Machinae spirituales. Les retables baroques dans les Pays-Bas méridionaux et en Europe....

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Machinae spirituales

Publié par Institut royal du Patrimoine artistique (IRPA) 1 Koninklijk Instituut voor het Kunstpatrimonium (KIK) 1 Royal Institute for Cultural Heritage (KIK-IRPA) Parc du Cinquantenaire l B-IOOO Bruxelles www.kikirpa.be

Publié avec le concours de la Fondation universitaire de Belgique et l'Institut des Civilisations, Arts et Lettres de l'Université catholique de Louvain.

Tous droits réservés. Cette publication ne peut être reproduite, sauvegardée sur quelque support que ce soit ou rendue publique par quelque moyen que ce soit (électronique, mécanique, photo­graphies, photocopies ou tout autre procédé) en partie ou en totalité, sans l'autorisation écrite préalable de l'éditeur.

Éditeur responsable: Christina Ceulemans Direction scientifique: Brigitte D'Hainaut-Zveny & Ralph Dekoninck Édition & traduction: Catherine Bourguignon & Simon Laevers Optimisation des images: Bernard Petit Exportation de la base de données de Valérie Herremans : Edwin De Roock Intégration de l'inventaire de Valérie Herremans dans la banque de données en ligne de l'IRPA: Erik Buelinckx, Marie-Christine Claes, Leonoor De Schepper, Eric Parisis & Griet Van Eyck Collaboration à la recherche iconographique: Laura Dekoster & Anthony Spiegeler

Nous nous sommes efforcés d'appliquer les prescriptions légales en matière de copyright. Quiconque se considérerait autorisé à faire valoir des droits est prié de s'adresser à la direction de l'IRPA.

ISBN 978-2-930054-25-4

SCIENTIA ARTIS 10

Machinae spirituales

Les retables baroques dans les Pays-Bas méridionaux et en Europe.

Contributions à une histoire formelle du sentiment religieux au XVIIe siècle

Sous la direction de Brigitte D'Hainaut-Zveny et Ralph Dekoninck

Institut royal du Patrimoine artistique IIINCAL Bruxelles 2014 \ 1 l, II 1 l ! [t l'~

Table des matières

Hommage à Paul Philippot

Introduction Brigitte D'HAINAUT-ZVENY et Ralph DEKONINCK

Contextes spirituel et liturgique « Un Midy de gloire ... ». La dévotion à l'âge baroque Christian BELIN

Le dispositif de l'autel: normes liturgiques Annick DELFOSSE

Modèles, types et iconographies Diversité et originalité d'une expérience formelle de transition. Les triptyques des corporations

dans la cathédrale d'Anvers (1600) Natasja PEETERS

Émergence d'une nouvelle typologie formelle entre tradition maniériste et impulsion

rubénienne (1620-1625) Paul PHILIPPOT

Des Cieux descendus sur la Terre. Formes et significations des retables baroques et rococo

dans les anciens Pays-Bas Michel LEFFTZ

Iconographic Typology of the Southern Netherlandish Retable (c. 1585-1685)

Valérie HERRE MANS

Dispositio et elocutio. Homologies structurelles, formelles et fonctionnelles entre retables

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et frontispices baroques dans les anciens Pays-Bas 133 Ralph DEKONINCK et Annelyse LEM MENS

Évolution du retable baroque espagnol à travers l'ensemble monumental de la paroisse d'Oiartzun

(Gipuzkoa) 143 Maite BARRIO OLANO et Ion BERASAIN SALVARREDI

Formes, intentions et usages Les retables baroques comme lieux et moyens d'une « délocalisation » des représentations du sacré et d'une « recomposition » du sujet de la dévotion 159 Brigitte D'HAINAUT-ZVENY

Format and the Devotional Experience ofNearness and Distance in Baroque Altarpieces

Joost VANDER AUWERA

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The Place of the Altarpiece in Rome's Sacred Topography (c. 1600). Tommaso Laureti's

Martyrdom of Saint Susanna in the Church of S. Susanna

Pamela M. JONES

The Altar and the Idol. Housing Miracle Working Statues in the Southern Netherlands

Maarten DELBEKE

« Gloire » et déconstruction du retable baroque, entre Rome et Paris

Frédéric COUSINIÉ

De la vision mystique à 1'« invention mystique » du tableau d'autel dans les œuvres de Charles

Le Brun et Eustache Le Sueur Anne LE PAS DE SÉCHEVAL

Résistance du polyptique. Le retable et « l'esprit du Concile » (XVIe-XVIIe siècles)

Pierre Antoine FABRE

Questions de conservation et de restauration Altérations, conservation et restauration des polychromies des autels baroques et rococo

Myriam SERCK-DEWAIDE

Inventaire des retables baroques des anciens Pays-Bas Valérie HERREMANS

Crédits des illustrations

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Ce volume est dédié à Paul Philippot en hommage reconnaissant pour ses apports décisifs et éminemment stimulants

à notre discipline. Alliant les efficacités de la Kunstwissenschaft germanique à une esthétique italienne sensible aux personnalités créa­

trices comme à la notion « d'objet symbolique » conceptualisée par Cesare Brandi, Paul Philippot a su, sans abandonner aucune exigence de rigueur méthodologique, affranchir les historiens de l'art de certains conformismes et leur restituer le droit à un regard subjectif, instance utile et légitime d'un savoir scientifique.

Une posture analytique -libératrice et féconde - qui lui a notamment permis de proposer une première approche globale de l'architecture et du mobilier religieux baroque des anciens Pays-Bas et de redessiner, dans ce qui a longtemps été considéré comme un maquis trop dense, les traits décisifs d'options et d'évolutions formelles pensées non plus en termes d'importations, mais d'appropriations réinterprétées dans le cadre d'échanges avec les traditions locales.

Une analyse qui constitue les prolégomènes des études et réflexions ici présentées.

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1 ntrod uction

Brigitte D'Hainaut-Zveny* et Ralph Dekoninck**

Le Baroque s'offre comme un miroir fascinant pour une certaine post-moder­nité que d'aucuns qualifient de néo-baroque'. Notre société du spectacle est, en effet, tentée de se reconnaître dans cet art de la démesure aux effets spéciaux tout droit sortis d'un Deus ex machina, ce dernier terme prenant aujourd'hui tout son sens dans un contexte où la technologie génère le merveilleux. Or, l'une des expressions les plus éloquentes de ce Baroque vitaliste et total- au sens où il combine architecture, peinture et sculpture - est l'art du retable. Art spectaculaire ou théâtral s'il en est, il se propose non seulement comme la toile de fond de la liturgie ostentatoire de la Contre-Réforme, mais plus encore comme un « acteur» essentiel dans l'appréhension du divin. Sorte de trait d'union visuel entre l'ici-bas et l'au-delà, mais aussi, dans une relation non plus verticale mais horizontale, entre les croyants et l'institution ecclésiale, il apparaît être le point focal de la culture visuelle de l'Église post-tridentine.

S'inscrivant dans le long terme d'une histoire des dispositifs liturgiques conçus pour expliciter une présence du sacré sur l'autel- présence requise, escomptée et espérée -, ces retables baroques adoptent des formes, des manières spéci­fiques de dire et d'articuler ce rapport au sacré qui ne prennent sens qu'une fois replacées au sein de cette diachronie. L'histoire des tableaux d'autel est, en effet, l'inventaire somptueux d'une série de solutions plastiques initiées par les sociétés occidentales pour dire Dieu et ses saints, et se donner les moyens d'établir avec eux une relation nécessaire ; c'est une histoire de formes, d' inten­tions spirituelles et de protocoles d'usage « en un certain sens assemblés» dont les composantes et les logiques d'usage ont, on le sait, considérablement varié au cours des temps.

Les premiers retables - si tant est que l'on accepte de ne pas restreindre l'usage de ce terme à certaines de ses formes particulières - furent en effet généralement de faible hauteur et associés à des reliquaires, châsses ou écrins de plus petites dimensions, qu'ils avaient pour principales raisons de surélever ou d'encadrer afin d'en magnifier l'exposition. Témoignant des options théo­riques prises par les Carolingiens qui choisirent de dénier aux images toures capacités à rendre présents ceux qu'elles figuraient, mais qui reconnurent aux reliques, directes ou indirectes, une valeur d'emblème (vexilium) du Christ et de ses saints, ces « retables reliquaires » ont manifesté une présence tangible du sacré dans les lieux de culte, induisant des rapports visuels forts, mais aussi certaines proximités et possibilités de contacts physiques. Conséquence du lent, mais décisif processus de promotion des images religieuses qui caractérisa toute l'histoire du Moyen Âge, ces « retables reliquaires » se virent

* Université libre de Bruxelles. ** Université catholique de Louvain.

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progressivement remplacés, dans le courant du Xlv" siècle, par des tableaux d'autel essentiellement constitués d'images. Aux « matières saintes» contenues dans les écrins se substituèrent donc des représentations intégrées dans des huches dont la hauteur s'accrut progressivement et qui se virent munies de vantaux, permettant de soustraire ces images, ou au contraire de les offrir à l'attention, à la dévotion des fidèles. Les premiers de ces retables d'images alignaient des litanies de statuettes représentées en pied, isolées et hiératiques, sous des baldaquins; présences immobiles qui cautionnèrent par leur réalité consistante l'efficacité du rituel. Ces figures isolées se virent ensuite complétées puis remplacées, dans le courant du xv" siècle, par des images narratives riches d'annotations anecdotiques qui paraissent avoir été proposées aux fidèles pour soutenir des méditations affectives fondées sur des pratiques de « rejeux » ima­ginatifs et empathiques permettant aux dévots de s'associer à l'histoire sainte

évoquée et de nourrir des élans de « com-passion » à l'égard des figures repré­sentées. Procédés imaginatifs efficaces qui, en confondant délibérément le « je » du sujet et le « il » de l'Autre, permettaient au fidèle de donner à Celui-ci présence, forme et substance en lui prêtant, par ces mécanismes d'empathie, son corps et son registre de sensations.

Les jalons médiévaux de cette histoire du retable étant aujourd'hui bien établis, il nous importait d'apprécier le devenir de ces formes et de ces usages à l'époque baroque, de tester une série de problématiques, largement investiguées par les médiévistes, dans le champ des productions de la Contre-Réforme et de ses ambitions réformatrices. Grâce à une bibliographie désormais conséquente, il devenait possible d'appréhender l'évolution formelle de ces tableaux d'autel, ceux notamment produits dans les anciens Pays-Bas au cours des XVIIe et XVIIIe

siècles, en y associant la restitution des pratiques que ces images ont pu soute­nir, encadrer, stimuler ou tolérer; des pratiques qui toujours contribuent à les façonner.

L'ouvrage monumental consacré par Paul Philippot, Denis Coekelberghs, Pierre Loze et Dominique Vautier à L'architecture religieuse et la sculpture

baroques dans les Pays-Bas méridionaux et la Principauté de Liège, I6oo-I7702 fait à cet égard fonction de socle refondateur, puisqu'il entreprend de recenser les principaux retables baroques de nos régions et d'établir, dans ce qui a longtemps constitué un maquis peu engageant, les principes d'une analyse formelle, rigoureuse et subtile - préservant la reconnaissance de spécificités locales comme celle de l'influence parfois déterminante de traditions étran­gères - qui retrace les grands axes d'une évolution formelle et structurelle. Ouvrage initiatique et opportunité bibliographique magnifique, bientôt com­plétés par les apports multiples de l'ample thèse de doctorat consacrée par Valérie Herremans à ces tableaux d'autel, à leurs mutations formelles et icono­graphiques3 • Tandis qu'à ces travaux, spécifiquement dédiés à ces retables, s'ajoute un certain nombre de recherches qui ancrent cette production artis­tique dans un contexte désormais précisé, permettant de mieux en connaître les acteurs, les artistes, les commanditaires et les publics. Nous pouvions également tenir compte des acquis précieux qu'ont permis de constituer les campagnes de conservation et de restauration entreprises par les équipes de

l'Institut royal du Patrimoine artistique (IRPA). Investigations et interventions essentielles pour une meilleure compréhension des « manières de faire» ces objets, qui permet une plus judicieuse appréhension des rapports d'incidences entre formes, techniques, fonctions et usages.

À ces acquis relatifs aux oeuvres s'ajoute une réflexion essentielle sur la ques­tion des rapports entre spiritualité et art à l'époque baroque. S'inscrivant dans la perspective d'un regain d'intérêt pour la dimension spectaculaire et perfor­mative des images, des recherches récentes ont, en effet, contribué à repenser la place des arts dans les programmes religieux de l'Église post­tridentine, au-delà des idées reçues quant à un divorce entre l'esthétique et la spiritualité caractérisant la première modernité. Comme cela a été démontré, l'Ecclesia triumphans, en véritable puissance iconocratique, s'est donnée pour mission, à l'aube du XVIIe siècle, non plus tant de prendre la défense théorique de l'image que d'illustrer et démontrer son efficacité dans les faits. En réaction à une certaine foi désincarnée où l'image n'est plus qu'un signe abstrait, elle a cherché à redonner du corps à l'image en lançant de vastes campagnes de promotion cultuelle et culturelle. Dans ce contexte, l'œuvre divine et l'œuvre artistique trouvent à se (ré)concilier au nom d'une même poétique de l'affect et de l'exaltation religieuse, jusqu'à faire de l'art un lieu essentiel d'expression, et plus encore d'expérience de la foi.

En effet, on assiste alors à l'instauration d'un nouveau mode de participa­tion à l'image, non plus ontologique, mais affectif: on ne participe plus de l'image (selon le mode de l'émanation), mais à l'image et à ses effets sensibles. Il n'est plus désormais requis de devoir « traverser l'image », selon le vieux principe de la translatio ad prototypum, mais on est en quelque sorte traversé par elle. Plutôt que de voir dans cette transition le déclin de l'image religieuse et l'éveil de l'art profane, on tend plutôt aujourd'hui à postuler une certaine coïncidence entre la valeur poétique et la valeur spirituelle; ce spirituel faisant jouer le sensible dans l'expression et l'expérience religieuses, alors que l'expres­sion et l'expérience artistiques perpétuent certains cadres de pensée hérités de la religion médiévale. Certes, au XVIIe siècle, cette expérience, spirituelle et artistique, n'est plus seulement celle d'une élévation; elle est aussi devenue celle d'une introspection. L'image s'offre comme l'occasion d'un retour sur soi­même par le biais d'une expérience affective et sensible. Nombreux sont les travaux qui ont éclairé cette histoire artistique du « sentiment religieux», pour détourner ici le titre du célèbre ouvrage d'Henri Bremond consacré à la littérature spirituelle de la même époque qui en établit les fondements4•

Ces recherches ont permis de jeter un nouvel éclairage sur les interactions entre pratiques spirituelles et pratiques artistiques, ou, pour être plus précis, de prendre en compte les interférences entre les caractéristiques plastiques et sym­boliques des œuvres, d'une part, et les modalités méditatives de leur création comme de leur réception, d'autre part. Elles ont mis l'accent sur l'outillage mental du spectateur dévot de l'époque, c'est-à-dire sur la façon dont sa culture visuelle et spirituelle est profondément imprégnée des protocoles de lecture et d'expérience de l'image véhiculés par la littérature religieuse. Frédéric Cousinié pose ainsi la question qui se trouve au coeur du présent volume, à savoir comment « le discours de l'oraison non seulement détermine la production des

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images (tableau comme « méditation-peinte », intégrant intentionnellement un certain nombre d'éléments plastiques et sémantiques déterminés qui seront relevés et exploités par la pratique de l'oraison), mais également règle, « encadre », par un ensemble bien déterminé de procédures et de « protocoles de lecture », le rapport générique du croyant à l'ensemble des images reli­gieuses ? »5.

Un tel questionnement invite à reconsidérer les approches iconographiques et stylistiques traditionnelles à l'aune notamment des effets induits par les retables eux-mêmes grâce à leurs dispositifs visuels souvent assez sophistiqués, et à leur inscription au sein d'une liturgie, faite de paroles et de gestes, de sons, d'odeurs et de stimuli visuels en tous genres; bref, d'un univers accordant une place déterminante à l'aesthesis, terme qui est à comprendre en son sens premier d'expérience sensible. Prendre en considération la nature et les modalités d'une

telle expérience religieuse engage une réflexion sur les enjeux du partage communautaire des émotions et invite, en outre, à rendre compte de la force spirituelle de ces montages d'images. Les retables baroques peuvent, en effet, être considérés comme d'authentiques machinae spirituales : structures conçues pour déployer des stratégies plastiques, stylistiques, narratives, symboliques ... aux visées essentiellement pragmatiques, et cherchant à produire des effets, des relations et des transformations. Destinées à interpeller le spectateur, cognitivement et émotionnellement, toutes ces stratégies ont pour objectif la transformation intérieure et la conformation du fidèle aux modèles qui lui sont donnés en exemples et qu'il se doit d'« imiter» avec pour horizon ultime le désir d'une union avec Dieu.

La collaboration à ce volume fut l'occasion pour chacun de ses auteurs de confronter, de juxtaposer, voire d'interpénétrer leurs points de vue particuliers. Et ce mélange des genres, des points de vue, des traditions et des pratiques analytiques permet de rendre ici à ces tableaux d'autel la diversité de leurs raisons d'être et de leurs efficacités, leur irréductible et paradoxale multiplicité.

L'ouvrage s'ouvre par deux contributions qui rappellent le contexte spirituel et liturgique des anciens Pays-Bas dans lesquels se sont épanouis ces retables. Christian Belin évoque les fondements et les convictions d'une piété baroque qui, en réaffirmant la prépondérance de la Grâce associée à une nécessaire synergie des fidèles, a su rassurer, et assurer à tous la certitude apaisée de l'indulgence divine. Une piété qui, en assumant la chair et le sensible, mit en place des dispositifs expressifs, éloquents et exaltés qui entreprirent de faire « basculer l'ordinaire vers l'extraordinaire» et de multiplier les interstices aux « limites du visible et du dicible ». Tandis qu'Annick Delfosse, scrutant avec minutie un ensemble de textes normatifs qui entendent fixer le rite et codifier les pratiques rituelles, fait le bilan de ce qui y est dit, et non dit, à propos de ces retables. Cette enquête l'amène à conclure que les tableaux d'autel ne sont pas indispensables à la liturgie, mais servent néanmoins d'encadrements aux gestes et aux rites qui fondent et appellent une présence du sacré dans le sanctuaire.

Cinq textes s'attachent ensuite à retracer l'émergence d'un nouveau type formel et iconographique, à identifier les sources et les références constitutives

de ces retables flamands. Évoquant les retables des corporations de la cathé­drale d'Anvers qui, détruits, déplacés ou démontés lors de la domination protestante, furent restaurés ou remplacés lors de la restauration catholique, Natasja Peeters met en évidence la vitalité d'un mouvement « archaïsant» qui, dans les années 1600, renoue délibérément avec certaines options chroma­tiques, stylistiques et iconographiques des grands maîtres de la première moitié du XVIe siècle. Réinvestissement délibéré et assumé d'une tradition qui fonde et nourrit les préambules d'un renouveau. Paul Philippot s'attache, pour sa part, à restituer les paramètres d'une première synthèse baroque (1620-1625) intégrant tradition flamande et italianisme qui associe références maniéristes et impulsion rubénienne pour conférer une nouvelle monumentalité à ces retables dont le rayonnement tend progressivement à dominer tout l'intérieur du sanctuaire et à devenir partie intégrante de la structure architecturale. Rappelant l'influence spécifique de certains prototypes romains dus au Bernin ou à Borromini notamment, Michel Lefftz décrit ensuite l'évolution d'une typologie de tableaux d'autel propre aux anciens Pays-Bas qui opte d'abord pour la formule de « retables portiques» avant de lui préférer celle des « retables baldaquins », et met en évidence l'importance accordée dans ces œuvres aux très nombreuses figures d'anges dont la présence explicite une irruption des Cieux « descendus sur terre ». De nouvelles formes pour une nouvelle icono­graphie dont Valérie Herremans s'attache à détailler les composantes, à resti­tuer les raisons et les attendus, comme à expliciter la cohérence d'un ensemble de programmes constitués à des fins d'instructio et de devotio. L'auteure souligne également la prépondérance de certains thèmes iconographiques, dédiés aux saints titulaires de l'autel, à l'Assomption et l'importance d'images destinées à réaffirmer la Présence réelle du Christ dans le Saint-Sacrement. L'article de Ralph Dekoninck et d'Annelyse Lemmens aborde, quant à lui, un certain nombre d'homologies formelles, structurelles et fonctionnelles entre les retables et les frontispices. Prenant essentiellement en compte la contribution de Rubens à ces deux domaines, sur lesquels il va laisser une marque profonde, ce texte analyse quelques enjeux partagés en termes de rhétorique visuelle, voire de fonctions symboliques, et il fait apparaître que l'art du frontispice, par la plus grande liberté d'invention dont il jouit, anticipe à bien des égards l'unifi­cation des différentes parties du retable baroque, en tendant vers un même effet de théâtralisation. La dernière contribution de cette section ouvre sur des pers­pectives d'analyse qui appellent une prise en compte élargie et plus systéma­tique. Évoquant l'évolution stylistique d'un ensemble tout à fait exceptionnel de retables espagnols conçus pour l'église d'Oiartzun (Gipuzkoa), Maite Barrio Olano et Ion Berasain Salvarredi font valoir la spécificité des tableaux d'autel espagnols invitant à un comparatisme, toujours fécond, et susceptible de nuancer notre appréhension des spécificités qui caractérisent ces œuvres dans les diverses cultures européennes.

Une étude du contexte culturel et religieux, des modèles et des types, comme de leurs évolutions, resterait incomplète si elle n'envisageait les dyna­miques, tout à la fois spirituelles et esthétiques, que suscitent ces retables. Raison pour laquelle les articles de la troisième section s'attachent à étudier les relations créées avec les fidèles, et les modes de médiations avec le sacré. Il s'agit

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ici de reconsidérer les mécanismes de leur efficacité supposée en mettant en évidence leur rhétorique visuelle conçue pour obtenir des effets spirituels. Prenant le parti d'une démarche comparatiste, Brigitte D'Hainaut-Zveny observe dans les images de ces retables le recours fréquent à des processus de « disjonction », de « différenciation» et de « distanciation» qui réinstaurent une distance entre le fidèle et les images d'autel, tendant ainsi à désamorcer les pratiques de dévotion empathique privilégiées à l'époque médiévale et soute­nues dans les retables gothiques par certains choix plastiques. Des choix for­mels qui lui paraissent avoir pour effet de « délocaliser» les représentations du sacré, de « fabriquer de l'autre» et de 1'« ailleurs », et donc de substituer aux pratiques médiévales de projection dans l'image d'autres types de rapports avec les représentations du sacré. Joost Vander Auwera interroge le rapport entre les formats de ces tableaux d'autel et les types d'interaction religieuse que ceux-ci sont censés induire. Considérer que les grands retables baroques impliquent une pratique religieuse strictement liturgique et donc communautaire revient, en effet, à négliger la façon dont ces œuvres ont pu soutenir et aménager des rapports plus méditatifs ou dévotionnels, expériences plus intimistes réduisant la distance physique et mentale avec ces œuvres. Il démontre ainsi, au-delà des ruptures d'échelle ou d'idéaux religieux, certaines survivances de la culture religieuse de la fin du Moyen Âge. Tandis qu'élargissant le focus géographique de cette analyse des rapports aux œuvres, Pamela Jones reconsidère le rôle assumé par certains retables romains dans le cadre de circuits de pèlerinages, et met en évidence leur importance dans l'articulation d'une topographie élar­gie du sacré qui déborde du cadre du sanctuaire pour ponctuer l'espace de la ville d'un ensemble de lieux et d'œuvres permettant d'établir une relation avec le sacré. Maarten Delbeke envisage, quant à lui, une typologie particulière de retables qui encadrent des images miraculeuses de la Vierge et qui renouent, à certains égards, avec la mémoire des premiers retables à reliques du Moyen Âge. À travers cette étude attentive aux différentes formes de cadrage et de mise en scène de ces images miraculeuses, l'auteur souligne le lien intime qu'entre­tient le retable avec l'image qu'il abrite, une image qu'il enracine dans un espace-temps complexe, et dont il en-cadre et canalise les effets miraculeux en organisant la diffusion de leur aura dans tout l'espace ecclésial. C'est à une autre typologie que s'intéresse ensuite Frédéric Cousinié, celle des Gloires, dont le rayonnement plastique, lumineux et symbolique va contribuer à dissoudre l'architecture des sanctuaires comme à refondre les structures, les formes et les sens de ces grands retables. Son étude met en effet en évidence le double mou­vement ascensionnel et horizontal, dirigé à la fois vers le ciel et l'espace de l'église, qu'engendre la mise en scène de la Gloire, et invite à réfléchir aux articulations complexes, entre continuum et processus séquentiel, évolutif et dis-jonctif, caractérisant les apothéoses qui y prennent souvent place. Se trouvent ainsi explicitées les différentes modalités plastiques (interruptions, zones opaques, changements de matières, de couleurs, de médiums) qui mani­festent les transformations que le saint titulaire représenté éprouve entre l'ici­bas et l'au-delà, et qui attestent d'un processus de spiritualisation. Revenant à la peinture, Anne le Pas de Sécheval se penche sur certaines œuvres de Le Brun et Le Sueur, et sur la façon dont ces artistes conçurent, en interaction étroite

r avec leurs commanditaires, de savants dispositifs visuels accompagnant ce saut dans l'invisible et encourageant des expériences proprement contemplatives. Mais elle met également en évidence la façon dont ces peintres, jouant entre transparence et opacité, s'attachent simultanément à ruiner cette illusion visionnaire, rétablissant ainsi la distance entre représentation et prototype requise par la théologie de l'image. Pierre-Antoine Fabre revient également sur les stratégies développées pour capter et imposer l'aura de l'image et lui conférer un effet de présence, une force et une attractivité lui permettant de « rapter » les regards. C'est sur la peinture visionnaire qu'il s'arrête à son tour pour l'appréhender comme le lieu de rencontre entre l'image reçue intérieure­ment par le dévot et l'image produite et donnée à contempler par le peintre, considérant ces retables comme les lieux affectés à la mise en scène de cette rencontre; des lieux qui, jouant des continuités et des ruptures entre espaces terrestre et céleste, ont pour raison d'accomplir hic et nunc la présence du sacré, l'éternité d'une co-présence.

Une dernière contribution clôt ce volume en s'attachant aux questions de conservation et de restauration des retables. Myriam Serck-Dewaide plaide avec vigueur pour une éthique des pratiques, posant de ce fait la question, aujourd'hui aussi urgente qu'incontournable, de l'avenir de ce patrimoine mobilier dans une société belge qui s'est, ces dernières années, décléricalisée. De très nombreuses églises sont en effet aujourd'hui, chez nous comme dans d'autres pays, en train de perdre leurs usages6

. Désaffections qui ont des consé­quences immédiates sur leur entretien et la préservation du patrimoine mobi­lier qui y est conservé, mais désaffections qui imposent aussi, et ce de plus en plus souvent, de trouver à ces lieux désormais désertés de nouvelles valeurs d'usage. Réaffecter ces architectures sacrées n'est plus un tabou dans une culture qui, comme la nôtre, assume de plus en plus sereinement sa nature de « culture de réemploi », mais la question de cette réaffectation se complique lorsqu'il s'agit de penser l'avenir du mobilier - stalles, chaires de vérité, autels, confessionnaux, buffets d'orgue et retables - conçu pour ces lieux. Un patri­moine exceptionnel, sur lequel ce livre entend attirer l'attention et dont il entend redire toutes les importances, un patrimoine éminemment fragile que

ces récentes années ont souvent considérablement fragilisé, à l'égard duquel l'avenir pose des questions auxquelles nous ne pouvons désormais plus nous soustraire.

Enfin, et nous insistons sur cet apport essentiel, est adjoint à ce volume d'études critiques le catalogue des retables baroques des anciens Pays-Bas. Un inventaire, établi par Valérie Herremans dans le cadre de sa thèse de doctorat et mis ici à la disposition des chercheurs qui trouveront sur BALaT, la banque de données en ligne de l'IRPA, l'ensemble des informations et des photos disponibles sur chacune de ces œuvres.

Penser restituer en quelque trois cents pages les facettes multiples de ces objets qui occupaient, faut-il le rappeler, le centre du centre, le lieu de production du sacré et qui cumulaient à ce titre une foisonnante diversité de raisons d'être, d'attentes et d'usages, est évidemment présomptueux. Mais dans la longue chaîne de toute tradition historiographique, nous estimons que cet ouvrage à

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plusieurs mains prend sa place, une place devenue nécessaire, en complétant les apports précédents par une prise en compte très systématique des rapports que ces tableaux d'autel baroques ont suscités, stimulés et encadrés pour per­mettre l'établissement d'une relation contrôlée avec le sacré, comme en met­tant en corrélation ces pratiques avec une série de choix formels et iconographiques qui ont contribué à déterminer ces œuvres et à assurer leurs efficacités.

Récapitulant les grands principes de l'évolution structurelle, formelle et iconographique d'un vaste corpus d'œuvres, ce livre nous oblige à nuancer ce qu'une périodisation toujours contraignante nous amène trop souvent à durcir. La rupture avec les pratiques médiévales est certes un des paramètres qui fondent la spécificité de ces retables baroques, mais force est de constater que persistent, çà et là, des formes et des usages qui témoignent d'une évidente

persistance de certains partis pris médiévaux; les changements sont rarement radicaux, plus souvent composites, inclusifs d'éléments reconsidérés, réappro­priés, réintégrés dans d'autres configurations. Cette reconsidération de l'évolu­tion formelle permet, en outre, de prendre toute la mesure de l'amplification de la structure de ces œuvres qui occupent bientôt presque toute la hauteur du chœur et qui, prolongés, tant latéralement qu'à leur sommet, par divers décors, statues d'anges ou gloires irradiantes, perdent peu à peu leur statut d'image-objet, d'objet mobilier pour se fondre dans l'architecture, s'en faire partie prenante, intégrante, et faire du chœur un lieu proposé à certaines osmoses. Les retables baroques modifient, en effet, radicalement les espaces du sanctuaire qui, cessant d'être cloisonnés, divisés et par là même réservés à certains, offrent désormais à tous la possibilité d'un contact, d'une fusion parfois, voire d'une déperdition dans des mises en scène magistrales et chorales, éclaboussées d'or et de lumières qui figurent la possibilité d'une reconnexion avec Dieu et ses saints. Lieux de condensations métaphoriques qui se conjuguent, comme le relevait Michel de Certeau7, avec une « passion du vide, expression d'une présence-absence» qui invite aux retours sur soi, à une intériorisation de la piété.

Orchestrant de véritables sauts dans l'indicible, dans l'invisible, ces Machinae paraissent relayer la conviction cartésienne selon laquelle la terre et le ciel seraient « faits d'une même matière» ; qu'il n'y pas « plusieurs mondes »8, mais bien « une multiplicité discontinue d'ensembles »9 qu'entreprendraient de relier toutes ces Ascensions, Assomptions et Apothéoses. En réaffirmant l'idée d'une indivisibilité substantielle du monde, ces dernières « empêchent de rapporter l'espace à Dieu », obligeant chacun à le mettre « en lui-même »IO. Dispositifs valeureux dont les auteurs se sont attachés à détailler les stratégies plastiques - alternance d'ombres et de lumières, irradiances, envol de draperies, élans enchaînés et puis brusquement rompus, interrompus - qui assument la terrible fixité d'images, que plus aucun volet ne vient désormais soustraire à l'usure laminante d'une exposition permanente, et qui font le pari de figurer dans la permanence d'un toujours la force évanescente de certains instants, ceux par essence si réticents à la durée que sont les apparitions et autres mani­festations du sacré. Tels sont ici les enjeux de cette histoire formelle du sentiment

religieux qui entend réaccorder les raisons d'être de certaines images avec leurs

« manières de dire », prendre en compte ces « conditions d'énonciation» qui restituent aux sujets, aux actes et au vouloir toute leur force" tout en réinté­grant leur appréhension dans des systèmes de pensées et des modes d'organi­

sation sociale.

Notes

Voir, entre autres, O. CALABRESE, Neo-Baroque. A sign of the times, trad. angl. Ch. LAMBERT, Princeton, 1992. Édition originale: L'età neobarocca,

Rome-Bari, 1987. A. NDALIANIS, Neo-Baroque Aesthetics and Contemporary

entretainment, Cambridge-Londres,

2004. 2 Ouvrage édité avec la collaboration de

l'Association du Patrimoine artistique,

Liège, 2003. V. HERREMANS, 'Eenen loffelycken ende hoffelycken aultaer'. Retabelplastiek in

de Zuidelijke Nederlanden ca. I585-I685, Bruxelles, 2007, 6 vols.

4 H. BREMOND, Histoire littéraire du

sentiment religieux en France, édition intégrale et augmentée sous la direction de Fr. TRÉMOLIÈRES, 5 vols, Grenoble, 2006. Fr. COUSINIÉ, Image et méditation au

XVII' siècle, Rennes, 2008, p. 52. 6 Alarmé par cette situation préoccupante,

le comité d'ICOMOS (International Council on Monuments and Sites) a jugé que le patrimoine religieux était actuellement le patrimoine le plus menacé en Belgique. Voir sur ces questions, parmi une bibliographie de plus en plus abondante, Th. COOMANS,

Les églises en Belgique. Aspects architectu­

raux, enjeux juridiques et approche patrimoniale, dans L.-K. MORISSET, L. NOPPEN et Th. COOMANS (dir.), Quel

avenir pour quelles églises? What future

for wich Churches ?, 2006. 7 Fr. DOSSE, Michel de Certeau. Le

marcheur blessé, Paris, 2002, p. 597. 8 Ibid., p. 133. 9 Ibid. JO Ibid., p. 183. II M. de CERTEAU, La formalité des

pratiques, dans L'Écriture de l'histoire,

Paris, 1975, cité par DOSSE [no 7], p. 580.

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