L'intelligence politique est en voie de disparition

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ISSN : 1251-8441 t s i pour ia civilisation européenne DOSSIER durcit les peines, on invente de nouveaux délits, les prisons sont au bord de l'explosion, et pourtant les Francais ont le sentiment d'étre de moins en moins proteges... Un dossier pour comprendre pourquoi la justice est á l a derive. La justice auifattpeui Le climatoscepticisme est il une maladie ? & j i • = h I B R O I i Déon ecnvain trafique Le négationnisme climatique est devenu Pune des lubies d e l a droite. Ce serait comique s i l e réchauffement planétaire n'était pas une réalité dramatique. Badiou tel qu on raime O ! oc ; LO i cr> en ',

Transcript of L'intelligence politique est en voie de disparition

ISSN : 1251-8441

t s • i pour ia c iv i l i sa t ion européenne

D O S S I E R

d u r c i t l e s p e i n e s ,

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La justice auifattpeui Le climatoscepticisme est il une maladie ?

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POLITIQUE

L'intelligence politique est en voie de disparition m Imé&teUí ic h urna mm^mk • M&zm tmltílím» r í % !

m liberal, m m aé> %' 4e h< V.^ty*- ifc S%MK C -^ñmÉ un bon Européen, émf Un vae« ÍW M $ p a p ? » $mi áécspaiifes, m risque de déplaire... ENTRETIEN AVEC JERÓNIMO MOLINA CANO

Éléments Professeur á l'Université de Mur­cie, et spécialiste de politique sociale, vous avez lancé en 2002 la revue Empresas políticas, qui publie principalement des études de science politique et de philosophie du droit. Elle a déjá fait paraitre douze (copieux) números. Quel est l'objectif que vous lu i assignez ? Quelle est sa raison d'étre ?

Jerónimo Molina Cano Comptetenudemon caractére, la decisión d'éditer Empresas polí­ticas était pour moi la maniere la plus cohe­rente de réagir face á la crise contemporaine de l'intelligence politique. Cette revue est d'abord un projet: celui d'une Université dif-férente, libre, avant tout indépendante et non pas dominée; une Université dans laquelle la différence a sa place. Mais Empresas políticas n'est pas seulement une revue académique: elle exprime un désaccord profond, raisonné et constructif, sur ce qu'on appelle, depuis la mort de Franco, le consensus.

Empresas políticas est aussi une aventure. Elle est une résistance intellectuelle contre l'at-mosphére viciée d'une Université oú i l est par-fois tres difficile de travailler sans étre empoi-sonné par la pólice de la pensée, les mouchards et les imbéciles. L'administration universitaire espagnole accorde son soutien aux études les plus disparates sur le multicullxiralisme, les rela-tions de genre, la gouvernance européenne ou la transition des dictatures á la démocratie dans les pays ibero-américains... Mais i l s'agit le plus souvent de rebuts rntellectuels. I l n'est pas une personne sensée qui accepterait de don-ner un seul euro de sa poche á ees travaux. U n neoconservative américain ou un neoliberal européen dirait que toute cette pagaille cache une gigantesque escroquerie dont la victime

est le contribuable. Pour ma part, je sais qu' i l serait difficile d'obtenir des fonds publics: ce que j appelle le « droit administratif de l'en-nemi», par analogie avec le Feindstrafrecht, est la pour l'empécher. Utiliser la procédure admi-nistrative afin de décréter qu'une question « n'est pas prioritaire » est une forme subtile de censure « démocratique » préventive.

Empresas políticas se consacre done á des thémes prétendument« non prioritaires», ou qui «ne contribuent pas au progrés de la connaissance», selon la législation espa­gnole, tels que la pensée conservatrice, réac-tionnaire et«traditionnelle » espagnole du sié-cle passé, et plus particuliérement celle qui se développa sous la dictature de Franco. Mais je vous rassure de suite: á cette époque, i l y avait des penseurs politiques tres intéressants, certains mémes tout á fait originaux. lis cou-vraient un vaste registre idéologique qui allait

du libéralisme autoritaire (autoritárerLibera-lismus selon la formule de Hermann Heller) au néotradidonalisme. Une tradition fort éloi-gnée du prétendu monolithisme de l'idéolo-gie franquiste qui, en réalité, n'a jamáis existe.

Cela dit, Empresas políticas a aussi d'autres composantes: l'une, intitulée « Hispanoame­ricana », se consacre á la pensée politique d'outre-mer, qui est méconnue en Espagne; l'autre, «Saavedriana», est réservée á la publication d'études sur l 'un des grands pen­seurs politiques du baroque européen, le dipló­mate de Murcie Diego Saavedra Fajardo, un « catholique d'Etat», un machiavélien camou-flé dont l'ceuvre la plus importante, Idea de iinprínápepolítico cristiano representada en cien empresas (ceuvre plus connue sous le titre de Empresaspolíticas qui est aussi le nom de notre revue) est l 'un des modeles les plus achevés du « réalisme politique » espagnol.

Éléments Vous semblez tres préoecupé par l'avenir de l'Université espagnole. Les pers-pectives sont-elles vraiment aussi sombres?

Jerónimo Molina Cano L'Université espa­gnole, comme la majorité des Universités euro-péennes, est malade et désorientée. Elle souf-fre d'une crise grave depuis pas moins de trente ans. Le Processus de Bologne et l'Espace euro-

Né en 1968 dans la province de Murcie, Jerónimo Molina Cano est professeur de politique sociale a l'Université de Murcie. Spécialiste de Cari Schmitt, Julien Freund, Raymond Aron et Gastón Bouthoul, il est notamment l'auteur de «Julien Freund, lo político y la política» (2000), «Rópke » (2007) et «En la caballera de

. un cometa llamado Ernesto \' Giménez Caballero» (2008).

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peen de l'enseignement supérieur, ce grand machín de bureaucrates de Bruxelles, ont anéanti son esprit. Pour moi, l'Université est au contraire un ethos, u n mode de vie. Je suis fier d'expliquer á mes étudiants de l'Univer­sité de Murcie une matiére «démodée», presque en voie de disparition en raison de l'impérialisme du social welfare des Anglo-Saxons et de leurs imitateurs. J'enseigne en effet la politique sociale (Socialpolitik), dont l 'ob-jectif, depuis Gustav Schmoller, est de mora-liser Féconomie.

Malgré les effets catastrophiques de la reforme de l'Université espagnole, en 1983, mon enthousiasme pour Xalma mater est demeuré intact. Mais i l me faut souligner que personne - pas méme pendant la guerre d\ie -n'a fait autant de mal á notre Université que son responsable, le ministre socialiste José María Maravall. Depuis son expérience, i l est banal de voir les professeurs les plus incompétents se convertir en réformateurs du chaos. Le minis­tre actuel de l'Éducation en est un exemple: i l s'agit d'un ex-frére, bourré de ressentiment, qui s'est défroqué pour obtenir n'importe quelle chaire. Si vous ajoutez á cela la bureaucrati-sation des facultes, l'idéologisation des pro­fesseurs, l'anticipation de l'áge de la retraite dans le but d'éliminer en quelques années les professeurs consideres comme «fran-quistes», le mépris pour la recherche des u n i -versitaires pohticards et la saignée économique qu'a entrainé la « démocratisation » de la vie universitaire, vous comprendrez que je sois si affecté par la derive de l'Université espagnole.

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Éléments Cari Schmitt, qui tient une place considerable parmi les auteurs étudiés dans Empresas políticas, a longtemps été beaucoup plus connu et apprécié en Espagne qu'en France ou méme en Italie. Comment l'expliquez-vous ? Et vous-méme, quelle est la partie de l'ceuvre de Schmitt que vous jugez la plus importante ?

Jerónimo Molina Cano Cari Schmitt avait une grande admiración pour les juristes et les écrivains politiques francais. La culture fran-caise oceupait une place privilégiée dans sa reflexión. Je n'en doute pas un instant. Cette admiration intellectuelle n'était pas rare en Allemagne et elle tournait méme parfois á la manie émulatrice. Mais je crois que les sen-timents et l'affection du « Vieux de Pletten-berg » l'inclinaient davantage vers le monde hispanique, dont i l se sentait plus proche. Au sein du monde catholico-romain, mon pays est celui qui benefician le plus de sa sympa-

thie. En mai 1951, i l fut recu comme un véri-table « classique vivant» par les universitaires et les juristes des grandes villes espagnoles. Aprés ees premieres retrouvailles, les liens de Schmitt avec l'Espagne devinrent aussi fami-liaux puisque sa filie se maria avec le profes­seur d'histoire du droit de l'Université de Saint-Jacques-de-Compostelle, Alfonso Otero. Ses quatre petits-fils sont galiciens et espagnols, et vivent á Saint-Jacques.

Dans le prologue de ses Ecrits politiques (1941), Schmitt dévoile ouvertement sa sympathie pour l'Espagne et son peuple. L'ex-plication de cette attitude est sans doute dans la párente avec le catholicisme, la connaissance de l'histoire politique du pays, l'estime pour le Pére Vitoria et Juan Donoso Cortés, voire la bienveillance qu' i l manifesta á Franco et á son régime, sur lequel i l exerca, indirectement, une influence incontestable.

Cela dit, i l faut souligner que le lien de Schmitt avec l'Espagne est antérieur á la guerre chile et méme á la République. En fait, Schmitt a marqué la politique espagnole á toutes les époques de sa vie. A l'exclusion du cas étrange de Karl Krause, un philosophe allemand de troi-siéme classe, qui captiva une partie tres impor­tante de l'intelligentsia espagnole de 1860 á 1936, aucun juriste ou penseur politique euro­péen moderne ou contemporain n'a jamáis eu Finfluence de Schmitt en Espagne. A par­tir de 1923, celle-ci s'est exercée sur tous les régimes. L'efficience des catégories schmit-tiennes a évidemment varié selon les époques. Minime á la fin de la « dictature commissoire »

du general Primo de Rivera (qui

Je n'est é t a í t r oP a " a c h é e a u n e i df e f o r -mahste du droit pour avoir le cou-

'llístiíff rage d'évoluer vers une dictature constituante), elle fut maximale

«piff «6., s o u s j e f r a n q U j s m e ! m o m s d'ailleurs á l'époque du mimétisme totali-

taire qu'au cours des années 1950 et 1960. La doctrine de « défense de la Constitution » de Schmitt infiua de maniere décisive sur la Loi organique de l'Etat de 1969. Mais, des les années 1930, les constitutionnalistes de la I I e Répu­blique s'étaient aussi intéressés á Schmitt. lis voyaient dans sa Théoriedela Constitution i m arsenal de concepts pour rectifier et épurer de ses graves imperfections techniques la Consti­tution de 1931. Ce n'est qu'aprés 1935 et la crise finale de la IF République qu'ils s'éloi-gnérent de Schmitt, le considérant alors comme un ennemi du constitutionnalisme liberal.

La Constitution espagnole actuelle, édic-tée par le roi au terme d'un processus pseudo-constituant digne d'un État duTiers-monde, n'est évidemment pas á la hauteur de l'his­toire juridique de l'Espagne. Elle fut élaborée en tournant résolument le dos á la tradition de la nation. Le constitutionnalisme européen du second aprés-guerre fut importé en Espagne, mais, paradoxalement, certaines

lecons de Schmitt furent á nouveau recues dans la péninsule par cette voie détournée. Ajou-tons que l'adoption du « pacte constitution-nel» de 1978 n'aurait pas été possible si elle n'avait pas été précédée, en 1976, d'une tres habile révolution légale. On s'appuya alors sur une véritable constitution-pont, la loi de reforme politique, qui , d'un point de vue technico-constitutionnel, fut l'équivalent de la fameuse «loi d'autorisation » de Hitler. Cela dit, en dehors de cet épisode singulier, le droit public espagnol d'aujourd'hui, expression d'un normativisme radical, est tres éloigné des caté -gories schmittiennes.

A vrai diré, sauf rares exceptions, le consti -tutionnalisme espagnol actuel est dépourvu d'intérét. I I manque d'originalité; i l est ser-vile et antipolitique. L'assommant et inlassa-ble « autodafé » de Schmitt n'est pas sans avoir contribué á cette lamentable situation. I I serait pourtant bon de méditer sur l'expérience que Schmitt resume dans son ceuvre constitu-tionnelle, qui reste toujours d'une grande actúa-lite. Mais le probléme, c'est que l'Espagne d'au­jourd'hui a besoin de bon sens et d'une dose considerable de chance. Or, avec la classe pol i ­tique actuelle, i l faudrait un miracle.

Eléments Oú en sont aujourd'hui les études schmittiennes dans votre pays ?

Jerónimo Molina Cano Lescirconstancesque je viens de rappeler permettent de compren-dre l'état de décadence dans lequel se trou-vent les études académiques schmittiennes en Espagne. La plupart sont répétitives et n'ap-portent rien de sérieux. La damnatio memo-riae prédomine.Toutes les occasions sont bonnes (articles, préfaces ou postfaces) pour diffamer le vieux juriste. I I y a bien sur, la encoré, des exceptions. Mais méme la qualité des éditions des ceuvres de Schmitt a beaucoup baissé. Les vieilles traductions espagnoles des années 1930 sont reproduites sans prendre la peine d'ex-purger les imprécisions signalées á l'époque. On reimprime avec paresse Terreetmer, et on dissimule la pauvreté de l'édition derriére une préface du germaniste italien Franco Volpi. On se refuse á offrir une édition complete de La dictature pour des raisons qui m'échappent. L'essai sur le Grofsraum est toujours tabou... Mais á quoi bon insisten Une édition de La tyrannie des valeurs, comme celle de Jorge E. Dotti, publiée i l y a quelques mois en Argén -tine, est impensable en Espagne. Pour ne pas parler d'une traduction de Positionen und Begriffe, comme celle d'Antonio Caracciolo en Italie. . .

Éléments Au cours de sa vie, Schmitt entre -tint des rapports étroits avec un certain nom­bre de grands juristes et de philosophes du droit espagnols. En dépit de l'importance de leurs ceuvres, ees juristes sont en France des incon-

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ñus. Pourriez-vous nous présenter les plus inté-ressants d'entre eux ? De facón plus genérale, quelles ont été au XX* siécle les principaux cou-rants de la philosophie politique et du droit politique en Espagne ? Quels sont les noms á reteñir ?

Jerónimo Molina Guio Deux lieux com-muns sur la pensée espagnole du XX6 siécle (sur-tout de son second tiers) m'agacent particu-liérement. I l s'agit du monolithisme de la pen­sée et du « désert intellectuel» de la vie espa­gnole. Deux mystifications absolues! En réa-lité, le prétendu «désert» était une « forét méditerranéenne » avec des espéces tres intéressantes et tres resistan tes au « change-ment climatique ». L'explication de ce men-songe est simple: lorsque Franco rompit le blo-cus international au mil ieu des années 1950, i l ne resta plus qu'un seul recours á ses adver-saires: déplorer l'obscurantisme culturel du régime. Le franquisme était supposé avoir fait de l'Arcadie républicaine une société répri-mée par les cures et soumise á une implaca­ble censure. Mais i l n'est pas vrai que le fran­quisme constitua une rupture profonde dans la vie intellectuelle du pays, et que la reprise ne se fit qu'aprés la « recuperación » de la démo-cratie. Ceux qui le croient se nourrissent de clichés.

La réalité est bien différente: l'exil décima la classe intellectuelle espagnole, mais beau­coup d'efforts furent faits pour réinsérer les exclus. U n exemple connu est celui du groupe de la revue Escorial, des « phalangistes libé-raux», Pedro Laín Entralgo, Dionisio Ridruejo, etc. Je ne m'attarderai pas sur ce point, mais je tiens á rappeler que le régime de Franco connut une extraordinaire floraison de la pen­sée politico-juridique.Au sein d'une pléiade d'auteurs, certains formaient ce que j'appelle l'« école de droit politique espagnol». Je crois que l'Espagne n'a pas connu un phénoméne semblable depuis l'école de Salamanque au Sié­cle d'or, pas méme au Xixe siécle qui fut pour-tant marqué par l'intelligence supérieure de Juan Donoso Cortés et par les remarquables esprits que furent Jaime Balmes et Antonio Aparisi y Guijarro.

Les penseurs politiques intéressants ne sont pas seulement des auteurs de traites de droit politique, discipline qui, en Espagne, est essen-tielle du point de vue de l'histoire des idees. Mais encoré faut- i l savoir que le droit p o l i ­tique espagnol ne se confond pas avec le droit constitutionnel de bon nombre des pays d'Eu-rope. Son domaine est beaucoup plus vaste. I I couvre la science politique, la sociologie, la théorie de l'Etat et la philosophie politique, soit l'ensemble des savoirs politiques. Pour repondré á votre question, je citerai quelques noms importants, qui ne sont pas connus hors d'Espagne. U n cadre élémentaire permet de les présenter.

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Un récent numero d'«Empresas políticas» avec, en couverture, un portrait d'Ángel López-Amo.

Les classifications idéologiques conven-tionnelles- phalangistes, démocrates-chrétiens, technocrates, intégristes, etc. - , ne servent pas á grand-chose. Je crois plutót que l'histoire des idees politiques doit trouver un axe ordon-nateur interne aux idees, une sorte de Zen-tralbegrijf. Dans le cas de l'Espagne, ce « concept central» est l'Etat. Javier Conde, un des grands penseurs de cette époque, disait que le véritable sujet de l'histoire pohtique de l'Es­pagne est la lutte contre le Léviathan, l'Etat modeme. Dans cette « guerre des géants», la monarchie espagnole fut mortellement bles-sée. Soulignons que la forme politique de la monarchie espagnole n'était pas celle de l'Etat -nation européen. L'histoire de la décadence espagnole, dans son sens le plus profond, est celle d'une nation incapable d'adopter la forme politique modeme. D'une certaine maniere, cette «non-étaticité» de l'Espagne lu i coüta l'Empire. Elle fut aussi responsable des guerres civiles du Xixe et du xx e siécle. 1936 marqua une étape. Le processus d'étatisation qui avait été initié par la IF République fut réalisé par Franco. Conde disait á ce propos que Franco avait donné á la nation espagnole la forme et l'habitude de l'Etat. Or, précisément, cette atti-tude envers l'Etat permet de classer « non-idéo-logiquement» les plus intéressants penseurs politiques espagnols des années 1935-1975.

I I y a, en premier lieu, les partisans de l'Etat et seulement de l'Etat. lis sont convaincus que l'« étatisation » de la nation espagnole est u n imperatif historique qui ne peut étre retardé sans mettre en péril la survie de la commu-nauté politique. Javier Conde, ami, traducteur et disciple de Schmitt, est le meilleur repré-sentant de cette position. Ses livres, El hom­

bre, animalpolítico et Teoríay sistema de las for­mas políticas, sont deux classiques contempo-rains de philosophie politique. U n second auteur tient une position semblable, i l s'agit de Jesús Fueyo, dont nous éditerons prochai -nement une anthologie: El Estado y la consti­tución de España. Mais le livre le plus ambi-tieux de Fueyo est El retomo de los Budas (Le retour des Bouddhas), un essai de politique-fiction sur la décadence de la pensée, construit a partir d'un dialogue avec Nietzsche,Tocqueville et Schmitt.

Gonzalo Fernández de la Mora - théori -cien de l'«Etat des ceuvres» (ou de l'«État des réalisations ») et de l'oligarchie comme forme transcendantale de gouvernement-, se réclamait plutót de l'« Etat administratif ou de droit». De la Mora développa, non sans o r i -ginalité, la thése du Crépuscule des ide'ologies, qu'il ne faut pas confondre avec La fin des vdéo-logies de l'Américain Daniel Bell. I I faut enfin citer Rodrigo Fernández-Carvajal, auteur de La Constitución española, un des rares traites sur le régime des «lois fundamentales » que ce j uriste avisé qualifiait de « dictature consti -tuante de développement».

Cela étant dit, i l convient de souligner que l'Etat a toujours eu des adversaires en Espagne. A l'époque qui nous intéresse, on pouvait dis-tinguer parmi eux deux groupes d'intellec-tuels. Le premier est celui des anti-étatistes qui rejettent l'Etat parce qu'ils le jugent contraire á la tradition nationale. La décadence n'est pas, selon eux, la conséquence d'une insuffisante étatisation, mais l'effet néfaste de í'effort de création de l'Etat á partir de PhilippeV, pre­mier des Bourbons. Mentionnons ici le spé­cialiste de droit romain, Alvaro d'Ors et son ceuvre La violenciay el orden, ainsi que le p h i -losophe Rafael Gambra, connu pour ses tra-vaux sur la monarchie traditionnelle. Le second groupe anti-étatiste rejette le processus d'éta­tisation de la société parce qu' i l met en dan-ger les libertes personnelles et détruit les corps intermédiaires. On trouve ici le monarchiste, grand divulgateur d'idées, Rafael Calvo Serer, dont on peut lire encoré avec profit Lafuerza creadora de la libertad. On peut encoré citer le nom de Angel López- Amo, jeune juriste, mort prématurément, qui publia entre autre Elpoder político y la libertad, une défense de la monar­chie de la reforme sociale inspirée de l'AUe-mand Lorenz von Stein.

Éléments Pourd'évidentesraisonshistoriques, l'Espagne entretient traditionnellement des liens avec 1'Amérique latine ? Pouvez-vous nous en diré plus long ?

Jerónimo Molina Cano Méme les plus farouches partisans de la «légende noire espa­gnole » se doivent de reconnaitre la singula-rité des liens qui, deux cents ans aprés l ' i n -dépendance, unissent encoré les membres de

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la communauté spirituelle que l'écrivain Ramiro de Maeztu appelait FHispanité. La per-sistance de cette « maniere d'étre » qu'est l'His-panité ne peut pas étre comprise á partir d'un point de vue indigéniste. Cette falsificación de l'histoire qu'est l'indigénisme a d'ailleurs pour deplorable effet l'exploitation spirituelle des Indiens. Des peuples aux conditions de vie dégradées sont en effet réduits á une existence folklorique, presque fantomatique, infmiment plus atroce que toutes les exactions commises par les encomenderos, ees maitres d'Indiens que les rois d'Espagne, qui ne les aimaient guére, réprimaient souvent.

Cette continuité culturelle entre les deux rives de FAdantique, que nous appelons el charco («la mare ») , repose en partie sur l'unité de langue, un phénoméne spontané qui n'est pas le résultat d'initiatives politiques, mais le fruit d'une expansión autonome, rarement dirigée. I l est possible que, dans certaines zones, l'his-panisation des Indiens, ou des Américains autochtones, n'ait été que superficielle... Mais ce fait contredit l'habituel catalogue d'atro-cités dont les Espagnols sont aecusés, lequel est lui-méme dépassé dans l'imaginaire indigé­niste par la liste des exactions attribuées au pré-sident argentin Julio A. Roca lors de la cam-pagne de «conquéte du désert». Mais pour en revenir á la langue, i l est certain que les expressions et les particularismes de l'espa-gnol d'Amérique, y compris ceux que mon ami Néstor Montezanti appelle « rioplatense », c'est-á-dire de l'estuaire du Rio de la Plata, sont aussi familiers aux hispanophones de la péninsule que les dialectes des régions mer i ­dionales de rEspagne que sont l'andalou, le mur­cien ou le canarien.

Éléments Vous vous étes vous-méme rendu á plusieurs reprises en Amérique du Sud, notamment, en compagnie de notre ami Gün-ter Maschke, pour un colloque consacré á Cari Schmitt...

Jerónimo Molina Cano Effectivement, c'est en aoút 2006 qu'eut lieu á Medellin un sym-posium sur la pensée de Schmitt. Günter Maschke y joua un role éminent. Jai pris depuis pour habitude de l'appeler, sur un ton m i -blagueur, mi-sérieux, l'« avocat américain de Schmitt». Pour ne citer que deux exemples, i l a fait connaítre le « Vieux de Plettenberg » en Colombie et au Pérou au debut des années 1990, lors des lecons qu' i l a données á l'École de guerre navale de la Punta. De la reunión de Medellin i l reste un livre: Cari Schmitt eolí­tica, derecho y grandes espacios, qui contient notamment des pages intéressantes sur la guerre civile en Colombie et le concept d'ennemi...

Mais l'Hispano-Amérique est un monde peu propice aux généralisations. Son homo-généité culturelle est marquée par de nom-breuses et tres profondes différences politiques.

Mon expérience personnelle est bien plus modeste. Je ne connais que Santiago, La Plata, Buenos Aires et Medellin. Et encoré, je ne peux vraiment parler que de mes relations avec les collégues d'une demi-douzaine d'universités. Quant aux impressions de mon voyage de jeu-nesse á La Havane et d'une soirée hallucinante passée au Capitole National de cette ville, elles sont plus lointaines. J'y revois déambuler, tels des figurants ou des caricatures d'eux-mémes, les gloires nationales cubaines de l'époque. Je me souviens de l'athléte Alberto Juantorena imprimant sa signature sur les bagues des cigares Cohiba avant que n'apparaisse Fidel Castro pour saluer chaleureusement un á un tous les assis-tants. Ainsi va la vie! Que restera-t-il de cette derniére icóne vivante de la gauche, de cet homme qui fit la révolution (la « robolution », comme disent les exilés cubains), qui affronta les Etats-Unis, étonna le monde et appauvrit son pays (en 195 8, le revenu par habitant était l 'un des plus eleves d'Hispano-Amérique) ? Peut-étre conservera-t-on l'image pathétique d'un vieux malade en phase termínale qui sou-rit , avec une mine de retraité, en compagnie de Hugo Cha vez...

Éléments Que pensez-vous du changement de eyele politique aprés l'arrivée au pouvoir de Hugo Chávez ?

Jerónimo Molina Cano Cette photo, dont je vous parláis á l'instant et qui a fait le tour du monde, n'était pas le fruit du hasard. Sur le plan symbolique, Chávez se veut l'héritier des grands caudillos d'Amérique, de Bolivar á Castro. I I souhaiterait les incarner tous. I l a done inventé un «socialisme bolivarien » qui, je crois, discrédite la doctrine bolivarienne, cet ideal rayonnant et rassembleur qu'est le Grojl-raum hispanique, pour reprendre un terme schmittien. Car, au final, l'espace que n'occupe pas le vrai bolivarisme sera sans doute acca-paré par le panaméricanisme, cette idéologie juridique internationaliste, cette invention nord-américaine du debut du siécle passé qui n'a d'autre objectif que de rendre la doctrine de Monroe un peu plus presentable. Chávez est un rustre á la couardise démontrée. Je crois qu'il est un ennemi objectif de l'idéal hispano-américain et je doute qu'il représente une digue altermondialiste contre le One World. I l est plu -tót un modeste accélérateur du désordre.

Sa politique constitutionnelle mérite cependant quelques autres considérations. Elle est en train de mettre á l'épreuve la doctrine du constitutionnalisme liberal de la défense de la constitution, et plus particuliérement ce qu'on pourrait appeler la doctrine de la « défense préventive ». Chávez est un putschiste classique qui a d'abord échoué dans les années 1990; un militaire amateur de pronunciamientos qui a appris par la suite le secret de la révo­lution légale. Son succés et sa longévité au pou­

voir tiennent á sa capacité á exploiter les failles constitutionnelles et á son habileté á soumettre la Constitution, qui lu i a permis d'accéder á la présidence, á de continuelles reformes. Mais le temps des coups d'Etat est passé. lis ne ser-vent plus, disait Jesús Fueyo i l y a deja plus de cinquante ans,« qu'á augmenter le désordre des peuples ». J'ajouterai pour ma part que cela est encoré plus vrai lorsqu'il n'y a pas de véri-table Etat, forme politique qui, á l'exception du Chili, les « Flandres indiennes», n'existe pas en Amérique hispanique, du moins au sens schmittien de « konkreter, an einegeschichtliche Epoche gebunderer Begriff•>.

Dans les pays politiquement non struc-turés, la politique néosubversive de Chávez est infiniment plus efficace que le putschisme tra-ditionnel. Elle a d'ailleurs vite trouvé ses i m i -tateurs. Ainsi, Morales et Correa,sont deux adeptes de la révolution légale, qui ont t r iom-phé en Bolivie et en Equateur. López Obra­dor a échoué électoralement au Mexique. Ollanta Húmala, un putschiste frustré, a perdu les élections au Pérou. Le véritable putschisme d'aujourd'hui, au sens que lui donne la gauche, est la révolution légale. Un autre exemple récent est celui du président déposé du Honduras, le « richard » Manuel Zelaya. Le cas du H o n ­duras est en quelque sorte le paradigme de la confusión qui régne dans l'esprit des Occi-dentaux lorsqu'il leur faut défendre la Consti­tution. I I ne s'agit pas de juger ou d'accuser d'intentions oceultes l'une ou l'autre des par-ties en présence. Mais peut-on nier que l'élec-tíon de Roberto Micheletti par le Congrés natio-nal n'ait eu d'autre objectif que de défendre la Constitution au sens positif de Schmitt ? Qui a autorité pour exiger qu'une nation comme le Honduras se laisse dépouiller des instru-ments de protección de sa Constitución ? Serait-ce un professeur de droit de Madrid, de Karls-ruhe ou du Luxembourg ? Et en se basant sur quoi ? Au nom de quelle idee morbide de la démocratie ? I l est proprement scandaleux de demander au Honduras ce qui serait absolu-ment inacceptable en Europe ou aux Etats-Unis. Et le comble, c'est qu'on discute sur le point de savoir si les droits de l'homme ont été vio­les lorsque le pauvre petit Zelaya a été expulsé en pyjama de son pays. La résistance du peu-ple hondurien devant le harcélement inter­nacional est une lecon de dignité politique. J'avoue que ce petit pays d'Amérique céntrale a pour cela toute ma sympathie.

Éléments Cari Schmitt et les grands juristes espagnols ne sont évidemment pas les seuls auteurs auxquels vous vous étes intéressé.Vous avez consacré votre thése de doctorat á Julien Freund.Vous avez également écrit sur Gastón Bouthoul, Raymond Aron, Wilhelm Rópke et bien d'autres. Comment avez-vous découvert ees auteurs ? Quels enseignements tirez-vous de leurs travaux ?

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POLITIQUE

Jerónimo Molina Cano Vous mentionnez des écrivains qui ne sont pas précisément popu-laires. Tous ont des admirateurs, mais leurs adversaires et leurs détracteurs sont beaucoup plus nómbreme. Mon approche de Freund, Bou-thoul et Aron, liste á laquelle j'ajouterai Ber-trand de Jouvenel pour étre plus complet, est en quelque sorte la synthése de ma rencon-tre avec une partie de la pensée politique fran-caise du XXo siécle, que ¡'admire pour la rigueur et la profondeur de son réalisme. J'ai entendu parler pour la premiére fois de Julien Freund á l'occasion de lecons que donnait Dalmacio Negro á la faculté de sciences politiques de l'Université Complutense de Madrid. Par une inclinaison naturelle, Freund m'a conduit ensuite vers ees autres auteurs.

En ce qui concerne Rópke et les grands éco-nomistes de l'école ordolibérale, qui est pour m o i fondamentale, je me suis tourné vers eux parce que j'étais décu par l'aveuglement de l'école autrichienne face á la politique, acti-vité primordiale dans laquelle elle ne veut voir qu'un épisode aigu de rinterventíonnisme éco-nomique. Les économistes ordolibéraux, comme Walter Eucken, enseignent au contraire que l'économie n'est pas une acti-vité autonome, anarchique et amorale, mais un domaine de l'action humaine qui se dete­riore lorsqu'on ne tient pas compte de l'idée de « plan », postulée par toute action écono-mique, individuelle ou collective. Le marché en tant qu'institution n'est pas pour eux une production inconsciente des relations sociales, mais une creación politique que le droit garantit et perfectionne.

Éléments En France, l'occupation de l'Espagne par les troupes de Napoleón est de nos jours bien oubliée. Les Espagnols, eux, conservent souvent un souvenir tres vi f du Dos de Mayo! Beaucoup d'entre eux, d'ailleurs, manifestent volontiers envers la France des sentiments p lu ­tót reserves. Peut-on parler d'une incompré-hension franco-espagnole ? De quoi se nour-rit-elle encoré aujourd'hui ?

Jerónimo Molina Cano Les relations p o l i -tiques entre la France et l'Espagne ont été rare-ment pacifiques. Ce qui est somme toute nor­mal entre deux peuples voisins et rivaux. Selon les époques et la bonne étoile de chacune de ees deux nations, l'une ou l'autre a prévalu. En tout cas, les relations hispano-francaises tranchent avec l'indifférence mutuelle dans laquelle vivent, malheureusement, l'Espagne et le Portugal depuis plus de trois siécles. Du cóté espagnol, la désaffection pour la France, s'est développée á partir de la guerre deTrente ans. Au fil des ans, un profond sentiment anti-franjais s'est enraciné dans le peuple. Disons que le soulévement du 2 mai 1808 actualisa les vieilles méfiances. I I reactiva une curieuse tradition pamphlétaire. Méme au Siécle d'or,

Saavedra Fajardo (comme d'ailleurs Francisco de Quevedo) fut un auteur reputé de pam-phlets antifrancais dont i l se servait pour com-pléter son action diplomatique. Ses libelles Sus­piros de Francia (« Soupirs de France ») et Las locuras de Europa (« Les folies de l'Europe ») sont la pour en témoigner. Et que diré des bro-chures imprimées au Xix c siécle pendant la « guerre contre le franjáis»?

Au x x e siécle, á leur tour, les écrivains de la generation phalangiste critiquérent exagé-rément la France. Deux auteurs se distingué-rent: Ernesto Giménez Caballero pour son ¡ Hay Pirineos ! et Rafael García Serrano, dont les romans sont marqués par l'animosité et méme le mépris franjáis envers l'Espagne. U n jugement évidemment mal supporté par For-gueil du peuple espagnol. Le slogan irrespec-tueux de la guerre civile «Mecagoenfrancia» (littéralement « Jechiesurlafrance ») resume ees sentiments natíonalistes. I l fut glosé par Gar­cía Serrano dans son Diccionario para un macuto (« Dictíonnaire pour un sac á dos»), sans doute l 'un des meilleurs et des plus beaux livres de la guerre civile:« Les pays qui depuis le debut manifestérent leur amitié pour l'Espagne natio-nale furent le Portugal, l'Italie, l'Allemagne et le Guatemala, écrit García Serrano. Le gou-vernement francais choisit les Rouges des le premier coup de feu et méme bien avant. Ce fait, et d'autres comme les écriteaux "Cafés avec vue sur la guerre d'Espagne" qu'exhibaient cer-tains établissements de la frontiére [ . . . ] les innombrables assassinats commis par Marty, Thorez et toute la racaille du communisme franchouillard [ . . . ] attirérent l'inimitié du camp national sur notre voisin. Populairement, la France était jugée responsable de bon no m ­bre de nos malheurs. U n commercant fute eut l'idée de coudre sur une bandelette de toile les drapeaux du camp national, de la Phalange, du Requeté, de l'Italie, du Portugal, de l ' A l ­lemagne et du Guatemala. A partir de ce jour,

i l n'y avait pas un citoyen qui n'arborát cet insigne distinctif sur Funiforme ou le revers de la veste.»

Que je sache, un des derniers rejetons du genre est le livre d'Eloy Herrera publié en 1983: Francia, verdugo de Españoles (« France, bour-reau d'Espagnols » ) . I I s'agit d'un réquisitoire amer sur le destín des Espagnols « refugies» dans le camp de concentration d'Argelés-sur-Mer. Ces derniers y subirent la faim, les mala-dies et toutes sortes de vexations. La publica­ción de ce livre coincida d'ailleurs avec les pires conséquences de la politique de l'autruche que menait alors la France face au terrorisme de l'ETA. Giscard d'Estaing, disait-on á l'époque, prétendait apporter ainsi la démocratie á l'Es­pagne ! Tel était du moins le point de vue des antifranquistes européens. A la fin des années 1980, on évoquait encoré en Espagne, et sou­vent avec rage, le « sanctuaire terroriste du sud de la France ». Ce fut une époque mise­rable oú Fon trafiquait avec la vie des gardes civils.

Malgré les offenses, malgré la pire des inva-sions, celle des Bourbons, qui régnent encoré en Espagne gráce au mauvais calcul politique de Franco, les Pyrénées n'ont cependant jamáis empéché les relations culturelles entre les deux nations. Des considérations spéciales mérite-raient d'étre faites sur les réactions espagnoles contre l'article « Espagne » de Nicolás Masson de Morvillers, publié au x v i i f siécle dans YEn-cyclopédie méthodique. Devant l'affirmation outranciére que l'histoire de la civilisation ne doit rien á l'Espagne, Antonio José Cavanillas s'insurgea dans son livre Unas observaciones sobre elartíado « España »(17 84) et Juan Pablo For-ner protesta énergiquement dans Oración apo­logética por la España (1786). Le plus surpre-nant n'est pas que des raisonnements et des arguments concrets aient été développés en réponse aux auteurs franjáis, mais que l'af­firmation des valeurs nacionales soit devenue

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un impératif patriotique pour de nombreux intellectuels espagnols. Pour ne citer qu'eux, José Cadalso rédigea une Defensa déla nación española contra la carta persiana LXXVIII de Montesquieu (1768), et Marcelino Menéndez Pelayo écrivit ha ciencia española á la fin du Xix e siécle. I l y a encoré á peine quelques mois, l'historien Luis Suárez publiait Lo que el mundo debeaEspaña (« Ce que le monde doit á l'Es­pagne » ) . Je crois qu' i l n'y a pas beaucoup de pays d'Europe oú l 'on s'est autant préoccupé de dresser ce genre de bilan.

Éléments Quels sont vos projets ?

Jerónimo Molina Cano Pour étre précis, je prepare l'édition d'une anthologie d'Ernesto Giménez Caballero, mon violón d'Ingres. Elle contiendra di vers textes sur des thémes fran­jáis, notamment '.AdmirableFrancia, enemigo admirable, une combinaison suggestive d'ad-miration dévote pour la culture francaise et d'odiumpoliticum.

Éléments Quel jugement portez-vous sur le moment historique que nous vivons

aujourd'hui ? Quels sont les grands enjeux des années qui viennent ?

Jerónimo Molina Cano Plus que les grands défis de ce siécle - car toutes les époques ont les leurs-, ce qui me préoccupé c'est la dis­parition de Trntelligence politique dans de larges secteurs de l'élite au pouvoir (partís, p o l i t i -ciens, journalistes et conseillers auliques). Nous vivons en effet dans une époque stupide. L'igno-rance et la frivolité vont de pair. Gouverne-ment et opposition sont en concurrence... pour l'inaptitude et l'arrivisme. Á moyen terme, on ne saurait imaginer comment évolueront les régimes démo-libéraux qui, implantes en Europe á l'issue de la Deuxiéme Guerre m o n -diale, voient leur cycle s'achever. Imaginez-vous une conversation sur ce théme entre Zapa­tero et Berlusconi ? Ou leur hypothétique dia­logue sur l'entrée de laTurquie dans l 'Union européenne ? Que je sache, on ne saurait trop demander á l'intelligence de Zapatero - s'agit -i l d'un pauvre diable ou d'un dangereux imbé-cile ? Je vous laisse repondré. Gagner les élec-tions est une chose, mais décider et exécuter une politique en est une autre. Et les hommes

politiques européens capables de faire les deux ne sont pas legión.

Éléments Les «élites» pol i tico-intellec-tuelles espagnoles ont longtemps été tiraillées entre l'attraction pour 1'Hispanité et pour l'Eu-rope. Mais depuis les années 1980, l'« atlan-tisme » semble étre devenu leur denomina -teur commun. Sur ce point, on ne voit pas vrai-ment de différences entre les positions d'Az-nar et du PP et celles de Zapatero et du PSOE. Est-ce á diré qu'aujourd'hui le concept de « grand espace européen » n'a plus aucun echo en Espagne ?

Jerónimo Molina Cano I I y a des années que le débat sur le grand espace européen a été rem­placé en Espagne par un bavardage vide et sans substance sur 1'Union européenne. Cette rhé-torique n'a qu'une valeur circonstancielle, mais i l faut néanmoins en teñir compte car la pré-sence médiatique massive des « européistes » empéche que l 'on entende la voix des « bons Européens » qui existent en Espagne.Vous avez raison de diré qu'en dépit des nuances, i l n'y a pas de grandes différences entre l'atlantisme du Partí Populaire et celui du PSOE. Méme Zapatero qui, en son temps, avait ridiculisé l'amitié supposée d'Aznar et de Bush, a sup-plié sans la moindre dignité Obama de le rece-voir. Sa mine á la Maison Blanche était atter-rante. On aurait dit un enfant devant Mickey Mouse.

Cela dit, si l'atlantisme espagnol actuel est incompatible avec l'« hispanoaméricanisme », cela n'a pas été toujours le cas. Le virage n'est dü qu'á une classe politique et intellectuelle complexée. Cet atlantisme est une doctrine l i m i -tée par les intéréts géopolitiques des puissances riveraines de l'Atlantique-nord (plus parti-culiérement les« Yankees» et lesAnglais), qui sont généralement contraires aux véritables inté­réts de l'Europe. Mais en Espagne, l'« atlantisme » a eu longtemps une tout autre significación: disons depuis les premiers Bourbons (1700) jusqu'á Franco. C'était alors la position la plus conforme aux intéréts de l'Espagne. En se lan-jant dans 1'Atlantique-sud, en se tournant vers les vice-royaumes américains, la monarchie espagnole s'est débarrassée du lourd fardeau de l'héritage européen laissé par Charles Quint. En 1945, la diplomatie franquiste parvint á rom-pre le blocus de la faim decreté par l 'ONU -un blocus qui avait évidemment, comme on le disait, des fins« humanitaires » ! - gráce á un accord passé avec l'Argentine de Perón. Mais l'abandon de cette politique de 1'Atlantique-sud ou de 1'Hispanité, deja entamé sous le fran-quisme pour se faire pardonner je ne sais quel peché contre la démocratie, ne fut pas préci-sément une réussite. •

Propos recueillis par Alain de Benoist et traduits par A.C.I.

Les auteurs cité par Jerónimo Molina Cano Aparisi y Guijarro. Antonio (1815-1872), avocat, grand orateur. député et sénateur traditionaliste-carliste. Balmes, Jaime (1810-1848), philosophe et théologien catalán. Ses ouvrages les plus connus sont: El criterio et El protestantismo comparado con el catolicismo en sus relaciones con la civilización europea. Cadalso, José (1741-1782), écrivain et militaire. Calvo Serer, Rafael (1916-1988), professeur d'hístoire de la philosophie espagnole et de philosophie de l'his­toire, membre de l'Opus Dei, partisan de Juan de Borbon, monarchiste liberal dans les années 1960. Cavanilles, Antonio José (1745-1804), botaniste et naturaliste. Conde, Javier (1908-1975), professeur de droit politique á l'Université céntrale de Madrid, directeur de linstirut d'études politiques. ami et traducteur de Schmitt. Donoso Cortés, Juan (1809-1853). philosophe traditionaliste, parlementaire et diplómate. Son ceuvre célebre, Essai sur le catholicisme, le libéralisme et le socialisme, a été publiée en France en 1851 (derniére rééd. 1986), peu de jours aprés sa parution á Madrid. D'Ors. Alvaro (1915-2004). juriste. spécialiste du droit romain et du droit canon, professeur á l'Université de Pampelune. Fernández-Carvajal. Rodrigo (1924-1997) professeur de droit politique á l'Université de Murcie. Fernández de la Mora (Gonzalo) (1924-2002). essayiste politique monarchiste. II fut secrétaire d'État aux Affaires étrangéres, ministre plénipotentiaire. ministre des Travaux publics. vice-président de FAlliance populaire et député de la Transition. Fondateur de la revue Razón epañola. Fomer, Juan Pablo (1756-1797), écrivain polémiste «ilustrado», professeur de jurisprudence á Salamanque. Fueyo (Jesús) (1922-1993), écrivain, professeur de droit politique (á Santiago puis á Madrid) et directeur de I'Ins-titut d'études politiques. Gambra. Rafael (1920-2004), philosophe. historien et écrivain traditionaliste-carliste. García Serrano. Rafael (1917-1988), écrivain et journaliste phalangiste. Giménez Caballero, Ernesto (1899-1988), professeur de littérature á l'école officielle de journalisme, diplómate, promoteur de l'avant-gardisme littéraire et du «fascisme» espagnol. Laín Entralgo, Pedro (1908-2001), écrivain, professeur d'histoire de la médecine á l'Université Complutense de Madrid. II incarna successivement l'esprit pro-Axe et belliciste de la FET, puis la Phalange libérale. 11 devien-dra antifranquiste a la fin des années 1950. López-Amo. Ángel (1917-1956), monarchiste, professeur de droit. Maeztu. Ramiro de (1875-1936), écrivain et journaliste de la Génération de 98. Monarchiste. collaborateur de la revue Acción española, il fut assassiné au debut de la guerre civile Menéndez Pelayo, Marcelino (1856-1912). historien des idees et de la littérature espagnole et bispano-améri-caine. Membre de l'Académie royale espagnole et directeur de la Bibliothéque nationale. Negro Pavón, Dalmacio (né en 1931). professeur d'histoire des idees á l'Université Complutense de Madrid, puis de sciences politiques a l'Université CEU San Pablo. Otero, Alfonso (né en 1925). professeur d'histoire du droit á l'Université de Saint-Jacques-de-Compostelle, beau-fils de Cari Schmitt. Quevedo, Francisco de (1580-1645) homme politique et écrivain parmi les plus prestigieux du Siécle d'or. Ridruejo. Dionisio (1912-1975), poete, écrivain et homme d'État phalangiste (voir l'article «Dionisio Ridruejo: de Franco á la démocratie». Éléments, n° 12, été 2007. p. 53-57). Saavedra Fajardo. Diego (1584-1648), écrivain et diplómate. Suárez Fernández. Luis (né en 1924). historien médiéviste. membre de l'Opus Dei. professeur á l'Université de Valladolid et á l'Université autonome de Madrid. II fut aussi directeur general des Universités et de la recherche.

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