personnage de Sœur Hongmao (hongmao jie紅毛姐 : littéralement « grande sœur aux

cheveux rouges » laisse même penser que celle-ci pourrait être une descendante des

colons hollandais du XVIIe siècle, surnommés « cheveux-rouges » (hongmao紅毛) par

les Taïwanais.). L’expérience historique de certains des personnages est parfois plus

marquée que pour d’autres (pour le personnage de Ahen, on sent le poids linguistique

de la colonisation japonaise d’avant 45, car elle utilise énormément le japonais, pour

Dong Si-wen, c’est l’importance de l’anglais...). De cette multitude d’expériences

historiques, naît une société polyphonique, où s’expriment, à travers plusieurs langues,

ou plusieurs mélanges de langues, des discours différents.

On peut noter ensuite que la polyphonie en œuvre dans le roman Rose, Rose I Love

You est une réaction qui s’inscrit en droite ligne de la « tradition » critique de la

littérature du terroir : on tente de mettre en branle le discours gouvernemental, le

mythe chinois nationaliste et Nationaliste (KMT), enfin, on souhaite lui substituer

l’imaginaire de la langue populaire10. Comme nous l’avons en effet déjà évoqué dans

notre première partie, dès son arrivée à Taïwan, en 1945, la première mesure du

gouvernement Nationaliste chinois fut de déjaponiser l’île en lui substituant

l’imaginaire d’une Chine unie et unique, avec une seule histoire, dont les Taïwanais

10 Chiu Kuei-fen, « Empire of the Chinese Sign: The Question of Chinese Diasporic Imagination in Transnational Literary Production », The Journal of Asian Studies, Vol.67, n°2, mai 2008, pp.593-620.

64

seraient les héritiers, dans la même mesure que les Chinois. Par conséquent, en plus

d’une négation de l’histoire du peuple déjà présent à Taïwan, cette tentative de la part

du gouvernement central priva ce peuple de ses langues. Comme l’exprime très bien

la chercheuse belge Ann Heylen, dans le Taiwan d’après 1945, « Cultural and

linguistics markers were presented as the same and the Taiwanese had little to argue

against. 11 » [Les marqueurs culturels et linguistiques étaient présentés comme un

ensemble et le taïwanais ([ici : le taigi] avait peu pour rivaliser.] La langue taïwanaise

était donc décrétée inférieure, ou imparfaite, par opposition au chinois « standard »

mandarin. Comme on peut le deviner, ce chinois standard mis en place par les

Nationalistes s’étendait également sur les arts et les lettres, et la littérature, la poésie,

les chansons des Taïwanais de souche étaient également perçus comme artistiquement

inférieurs, puisque leurs capacités de s’exprimer en chinois mandarin « standard »

étaient forcément moins élevées que les Chinois continentaux12.

Ainsi, le fils de Lion le gros-nez, qui fait ses études à Taipei est considéré comme

« plus évolué » car il parle le chinois des Continentaux (Waishengren) et utilise leurs

expressions :

幹,人道主義,他奶奶的熊!「他奶奶的熊」什麼意思?那你就要去問我那個讀大專的

兒子了。他們這一輩青年人,比我們進步了,懂斯文了,才不要講什麼「幹伊娘」「他媽

的」,他們現在流行講:他奶奶的熊,你知莫?哼!人道主義!他奶奶的熊!他奶奶的熊

人道主義!幹,唸起來還相當逗句,像在唸詩咧!13

[Putain ! Humanisme ? L’ours de sa grand-mère, oui ! « L’ours de sa grand-mère », qu’est-ce que ça

veut dire ? Eh bien, tu n’as qu’à demander à mon fils, qui est en école supérieure. Leur génération de

11 Ann Heylen, « The legacy of Literacy Practices in Colonial Taiwan. Japanese-Taiwanese-Chinese: Language Interaction and Identity Formation », Journal of Multilingual and Multicultural Development, vol 26, n°6, décembre 2005, p.506. Ann Heylen explique qu’on est en véritable situation « diglossique » à cette époque (p.498). 12 Alan M. Wachman, « Competing Identities in Taiwan », in Dafydd Fell, The Politics of Modern Taiwan, London, Routledge, Vol.1, 2008, p.164. 13 Wang Chen-ho, Meigui, meigui, wo ai ni [Rose, Rose, I Love You], pp.173-174.

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jeunes est plus évoluée que la nôtre, ils comprennent le raffinement, eux, ils ne disent pas « Nique sa

mère » ou « Merde » comme nous ! La mode, c’est de dire : « l’ours de sa grand-mère », tu piges ? Eh,

humanisme ! L’ours de sa grand-mère oui ! Humanisme de l’ours de sa grand-mère ! Putain, ça sonne

bien ça, on dirait qu’on est en train de réciter un poème !]

Ici, si la traduction de l’injure « l’ours de sa grand-mère » (une expression typique

des Continentaux arrivés à Taiwan après 45) est étrange en français, elle l’est tout

autant pour un Taïwanais de souche, qui ne l’a jamais entendu non plus, mais

puisqu’elle appartient au chinois mandarin standard imposé par le Gouvernement,

cette insulte est considérée comme plus évoluée, plus raffinée. On rejoint là-encore

l’expérience coloniale antillaise, où les expressions en créole (ou dialectales) sont

considérées comme inférieures face au « raffinement suprême » du français14.

Il y a également dans Rose une moquerie plus générale sur le mythe culturel

chinois. Parmi l’une de ses nombreuses digressions, le narrateur indique ainsi qu’on

« a jamais entendu parler de bar à Hualian depuis Pangu »15 (55-56), on y cite encore

Confucius (63), les prostituées posent également en qipao16 (103) pour exciter les

désirs exotiques des GI’s états-uniens, etc.

A travers les sarcasmes sur les mythes culturels chinois Nationalistes, Wang

Chen-ho essaie dans Rose de montrer l’impossibilité d’une mono-langue, d’un chinois

unique. Sung-sheng Yvonne Chang note ainsi justement la « juxtaposition de

14 Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, p.14-16. Fanon explique ainsi qu’ « en France, on dit : parler comme un livre. En Martinique : parler comme un Blanc. » p.16. 15 Pangu 盤古 est un géant mythique chinois, le premier personnage à être sorti du chaos originel, et

dont la mort serait à l’origine de la création du monde. Contrairement à Margaret Hillenbrand (Margaret Hillenbrand, Literature, Modernity and the Practice of Resistance: Japanese and Taiwanese fiction, 1960-1990, p.164), nous estimons que cette digression n’est pas là pour montrer que la venue des occidentaux à Taiwan est une rupture dans l’ordre confucéen, mais manifeste plus d’une volonté de rire du mythe de la Chine éternelle, qui connaîtrait là son premier bouleversement. 16 La qipao (旗袍) est une robe traditionnelle mandchoue, à la mode sous la dynastie des Qing (清).

66

différents langues » dans le roman17. On peut prendre pour exemple les expressions

suivantes :

對啦!有件事得跟你參詳一下!18

[Oui ! Il y a une chose dont je souhaiterais bavasser avec toi !]

擔,你嗎好啊!(這是流行語。「擔」為台音,其他為國語發音) […]19

[Da, t’es zinzin ! (C’était une expression à la mode. « Dan » était prononcé en taigi (da), et le reste

en mandarin.)]

我趕忙解釋這幾位小姐都去美侖檢查檢查身體去啦!-什麼黑白講?不是檢查身體,那

麼是檢查什麼? ?好好好,ㄇㄞˋ講這難聽得。20

[Je suis justement en train de t’expliquer que ces demoiselles étaient allées se faire inspecter à

l’Hôtel Meilun ! Comment ça n’importe quoi ? Si c’est pas une inspection du corps, alors c’est quel

genre d’inspection ? De la chouchoune ? Ok, ok, ok, j’dois pas dire des choses aussi vulgaires.]

On note ici, dans une même phrase la présence à la fois du taigi et du mandarin,

simultanément. Par exemple, dans la première phrase, le mot 得 (dei) n’existe pas en

taigi, mais il est utilisé en mandarin, alors que le mot 參詳 (cam-hsiong) n’existe pas en

mandarin : cette phrase est d’ailleurs imprononçable d’un seul coup, et contrairement

à la deuxième phrase d’exemple (qui passe pour une expression à la mode), celle-ci est

une pure invention de l’auteur. La troisième phrase quant à elle est parsemée

d’éléments provenant du taigi, mais sans indication aucune, les caractères « »

sont un néologisme de l’auteur pour traduire le mot prononcé « ji bai » (vagin) en

taïwanais (plus drôle encore si on comprend le chinois, dans la mesure où les

17 Sung-Sheng Yvonne Chang, Modernism and the Nativist Resistance, Contemporary Chinese Fiction from Taiwan, Durham, Duke University Press, 1993, p.73. 18 Wang Chen-ho, Meigui, meigui, wo ai ni [Rose, Rose, I Love You], p.99. 19 Wang Chen-ho, Meigui, meigui, wo ai ni [Rose, Rose, I Love You], p.105. 20 Wang Chen-ho, Meigui, meigui, wo ai ni [Rose, Rose, I Love You], p.163

67

caractères sont formés à partir du caractère mao « poil » (毛 mao)), le terme « 黑白

講 o-be kong» signifie « parler noir et blanc » en chinois mandarin mais signifie « dire

n’importe quoi » en taigi, tandis que l’auteur utilise enfin le zhuyin fuhao (注音符號

zhuyin fuhao, système phonétique en vigueur à Taïwan) ㄇㄞˋ pour retranscrire un son

taigi qui existe pourtant en chinois (mai4).

La création de telles phrases et de telles structures grammaticales n’est d’ailleurs

pas propre uniquement à Rose, Rose, I Love You et est à l’œuvre dans d’autres œuvres

de Wang Chen-ho (la nouvelle « Un char à bœufs pour dot » (1967) en est un des

meilleurs exemples) :

漸漸地,萬發竟自分和姓簡底已朋友得非常了,雖然仍舊一面都未謀面過地。21

[Peu à peu, Wanfa était déjà devenu de lui-même un très bon ami de « celui qui s’appelle Nique»,

même si ils ne s’étaient jamais vus.]

Cette phrase est absolument symptomatique de l’expérimentation littéraire de

Wang au niveau de la langue : pour un lecteur non averti, cette phrase est très difficile

à comprendre et nécessite un long effort de compréhension, car ce n’est pas du

chinois mandarin standard22. En effet, la grammaire de la phrase est issue de l’anglais

(la place des mots dans la phrase), les caractères sont écrits en chinois, mais on note la

présence du taigi (姓簡底 : qui devrait se lire xing jian di en chinois mandarin, se lit en

fait xing gan e, provoquant une homophonie avec le mot gan (« niquer »)). Enfin le mot

21 王禎和, « Jiazhuang yi niu che » 嫁妝一牛車[Un char à bœufs pour dot], in Taiwan bendi zuojia

duanpian xiaoshuo xuan 台灣本地作家短篇小說選 [Nouvelles choisies d’écrivains locaux taïwanais],

Taipei, Dadi, 2003 (1968), p.33. 22Le critique Lu Cheng-hui va même jusqu’à parler d’ « handicap » (zhang’ai 障礙) au niveau de la

lecture à propos de Wang Chen-ho. Voir Lu Cheng-hui 呂正惠, Xiaoshuo yu shehui 小說與社會

[Roman et société], Taipei, Lianjing, 1988, p.77.

68

自分 (zifen) n’appartient pas au mandarin, mais au japonais et signifie 自己 (ziji : soi-

même).

Ce que cherche sans doute à montrer Wang, c’est l’impossibilité d’une langue et

d’une grammaire chinoise absolument standardisée, dans la mesure où dans une

même phrase, les différences grammaticales et de vocabulaire entre taigi et chinois,

entre chinois et anglais peuvent coexister.

Il est à ce propos intéressant d’observer que contrairement à d’autres auteurs

taïwanais du terroir, chez Wang, le taigi n’apparaît pas uniquement dans les dialogues,

mais fait partie prenante du récit, même si le chinois mandarin reste la langue la plus

utilisée pour les descriptions23, par exemple, le meiyou (沒有 : il n’y a pas) mandarin est

ainsi remplacé par moyou (bo u en taigi 莫有), shenme (什麼 : quoi, quelque chose) est

remplacé par shami (hsia mi en taigi 啥咪), haoxiang (好像 : il semble, on dirait) est

remplacé par ganna (gan-a en taigi 甘那), xiaohai (小孩 : enfant) est remplacé par jianzi

(gin-a en taigi 囝仔), zheyang (這樣 : ainsi, comme ça) est remplacé par annie (an-ne en

taigi : 安聶), ta (她 : elle) est remplacé par yi (i en taigi 伊), il s’agit bien sûr ici d’une

liste non exhaustive et les exemples de mots ou d’expressions en taigi sont très

nombreux dans le roman. La présence d’éléments taigi à l’intérieur même du récit

signifie pour Wang la possibilité d’une écriture littéraire utilisant cette langue, face à la

mono-écriture en langue chinoise, Wang montre ainsi que le taigi peut être une langue

littéraire en soi, possédant ses propres caractéristiques, ses rythmes24… Il propose le

taigi en tant que langue légitime pour une représentation artistique.

23 Voir aussi Chiu Kuei-fen, « Empire of the Chinese Sign: The Question of Chinese Diasporic Imagination in Transnational Literary Production », p.602. 24 Il existe aussi à Taiwan une tradition littéraire entièrement en taigi, malgré l’utilisation fréquent des

caractères chinois pour la transcrire (le taigi n’ayant pas d’écriture propre), voir Chang Chun-huang 張

春凰, Taigi bun-hak kai-lun, 台語文學概論 [Introduction à la littérature en taigi], Taipei, Qianwei, 2001.

69

Chez Wang Chen-ho, le taigi ne remplace cependant pas le chinois mandarin, il

n’en est ni le successeur, ni le remplaçant car il s’agirait pour lui d’un nouveau outil

idéologique. Dans une interview donnée en 1973, Wang annonce qu’ « il a peur

qu’en entendant le nom de Wang Chen-ho, les gens pensent qu’il est écrivain de

littérature dialectale (fangyan wenxue方言文學) »25. Ce refus du monolinguisme s’opère

donc aussi contre une utilisation exclusive du taigi : pour Wang, refuser d’utiliser

plusieurs langues c’est refuser la « voix vraie », car pour lui, la vérité se manifeste par

la polyphonie. Nous utilisons ici particulièrement le terme de « polyphonie » dans la

mesure où la « voix », le « son », l’ « oral » sont particulièrement importants dans

l’œuvre de Wang, et dans Rose, notamment. La polyphonie littéraire ne désigne

donc pas seulement une pluralité de voix mais aussi une pluralité de consciences et

d'univers discursifs. Le récit peut ainsi être perçu comme un perpétuel dialogue, entre

les personnages d’une part, et entre l’auteur et le lecteur d’autre part (c’est sans doute

pourquoi tant de chercheurs ont vu dans Rose une application du principe

hétéroglossique cher au russe Mikhaïl Bakhtine)26.

Comme nous l’avons montré, le chinois mandarin, en tant qu’outil d’expression

littéraire est loin d’être banni dans Rose, malgré la présence d’éléments grammaticaux

et lexicaux taigi, japonais ou anglais, le chinois mandarin constitue la colonne centrale

sur laquelle repose le récit27. Mais on est loin d’un chinois épuré, standard (biaozhun標

25 Yu Su 余素, « Wenxue duitan : wuyue sanshi jie – cong hongloumeng dao wang zhenhe xiaoshuo»文

學對談:〈五月三十節〉-從紅樓夢到王禎和小說 [Entretien littéraire : « La fête du 30ème jour

du 5ème mois de l’année lunaire – du Rêve dans le Pavillon rouge jusqu’aux romans de Wang Chen-ho],

Daxue zazhi 大學雜誌, n°70, décembre 1973, pp.57-65.

26 Voir par exemple David Der Wei Wang 王德威 , « Cong lao she dao wang zhenhe : xiandai

zhongguo xiaoshuo de xinüe qingxiang » 從老舍到王禎和-現代中國小說的戲謔傾向 [De Lao-

she à Wang Chen-ho : la tendance à la blague dans les romans chinois modernes], Cong liu’e dao wang

zhenhe 從劉鶚到王禎和 [De Liu’E à Wang Chen-he], Taipei, Shibao wenhua chubanshe, 1986,

pp.149-182. 27 Comme le note Jeffrey C. Kinkley, les mots en taigi et en japonais passent pour l’immense majorité par une écriture en caractères chinois. Voir Jeffrey C. Kinkley, « Mandarin Kitsch and Taiwanese Kitsch in the Fiction of Wang Chen-ho », Modern Chinese Literature, Vol.6, 1992, p.102.

70

準 ) collant avec les nécessités idéologiques du gouvernement Nationaliste ou du

mythe culturel d’une Chine une. La chercheuse taïwanaise Sung-sheng Yvonne Chang

fait la remarque suivante :

The populist Nativist critics blamed Wang for “brutalizing the standard Chinese language.28

[Les critiques nativistes [du terroir] populistes blâment Wang pour « avoir brutalisé » la langue

chinoise standard.]

A travers les critiques de certains des partisans du terroir, on s’aperçoit que Wang

ne détruit pas complètement le chinois mandarin, il accepte de s’en servir, mais il le

« brutalise ». Le chinois de Wang est un chinois dénaturé, un chinois qui dévoile sa

propre idéologie. Il s’agit toujours du chinois, mais d’un chinois qui diffère totalement

de celui utilisé par le gouvernement centralisé. Pour comprendre cette idée, on peut

utiliser les termes des théoriciens du postcolonialisme : abrogation et appropriation29.

Pour eux :

The first, the abrogation or denial of the privilege of ‘English’ involves a rejection of the

metropolitan power over the means of communication. The second, the appropriation and

reconstruction of the language of the centre, the process of capturing and remoulding the language to

new usages, marks a separation from the site of colonial privilege.30

[Le premier, l’abrogation ou le refus du privilège de « l’Anglais » implique un rejet du pouvoir

métropolitain sur les moyens de communication. Le second, l’appropriation et la reconstruction du

langage du centre, le processus de capture et de remodelage du langage pour des nouveaux usages,

marque la séparation du terrain du privilège colonial.]

28 Sung-Sheng Yvonne Chang, Modernism and the Nativist Resistance, Contemporary Chinese Fiction from Taiwan, p.114. 29 Bill Ashcroft, Gareth Griffiths and Helen Tiffin, The Empire Writes Back: Theory and Practice in Post-colonial Literatures, New York, Routledge, 1989, pp.38-44. 30 Bill Ashcroft, Gareth Griffiths and Helen Tiffin, The Empire Writes Back: Theory and Practice in Post-colonial Literatures, p.38.

71

Bien évidemment, l’analyse d’Ashcroft, Griffiths et Tiffin s’applique avant tout

aux colonies britanniques et à la langue anglaise, mais on peut y faire un parallèle avec

l’utilisation du chinois dans Rose (et dans les œuvres de Wang en général). Dans Rose,

on s’aperçoit qu’il y à la fois défamiliarisation du chinois avec la tradition littéraire

historique chinoise, et en même temps une refamiliarisation de la langue avec son

contexte, historique et local. Il y a bel et bien appropriation de la langue chinoise par

Wang, qui va apprivoiser cette langue, la confronter avec d’autres, et l’utiliser comme

nouvel outil littéraire. Contrairement à des écrivains modernistes taïwanais comme

Wang Wen-hsing et Ch’i Teng-sheng qui voient dans la tortuosité de la langue

chinoise un moyen d’accéder à de nouvelles formes artistiques et de rompre avec

l’héritage traditionnel, chez Wang, le travail sur le chinois provoque une

reconfiguration de la marge31. C’est d’ailleurs à ce niveau qu’on remarque l’influence

de James Joyce sur Wang Chen-ho : la bâtardisation de l’anglais, l’utilisation des

accents et termes locaux dans Dubliners et surtout Finnegans Wake ont sans doute

inspiré Wang Chen-ho dans sa recherche d’une langue chinoise bâtarde, travaillée et

inégale32. Chez Wang, la recherche de « la voix vraie », la quête (peut-être inconsciente)

de sa taïwanité ne peut donc s’effectuer de manière monolingue, mais dans le même

temps, ne peut s’effectuer sans l’utilisation du chinois mandarin, comme moyen

d’expression littéraire.

31 Chiu Kuei-fen, « Empire of the Chinese Sign: The Question of Chinese Diasporic Imagination in Transnational Literary Production », p.603. 32 Si on peut être quasiment sûr que Wang Chen-ho a lu Dubliners et a été influencé par cette œuvre

(Ch’en Fang-ming 陳芳明, « Liuling niandai xiandai xiaoshuo de yishu chengjiu » 六 0年代現代小說

的藝術成就 [Succès artistiques des romans modernistes des années 60], Unitas 聯合文學, n°208,

février 2002, p.161), on ignore en revanche si Wang a lu ou non Finnegans Wake qui semble pourtant être l’oeuvre de Joyce la plus proche de l’imaginaire de Wang.

72

Comme l’explique les auteurs de l’Eloge de la Créolité, « les jeux entre plusieurs

langues (leurs liens de frottements et d’interactions) est un vertige polysémique»33 et

ce vertige plonge d’emblée le lecteur dans la complexité sociolinguistique de Taïwan.

3. De la polyphonie à la taïwanité : la Créolité comme méthode

Si comme nous l’avons vu, nous pouvons considérer que Rose, Rose, I Love You est

une œuvre importante de l’imaginaire postcolonial taïwanais, on a pu aussi s’attarder

sur l’imaginaire que Wang construit à travers son utilisation des langues, et on a pu

voir comment il appréhendait les contacts culturels et linguistiques qui se sont mis en

œuvre durant les plusieurs siècles de colonisation étrangère à Taïwan. Notre

interprétation est qu’il y a chez Wang « une intuition profonde de la Créolité »34

taïwanaise. Pour mieux comprendre notre propos, nous devons avant tout expliquer

ce choix terminologique. Le terme de « Créolité » provient bien sûr du mot « créole ».

Si celui-ci désigne à la base les descendants des esclaves noirs ou des colons blancs

vivant dans les Caraïbes, des antillais tels que Confiant, Bernabé, Chamoiseau ou

Glissant élargissent le sens des mots « Créolité » et « Créolisation », en proposant qu’il

s’agit d’une caractéristique prenant place au niveau mondial. Edouard Glissant définit

ainsi le processus de créolisation :

J’appelle créolisation la rencontre, l’interférence, le choc, les harmonies et les disharmonies entre

les cultures, dans la totalité réalisée du monde-terre. Les exemples de créolisation sont inépuisables et

33 Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant, Eloge de la Créolité, Paris, Gallimard, 1989, p.48. 34 Le terme est issu du manifeste Eloge de la Créolité : Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant, Eloge de la Créolité, p.27.

73

on observe qu’ils ont d’abord pris corps et se sont développés dans des situations archipéliques plutôt

que continentales. Ma proposition est qu’aujourd’hui le monde entier s’archipélise et se créolise.35

Ainsi, la Créolité est une « façon » de voir le monde et le lieu, de l’envisager, de le

lire. Pour aller un peu plus loin qu’une lecture postcoloniale un peu trop

universalisante et surtout valable dans les régions où n’a sévi qu’une seule force

colonisatrice (bien souvent la France et le Royaume-Uni), nous proposons par

conséquent d’utiliser la grille de lecture de la Créolité pour mieux comprendre Rose,

Rose, I Love You. Pour l’argentin Walter D. Mignolo, la Créolité est également plus

qu’un phénomène isolé, et peut-être utilisée comme méthode :

Thus, as far as Creoleness is a mode of being, of thinking and writing in a subaltern language, from

the subaltern perspective and appropriating a hegemonic language – all this is not limited to a

particular local history but is similar to several local histories made at the intersection with global

designs, the coloniality of power, and the expansion of the modern world system.36

[Ainsi, la Créolité est une manière d’être, de penser et d’écrire dans un langage subalterne, à partir

d’une perspective subalterne et en s’appropriant un langage hégémonique. Ceci n’est pas limité à une

histoire locale particulière, mais s’apparente à de nombreuses histoires locales placées à l’intersection

entre les projets du global, la colonialité du pouvoir et l’expansion du système mondial moderne.]

Ou encore :

Creoleness offers another “methodology”, thinking at the crossroads and in the borders of

colonial history which, like French language for Creole cannot be avoided but must be appropriated

and then turned inside out, so to speak.37

35 Edouard Glissant, Traité du Tout-Monde : Poétique IV, Paris, Gallimard, 1997, p.194. 36 Walter D. Mignolo, Local Histories/Global Designs, Princeton, Princeton University Press, 2000, p.243. 37 Walter D. Mignolo, Local Histories/Global Designs, p.246.

74

[La Créolité offre une autre méthodologie, une pensée au carrefour et aux frontières de l’histoire

coloniale, comme le langage français pour le créole, qui ne peut pas éliminer celui-ci, mais se

l’approprier, et, pour ainsi dire, le mettre sans dessus dessous.]

La Créolité propose ainsi de repenser les liens entre histoire et littérature, entre

langues et histoire, entre langues et littérature et de mettre en évidence leurs

interrelations 38 . La Créolité n’implique donc pas une dichotomie simpliste entre

Occident et Orient, ni entre Chine et Taïwan, comme on pourrait parfois l’imaginer

dans le cadre de la littérature du terroir à Taïwan, mais elle s’intéresse à ce « tout », à

ce « magma » complexe et inégal. Dans Rose, Rose, I Love You, l’utilisation du chinois,

du chinois « taïwanisé », du taigi, de l’anglais, du japonais et l’addition de diverses

formes linguistiques et littéraires (blancs, digressions, traductions aléatoires entre

parenthèses, signes ou dessins) créent une sorte de kaléidoscope « créole » multicolore

de langues.

Dans le même temps, l’expérimentation linguistique de Wang Chen-ho dans Rose

tente aussi de mettre en évidence les particularités linguistiques et historiques de la

ville de Hualian, et à travers elle de l’île de Taïwan. L’emploi multiple des langues par

Wang dans Rose possède également une dimension diachronique : dans la mesure où

celui-ci a fait le choix d’écrire sur un événement passé, les personnages parlent avec la

langue de l’époque. Wang multiplie ainsi les indications historico-linguistiques, ou

sociolinguistiques concernant les différences entre le moment où il parle (années 80)

et le moment dont il parle (années 60) (44, 118, 131, 145). Interviewé par le

professeur Chiu Yan-ming ( 邱 彥 明 ), Wang Chen-ho explique que ses

38 Walter D. Mignolo, Local Histories/Global Designs, p.246.

75

expérimentations sur la langue sont destinées à faire percevoir au lecteur la « vérité

d’une époque 39».

L’agencement de la langue chez Wang révèle par conséquent une volonté de

dévoiler les rapports complexes entre la langue d’une communauté et son histoire (la

langue parlée dans les années 80 n’est pas la même que dans les années 60), en

montrant d’abord que la langue taïwanaise (incluant le chinois, le taigi, le japonais,

l’anglais) n’est pas fixe, mais ne cesse d’évoluer, de façon parallèle à l’histoire de l’île,

et qu’elle s’enrichit de ces expériences sans cesse renouvelées de relations

interculturelles. Ainsi tout un langage métalinguistique parcourt le récit dans le but

d’expliquer les fluctuations de la (des) langue(s) à Taiwan par le biais de digressions

plus ou moins longues rompant le cours de l’histoire (44, 145), ou encore parfois par

des interventions plus ponctuelles (118, 131).

De la même manière que le passé colonial de l’île modifie l’identité taïwanaise, la

langue, elle, est aussi bouleversée et remodelée par les traces de ce passé historique

particulier (japonais, « dialectes », chinois mandarin, chinois taïwanisé, anglais…).

Chez Wang, la langue est donc le « symbole » de cette identité en mouvement.

« La Créolité est une annihilation de la fausse universalité, du monolinguisme et de

la pureté. 40», c’est donc une manière d’envisager une identité hybride, une méthode

pour comprendre des processus d’identification complexe. La « pureté » rejetée par

les partisans de la Créolité ne rejette cependant pas la recherche d’une « authenticité »

39 Chiu Yan-ming 丘彥明, « Ba huanxiao saman renjian – fang xiaoshuojia wang zhenhe » 把歡笑撒

滿人間 – 訪小說家王禎和 [Répandre le rire parmi les hommes – Interview de l’écrivain Wang Chen-

ho], Meigui meigui wo ai ni 玫瑰玫瑰我愛你 [Rose, Rose, I Love You], Taipei, Hongfan shudian, 1994,

p.258. (« 我盡量把一個時代的語言寫出來。那時台灣用的是日語、台語、國語和現在一久八

三、八四的國語、台語不一樣,我想用對照的方式也許可能使那個時代鮮明得給推演出

來。 » [Je fais tout mon possible pour écrire la langue d’une époque. A cette époque on utilisait le

japonais, le taigi, le chinois, mais le chinois et le taigi n’étaient pas les mêmes qu’en 1983 ou 1984, j’essaie d’utiliser la méthode du contraste, peut-être qu’ainsi la langue de l’époque pourra être inférée de manière plus distincte.]) On pourrait rapprocher une telle démarche de la volonté d’écrire la « mémoire vraie » chez les auteurs antillais de la Créolité. Voir Katia Levesque, Entre tradition d’oraliture créole et tradition littéraire française, Québec, Nota Bene, 2005, p.87. 40 Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant, Eloge de la Créolité, p.28.

76

créole41. Les expériences linguistiques de Wang dans Rose, son utilisation simultanée

de différentes langues et grammaires, non seulement dans les dialogues (Dong Si-wen

arrive en une phrase à utiliser chinois mandarin, taigi et anglais : 164) participent à

l’élaboration de cette identité. La poursuite de l’identité taïwanaise, de la « taïwanité »

chez Wang Chen-ho ne cesse ainsi de s’articuler autour de la quête, nous l’avons vu

d’une « voix vraie », d’une « vérité entière » (zhenshi de shengyin, chedi de zhenshi 徹底的

真實), et il propose la Créolité de la langue comme le marqueur d’une mémoire (vraie)

face à un monolinguisme officiel qui nierait ainsi la « vérité » de l’histoire. Chez Wang

Chen-ho, tout est à la fois création et authenticité : la traduction, les injures : tous les

éléments linguistiques empruntés à différentes langues et cultures participent à la mise

en place d’une nouvelle langue sensée être la plus légitime et la plus juste pour

représenter la vérité de l’histoire.

Cette recherche d’ « authenticité » linguistique (et historique également, lorsque

comme nous l’avons vu, Wang Chen-ho effectue un travail sur la langue dans son

contexte historique donné) à travers la diversalité, tend à montrer l’existence d’une

« vérité » à l’intérieur de cet état de Créolité. Cette recherche peut être mise en relation

avec les efforts d’autres intellectuels du XXème siècle.

Par exemple, dans le monde sinophone, l’intellectuel marxiste Qu Qiubai (瞿秋白)

avait, au début du XXème siècle, déjà tenté d’imaginer une langue nationale, utilisant

la richesse des différents dialectes chinois, avant la mise en place officielle d’une

langue chinoise complètement standardisée, et ne laissant pas d’espace au dialecte, le

putonghua (普通話 : langue commune)42. Dans le monde postcolonial des Antilles,

l’écrivain de la Barbade Edward Kamau Braithwaite propose lui aussi une langue

41 Katia Levesque, Entre tradition d’oraliture créole et tradition littéraire française, Québec, Nota Bene, 2005, pp.155-159. 42 Voir Florent Villard, Le Gramsci chinois : Qu Qiubai, penseur de la modernité culturelle, Lyon, Tigre de Papier, 2009, 379p.

77

nationale, mettant l’accent sur son caractère populaire et son expérience historique

particulière :

[Nation language] may be in English: but often it is in an English which is like a howl, or a shout

or a machine-gun or the wind or a wave. It is also like the blues. And sometimes it is English and

African at the same time.43

[[La langue nationale] peut être en anglais, mais souvent c’est un anglais qui est comme un

hurlement ou un cri ou une mitraille ou un vent ou une vague. C’est aussi comme le Blues. Et parfois

c’est anglais et africain en même temps.]

La langue nationale pour le caribéen Braithwaite peut-être anglaise, mais c’est un

anglais hybride, créole, dépouillé de l’idéologie métropolitaine et adaptée à son

contexte socioculturel44. La recherche d’une langue taïwanaise authentique n’équivaut

cela dit pas chez Wang à la recherche d’une langue nationale, comme elle peut l’être

chez Qiu ou chez Braithwaite car à ce moment-là en tout cas, pour lui, Taiwan n’est

pas envisageable en termes de nation. Malgré tout, il y a chez Wang et dans Rose une

intuition, un sentiment, d’une identité « différente ». Pour lui, les expériences sur la

langue semblent être plus qu’une simple recherche esthétique moderniste, mais

s’inscrivent dans une recherche identitaire qui peut être rattachée à un certain degré

aux slogans « nationalisants » de la littérature du terroir (xiangtu wenxue de kouhao 鄉土

文學的口號).

4. Cacophonie et langue populaire : le grotesque dans Rose, Rose, I

Love You

43 Edward Kamau Braithwaite, « Nation Language », in Bill Ashcroft, Gareth Griffiths et Helen Tiffin, The Post-Colonial Studies Reader, New York, Routledge, 2006, p.283. 44 Edward Kamau Braithwaite, « Nation Language », pp.282-285.

78

Ultime étape dans l’univers du langage de Wang Chen-ho, nous pouvons observer

que l’influence de la langue populaire, du vocabulaire grotesque de la place publique45

marquent profondément les œuvres de Wang Chen-ho, et tout particulièrement ses

derniers romans : Rose, Rose, I Love You (1984) et Portrait des gens beaux (1982)46. Avant

d’entrer un peu plus en détails, il est essentiel d’expliquer ce que nous entendons par

« grotesque ». Pour Katrina E. Triezenberg :

[Grotesque literature is a] literature that distorts its characters, either physically as in the masks and

hump-backed costumes of commedia del’arte characters, or in their personalities and actions, as in

many Victorian novels. 47

[[La littérature grotesque est une] littérature qui déforme ses personnages, aussi bien physiquement

comme dans les masques et les costumes avec bosses des personnages de la Commedia del’arte, et dans

leurs personnalités et leurs actions, comme dans beaucoup de nouvelles victoriennes.]

Mikhaïl Bakhtine quant à lui voit dans le « réalisme grotesque » un aspect positif

du rire, son trait marquant étant « le rabaissement, c’est-à-dire le transfert de tout ce qui

est élevé, spirituel, idéal et abstrait sur le plan matériel et corporel, celui de la terre et

du corps dans leur indissoluble unité. 48», et le grotesque utilise abondamment du

langage de la « place publique » :

45 Le terme de « vocabulaire de la place publique » est ici utilisé en référence à l’ouvrage du théoricien russe Mikhaïl Bakhtine : Mikhaïl Bakhtine, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen  ge et sous la Renaissance, trad. du russe par Andrée Robel, Paris, Gallimard, 1970. 46 On peut cela dit noter une persistance de l’esprit grotesque dans les nouvelles, dans son traitement

des « petits personnages ». Ainsi, Wanfa (萬發) le personnage principal de la nouvelle « Un char à

bœufs pour dot » (1967) est ainsi presque entièrement sourd, mais pas assez pour ne pas s’apercevoir que sa femme (extrêmement laide) le trompe avec son voisin (lequel sent atrocement mauvais). Les personnages de « L’histoire des trois printemps » (1968) sont eux aussi marqués par des attributs physiques défavorables, tels que l’impossibilité d’avoir une érection, des diarrhées incontrôlables etc. 47 Katrina E. Triezenberg, « Humour in Literature », in Victor Raskin, The Primer of Humour Research, Berlin, N-Y, Mouton de Gryter, 2008, p.522. 48 Mikhaïl Bakhtine, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, p.29.

79

Le langage familier de la place publique est caractérisé par l’emploi assez fréquent de grossièretés,

c’est-à-dire de mots et d’expressions injurieuses, parfois assez longues et compliquées. Sur les plans

grammatical et sémantique, les grossièretés sont habituellement isolées dans le contexte du langage et

interprétées comme des formules fixes, dans le genre des proverbes.49

La place publique était le point de convergence de tout ce qui n’était pas officiel, elle jouissait en

quelque sorte d’un droit d’« exterritorialité » dans le monde de l’ordre et l’idéologie officiels, et le

peuple y avait toujours le dernier mot.50

La place du scatologique, du pornographique dans Rose, Rose, I Love You rappelle

ainsi indéniablement François Rabelais, et les rapprochements avec le célèbre écrivain

français sont fréquentes chez de nombreux chercheurs qui s’intéressent à Rose51.

Ce que nous cherchons à comprendre ici, ce n’est finalement pas tellement de

savoir ce qui est grotesque dans Rose52, mais plutôt pourquoi c’est grotesque, et quel

rôle joue ce langage dans la représentation de la taïwanité chez Wang. C’est avant tout

la puissance du rire qu’invoque Wang Chen-ho dans son roman, car comme pour

Bakhtine et pour Charles Baudelaire :

Jamais le pouvoir, la violence, l’autorité n’emploient le langage du rire.53

49 Mikhaïl Bakhtine, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, p.25. 50 Mikhaïl Bakhtine, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen  ge et sous la Renaissance, p.157. 51 Voir par exemple David Der Wei Wang, « Cong lao she dao wang zhenhe : xiandai zhongguo xiaoshuo de xinüe qingxiang », mais aussi Huang I-min, « A Postmodernist Reading of Rose, Rose, I Love you », Tamkang Review, 1986, Vol. XVII, No.1, pp.27-43 ou encore la traduction du roman en anglais par Howard Goldblatt, dans laquelle celui-ci compare le personnage de Dong Si-wen à Panurge. (Wang Chen-Ho, Rose, Rose, I Love you, trad. du chinois par Howard Goldblatt, Columbia University Press, New York, 1998, p.viii). 52 Les études précitées (note 51) effectuent déjà une bonne présentation de l’humour grotesque dans Rose, en utilisant abondamment des théories de Bakhtine sur le grotesque « carnavalesque ». 53 Mikhaïl Bakhtine, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, p.97.

80

Le Sage, c’est-à-dire celui qui est animé de l’esprit du Seigneur, celui qui possède la pratique du

formulaire divin, ne rit, ne s’abandonne au rire qu’en tremblant. Le Sage tremble d’avoir ri ; le Sage

craint le rire, comme il craint les spectacles mondains, la concupiscence. Il s’arrête au bord du rire

comme au bord de la tentation.54

Le grotesque, premièrement par l’intermédiaire du rire qu’il apporte, et

deuxièmement à cause du sujet dont il traite propose une alternative au sérieux

officiel. Face à l’imaginaire à la fois moraliste confucéen et nationaliste du langage

gouvernemental, Wang Chen-ho lui oppose l’éclat de rire grotesque du langage

populaire. L’utilisation du grotesque possède d’ailleurs par essence un sens politique

certain, « un caractère à la fois populaire et radical.55 »

Parfait exemple de cette ridiculisation du discours officiel, le slogan Nation to

Nation, People to People, qui devient littéralement «Les pensées intimes aux pensées

intimes, le cul au cul » (neixin dui neixin, pigu dui pigu 內心對內心,屁股對屁股)

(168). Quand au personnage de Dong Si-wen, il est malgré lui le plus représentatif de

cet « esprit grotesque » qui sévit dans le roman : atteint de flatulences (17-18, 40,

131)56, il est également énorme (18), mais est en même temps un maniaque de la

propreté (18) et pratique pour cela régulièrement la masturbation (63-65) tout en

dévorant des tonnes de vitamines (17) : son « raffinement » est donc très éloigné du

sens originel de son nom (en chinois mandarin, le nom de famille dong3 董 est un

homonyme du mot dong3 懂 : ce qui, associé au prénom Si-wen 斯文, signifierait

littéralement « celui qui s’y comprend à la culture, qui connaît la finesse, le raffiné »).

54 Charles Baudelaire, De l’essence du rire, 1855, http://baudelaire.litteratura.com, consulté le 10 avril 2010. 55 Mikhaïl Bakhtine, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, p.10. 56 Ironiquement encore, le mot « pèter » en chinois (fangpi 放屁 ) signifie aussi « dire des choses

absurdes » en chinois, comme si le langage de Dong n’avait absolument aucun sens pour les autorités traditionnelles, voir Huang I-min, « A Postmodernist Reading of Rose, Rose, I Love you », p.30.

81

Le rôle du rabaissement du corps (à tout ce qui concerne le « bas » corporel) tout

comme la mise sans dessus dessous des normes morales est d’ailleurs indissociable du

langage grossier dans la littérature grotesque57.

Cependant, si l’utilisation de l’imaginaire populaire grossier est particulièrement

présent chez Wang Chen-ho, Sung-sheng Yvonne Chang rappelle que « le laid, le

scandaleux et le choquant » sont des caractéristiques de la littérature Moderniste à

Taïwan, dans la mesure où l’avant-garde littéraire doit de se dresser contre la

littérature « austère» traditionnelle, mais il a aussi une autre signification chez Wang58.

Ainsi, comme le note Mikhaïl Bakhtine, le grotesque et l’esprit du « carnaval » sont

inexorablement liés, provoquant un concert de cris multiples, s’échappant du langage

officiel. Chez Wang, comme chez Rabelais (ou chez l’écrivain martiniquais Raphaël

Confiant59), la restructuration des normes par les règles du grotesque sont intimement

liés à cette représentation carnavalesque du monde60.

Plus que symbole d’une recherche artistique, l’utilisation du vocabulaire de la place

publique permet à Wang Chen-ho de célébrer « la cacophonie du réel » taïwanaise. En

effet, au lieu de polyphonie, David Der Wei Wang parle à ce propos de cacophonie

(baiyin caoza百音嘈雜) en rupture avec le système monophonique (danyin xitong 單音

系統) de la littérature officielle61. Comme nous l’avons vu précédemment, il y a des

perpétuelles traductions, retraductions, « métraductions » culturelles et linguistiques à

l’intérieur du roman. De l’absurde (ou plus souvent du grotesque) qui en découle naît

une part de cette cacophonie, créant ainsi une fanfare de voix et de sens chaotiques.

57 Mikhaïl Bakhtine, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, p.37. 58 Sung-Sheng Yvonne Chang, Modernism and the Nativist Resistance, Contemporary Chinese Fiction from Taiwan, p.25. 59 Voir Katia Levesque, Entre tradition d’oraliture créole et tradition littéraire française, p.34 et Roy Chandler Caldwell Jr « L'Allée des Soupirs, ou le grotesque créole de Raphaël Confiant », Francographies 8, 1999, pp. 59-70. Une comparaison entre les deux auteurs serait sans aucun doute très intéressante. 60 Pour Katrina E. Triezenberg, être carnavalesque c’est « bouleverser les normes, les mettre à l’envers » (Katrina E. Triezenberg, « Humour in Literature », p.522). 61 David Der Wei Wang, « Cong lao she dao wang zhenhe : xiandai zhongguo xiaoshuo de xinüe qingxiang », p.172.

82

Dans son étude de la Créolité dans les romans antillais, Katia Levesque estime

que :

Le roman créole doit être cacophonique (et non harmonique, ce qui impliquerait la notion d’ordre),

à l’image de la cacophonie du réel. 62

La cacophonie des langues et des discours dans Rose, Rose, I Love You, de même

que l’explosion et le détournement des règles morales participent à la représentation

de ce « vertige polysémique ». Face à la représentation par et pour le discours de

l’ « Autre » (chinois et états-unien), et contre la perte d’identité dans l’altérité, l’auteur

se force de déterrer la « vérité entière », la vérité crue et de faire exploser le système

identitaire du pouvoir néocolonial : il plonge le roman tout droit dans cet abîme

d’identités qu’est pour lui la taïwanité.

5. Conclusion

Le pouvoir de la langue est sans limite dans Rose, Rose, I Love You. Non seulement,

elle révèle (ou réinvente ?) la vérité d’une histoire, celles des années 60-70 dans la ville

de Hualian, mais elle fait aussi éclater le système monophonique ambiant. La société

taïwanaise d’après-guerre, fait, comme nous l’avons vu, face à deux phénomènes

majeurs : d’une part, l’obligation par le gouvernement Nationaliste d’une « acquisition

totale d’une identité autre 63» (de son histoire, de sa langue), et d’autre part, Taiwan se

confronte au Monde, au néocolonialisme économique et culturel états-unien.

62 Katia Levesque, Entre tradition d’oraliture créole et tradition littéraire française, p.34. 63 L’expression provient de Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant, Eloge de la Créolité, p.15. Dans le cas de la Chine pour Taïwan, il serait faux de dire que l’imaginaire culturel chinois ne fasse pas partie d’une des branches qui constitue l’arbre identitaire taïwanais, mais les processus officiels Nationalistes d’identification s’inscrivent eux aussi dans l’idée d’une acquisition d’une identité

83

Face à ces deux phénomènes « globaux », Wang Chen-ho effectue d’abord un

retour sur le local, son histoire se passe dans la ville de Hualian, et il se réclame de son

passé. Ensuite, Wang Chen-ho exécute un véritable travail sur le langage, il conçoit

des néologismes, mélange différents styles d’écriture (raffinée, bâtarde ou

profondément vulgaire…), utilise simultanément les grammaires chinoises, anglaises,

du taigi, des expressions japonaises… il est en cela intéressant de noter que Wang

Chen-ho n’exclut rien, ni langue, ni identité : contre l’unicité de l’histoire et de la

langue officielle, il propose la multitude des histoires et des représentations populaires.

Comme nous l’avons observé, le grotesque sert aussi cette identification langagière du

gouffre cacophonique du réel.

Si l’on propose d’utiliser la méthode de la Créolité, pour étudier Rose, Rose, I Love

You, c’est aussi pour dépasser les limites du terrain postcolonial, qui entretient parfois

un rapport trop dichotomique entre colonie et ancienne colonie 64 . La Créolité

propose de réfléchir plus abondamment dans des termes de confluence et d’Identités-

Relations : dans Rose, Rose, I Love You la taïwanité ne se construit pas seulement «

contre », mais « avec ».

L’absence des GI’s états-uniens dans le roman permet aussi de s’interroger sur

ces processus d’identification engagés par les Taïwanais eux-mêmes, et comme

l’exprime le taïwanais Lee Yu-lin (李育霖) :

« autre », même si elle n’est pas aussi radicalement « autre » que l’a pu l’être la France pour l’Afrique par exemple. 64 Pour Sandrine Marchand, aussi, quand on parle de littérature taïwanaise, il faut « […] quitter ainsi le cercle de la dichotomie pour entrer directement dans le champ fécond des différences, de la multiplicité, et de la nature rhizomique […] », Sandrine Marchand, Sur le fil de la mémoire : Littérature taïwanaise des années 1970-1990, Lyon, Tigre de Papier, 2009, p.27.

84

因此,在書寫中,作家展示了一場新的社會秩序重整的無限可能性,同時也預見了潛在

未來人民的出場。65

[C’est pourquoi, à travers l’écriture, l’auteur révèle l’existence d’un nouvel ordre social qui restitue

une infinité de possibilités, et qui dans le même temps, prédit l’entrée en scène d’un peuple d’avenir

jusqu’alors bien enfoui.]

65 Lee Yu-lin 李育霖, « Fanyi yu difang de shengchan – yi wang zhenhe xiaoshuo « Meigui meigui wo

ai ni » wei li » 翻譯與地方的生產-以王禎和小說《玫瑰玫瑰我愛你》為例 [Traduction et

production du lieu : le cas de Rose, Rose, I Love You de Wang Chen-ho], Fanyi yujing : zhuti, lunli, meixue

翻譯閾境:主體、倫理、美學 [Liminalité de la traduction : sujet, éthique et esthétique], Taipei,

Shulin, 2009, p.156.

85

V- Conclusion générale

La représentation de la taïwanité chez Wang Chen-ho passe avant tout par

l’expression littéraire d’un certain nombre de critères de définition de celle-ci.

Dans un premier temps, nous avons observé la place de Rose, Rose, I Love You dans

son contexte à la fois historique et littéraire. Il en ressort que le roman s’inscrit dans la

continuité du discours du terroir (xiangtu lunshu 鄉土論述), réflexion lancée dans les

années 70, et qui connaît son paroxysme à la fin de cette décennie. A l’intérieur de ce

discours, la critique du néo-colonialisme culturel et économique états-unien, la remise

en cause de l’histoire officielle du gouvernement Nationaliste et la louange du local

exercent, à un degré plus ou moins important, une influence sur l’œuvre de Wang.

Parmi ces caractéristiques, Rose, Rose, I Love You proclame avant toute chose un

retour sur le local, une tentative d’expliquer le global à travers le filtre du terroir

(Hualian). L’identité taïwanaise imaginée par Wang, comme nombre de ses

contemporains partisans du terroir implique avant tout un enracinement dans le sol

qui les a vus naître où s’émanciper. Cependant, on s’en doute, le récit du local prend

vite une dimension plus large, comme l’explique Arif Dirlik :

In these cases, ironically, local society would also emerge as a source of national identity, against

the cosmopolitanism of urban centers drawn increasingly into the global culture of capitalism.1

[Dans ces cas, ironiquement, la société locale pourrait apparaître comme une source de l’identité

nationale, contre le cosmopolitisme des centres urbains entremêlés de plus en plus avec la culture

globale du capitalisme.]

1 Arif Dirlik, « The Global in the Local », in Bill Ashcroft, Gareth Griffiths, Helen Tiffin, The Post-Colonial Studies Reader, New York, Routledge, 2006, p.464.

86

Il semblerait pourtant que l’identité « nationale » ne soit pas forcément ce qui

importe le plus à Wang Chen-ho, qui, comme la majorité des Taïwanais à l’époque ne

parle pas de Taiwan en termes « nationaux », et ce, malgré l’évènement de Formose en

1979 (meilidao shijian) qui voit la renaissance d’une contestation indépendantiste

taïwanaise.

Le texte sert de dépositaire de la mémoire chez Wang Chen-ho, il transcende le

local pour lui donner une vision plus globale, il ne s’agit pas (ou alors inconsciemment)

d’une tentative nationaliste de définition d’un « destin national », mais il est certain

que Wang Chen-ho à la conscience d’appartenir à une histoire, celle de Hualian (son

terrain d’expérience) qui peut s’agrandir pour prendre la forme de l’île de Taïwan.

Comme nous l’avons vu, la réflexion de Wang Chen-ho sur l’histoire, provient d’une

volonté d’être témoin de celle-ci (lishi de jianzheng), de mettre à jour sa profonde vérité

(chedi de zhenshi).

Cette volonté ne peut être envisagée, comme nous avons essayé de l’expliquer

dans notre troisième chapitre, sans une remise en question de l’interprétation

historique officielle. Il y a dans Rose, Rose, I Love You une lutte contre l’hégémonie

monophonique, le monolinguisme et le mythe culturel Nationaliste. A cela, il appose

(il oppose) l’éclatement de l’histoire, le vertige de la Créolité et l’imaginaire populaire

du vulgaire. Et il est d’ailleurs essentiel de noter que le vulgaire, à travers l’expression

littéraire grotesque a un sens historique clair :

On peut dire, […], que dans la conception grotesque du corps, est né et a pris forme un nouveau

sentiment historique, concret et réaliste, qui n’est pas l’idée abstraite des temps futurs, mais la sensation

vivante qu’à chaque être humain de faire partie du peuple immortel, créateur de l’histoire. 2

2 Mikhaïl Bakhtine, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, trad. du russe par Andrée Robel, Paris, Gallimard, 1970, p.365.

87

Pour pouvoir pleinement sentir le sens de l’identité taïwanaise dans Rose, Rose, I

Love You, mais également dans l’ensemble des œuvres fictionnelles de Wang Chen-ho,

il est indispensable de se pencher sur et de comprendre les multiples expériences

linguistico-littéraires de ce moderniste singulier. Le travail sur la langue (et sur la voix),

est ainsi, du propre aveu de celui-ci, sa plus grande priorité lorsque il écrit des

nouvelles ou des romans3.

Dans notre travail, nous avons proposé la Créolité comme méthode à la

compréhension de la représentation identitaire de Wang Chen-ho dans Rose. Chez ses

théoriciens, plusieurs facteurs entrent en compte afin d’être en état de Créolité :

1.L’enracinement dans l’oral 2.La mise à jour de la mémoire vraie 3.La thématique de

l’existence 4.L’irruption dans la modernité 5.Le choix de sa parole4. Nous pouvons

dès à présent voir que chez Wang Chen-ho, l’expression littéraire de la taïwanité

s’articule aussi grâce et en fonction de ses mêmes critères. Tout d’abord,

l’enracinement dans l’oral manifeste chez Wang du désir de retourner « aux racines »,

à l’oralité du local en tant qu’expression différente de la culture officielle écrite ; d’une

même ambition, naît la volonté de « mettre à jour », de déterrer la « mémoire vraie »,

une histoire confisquée non seulement par le gouvernement Nationaliste, mais par

l’avilissement au service des nouvelles forces coloniales états-uniennes, il y a donc en

effet chez Wang Chen-ho une relecture de la mémoire collective, et comme l’explique

précisément Maurice Halbawchs :

3 Chiu Yan-ming 丘彥明, « Ba huanxiao saman renjian – fang xiaoshuojia wang zhenhe » 把歡笑撒滿

人間 – 訪小說家王禎和 [Répandre le rire parmi les hommes – Interview de l’écrivain Wang Chen-

ho], Meigui meigui wo ai ni 玫瑰玫瑰我愛你 [Rose, Rose, I Love You], Taipei, Hongfan shudian, 1994,

p.255. 4 Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant, Eloge de la Créolité, Paris, Gallimard, 1989.

88

En d’autres termes, il y aurait dans l’esprit de tout homme normal vivant en société une fonction

de décomposition, de recomposition et de coordination des images, qui lui permet d’accorder son

expérience et ses actes avec l’expérience et les actes des membres du groupe. 5

La thématique de l’existence est un marqueur important de Rose, qui interroge les

comportements mimétiques, les relations entre ces attitudes et leurs intentions.

L’irruption dans la modernité à travers sa traduction, sa (mauvaise) interprétation, ses

fantasmes et ses échecs dans l’imaginaire des personnages du roman trace le cadre de

l’histoire. Enfin, point peut-être le plus important dans Rose, Rose, I Love You, le choix

d’une parole, d’un langage, qui ne soit ni monophonique (peut importe qu’il soit

chinois, ou taigi), mais d’une langue éclatée, bâtarde, qui soit une « diapositive » du

défilé carnavalesque de l’imaginaire grotesque populaire, enfin, une langue qui mette

en valeur une identité qui ne se définit qu’à travers la Relation6.

Qu’en est-il enfin de la taïwanité ? Pour Chiu Kuei-fen :

我認為「台灣性」並沒有單一固定的內容,而是一種相對性的概念,在不同的脈絡裡會

展現不同的面貌,端看它被策略性地放在什麼樣的位置來呈現。7

[J’estime que la « taïwanité » n’a absolument pas de contenu unique ou figé, mais c’est un concept

relatif ; dans différents esprits, il aura différents aspects, il faut finalement voir à travers quelle tactique

et dans quel espace on le place et on lui offre d’apparaître.]

De la même façon, chez Wang Chen-ho, la taïwanité est une construction, un

agencement multiple de mémoires, d’histoires et de langues, reflétant la volonté de

s’identifier à Taïwan, mais sans jamais entrer dans la dichotomie des modèles, en

5 Maurice Halbawchs, Les cadres sociaux de la mémoire, Paris, Albin Michel, 1994 (1925), p.70. 6 Edouard Glissant, Traité du Tout-Monde : Poétique IV, Paris, Gallimard, 1997, p.21 . 7 Chiu Kuei-fen邱貴芬, Houzhimin ji qiwai後殖民及其外 [Le postcolonial et son en-dehors], Taipei,

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89

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zhenhe xiaoshuo»文學對談:〈五月三十節〉-從紅樓夢到王禎和小說

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Autres :

97

Mémoires de master :

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romans de Song Ze-lai], Qinghua daxue zhongguo wenxue yanjiusuo lunwen 清華大

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de kua wenhua yu kua yuji jiaohuan 雙面翻譯-論王禎和《玫瑰玫瑰我愛你》的跨

文 化 與 跨 語 際 交 換 [Double traduction – Echanges transculturels et

translinguistiques dans Rose, Rose, I Love You de Wang Chen-ho] Taiwan daxue taiwan

wenxue yanjiusuo lunwen 台灣大學台灣文學研究所論文, 2008

Articles Internet : Article sur la chanson « Rose, Rose, I Love You » : http://www.time.com/time/magazine/article/0,9171,935240,00.html Articles sur la présence des GI’s à Taiwan : http://mypaper.pchome.com.tw/iolkk/post/1309820344 http://mypaper.pchome.com.tw/kuan0416/post/1313635815

Biographie et photos de Wang Chen-ho : http://www.lib.ntu.edu.tw/cg/manuscript/wch/life.htm

98

Liste des caractères chinois

Transcription des mots en chinois : Dans notre travail, nous utilisons pour les mots en chinois la transcription en pinyin

(ex : 鄉土文學 xiangtu wenxue). En revanche, pour la plupart des Noms propres

(noms d’écrivains, d’auteurs taïwanais), nous utilisons la transcription Wade Giles actuellement en vigueur à Taïwan, car utilisée par les écrivains eux-mêmes ou par les

maisons d’édition pour transcrire phonétiquement le Nom chinois (ex : 王禎和 Wang

Chen-ho, ou 王文興 Wang Wen-hsing). Pour le lecteur non familiarisé avec le

système Wade Giles, nous pouvons trouver la transcription pinyin des Noms en Wade Giles (ex : Wang Chen-ho : Wang zhenhe) dans la liste ci-dessous.

A

Ahen (Ahen) : 阿恨

B

Banü (prostituées) : 吧女

Baiyin caoza (cacophonie) : 百音嘈雜

Baodiao yundong (mouvement de la protection de Diaoyutai) : 保釣運動

Benshengren (taïwanais « de souche ») : 本省人

Biaozhun (standard, standardisé) : 標準

C

Cao Yu : 曹禺

Chanpin (produit) : 產品

Chedi de zhenshi (profonde vérité) : 徹底的真實

Chen Gexin : 陳歌辛

Cheng Ch’ing-wen : 鄭清文 zheng qingwen

Ch’en Fang-ming : 陳芳明 chen fangming

Ch’en Jo-hsi : 陳若曦 chen ruoxi

99

Ch’en Pei-feng : 陳培豐 chen peifeng

Ch’en Ying-chen : 陳映真 chen yingzhen

Ch’i Teng-sheng : 七等生 : qi dengsheng

Chiu Kuei-fen : 邱貴芬 qiu guifen

Chiu Yan-ming : 邱彥明 qiu yanming

D

Dabishi (Lion le gros-nez) : 大鼻師

Danyin xitong (système monophonique) : 單音系統

Daode (morale) : 道德

Dazhong wenhua (culture de masse) : 大眾文化

De’en tang (la Chapelle de la Grâce) : 得恩堂

Diaoyutai (archipel Diaoyutai) : 釣魚台

Dong Si-wen (le professeur Dong) : 董斯文

Dujia zhongxin (centre de vacances) : 度假中心

E

Er’er’ba shijian (évènement du 28 février) : 二二八事件

F

Fangpi (péter) : 放屁

Fangyan wenxue (littérature dialectale) : 方言文學

Feng Fei-fei : 鳳飛飛

Fuwu (servir, service) : 服務

G

Ganjing (propres) : 乾淨

Guan Jie-ming : 關傑明

100

Gui. beifeng. ren (« Le fantôme, le vent du Nord et l’homme ») : 鬼‧北風‧人

Guomindang (Parti Nationaliste (KMT)) : 國民黨

Guoyu (langue nationale) : 國語

H

Haiyang wenxue (littérature océane) : 海洋文學

Hanye san bu qu (Trilogie de la nuit d’hiver) : 寒夜三部曲

Hongmao jie (sœur Hongmao, grande sœur aux cheveux rouges) : 紅毛姐

Houzhimin jingshen (esprit postcolonial) : 後殖民精神

Houzhimin shiqi (période postcoloniale): 後殖民時期

Hsiao-lin (Hsiao-lin) : 小林 xiao lin

Hualian : 花蓮

Hualian xian : 花蓮縣

Huangminhua (Kominka) : 皇民化

Hwang Chun-ming : 黃春明 huang chunming

J

Jiazhuang yi niu che (« Un char à bœufs pour dot ») : 嫁妝一牛車

Jimo hong (« Le rouge solitaire ») : 寂寞紅

K

Kao-hsiung : 高雄 gaoxiong

Kejia hua (langue hakka) : 客家話

L

Lao She : 老舍

Lee Yu-lin : 李育霖 li yulin

Li Ang : 李昂

101

Li Ch’iao : 李喬 li qiao

Lishi de jianzheng (témoin de l’histoire) : 歷史的見證

Li Yu : 李漁

Lin Yutang : 林語堂

Lu Cheng-hui : 呂正惠 lü zhenghui

Lu He-jo : 呂赫若 lü heruo

Lung Ying-tai : 龍應台 long yingtai

M

Meigui (rose) : 玫瑰

Meigui meigui wo ai ni (Rose, Rose, I Love You): 玫瑰玫瑰我愛你

Meiguo (Etats-Unis) : 美國

Meilidao shijian (évènement de Formose) : 美麗島事件

Meiren tu (Portrait des gens beaux) : 美人圖

Meiyuan (aide financière états-unienne) : 美援

O

Ouyang Tzu : 歐陽子 ouyang zi

P

Pai Hsien-yung : 白先勇 bai xianyong

P’eng Ko : 彭歌 peng ge

Putonghua (putonghua, langue commune) : 普通話

Q

Qingjie (propre et pur, purifier) : 清潔

Qu Qiubai : 瞿秋白

Qu zhongguohua (désinisation) : 去中國化

102

S

San chun ji (« L’histoire des trois printemps ») : 三春記

Sanjiao ma (« Le cheval à trois pattes») : 三腳馬

Seqing goudang (intrigue sexuelle) : 色情勾當

Shanghai gongbao (Communiqué de Shanghai) : 上海公報

Shechang zhizao chanpin (ouvrir une entreprise de production) : 設廠製造產品

Shejing tiantang (paradis de l’éjaculation) : 射精天堂

Shen lai zhi bi (« venir du pinceau de Dieu ») : 神來之筆

Shidai de jianzheng (témoins d’une époque) : 時代的見證

Sulai yao chujia ! (« Sulai va se marier ! ») : 素來要出嫁 !

T

Taigi (taïwanais): 台語 : taiyu

Taiwan huawen (langue taïwanaise) : 台灣話文

Taiwan teshuxing (particularité taïwanaise) : 台灣特殊性

Taiwan wenxue (littérature taïwanaise) : 台灣文學

Taiwan xiangtu wenxue (littérature du terroir taïwanais) : 台灣鄉土文學

Taiwan yu (langue de Taïwan) : 台灣語

T’ang Wen-biao : 唐文標

Tung Nien : 東年 dong nian

W

Waishengren (chinois Continentaux): 外省人

Wanfa : 萬發

Wang Chen-ho : 王禎和 wang zhenhe

Wang Dewei : 王德威

103

Wang T’uo : 王拓 wang tuo

Wang Wen-hsing : 王文興 wang wenxing

Wendanyou (pomelos) : 文旦柚

Wenxue jikan (Trimestriel littéraire (revue)) : 文學季刊

Wenyanwen (langue classique) : 文言文

Wo ai mali (« I Love Mary ») : 我愛瑪莉

Wu Cun : 吳村

Wu Nien-jen : 吳念真 wu nianzhen

Wu Zhuo-liu : 吳濁流 wu zhuoliu

Wusi yundong (mouvement littéraire chinois du 5 mai 1919) : 五四運動

X

Xiandai wenxue (Littérature moderne (revue)) : 現代文學

Xiandai zhuyi wenxue (littérature Moderniste) : 現代主義文學

Xianggelila (« Shangri-la ») : 香格里拉

Xiangtu (terroir) : 鄉土

Xiangtu lunshu (discours du terroir) : 鄉土論述

Xiangtu wenxue (littérature du terroir) : 鄉土文學

Xiangtu wenxue de kouhao (slogans de la littérature du terroir) : 鄉土文學的口號

Xiangtu wenxue lunzhan (polémique de la littérature du terroir) : 鄉土文學運動

Xiao congming (mesquineries) : 小聰明

Xiao renwu (petits personnages) : 小人物

Xiaolin lai taibei (« Hsiao-lin vient à Taipei ») : 小林來台北

Xin taiwan wenxue (nouvelle littérature taïwanaise) : 新台灣文學

Xueyuan (étudiantes) : 學員

104

Y

Yang K’uei : 楊逵 yang kui

Yishi (conscience) : 意識

You Sheng-guan : 游勝冠

Yu Kwang-chung : 余光中 yu guangzhong

Yu Tian-cong : 尉天驄

Yuanliao (matières premières) : 原料

Yuedu zhang’ai (handicap de lecture) : 閱讀障礙

Z

Zai zhimin shiqi (période de recolonisation) : 再殖民時期

Zhang Ailing : 張愛玲

Zhenshi de shengyin (voix vraie) : 真實的聲音

Zhimin shiqi (période coloniale) : 殖民時期

Zhongguo baihuawen (chinois vernaculaire) : 中國白話文

Zhongguo pubianxing (universalité chinoise) : 中國普遍性

Zhongjian renwu (personnages intermédiaires) : 中間人物

Zhuyin fuhao (système phonétique zhuyin) : 注音符號

Annexe 1

105

Liste des œuvres de fiction de Wang Chen-ho :

Nom de l’oeuvre Lieu de publication (Revue)

Année de publication

1. 〈真相〉

[« La vérité »]

台大青年

Jeunesse de Taida

1961

2. 〈鬼‧北風‧人〉

[« Le fantôme, le vent du Nord et l’homme »]

現代文學

Littérature Moderne

1961

3. 〈永遠不再〉(夏日)

[« Plus jamais »] (« Jour d’été »)

現代文學

Littérature Moderne

1961

4. 〈寂寞紅〉

[« Rouge solitaire »]

作品

Œuvres

1963

5. 〈快樂的人〉

[« L’homme heureux »]

現代文學

Littérature Moderne

1964

6. 〈來春姨悲秋〉

[« Les chagrins d’automne de Tante Lai-chun »]

文學季刊

Trimestriel littéraire

1967

7. 〈嫁妝一牛車〉

[« Un char à bœufs pour dot »]

文學季刊

Trimestriel littéraire

1967

8. 〈五月三十節〉

[« La fête du 30ème jour du 5ème mois du calendrier lunaire »]

文學季刊

Trimestriel littéraire

1967

9. 〈三春記〉

[« L’histoire des trois printemps »]

文學季刊

Trimestriel littéraire

1968

10. 〈永遠不再〉

[« Plus jamais »]

文學季刊

Trimestriel littéraire

1969

11. 〈那一年冬天〉

[« L’hiver de cette année là »]

文學季刊

Trimestriel littéraire

1969

12. 〈月蝕〉

[« L’éclipse »]

文學季刊

Trimestriel littéraire

1970

13. 〈兩隻老虎〉

[« Deux petits tigres »]

幼獅文藝

Youth Literary

1971

14. 〈小林來台北〉

[« Hsiao-lin vient à Taipei »]

文學季刊

Trimestriel littéraire

1973

15. 〈伊會唸咒 !〉

[« Elle sait lancer des malédictions !»]

中外文學

Chungwai Literary

1974

16. 〈素來要出嫁 !〉

[« Su-lai va se marier !]

聯合報

United Daily

1976

17. 〈香格里拉〉

[« Shangri-la »]

中國時報

China Times

1979

18. 《美人圖》

[Portrait des gens beaux]

中國時報

China Times

1981-1982

19. 〈老鼠捧茶請人客〉

[« Le rat sert le thé aux invités »]

文季

Wenji

1983

106

20. 《玫瑰玫瑰我愛你》

[Rose, Rose, I Love You]

聯合報

United Daily

1984

22. 〈素來要出嫁-終身大事〉

[« Su-lai va se marier – un grand évènement »]

聯合報

United Daily

1985

23. 《人生歌王》

[Le roi des chansons de la vie]

聯合報

United Daily

1986

24. 《兩地相思》

[La nostalgie des deux lieux]

聯合文學

Unitas

1993 (posthume et incomplet)

107

Annexe 2

Photos de Wang Chen-ho

Source : http://www.lib.ntu.edu.tw/cg/manuscript/wch/life.htm

Wang Chen-ho (deuxième en partant de la gauche), avec ses

« camarades modernistes » : debout en partant de la droite :

Ouyang Tzu 歐陽子, Chen Jo-hsi 陳若曦, Wang Wen-hsing 王

文興, Pai Hsien-yung 白先勇 notamment. Debout à gauche de

Wang Chen-ho : le poète Du Guo-qing : 杜國清. 1961

Photo avec Zhang Ailing 張愛玲, de

visite à Taïwan. 1961.

Photo prise dans les années 70 dans le domicile de Wang

Chen-ho avec ses amis du Trimestriel Littéraire (wenxue

jikan文學季刊): debout en partant de la gauche : Yu

Tian-cong 尉天驄, Pai Hsien-yung 白先勇, Wang Chen-

ho et son épouse, Ch’en Ying-chen 陳映真.

Assis en partant de la gauche : Le professeur Yao Yi-wei

姚一葦 et son épouse, en 4e position : Hwang Chun-ming

黃春明.

Jeune diplômé de

l’Université Nationale de

Taïwan. 1961.