Verbal N° 69 du 20 Décembre 2020 du Conseil Scientifique ...
L'identité gagnée, l'identité perdue. Étude de la Déclaration sur l'identité européenne du...
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L'identité gagnée, l'identité perdue.
Étude de la Déclaration sur l'identité européenne
du 14 décembre 1973
Mémoire de Master II Recherche
par
Marloes C. Beers
sous la direction de M. le Professeur G.Bossuat
Paris, le 15 septembre 2006
Université de Cergy-Pontoise
Études européennes et affaires internationales
Parcours C
Remerciements
Je tiens à exprimer ma reconnaissance à Professeur Gérard Bossuat, Professeur
d�histoire contemporaine à l�Université de Cergy-Pontoise et chaire Jean Monnet
d'histoire de la construction européenne, qui a bien voulu patronner et suivre avec
bienveillance ce mémoire.
Je ne saurais manquer de remercier Professeur Ine Megens, Professeur d�histoire
contemporaine à l�Université de Groningen (Pays-Bas) pour ses conseils et son aide qui
m'ont encouragé énormément.
Ma gratitude va également aux responsables à l'Association Georges Pompidou et les
conservateurs au Centre Historique des Archives Nationales pour les nombreuses
facilités qu'ils m'ont accordées. Je voudrais remercier tout particulièrement Sarah
Mohamed-Gaillard et Nicolas Vaicbourdt, chargés de recherche à l'Association Georges
Pompidou dont les conseils ont été précieux.
J'adresse mes vifs remerciements à Laurent Foubert et à Adam Dziura pour les
corrections de ce travail et le petit-mémoire qui l'a précédé. Adam m'a donné la
confiance de pouvoir rédiger un mémoire en langue française. Sans le concours et la
patience de Laurent, ce mémoire n'aurait jamais pu être réalisé.
Ce mémoire doit beaucoup aux encouragements de Henno et son précieux soutien.
Sommaire
Introduction page 1
Chapitre 1: Thèmes et problèmes 3
Une identité européenne dans le monde 4
La déclaration soulève des questions sur ses objectifs 6
Renforcement de la coopération européenne? 7
Conclusion 10
Chapitre 2: Quelques remarques sur les sources primaires 12
Les collaborateurs proches de Georges Pompidou 12
Au-delà de l'administration française 14
Chapitre 3: L'année américaine de l'Europe 16
Les réponses individuelles 19
La volte-face de la France 25
La réponse européenne 29
Conclusions et réflexions 34
Chapitre 4: La rédaction de la déclaration 36
Les versions préliminaires 37
Le projet sur l'identité européenne devient une déclaration 41
L'identité et la défense européenne 44
Conclusions et réflexions 51
Chapitre 5: La personnalité européenne 54
L'unité européenne déclarée 54
Les États membres et leurs personnalités européennes 59
La déclaration sur la situation au Proche-Orient
et la solidarité européenne
64
L'identité européenne perdue 69
Conclusions 73
Conclusions et réflexions 75
L'Europe dans le monde 76
Le cadre européen 79
Les rédacteurs 82
Conclusion finale et réflexions 84
Annexes:
Annexe 1: La Déclaration sur l'identité européenne 88
Annexe 2: Discours d'Henry Kissinger sur l'année de l'Europe 92
Bibliographie 98
Introduction 1
Introduction
L'identité européenne est un sujet d�actualité. Les citoyens de l'Union Européenne
s�interrogent sur cette identité, sur son existence et même sur la menace potentielle
qu'elle représente pour les identités nationales. Pourtant, le thème de l'identité
européenne n'est pas nouveau. Il réapparut plusieurs fois dans l'histoire de la
construction d'une Europe Unie. Souvenons-nous par exemple de la Déclaration sur
l'identité européenne adoptée par les Ministres des Affaires étrangères des neuf États
membres en 1973 à Copenhague1. Ce document permettait de "mieux définir leurs
relations avec les autres pays du monde ainsi que les responsabilités qu�ils assument et
la place qu�ils occupent dans les affaires mondiales."2 Il s'agit d'une énumération des
aspects divers en matière d'unité de l'Europe, des relations internationales et du
caractère dynamique de la construction d'une Union Européenne.
Cette déclaration nous situe dans une période de l'histoire de la coopération
européenne qui diffère profondément d'aujourd'hui. L'identité européenne n'était pas
encore un souci majeur pour les citoyens des neuf États membres. En général, la
politique européenne ne les intéressait pas beaucoup3. Cette déclaration était liée au
développement d'une coopération politique en Europe qui avait connu une nouvelle
impulsion après la conférence de la Haye en 1969. Elle fut rédigée pendant une période
captivante où les Neuf cherchèrent une voix commune en termes politiques, un nouveau
visage dans la politique mondiale.
Au niveau de la politique internationale, 1973 fut une année particulière. Une crise
sévissait à plusieurs niveaux dans le monde. Souvenons-nous des tensions et des
guerres au Moyen-Orient, en Asie, de la crise pétrolière, de la récession économique et
autres problèmes monétaires, des crises de morale aux États-Unis et de la persistance
de la Guerre Froide. Cette même année fut également L'année de l'Europe, ainsi
1 Voyez l'Annexe 1: "La Déclaration sur l'identité européenne (Copenhague, 14 décembre 1973)". 2 Partie de la première phrase de la déclaration. Voyez l'Annexe 1. 3 Ceci était un des résultats de l'étude des Communautés européennes en 1973 de J-R. Rabier et R.Inglehart European communities study, 1973, Political attitudes in Europe (ICPSR 7330) (Ann Arbor, 1985 2eme edition) Inter-University consortium for political and social research, University of Michigan and the Netherlands Institute for Scientific Information Services (NIWI).
Introduction 2
déclarée par le Président américain Richard Nixon et son conseiller Henry Kissinger. Ils
espéraient, expliquait ce dernier, que les États-Unis et l'Europe4 pourraient renouveler
leurs relations. Dans son célèbre discours du 23 avril Kissinger décrivit le succès de la
coopération transatlantique qui avait mené à une reconstruction économique et une
assurance de sécurité en Europe depuis la deuxième guerre mondiale. Compte tenu des
développements politiques et économiques dans le monde d'alors, les États-Unis et
l'Europe devaient ajuster le tir. Kissinger proposa donc la rédaction d'une nouvelle
charte atlantique. En général, la rédaction de la Déclaration sur l'identité européenne a
été placée dans le cadre de ce discours 5.
Dans ce mémoire, je présente mes recherches sur les racines et les causes de la
Déclaration sur l'identité européenne. Concentrons-nous maintenant sur la
problématique de cette étude.
4 Dans la Déclaration sur l'identité européenne et dans le discours de Henry Kissinger, le terme "Europe" désigne l'ensemble des 9 États membres unis dans les Communautés européennes en 1973. Dans ce mémoire, j'utilise la même définition de l' "Europe". 5 Voyez l'Annexe 2: "Discours d'Henry Kissinger sur l'année de l'Europe (New York, 23 avril 1973)"
Chapitre 1: Thèmes et problèmes 3
Chapitre 1: Thèmes et problèmes
Le 14 décembre 1973, les États membres des Communautés européennes adoptèrent
la Déclaration sur l'identité européenne à Copenhague. Dans le communiqué de cette
réunion, le Premier ministre danois Anker Jørgenson, Président du Conseil des
ministres des Affaires étrangères en date, annonça:
"Les neuf pays affirment leur commune volonté de voir l'Europe parler d'une même voix dans les grandes affaires du monde. Ils ont adopté la déclaration sur l'identité européenne qui définit, dans une perspective dynamique, les principes dont s'inspirera leur action"6.
En effet, la déclaration évoque l' image d'une coopération européenne solide où les Neuf
affirmaient leur unité en parlant d'une seule voix. Elle expose l'idée d'une "Europe" avec
une personnalité propre qui est en train de se développer.
Divisé en trois chapitres, le document énumère vingt-deux aspects de l'identité
européenne. Le premier chapitre se concentre sur la cohésion interne des Neuf, à
percevoir comme un héritage commun en termes d'histoire et de valeur. Elle est
renforcée par une volonté commune de coopérer sur plusieurs terrains: non pas
seulement au niveau de l'économie, terrain de la coopération européenne par
excellence, mais encore en matière de politique étrangère et de défense. Dans la
deuxième partie, l'identité européenne est envisagée dans ses rapports "harmonieux et
constructifs" aux multiples pays tiers et organisations internationales. Les Neuf
ambitionnaient un rôle important dans les affaires internationales en tant qu'entité
distincte. Ils espéraient, entre autres, assurer la paix et un meilleur partage mondial de
la prospérité. Les relations avec plusieurs pays, comme les États-Unis, l'URSS, la
Chine, le Japon, les pays du bassin méditerranéen et d'Afrique, sont énumérées. La
troisième et dernière partie déclare brièvement que l'identité évoluera en fonction de la
dynamique de la formation certaine de "l'Union européenne". En résumé, le texte nous
fait conclure que l'identité européenne est née d'un héritage commun et d'une volonté
politique de développer une coopération sur plusieurs terrains. 7
6 "La conférence au sommet de Copenhague"BCE (12-1973) 9-12. 7 Voyez l'Annexe 1: "La Déclaration sur l'identité européenne (Copenhague, 14 décembre 1973)".
Chapitre 1: Thèmes et problèmes 4
Une identité européenne dans le monde
Plusieurs recherches historiques ont montré que la rédaction de la déclaration s'inscrivit
dans le cadre des relations politiques et économiques entre les Neuf et les États-Unis.
En effet, le 31 octobre 1973, Georges Pompidou envoya une lettre aux partenaires
européennes dans laquelle il écrivit que :
"la définition des rapports entre les Neuf et les États-Unis à la suite des initiatives américaines du printemps 1973 a permis à l'Europe de commencer à prouver aux autres son identité, comme l'avait fait pour elle-même."8
Dans cette lettre, il proposa l'introduction de rencontres régulières entre les chefs d'états
et de gouvernement seuls, et donc sans la participation de la commission ou des
Ministres des Affaires étrangères. Un mois et demi après, la réunion de Copenhague
devait être la première de ces rencontres. Remarquons le lien qu'il établit entre l'identité
européenne et les rapports avec l'Outre-Atlantique.
1973 était "L'année de l'Europe", ainsi proclamé par Richard Nixon et son conseiller
Henry Kissinger. Ils proposèrent un renouvellement de la coopération transatlantique
avec la rédaction d'une nouvelle charte atlantique. Puis ils annoncèrent la visite du
Président américain en Europe en fin d'année9. Les chercheurs Pierre Mélandri,
Georges-Henri Soutou, Ine Megens, Claudia Hiepel, Alastair Noble, William Burr et
Robert Wampler ont trouvé dans diverses archives européennes et américaines que la
Déclaration sur l'identité européenne faisait de toute évidence partie de la réponse
européenne au propos américain.10
8 AN-5AG2/1013 (Danemark) "Lettre du Président de la République au Premier ministre du Danemark, le 31 octobre 1973." Cette lettre a été envoyée à chaque chef d'État ou de gouvernement des Neuf et peut ainsi être trouvée dans plusieurs dossiers au Fonds Georges Pompidou. 9 Voyez l'Annexe 2: "Discours d'Henry Kissinger sur l'année de l'Europe (New York, 23 avril 1973)". 10 Claudia Hiepel Kissinger's Year of Europe �challenge for the EC and the Franco-German relationship présenté au colloque "Beyond the customs union: The European community's quest for completion, deepening and enlargement, 1969-1975", Université de Groningen, 27-29 octobre 2005 (European Union Lisaison Committee of Historians), revisé, à être publié en automne 2006. Présenté au même colloque: Ine Megens The declaration on European identity of December 1973. The effect of a transatlantic debate and the result of a team spirit among European diplomats à être publié en automne 2006. Pierre Mélandri "Une relation très spéciale: La France, les États-Unis et l'année de l'Europe, 1973-1974" Association Georges Pompidou (dir) Georges Pompidou et l'Europe; Colloque 25-26 novembre 1993 (Bruxelles, 1995) Editions complexe 89-130. Alastair Noble Kissinger's Year of Europe, Britain's Year of Choice présenté au colloque "The Atlantic Community unraveling? States, protest movements and the transformation of US-European relations, 1969-1983" Université VanderBilt septembre 2004. Georges-Henri Soutou "Le Président Pompidou et les relations entre les États-Unis et l'Europe" Journal of European integration history (2000) vol 6 No 2 111-146; William Burr et Robert A.Wampler With Friends Like These�-Kissinger, The Atlantic Alliance and The abortive "Year of Europe", 1973-1974 Draft (31/8/2004) non publié.
Chapitre 1: Thèmes et problèmes 5
A la suite de cette proclamation, les Neuf cherchèrent une position commune pour la
réponse. Comment répondre ensemble au sujet de la coopération transatlantique et de
la visite de Nixon? Cette concertation des États dans la politique étrangère était pour
ainsi dire nouvelle et ne pourrait aboutir facilement à un accord, étant donné les
différences de point de vue au niveau de la politique internationale. En outre, une visite
Présidentielle aux Communautés européennes était sans précédent. Comment devrait-
elle se passer? Le Président Nixon, devrait-il être reçu par l'ensemble des Chefs d'État
ou de gouvernement, par le Président de la commission, ou par le Président du Conseil
des ministres de l'époque?
D'une certaine manière, le propos américain imposa aux Européens d'accélérer la
formation d'une politique internationale commune. En mai, Willy Brandt disait à Richard
Nixon que l'initiative américaine était prématurée: La coopération politique était encore
trop fragile et trop jeune pour pouvoir mettre en �uvre rapidement une réponse
collective11. La coopération transatlantique et la visite de Nixon ne se devaient jamais se
passer comme Nixon et Kissinger l'avaient prévu initialement. Enfin, le 26 juin 1974,
Richard Nixon visitait l'Europe pour la signature d'une 'déclaration atlantique' célébrant
le 25e anniversaire de l'Alliance. Mais, quand ce document réaffirmait les relations
transatlantiques de l'OTAN, une déclaration propre entre les Communautés
européennes et les États-Unis n'avait pas pu voir le jour12.
Or, en 1973 l'Europe envisageait de renforcer sa participation dans les affaires
mondiales, avec quelques succès. Mais la coopération interne n'était pas encore solide.
La déclaration respire une harmonie entre les Neuf qui, déterminés, coopèrent pour la
construction d'une Union Européenne. Mais on peut se demander s'il existait vraiment
une telle harmonie.
La déclaration soulève des questions sur ses objectifs
N'oublions pas qu'en 1973, le développement d'une coopération politique des affaires
étrangères n'en était qu'à ses balbutiements. Une véritable politique européenne ne
s'était pas encore créée. La coopération était essentiellement restreinte au niveau
11 Hiepel (2005) op.cit. 5. 12 Ibid. 13-14. Megens (2005) op.cit. 17-18.
Chapitre 1: Thèmes et problèmes 6
économique : une politique agricole commune (PAC) et une union douanière. Si, depuis
la relance de 1969, les États membres s'étaient engagés dans le développement d'une
coopération politique, ils ne progressaient que lentement. En 1973 cette coopération
consistait principalement en un échange mutuel de points de vue et en une recherche
d'éventuelles positions communes. Il fallut attendre le sommet de Paris à la fin de
l'année suivante, pour que les réunions régulières et formelles du Conseil Européen
soient fondées. Les États membres avaient encore un certain chemin à parcourir avant
l'institutionnalisation d'une relation étroite entre les Communautés et la coopération
politique mise en place par l'Acte unique en 1986.13
Il paraît quelque peu paradoxal qu'une identité commune fût définie par un ensemble
des neuf pays dont la coopération politique ne s'étendait pas au-delà d'un échange de
points de vue mutuels14. En outre, ce n'était que depuis 1973 que les Communautés
européennes (CE) comptaient neuf États membres. Le 1er janvier, la Grande-Bretagne,
l'Irlande et le Danemark avaient rejoint les six pays fondateurs. Compte tenu du fait que
l'adhésion de la Grande-Bretagne causait toute une affaire dans les années 60,
l'apparition de ce document ambitieux est tout de même un fait surprenant.
Cette pensée nous mène à questionner les objectifs poussant à définir une identité
européenne. Comme stipulé par la déclaration, les Neuf projetaient de rédiger une
définition claire de leurs rapports avec d'autres pays et de leurs responsabilités dans les
affaires mondiales. Pourtant, le document ne se restreint nullement aux relations
internationales des Neuf. Les aspects internes, comme l'héritage commun des membres
et leur volonté de coopérer sont considérés importants pour la définition de l'identité
européenne. Ils sont décrits soigneusement pour souligner la liaison interne des Neuf, à
côté de leur coopération externe dans le monde.
L'insistance sur l'unité européenne était certainement le signe d'une volonté véritable de
faire une politique commune. La question se pose si la déclaration eût été rédigée afin
d'affirmer l'existence d' une entité européenne dans le monde ou également si elle eût
13 Gérard Bossuat Les fondateurs de l'Europe Unie (Paris, 2001) Editions Belin 213-114. Bino Olivi L'Europe difficile. Histoire politique de la Communauté européenne (Paris, 2001) Gallimard 395-411. Bertrand Gallet La politique étrangère commune (Paris, 1999) Economica 54. 14 Vlad Constantinesco montre ce paradoxe dans son essai sur le rôle du Conseil européen: "Le rôle du Conseil européen dans la formation d'une identité européenne" M-H.Bitsch, R.Poidevin, L.Loth Institutions européennes et identités européennes (Bruxelles, 1998) Bruylant 435-447, 435-438.
Chapitre 1: Thèmes et problèmes 7
été écrite pour renforcer la collaboration entre les États membres. Actuellement, nous
savons que, dans le contexte des relations internationales, le destin du document était
de tomber dans l'oubli. Après 1973, il ne semble pas avoir influencé les discussions sur
l�identité européenne au niveau international. Par contre, Vlad Constinesco nous montre
que le texte de la déclaration servirait de base à une série de textes sur l'identité
européenne adoptés ultérieurement par le Conseil européen.15 Nous pouvons en
conclure qu'en fin de compte la déclaration a joué un rôle dans la construction interne
des Communautés européennes, et non dans le développement d'une politique
étrangère. Je me demande si les Neuf visaient spécifiquement cet objectif en rédigeant
le document. Car il y a une grande différence selon que les Neuf aient voulu définir leurs
relations internationales pour des discussions au niveau international ou au niveau
européen. Que l'objectif eût été international aurait constitué un fait très remarquable,
tenu compte de la jeunesse de la Coopération politique européenne. La définition d'une
identité commune, qui dépasserait les identités nationales, est déjà un fait notable.
Renforcement de la coopération européenne?
Laissant à part le rôle politique de la déclaration dans la construction européenne après
1973, je me concentre sur les intentions fondamentales des rédacteurs. Dans cette
étude, j'entreprends une recherche des motivations réelles de la rédaction et du choix du
contenu de la Déclaration sur l'identité européenne. Est-ce que nous devons chercher
ses causes profondes dans le désir des Neuf de faire savoir leur unité aux autres ou
dans la nécessité de l'affirmer entre les neuf États membres?
La déclaration aurait pu consolider la coopération européenne de deux manières. D'un
côté, la rédaction demanda des accords des Neuf sur plusieurs matières. Possiblement,
ces accords pouvaient même obtenir une valeur juridique après la signature des Chefs
d'État ou de gouvernement. De ce point de vue, il est intéressant d'étudier les opinions
diverses des États membres sur les sujets abordés dans la déclaration. Existait-il une
perspective commune, par exemple, en matière de politique étrangère ou de sécurité
européenne, comme le mentionne la déclaration?
15 Megens (2005) op.cit. 17-18. Constantinesco (1998) op.cit. 439-444.
Chapitre 1: Thèmes et problèmes 8
De l'autre côté, on peut penser que le document était envisagé comme une sorte de
symbole de l'unité européenne. Ainsi, il pourrait servir d'outil de renforcement des
sentiments européens auprès des citoyens des États membres. Son sujet, unifiant ces
derniers s'y prêterait facilement. D'autant plus que le message d'une unité européenne
était encore renforcé par son adoption solennelle par les dirigeants européens du plus
haut niveau. L'édification de symboles n'était pas nouvelle en Europe. Les institutions
européennes, et d'ailleurs le Conseil de l'Europe, s'en étaient préoccupés depuis leurs
fondations en 1958 et 1949. Notamment en 1973, la commission annonça un concours
aux artistes professionnels et étudiants d'art graphique pour l'élaboration d'un emblème
européen pour usage publicitaire16.
Carole Lager a étudié plusieurs symboles de la construction européenne comme le
drapeau, l'hymne, le passeport européens. Elle nous fournit cette définition: "Le
symbole est un moyen d'identification, un signe de reconnaissance et de ralliement entre
des personnes séparées ou entre les membres d'un groupe. Il évoque une
communauté. D'où l'idée de relation et de lien privilégié."17. Ils sont destinés aux
membres d'un groupe, donc par exemple les citoyens des Communautés européennes.
Lager distingue quatres formes de symboles, dont les symboles verbaux, comme les
tracts et les serments. Elle nous montre que les symboles furent créés pour, entre
autres, la "propagation de l'idée européenne"18. Aussi, compte tenu de son titre
ambitieux et attrayant, de son contenu dynamique et de son adoption solennelle par les
Chefs d'État ou de gouvernement, les rédacteurs pourraient avoir projeté de constituer
un nouveau symbole de l'unité européenne. Est-ce qu'ils l'ambitionnèrent?
Cette question nous renvoie à une étude des rédacteurs. Qui étaient-ils? Est-ce que les
institutions européennes ont joué un rôle dans la rédaction? La déclaration a été
adoptée par l'ensemble des Ministres des Affaires étrangères sans le Président de la
Commission des Communautés européennes. Pourtant, le document porte sur un sujet
qui avait préoccupé la Commission et le Parlement depuis leur instauration en 1958.
Ces institutions s'intéressaient de très près à l'identité européenne et s'engageaient à la
promouvoir. Il était dans leur intérêt de définir une identité commune qui dépassât les 16 Carole Lager "Europe d'azur et d'or; Histoire et interprétation symbolique du drapeau européen" Historians of Contemporary Europe (1994) vol 9 no 1-2 62-3 et, du même auteur, L'Europe en quête de ses symboles (Berne, 1995) Peter Lang SA 35-52. 17 Lager (1995) op.cit. 29. 18 Lager (1994) op.cit. 63.
Chapitre 1: Thèmes et problèmes 9
identités nationales. Ainsi, il est fort probable que la définition d'une identité européenne
ne les intéressât. Eurent-elles l�opportunité d�y participer? Et la désirèrent-elles?19
Apparemment, la déclaration était une affaire de la coopération politique, donc une
affaire concernant les États membres et non les institutions européennes. Car il n'y
existait pas de relations formelles entre la coopération politique et les Communautés
européennes. Ainsi nous pouvons comprendre le fait que seuls les Chefs d'État ou de
gouvernement aient adopté le document. En effet, la déclaration fut placée dans le
contexte des relations internationales, terrain de la coopération politique. Pourtant,
remarquons que les rédacteurs nomment les coopérations en matière d'économie et de
politique étrangère sous le même nom. Ainsi, le document paraît concerner autant les
Communautés européennes que la coopération politique et il n'est pas difficile
d'imaginer une participation de ces institutions dans la rédaction. En outre, quand la
déclaration ne serait qu'une affaire entre États, il reste intéressant d'étudier quel État
membre a, ou quels États membres ont, pris l'initiative de décrire l'identité européenne?
Il est possible que la déclaration ait répondu aux intérêts de certains États. Pouvons-
nous y voir une volonté communautaire de construire une Europe unie ou est-ce qu'il s'y
trahit un désir de satisfaire des ambitions nationales20?
Conclusion et méthode
Nous avons vu que la définition d'une identité européenne pouvait s'expliquer par l'appel
américain à une nouvelle coopération atlantique et par la naissance d'une politique
étrangère en Europe. Pourtant, le document soulève des questions. Car les facteurs
internes jouent un rôle important dans la description d'une identité commune. L'Europe
n'y est pas seulement décrite comme une nouvelle entité internationale, mais encore
comme un ensemble de pays en coopération harmonieuse. D'un côté elle laisse à
penser qu'elle a été rédigée dans le cadre des relations internationales. Mais de l'autre
19 Au sujet des institutions et de l'identité européenne, je vous renvoie au livre: M-H.Bitsch, R.Poidevin, L.Loth (dir) Institutions européennes et identités européennes (Bruxelles, 1998) Bruylant. Entre autres les études suivantes: Nicolas Piers Ludlow �Frustrated ambitions. The European Commission and the formation of a European identity, 1958-1967.� 307-326. Bruno Riondel "Affirmation du Parlement européen et émergence d'une identité européenne des années soixante à nos jours" 295-306. Manuel Gonçalves Martins "Le Conseil de l�Europe et la défense de la culture européenne" 123-139. 20 Dans son livre sur les fondateurs de l'Europe unie, Gérard Bossuat se pose la même question au sujet des préoccupations des dirigeants en Europe à cette époque. Il conclut que la satisfaction des ambitions nationales était un facteur dominant. Bossuat (2001) op.cit. 185.
Chapitre 1: Thèmes et problèmes 10
côté elle fait allusion aux motivations additionnelles des rédacteurs pour un
renforcement de la coopération européenne. En outre, elle soulève des questions sur le
rôle des institutions européennes, sur les ambitions individuelles des États membres,
ainsi que sur celles de l'ensemble des Neuf.
L'Europe se présente comme une unité solide dans la Déclaration sur l'identité
européenne. De leur héritage commun et leur volonté de coopération, les Neuf
disposeraient d'une identité commune. Ensemble ils définissent leur place dans le
monde et les responsabilités qu'ils devaient y assumer. Plusieurs chercheurs ont montré
que cette déclaration s'inscrivit dans le cadre des relations politiques et économiques
entre les Neuf et les États-Unis : la cause directe de la rédaction était l'appel américain
d'un renouvellement de la coopération transatlantique. Toutefois, la réponse
européenne au discours de Kissinger nous montre que la Coopération politique
européenne était moins solide et moins harmonieuse que la déclaration voudrait nous le
faire croire. Car la charte atlantique et le voyage de Nixon ne démarrèrent pas comme il
l'escomptait. En effet, les développements d'une Coopération politique européenne n'en
étaient qu'aux balbutiements et les Neuf ne prenaient pas toujours les mêmes positions
en politique étrangère.
Dans ce mémoire, je me concentre sur les intentions qui ont présidé à la rédaction de la
déclaration par les Neuf. Tout d'abord, j'espère clarifier les rapports du document avec
les relations transatlantiques. Ensuite, j'entreprendrai une étude des archives du
Président français Georges Pompidou (présidence 1969-1974) sur les aspects
concernant la déclaration. Ces archives sont étendues et touchent une multitude de
sujets. Pour les recherches de ce mémoire, je me restreins aux sources qui se réfèrent
aux partenaires européennes de la France. Pour ce qui concerne le dossier des États-
Unis, je m'appuie aux études méticuleuses du fonds Georges Pompidou par les
chercheurs français Pierre Mélandri, Georges-Henri Soutou et Eric Roussel21.
Mes recherches se concentrent sur les causes profondes de la Déclaration sur l'identité
européenne. Tout en reconnaissant l'influence directe de la proclamation de l'année
21 Mélandri (1995) op.cit. Soutou (2000) op.cit. Éric Roussel Georges Pompidou 1911-1974 (Paris, 2004) Editions Perrin, Nouvelle édition, revue, augmentée, établie d'après les archives du Président (1969-1974).
Chapitre 1: Thèmes et problèmes 11
américaine de l'Europe22, je me demande si la déclaration ne fut pas écrite également
pour renforcer la coopération européenne entre les États membres. La question se pose
si, d'un côté, la déclaration fait apparaître des accords sur des sujets sensibles,
justement pour les pérenniser. De l'autre côté je me demande si les rédacteurs avaient
des ambitions de propager l'idée européenne auprès des citoyens des États membres.
Est-ce qu'ils ont voulu établir un symbole de l'unité européenne? En conséquence, ces
problèmes nous font nous poser des questions sur les rédacteurs de la déclaration. Qui
étaient-ils? Quels rôles ont joué les institutions européennes? Qui a pris l'initiative? Est-
ce qu'il s'agit d'une entreprise commune ou individuelle des États membres?
22 Expression empruntée du diplomate Etienne Burin des Roziers, représentant permanent de la France auprès des Communautés européennes (1972-1975), de son témoignage oral à l'Association Georges Pompidou. Interview 1AV197, Entretien de l'Association Georges Pompidou avec Etienne Burin des Roziers, 3e entretien, le 30 novembre 1994.
Chapitre 2: Quelques remarques sur les sources primaires 12
Chapitre 2: Quelques remarques sur les sources primaires
La gamme de sources primaires de la coopération européenne en 1973 est immense.
Elle comprend par exemple les archives des neuf gouvernements, ainsi que celles de la
Commission et du Parlement européens. Dans ce mémoire, la recherche se limitera
principalement aux archives de la présidence de Georges Pompidou, et plus
spécifiquement aux fonds remis par ses collaborateurs en 1974.23 Le Fonds Georges
Pompidou (5 AG2) est déposé aux Archives Nationales de France à Paris et reste sous
la responsabilité de l'Association Georges Pompidou. Ce sont des documents politiques
et souvent confidentiels, vus et régulièrement annotés par le Président dans la période
postérieure à juin 1969: notes des conseillers, comptes-rendus des visites officielles du
Président en Europe et entretiens avec des personnalités politiques, correspondances
diplomatiques et internationales. Les dossiers en question ont été remis en 1974, après
le décès du Président.
Pour mes recherches, le fonds Georges Pompidou est d'une grande valeur, car il
rassemble les documents qui méritaient l'attention du Président de la République. Ils
contiennent donc les sujets politiques les plus prégnants et même des délibérations
confidentielles. D'une certaine manière, les archives montrent l'importance de certains
matières pour l'administration française. De surcroît, les annotations personnelles du
Président donnent des renseignements précieux sur ses opinions et ses choix
politiques.
Les collaborateurs proches de Georges Pompidou
En général, les documents dans les archives sont écrits par, ou accompagnés d'une
note, du secrétaire général du Président. Celui-ci recevait les conseillers techniques et
chargés de mission et rassemblait leurs informations destinées au Président. En effet,
des tête-à-tête entre les conseillers ou les ministres et le Président de la République n'y
23 Voyez la liste bibliographique au sujet des sous-séries qui sont pertinentes pour la recherche.
Chapitre 2: Quelques remarques sur les sources primaires 13
avaient que rarement lieu24. C'était le secrétaire général qui assurait le lien entre le
Président et le Premier ministre. Cette fonction de collaborateur privilégié du Président
fut remplie par Michel Jobert, puis Edouard Balladur à compter de mai 1973, qui lui
succède après l'avoir assisté en tant que Secrétaire Général Adjoint et se voit assisté à
son tour par Jean-René Bernard. Les conseillers techniques et chargés de mission qui
réapparaissent souvent dans les dossiers sont : Jean-Bernard Raimond (1969-déc
1973), Gabriel Robin (déc 1973-avril 1974), Jean-Louis Lucet (mai 1970-avril 1974) et
Michel Freyche (1973-1974). Je me suis contentée d'inclure les témoignages oraux de
Édouard Balladur, Michel Jobert, Jean-Louis Lucet et Gabriel Robin dans mes
recherches. 25
Les affaires européennes furent traitées sur deux niveaux. Tout d'abord, le Secrétariat
Général du Comité Interministériel (SGIC) se concentrait sur les Communautés
européennes. Avant sa présidence, le Premier ministre Pompidou avait renforcé le rôle
du SGCI dans l'administration française et le secrétaire général Jean-René Bernard
(1967-1977) était devenu un informateur important, le conseiller du gouvernement.26
Plusieurs documents de sa main se situent dans le fonds. Ensuite, le Ministère des
Affaires étrangères s'engageait dans les affaires de la coopération politique. Divers
documents du Ministre Michel Jobert (1973-1974) et son équipe au Quai d'Orsay
figurent parmi les archives. Parfois, ces notes concernent des affaires sensibles, à
propos desquelles le Ministre voulait s'assurer de l'opinion du Président.
Les autres collaborateurs étaient les diplomates français en Europe. Ils envoyaient
fréquemment des notes par télégramme sur les développements politiques survenus
dans leur pays de résidence. En général, ces télégrammes ne sont pas seulement
destinés au Président, mais encore aux directeurs politiques et au Ministre des Affaires
étrangères. Toutefois, dans les télégrammes "à diffusion réservée", on retrouve souvent
l'opinion personnelle de l'expéditeur. Remarquons par exemple les notes sur les
inconvénients de la coopération politique par Etienne Burin des Roziers, représentant
24 Le conseiller technique Marie-France Garaud dirait plus tard que ces rencontres devenaient encore moins fréquentes après mai 1973, quand le Président, souffrant de la maladie de Waldenström, se mettait de moins en moins en contact avec l'extérieur. Roussel (2004) 547. La maladie de Waldenström est une forme très rare de leucémie. 25 Sandrine Bula, Janine Irigoin et Caroline Obert Archives de la présidence de la République; Ve République; Georges Pompidou (19 juin 1969- 2 avril 1974) (Paris, 1996) Editions Graset & Fasquelle. Roussel (2004) 303. 26 Anne de Castelnau "Le SGCI: une réponse administrative aux défis européens" dans: Jeannesson Badel et Nicolas Piers Ludlow (dir) Les administrations nationales et la construction européenne. Une approche historique (1919-1975) (Bruxelles, 2005) Peter Lang Euroclio 31 307-335, 333.
Chapitre 2: Quelques remarques sur les sources primaires 14
permanent de la France auprès des Communautés européennes (1972-1975). Il s'étend
sur les discussions à Bruxelles concernant les développements de la coopération
politique et s'arrête sur les désaccords entre les partenaires27. En plus des sources
écrites, j'ai pu utiliser les témoignages oraux, grâce à l'Association Georges Pompidou28.
Au-delà de l'administration française
Evidemment, le fait de limiter les sources primaires implique que les recherches soient
restreintes par le contenu du fonds. Cela ne signifie pourtant pas une limitation aux
idées du Président Georges Pompidou et de l'administration française. Les
correspondances et comptes-rendus des entretiens du Président avec d'autres
dirigeants européens, rendent les discussions européennes compréhensibles.
N'oublions pas non plus que certaines parties de ces entretiens étaient confidentielles.
Celles-ci concernaient souvent les sujets sensibles tels que la défense29.
Les dossiers au fonds Georges Pompidou diffèrent énormément en taille. Classifiés par
sujet ou pays, certains dossiers regorgent de sources primaires lors que d'autres sont
plutôt maigres. Celles-ci contiennent moins de correspondances, des comptes-rendus
des entretiens et des renseignements sur les développements actuels. Apparemment,
les contacts avec les divers gouvernements européens n'avaient pas la même
fréquence. Ainsi, les dossiers de la République Fédérale d'Allemagne et de la Grande-
Bretagne sont de loin les plus étendus. Pompidou rencontrait fréquemment le
Chancelier allemand Willy Brandt (1969-1974) et le Premier ministre britannique Edward
Heath (1970-1974). Ensuite, les dossiers de la Belgique et l'Italie sont déjà plus
modestes, mais toujours plus larges que ceux du Luxembourg, de l'Ireland et, en
dernière position, des Pays-Bas. Finalement, le dossier du Danemark contient plus de
sources que les autres petits pays grâce à la réunion de Copenhague en décembre
1973, au cours de laquelle Pompidou joua un rôle important dans l'organisation.
27 Notamment les sources suivantes: AN- 5AG2/1035 (Affaires européennes: Coopération politique à Six et à Neuf) : Télégramme à l'arrivée No 219-238 à diffusion réservée, de E.Burin des Roziers, Bruxelles le 29 janvier 1973, a/s "Velléités d'étendre à la politique étrangère la compétence de la communauté économique européenne". AN- 5AG2/1035 (Affaires européennes: Coopération politique à Six et à Neuf) : Télégramme à l'arrivée No 2070/2094, de E.Burin des Roziers aux Directeurs, Bruxelles le 12 juin 1973, a/s "La coopération politique et la politique communautaire". 28 Interview 1AV472, Entretien avec Burin des Roziers, op.cit. 29 Par exemple les parties 'très secrètes' des entretiens entre Pompidou et Heath en 1972 et 1973: AN- 5AG2/1014 (Entretiens franco-britanniques 1969-1972. Partie secrète des Entretiens à Chequers 18-19 mars 1972): Entretien du 19 mars, partie confidentielle. AN- 5AG2/1015 (Grande-Bretagne 1973) : Entretien Pompidou-Heath 21-22 mai 1973. Partie de l'entretien très secrète.
Chapitre 2: Quelques remarques sur les sources primaires 15
D'ailleurs, le dossier de la Belgique ne contient pas la moindre source sur la deuxième
moitié de 1973. Apparemment, l'administration française, offensée après l'émission
belge d'un programme satirique, qui persiflait le gouvernement français, coupe toute
communication officielle de la fin août jusqu'au début de l'année suivante.30
30 Emission télévisée "Situation 1973" de la Radio Télévision Belge de langue française (R.T.B.) le 29 août 1973 de 20h15 à 21 heures. Le sujet de cette émission était l'affaire Lip, une usine française dont les ouvriers protestaient contre leur renvoi. La Belgique s'engagea dans cette affaire quand une délégation d'ouvriers demandèrent du soutien auprès le parlement européen à Bruxelles. Apparemment, elle ne reçut pas seulement les félicitations et des mots d'encouragement de M. Simonet, Vice-Président de la Commission Européenne, mais aussi de M.Glinne, Ministre belge de l'emploi. AN- 5AG2/1013 (Belgique):Télégramme à l'arrivée No 968-70, de M.Dollot, le 30 août 1973, a/s "Émission de la R.T.B consacrée a l'affaire LIP", 2 p. AN- 5AG2/1013 (Belgique): Note pour M. le Président de la République de la part de G.Robin. Paris, le 23 janvier 1974, a/s: Demande d'audience de l'Ambassadeur de Belgique, 2 p. AN- 5AG2/ 1013 (Belgique): Note à l'intention de Monsieur Balladur de la part de François Lavondes, Paris, le 27 juillet 1973, 1 p.
Chapitre 3: L'année américaine de l'Europe 16
Chapitre 3: L'année américaine de l'Europe
Le 23 avril 1973 lors du déjeuner annuel de l'Associated Press à New York, Henry
Kissinger tint un discours dans lequel il proposa l'élaboration d'une charte atlantique
définissant une coopération renouvelée entre les États-Unis et l'Europe.
" Dans les années 1940 et 1950, la tâche qui s'imposait à nous portait sur la reconstruction économique et le maintien de notre sécurité contre tout danger d'attaque. [�] Aujourd'hui, il nous faut faire de l'Alliance Atlantique une force aussi dynamique en vue de l'édification d'une nouvelle structure de paix, moins tributaire des crises et plus consciente des possibilités qui s'offrent, tirant son inspiration de ses objectifs plutôt que de ses craintes. Les pays atlantiques doivent entreprendre ensemble un acte créateur, analogue à celui qui a été entrepris par la génération de leaders européens et américains de l'après-guerre."31
Le discours étendu couvrait plusieurs sujets. Kissinger se référa aux relations
historiques entre les deux continents, leurs valeurs collectives et leurs politiques
mutuelles dans la reconstruction économique de l'Europe après la deuxième guerre
mondiale. Ensuite, il rappela les changements intervenus à l'échelle mondiale, comme
l'émergence des nouvelles puissances économiques et le glissement politique de la
balance Est-Ouest au profit de l'Union soviétique. Ces changements rendaient
nécessaire, selon Kissinger, une nouvelle charte atlantique tout en respectant une
relation de partenariat ('partnership'). La coopération transatlantique était nécessaire sur
plusieurs terrains: l'économie, la diplomatie, la défense, possiblement encore au niveau
de l'énergie et la monnaie. D'autres puissances comme le Canada, l'Australie et le
Japon étaient invités à participer à la charte. Ensuite, Kissinger fit allusion à un voyage
du Président Nixon en Europe à la fin de l'année, quand la charte aurait été rédigée.32
En Europe, on se doutait que les objectifs du discours ne fussent plutôt liés à la politique
interne des États-Unis qu'aux affaires étrangères. Car le scandale du Watergate prenait
une forme de plus en plus sérieuse depuis l'arrestation des cambrioleurs transportant du
31 Voyez l'annexe 2. La version originale est incluse dans Gehrard Mally (ed) The new Europe and the United States: Partners of Rivals (Lexington, 1974). 32 Voyez l'annexe 2.
Chapitre 3: L'année américaine de l'Europe 17
matériel d'écoute, l'été d'avant33. En outre, Nixon et son administration étaient de plus en
plus confrontés au mouvement montant des isolationnistes américains demandant le
retrait des troupes militaires de l'Europe34. Mais selon la version officielle américaine,
Nixon et Kissinger projetaient de revitaliser la proclamation d'un partenariat
transatlantique par John Kennedy en juillet 1963. Déjà en février 1970, le Président
Nixon avait évoqué la question dans un rapport sur la politique étrangère, sans susciter
beaucoup de réactions de la part des pays européens. En revanche, le discours d'Henry
Kissinger du 23 avril 1973 reçut beaucoup d'attention.35
Depuis la réélection de Nixon en automne de l'année précédente, le Président et son
conseiller n'avaient pas caché leur but d'un renforcement de la coopération
transatlantique. Le 10 novembre, un article du journal de New York Times avait porté le
titre "L'année de l'Europe" en faisant référence à des remarques de Kissinger36. Nixon
avait utilisé l'expression dès le 15 février 1973. Également, Henry Kissinger avait déjà
abordé le thème d'une relance de la coopération en discussion avec Edward Heath et
avec Giulio Andreotti37. Toutefois, les dirigeants européens, à peine prévenus la veille
du discours, réagirent avec stupéfaction. Plus tard, le Secrétaire d'État britannique des
Affaires étrangères Sir Alec Douglas Home avouerait que l'initiative "franchement, nous
prenait de court"38. Mais la surprise concernait probablement moins l'intention
américaine de renouveler la coopération que la version américaine de celle-ci, ainsi que
le contenu de l'allocution. Le discours, mal préparé, montrait l'incapacité américaine de
comprendre les questions et les procédures de la Coopération politique européenne.39
33 AN- 5AG2/1015 (21-22 mai 1973): Premier tête-à-tête entre M.Pompidou et M.Heath le 21 mai 1973, 10h -13h15, 19 p. , 1-2. Burr et Wampler (2004) op.cit. 17. 34 En effet, Kissinger avait donné cette motivation pour une alliance renouvelée au Ministre allemand des Affaires étrangères Walter Scheel le 10 septembre 1972. Burr et Wampler (2004) op.cit. 7. 35 Hiepel (2005) op.cit. 5; Mélandri (1995) op.cit. 93. Au sujet des motivations américaines, je vous renvoie à l'étude des archives diplomatiques de Nixon et Kissinger par Burr et Wampler (2004) op.cit. 1-14 et à l'étude de Pierre Mélandri Une incertaine alliance. Les États-Unis et l'Europe 1973-1983 (Paris, 1988) Publications de la Sorbonne, 71-72. 36 Clyde H. Farnsworth "The Year of Europe" The New York Times (Nov 10, 1972); Proquest Historical Newspapers The New York Times (1851 -2003), http://www.nytimes.com, 53. 37 AN- 5AG2/1015: Premier tête-à-tête entre M.Pompidou et M.Heath le 21 mai 1973, op.cit.2. Hiepel (2005) op.cit. 1-2; Mélandri (1995) op.cit. 93. Noble (2004) op.cit. note 12. Megens (2005) op.cit. 4. Dans ses mémoires, Kissinger écrirait que l'idée avait pris naissance pendant une discussion téléphonique avec Georges Pompidou le 8 décembre 1972. Mais selon Burr et Wampler, les archives américaines montrent que l'idée était plus jeune. Henry Kissinger Years of Upheaval (Boston, 1982) 130-131. Burr et Wampler (2004) op.cit. 7. 38 Nous traduisons "frankly, caught us on the hop" dans une Télégramme (No 2376) de Londres à Washington (Kissinger) du 28 novembre 1973, cité dans Noble (2004) op.cit. 5. 39 Hiepel (2005) op.cit. 1-3. Pompidou disait à Heath au 21 mai que Kissinger lui avait avoué que le texte "avait été plus ou moins improvisé" (AN- 5AG2/1015: Premier tête-à-tête entre M.Pompidou et M.Heath le 21 mai 1973, op.cit. 4.) En effet, Kissinger avait dit également à Jobert qu'il n'avait pas pu informer les dirigeants européens à l'avance car il avait terminé la rédaction du discours seulement le 21 avril. Burr et Wampler (2004) op.cit. 15; Mélandri (1995) op.cit. 93.
Chapitre 3: L'année américaine de l'Europe 18
Pendant les premiers mois qui suivirent le discours de Kissinger, les réponses
européennes se caractérisaient par un manque de concertation. Les Européens
exprimaient plusieurs perspectives différentes et les communiquaient souvent
individuellement aux Américains. Plusieurs rencontres bilatérales eurent lieu entre des
pays européens et les États-Unis, comme la visite de Brandt à Washington les 1er et 2
mai, et l'entretien entre Pompidou et Nixon à Reykjavik les 31 mai et 1er juin40. Ces
réunions ne se concentraient tout de même pas seulement au sujet de l'année de
l'Europe. Elles étaient déjà prévues avant le discours de Kissinger.
Malgré des positions différentes, les États membres discutèrent le thème sur plusieurs
niveaux. Tout d'abord les Chefs d'État ou de gouvernement échangeaient leurs points
de vue entre eux. Quoiqu'il n'y eût pas de réunion des Neuf avant le 14 décembre, le
sujet fut abordé dans les entretiens individuels et dans les correspondances. Parmi
ceux-ci, les sources sur les discussions de Pompidou avec Brandt et avec Heath sont
nombreuses dans le fonds Georges Pompidou41. Ensuite, le sujet était traité au Conseil
des ministres des Affaires étrangères qui se rassemblèrent sept fois en 197342. Ils
étaient assistés par le Comité politique formé des directeurs politiques des Affaires
étrangères. Dans le cadre de la Coopération politique européenne, ce comité se réunit
régulièrement pour préparer les réunions des Ministres des Affaires étrangères et
mener à bonne fin les tâches qui leur avaient été confiées par les Ministres43. Puis, le
dossier était traité par les représentants nationaux à Bruxelles. De même, comme le
montre le Bulletin des Communautés européennes les instituts européens ne laissaient
pas passer le sujet44. Toutefois, le fonds Georges Pompidou n'offre guère de sources
sur leurs avis. Finalement, la question était également abordée dans les organisations
internationales comme l'OTAN et l'OCDE45.
40 Dans son biographie sur Georges Pompidou, Éric Roussel cite une partie majeure de l'entretien à Reykjavik. Roussel (2004) op.cit. 549-577. 41 En fait, les diverses correspondances entre Pompidou, Brandt et Heath dans le fonds Georges Pompidou nous montrent qu'ils échangeaient leur avis, mais les correspondances avec autres dirigeants européens n'y sont pas représentés. 42 Le rapport Davignon sur la coopération politique des Neuf du 27 octobre 1970 stipulait une fréquence des réunions du Conseil des ministres à 4 fois par an. Mais en 1973, il y en avait beaucoup plus : Bruxelles 16 mars, Luxembourg 5 juin, Copenhague 23 juillet, Copenhague 10/11 septembre, Bruxelles 6 novembre, Copenhague 19/20 novembre, Copenhague 14 décembre. 43 Réunions: 16/17 janvier, 19/20 fevrier, 30 mars, 25 avril, 14 mai, 24/25 mai, 5/6 juillet, 4/5 septembre, 29 septembre, 18/19 octobre, 5/6 novembre. 44 BCE (1973) Nos 2, 9,11 et 12. 45 Au sujet de leurs préoccupations, voyez plusieurs document dans le fonds Georges Pompidou: AN- 5AG2/1035 (Affaires européennes (Conseil de l'Europe, OCDE, Drogues, Divers)
Chapitre 3: L'année américaine de l'Europe 19
Sans vouloir négliger la complexité de leurs réponses diverses, grosso modo on peut
remarquer que l'administration française montrait beaucoup plus de réserve, et même
d'hostilité que celle de la République Fédérale d'Allemagne ou de la Grande-Bretagne.
D'un point de vue général, les Français étaient réticents à s'engager dans une charte
atlantique. Le conseiller technique Jean-Bernard Raimond qualifia le discours de
Kissinger d' "impérieux, exprimant fondamentalement la volonté de puissance des
États-Unis"46. Selon Georges Pompidou, le discours montra clairement "la détermination
profonde des États-Unis de mener les affaires"47. Mais les différences entre les positions
des Neuf étaient tout de même plus subtiles. L'administration française n'émettait pas
que des réserves envers un renouvellement de la coopération transatlantique , de même
que les opinions anglaises et allemandes n'y étaient pas uniquement favorables.
Tout de même, il fallut attendre la réunion des Ministres des Affaires étrangères du 23
juillet pour qu'il y eût une réponse commune des Européens. La définition de l'identité
européenne paraît avoir joué un rôle majeur dans ce changement. Envisagé pour servir
de base au dialogue avec l'Outre-Atlantique, le document aurait facilité la naissance
d'une action jointe des Neuf . Ainsi, pour comprendre la Déclaration sur l'identité
européenne, il faut se pencher sur les perspectives des différents États .
Les réponses individuelles
Les Européens réagirent avec des sentiments mêlés au discours de Kissinger.
D'un côté ils souhaitaient une amélioration des relations entre les Neuf et les États-Unis.
Comme il avait été convenu par les Chefs d'État ou de gouvernement au sommet de
Paris en octobre 1972, les Neuf cherchaient un dialogue constructif avec les États-Unis
et d'autres pays comme le Japon et le Canada pour le développement d'un commerce
international harmonieux. Le 17 avril 1973, juste avant le discours de Kissinger, un
memorandum sur ce sujet avait été rédigé par Etienne Davignon, le Président du Comité
politique des directeurs politiques des Affaires étrangères européennes. Comparable au
propos américain, ce rapport affirmait une relation spéciale de l'Europe avec les États-
Unis: "Personne ne songe à opposer l'Europe aux États-Unis, mais il est difficile de ne
46 Note de Jean-Bernard Raimond du 5 octobre 1973 'Problèmes de procédure liés à la visite du Président Richard Nixon en Europe', cité par Mélandri (1995) op.cit. 104. 47 Cité dans Mélandri (1995) op.cit. 93.
Chapitre 3: L'année américaine de l'Europe 20
pas l'identifier par rapport aux États-Unis."48 Pourtant, suite au discours de Kissinger du
23 avril, le memorandum ne devait jamais être discuté en Comité politique. La première
rencontre avait lieu le 26 avril et était ainsi marquée par l'initiative américaine. Faute du
temps, les directeurs politiques n'avaient pas pu l'analyser avec précision, mais en
général leur première impression était positive. A l'exception du côté français, les
directeurs politiques soulignèrent la nécessité de ne pas faire tarder la réponse aux
États-Unis. Les Belges et les Néerlandais commençaient même la préparation d'une
proposition pour la charte.49
Toutefois, pour la France, les relations entre les États-Unis et l'Europe étaient
importantes. Georges Pompidou le disait au Président italien en octobre 1973:
"D'autre part, qu'il y ait des liens naturels sur le plan politique, sur celui de la démocratie, sur celui de l'Alliance militaire entre les États-Unis et l'Europe, c'est une évidence. On n'imagine pas que ces liens soient rompus. Une telle rupture serait une catastrophe pour les États-Unis comme pour l'Europe." 50
Mais, selon le Président français, il fallait se méfier car "M.Kissinger a tendance à
considérer les alliés des États-Unis comme les satellites des États-Unis."51 Il considérait
que le principe de l'égalité avait une grande importance dans les rapports
transatlantiques. Quoiqu'il ne fût pas convaincu que Nixon devait visiter les
Communautés européennes, Pompidou ne s'opposait pas à la visite Présidentielle
américaine en Europe. Ce voyage de Richard Nixon en Europe avait été prévu avant le
discours de Kissinger, mais avait été retardé plusieurs fois52. Pendant leur entretien à
Reykjavik, il invita Nixon à venir visiter Paris.
Pourtant, à part des réactions positives, de l'autre côté le contenu du discours suscita
des réponses négatives. Celles-ci concernaient entre autres quelques propos maladroits
du conseiller américain. Plus tard, Balladur dirait que Kissinger "jouait un peu l'éléphant
48 "Coopération politique européenne, note personnelle du Président du Comite Politique, 17 avril 1973" , cité dans Megens (2005) op.cit. 3. 49 Hiepel (2005) op.cit. 2-3. Megens (2005) op.cit. 2-3. 50 AN- 5AG2/1016 (Italie): Premier tête-à-tête entre le Président de la République et M Leone, le 1er octobre 1973, 15h25 -16h30, 9 p., 5-6. 51 Ibid. 52 AN- 5AG2/1036 (Affaires européennes -CEE, Pays Tiers) :Télégramme à l'arrivée No 347/53 à diffusion réservée, de Sauvagnargues, Bonn 16/1/1973, a/s "Sommet franco-allemand et relations entre la CEE et les Etats-Unis", 3 p. AN- 5AG2/1014 (Grande-Bretagne -Divers) :Conversation de M. de Beaumarchais et de M.Greenhill, 17 février 1973, 1 p. AN- 5AG2/1009 (France - RFA: correspondances): Note pour Monsieur Balladur avec annexe, 9 mai 1973, 3 p. et, au même carton: Note pour M. le Président de la République de la part de Raimond, 5 mai 1973, 1 p.
Chapitre 3: L'année américaine de l'Europe 21
dans un magasin de porcelaine"53. Tout d'abord, le Chancelier allemand Willy Brandt,
appuyé par le Président français, s'arrêta notamment sur l'allusion faite à la première
charte atlantique, proclamée par Winston Churchill et Franklin Roosevelt le 12 août
1941. Pendant sa visite aux États-Unis les 1er et 2 mai 1973, il réussit à convaincre
Henry Kissinger de remplacer l'appellation d'une deuxième 'Charte atlantique' dans une
'Déclaration de principe'54. Deuxièmement, les Européens et surtout le Premier ministre
britannique désapprouvèrent fortement la définition d'un pouvoir régional des
Communautés européennes à côté d'une puissance américaine ayant des
responsabilités mondiales. Kissinger reconnaissait vite son faux-pas en s'en excusant :
il répondit qu'il avait dû écrire le discours rapidement.55
Le Président français s'opposait à plusieurs aspects du discours. Ainsi, il craignait
qu'une 'Déclaration de principe' ne provoquât des déchirements en Europe. Compte
tenu de la diversité des perspectives européennes sur les relations transatlantiques, il
pensait que la définition des relations impliquerait des choix difficiles ou même
impossibles. Lors de leur entretien au matin du 22 juin, il disait à Brandt "Entre les alliés
il n'y a pas beaucoup de voies nouvelles et il serait dangereux de toucher à l'Alliance. M.
Luns a déclaré que si on touchait à l'Alliance, il n'était pas sûr de pouvoir retenir les
Pays-Bas. Il vaut donc mieux ne pas y toucher. L'édifice existe, il est debout. Si on le
démolit pour le reconstruire on risque d'être moins nombreux et ce n'est vraiment pas
l'objectif."56.
Une autre objection à la déclaration portait sur l'allusion faite à une association entre
l'ensemble de l'Europe, les États-Unis, le Japon et le Canada. Selon Pompidou, le
conseiller américain "parle volontiers du monde multipolaire visant par les États-Unis,
l'Union soviétique, l'Europe, la Chine et le Japon, mais au fond de lui-même distingue
d'un côté les États-Unis, l'Union soviétique et la Chine, de l'autre le Japon et l'Europe. Il
se dit: on va essayer de lier autour de nous le Japon et l'Europe de telle manière que
53 Interview 1AV580, Entretien de l'Association Georges Pompidou avec Edouard Balladur, 3e entretien, le 2 mars 2000. 54 Megens (2005) op.cit. 5, Hiepel (2005) op.cit. 9, Noble (2004) op.cit. note 18, Mélandri (1995) op.cit. 111. 55 Le Premier ministre britannique exprima son avis pendant son premier tête-à-tête avec George Pompidou le 21 mai 1973 (AN- 5AG2/1015, op.cit. p2-3). Hiepel (2005) op.cit. 6-7. Mélandri (1995) op.cit. 102-103. 56 AN- 5AG2/1012 (Entretiens Franco-allemands -Sommet franco-allemand des 21-22 juin 1973):Second entretien entre M.Pompidou et le Chancelier Willy Brandt, Bonn, le 22 juin 1973 10h-12h30, 17. Pompidou en discutait aussi avec Heath (AN- 5AG2/1015: Premier tête-à-tête entre M.Pompidou et M.Heath le 21 mai 1973, op.cit.6-7). A cette époque, le néerlandais Joseph Luns était secrétaire-général de l'OTAN après avoir été Ministre des Affaires étrangères aux Pays-Bas.
Chapitre 3: L'année américaine de l'Europe 22
nous puissions parler au nom du Japon et de l'Europe."57 Le Président français favorisait
les rapports individuels de l'Europe avec chacun de ces pays. Probablement, il n'était
pas le seul. Pendant leur entretien du 27 novembre 1973, Brandt confirmait cet avis: "Je
pense aussi [�] qu'il n'est écrit nulle part que nos relations avec l'Amérique constituent
un levier d'Archimède autour duquel tous les autres devraient se grouper."58 Déjà à la
conférence d'octobre 1972 à Paris, les Neuf s'étaient décidés à améliorer leurs relations
avec le Japon et le Canada. D'ailleurs en janvier 1972 déjà , avant l'entrée de la Grande-
Bretagne dans les communautés, Robert Armstrong, secrétaire de Heath, avait exprimé
le souhait du gouvernement britannique d'intensifier les relations européennes avec le
Japon et le Canada59. En automne 1973, les Neuf espéraient convaincre le Japon et le
Canada de la nécessité des déclarations de coopération sans les États-Unis. Mais sans
succès. Le gouvernement japonais préférait ne pas doubler Nixon et Kissinger60. En
effet, ce dernier éclata quand il subodora la man�uvre européen qu'il concevait comme
une menace pour sa charte. Il soupçonna d'ailleurs la France de l'avoir initiée.61
Mais tout d'abord, Pompidou refusa, comme il le confia au Premier ministre britannique
le 22 mai, de "discuter pêle-mêle de n'importe quoi", la défense, l'économie, la
diplomatie et l'énergie étant tous nommés par Kissinger sous le même nom62. Ces
sujets devaient être discutés au sein de leurs organes internationaux propres, comme le
GATT pour le commerce. En effet, le dit 'Tokyo Round' commencerait en été 1973.
Heath avait tout à fait le même avis que le Président français. Leurs points de vue
étaient fondés sur l'inquiétude de l'avantage que les États-Unis pourraient tirer de leur
position dominante en termes militaires au profit de leur situation relativement faible en
termes économiques et monétaires. Ainsi, Heath répondit à Pompidou: "nous ne
pensons pas qu'il soit désirable de lier les questions relatives à la défense, au
commerce et a la reforme monétaire, afin de ne pas permettre aux États-Unis d'en tirer
prétexte pour exiger de nous des concessions commerciale et monétaire en contrepartie
57 AN- 5AG2/1016: Premier tête-à-tête entre le Président de la République et M Leone, le 1er octobre 1973, op. cit.7. Autres remarques de Pompidou sur la matière dans: Mélandri (1995) op.cit. 97. 58 AN- 5AG2/1012 (Entretiens franco-allemands -Réunion franco-allemande des 26 et 27 novembre 1973):Troisième entretien entre le président de la République et M.Willy Brandt, mardi 27 novembre à 10 heures, 13 p., 5. 59AN- 5AG2/1014 (Entretiens Franco-britanniques 1969-1972 -Rencontre à Chequers 18-19 Mars 1972): Note préparatoire, confidentielle, 27 janvier 1972, 7 p., 6-7. 60 AN- 5AG2/1012 (Franco-allemand 16-27 novembre 1973 / Rencontre entre M.Pompidou et M.Brandt 26-27 novembre 1973. Dossier complémentaire): Note sur les Relations Europe-Japon, 14 novembre 1973, 4 p. et, au même carton: Note avec 2 annexes sur Projets de déclarations de principes entre les Neuf, le Japon, le Canada, le 23 novembre 1973, 7 p. 61 Noble (2004) op.cit. 11-12. 62 AN- 5AG2/1015: Premier tête-à-tête entre M.Pompidou et M.Heath le 21 mai 1973, op.cit.4.
Chapitre 3: L'année américaine de l'Europe 23
de la défense de l'Europe.[�]"63 Cette position n'était pas nouvelle en Europe. Les Neuf
avaient déjà opposé une semblable 'mondialisation' dans les négociations avec l'Outre-
Atlantique auparavant et, le 16 janvier, les directeurs politiques avaient entériné l'idée
de séparer les sujets de commerce, de la monnaie et de la sécurité dans leurs propres
institutions en négociant avec les États-Unis.64 En termes militaires, les Européens
craignaient un retrait des troupes américaines qui pourrait mettre en danger l�influence
de Moscou en Europe de l'Ouest65. En 1973, cette crainte était très réelle, compte tenu
des négociations militaires entre les deux superpuissances (SALT et MBFR) et du
mouvement isolationniste aux États-Unis, nourri par les traumas de la guerre
vietnamienne et de la récession économique. Georges Pompidou fit cette remarque au
Président italien Giovanni Leone en octobre:
"Il se développe aux États-Unis un mouvement isolationniste qui oblige l'Administration américaine à se montrer plus exigeante vis-à-vis de ses alliés et en particulier de ses alliés européens.[�] Si bien qu'aujourd'hui ce ne sont plus les communistes mais les Américains qui disent aux G.I.'s "Go home!"66
L'Europe se situait en plein milieu des deux superpuissances, à la portée des missiles
soviétiques. Ainsi, les Américains disposaient d'un atout important en leur puissance
militaire. En revanche, ils tenaient une position plus faible au niveau de l'économie et de
la monnaie. Comme l'exprima le Premier ministre japonais pendant une rencontre avec
Pompidou: "Les États-Unis ne sont plus le soleil entouré des planètes, ils sont une
planète parmi les autres"67. L'économie américaine était en récession depuis quelques
années. Le 15 août 1971, le déficit budgétaire croissant et une balance des paiements
négative avaient amené le Président Nixon à dissocier le dollar du talon or et à
augmenter l'impôt sur les produits importés jusqu'à 10%. Ainsi il avait mis fin au système
de Bretton Woods, avec des conséquences pour l'économie mondiale. Néanmoins, en
déployant une politique monétaire fructueuse les États membres des Communautés
européennes avaient mieux réussi à surmonter la crise que les Américains. Ils avaient
construit une marge européenne de fluctuation de la monnaie dite 'serpent monétaire
63 Ibid., 6. Cet avis de Heath est encore affirmé dans: AN- 5AG2/1009 (France -RFA: correspondances) : Lettre de la part de M. le Président de la République au M. le Chancelier de la République Fédérale d'Allemagne, Paris 29 mai 1973, 4 p. 64 Hiepel (2005) op.cit. 7. Noble (2004) op.cit. note 9. 65 La discussion globale était également rejetée par le Chancelier allemand. Voyez: AN- 5AG2/1009 (France -RFA: correspondences) : Lettre de la part du m. Président de la République au M. le Chancelier de la République Fédérale d'Allemagne, Paris 22 mai 1973, 3 p. 66 AN- 5AG2/1016: Premier tête-à-tête entre le Président de la République et M Leone, le 1er octobre 1973, op. cit., 5. 67 Michel Jobert Mémoires d'avenir (Paris, 1974) 231; Mélandri (1995) op.cit. 94.
Chapitre 3: L'année américaine de l'Europe 24
européen' qui avait rendu possible le refus de soutenir le dollar quand les États-Unis
avaient dévalué une deuxième fois leur monnaie, le 13 février 1973.68
À Luxembourg au 5 juin, les Ministres des Affaires étrangères s'accordèrent la
répudiation de toute liaison globale entre les Communautés et les États-Unis. Le refus
de toute forme de 'vues globales' était un consensus en Coopération politique
européenne. Mais le développement d'une véritable réponse commune à l'initiative
américaine ne démarrait pas avant le 23 juillet.
Cependant, plusieurs tentatives américaines pour une déclaration voyaient le jour. En
mai et en juin, Richard Nixon et Henry Kissinger proposaient aux dirigeants de la
France, de la Grande-Bretagne et de la République Fédérale d'Allemagne de produire
ensemble, en petit groupe, l'esquisse d'une déclaration avant de la proposer aux autres
États membres européens. Quand les Français préféraient initialement un dialogue
bilatéral, Jobert consentit le 8 juin à une procédure où l'esquisse américaine devait
principalement être soumise aux Français, avant même de la proposer aux Anglais et
aux Allemands. Kissinger lui donna deux versions pour une Déclaration de principes,
qu'il donna d'ailleurs aussi aux gouvernements britannique et allemand. Mais la
proposition américaine fut tout de même refusée par le Ministre français dans une lettre
du 16 juillet au conseiller américain.69
Cet arrangement bilatéral ne plaisait pas à tout le monde. Le 11 juillet, Jean-Louis Lucet
fait savoir par télégramme que le directeur politique Italien Ducci désirait d'être informé
du propos américain qu'il avait entendu mentionner par un adjoint de Kissinger. Ducci et
le Ministre de Défense Gaja projetaient un voyage à Washington et ils auraient bien
aimé "pouvoir répondre en étroit parallélisme"70 avec les Français. Selon Lucet il existait
68 Bossuat (2001) op.cit. 195-198. Marie-Thérèse Bitsch Histoire de la construction européenne de 1945 à nos jours (Paris, 2004 nouvelle édition mise à jour, 1e edition 1996) Editions complexe 179-182. Pierre Milza Les relations internationales de 1973 à nos jours (Paris, 1996) Hachette, 17. Gérard Bossuat "Le Président Georges Pompidou et les tentatives d'Union économique et monétaire" Association Georges Pompidou Georges Pompidou et l'Europe; Colloque 25-26 novembre 1993 (Bruxelles, 1995) Editions complexe 405-447. Robert Frank "Pompidou, le franc et l'Europe 1969-1974" Association Georges Pompidou Georges Pompidou et l'Europe; Colloque 25-26 novembre 1993 (Bruxelles, 1995) Editions complexe 339-369. Documents historiques à trouver sur le site d'iinternet de l'European Navigator (http://www.ena.lu) "l'effondrement du système de Bretton Woods". 69 Kissinger donnait deux versions: une produite par le département d' État américain et l'autre par Kissinger et sa direction. Burr et Wampler (2004) op.cit. 20-27. Megens (2005) op.cit. 8-9. Kissinger (1982) op.cit. 701. Mélandri (1995) op.cit. 113. Roussel (2004) op.cit. 552-560. 70 AN- 5AG2/1035 (Affaires européennes -Coopération politique à Six et à Neuf): Télégramme à l'arrivée No 1912/1921, de la part de J.L. Lucet aux Directeurs, Rome le 11 juillet 1973, a/s "Conversation avec M.Ducci. Coopération politique européenne.", 4 p., 3.
Chapitre 3: L'année américaine de l'Europe 25
une crainte italienne que Kissinger ne pût tirer avantage de ces contacts bilatéraux. "On
l'a déjà vu lors de la visite que le Directeur Politique Belge M.Davignon a rendue
récemment à M.Kissinger qui a exigé de lui le secret."71 Apparemment, les Européens
n'étaient pas d'accord sur leur réponse aux Américains. Ce qui aurait pu servir les
intérêts de ces derniers. Cette situation changea pourtant au 23 juillet.
La volte-face de la France
À la réunion du 5 juin, les négociations européennes tombèrent dans une impasse. La
France se trouvait opposée aux autres États membres sur deux questions: la réponse
aux États-Unis et le développement de la coopération politique en Europe. Jobert ne
voyait pas l'intérêt de formuler une réponse commune aux Américains. Il avait même
essayé d'ôter cette question de l'agenda. De l'autre côté il refusait d'approcher ses
collègues européens sur le plan des liens entre la coopération politique et les
Communautés européennes. Pourtant, il avait été convenu au sommet de Paris en
octobre 1972 que les Ministres élaboreraient avant le 30 juin 1973 un rapport sur les
méthodes améliorant la coopération politique. Le Conseil risquait de ne pas atteindre ce
but.72
Sur les deux niveaux, il s'agissait d'une continuation de la politique française. Dès le
discours de Kissinger, la France n'avait pas envisagé une réponse européenne. Pour
eux, les dialogues devaient se faire au niveau bilatéral. Les autres États membres, tout
en critiquant quelques aspects de l'initiative américaine, avaient tout de même été
convaincus de la nécessité d'une réaction commune.
De même, sur le terrain de la coopération politique, la France avait toujours été
réservée. Très attaché à la coopération économique et monétaire, Pompidou était
persuadé de l'importance de la construction de l'Europe. Il avait lui-même pris l'initiative
de la relance à La Haye en décembre 1969 et de l'annonce du triptyque 'Achèvement,
Approfondissement, Élargissement'. Le développement à une coopération politique
faisait partie de l' 'approfondissement'. Pourtant, le moteur de l'avancée vers une
politique commune n'était pas le Président français, mais le Chancelier allemand,
71 Ibid., 4. 72 Megens (2005) op.cit. 5, "Déclaration du sommet de Paris" BCE (10-1972) 15-16, paragraphe 14.
Chapitre 3: L'année américaine de l'Europe 26
soutenu par le Premier ministre britannique.73 Pompidou était hostile à tout renforcement
des pouvoirs des institutions européennes dans la coopération politique. "Nous sommes
favorables à la coopération politique, mais elle doit être une affaire de
gouvernements."74, disait Pompidou à Brandt le 22 juin 1973. Ce sujet avait été une
pierre d'achoppement dans les accords sur le développement d'une coopération
politique depuis son point de départ en 1969. En effet, le 27 octobre 1970, les Neuf
s'étaient tout de même accordés sur la coopération politique : "Dans le cas où les
travaux des Ministres entraîneraient des effets sur les activités des Communautés
européennes, la Commission serait invitée à faire connaître son avis."75. Mais cet article
pouvait être interprété de plusieurs manières. A la différence de la France, ses
partenaires croyaient impossible de séparer l'économie du politique.76
Au cours de l'année 1973, l'ambiance paraissait se refroidir dans les réunions des
représentants permanents auprès des Communautés européennes à Bruxelles. Le
représentant français Étienne Burin des Rosiers en informait le Président. Déjà en
janvier, il faisait savoir que la coopération était peu chaleureuse. "Toute occasion est
bonne à mes collègues pour rompre une lance en faveur de l'extension des
compétences communautaires au domaine de la politique étrangère."77 D'après lui, ses
collègues essayeraient d'élargir les compétences internationales de la communauté aux
frais des États individuels. Pompidou répondit: "Oui. Il faut mettre fin à ce grignotage"78.
Début juin, un télégramme arriva à l'Élysée dans lequel Burin des Rosiers demanda s'il 73 Burin des Roziers dirait plus tard que le Président français avait inclus le sujet d'un approfondissement de la coopération politique "par nécessité". Nécessité pour la relance d'une Europe et nécessité pour satisfaire son cabinet dans lequel quatre ministres pro-européens siégeaient. (Interview 1AV472, Entretien avec Burin des Roziers, op.cit.) Plusieurs sources des années 69-73 montrent les réserves de Pompidou. Par exemple, à la suite de la conférence à la Haye, le 6 janvier 1970 Brandt envoya une proposition pour une réunion des ministres dans deux mois dans le cadre de l'unification politique. Pompidou écrivit à ses collaborateurs: "Donner une réponse le 16 janvier donc sans se presser. Réponse positive pour réunir à Bonn en mars. Ne pas mettre l'accent bien entendu sur l'unification politique!" (AN- 5AG2/1035 (Affaires européennes -Coopération politique à Six et à Neuf): Note pour M. le Président de la République de la part de Raimond, Paris, 6 janvier 1970, 2 p.) Un mois après, Beaumarchais lui fait parvenir une proposition allemande pour donner la coopération politique un caractère institutionnel. Sa réponse à Beaumarchais: "Oh, oh! Pas question!" (AN- 5AG2/1035 (Affaires européennes -Cooperation politique à Six et à Neuf): Télégramme au depart a Bonn, Paris 18 fevrier 1970, 2 p.) En outre Beaumarchais écrit sur les Anglais en mai 1973: "M.Heath est beaucoup plus européenne qu'on ne le pense. La pensée profonde de M.Heath serait en faveur d'une Europe fédérée dont tous les pouvoirs seraient concentrés à Bruxelles." (AN- 5AG2/1014 (Grande-Bretagne -Divers):Note pour M. le Président de la République de la part de Raimond, Paris 21 mei 1973, 1 p.) Voyez également AN- 5AG2/1035: Télégramme à l'arrivée No 219-238 à diffusion réservée, de E.Burin des Roziers, le 29 janvier 1973 6 p. op.cit. et, au même carton, Télégramme à l'arrivée No 2070/2094, de Burin des Roziers aux Directeurs, le 12 juin 1973, 6 p, op.cit. 2-3. 74 AN- 5AG2/1012: Second entretien entre M.Pompidou et le chancelier Willy Brandt, Bonn 22 juin 1973, op. cit. 23 p., 3. 75 "Rapport des Ministres des Affaires étrangères des États membres sur les problèmes de l'unification politique" BCE (11-1970) 9-14, article 5 de la deuxième partie ('Rapport Davignon'). 76 Interview 1AV580, Entretien avec Edouard Balladur, op.cit. Pierre Gerbet "Georges Pompidou et les institutions européennes" Association Georges Pompidou (dir) Georges Pompidou et l'Europe; Colloque 25-26 novembre 1993 (Bruxelles, 1995) Editions complexe 55-83, 74-81. Megens (2005) 7. 77 AN- 5AG2/1035 Télégramme à l'arrivée No 219-238 à diffusion réservée, de Burin des Roziers, 29 janvier 1973, 6 p., op.cit. 1. 78 Ibid.
Chapitre 3: L'année américaine de l'Europe 27
ne fallait pas arrêter complètement la coopération politique: "ou mise en sommeil
définitive [�] ou bien rupture"79. Il accusa les autres représentants de vouloir
"communautariser" la politique extérieure par leurs projets d'associer les directeurs
politiques et les représentants permanents dans un dialogue euro-américain. Mais le
Président français estima ce texte "excessif"80
Pourtant, sept semaines après, Jobert changea de position. Il ne s'opposa plus à la
discussion d'une réponse européenne au discours de Kissinger. En même temps il
consentit à la présence du Président de la Commission aux réunions du Conseil.81
Comment comprendre ce changement? Le changement de l'avis français s'explique
possiblement encore par la crise monétaire. Selon un article dans Le Monde du 13 juillet
1973, le 'groupe réformateur de l'Assemblée nationale' proposa un sommet européen
sur cette crise deux jours auparavant. Selon les réformateurs: "Si les pays européens
[�] ne prennent pas une attitude commune à l'égard des États-Unis, la crise monétaire
se transformera en crise politique et sociale."82
Mais principalement, la volte-face de la France paraît être liée à l'insistance française
sur une réaffirmation de la personnalité européenne. Les Anglais proposèrent de définir
une identité européenne pour fonder le dialogue transatlantique. Cette initiative eut
beaucoup de succès auprès Jobert. Il refusait toute discussion sur une réponse
européenne au propos américain sans cette définition. Apparemment, son habitude
d'affirmer "l'identité européenne dans tous les points cardinaux"83 irritait les autres
personnes présentes. Pourtant le Comité politique fut chargé de préparer un texte.84 Ce
projet ne pouvait pas enthousiasmer Kissinger. Plus tard, il le décrirait comme une
tentative de Jobert de semer la discorde entre les États-Unis et l'Europe85.
Ensuite, le changement de l'avis français s'explique par un arrangement négocié entre
les États membres. Le fonds Georges Pompidou contient un document intéressant. Il
79 AN- 5AG2/1035: Télégramme à l'arrivée No 2070/2094, de E.Burin des Roziers aux Directeurs, le 12 juin 1973, 6 p. op.cit. 6. 80 Ibid. 81 Hiepel (2005) op.cit. 8. 82 "Le groupe réformateur: la France doit conduire une action européenne et internationale positive" Le Monde (13/7/1973) 29. 83 Nous traduisons ("europäische Identität in alle Himmelsrichtungen"). Cité dans Hiepel (2005) op. cit. 8 84 Les chercheurs Ine Megens et Alastair Noble ont trouvé l'évidence que l'idée pour une déclaration sur l'identité européenne était d'origine anglaise. Megens (2005) op.cit. 9. Noble (2004) op.cit. 7. 85 Megens (2005) op.cit. 9.
Chapitre 3: L'année américaine de l'Europe 28
s'agit d'une note venant du Quai d'Orsay le 21 juin 1973 proposant d'aller "tester la
volonté qu'ont nos partenaires de prendre des positions communes qui soient réellement
'européennes' "86. Il fut conseillé de négocier la question des relations transatlantiques
contre les développements de la coopération politique. C'est-à-dire que la France
pouvait "offrir des concessions sur le plan de la coopération politique en échange d'une
attitude de nos partenaires plus conforme à nos vues dans le débat Europe/États-
Unis."87 Cela voulait dire que les Neuf devaient réitérer leur déclaration d'une
"personnalité européenne" comme ils l'avaient déjà fait au sommet de Paris en octobre
1972. Ainsi, ils devaient réaffirmer "la finalité politique de la construction européenne et
la volonté de l'Europe d'être un facteur indépendant, organisé et actif des relations
internationales."88. Selon le rédacteur de cette note, la confirmation des aspirations
européennes avait une valeur nouvelle et importante à la lumière de l'initiative
américaine. En échange, la France ferait des concessions en matière de liens entre les
Communautés européennes et la coopération politique. Bien entendu, cette dernière ne
consisterait qu'en une disposition à un "examen" et à une "réflexion" des possibilités89.
Le fonds Georges Pompidou n'offre pas de certitude pour savoir si le conseil a été suivi
par le Président. La note est un document sans annexes ni annotations. Mais il est
probable que le conseil ait été suivi, car le rapport de Copenhague contient une
réaffirmation de ce qui était déclaré dans la Déclaration de Paris des 19 et 20 octobre.
De même, il rappelle que la coopération politique est distincte de l'activité
communautaire, il prévoit la présence 'consultative' de la Commission aux travaux de la
coopération politique. En outre, le paragraphe 12 donne une formule conciliaire aux
liens entre les Communautés européennes et la Coopération politique: "La coopération
politique, qui traite sur le plan intergouvernemental de problèmes de politique
internationale, est distincte de l�activité communautaire qui procède des engagements
juridiques souscrits par les États membres dans le traité de Rome et s�ajoute à celle-
ci."90
86 AN- 5AG2/1035 (Affaires européennes (Coopération politique à Six et à Neuf): Note du Secrétariat d'état auprès du Ministère des Affaires étrangères, 19 juin 1973, a/s "Coopération politique", 5 p., 3. 87 Ibid, 1. 88 Ibid, 3-4. 89 Ibid, 4. 90 Le rapport de Copenhague du 23 juillet: "Deuxième Rapport de la coopération politique à Neuf" BCE (9-1973) 12-21. Hiepel (2005) op.cit. 7 et 9. Megens (2004) op.cit. 7.Jean-Bernard Raimond énumère brièvement les points les plus importants du rapport dans une note pour Georges Pompidou. Apparemment, le plus important pour le gouvernement français étaient, entre autres, le rôle du Président de la Commission et toute la phrase qui réaffirmait la personnalité
Chapitre 3: L'année américaine de l'Europe 29
La réponse européenne
Le signal du départ de la définition d'une identité européenne fut donné à la réunion des
Ministres des Affaires étrangères au matin du 23 juillet à Copenhague. Dans l'histoire de
la coopération européenne, cette journée est mémorable. Le matin, les Ministres se
rencontrèrent à Copenhague pour discuter la Coopération politique européenne, avant
de se réunir à Paris dans le cadre des Communautés européennes durant l'après-midi.
Entre les deux réunions, toute la réunion dut se déplacer entre les deux capitales.
Cette organisation rendait évidente la ligne de séparation entre les Communautés
européennes d'un côté et la Coopération politique de l'autre. Surtout la France tenait à
cette politique pour exclure toute décision des institutions supranationales du terrain de
la politique internationale.
Le 23 juillet nous fait comprendre que les procédures avaient une importance
remarquable dans la coopération des Neuf. Elles jouaient également un rôle majeur
dans la réponse aux États-Unis et surtout dans l'organisation de la visite de Richard
Nixon. Il fallait trouver une réponse à la question: de quelle manière et surtout par qui le
Président américain devrait-il être reçu? Le 4 mai, juste après sa visite aux États-Unis,
Brandt proposa à Pompidou que les Chefs d'État ou de gouvernement "[mènent]
personnellement ces entretiens importants avec le Président américain"91. Mais pour
Pompidou il ne pouvait être question d'une telle rencontre, disait-il le 22 juin 1973 au
Chancelier allemand: "[�], je ne souhaite [pas] un ballet des Neuf devant Nixon .[�] Il y
a le Président de la Communauté, le Président de la Commission. M. Nixon verra
M.Heath, il me verra, il vous verra; il pourra voir à Bruxelles les gens du Benelux mais je
ne me rendrai pas à une réunion qui n'est ni convenable ni digne, [..]. Nous ne pouvons
pas nous comporter comme des rois d'orient devant l'empereur romain. Ce n'est pas ma
conception des rapports."92 Les Neuf ne devaient s'accorder sur l'organisation de la
visite de Nixon que le 10 septembre: le Président américain pourrait visiter les neuf
Ministres des Affaires étrangères et le Président du Conseil des Communautés
européennes93.
européenne. AN- 5AG2/1035 (Affaires européennes (Coopération politique à Six et à Neuf): Note pour M. le Président de la République de la part de Raimond, Paris 16 août 1973, a/s "Coopération politique à Neuf-2ème rapport" 2 p. 91 AN- 5AG2/1009 (France - RFA: correspondances): Lettre du Chancelier allemand Willy Brandt à Son Excellence Monsieur Georges Pompidou Président de la République française, Paris 4 mai 1973, 3 p. 92 AN- 5AG2/1012: Second entretien entre M.Pompidou et le Chancelier Willy Brandt, Bonn, le 22 juin 1973 23 p. op.cit. 10 et 11. 93 Hiepel (2005) op.cit. 9-10.
Chapitre 3: L'année américaine de l'Europe 30
De même, le 23 juillet, les Neuf définirent la procédure pour la rédaction de la
Déclaration de principe. Il fut décidé qu'avant toute communication aux États-Unis, une
esquisse serait produite par l'ensemble des États membres. Seulement quand ce
concept aurait été approuvé par les Neuf, il serait proposé aux Américains. Il était décidé
que le Président du Conseil des ministres du moment remettrait le document. Il en fut
ainsi. Le 10 septembre, le Conseil des ministres approuva une version de la Déclaration
de principe qui fut remise par Knud Andersen au gouvernement américain le 25
septembre.
Les décisions européennes sur les procédures de la visite de Nixon en Europe et de la
Déclaration de principe ne furent nullement appréciées par le Président américain et son
conseiller. Kissinger ne comprenait pas l'importance qu'accordaient les Européens aux
procédures et il avait attendu avec impatience une réponse de l'Europe depuis son
discours. Déjà en juin, il prévint la Grande-Bretagne que le Congrès retirerait des
troupes militaires de l'Europe s'il n'avait pas une réponse rapide. Le Secrétaire d'État
des Affaires étrangères Sir Alec Douglas-Home se montra insensible à ce 'genre de
quasi-chantage'94. Plus tard, lors d'une rencontre avec quelques diplomates anglais le
30 juillet, Kissinger fut même furieux. Il les prévenait que la visite de Nixon n'était pas
gravée dans le marbre et dépendait de l'organisation. Le Président Nixon devait être
reçu par les dirigeants européens les plus importants. En effet, aujourd'hui en 2006 nous
savons que cette visite n'aurait pas lieu en 1973. De même, Kissinger ne fut pas content
que le concept de la déclaration soit remis par un "messager", le Ministre danois des
Affaires étrangères. 95
En automne 1973, deux déclarations furent préparées à côté du document sur l'identité
européenne. Tout d'abord, l'esquisse de la "Déclaration de principe sur les relations
entre les États-Unis et la Communauté européenne" fut présentée à Kissinger le 25
septembre par Andersen. Selon Raimond, c'était un projet britannique qui avait été pris
pour base en vue de l'élaboration par le Comité politique et le Conseil des ministres.
Mais ce n'était pas le document que les Américains attendaient. Ils déplorèrent que le
concept de la déclaration fût préparé par les pays européens seuls, avant que les
94 Noble (2004) op.cit. 6-7. Citation au page 7. Nous traduisons ("a piece of quasi blackmail") 95 Hiepel (2005) op.cit. 10, Mélandri (1995) op.cit. 114-115, Noble (2004) op.cit. 7-8.
Chapitre 3: L'année américaine de l'Europe 31
Américains n'y pussent apporter leurs commentaires. C'était moins une déclaration de
coopération entre dix pays qu'entre deux entités96. Le concept fut toutefois discuté et
élaboré par le Comité politique et une délégation américaine sous la direction de Walter
J. Stoessel, secrétaire d'État des affaires européennes.97 En France, les amendements
américains n'étaient pas reçus avec enthousiasme. Le 8 octobre, un aperçu d'un
télégramme de Burin de Roziers informa le Président des propositions américaines.
Selon le diplomate, elles montraient d'un côté l'intention américaine de pousser leurs
idées sur, par exemple, les réformes de Gatt ou les problèmes monétaires. De même,
elles mettaient en évidence "la tentative américaine de mettre en tutelle la Communauté
et les États membres." Pompidou réagissait d'une manière résolue: "Il faut être très
ferme: les amendements �en gros- sont inacceptables et nous ne les accepterons
pas".98 Finalement, la Déclaration de principe ne verrait jamais le jour, en partie à cause
de l'échec des négociateurs à concilier leurs opinions divergentes. La France refusait la
création des comités mixtes euro-américains que les Américains estimaient nécessaires
pour une coopération transatlantique. Selon ces derniers, les Français ne comprenaient
pas ce qu'un partenariat ('partnership') voulait dire. Le 14 novembre, les négociations
aboutir à une impasse, la France étant soutenue par ses partenaires 99.
Déjà le 12 juillet, les Allemands avaient émis l'idée d'un deuxième document pour
faciliter le dialogue: la "Déclaration à quinze". Elle fut préparée par les quinze membres
de l'OTAN. Un projet britannique servait de base.100. Ce document aurait pu constituer
une alternative à la Déclaration de principe maudite par Kissinger, qui la concevait plus
comme une déclaration entre les deux entités de l'Europe et les États-Unis, qu'entre
l'ensemble des États. Mais la guerre du Kippour intervint, en sorte que les négociations
pour les deux Déclarations se prirent définitivement fin. 101
96 Hiepel (2005) op.cit. 10. Megens (2005) op.cit. 14. Kissinger n'était pas non plus content que la déclaration fût tombée aux mains de la rédaction du New York Times avant qu'il ne l'ait reçue. Ainsi, il avait pu la lire la veille dans le New York Times. "Text of the European Economic Community's Proposal on Relations With U.S." New York Times (24 sep 1973) ProQuest Historical Newspapers The New York Times (1851-2003) http://www.nytimes.com, 16. 97 Megens (2005) op.cit. 13-14. Hiepel (2005) op.cit. 10. Dates des réunions: 29 septembre, 18 octobre, 14 novembre. 98 AN- 5AG2/1035 (Affaires européennes (Coopération politique à Six et à Neuf): "Relations Europe/États-Unis", 8 octobre 1973, 1 p. Mélandri (1995) op.cit. 117-118. 99 Mélandri (1995) op.cit. 117-118 et (1988) op.cit. 94-97. Hiepel (2005) op.cit. 10. Megens (2005) op.cit. 13-14. 100 AN- 5AG2/1015 (Grande-Bretagne -novembre 1973) : Note pour M. le Président de la République de la part de Raimond, 8 novembre 1973, a/s "partie politique du dossier pour les entretiens de Chequers.", 14 p., 5. Burr et Wampler (2004) op.cit. 27 et 31. 101 Hiepel (2005) op.cit. 10, Mélandri (1995) op.cit. 117.
Chapitre 3: L'année américaine de l'Europe 32
La guerre du Kippour éclata en octobre après une période tendue dans le Moyen-Orient
depuis la guerre des Six Jours en 1967. Le 6 octobre, pendant la fête de Yom Kippour,
l'Egypte et la Syrie envahirent Israel des deux côtés. Au début ces deux pays
progressaient rapidement. Ensuite Israel réussit tout de même à se défendre puis à
gagner une position militaire favorable avant le démarrage des négociations de paix.
Mais pour la défense de ce qu'ils appelaient les droits légitimes des palestiniens, les
pays Arabes disposaient quand même d'un atout majeur: le pétrole. Le 17 octobre,
l'Organisation des Pays Arabes Exportateurs de Pétrole (OPAEP) augmenta de 70% le
prix de référence du brut, augmentation suivie onze jours après d'un embargo sur les
exportations aux pays qui soutenaient Israël (les États-Unis, les Pays-Bas, la Rhodésie,
le Portugal et l'Afrique du Sud). 102
Cette guerre eut des effets sur le monde entier, entraînant entre autres la crise
d'énergie ou encore une tension des relations euro-américaines. Sans aucune
concertation avec les Européens, les États-Unis avaient livré des armes américaines à
Israel à partir du sol allemand. En outre, les troupes américaines avaient été mises en
état d'alerte dans le monde entier, sans prévenir les États européens. En réponse, ces
derniers déclarèrent formellement un avis sur la crise au Moyen-Orient qui différait des
points de vue américains.103 Cette déclaration du 6 novembre ne fut pas du tout
approuvée aux États-Unis, de sorte que les relations transatlantiques s'en trouvèrent
troublées ultérieurement à la fin de l'année de l'Europe. Le 5 décembre Raymond Aron
écrivit dans le Figaro: "Jamais, depuis 1956, les relations entre les États-Unis et leurs
alliés européens n'ont été aussi tendues"104.
Henry Kissinger dirait plus tard que l'année de l'Europe s'était terminée en automne
1973105. Peut-être avait-il raison. Car avec la guerre du Kippour, la crise d'énergie
ouvrirait un nouveau chapitre des relations transatlantiques. Les Américains et les
Européens porteraient leur attention sur le ravitaillement d'énergie. En effet, le 12
décembre Kissinger proposerait de former un Groupe d'Action pour l'Énergie ('Energy
102 Milza (1996) op.cit. 6-16. 103 Hiepel (2005) op.cit. 11. Noble (2004) op.cit. 7-10. Mélandri (1995) op.cit. 118. 104 Georges-Henri Soutou "Raymond Aron. Les articles de politique internationale dans Le Figaro de 1947 à 1977. Troisième tome: Les Crises (février 1965 à avril 1977). Présentation et notes par Georges-Henri Soutou (Paris, 1997) Éditions de Fallois, 1304. 105 Kissinger (1982) op.cit. 700-706.
Chapitre 3: L'année américaine de l'Europe 33
Action Group')106. Deux mois plus tard, une Conférence de l'Energie aurait lieu à
Washington avec la présence des États-Unis, de la communauté économique
européenne, du Canada, du Japon et de la Norvège. En juin 1974, une déclaration
serait tout de même signée par les membres de l'OTAN pour confirmer les relations
transatlantiques pour le 25ème anniversaire de l'organisation107. Mais cette déclaration
et la visite de Nixon à Bruxelles ne ressemblaient pas vraiment aux propos de Kissinger
dans son discours de l'année précédente. La déclaration était beaucoup moins
puissante. La garde des dirigeants américains et européens était en train de se relever.
En outre, la situation mondiale avait changé à différents niveaux, comme ceux de
l'énergie et de l'économie.
Le seul document qui fût adopté par les Neuf dans le cadre de l'Année de l'Europe était
le papier préparatoire au dialogue transatlantique. Envisagé pour fonder les
négociations, il devint une véritable déclaration indépendante. Depuis la réunion du 23
juillet, les directeurs politiques et les Ministres des Affaires étrangères avaient travaillé
sur le document. Le 10 septembre, ils avaient décidé de poursuivre la rédaction. Mais
la définition de l'identité européenne ne devait pas devenir une déclaration solennelle
avant la réunion ministérielle des 19 et 20 novembre .
En fin de compte, l'appel américain à une coopération renouvelée avait paradoxalement
conduit les Européens à définir leur identité propre. Le 30 juillet, le Président Nixon le
signalait déjà avec stupéfaction. Il disait à Willy Brandt que l' "entreprise dont le but était
de créer un nouvel esprit de solidarité atlantique� se soit maintenant pratiquement
transformée en un affrontement"108 entre les États-Unis et l'Europe.
Conclusion et réflexions
Le discours de Kissinger du 23 avril était marqué par une diversité de réponses
européennes. La République Fédérale d'Allemagne, la France et la Grande-Bretagne
réagissaient chacunes de manières positive et négative. Mais il n'y avait pas de position
106 Ce discours de Kissinger, qu'il donnait aux 'Pèlerins de la Grande-Bretagne' ('The Pilgrims of Great Britain') à Londres, a été reproduit dans: Gerhard Mally (1974) op.cit.39-46, sur le Groupe d'Action pour l'Énergie: p.44 et 45. Hiepel (2005) op.cit. 11-12. Megens (2005) op.cit. 14. 107 Burr et Wampler (2004) op.cit. 20. 108 Cité dans Mélandri (1995) op.cit. 114
Chapitre 3: L'année américaine de l'Europe 34
commune avant la réunion des Ministres des Affaires étrangères dans le cadre de la
politique européenne du 23 juillet. Cette rencontre est un tournant dans la réponse
européenne au propos américain. Lors de cette réunion, Jobert approuvait la rédaction
d'une Déclaration de principe entre les Neuf et les États-Unis. Les décisions concrètes
sur le contenu de la déclaration et la visite de Nixon ne verraient pas le jour avant le 10
septembre, mais le 23 juillet constitue le point de départ. Après cette réunion, les
Européens se montraient une force d'ensemble dans les négociations. Ils rédigent à
Neuf les esquisses de la Déclaration de principe et de la Déclaration des quinze avant
de les communiquer à l'Outre-Atlantique. En outre ils définissaient une identité
européenne propre. Lors les négociations avec les Américains, les États membres se
plaçaient du côté de la France dans les querelles.
Le projet de l'identité européenne tire donc sa source dans la recherche d'une position
européenne envers les Américains. Il était la condition d'une réponse commune. Mais,
quand les négociations pour les déclarations de coopération transatlantique échouaient,
le document sur l'identité européenne devenait en revanche un texte plus important.
Ainsi, nous pouvons nous demander si la guerre du Kippour, facteur important dans
l'échec des négociations, a également joué un rôle dans la rédaction de la Déclaration
sur l'identité européenne. De même, la question se pose de savoir si elle devait
remplacer les autres déclarations. Dans quelle mesure a-t-elle répondu au propos
américain?
Remarquons que la vue globale réapparut dans la Déclaration sur l'identité européenne.
Nous avons vu qu'au 5 juin, le Conseil des ministres refusait formellement toute forme
de 'vues globales'. Mais la déclaration inclut notamment les aspects divers de
l'économie, de la diplomatie et de la défense. Nous pouvons y voir le signe que ce
document dont les origines étaient liées à l'initiative américaine en était tout de même
indépendante. Malgré le fait d'avoir été créée pour fonder la base du dialogue
transatlantique, la déclaration ne fut pas adoptée dans le même contexte.
Le 23 juillet, la définition de l'identité européenne paraît avoir intéressé surtout les
Britanniques et les Français. Les premiers en prenaient l'initiative et les derniers la
posaient comme condition à toute réponse européenne. Concentrons-nous maintenant
sur les développements de la rédaction du document après cette réunion. Quels étaient
Chapitre 3: L'année américaine de l'Europe 35
les rôles des États membres et des institutions des Communautés européennes?
Comment l'identité fut-elle définie dans ses stades divers?
Chapitre 4: La rédaction de la déclaration 36
Chapitre 4: La rédaction de la déclaration
Pendant la période du 23 juillet au 14 décembre, le Comité politique travaillait au projet
de l'identité européenne. Ce comité était constitué des Directeurs politiques des Affaires
étrangères et avait été créé dans le cadre de la Coopération politique européenne pour
préparer les réunions ministérielles et accomplir les tâches confiées par les ministres109.
Il jouait un rôle important dans la rédaction de la déclaration. En fait, l'idée de la
définition de l'identité européenne était née dans ce comité. Déjà début juillet, lors d'une
réunion à Helsinki, le représentant anglais Sir Thomas Brimelow suggéra la rédaction
d'un papier sur l'identité européenne en relation avec les États-Unis. L'idée était reprise
par le Conseil des ministres des Affaires étrangères le 23 juillet, à la suite duquel le
comité était prié d'entreprendre la rédaction du document.110
Le Comité politique était assisté par le 'Groupe des Correspondants'. Ce groupe institué
par le rapport de Copenhague du 23 juillet se composait de correspondants dans les
Ministères des Affaires étrangères. Ceux-ci préparaient les discussions et posaient des
questions écrites111. Ainsi, ils avançaient par exemple l'idée de publier le document, qui
devait être acceptée par le Conseil des ministres le 20 novembre.112
Il n'est pas clair si les institutions des Communautés européennes ont apporté des
propositions pour le document. Comme convenu à Copenhague, le Président de la
Commission pouvait être consulté par le Comité politique ou par le Conseil des
ministres. En effet, ce fut le cas dans le cadre de la Déclaration de principe. Mais les
sources ne nous disent pas s'ils ont également consulté le conseil de la Commission en
ce qui concerne le projet de l'identité européenne. Selon Raimond, l'automne 1973 était
ponctué de multiples contacts entre le Comité politique et les représentants permanents
à Bruxelles, chargés d'examiner les articles économiques de la Déclaration de principe.
109 "Rapport des Ministres des Affaires étrangères [�]" BCE (11-1970) op.cit. partie 2 section 3. 110 Megens (2004) op.cit. 6. 111 "Deuxième Rapport de la coopération politique [�]" BCE (9-1973) op.cit. 9. 112 Megens (2005) op.cit. 6, 14-15. "5. Coopération politique. 2505: Identité européenne" BCE (11-1973) 22.
Chapitre 4: La rédaction de la déclaration 37
Il y eut "un va et vient" de textes.113 Tout de même, il n'est pas impossible qu'il y eût
également des échanges sur le projet de l'identité. Car le 21 novembre 1973, le sujet
était discuté au troisième colloque de 1973 entre les Ministres des Affaires étrangères et
les membres de la commission politique du Parlement européen. Dans le bulletin des
Communautés européennes, il est décrit que l'identité européenne était débattue à ce
colloque114. Malheureusement, le lecteur n'est pas informé du contenu.
Même si nous ne savons pas si les institutions ont pu émettre des avis sur le projet de
l'identité européenne, il est tout de même sûr qu'ils en étaient informés. Le 17 octobre, le
Président en fonction de la conférence des Ministres des Affaires étrangères, Knud
Andersen, s'y réfère lors de son exposé sur l'état de la coopération européenne devant
le Parlement européen115. Un mois après, Willy Brandt en parle également dans son
discours au même parlement116.
Les versions préliminaires
La décision de rédiger un document sur l'identité européenne était suivie de trois
propositions. Les Français, les Anglais et les Irlandais participèrent à l'élaboration des
concepts, mais ce serait le document français qui servirait de base pour la future
déclaration. Ce document se trouve dans le fonds Georges Pompidou117.
L'esquisse française, portant le titre "De l'identité européenne", ressemblait quelque peu
à la déclaration finale. Bien que le troisième chapitre sur le caractère dynamique de la
construction européenne n'apparûsse pas, le document était divisé en deux sections,
qui formeraient les deux premières parties de la déclaration. Tout d'abord, les rédacteurs
précisaient l'héritage commun et, d'une manière succincte, les obligations particulières
des Neuf dans les affaires internationales. Ensuite, ils se concentraient sur le degré de
la cohésion des Neuf, déjà atteinte ou encore à rechercher dans l'avenir vis-à-vis du
113 AN- 5AG2/1036 (Affaires européennes. Copenhague 14/15 décembre 1973): Note pour M. le Président de la République de la part de Raimond, Paris 10 décembre 1973, a/s "Partie politique du dossier pour les entretiens de Copenhague" 15p, 3. Megens (2005) op.cit. 13. 114 "Déclaration commune des gouvernements de la Communauté économique européenne sur la situation au Proche-Orient (6 novembre 1973)" European NAvigator (http://www.ena.lu). 115 "2501: Exposé sur la coopération politique devant le Parlement européen" BCE (10-1973) 111-116, 115. 116 "M. Willy Brandt au Parlement européen. Discours prononcé par le Chancelier de la République Fédérale d'Allemagne le 13 novembre 1973" BCE (11-1973) 5-14, 7-8. 117 AN- 5AG2/1035 (Affaires européennes -Coopération politique à Six et à Neuf): De l'identité européenne, 4/10 septembre 1973, 5 p.
Chapitre 4: La rédaction de la déclaration 38
reste du monde. En tout, le document contenait 14 paragraphes, moins détaillés que les
22 paragraphes de la déclaration finale.
Rédigé pour fonder le dialogue avec les États-Unis, le document français était marqué
par ce sujet. Il contenait quatre "règles" à observer par les Européens. Tout d'abord, les
Neuf devaient s'accorder sur leur position commune avant de la communiquer aux
Américains. Ensuite, ces négociations devaient avoir une définition commune et
transparente qui ne devaient pas influencer, ralentir ou menacer les développements
vers une Union européenne. Finalement, le refus de toute forme des "vues globales" fut
répété.118 De même, l'esquisse anglaise se concentrait sur le dialogue avec l'Outre-
Atlantique. Elle portait notamment le titre éloquent de : "L'identité des Neuf vis-à-vis les
États-Unis". Ce document n'est pas présent dans le fonds Georges Pompidou, mais
nous disposons de la description faite par Ine Megens, qui l'a trouvé dans les archives
néerlandaises. Megens nous informe que les sujets de l'héritage commun et le dialogue
avec les États-Unis étaient abordés, comme dans le document français. Mais quand ce
dernier se concentrait principalement sur les questions de procédure, le document
anglais s'étendait largement sur le contenu du dialogue. Une analyse des points de vue
divers, des propos et des ouvertures éventuelles de la négociation était donnée119. Par
contre, les Irlandais paraissent avoir moins porté l'accent sur les rapports avec l'Outre-
Atlantique que sur une étude conceptuelle de l'identité européenne qui naissait des
résultats de la coopération politique et des traités120. Malheureusement, la version
irlandaise n'est pas non plus incorporée dans les archives.
L'absence de ces documents du fonds Georges Pompidou est significatif.
Apparemment, Pompidou ne fut guère informé des deux projets britannique et irlandais.
En effet, le nombre restreint des sources portant sur la Déclaration sur l'identité
européenne dans les archives nous donne l'impression que le Président français n'avait
pas beaucoup de renseignements sur la rédaction de la future déclaration. Le dossier
sur la Déclaration sur l'identité européenne inclut la version préliminaire et quelques
notes et correspondances. Mais il n'est pas exhaustif et ne donne pas beaucoup
d'information sur les modifications diverses du document ni sur les discussions menées, 118 Ibid, paragraphe 10 119 Le titre original de l'esquisse anglaise: "The identity of the Nine vis à vis the United States". Il s'agit des archives des affaires étrangères (BZ) à La Haye, Pays-Bas. Megens (2005) op.cit. 9-11. 120 Megens (2005) op.cit. 11-12. Megens discute d'une manière succincte le document irlandais, d'après le résumé rendu par le représentant danois, le directeur politique Oldenbourg.
Chapitre 4: La rédaction de la déclaration 39
sauf quand Jobert voulait s'assurer de l'accord du Président sur des questions
pertinentes ou sensibles, comme la défense.121 D'autres dossiers contiennent encore
quelques sources additionnelles sur la rédaction en automne 1973. Ce sont souvent de
courts aperçus des développements en cours, rédigés pour préparer les rencontres du
Président avec ses collègues européens. Ainsi, ces notes nous informent, d'après la
perspective française, des positions allemandes, anglaises et italiennes.
De cette manière, deux notes préparatoires à la visite de George Pompidou à Willy
Brandt nous apprennent que les Allemands "ont accepté d'assez bonne grâce que notre
contribution serve de base"122 et qu'ils "ont surtout visé à éliminer de ce texte tout ce qui
pouvait susciter des réactions de la part des États-Unis, et à donner de l'identité
européenne une image acceptable à tous les pays tiers."123. Ils s'opposaient à un
passage qui impliquait que l'Europe puisse constituer un enjeu. Il s'agit probablement
du fragment suivant:
"En s'appliquant à définir son identité, l'Europe des Neuf, tout en demeurant fidèle à ses amitiés et aux alliances de ses membres entend rappeler qu'elle a la volonté de jouer un rôle actif et dynamique dans la politique internationale, dans le but d'éviter que son indépendance, sa sécurité et sa prospérité ne constituent un enjeu débattu entre des tiers."124
Selon Claudia Hiepel, qui a fait des recherches dans les archives allemandes, leur
politique se caractérisait par la crainte d'une aggravation des rapports avec les États-
Unis d'un côté, et de l'explosion d'un conflit entre les Neuf de l'autre. Pour cette raison,
les Allemands ne rendirent pas d' esquisse pour le document sur l'identité européenne,
pas plus qu'ils ne firent beaucoup de commentaires sur la déclaration125. Ainsi s'explique
probablement l'accord allemand au premier paragraphe, où il fut stipulé que la
construction européenne devait être poursuivie avec la participation des peuples
européens et "notamment [de] leurs représentants élus"126. On n'assigna aucun rôle
dans cette entreprise aux instituts européens , ce qui correspondait plus à l'avis français
qu'allemand.
121 À trouver dans la sous-série 5AG2/1035 "Affaires européennes (Communautés européennes)" 122 AN- 5AG2/92 (Entretiens entre M.Pompidou et M.Brandt à Paris, les 26 et 27 novembre 1973): Note sur l'Allemagne et la coopération politique des Neuf de la part du Ministère des Affaires étrangères. Direction des affaires politiques Europe, sous-Direction d'Europe occidentale, Paris 19 novembre 1973, 4 p., 3. 123 AN- 5AG2/1012 (Entretiens Franco-allemands -Réunion franco-allemande des 26 et 27 novembre 1973): Note de la part du Ministère des Affaires étrangères, Paris 22 novembre 1973 23p., 2 124 AN- 5AG2/1035 (Affaires européennes): De l'identité européenne, 4/10 septembre 1973 op.cit. paragraphe 6 (soulignement ajouté). AN- 5AG2/92: Note sur l'Allemagne et la coopération politique des Neuf de la part du Ministère des Affaires étrangères, Paris 19 novembre 1973, op.cit. 3. 125 Hiepel (2006) op.cit. 8-9. 126 Voyez l'Annexe 1: "La Déclaration sur l'identité européenne (Copenhague, 14 décembre 1973)", paragraphe 1.
Chapitre 4: La rédaction de la déclaration 40
De même, les Anglais portaient quelques remarques sur le propos français. Le
Président en était consulté le 13 novembre. Les Anglais préféraient l'emploi de la
formule "politique étrangère commune" tandis que l'administration française, en la
concevant trop "atlantiste", aimait mieux le terme de "politique proprement européenne".
Sans doute, jouaient ici les questions du rôle des institutions européennes et de la
séparation de la Coopération politique européenne des Communautés européennes. La
position du gouvernement français était évidemment bien connue en Grande-Bretagne,
mais les Anglais en doutaient à la suite de la déclaration du 6 novembre sur la situation
au Proche-Orient. Car, pour la première fois, les États membres avaient pris une
position européenne dans les affaires étrangères qui différait notablement de celles des
Américains. Même au Quai d'Orsay, on n'était plus sûr de la position française. Une note
informa le Président de l'accord de Jobert. Mais, à la différence de son Ministre des
Affaires étrangères, Pompidou désapprouva le changement.127
En ce qui concerne le fonds Georges Pompidou,il est encore remarquable que la plupart
des sources du dossier de la Déclaration sur l'identité européenne datent de novembre
ou de décembre 1973. À l'exception de la première version française, rendue le 10
septembre 1973, le sujet n'apparaît guère dans les documents qui précèdent la note au
Président du 12 novembre. Dans cette note, Pompidou est averti du propos belge et
italien de faire adopter le document sur l'identité européenne à la réunion de
Copenhague en décembre128. Le projet changea de statut. Il devint un document public,
à adopter par le Président.
Le projet sur l'identité européenne devient une déclaration
L'idée d'une Déclaration sur l'identité européenne venait donc des délégations italienne
et belge129. On rapporte à ce propos que le Ministre italien des Affaires étrangères Aldo
Moro envoya un télégramme au Quai d'Orsay, qui le fit passer à Georges Pompidou.
127 AN- 5AG2/1035 (Affaires européennes -Communautés européennes): Note pour Monsieur Balladur de la part de Raimond, Paris 13 novembre 1973 1p. Cette note est accompagnée de: Note de la part du Ministère des Affaires étrangères, direction des affaires politiques Europe, sous-Direction d'Europe Occidentale, a/s Comite Politique des 12 et 13 novembre, Paris 9 novembre 1973, 2p. Hiepel (2005) op.cit. 11. 128 5AG2/1035 (Affaires européennes -Coopération politique à Six et à Neuf): "Initiative européenne du Président de la République" 12 novembre 1973 1p. 129 AN- 5AG2/1015 (Grande-Bretagne -novembre 1973): Note pour M. le Président de la République de la part de Raimond, 14 novembre 1973, a/s Mise au point de la partie politique du dossier pour Chequers (complément a la note du 8 novembre 1973), 8p.,2. La publication du document avait été proposée dans le Groupe des Correspondants. Megens (2005) op.cit. 14.
Chapitre 4: La rédaction de la déclaration 41
Moro estimait que "le style, la longueur et le ton lui-même du document devraient être
donc revus pour les adapter à cette circonstance nouvelle."130 Ensuite, il proposait une
liste de modifications du document. Malheureusement, nous ne pouvons pas les
analyser en comparaison avec la version en date de la définition de l'identité
européenne, car celle-ci n'est pas incluse aux archives. Mais les modifications donnent
l'impression d'avoir été proposées pour rendre le texte plus clair et plus facile à lire. Il ne
s'agit pas de modifications essentielles du contenu. Ainsi, Moro proposait de diviser le
document en quatre parties, en lieu des trois, et de changer leurs titres. Par exemple, le
titre de "La cohésion interne des Neuf" devait devenir "Les valeurs et les fins de la
communauté"131. La version finale ignore la plupart de ces propositions.
Selon Raimond, les motivations des Belges et des Italiens pour vouloir faire adopter la
Déclaration sur l'identité européenne à la réunion du 14 et 15 décembre venaient de
leurs préoccupations vis-à-vis de l'opinion publique. Il cita le Premier ministre belge
Leburton: "Il importe cependant que l'opinion publique puisse saisir l'importance de cette
rencontre."132 Avant, la Grande-Bretagne avait donné la même argumentation pendant
la réunion du 10 septembre quand Sir Alec Home remarquait que le document servirait
à transmettre efficacement aux Européens l'importance de l'intégration européenne133.
Les élections anglaises de l'année suivante s'approchaient et l'opinion publique
s'exprimait négativement sur les Communautés européennes.
En ce qui concerne la Grande-Bretagne, le gouvernement Heath était pratiquement sûr
de perdre les élections en profit des travaillistes. "Dans ce cas" notait Raimond en août
"les Travaillistes renégocieront le traité d'adhésion" aux Communautés européennes134.
Pompidou était informé régulièrement de la situation britannique par l'ambassade
française à Londres. "le Premier ministre, dont l'image n'a cessé d'être meilleure en
France que dans le Royaume-Uni, n'a [�] jamais réussi à avoir le pays derrière lui."135.
Apparemment, Heath, qui était pro-européen et avait mené le pays dans les
130 AN- 5AG2/1035 (Affaires européennes -Coopération politique à Six et à Neuf): Télégramme à l'arrivée No 3051-66 de la part de Lucet aux Directeurs, Rome 10 novembre 1973, a/s "Identité européenne" 6 p., 1. 131 Ibid, 2. 132 AN- 5AG2/1015: Note pour M. le Président de la République de la part de Raimond, 14 novembre 1973, a/s Mise au point de la partie politique du dossier pour Chequers ([�]), op.cit. 2. 133 Megens (2005) op.cit. 12 134 AN- 5AG2/1014 (Grande Bretagne -Annotations, 1973): Note pour M. le Président de la République de la part du Raimond, Paris, 16 août 1973, a/s "Entretien avec M. de Beaumarchais" 2 p., 1. 135 AN- 5AG2/1015 (Grande-Bretagne -novembre 1973): Note de la part de J.Wahl, Ambassade de France en Grande Bretagne, le ministre plénipotentiaire, chef des services d'expansion économique, ref: JW.DC W.294, 24 octobre 1973 4 p., 2.
Chapitre 4: La rédaction de la déclaration 42
Communautés européennes, souffrait de la récession économique. "Après six mois,
l'Europe ne donne plus lieu à 'fanfare'"136 commentait l'ambassadeur Beaumarchais le
13 juillet. Malheureusement, le démarrage de l'inflation avait coïncidé avec l'adhésion de
la Grande-Bretagne au Marché Commun137. "L'opinion n'a pas manqué d'attribuer, à tort,
au marché commun la responsabilité de l'inflation et du malaise social qui en résulte."138
Il en résultait que: "C'est largement contre l'Europe que s'est tournée la morosité de la
Nation"139. Notamment, dans une note du 16 août Raimond transmit une proposition
britannique de faire des concessions mutuelles: soutien français à la politique régionale
britannique contre un soutien anglais à la politique agricole commune. Le Président
français réagit de la sorte: "Je ne suis pas hostile par principe"140.
Tout de même il y avait l'apparence qu'il s'agissait plus des intérêts nationaux
qu'européens. En octobre les avantages pour la France d'une continuation du
gouvernement anglais furent encore exposés dans un aperçu par l'ambassade français:
"la présence de Mr Heath à la tête du gouvernement donne l'assurance que le
Royaume-Uni va continuer à chercher à intensifier ses relations avec la France, et
même probablement à les privilégier quelque peu. On ne saurait en dire autant du parti
travailliste tant que persistera son orientation actuelle."141 Apparemment, l'opinion
publique était importante pour le gouvernement en date. Il essayait d'améliorer la
situation économique par plusieurs moyens. Peut-être l'adoption de la Déclaration sur
l'identité européenne y était liée. Mais en même temps il faut remarquer que le Premier
ministre ne fit pas allusion à l'identité européenne dans une interview étendue dans le
Guardian du 2 novembre sur "Edward Heath et l'Europe"142. Ce qui nous fait tout de
même relativiser l'importance attribuée à la déclaration.
D'autres États européens s'intéressaient aussi à l'opinion publique, surtout en relation
avec les stratégies de détente des deux superpuissances. En fait, une partie majeure du
136 AN- 5AG2/1035 (Affaires européennes -Communautés européennes): Télégramme à l'arrivée No 2214/33 de la part de Beaumarchais aux Directeurs, Londres 13 juillet 1973, a/s "Avant le voyage à Paris de M.Davies" 4 p.,2. 137 AN- 5AG2/1015: Note de la part de J.Wahl, ref: JW.DC W.294, 24 octobre 1973 op.cit. 2. 138 AN- 5AG2/1035: Télégramme à l'arrivée No 2214/33 de la part de Beaumarchais aux Directeurs, Londres 13 juillet 1973, a/s "Avant le voyage à Paris de M.Davies" op.cit. 2. 139 AN- 5AG2/1015: Note de la part de J.Wahl, ref: JW.DC W.294, 24 octobre 1973 op.cit. 3. 140 AN- 5AG2/1014: Note pour M. le Président de la République de la part du Raimond, Paris, 16 août 1973, a/s "Entretien avec M. de Beaumarchais" op.cit. 1. 141AN- 5AG2/1015: Note de la part de J.Wahl, ref: JW.DC W.294, 24 octobre 1973 op.cit. 4. 142AN- 5AG2/1015 (Grande-Bretagne -novembre 1973): Traduction de l'Interview de M.Heath sur l'Europe dans Le Guardian du 2 novembre 1973 (avec l'original inclus), de la part de Beaumarchais, réf: TA/mb No 1150/DE, 4 p. L'interview couvrait toute une page A3, incluant une photographie.
Chapitre 4: La rédaction de la déclaration 43
public européen paraissait marqué d'un sentiment pacifiste. Ainsi, le 11 juillet déjà , le
directeur politique italien fit savoir à l'ambassadeur de France qu'il soutenait les
orientations françaises vers une défense européenne, mais qu'il croyait nécessaire
"d'alerter l'opinion publique sur l'importance de la question"143. Dans un entretien entre
Brandt et Pompidou, les deux dirigeants évoquaient l'avis régnant dans la presse
allemande, qui favorisait une réduction des troupes. Apparemment, Pompidou avait la
même expérience en France. Il pouvait donner un conseil au Chancelier allemand: "j'ai
pris depuis plus d'un an très résolument la position qui consiste à dire que la détente
commandait à la France de réaliser un effort militaire plus important."144
Le lien entre l'opinion publique et le mouvement pacifiste en Europe est intéressant, car
justement le thème de la défense revient plusieurs fois dans les archives. La partie
majeure des sources au dossier sur la Déclaration sur l'identité européenne couvre cette
matière.
L'identité et la défense européennes
Le 15 novembre, le paragraphe sur la défense fut changé. Ce thème n'avait tout de
même pas été négligé dans la version préliminaire où le paragraphe 4 de la première
partie contenait:
"Au regard des moyens militaires des autres entités politiques et de sa relative vulnérabilité, l'Europe des Neuf doit, si elle entend préserver son indépendance, veiller, dans un constant effort, à se doter d'une défense adéquate."145
Mais le texte nouveau était plus détaillé et moins allusif :
"Les Neuf, dont un but essentiel est le maintien de la paix, n'y parviendront jamais en négligeant leur propre sécurité. Ceux qui sont membres de l'Alliance Atlantique considèrent qu'il n'y a pas actuellement d'alternative à la sécurité qu'assurent les armes nucléaires des États-Unis et la présence des forces d'Amérique du Nord en Europe. Ils sont d'accord qu'au regard
143 AN- 5AG2/1035: Télégramme à l'arrivée No 1912/1921, de la part de J.L. Lucet aux Directeurs, Rome le 11 juillet 1973, a/s "Conversation avec M.Ducci. Coopération politique européenne." op.cit. 2. 144 AN- 5AG2/1012 (Entretiens Franco-allemands -Sommet franco-allemand des 21-22 juin 1973): Premier entretien entre M.Pompidou et le Chancelier Willy Brandt, mardi 21 juin 16h30 à 19h30 36p., 13. D'ailleurs l'annonce dans le journal Le Monde qu'une Déclaration sur l'identité européenne devrait être adoptée pendant la réunion à Copenhague fut très brève. "À Copenhague. Les Ministres des Affaires étrangères des neuf ont confirmé leur prise de position du 6 novembre" (auteur inconnu) Le Monde 22/11/1973, 3. 145 AN- 5AG2/1035: De l'identité européenne, 4/10 septembre 1973, op.cit. 2.
Chapitre 4: La rédaction de la déclaration 44
de sa relative vulnérabilité militaire, l'Europe doit, si elle entend préserver son indépendance, tenir ses engagements et veiller dans un constant effort à disposer d'une défense adéquate".146
Par cette formulation, les Neuf explicitaient d'un côté la dépendance européenne envers
les États-Unis en matière de sécurité, et de l'autre la nécessité d'aboutir à une défense
européenne. Elle fut incluse dans la version finale de la déclaration147.
Les sources au fonds Georges Pompidou nous apprennent que la proposition de ce
texte vint du cabinet de Michel Jobert. Le 9 novembre, ce dernier le mit au point et le
transmit à l'Elysée où, le 13 novembre, le Président le reçut via le secrétaire général.
Contrairement au Ministre des Affaires étrangères, Pompidou n'était pas d'accord avec
le texte. "Sur la défense je trouve que l'on va trop loin"148 nota-t-il en proposant un texte
différent, qui, malheureusement, n'est plus lisible. Cependant, sur un malentendu, le
directeur politique François Puaux avait déjà accepté la formulation nouvelle en Comité
politique. Il était toujours possible de la désapprouver, mais vraisemblablement, le
Président ne l'exigea pas. D'ailleurs, suivant Puaux, le texte apparut aussi, tout
approuvé, dans la Déclaration à quinze149.
En effet, selon Pierre Mélandri, le Président français et son Ministre des Affaires
étrangères avaient des points de vue différents sur la défense européenne. Ce dernier
était beaucoup plus partisan d'une défense européenne. Devant les députés français,
Jobert avait déjà déclaré que "Je ne sais si l'année 1973 sera l' 'Année de l'Europe' mais
je suis sûr que, pendant l'année 1973, le problème de la défense de l'Europe sera à
l'arrière-plan de toutes les discussions� et peut-être même passera-t-il à l'avant-
scène."150 En revanche Pompidou, tout en considérant la coopération de défense
comme l'étape ultime de la coopération politique en Europe, hésitait au vu de la politique
allemande, qui renonçait aux armes ABC151.
Plusieurs chercheurs remarquent d'ailleurs une position prépondérante du Ministre des
Affaires étrangères dans la diplomatie française. Jobert avait suivi Maurice Schumann
146 AN- 5AG2/1035 (Affaires européennes -Communautés européennes): Note pour Monsieur Balladur de la part de Raimond, Paris 15 novembre 1973 2 p., 1. 147 Voyez l'Annexe 1: "La Déclaration sur l'identité européenne (Copenhague, 14 décembre 1973)", paragraphe 8. 148 AN- 5AG2/1035: Note de la part du Ministère des Affaires étrangères, direction des affaires politiques Europe, sous-Direction d'Europe Occidentale, a/s Comite Politique des 12 et 13 novembre, Paris 9 novembre 1973 op.cit. 2. 149 AN- 5AG2/1035: Note pour Monsieur Balladur de la part de Raimond, Paris 15 novembre 1973 op.cit. 2. 150 Mélandri (1988) op.cit. 82. 151 Mélandri (1995) op.cit. 119. Mélandri (1988) op.cit. 82-87.
Chapitre 4: La rédaction de la déclaration 45
au Quai d'Orsay depuis les élections en mars et était donc Ministre des Affaires
étrangères lors de la rédaction de la déclaration. Selon le politicologue Samy Cohen, la
diplomatie française changea avec le changement de Ministre et devint plus nationaliste.
En même temps, le Président français souffrait de la maladie de Waldenström, une
forme très rare de leucémie. En avril, il avait subi une crise majeure. Il est possible que
Jobert pouvait bénéficier de la maladie du Président et l'influencer dans ses choix de
politique étrangère, autant qu'en matière stratégique.152 En même temps, Kissinger est
d'ailleurs convaincu du rôle important du Ministre dans ses projets pour les déclarations
transatlantiques.153
Il s'agit donc d'un sujet contesté au sein du gouvernement français. En outre, ce
changement de texte est d'autant plus surprenant que, dans l'arène européenne, les
différentes positions en matière de défense s'éloignaient substantiellement. Tout
d'abord, aux Pays-Bas, en Ireland et au Danemark, les mouvements pour le neutralisme
donnaient le ton. Brandt raconte à Pompidou dans leur premier entretien du 21 juin
1973, que les troupes néerlandaises stationnées en Allemagne se étaient en train de se
réduire et que les Danois suivraient aussitôt154. Ce sont également ces trois pays qui
s'opposaient à l'armement nucléaire. L'Europe comptait deux puissances nucléaires: La
France et la Grande-Bretagne. Mais seul le dernier signa le traité qui interdisait
partiellement les essais nucléaires le 5 août 1963. Les Français, soucieux de rester "sur
un pied d'égalité avec les autres puissances nucléaires"155, ne s'y associèrent pas. Les
Néerlandais, les Irlandais et les Danois réagirent avec irritation à la suite des essais
nucléaires français en juillet et août 1973. Leurs réponses furent suivies par des
réactions indignées de la France, qui leur reprochait un manque de solidarité. Ainsi, la
France déplorait le refus des expériences nucléaires dans les média danois de la part du
Président des Communautés européennes du moment, le Premier ministre danois.156
L'attitude des Néerlandais fut également dénoncée car ils ne cachèrent pas leur
aversion en soutenant une résolution canadienne discriminatoire pour la France pendant
152 Samy Cohen La monarchie nucléaire. Les coulisses de la politique étrangère sous la Ve République. (Paris, 1986) Hachette, 104-106. Cohen n'a pas apporté de sources à ce constat. Voyez encore Roussel (2004) op.cit. 547-548 et Soutou (2000) op.cit. 136-139. Mélandri (1996) op.cit. 118-121. Serge Berstein et Pierre Milza Histoire de la France au XXe siècle 1958-1974 (Paris 1999) Editions complexe 344-345. 153 Mélandri (1988) op.cit. 103; 154 AN- 5AG2/1012: Premier entretien entre M.Pompidou et le Chancelier Willy Brandt, mardi 21 juin, op.cit. 12-13. 155 Explication de Pompidou à Brandt dans: AN- 5AG2/1010 (Entretiens franco-allemands -1970): Tête-à-tête entre le Président de la République et Monsieur Willy Brandt au 3 juillet 1970 à 15h35, 21 p., 6. 156 AN- 5AG2/1013 (Danemark): Télégramme à l'arrivée No 626/28 de la part de Pelen aux Directeurs "Immédiat", Copenhague 13 juillet 1973, 1p.
Chapitre 4: La rédaction de la déclaration 46
une session de l'assemblée générale des Nations-Unies en début décembre157. Ensuite,
Pompidou reçut un télégramme sur l'annulation, à titre personnel, d'une visite à Paris du
Ministre de l'Industrie et du commerce irlandais, Justin Keating, à la suite des
expériences nucléaires. Le Président nota "Quel hypocrite"158. En revanche, en même
temps, Edward Heath soutint la politique française lors d'une conférence du
Commonwealth, ce dont l'administration française lui fut reconnaissant.159
Les Neuf dépendaient largement de la présence des militaires américains pour leur
sécurité. Mais, depuis quelques années ceci était l'objet d'un débat dans l'administration
américaine. Deux ans auparavant, un amendement du sénateur Mike Mansfield pour le
retrait d'une partie des troupes américaines était rejeté au Congrès. Mais ce sujet ne
disparaît pas de l'agenda politique aux États-Unis. En juin 1973, le secrétaire de défense
américain James Schlesinger informa son collègue anglais Lord Carrington que
l'administration américaine devait faire face à deux groupes de pression qui n'étaient
pas favorables à l'engagement américain dans le système de défense de l'Europe. L'une
le considérait coûteux en considération de la situation financière défavorable aux États-
Unis. L'autre estimait que "l'Europe ne faisait pas assez pour sa propre défense et que
l'Amérique en faisait trop"160. Ainsi, les Européens doutaient que les Américains puissent
et, surtout, désirent garantir la sécurité européenne. Cette pensée était encore nourrie
par les négociations entre les deux superpuissances sur la limitation des armes
stratégiques (SALT) et la réduction mutuelle et équilibrée des forces (M.B.F.R.).
Le fonds Georges Pompidou nous apprend que, plusieurs fois, la Grande Bretagne
sollicita une coopération nucléaire franco-britannique "pour le compte de l'Europe"161, en
157 AN- 5AG2/1035 (Affaires européennes -Coopération politique à Six et à Neuf): Télégramme à l'arrivée No 8889/99 par De Guiringaud aux Directeurs, New york envoyé le 7 décembre reçu le 8 décembre 1973, a/s "Coopération des Neuf à la XXVIIIeme assemblée générale de Nations Unies." 4 p, 2. Plus tard, Wim van Eekelen, assistant du Directeur politique des Affaires étrangères aux Pays-Bas, écrirait que les Français exerçaient une pression sur le Ministre des Affaires étrangères et la délégation néerlandaise lors d'un dîner chez l'ambassadeur néerlandais à Paris, De Ranitz, le 9 novembre 1973. En échange d'une aide française aux Néerlandais dans les négociations avec les Arabes sur l'approvisionnement de pétrole, les Néerlandais ne devaient pas voter contre les Français. Wim van Eekelen Sporen trekken door strategische jaren ("Indiquer les traces dans les années stratégiques") (Le Haye, 2000) Uitgeverij Ten Brink 78-20. 158 AN- 5AG2/1016 (Irlande):Télégramme à l'arrivée No 342/44 de la part de Harcourt, Dublin 11 août 1973, a/s Problème pétrolier irlandais et expériences nucléaires françaises, 2 p., 1. 159 AN- 5AG2/1014 (Grande-Bretagne -Annotations, 1973): Note pour M. le Président de la République de la part de Raimond, Paris 10 août 1973, 1 p. 160 Lord Carrington transmit cette explication à son collègue français, Robert Galley. AN- 5AG2/1014 (Grande-Bretagne -Divers): Télégramme à l'arrivée No 2092/2107 aux Directeurs, Londres 28 juin 1973, a/s "entretiens entre Lord Carrington et M.Galley (Londres 26 juin)" 4 p., 2. 161 Remarquons par exemple l'entretien confidentiel entre Heath et Pompidou du 19 mars 1972 où Heath reprit la dite "Formule de Champs". Ainsi il se référa à un entretien à Champs en juin 1962 entre le Premier ministre britannique
Chapitre 4: La rédaction de la déclaration 47
vue d'assurer la sécurité. Les Anglais pourraient ainsi encore profiter du fait que la
France, non-signataire du traité SALT I (mai 1972), disposait de plus de latitude dans
ses politiques du nucléaire. Mais pour Pompidou la coopération franco-britannique
dépendait entre autres de l'assouplissement des liens entre la Grande-Bretagne et les
États-Unis. "C'est de vous, plus que de nous, que dépend un changement de la
situation"162 répondait-il pendant leur entretien confidentiel le 19 mars 1972. La
coopération franco-britannique nécessitait une indépendance en fournitures, une
indépendance technique, et le droit de se servir des armes nucléaires. Quand la France
avait gagné son indépendance sur ce terrain, celle de la Grande-Bretagne n'était pas
assurée163. De même, les Français craignaient qu'une telle coopération nucléaire
n'inquiétât l'Union soviétique. En France, il existait le souci de maintenir l'équilibre
militaire actuel en Europe, disait Robert Galley, le Ministre français des Armées, à son
collègue de Grande-Bretagne en juin 1973164. Compte tenu de la situation où l'Europe
se trouvait, en plein milieu des deux superpuissances, la sécurité européenne dépendait
fortement de cet équilibre.
Les mêmes motivations étaient données par les Français contre une collaboration dans
le dit 'Euro-Groupe". Ce groupe où, à l'exception de la France, les États membres
s'étaient réunis, fut établi en 1970 pour construire un front européen dans la coopération
transatlantique165. Justement ces rapports entre l'Eurogroupe et l'OTAN posaient un
problème politique aux Français, disait Galley à Carringon en juin 1973. De même, les
Français préféraient ne pas inquiéter l'Union soviétique par une coopération militaire de
la République Fédérale d'Allemagne avec des puissances nucléaires166. En revanche,
Harold MacMillan et Général de Gaulle dans lequel ce dernier avait évoqué une possible coopération bilatérale dans le domaine de la défense en général et de la défense nucléaire en particulier. AN- 5AG2/1014 (Grande-Bretagne -Annotations, 1969-1970): Note de la part du Ministère des affaires étrangères. Direction des affaires politiques. Service des pactes et du désarmement, Paris 24 novembre 1969, a/s "Coopération nucléaire franco-britannique dans le domaine militaire" 7 p., 3. et AN- 5AG2/1014: Entretien du 19 mars 1972, partie confidentielle op.cit. 3. 162 AN- 5AG2/1014: Entretien du 19 mars 1972, partie confidentielle op.cit. 2. 163 Ibid, 6-7. Le sujet avait été déjà discuté entre Pompidou et l'ambassadeur Soames du 20 novembre 1970, où Pompidou déclara qu' "Une politique de défense commune entre la France et l'Angleterre suppose que la Grande-Bretagne prenne une certaine distance par rapport à l'Organisation du Traité de l'Atlantique Nord." AN- 5AG2/1014 (Entretiens Franco-britanniques 1969-1972): Audience accordée par le Président de la République à monsieur Soames, le 20 novembre 1970, 12 p., 2. 164 AN- 5AG2/1014:Télégramme à l'arrivée No 2092/2107 aux Directeurs, Londres 28 juin 1973, a/s "entretiens entre Lord Carrington et M.Galley (Londres 26 juin)" op.cit. 2. 165 AN- 5AG2/1014 (Entretiens Franco-britanniques 1969-1972 -Rencontre à Chequers 18-19 mars 1972): Note à l'attention du Président de la République de la part du Ministre d'Etat charge de la défense nationale, 11 février 1972, 10 p., 9-10. 166 AN- 5AG2/1014: Télégramme à l'arrivée No 2092/2107 aux Directeurs, Londres 28 juin 1973, a/s "entretiens entre Lord Carrington et M.Galley (Londres 26 juin)" op.cit. , 3. AN- 5AG2/1014: Entretien du 19 mars 1972, partie confidentielle op.cit. 5. Le ministre Debré en avait déjà informé Lord Carrington fin décembre dans: AN- 5AG2/1014 (Grande-Bretagne -Divers): Lettre de Michel Debré (Ministre d'Etat charge de la Défense Nationale) à lord Carrington. Paris, le 19 décembre 1972, 3 p.
Chapitre 4: La rédaction de la déclaration 48
les Allemands ne voulaient avoir aucune autre collaboration militaire qu'en ce groupe.
Dans ce pays divisé et situé aux frontières de l'Europe de l'Est, on n'envisageait pas une
coopération militaire sans les États-Unis. De même, en juillet 1970 Brandt considérait
problématique le fait que les Français n'avaient pas signé le traité de non-prolifération
comme la République Fédérale d'Allemagne et les autres États membres167.
En même temps, la politique de Willy Brandt, qui visait à rendre possible une
réunification future des deux Allemagnes et d'étendre le marché pour ses produits,
n'était pas appuyée par tous les États européens. Le Président français craignait une
diplomatie indépendante entre Bonn et Moscou, et qui mettrait en danger la sécurité de
la France. Car celle-ci était assurée partiellement par l'intégration étroite de la RFA à
l'Europe occidentale. Les sources nous montrent que la Grande-Bretagne et la Belgique
partageaient ce rejet de l'Ostpolitik.168
Les points de vue européens étaient divers et complexes. Une coopération militaire était
loin. Toutefois, en 1973 les perspectives d'une défense européenne devenaient plus
réalistes. Surtout alors les États membres perdaient de plus en plus confiance envers
les garants américains de leur sécurité. L'atmosphère au sujet de la sécurité
européenne , déjà tendue depuis plusieurs années, devint de plus en plus raide. Elle
transparaît clairement dans le propos de Pompidou à Heath pendant la partie très
secrète de leurs entretiens en mai: "[�], il me semble que les États-Unis et l'URSS
cherchent actuellement un système qui mette leur territoire à l'abri d'une guerre
nucléaire. A partir de là, l'Europe devient un autre théâtre éventuel, plus important que le
Proche-Orient ou que le Vietnam, mais à peu près de même nature.[�]"169. A part le
danger croissant du retrait des troupes américaines, ce changement de mentalité peut
encore être élucidé par quelques événements.
Tout d'abord, pendant l'été 1973, la confiance envers l'Outre-Atlantique se dégrada
après l'accord sur la prévention des guerres nucléaires entre Brejnev et Nixon lors de la
visite soviétique aux États-Unis les 21 et 22 juin. Pour les dirigeants européens qui n'en 167 AN- 5AG2/1010: Tête-à-tête entre le Président de la République et m. Willy Brandt au 3 juillet 1970 op.cit. 4. 168 Pour ce qui concerne la Belgique, voyez la lettre de l'ambassadeur Belgique en France Robert Rothschild: AN- 5AG2/1013 (Belgique): Lettre avec annexe de Robert Rothschild à M Michel Jobert, Conseiller référendaire à la Cour des Comptes, Secrétaire Général de la Présidence de la République, Paris le 5 octobre 1970, 1 p et l'annexe de 5 p. Grande-Bretagne: AN- 5AG2/1014 (Entretiens Franco-britanniques 1969-1972): Audience accordée par m.le Président de la République à M.Heath le 5 mai 1970 -16H30-17H40, 10 p. 169 AN- 5AG2/1015: Entretien Pompidou-Heath 21-22 mai 1973. Partie de l'entretien très secrète op.cit. 1.
Chapitre 4: La rédaction de la déclaration 49
avaient pas été prévenus, il devint clair que la sécurité européenne était hors de leur
portée et que la protection nucléaire de l'Europe par les États-Unis était remise en
question. Le Ministre de la défense anglais Lord Carrington déclarait à son collègue
français que "la Charte de l'Atlantique était morte" et qu'il était "nécessaire de réfléchir à
un substitut européen de l'OTAN"170. Galley se mettait d'accord avec lui sur les risques
pour la sécurité de l'Europe, sans d'ailleurs accéder à la proposition de former une
coopération franco-britannique dans le domaine de la Défense. De même, le directeur
politique italien Ducci faisait savoir que le gouvernement italien s'inquiétait tout autant
des conséquences de l'accord américano-soviétique171.
De même, les politiques européens furent influencées par la guerre du Kippour. Les
Américains s'étaient mis les Allemands à dos en livrant des armes américaines à Israel
à partir du territoire allemand, sans demander l'avis du gouvernement, ni même
l'informer auparavant. L'affaire provoqua un débat entre les Allemands et les
Américains, et l'accord de Brandt à la déclaration du 6 novembre était suivi par plusieurs
menaces sur le retrait possible des troupes américaines172. Toutefois, les politiques de
défense allemandes ne changeaient pas énormément. Brandt restait persuadé que la
sécurité européenne dépendait d'un côté de la détente, certes, et de l'autre d'une
défense solide: "défense + détente=sécurité"173. Mais cette défense devrait se faire en
coopération avec les États-Unis, au moins au départ.
Lors de l'année 1973, les perspectives d'une défense européenne se concrétisaient.
Jobert pouvait profiter de la situation mondiale et des sentiments d'impuissance. Le 21
novembre, il tint même une allocution devant l'assemblée de l'UEO où il affirma la
nécessité d'une coopération de défense en Europe: "Pour que sa voix soit écoutée et
respectée, l'Europe doit être forte et résolue à se défendre."174 Mais les idées des trois
170 AN- 5AG2/1014 (Grande-Bretagne): Note sur les conversations que M.Galley et Lord Carrington ont eues à Londres les 26 juin et 28 juin 1973, 2p.,1-2. Lord Carignon réaffirma ses pensées dans Bron 160, 203. Mais ces paroles peuvent tout de même être vues sous un jour nouveau par l'étude de Alastair Noble qui a constaté que la Grande-Bretagne était au courant de cet accord, et même que les Anglais assistaient dans aux préparations. Noble n'a pas donné de sources pour ce constat. Noble (2005) op.cit. 4. 171 AN- 5AG2/1035: Télégramme à l'arrivée No 1912/1921, de la part de J.L. Lucet aux Directeurs, Rome le 11 juillet 1973, a/s "Conversation avec M.Ducci. Coopération politique européenne." op.cit. 2-3. 172 AN- 5AG2/1015: Note pour M. le Président de la République de la part de Raimond, 8 novembre 1973, a/s "partie politique du dossier pour les entretiens de Chequers.", op.cit , 5. Hiepel (2005) op.cit. 11. 173 AN- 5AG2/1012: Premier entretien entre M.Pompidou et le Chancelier Willy Brandt, mardi 21 juin, op.cit. 13. 174 "Allocution de M.Jobert, Ministre des Affaires étrangères, devant l'assemblée de l'UEO (21 novembre 1973)", site d'internet du Ministère des Affaires étrangères: Déclarations françaises. (http://www.doc.diplomatie.gouv.fr). Mélandri (1988) op.cit. 85. Mélandri (1995) op.cit. 118. Les préoccupations du Ministre des Affaires étrangères de la sécurité européenne ne passaient pas inaperçues par la presse française. Voyez par exemple les articles dans Le Monde: le
Chapitre 4: La rédaction de la déclaration 50
grands pays européens sont différentes, aussi bien dans la forme que dans le fond.
Selon Willy Brandt et son Ministre des Affaires étrangères Walter Scheel, la défense
européenne devait se développer lentement et par étapes. En outre, elle devait
démarrer avec l'entrée de la France dans l'Euro groupe175. En réaction, cette pensée
allemande signifiait à l'administration française, que la politique allemande ne changeait
pas beaucoup.176 En juin, le Ministre anglais Lord Carrington favorisait aussi cette Euro
groupe, mais il ne s'opposait pas non plus à une coopération bilatérale franco-
britannique177. À la fin de l'année, il changea d'avis. Pendant un dîner avec Robert
Galley, il plaidait pour une coopération des trois grands pays. Il se sentait menacé. "Le
retrait américain, la poussée soviétique, la démobilisation des opinions publiques
occidentales risquent d'amener l'Europe Occidentale à tomber en morceaux et à aboutir
à une 'Finlandisation' de notre continent"178. Pourtant, lors du même dîner le dialogue
des deux Ministres démontrait clairement les différences entre leurs positions. Quand
l'arme nucléaire servirait de dissuasion aux Anglais, en revanche, selon Galley, les
Français s'en serviraient réellement par manque d'armes conventionnelles: "[..] en cas
de conflit, nous sommes dédiés à faire l'impasse sur la phase de guerre conventionnelle
pour passer presque immédiatement à un stade nucléaire. Pour l'armée française, le
combat sera atomique ou ne sera pas"179. La France paraissait concevoir la coopération
militaire d'une manière plus concrète et plus proche. Mais, elle dépendait au préalable
d'une "véritable volonté politique de l'Europe" avant que cette coopération ne pût naître.
C'est à la réunion de Copenhague que celui-ci devait se montrer180. Selon le Président,
le problème d'une défense européenne ne se poserait qu'après la formation d'une
politique européenne. "il ne faut pas mettre la charrue avant les b�ufs."181
20/11/1973:"Une dernière chance pour les Neuf? III-L'Union souhaitée et difficile" par André Fontaine, p.7; et le 23/11/1973 "La défense européenne jusqu'où?" auteur inconnu, p.1. 175 AN- 5AG2/1012 (Entretiens franco-allemand -15oct/ 9nov 1973): Compte-Rendu de l'entretien en tête-à-tête entre Monsieur Jobert et Monsieur Scheel le vendredi 9 novembre 1973 à 14h.30., 5 p.,2. AN- 5AG2/1036: Note pour M. le Président de la République de la part de Raimond, Paris 10 décembre 1973, a/s "Partie politique du dossier pour les entretiens de Copenhague" op.cit. 14. 176 AN- 5AG2/1012: Note de la part du Ministère des Affaires étrangères, Paris 22 novembre 1973 op.cit. 19. 177 AN- 5AG2/1014: Note sur les conversations que M.Galley et Lord Carrington ont eues à Londres le 26 juin, 28 juin 1973, op.cit. 1. AN- 5AG2/1014:Télégramme à l'arrivée No 2092/2107 aux Directeurs, Londres 28 juin 1973, a/s "entretiens entre Lord Carrington et M.Galley (Londres 26 juin)" op.cit. 2: "En réalité, le seul défaut de l'Euro groupe était que la France en était absente". 178 AN- 5AG2/1014 (Grande-Bretagne -Divers): Note pour le Ministre de la part du Secrétaire d'État, 21 novembre 1973, 7 p., 3. 179 Ibid. 180 Ibid, 7. 181 Le Monde 29/9/1973 "La conférence de presse du chef de l'État; La défense européenne" avec J.P.Joulin (Europe 1) p.2.
Chapitre 4: La rédaction de la déclaration 51
En ce qui concerne les autres États membres, selon Raimond, les sentiments de
neutralisme ne changeaient pas aux Pays-Bas, au Danemark et en Irlande en cours d'
année182. Surtout pour cette dernière, le paragraphe sur la défense posait un problème.
Ce pays préférait conserver sa neutralité, déjà soigneusement préservée par son
abstention de l'OTAN. Brandt l'affirma lors de l'entretien avec Pompidou du 26
novembre. En outre, disait-il, le paragraphe posait un problème aux Danois qui avaient
explicitement souligné à l'entrée dans les Communautés européennes que celles-ci ne
devaient pas représenter un nouvel engagement au niveau de la défense.183
Finalement, lors de la réunion des 19 et 20 novembre, les Ministres des Affaires
étrangères approuvèrent le contenu de la déclaration. Elle devait seulement encore être
améliorée dans sa forme. A condition que les Chefs d'État ou de gouvernement s'y
accordèrent, la déclaration pourrait être signée à Copenhague.184
Conclusions et réflexions
A partir du 10 septembre jusqu'à la réunion à Copenhague en décembre, le document
sur l'identité européenne changea de forme et de contenu. Il évolua d'un projet sans but
de publication à une déclaration solennelle en bonne et due forme, et perdit les
références au dialogue euro-américain tel qu'il fût envisagé au début. Il ne fut pas
modifié dans son insistance sur l'héritage commun des Neuf et leurs obligations dans les
affaires internationales quoi que le texte devînt plus détaillé. En même temps, le
document est enrichi de références à une Europe dynamique et capable de se défendre.
La partie majeure de la rédaction était exécutée par le Comité politique, assisté par le
Groupe de correspondants, avant que le Conseil n'approuvât les changements et la
version finale. Apparemment, la Commission des Communautés européennes et le
Parlement européen à Bruxelles ne sont pas, ou peu, intervenu. Mais la Déclaration sur
l'identité européenne est tout de même le résultat d'une authentique coopération
182 AN- 5AG2/1014: Note pour le Ministre de la part du Secrétaire d'État, 21 novembre 1973, op.cit. 3. AN- 5AG2/1036: Note pour M. le Président de la République de la part de Raimond, Paris 10 décembre 1973, a/s "Partie politique du dossier pour les entretiens de Copenhague" op.cit. 2. 183 AN- 5AG2/1012 (Entretiens Franco-allemand -Réunion franco-allemande des 26 et 27 novembre 1973): Second entretien entre le Président de la République et m.Willy Brandt, le 26 novembre 1973 -17 heures, 27 p., 7-8. Megens (2005) op.cit. 15. 184 AN- 5AG2/1012 (Entretiens franco-allemands -Réunion franco-allemande des 26 et 27 novembre 1973): Note pour M. le Président de la République de la part de Raimond, Paris 23 novembre 1973, a/s "Partie politique du dossier pour les entretiens franco-allemands (26-27 novembre 1973)", 14 p., 3.
Chapitre 4: La rédaction de la déclaration 52
européenne. Car elle porte les marques de des interventions française, britannique,
allemande, irlandaise, belges et italienne. Tout d'abord, les Britanniques en prirent
l'initiative et proposèrent une esquisse. Les Irlandais donnèrent également une version .
Mais la rédaction a démarré grâce aux Français qui ont insisté sur le projet. Ils rendirent
une troisième proposition, qui ensuite devait servir de base. En automne, les délégations
belge et italienne suggéraient la publication du papier, ce qui fut fait après plusieurs
modifications française, allemande, britannique et italienne. Finalement, le projet
européen était approuvé le 20 novembre par le Conseil.
Le fonds Georges Pompidou ne nous informe pas beaucoup de la rédaction à
l'exception de quelques suggestions anglaises, françaises, allemande et italienne. Nous
avons l'impression que le Président n'était guère au courant des développements. Il en
était tout de même plus informé depuis les propos belge et italien de publier le
document. Car la plupart des sources concernent les mois de novembre et décembre.
Peut-être ce phénomène s'explique par le changement de caractère du document. Il
passa d'un projet intérieur destiné à servir de base à d' autres documents à une
déclaration officielle.
Selon le conseiller technique Jean-Bernard Raimond, les délégations belges et
italiennes avaient proposé la publication du document à Copenhague, pour que le public
pût saisir l'importance de cette réunion. Apparemment, cette réunion importait beaucoup
aux dirigeants européens et ils espéraient convaincre leurs concitoyens. Il est possible
de comprendre cette préoccupation dans les différences entre le grand public ayant des
sentiments pacifistes et quelques gouvernements ouverts à une coopération
européenne en matière de défense. D'ailleurs, le Premier ministre britannique qui était
également préoccupé par l'opinion publique se servait apparemment moins de la
Déclaration sur l'identité européenne pour convaincre les Britanniques.
En novembre une modification importante était apportée sur le document. Sur une
suggestion du Quai d'Orsay, le paragraphe sur la défense était agrandi et détaillé. Mais
l'agrément de tous les États membres n'était pas évident. Il existait des opinions
diverses dans le gouvernement français et également entre les partenaires européens.
Les perspectives différentes indiquent possiblement que la solidité de l'unité existait
moins en réalité que dans la Déclaration sur l'identité européenne. Compte tenu de la
Chapitre 4: La rédaction de la déclaration 53
complexité de la question, il est au moins surprenant que, finalement, tous les Neuf
approuvèrent le paragraphe sur la défense malgré les positions multiples.
Apparemment, Pompidou s'en rendait compte. Depuis toujours, il n'était pas convaincu
de la nécessité d'une défense européenne à court terme. Mais maintenant il tenait
d'autant plus à une manifestation d'une volonté politique commune et d'une personnalité
européenne avant la réalisation d'une défense européenne.
Au chapitre précédent nous avons vu que la personnalité européenne paraissait avoir
joué un rôle majeur dans l'accord du 23 juillet. Elle était cruciale pour l'acceptation
française d'envisager une réponse européenne. Non seulement ils exigeaient la
définition d'une identité européenne avant tout dialogue transatlantique, mais encore ils
étaient prêts, apparemment, à accorder des concessions en matière des liens entre les
Communautés européennes et la coopération politique. Ceci nous fait poser des
questions sur le thème d'une personnalité européenne : Qu'est-ce qu'elle signifiait en
1973 pour la France et ses partenaires? Est-ce que la Déclaration sur l'identité
européenne tire sa source de l'estime portée à cette personnalité?
Chapitre 5: La personnalité européenne 54
Chapitre 5: La personnalité européenne
La décision de définir une identité européenne était liée à la recherche d'une réponse
commune aux propositions américaines. Peut-être peut-on même dire que l'année de
l'Europe fut davantage un catalyseur pour l'unité politique européenne qu'un facteur de
renforcement des relations transatlantiques185. Elle stimulait la réaffirmation d'une
personnalité européenne qui se manifestait de plusieurs manières. En réponse au
propos américain, les Européens se réunirent et rédigèrent ensemble la Déclaration de
principe, avant de former un bloc dans les négociations avec la délégation américaine
en octobre et en novembre. En même temps ils définirent leur identité commune, qui se
transforma à une véritable déclaration.
Ces manifestations d'une Europe solide s'inscrivaient dans le cadre de la construction
européenne. Nous avons vu que l'unité européenne fut réaffirmée dans le rapport de
Copenhague du 23 juillet. En fait, l'insistance sur la personnalité européenne est une
constante dans l'histoire de la Coopération politique européenne.
L'unité européenne déclarée
Depuis la conférence de La Haye en décembre 1969, où les États membres se
décidèrent à la coopération politique, l'Europe se définissait de plus en plus comme une
unité politique avec une personnalité propre. Dans le communiqué de cette conférence,
les chefs d'État ou de gouvernement déclarèrent qu'ils tenaient "à affirmer leur foi dans
les finalités politiques qui donnent à la Communauté tout son sens et sa portée"186. Ils
demandaient aux Ministres des Affaires étrangères de faire des propositions sur la
réalisation de l' "unification politique"187. Il en sortit le rapport sur la Coopération politique
européenne du 27 octobre 1970. Dans ce rapport "Davignon", au paragraphe 3, était
déclaré que les États membres avaient :
185 Hiepel (2005) op.cit. 14. 186 Cité par Gerbet (1995) op.cit. 75. 187Ibid.
Chapitre 5: La personnalité européenne 55
"la commune conviction qu�une Europe regroupant des États qui, dans leurs diversités nationales, sont unis dans leurs intérêts essentiels, assurée de sa propre cohésion, [�] est indispensable à la sauvegarde d�un foyer exceptionnel de développement, de progrès et de culture, à l�équilibre du monde et à la protection de la paix"188.
En outre, dans le paragraphe 8, il était écrit que :
"la mise en oeuvre des politiques communes, déjà instaurées ou en voie de l�être, postule que des développements leur correspondent dans l�ordre proprement politique en vue de rapprocher le moment où l�Europe pourra s�exprimer d�une seule voix." 189
Deux ans plus tard, les chefs d'État et de gouvernement des Communautés
européennes élargies, réunis les 19 et 20 octobre à Paris, affirmèrent que :
"Conformément à ses finalités politiques, la construction européenne permettra à l�Europe d�affirmer sa personnalité dans la fidélité à ses amitiés traditionnelles et aux alliances de ses États membres et de marquer sa place dans les affaires mondiales en tant qu�entité distincte, résolue à favoriser un meilleur équilibre international, [�]."190
Dans le Deuxième Rapport de la coopération politique à Neuf du 23 juillet 1973, ces
mots furent répétés de la sorte :
"La nécessité apparaît pour l�Europe de marquer sa place dans les affaires mondiales en tant qu�entité distincte, et tout particulièrement compte tenu des négociations internationales destinées à avoir une influence déterminante sur l�équilibre international et sur l�avenir de la Communauté européenne."191
Remarquons que les communiqués de la Coopération politique européenne contenaient
des thèmes comparables aux ceux de la Déclaration de l'identité européenne. Dans le
dernier, l'Europe était représentée comme une entité distincte et solide, constituée de
plusieurs États membres qui, ayant "dépassé leurs antagonismes, [et] ont décidé de
s'unir en s'élevant au niveau des nécessités européennes fondamentales, pour assurer
la survie d'une civilisation qui leur est commune" (paragraphe 1). Ils exprimaient "la
volonté politique de mener à bien la construction européenne" (paragraphe 2) dans
plusieurs domaines. Ils parlaient de plus en plus d' "une seule voix" (paragraphe 6).
Dans leur politique commune envers des pays tiers, l'Europe s'inspirera entre autres du
principe que "Les Neuf, agissant en tant qu'entité distincte, s'appliqueront à promouvoir
188 "Rapport des Ministres des Affaires étrangères [�]"op.cit. paragraphe 3. (nous soulignons) 189 Ibid, 1-2. (nous soulignons) 190 "Déclaration du sommet de Paris" op.cit, partie du paragraphe 7. (nous soulignons ) 191 "Deuxième Rapport de la coopération politique à Neuf" BCE (9-1973) 12-21, 15.
Chapitre 5: La personnalité européenne 56
des rapports harmonieux et constructifs avec ces pays; ces rapports ne doivent ni
compromettre, ni retarder ou affecter leur volonté de progresser [..] vers l'Union
européenne." (paragraphe 10a) 192
Ainsi, la déclaration du 14 décembre paraît s'inscrire logiquement dans l'histoire de la
coopération européenne. Depuis 1969, les États membres désiraient souligner
l'importance de la personnalité européenne. Non seulement nous reconnaissons les
mêmes thèmes d'une personnalité européenne, d'une unité distincte, d'une Europe
parlant d'une seule voix et de la volonté politique de l'ensemble des Neuf, mais l'idée
d'une coopération politique conçue comme un processus dynamique réapparaissait
également. Dans le paragraphe 20 de la déclaration, nous lisons que la définition d'une
identité européenne n'était pas encore accomplie en 1973 et qu'elle continuerait "à
évoluer en fonction de la dynamique de la construction de l'Europe". En effet, nous
retrouvons les mêmes thèmes dans les textes ultérieurement adoptés, Vlad Constinesco
l'expose soigneusement dans son étude. Mais ajoutons à son travail que la déclaration
de l'identité européenne ne paraît qu'une phase intermédiaire dans la constitution de
cette identité. Les éléments répétitifs figuraient déjà dans les textes antérieurs.193
En même temps, la rédaction d'un document sur l'identité européenne peut également
être vue comme une continuation de la politique des institutions européennes. Le
Parlement et la Commission de la Communauté économique européenne avaient
cherché à promouvoir cette identité depuis leur instauration en 1958. Celle-ci pouvait
légitimer les institutions dans l'exercice du pouvoir au sein des Communautés et dans le
monde194. Dans les années 60, les institutions mettaient l'accent sur un patrimoine
commun en Europe et sur ses valeurs spirituelles et morales. Ils s'engageaient pour le
développement d'un sentiment d'appartenance à l'Europe, l'affirmation d'une volonté
d'unité et l'entretien de l'esprit européen.195 Ces thèmes d'un héritage commun, la
volonté de s'unir et l'esprit européen se retrouvent également dans la déclaration.
Pourtant il y a une différence entre ce document et les politiques des institutions. Car
ces dernières s'occupaient surtout de l'identité européenne des citoyens des États
192 Voyez l'Annexe 1: "La Déclaration sur l'identité européenne (Copenhague, 14 décembre 1973)". 193 Constantinesco (1998) op.cit. 439-443. 194 Ludlow (1998) op.cit. 311. 195 Marie-Thérèse Bitsch �Conclusion: Les institutions européennes, reflet ou promoteur des identités européennes?", dans: M-H.Bitsch, W.Loth, R.Poidevin (dir) Institutions européennes, identités européennes (Bruxelles, 1998) Bruylant 503-511, 506.
Chapitre 5: La personnalité européenne 57
membres, tandis que la déclaration se concentre davantage sur l'identité de l'entité
européenne envers l'étranger. C'est pas que les institutions évitaient le sujet du rapport
au monde. Selon Nicolas Piers Ludlow, la Commission se manifestait dans la politique
de commerce international comme un représentant important de l'Europe, parfois même
le seul. Elle espérait faire naître une 'Europe' dans la diplomatie internationale196. Mais
celle-ci avait plus un caractère économique que politique .
Dans son discours au Parlement européen du 13 février 1973, le Président de la
Commission, François-Xavier Ortoli, paraît viser un autre aspect de l'identité
européenne qui ressemble plus à celui de la déclaration postérieure. Dans ce discours,
comprenant tout le programme de la Commission pour l'année 1973, il déclara que
l'Europe devait "dégager progressivement une identité européenne"197. Lors du Sommet
de Paris d'octobre 1972, les États membres s'étaient préoccupés, dit-il, de définir une
identité commune. A son avis, celle-ci se construisait d'après trois axes politiques:
"définir la place de l'Europe dans le monde, acheminer l'Europe vers une union
irréversible et mettre au c�ur de toutes nos actions le souci de l'humain et la volonté de
participation".198 Dans son discours, tout le programme de la Commission pour 1973
était subordonné à cette identité. Elle comprenait des politiques et des actions concrètes
dans des domaines comme la monnaie, l'économie, la science et l'énergie. Ortoli se
concentrait donc surtout sur les terrains touchants l'économie, mais il soulignait quand
même l'importance pour l'Europe de définir sa place dans le monde:
"Avec les pays industrialisés, il s'agit de poursuivre un dialogue constructif. Au premier d'entre eux, les États-Unis. Il nous faut comprendre que cette grande nation, confrontée, comme nous tous, sur le plan économique et aussi sur le plan politique à des changements importants, ne peut, comme nous tous, que s'interroger sur l'état de ses relations avec autrui. Elle doit, de son côté, comprendre nos responsabilités et nos problèmes."199
Quand nous reconnaissons dans la Déclaration de l'identité européenne la même
préoccupation, il y a pourtant une différence entre la définition conceptuelle de l'identité
dans la déclaration et les projets concrets du discours d'Ortoli: la déclaration n'était
clairement pas un programme d'action.
196 Ludlow (1998) op.cit. 308-311. 197 "Discours prononcé devant le Parlement européen par M.François-Xavier Ortoli, Président de la Commission, le 13 février 1973." BCE (2-1973) 6-19, 7. 198 Ibid, 7. 199 Ibid, 7.
Chapitre 5: La personnalité européenne 58
Une autre grande différence entre la Déclaration de l'identité européenne d'un côté et
les projets ultérieurs de l'autre, autant dans le cadre des Communautés européennes
qu'au niveau de la coopération politique, consistait en ce que ce document était
initialement une affirmation interne de l'identité européenne. En principe, il n'était pas
rédigé pour être publié. Censé fonder le dialogue avec les États-Unis, le document sur
l'identité européenne était fait par et pour l'ensemble des Neuf. Non que le projet ait été
un secret (Raymond Aron le rappela brièvement dans le Figaro du 18 septembre200).
Mais il s'agissait principalement d'un document à usage interne du Conseil des ministres
et du Comité politique dans la Coopération politique européenne. Il servirait de base à
d'autres textes qui, eux devaient être rendus publics: la Déclaration de principe et la
Déclaration à quinze.
Il faut se demander pourquoi les Européens voulaient encore rédiger le document sur
l'identité européenne. Depuis 1969, ils avaient déjà déclaré plusieurs fois viser une
coopération européenne avec une personnalité propre. Il est possible que les rédacteurs
espérassent donner à l'étranger le signal clair d'une Europe unie. En effet, le 1er
octobre, le Président français disait avec satisfaction à son collègue italien que, depuis
la réunion de Copenhague, les Neuf "ont donné l'impression que l'Europe tendait vers
son unité et son identité"201.
En outre, peut-être pouvons-nous encore comprendre l'importance attribuée à cette
réflexion interne par la nécessité de renforcer la cohérence interne. Le 22 juin,
Pompidou fit remarquer à Brandt que l'Europe paraissait exister surtout par rapport à
l'étranger. Par exemple, Kissinger avait fait allusion à une 'année de l'Europe' et
l'ambassadeur soviétique en s'y était référé dans un entretien avec le Président français.
En revanche, pour les Européens, il n'était pas évident de parler d'une seule voix,
comme Pompidou disait: "Les intérêts des États réapparaissent davantage et ce que fait
la Communauté n'a pas grande substance."202 De ce point de vue, la définition d'une
identité européenne a pu jouer un rôle effectif, ne serait-ce qu'au niveau interne.
Or, les États membres décrivaient l'Europe comme une entité solide. Mais en même
temps il était toujours nécessaire d'affirmer en interne son identité . Apparemment les 200 Soutou (1997) op.cit. 1251-1252. 201 AN- 5AG2/1016: Premier tête-à-tête entre le Président de la République et M Leone, le 1er octobre 1973, op. cit., 8. 202 AN- 5AG2/1012: Second entretien entre M.Pompidou et le Chancelier Willy Brandt, Bonn 22 juin 1973 op.cit. 4.
Chapitre 5: La personnalité européenne 59
Neuf n'étaient pas sur la même ligne. Étudions maintenant la personnalité européenne
dans les politiques des États membres, pris individuellement, à la veille de la
déclaration.
Les États membres et les personnalités européennes
Dans la pensée de Georges Pompidou, avoir une personnalité européenne équivalait à
avoir une indépendance dans les affaires mondiales et était donc important. "L�essentiel
est de penser en termes européens, de chercher à coordonner les politiques entre
partenaires européens plutôt que de les soumettre à d�autres"203, dit-il le 25 mai 1971
dans un entretien avec le Premier ministre belge Gaston Eyskens. Il tenait à ce "que
l�Europe existe, distincte du reste du monde et qu�elle existe en tant que telle.204 Ainsi,
"Si nous voulons avoir notre politique, il importe que celle-ci soit commune et que
chacun prenne ses responsabilités. Si l�on veut être Européen, il faut d�abord être loyal
vis-à-vis de soi-même et vis-à-vis de l�Europe."205 Il s'agissait ici surtout d'une
indépendance envers les deux superpuissances, ce qui était "l'objectif essentiel pour
l'Europe"206. Pourtant, remarquons en suivant Claudia Hiepel, que la position française
était un peu ambiguë, car la personnalité européenne n'excluait pas la nécessité des
troupes américaines en Europe.207
Dans cette insistance sur la personnalité européenne et sur l'indépendance politique on
reconnaît une vision gaulliste. Pompidou fut Président du 15 juin 1969 au 2 avril 1974,
après avoir été Premier ministre depuis le 16 avril 1962 sous la présidence du Général
Charles de Gaulle. Comme son prédécesseur, le Président Pompidou était soucieux de
conserver l'indépendance politique de la France. Il refusait la politique des 'Blocs'
américain et soviétique. De même, il était déterminé à conserver la souveraineté
nationale vis-à-vis des institutions européennes, au moins pour le moment. Le 20 mai
203 AN- 5AG2/1013 (Belgique -Voyage officiel du Président de la République 24/26 Mai 1971): Compte-rendu des entretiens entre le Président de la République et le Président du Conseil des ministres de Belgique au Palais Royal de Bruxelles le 25 Mai 1971 de 10h a 11h30, 12p., 4. 204 Ibid, 6. 205 Ibid, 9. 206 AN- 5AG2/1003: Note avec annexe de la part du Comité interministériel pour les questions de coopération économique européenne au Premier Ministre, 27 septembre 1966, a/s "Réflexions sur l'évolution de l'Europe des six", 12 p., 3. 207 Hiepel (2004) op.cit. 6. Toutefois, ces pensées sur l'indépendance n'empêchaient pas le Président français d'avoir de bonnes relations avec les États-Unis. Selon Georges-Henri Soutou, une coopération militaire franco-américaine s'intensifia à partir du printemps 1970 jusqu'à la nouvelle crise monétaire en automne 1972. Soutou (2000) op.cit. 112-113.
Chapitre 5: La personnalité européenne 60
1970, il disait à Aldo Moro, Ministre des Affaires étrangères italien: "Les perspectives
d'une véritable confédération existent, mais elles ne sont pas immédiates"208 Pendant la
conférence d'octobre 1972 à Paris, il proposait 'l'Union européenne', un terme à
l'interprétation vague et diverse, pour pouvoir éviter la discussion sur les relations entre
les Communautés européennes et la coopération politique209. Mais, à la différence du
Général, il prônait l'entrée de la Grande-Bretagne dans les communautés. Il était
convaincu de la nécessité de poursuivre la construction de l'Europe, surtout pour des
raisons économiques. Juste après son arrivée à l'Elysée, il proposa une relance de la
coopération européenne.210
Les archives nous montrent que d'autres dirigeants européens prêtaient également de
l'importance à la personnalité européenne. Même avant son entrée dans les
Communautés européennes, Heath soulignait l'importance d'une "Europe parlant d'une
seule voix"211 au 5 mai 1970. Le dirigeant pro-européen raconta au Président Pompidou
que, pour lui, une attitude commune dans les affaires internationales était cruciale pour
intéresser l'opinion publique anglaise à l'Europe. Trois ans plus tard, il prêchait pour une
réponse européenne au discours de Kissinger. Le 21 mai, il disait à Pompidou:
"Maintenant que la Communauté est élargie et qu'elle s'est fixée une politique pour dix
ans, nous devons avoir confiance dans nos capacités d'agir ensemble en tant que
Communauté."212. Dans ses mémoires, Kissinger écrirait plus tard que, déjà en février
1973, Heath avait informé le Président américain de ses préférences pour une position
européenne dans les discussions sur les rapports transatlantiques213. Le Premier
ministre différait de ces prédécesseurs britanniques sur cette insistance pour une action
commune européenne envers les États-Unis. Le conseiller américain le décrirait même
comme "le seul dirigeant britannique que j'aie jamais rencontré qui non seulement
manquait de cultiver la 'relation spéciale' avec les États-Unis mais qui a encore pu la
déclasser en rendant à la fierté européenne une place dans les politiques
208 Roussel (2004) op.cit. 18. 209 C'était une idée avancée par Edouard Balladur. Interview 1AV468, Entretien de l'Association Georges Pompidou avec Michel Jobert: 6e entretien, le 21 juin 1999. 210 Roussel (2004) op.cit. notamment 14-22; Soutou (2000) op.cit. notamment 112-114; Gerbet (1995) op.cit. notamment 55-57; Mélandri (1995) op.cit. notamment 89-91. Jean-René Bernard "Pragmatisme et ambition dans l'action européenne du Président Pompidou" l'Association Georges Pompidou Georges Pompidou et l'Europe; Colloque 25 et 26 novembre 1993 (Paris, 1995) éditions complexe 45-54, cf. 211 AN- 5AG2/1014: Audience accordée par M.le Président de la République à M.Heath le 5 mai 1970, op.cit. 1-2. 212 AN- 5AG2/1015: Premier tête-à-tête entre M.Pompidou et M.Heath le 21 mai 1973, op.cit. 3. 213 Kissinger (1982) op.cit. 143. Burr et Wampler (2004) op.cit. 11.
Chapitre 5: La personnalité européenne 61
britanniques."214 Mais en fait, Heath espérait rester fidèle aussi bien à l'Europe qu'aux
États-Unis. 1973 était une année 'à bascule' pour la Grande-Bretagne, où elle cherchait
une position européenne dans le dialogue transatlantique, mais restait pourtant "l'allié le
plus solide et digne de confiance des États-Unis."215 Peut-être peut-on même dire que
cette position était leur raison d'entrer au sein des communautés. Si l'on en croit Burin
des Rosiers "Pour lui, il s'est agi avant tout de replacer l'Angleterre au premier plan de
la scène internationale. La place que celle-ci convoite est celle d'intermédiaire désigné
entre le vaste monde Anglo-Saxon [�] et l'Europe continentale qui vient de l'admettre
en son sein."216 Selon le diplomate, l'importance de l'Europe pour le gouvernement de
Londres ne se résidait pas moins dans le cadre économique que politique.
Quand Heath préférait une réponse européenne au propos américain, il n'envisageait
pourtant pas une concertation entre les Neuf ensemble. Déjà le 21 mai, il demanda à
Pompidou: "Avez-vous l'intention de préparer un projet, ainsi que vous l'aviez fait pour le
Sommet européen, qui nous a servi de base d'accord? On n'arrivera jamais à une bonne
déclaration si l'on en prépare le projet dans la Communauté"217. Deux mois et demi plus
tard il proposa d'organiser un sommet tripartite avec la France, la Grande-Bretagne et la
République Fédérale d'Allemagne "pour essayer une ligne commune européenne"218.
De même, Nixon avait proposé de préparer le dialogue transatlantique en petit groupe:
les trois grands pays européens et les États-Unis. Sans rejeter l'idée, Pompidou lui
répondait à Reykjavik qu'il craignait que cette idée ne pût provoquer une méfiance chez
les autres États européens: "Nous sommes là dans un domaine délicat, car nous avons
affaire à la susceptibilité des petits"219. En effet, ceux-ci réagissaient avec défiance en
automne 1973. Surtout aux Néerlandais, aux Belges et aux Irlandais, l'idée d'un
"directorat à trois"220 ne pouvait pas plaire. Pompidou en disait, un peu irrité: "On a un
214 Noble (2004) op.cit. 2. Nous traduisons. ("the only British leader I encountered who not only failed to cultivate the "special relationship" with the United States but actively sought to downgrade it and to give Europe pride of place in British policy"). 215 Noble (2004) op.cit. notamment 1-4, la citation se trouve à la p.3. Noble cite ici Lord Cromer, ambassadeur anglais à Washington, d'un envoi (à Nixon ?) le 22 février 1973. Nous traduisons ("America's staunchest and most dependable ally"). 216 AN- 5AG2/1035 (Affaires européennes -Communautés européennes): Télégramme à l'arrivée No 2671-2694 de la part de Burin des Roziers au Directeur, Bruxelles 15 juillet 1973, a/s "Etat des relations franco-britanniques au sein de la communauté économique européenne a la veille du voyage de M.Davies a Paris" 8p., 3. 217 AN- 5AG2/1015: Premier tête-à-tête entre M.Pompidou et M.Heath le 21 mai 1973, op.cit. 7. 218 Noble (2004) op.cit. 8.Cité par Noble d'un télégramme avec un message de Heath à Pompidou et à Brandt. Nous traduisons ("to try to cement a common European line"). 219 Roussel (2004) op.cit. 555. Voyez encore Burr et Wampler pour les discussions entre Kissinger et Jobert sur cette rencontre. Contrairement à Jobert, Kissinger était convaincu que le Président français avait approuvé le propos d'une collaboration à quatre. Burr et Wampler (2004) op.cit. 20-27. 220 AN- 5AG2/1035 (Affaires européennes -Coopération politique à Six et à Neuf): "Initiative européenne du Président de la République", 12 novembre 1973, 1 p.
Chapitre 5: La personnalité européenne 62
peu l'impression que les Hollandais croient toujours que la France est celle de Louis
XIV, l'Espagne celle de Philippe II, l'Angleterre celle de Guillaume d'Orange!"221. Le
Président français argumentait que les petits pays n'avaient rien à craindre car il y
existait toujours l'usage et le règle de l'unanimité pour les questions vitales222. En effet,
nous avons vu qu'en été les trois pays discutaient ensemble avec les États-Unis sur les
déclarations. Mais le sommet tripartite ne fut pas organisé.
Les Allemands voyaient la possibilité d'avancer la personnalité européenne dans le
monde par le biais d'un dialogue plus intensif avec l'Outre-Atlantique. Dans un
télégramme du 16 janvier 1973, l'ambassadeur français à Bonn, Jean Sauvagnargues
citait son collègue allemand Fisher qui plaidait pour une meilleure coopération entre les
Neuf et les États-Unis. Celui-ci avait argumenté "qu'un tel dialogue, [�], loin de donner
aux États-Unis la possibilité de peser sur les décisions de la CEE, contribuerait au
contraire à l'affirmation de l'identité européenne."223 Au cours de l'année, ces paroles se
révélèrent prophétiques.
En fait, la République Fédérale d'Allemagne avait favorisé l'amélioration des rapports
entre l'Europe et les États-Unis bien avant le discours de Kissinger. Scheel avait
proposé une institutionalisation des rapports entre les Communautés et les États-Unis
au Conseil du 6 mars 1970 à Bruxelles par l'édification d'un comité mixte rassemblant
les représentants des deux entités. Contrairement aux Néerlandais et aux Italiens qui
avaient immédiatement montré leur intérêt, les Français s'étaient opposés à la
proposition. A leurs avis, on n'avait pas besoin d'un organe nouveau à côté de l'OCDE,
le FMI ou le GATT. De même ce comité pourrait conduire à la création d'un dialogue
transatlantique où les sujets divers de l'économie et la politique étaient liés224.
En 1973, la position anglaise était médiane. Les Britanniques étaient aussi favorables à
un comité mixte, mais en même temps ils rejetaient avec les Français la liaison des
domaines.225 Heath estimait comme Brandt que l'Europe pouvait affirmer son identité
221 AN- 5AG2/1015 (Grande-Bretagne -novembre): Premier entretien entre le Président de la République et M.Heath à Chequers, vendredi 16 novembre 1973 de 11h30 a 13 heures, 13 p., 10-11. 222 Ibid. 223 AN- 5AG2/1036: Télégramme à l'arrivée No 347/53, de Sauvagnargues, Bonn 16 janvier 1973, a/s Sommet franco-allemand et relations entre la CEE et les Etats-Unis, op.cit. 3. 224 AN- 5AG2/1010 (Entretiens franco-allemands -1970): Note de la part de Ulrich, Ministère des Affaires étrangères, Direction des affaires économiques et financières. Service de Coopération Economique, réf: CM/RM No116/CE, 11 mai 1970, a/s "Proposition de création d'une Commission mixte États-Unis - CEE", 5 p. 225 AN- 5AG2/1035 (Affaires européennes -Communautés européennes): "Affaires européennes", 29 mars 1973, 1 p., Noble (2004) op.cit. 2.
Chapitre 5: La personnalité européenne 63
dans ses rapports avec les États-Unis. Raimond informait le Président français au 8
novembre 1973 que les Anglais étaient convaincus que la Déclaration de principe devait
"amener les Américains à reconnaître la personnalité européenne en voie de
formation"226. Mais au Quai d'Orsay, on se méfiait de l'orientation politique britannique:
"L'ambition britannique est de mener, à défaut de relations spéciales, un dialogue
privilégié avec les États-Unis. Mais ce rôle n'a de sens que si Londres, dans un tel
dialogue, est en mesure de parler au nom des Neuf."227
Ainsi, les Anglais et les Allemands visaient une coopération transatlantique. Ils
s'appliquaient à faire entrer la France dans une réponse européenne. La Grande-
Bretagne collaborait plus activement que la République Fédérale d'Allemagne avec la
France. Les Anglais proposaient par exemple quelques esquisses de déclarations qui
s'accordaient avec les désirs français. Selon Claudia Hiepel, les Allemands étaient plus
réticents dans leur politique. Ils avaient peur de devoir choisir entre le 'Gaullisme' et l'
'Atlantisme'. A leur avis, la politique française était en train de passer une phase difficile
dans le domaine des affaires étrangères. La perte du rôle important de la France dans la
politique mondiale et la menace des accords des superpuissances les contraignait à
chercher un rôle nouveau. Les Allemands estimaient que la définition de l'identité
européenne pouvait les aider228. Il est possible que le fait que Willy Brandt et Georges
Pompidou ne s'entendaient pas au mieux ait joué un rôle. Leur relation personnelle
n'était pas excellente et leurs politiques divergeaient. Le Président français se méfiait
par exemple beaucoup de l'Ostpolitik allemande. Il craignait qui celle-ci n'entraînât un
déséquilibre politique en Europe.229
En outre, le Président italien Giovanni Leone paraît avoir hautement estimé l'identité
européenne. Du 1 au 5 octobre, il rendait une visite à la France, accompagné de son
épouse. Ses allocutions publiques lors de la visite contenaient plusieurs affirmations de
la personnalité européenne. À la radio italienne, les mots du Président français furent
répétés: "les relations franco-italiennes doivent être exemplaires, pour constituer l'un des
maillons les plus solides de l'union européenne [�] et pour contribuer à l'affirmation de
l'identité européenne qui doit donner un sens à notre union et assurer la présence de 226 AN- 5AG2/1015: Note pour M. le Président de la République de la part de Raimond, 8 novembre 1973, a/s "partie politique du dossier pour les entretiens de Chequers.", op.cit 4-5. 227 Ibid. 228 Hiepel (2004) op.cit. 8. 229 Interview 1AV472, Entretien avec Burin des Roziers, op.cit. Bitsch (2004) op.cit. 174-175.
Chapitre 5: La personnalité européenne 64
l'Europe dans les affaires du monde."230 Peut-être faut-il comprendre cette insistance sur
une personnalité européenne à la lumière des préoccupations du gouvernement italien
envers l'opinion publique.
Or, quand la personnalité européenne était une ambition générale des Neuf, elle avait
plusieurs significations. Les États membres désiraient tous coopérer en termes
politiques. Mais chacun l'interprètait en fonction de ses intérêts nationaux. Par contre, en
automne du 1973, les Neuf se montraient fortement unis face à la crise au Proche-
Orient.
La déclaration sur la situation au Proche-Orient et la solidarité européenne
Le 6 novembre, les chefs d'État et de gouvernement adoptèrent une déclaration sur la
crise au Moyen-Orient. Pour la première fois, les États membres choisissaient
publiquement une autre position que les Américains. Ils rappelaient les droits du peuple
palestinien et demandaient la fin de l'occupation territoriale de 1967. En outre, cette
déclaration apparaissait le lendemain d'un propos du gouvernement américain pour des
négociations de paix.231
Pendant la guerre du Kippour, il n'était pas douteux que la politique internationale fût
dirigée par les deux superpuissances, les États-Unis et l'URSS. Les autres grands pays
ou organisations de coopération internationales n'eurent pas voix au chapitre. Ils furent
traités, comme le disait Michel Jobert, de "non-personnes"232. Mais en même temps, "le
conflit d'octobre a joué le rôle d'un 'révélateur' en incitant les parties à rendre publiques
des prises de position concrètes sur tous les principaux problèmes liés au règlement de
la crise."233 Le 6 novembre, les Neuf marquaient leur position dans le conflit par une
déclaration. Celle-ci fut signée par les Neuf ensemble et montra ainsi une position
commune et indépendante de la part de l'Europe. De plus, à la réunion des 19 et 20
230 AN- 5AG2/1016 (Italie): "Projet de déclaration de M. le Président de la République a la radio auizioni italiani -R.A.I." de la part du Lucet, 3 p., 2 (citation). Voyez encore: AN- 5AG2/1016 (Italie): Allocation de M. le Président de la République a l'occasion du dîner donné en l'honneur de M. Leone, Président de la République italien le 1er octobre 1973, 4 p. Voyez également l'article de Maurice Delarue "La visite du Président Leone en France" Le Monde (4/10/1973) 6. 231 "Déclaration commune des gouvernements de la Communauté économique européenne sur la situation au Proche-Orient (6 novembre 1973)" site d'internet European NAvigator (http://www.ena.lu). Hiepel (2004) op.cit. 11. 232 Cité par Milza (1996) op.cit. 15. 233 Comme il fut écrit dans la note de synthèse: AN- 5AG2/1012: Note de la part du Ministère des Affaires étrangères, Paris 22 novembre 1973 op.cit 18.
Chapitre 5: La personnalité européenne 65
novembre à Copenhague, le Conseil des ministres convenait de poursuivre l'examen
des conditions dans lesquelles pourrait s'ouvrir un dialogue entre l'Europe et le monde
arabe. D'ailleurs, la concertation européenne ne visait pas seulement une consolidation
de paix en Proche-Orient. Les Ministres favorisaient parallèlement une politique plus
active en terrain économique. Elle pourrait se traduire dans les domaines de la
coopération industrielle ou de l'assistance technique.234 Enfin les États membres étaient
parvenus à s'exprimer d'une seule voix. Robert Galley disait à son collègue britannique
que la situation mondiale et la crise récente "avaient accéléré une prise de conscience
politique de l'Europe dans le sens qui avait toujours été le nôtre, c'est-à-dire une Europe
assumant ses responsabilités." 235
Pourtant, derrière la façade de la déclaration du 6 novembre, on peut remarquer une
unité européenne remise en cause. Car l'initiative de la déclaration et la rédaction
étaient largement le fruit d'une coopération anglo-française236. Ce qui ne pouvait pas
plaire aux Américains. Le secrétaire de la Défense, Arthur Schlesinger, reprochait même
à son collègue britannique de développer des politiques "gaullistes pourries".237 En
revanche, Willy Brandt hésita longuement avant de signer le document. Les livraisons
américaines des armes américaines à Israel à partir du territoire allemand avaient été
mal reçues par le gouvernement de Willy Brandt. Mais il voulait éviter une dégradation
de ses relations avec Nixon et Kissinger. L'accord de Brandt à la déclaration du 6
novembre devait provoquer une polémique entre les États-Unis et la République
Fédérale d'Allemagne.238 De même la presse allemande critiquait fortement la signature
allemande et n'y voyait "qu'un effet des pressions arabes."239
Ce jugement était lié à l'augmentation du prix de pétrole et à un embargo mis en place
par les pays de l'OPAEP sur quelques pays occidentaux, comme les Pays-Bas. Tous les
pays européens devaient faire face à un manque d'approvisionnement énergétique.
234 Ibid. AN- 5AG2/1036 (Affaires européennes. Copenhague 14/15 décembre 1973): Note pour m. Balladur de la part de Lucet, 11 décembre 1973, a/s "Position britannique à Copenhague: Energie et Proche-Orient" 4 p. Mélandri (1988) op.cit. 101-103. Charles Zorgbibe Histoire de la construction européenne (Paris, 1993) Presse universitaires de France, 167-168. 235 AN- 5AG2/1014: Note pour le Ministre de la part du Secrétaire d'État, 21 novembre 1973, op.cit. 6-7. 236 Mélandri op.cit. 188. 237 Noble op.cit. 10-12. Citation à la page 11. Nous traduisons ("decayed Gaullism"). Hiepel (2004) op.cit. 11. 238 AN- 5AG2/1015: Note pour M. le Président de la République de la part de Raimond, 8 novembre 1973, a/s "partie politique du dossier pour les entretiens de Chequers.", op.cit. 5. Hiepel (2005) op.cit. 11. 239 AN- 5AG2/1012: Note de la part du Ministère des Affaires étrangères, Paris 22 novembre 1973 op.cit. 4.
Chapitre 5: La personnalité européenne 66
Surtout les Néerlandais étaient touchés par un embargo absolu240. Le gouvernement se
voyait obligé d'instituer des 'dimanches sans voitures' où toute utilisation de véhicule à
moteur était interdite. Le premier de ces dimanches fut le 4 novembre, juste avant la
signature de la déclaration sur la situation au Proche-Orient. Joop den Uyl, le Premier
ministre néerlandais et son Ministre des Affaires étrangères , Max van der Stoel,
cherchaient en vain le soutien de leurs partenaires européens. Mais ceux-ci craignaient
des mesures supplémentaires pesant sur leur propre approvisionnement. Pendant la
rencontre des Ministres à Bruxelles au 5 novembre, Van der Stoel n'était épaulé que
par ses collègues allemand et danois, et, bien qu'un peu moins, par les Belges et les
Luxembourgeois. Le gouvernement néerlandais ne voyait pas d'autre alternative que de
signer la déclaration le lendemain.241
Les Néerlandais signalaient un manque de solidarité européenne lors de la crise du
pétrole. Le 18 novembre, l'ambassadeur Luxembourgeois à La Haye écrivait à son
Ministre des Affaires étrangères qu' "un nombre grandissant de voix demande au
Gouvernement de faire de la question pétrolière un "test-case" de la solidarité
européenne"242. Le Chancelier allemand plaidait encore pour le cas néerlandais auprès
du Président français le 26 novembre. Mais celui-ci comparait les Pays-Bas à une
personne qui se noyait: "si quelqu'un crie au secours sur une plage, il faut bien sûr tout
faire pour éviter qu'il se noie mais cela ne sert à rien que tout le monde se noie avec lui.
[�] Rien ne serait plus désastreux que de voir les pays arabes généraliser purement et
simplement le boycott vis-à-vis de l'Europe. Pour eux, ce serait très simple."243 D'ailleurs,
selon le Quai d'Orsay, les Allemands étaient surtout inquiétés de leur approvisionnement
en pétrole, qui passait via le port néerlandais de Rotterdam. Les Français
soupçonnaient les Néerlandais d'abuser de leur situation géographique244. Ainsi,
Pompidou remarque à Brandt le même jour:
"Je ne veux pas [..] faire de cette histoire du pétrole une sorte de petite guerre verbale ou politique entre les Pays-Bas et la France. [�] Eux n'ont pas beaucoup parlé de solidarité. Ils avaient plutôt tendance à utiliser au
240 L'embargo était une réaction contre la livraison de munitions aux Israéliens, niée par le Premier ministre Den Uyl. Plus tard il a été révélé que ces livraisons étaient organisées en secret par le Ministre de Défense Henk Vredeling et le secrétaire d'État Bram Stemerdink. Van Eekelen (2000) op.cit 77. 241 Ibid. 77-78. 242 "Lettre de l'Ambassadeur du Luxembourg aux Pays-Bas à Gaston Thorn (La Haye, 18 novembre 1973)" (Archives nationales du Luxembourg. Ministère d'État. Affaires étrangères. Dossier 39, 1970-1974 I). Site d'internet European NAvigator (http://www.ena.lu) 243 AN- 5AG2/1012: Second entretien entre le Président de la République et m.Willy Brandt, le 26 novembre 1973 -17 heures, op.cit. 11. 244 AN- 5AG2/1012: Note de la part du Ministère des Affaires étrangères, Paris 22 novembre 1973 op.cit. 4-5.
Chapitre 5: La personnalité européenne 67
maximum leur situation géographique. Ce point de vue extrêmement nationaliste était recouvert par des paroles de supra-nationalité. Il faut admettre que si la solidarité doit jouer, elle le doit dans tous les sens."245
Au début décembre, les Britanniques plaidaient pour "une aide très discrète aux Pays-
Bas"246. Mais le Président français faisait remarquer à Heath, que les Européens avaient
pourtant refusé en mai 1973 la proposition française d'une augmentation des stocks en
énergie. Plus tard, Michel Jobert y ferait allusion avec ses références à la fable de la
cigale et la fourmi'247. En effet, en mai 1973 un Conseil ministériel sur la politique
énergétique des Neuf n'avait pas abouti à un désaccord entre la France et ses
partenaires. Mais quand les Français accusaient leurs partenaires d'obstruer le progrès,
ils n'en étaient pas moins l'objet du même reproche à leur tour de la part des
Allemands.248 Les désaccords se concentraient notamment sur la méthode de
production de l'uranium enrichi. La France préférait la diffusion gazeuse tandis que ses
partenaires penchaient plutôt par la méthode de centrifugation. Une grande différence
entre les deux méthodes était le fait que la première produirait plus rapidement
d'uranium, en sorte qu'il serait nécessaire d'importer moins d'énergie qu'avec la
dernière.249 En automne 1973, les Neuf ne s'étaient toujours pas accordés.
Les différences entre les Européens ne concernaient pas seulement l'affaire du pétrole.
Il y avait également plusieurs opinions sur la guerre. Les États membres n'avaient pas
les mêmes relations avec les pays du Proche-Orient qui, eux, réalisèrent que l'unité
européenne était moins solide. Le 16 novembre, Georges Pompidou dit à Edward Heath
que le représentant français à Tel-Aviv avait été informé par un membre du Ministère
israélien que les Israéliens savaient que la déclaration était surtout le fruit d'une
collaboration franco-anglaise. L'Israélien avait dit connaître tout le détail des
délibérations. "Je crains que ce ne soit vrai", ajoutait le Président français. "C'est le
signe que l'unité des Neuf reste de façade"250.
245 AN- 5AG2/1012 (Entretiens Franco-allemands -Réunion franco-allemande des 26 et 27 novembre 1973): Premier entretien entre le Président de la République et m.Willy Brandt, le 26 novembre 1973, de 11h a 12h30, 19 p., 14. 246 AN- 5AG2/1036:Note pour monsieur Balladur de la part de Lucet, 11 décembre 1973, a/s "Position britannique a Copenhague: Energie et Proche-Orient" op.cit. 1. 247 AN- 5AG2/1015 (Grande Bretagne -novembre 1973): Second entretien entre le President de la Republique et M.Heath, a Chequers. Vendredi 16 novembre 1973, de 16 heures a 19 heures, 14 p., 5. Jobert (1974) op.cit. 270. 248 AN- 5AG2/1035 (Affaires européennes -Communautés européennes): Télégramme à l'arrivée No 2558/60 de la part de Sauvagnargues aux Directeurs, Bonn 24 mai 1973, a/s/ "Pessimisme de M.Rohwedder sur la politique énergétique communautaire", 2 p. 249 AN- 5AG2/1012: Note de la part du Ministère des Affaires étrangères, Paris 22 novembre 1973 op.cit. 12-13. 250 AN- 5AG2/1015: Premier entretien entre le Président de la République et M.Heath a Chequers, vendredi 16 novembre 1973, op.cit. 11.
Chapitre 5: La personnalité européenne 68
En effet, le 7 décembre, ces mots furent encore renforcés par le télégramme de Louis
de Guiringaud, à cette époque diplomate auprès les Nations-Unies. Il donnait ses
impressions sur la concertation européenne lors de la XXVIIIème session de
l'assemblée générale. Sauf dans le domaine de l'économie, cette concertation était
encore limitée, disait-il, car certains partenaires "ne sont pas vraiment préparés à la
conception d'une Europe dégagée des hégémonies extérieures"251. Apparemment, les
Allemands étaient d'avis que les superpuissances avaient montré un rôle de garant de
paix tandis que les Français insistaient plutôt sur leurs connivences. Les Britanniques
avaient pris une voie moyenne. Selon De Guiringaud, on pouvait distinguer un clivage
dans le groupe des Neuf, laissant de côté les trois pays du Pays-Bas, le Danemark et
l'Irlande. Apparemment, ce groupe prenait souvent des positions divergentes, qui
n'étaient pas toujours solidaires de leurs partenaires, par exemple en matière d'essais
nucléaires et de désarmement.
Dans le même télégramme, De Guiringaud donnait un jugement d'ensemble sur la
coopération politique des Neuf au sein de l'organisation des Nations Unies: "Les progrès
sont réels, [...] Les Neuf réagissent plus qu'ils n'agissent: ils se font quelques
concessions, ils s'adaptent aux événements plutôt qu'ils n'ont de vues communes"252. Il
constatait que la crise du Proche-Orient donnait lieu à une prise de position commune,
mais que celle-ci était fragile. Il reprenait même une citation de Georges Pompidou en
disant que "l'Europe existe plus dans la conscience des 124 autres États qu'en elle-
même."253 Le Président annota la phrase: "Exact"254 De l'avis de De Guiringaud, la
réunion de Copenhague prévue pour la semaine suivante pourrait au mieux consolider
les résultats obtenus en 1973 et ouvrir la voie à de nouveaux progrès qui n'auraient lieu
que plus tard. Pompidou notait encore "Bon télégramme".255
Or, la déclaration sur la crise au Proche-Orient était surtout une coopération bilatérale
franco-anglaise. En même temps, la République Fédérale d'Allemagne craignait une
réponse négative des Américains et les Pays-Bas accusaient leurs partenaires d'un
251 AN- 5AG2/1035: Télégramme à l'arrivée No 8889/99 par De Guiringaud aux Directeurs, New York 7/8 décembre, a/s "Coopération des Neuf a la XXVIIIeme assemblée générale de Nations Unies" op.cit. 1-2. 252 Ibid, 3. 253 Ibid, 4 254 Ibid. 255 Ibid.
Chapitre 5: La personnalité européenne 69
manque de solidarité. Ensuite, à leur tour les Néerlandais se virent reprocher la même
chose, car, avec les Danois et les Irlandais, ils se distanciaient ouvertement de la
politique de leurs partenaires aux Nations-Unies. Apparemment, la cohésion
européenne était loin. Pourtant, les Neuf adopteraient ensemble la Déclaration de
l'identité européenne le 14 décembre.
L'identité européenne perdue256
La réunion de Copenhague fut organisée suite à l'initiative de Georges Pompidou. Le 31
octobre, il écrivit un communiqué à ses collègues européens où il proposait entre autres
des rencontres régulières "ayant pour but de confronter et d'harmoniser leur attitude
dans le cadre de la coopération politique"257. L'absence d'un rôle européen dans les
affaires étrangères était mise en évidence par la guerre du Kippour. Il insistait: "il
m'apparaît indispensable de faire la preuve et l'épreuve de la solidité de la construction
européenne, comme de sa capacité de contribuer au règlement des problèmes
mondiaux."258 Le Président français ne pensait pourtant pas à une adoption de la
déclaration de l'identité européenne pendant la rencontre. D'ailleurs, fin octobre, cette
déclaration n'était plus qu'un document de base dans le dialogue transatlantique.
Tout d'abord, Georges Pompidou envisageait une sorte de réunion "au coin du feu"259 où
les dirigeants européens pouvaient discuter dans une atmosphère plus ou moins
confidentielle260. Il croyait essentiel de ne pas faire un grand sommet. L'année avant il
avait déjà remarqué: "J'ai constaté à la Haye que c'est au dîner que l'on a avoué" 261.
Dans un entretien du 16 novembre, Pompidou expliquait à Heath qu'il voulait ainsi éviter
que l'Europe n'arrête d'avancer: "nous pourrions sortir en nous écriant: 'Europe! Europe!'
comme dans les comédies musicales où des soldats poussent le cri: 'Marchons!
Marchons!' sans bouger d'un pas."262 Ainsi, Pompidou proposait des rencontres entre les
Chefs d'État et de gouvernement, seuls, donc sans participation d'un représentant des
256 Expression empruntée de Raymond Aron, qui l'utilisait dans son article dans Le Figaro du 15 février 1974 "L'Europe en Crise". Soutou (1997) op.cit. 1351. 257 AN-5AG2/1013 (Danemark): "Annexe à la lettre du Président de la République au Premier ministre du Danemark, le 31 octobre 1973.", annexe 2p., 2. 258 Ibid. 259 AN- 5AG2/1012: Note de la part du Ministère des Affaires étrangères, Paris 22 novembre 1973 op.cit. 2. 260 AN- 5AG2/1015: Premier entretien entre le Président de la République et M.Heath, 16 novembre 1973, op.cit. 1-2. 261 Cité par Gerbet (1995) op.cit. 60. 262 AN- 5AG2/1015: Premier entretien entre le Président de la République et M.Heath, 16 novembre 1973, op.cit. 3.
Chapitre 5: La personnalité européenne 70
institutions européennes. Cette initiative était peut-être influencée par l'idée de Jean
Monnet d'un 'Gouvernement européen provisoire' avec réunions trimestrielles des Chefs
d'État et de gouvernement dans le cadre de la Coopération politique européenne. Selon
Pompidou il n'était pourtant pas nécessaire de se rencontrer toutes les trimestres.263
Mais les partenaires de la France ne s'accordaient pas pour une conférence sans
participation du Conseil des ministres ou du Président de la Commission. L'ensemble
des huit États membres préférait la présence de ce dernier, et surtout les pays du
Benelux et l'Italie s'opposaient à l'absence des Ministres des Affaires étrangères. Le
gouvernement néerlandais avançait même que sa constitution interdisait cette
procédure264. Finalement, les Neuf s'accordèrent sur l'organisation de la réunion où les
Ministres des Affaires étrangères se réuniraient en marge de la conférence. Le
Président de la Commission participerait à toutes les réunions des chefs d'Etat et de
gouvernement, sauf l'après-midi du vendredi 14 décembre, où l'organisation de la
coopération politique entrerait en discussions.265
La réunion aurait donc un autre caractère que celui désiré par le Président français.
Mais les dirigeants européens conservaient de grands espoirs à son égard. Pompidou,
Brandt et Heath voulaient tous faire un progrès remarquable au niveau de la coopération
politique. Les sources donnent l'impression que leurs questions prioritaires différaient
en termes subtils. Heath insistait surtout sur la discussion des problèmes concrets dans
les relations internationales, comme la situation politique au Proche-Orient et la crise
d'énergie. Maintenant, pensa-t-il, "'il serait utile d'essayer d'établir un dialogue entre la
Communauté et Israel afin de persuader ce dernier que nous tenons fermement à nos
vues sur les principes essentiels d'un règlement et que les Israéliens feraient bien d'en
tenir compte dans leur propre intérêt."266 Les Anglais désirèrent que les Neuf décident à
la réunion de Copenhague des 14 et 15 décembre des actions à prendre pour faire
263 Voyez Gerbet (1995) op.cit. 60-61 et Bossuat (2001) op.cit. 200-201. 264 AN- 5AG2/1015: Premier entretien entre le Président de la République et M.Heath, 16 novembre 1973, op.cit. 3. AN- 5AG2/1012: Second entretien entre le Président de la République et m.Willy Brandt, le 26 novembre 1973 -17 heures, op.cit. 2-3. AN- 5AG2/1012: Note de la part du Ministère des Affaires étrangères, Paris 22 novembre 1973 op.cit. AN- 5AG2/1036: Note pour M. le Président de la République de la part de Raimond, Paris 10 décembre 1973, a/s "Partie politique du dossier pour les entretiens de Copenhague" op.cit. 1. AN- 5AG2/1035: "Initiative européenne du Président de la République", 12 novembre 1973, op.cit. 265 "La conférence au sommet de Copenhague"op.cit. 8. 266 AN- 5AG2/1036:Note pour monsieur Balladur de la part de Lucet, 11 décembre 1973, a/s "Position britannique a Copenhague: Energie et Proche-Orient" op.cit. 2.
Chapitre 5: La personnalité européenne 71
valoir l'Europe dans le monde.267 Pompidou voulait également aborder ces thèmes et
s'accordait sur leur pertinence. Mais il insistait surtout sur une discussion plus
conceptuelle de la coopération politique en Europe, comme la procédure de décision en
temps de crise. Il voulait s'assurer que les États membres avaient "une volonté
commune" et disposaient du potentiel pour ne plus être surpris par l'évènement268. En
effet, nous avons vu que les Français avaient placé la manifestation d'une volonté
politique à la réunion comme le préalable d'une défense européenne. Le Chancelier
allemand insistait encore sur l'institutionalisation des réunions régulières au niveau de la
Coopération politique européenne269.
Le 20 novembre, le Conseil des ministres avait décidé l'adoption formelle de la
Déclaration de l'identité européenne à la réunion prévue. Pour marquer ses liens avec la
coopération politique plutôt qu'économique, elle devait être représentée par le Président
du Conseil des ministres. Les Chefs d'État et de gouvernement y donneraient leur
accord. Au dernier moment, le document, qui était, selon Raimond, encore "mal rédigé
et doit être revu"270 devait être revisé pour la forme par le Comité politique271. Pompidou
faisait encore vérifier si le paragraphe sur la défense ne pouvait pas brusquer l'Union
soviétique272.
Le vendredi 14 décembre à 15 heures, Anker Jørgenson, Président de la Coopération
politique européenne, présenta brièvement la Déclaration de l'identité européenne à la
presse rassemblée au Bella Centret de Copenhague.273 Mais la nouvelle d'une identité
gagnée était promptement éclipsée par d'autres développements. Car une délégation
des ministres des pays Arabes venait spontanément visiter les dirigeants européens
réunis. Ainsi, les thèmes de la crise du Proche-Orient et de l'énergie devinrent les plus
importants à l'ordre du jour sans que les décisions fermes fussent prises. En fait, la
267 Ibid, 3. 268 Ibid. AN- 5AG2/1036: Note pour M. le Président de la République de la part de Raimond, Paris 10 décembre 1973, a/s "Partie politique du dossier pour les entretiens de Copenhague" op.cit. 2, 5-6. AN- 5AG2/1015:Premier entretien entre le Président de la République et M.Heath, 16 novembre 1973, op.cit. 5-6. 269 Les Européens n'en étaient d'ailleurs pas d'accord. Selon Raimond, les Néerlandais n'y étaient pas favorables si cette institutionalisation n'impliquait pas un agrandissement des pouvoirs des institutions des Communautés européennes. Les Anglais préféraient encore une fusion de la coopération politique et les institutions. AN- 5AG2/1036: Note pour M. le Président de la République de la part de Raimond, Paris 10 décembre 1973, a/s "Partie politique du dossier pour les entretiens de Copenhague" op.cit. 4. 270 AN- 5AG2/1012: Note pour M. le Président de la République de la part de Raimond, Paris 23 novembre 1973, a/s "Partie politique du dossier pour les entretiens franco-allemands (26-27 novembre 1973)" op.cit. 3. 271 AN- 5AG2/1036 (Affaires européennes. Copenhague 14/15 décembre 1973): Note pour M. le Président de la République de la part de Raimond, Paris 10 décembre 1973, 1 p. 272 Ibid. 273 "La conférence au sommet de Copenhague"op.cit. 8.
Chapitre 5: La personnalité européenne 72
réunion tourna à la déception. Au lieu d'une réunion où les Neuf cherchèrent une
politique mutuelle, les États membres défendirent surtout leurs intérêts individuels. Au
niveau de l'organisation de la coopération politique il faudrait attendre jusqu'à la
conférence de Paris de décembre 1974 avant que la coopération ne fût institutionalisée.
En ce qui concerne l'énergie, il n'y eut guère de concertation européenne. Les
Allemands, Anglais et Hollandais refusaient la participation dans la construction d'une
usine de "séparation isotopique" par la diffusion gazeuse. En fait, les 11 au 14 février à
Washington, les États européens acceptèrent, à l'exception de la France, la proposition
américaine de former un Groupe d'Action pour l'Énergie. Finalement, le thème de la
défense ne fut pas discuté pour éviter toute difficulté et pour tenir compte des désirs des
Irlandais et des Danois274.
La Déclaration de l'identité européenne ne paraît pas avoir impressionné beaucoup. Le
communiqué officiel des Neuf n'y fait guère allusion. En fait, les Anglais ne s'y étaient
pas du tout référé dans leur esquisse pour ce communiqué.275 En outre, la presse ne
paraît pas s'y être intéressé énormément.276 Selon Wim van Eekelen, l'assistant du
directeur politique néerlandais, tout le monde voulait oublier la déclaration le plus vite
possible. En fin de compte, la cohésion européenne était remise en question.277
Conclusion
La définition de l'identité européenne s'inscrivit dans le cadre de la Coopération politique
européenne. Depuis 1969 les États membres avaient insisté sur la cohésion
européenne dans les divers rapports et communiqués. Les thèmes de l'héritage
274 Bron AN- 5AG2/1012: Second entretien entre le Président de la République et m.Willy Brandt, le 26 novembre 1973 -17 heures, op.cit. 7. AN- 5AG2/1036: Note pour M. le Président de la République de la part de Raimond, Paris 10 décembre 1973, a/s "Partie politique du dossier pour les entretiens de Copenhague" op.cit. 2. "La conférence au sommet de Copenhague"op.cit. Mélandri (1988) op.cit. 103. Hiepel (2005) op.cit. 12. Mélandri (1995) op.cit. 118-9. Bossuat (2001) op.cit. 200-202. 275 AN- 5AG2/1036 (Affaires européennes. Copenhague 14/15 décembre 1973) : "Copenhagen summit", 5 p. et annexe 1 p. Dans l'esquisse française pour le communiqué, la déclaration était tout de même mentionnée (AN- 5AG2/1036 (Affaires européennes. Copenhague 14/15 décembre 1973): "Les Chefs d'Etat ou de gouvernement de [..] réunis à Copenhague les 14 et 15 décembre 1973 [..]", 4 p. et annexe 3 p.) Version finale du communiqué: "La conférence au sommet de Copenhague"op.cit. 9-12. 276 Une étude minutieuse des médias européens au sujet de la Déclaration était hors de cette recherche. Mais nous pouvons signaler que les articles dans Le Monde du décembre 1973 ne réfèrent que brièvement au document, sauf que la déclaration est reprise entièrement dans l'édition du 15 décembre. Les journalistes se concentraient surtout sur les problèmes du pétrole. Voyez notamment les articles suivants: "Le 'sommet' de Copenhague face a la crise de l'énergie" par Maurice Delarue et "Dans leur déclaration sur l'identité européenne': Les Neuf s'affirment décidés à transformer leurs relations en une Union européenne avant la fin de la décennie." Par inconnu. Le Monde (15/12/1973) 1 et 2. 277 Hiepel (2004) op.cit. 11-13; Mélandri (1988) op.cit. 101-103.
Chapitre 5: La personnalité européenne 73
commun, de l'unité solide et d'une Europe parlant d'une seule voix n�étaient pas
nouveaux. Le sujet de l'identité européenne avait même attiré l'attention des institutions
des Communautés européennes depuis leur instauration en 1958, quoiqu'ils se
concentrassent surtout sur l'identité des citoyens des États membres. Ce qui distingue la
déclaration des autres annonces était principalement son but primaire. Car la définition
de l'identité devait servir au dialogue transatlantique. Les rédacteurs ne visaient pas une
publication. Or, si la personnalité était affirmée ouvertement depuis le début de la
coopération politique, et même économique, il était encore nécessaire de la réaffirmer
entre eux en 1973.
Les Neuf avaient sans doute besoin de cette réaffirmation pour montrer au monde leur
unité solide. Mais en même temps leur cohésion interne était plus évidente à l'étranger
que parmi eux. Ils avaient chacun leur propre interprétation de la personnalité
européenne. Dans les archives, les sources nous informent des cas français, allemand,
britannique et anglais. La France l'assimilait à une indépendance politique dans les
relations internationales. Il fallait une identité solide avant de pouvoir entretenir des
relations égales avec les superpuissances. Pour la République Fédérale d'Allemagne et
la Grande-Bretagne, le développement d'une identité faisait beaucoup plus partie du
procès. Nous disposons de sources sur la pensée présente dans les deux pays de
pouvoir construire une identité européenne justement dans les relations avec les États
Unies. Ils insistaient plus sur la nécessité d'une coopération politique et sur le
développement de celle-ci. Pour eux, avoir une personnalité européenne équivalait à
avoir une voix commune dans les Affaires étrangères. Pour ce qui concerne l'Italie, le
thème de la personnalité européenne paraît avoir été répété souvent dans les annonces
publiques. Ce constat paraît affirmer que le gouvernement italien attribuait de
l'importance à ce thème pour l'opinion publique.
Le 6 novembre, la déclaration sur la crise en Proche-Orient évoque l' image d'une
Europe avec une unité solide et avec la volonté d'une politique étrangère commune. En
effet, le temps était mûr pour un pas en avant de l'organisation de la Coopération
politique européenne. Pompidou proposait alors une réunion pour les Chefs d'État et de
gouvernement. Mais la cohésion n'était pas très solide. La déclaration du 6 novembre
était peut-être signée par les Neuf ensemble, mais elle ne signifiait pas la même chose
pour chacun des États membres. En fait, on peut dire la même chose de la Déclaration
Chapitre 5: La personnalité européenne 74
de l'identité européenne. Le thème de la défense avait touché la corde sensible auprès
quelques États européens. Il ne pouvait même pas être discuté à Copenhague. En
outre, la crise d'énergie révéla les différences entre les Neuf. Souffrant d'une sanction
portant sur les approvisionnements en pétrole absolue, les Pays-Bas ne pouvaient pas
compter sur l'aide de ses partenaires. En outre, les pays ne pouvaient pas s'accorder
sur la méthode de production de l'uranium enrichi. Finalement, le bloc européen qui
s'était formé à l' automne 1973, se déchirait lentement depuis la guerre du Kippour avant
de se briser finalement à Washington en février 1974, où les huit partenaires de la
France décidèrent la coopération énergétique avec les États-Unis. Cette démarche ne
pouvait pas plaire à la France. Plus tard, Michel Jobert rappellerait dans son témoignage
oral avoir salué les représentatifs nationaux: "Bonjour, les traîtres!"278
La deuxième moitié de l'année 1973 paraît ainsi une suite de manifestations de la
personnalité européenne couronnée de la Déclaration de l'identité européenne. Mais au
moment où celle-ci fut adoptée d'une manière formelle, la pellicule fragile de la cohésion
européenne avait déjà commencé à se fissurer. L'identité gagnée en automne 1973 était
aussitôt perdue en printemps 1974.
278Interview 1AV468-472, Entretien avec Michel Jobert, op.cit. 8e entretien, le 12 juillet 1999.
Conclusions et réflexions 75
Conclusions et réflexions
Le 14 décembre 1973, les États membres des Communautés européennes déclarèrent
leur identité, née au cours de l'histoire et toujours en formation. L'Europe fut présentée
comme une ensemble historique doté d'un héritage commun. Son identité était encore
renforcée par une volonté suprême de coopérer sur plusieurs niveaux, comme
l'économie, les affaires politiques et la défense. Ses États membres formaient une unité
solide et voulaient prendre leurs responsabilités dans leurs rapports avec mes pays
tiers. Leur cohésion n'était pas seulement basées sur l'héritage historique commun,
mais aussi sur leur détermination à construire une Union européenne.
La déclaration elle-même nous informe que la définition des relations internationales de
l'ensemble des Neuf était la raison principale de sa rédaction. En effet, le document fut
présenté par le Président du Conseil des ministres dans le cadre de la coopération
politique. Cette insistance sur une entité solide en termes politiques est surprenante car
la coopération européenne était encore jeune. Les États membres avaient connu des
succès au niveau de l'économie, grâce à la formation d'une politique agricole commune
et à la mise en oeuvre d'une union douanière. Mais en matière d'affaires étrangères, la
coopération ne dépassait pas un échange de poins de vue et une recherche des
positions communes. Puis, en 1973 trois pays venaient d'entrer dans les communautés.
L'adhésion d'un de ces pays, la Grande-Bretagne, n'avait pas été aisée depuis sa
première requête en juillet 1961. En outre, la déclaration ne nous informe pas seulement
sur les thèmes de la coopération politique. Elle nous informe d'un héritage commun et
de valeurs communse qui ne se rapportent pas nécessairement aux relations
internationales. Elle appporte également au lecteur des éléments sur la coopération
économique, ce qui suppose l'assistance des instituts des communautés lors de la
rédaction. Ainsi, la question se pose de savoir si les rédacteurs ont visé des objectifs
ayant trait aussi bien aux relations internationales qu'aux rapports réciproques des États
membres. Quelles étaient les causes profondes de la déclaration? Faut -il les chercher
dans le désir européen d'annoncer une unité dans le monde ou justement dans la
nécessité de l'affirmer parmi les Neuf?
Conclusions et réflexions 76
Dans cette étude, nous pouvons séparer trois thèmes. Tout d'abord les rapports de
l'Europe au monde et surtout les relations politiques et économiques entre les Neuf et
les États-Unis. Plusieurs chercheurs ont montré les liens entre la déclaration et la
proclamation par Kissinger et Nixon d'une "Année de l'Europe". Deuxièmement, les
recherches se sont concentrées sur le cadre européen et le désir d'affirmer une identité
commune parmi les États membres. Comment faut-il comprendre les relations entre le
document et la coopération politique en Europe? Est-ce que les rédacteurs visaient une
consolidation de cette coopération? D'un côté la déclaration était peut-être utilisée pour
pérenniser les accords sur des thèmes sensibles, comme l'énergie ou la sécurité. De
l'autre, elle peut avoir été considérée comme un outil pour influencer l'opinion publique,
constituant une sorte de symbole de l'unité européenne. Le troisième thème concerne
les rédacteurs de la déclaration: leur rôle, leurs objectifs et leurs intérêts.
L'Europe dans le monde
Le 23 avril 1973, Henry Kissinger tint un discours sur "l'année de l'Europe" dans laquelle
il proposait une nouvelle charte atlantique. La recherche d'une réponse européenne à ce
propos était la cause directe de la définition d'une identité européenne. Les premiers
mois, les Neuf réagirent individuellement. Les Belges et les Néerlandais commençèrent
aussitôt à écrire une proposition pour la charte. Mais la République Fédérale
d'Allemagne et la Grande-Bretagne désirèrent donner une réponse commune de toute
l'Europe. Enfin la France, elle, préféra ignorer le discours de Kissinger. Pompidou le
considérait comme le signe que les Américains ambitionnaient de mener les affaires
européennes, et il voulait marquer l'indépendance des Neuf. En fait, l'initiative
américaine était reçue avec des sentiments mêlés, quoique les Etats européens
souhaitassent tous une relation excellente avec les États-Unis. La France, la République
Fédérale d'Allemagne et la Grande-Bretagne se froissaient notamment devant quelques
remarques maladroites de Kissinger, que ce dernier se hâtait de réparer en printemps.
De même, l'ensemble des Neuf refusait le traitement global de sujets comme
l'économie, la défense et la monnaie. Les États membres ne voulaient pas risquer un
affaiblissement de leur position économique par leur faible position défavorable en
matière de sécurité. Située entre les deux superpuissances et à la portée des missiles
soviétiques, l'Europe dépendait des Américains pour sa défense. Mais la présence des
troupes américaines était fortement contestée aux États-Unis.
Conclusions et réflexions 77
C'est surtout la Grande-Bretagne et la République Fédérale d'Allemagne qui étaient
partisanes d'une réponse européenne. Leurs motivations n'étaient pourtant pas
identiques. En 1973, la Grande-Bretagne jouait un rôle d'intermédiaire entre l'Europe et
les États-Unis. Selon les collaborateurs du Président français, l'entrée de l'Angleterre
dans les Communautés européennes répondait surtout à leurs ambitions de jouer un
rôle politique plus important dans le monde. Par contre, la préoccupation allemande était
surtout liée à la sécurité. La République Fédérale d'Allemagne se trouvait au seuil de
l'Union soviétique. Déjà en 1970, Walter Scheel avait proposé l'institutionalisation des
relations avec les États-Unis. Cette proposition était d'ailleurs rejetée par les Français.
En 1973, apparemment, les Allemands étaient terrifiés par le retrait des troupes
américaines de leur pays. Ils se démenaient pour prévenir une explosion des relations
euro-américaines et pour stimuler une réponse européenne, tout en se tenant au second
plan. Car les relations personnelles et politiques entre Brandt et Pompidou n'étaient pas
favorables. Par contre, Edward Heath s'employait activement à convaincre le Président
français. Il proposait l'organisation d'un sommet tripartite des trois grands pays
européens pour préparer la réponse aux Américains. En outre, les Anglais proposaient
la définition de l'identité européenne, qui pourrait former la base du dialogue
transatlantique. En septembre, ils rendaient encore une mouture pour ce document ainsi
que l'esquisse de la Déclaration de principe.
Le Conseil des ministres du 23 juillet fut marqué par une volte-face de la France dans sa
politique européen: Michel Jobert approuva la réflexion sur une réponse commune au
propos américain. Les décisions concrètes de la préparation de la Déclaration de
principe et la Déclaration à quinze, ainsi que les accords sur la visite de Nixon auraient
lieu le 10 septembre, mais le Conseil du 23 juillet fut un tournant dans l'année de
l'Europe. Ce changement de stratégie française peut s'expliquer par la crise monétaire
qui nécessitait une meilleure coopération avec l'Outre-Atlantique. Mais il paraît surtout
lié à l'insistance française sur une affirmation explicite de la personnalité européenne.
L'initiative britannique d'une définition de l'identité européenne répondait aux aspirations
françaises de s'assurer de l'unité européenne dans le dialogue transatlantique. En
même temps, la personnalité européenne fut réaffirmée dans le communiqué du
Conseil, le Deuxième rapport de la coopération politique à Neuf.
Conclusions et réflexions 78
Dans la deuxième moitié de 1973, les Neuf se présentèrent unis dans le dialogue
transatlantique. La définition d'une identité européenne ne démontra pas à elle seule
l'existence d'une personnalité européenne. Dans le rapport de Copenhague du 23 juillet,
les Neuf réaffirmaient déjà leur position commune et la volonté de se manifester
ensemble dans les relations internationales. Ensuite, ils répondaient en bloc à la
proposition américaine d'une coopération renouvelée entre l'Europe et les États-Unis. Ils
rédigeaient ensemble une esquisse de la Déclaration de principe avant de la proposer à
Kissinger. De même, ils formaient un groupe à part dans les négociations avec la
délégation américaine sur la Déclaration de principe et la Déclaration à quinze. Quand
les Français ne pouvaient pas concilier leurs opinions avec les Américains, ils
recevaient le soutien de leurs partenaires.
En même temps, les Neuf prenaient également une position européenne dans la crise
au Proche-Orient. La 'Déclaration commune des gouvernements de la Communauté
économique européenne sur la situation au Proche-Orient' du 6 novembre 1973 choqua
les Américains car elle manifestait publiquement une vision divergente de la leur. Mais
elle était en fait surtout le fruit d'une coopération anglo-française. Tous les Neuf États
membres signèrent le document, mais pas toujours avec l'enthousiasme attendu. Les
Allemands et les Néerlandais surtout ne s'y résolurent qu'au dernier moment et
craignaient, avec raison, de contrarier les Américains. Par ailleurs, les Néerlandais
étaient plus liés à la cause Israélite que leurs partenaires.
En quelque sorte, les Européens s'étaient prononcer sur la crise au Proche-Orient pour
se manifester dans les relations internationales. Les événements de la guerre du
Kippour avaient montré que les dirigeants européens n'avaient pas voix au chapitre
dans les événements mondiaux. En fait, les Neuf s'en étaient également rendus compte
depuis l'accord du 22 juin entre Brejnev et Nixon sur la prévention des guerres
nucléaires. A la lumière des évènements internationaux, le rôle de l'Europe dans le
monde était remis en cause. Les perspectives d'une défense européenne devenaient de
plus en plus proches pour la plupart des États membres à l'exception de l'Irlande, du
Danemark et des Pays-Bas. En outre, le Président français proposait de se réunir en
groupe restreint ne comptant que les Chefs d'État ou de gouvernement à la fin de
l'année, pour pouvoir discuter au sujet de leur attitude dans le cadre de la coopération
politique. Mais la réunion de Copenhague, qui en était le résultat, prouva d'autant plus
Conclusions et réflexions 79
les divergences entre les États membres. Les Neuf ne se montraient pas solidement
unis, malgré la Déclaration sur l'identité européenne.
Le cadre européen
Suite aux querelles entre les Européens et les Américains et sous influence de la Guerre
du Kippour, la Déclaration de principe et la Déclaration des quinze ne voyaient pas le
jour. Seul le document sur l'identité européenne était rédigé, et même adopté
officiellement comme une véritable déclaration. Entre-temps, son caractère avait
changé. D'une certaine manière, le document s'était détaché du propos américain pour
une coopération transatlantique renouvelée. Les rédacteurs n'insistèrent pas davantage
sur le dialogue transatlantique. Ils présentaient les rapports avec les États-Unis parmi
les autres relations internationales qu'entretenait l'Europe. En outre, alors que le
traitement global des sujets avait été refusé dans les négociations avec les Américains,
elle réapparu dans ce document. La défense, l'économie et la politique étrangère étaient
nommés sous le même nom dans la déclaration du 14 décembre.
D'une certaine manière, la définition de l'identité européenne s'inscrivit dans le cadre de
la Coopération politique européenne. La réaffirmation d'une personnalité européenne
se retrouve déjà dans les communiqués et les rapports publics depuis la relance de
cette coopération en 1969. En effet, la déclaration répète les mêmes thèmes que sont
l'héritage commun, la cohésion solide et une Europe parlant d'une seule voix. Depuis
quelques années, les Européens s'étaient accordés sur ce sujet. Plus tard, les mêmes
éléments reviendraient dans les textes adoptés ultérieurement dans la construction
européenne. La déclaration n'était ni le début ni le fin de la constitution d'une identité
européenne. Elle faisait part d'un processus en cours.
Mais le document inclut également des thèmes qui soulevaient des discussions entre les
Neuf. Par exemple, au premier paragraphe, il fut écrit que l'entreprise de la construction
européenne était surtout la tâche des gouvernements européens. Ce propos touche un
sujet sensible, c'est-à-dire le rôle des institutions européennes dans la coopération
politique. En particulier les Français jugeaient que, en première lieu, la construction de
l'Europe était l'affaire des gouvernements, élus par leurs citoyens, bien plus que celle
des institutions des communautés. En revanche, les Allemands et les Anglais étaient
Conclusions et réflexions 80
partisans d'un élargissement des pouvoirs des institutions. En octobre 1972, le
gouvernement français avait évité ce débat par la proposition d'une Union Européenne,
un thème qui revient plusieurs fois dans la Déclaration sur l'identité européenne. Cette
formule avait alors arrangé aux États membres, parce qu'elle pouvait être interprétée de
façon différente. Pourtant, de nouveau les négociations achoppait fréquemment à
divers problèmes pendant la première moitié du 1973. Enfin, le 23 juillet, les ministres
s'accordèrent entre autres sur la présence du Président de la Commission au Conseil.
Peut-être les Français fléchissent-ils pour pouvoir diriger la réponse européenne à
l'initiative américaine. Il reste cependant à remarquer que la position française fut
représentée dans la déclaration.
Le document sur l'identité européenne était rédigé pour fournir une base au dialogue
transatlantique. C'est seulement le 20 novembre qu'ilil fut décidé de faire accéder le
papier au statut d'une véritable déclaration. La proposition de ce changement venait des
délégations belge et italienne. Ils voulaient enthousiasmer l'opinion publique en faveur
de la cause européenne. La déclaration publique de l'identité européenne pouvait
renforcer la conscience européenne. Elle devait devenir un symbole de l'unité des Neuf.
Probablement, il faut comprendre cette préoccupation dans le contexte de la montée
des sentiments pacifistes en Europe. La plupart des États membres se sentaient
menacés par l'Union soviétique et craignaient un retrait des troupes américaines, tandis
que l'opinion de leurs peuples étaient de plus en plus défavorable à l'accroissement de
l'armée, ou même à sa préservation. Toutefois, ce souci d'enthousiasmer le grand public
pour la sécurité européenne ne concernait pas tous les Neuf. Tout d'abord, en Irlande,
au Danemark et aux Pays-Bas, les opinions étaient pacifistes, mais leurs dirigeants ne
l'étaient pas moins. Les Irlandais n'avaient jamais rejoint l'OTAN et les Néerlandais et
les Danois retiraient une partie de leurs troupes militaires de la République Fédérale
d'Allemagne. En outre, quand les Anglais ont favorisé fortement une coopération pour la
défense, Edward Heath ne paraît pas avoir estimé importante la Déclaration sur l'identité
européenne. Il avait toujours été préoccupé par l'opinion publique des Anglais, surtout
pour chercher l'appui des politiques européens. Mais à l'automne 1973, il essayait de
convaincre son public plutôt par des succès économiques que par la déclaration.
Conclusions et réflexions 81
D'une manière indirecte, la décision de publier la déclaration est donc liée à la sécurité
en Europe. A l'exception de l'Irlande, du Danemark et des Pays-Bas, en automne 1973,
les États membres insistaient sur la nécessité d'une défense européenne quoiqu'ils la
conçoivent différemment. Les Allemands voulaient développer la défense européenne
dans le cadre de l'Euro groupe. Mais les liaisons de ce groupe avec l'OTAN
dissuadaient les Français. Les Anglais avaient proposé plusieurs fois aux Français,
souvent pendant les entretiens confidentiels, des coopérations militaires: soit au niveau
bilatéral britannique-français, soit au niveau trilatéral avec l'inclusion de la République
Fédérale d'Allemagne, soit au niveau européen dans l'Euro groupe. Mais le Président
français avait toujours réagi avec réserve. Il se souciait de maintenir l'équilibre militaire
en Europe. En outre, il doutait de l'indépendance de la Grande-Bretagne vis-à-vis des
États-Unis. Mais en automne, Georges Pompidou paraissait changer d' avis sur l'idée
d'une défense européenne. Il en posait la solidarité européenne comme condition. Il
espérait que les Européens démontreraient une unité solide à Copenhague en
décembre. Mais il n'est pas clair jusqu'à quel point le Président français, possiblement
affaibli par sa maladie, était influencé par les pensées de Michel Jobert. Depuis sa
désignation en avril, ce dernier avait fait allusion à une défense européenne dans
plusieurs discours au Parlement français et ailleurs. En outre, le Quai d'Orsay était en
faveur d'un changement du paragraphe sur la défense dans la Déclaration sur l'identité
européenne. Le texte ne répondait pas aux idées des Danois, Irlandais et Néerlandais,
mais ils l'approuvaient tout de même comme leurs partenaires.
La question de savoir si les rédacteurs inclurent délibérément dans la déclaration les
thèmes contestés que sont l'organisation de la coopération politique et la défense se
pose. Ainsi, ils auraient pu vouloir pérenniser les accords par l'unité des Neuf . Mais ces
thèmes complexes étaient déjà sujet de débat depuis longtemps, et il est improbable
qu'ils aient voulu imposer leurs projets par une déclaration qui ne fut guère remarquée. Il
ne manquait pas seulement une presse qui se passionne pour l'évènement. Nous avons
vu également que le nombre de sources au fonds Georges Pompidou sur la déclaration
était restreint. Pourtant, il est remarquable que le paragraphe sur la défense ait été
approuvé et publié. Car il s'agit d'un sujet tellement sensible pour les Irlandais et les
Danois qu'il ne pouvait pas même être abordé à Copenhague. Au moins, pouvons-nous
conclure qu'il y avait des opinions divergentes sur la défense européenne et sur la
pertinence de celle-ci dans le cadre d'une coopération politique.
Conclusions et réflexions 82
La coopération au niveau de l'énergie était un autre thème de débat entre les Neuf.
Depuis quelques années, il tenait une position éminente dans l'agenda européen. En
1973, les discussions se concentraient sur les méthodes de production de l'énergie
nucléaire et sur les coopérations pour le stockage. A la suite de la guerre du Kippour et
de la crise de pétrole, l�énergie prenait une grande importance dans la politique des
États membres. A la différence les États-Unis, qui dépendaient moins de l'importation,
l'Europe était directement et sévèrement touchée. Toutefois, les sanctions sur le pétrole
ne s'abattaient pas sur tous les États membres avec le degrés de gravité: les Pays-Bas
étaient les plus frappés. Quand les Néerlandais demandaient de soutien de leurs
partenaires, la France surtout s'y opposa. Les relations entre les deux pays se
refroidirent, les Néerlandais reprochant aux Français un manque de solidarité. Ainsi, le
thème de l'énergie était un préoccupation prioritaire des Neuf à la fin de l'année 1973.
Son absence dans la Déclaration sur l'identité européenne est frappante.
Les rédacteurs
La déclaration a été rédigée par les représentatives des États membres depuis les trois
organes de la Coopération politique européenne. Le Conseil des Ministres des Affaires
étrangères était responsable du document. Il donnait des directives au Comité politique
des directeurs politiques des Affaires étrangères des Neuf. A son tour, ce comité était
assisté par le Groupe des correspondants, constitué de 'correspondants' dans les neuf
Ministères. En réalité, le Comité politique et le Groupe des correspondants assumaient
la majeure partie de la rédaction du document avant que le Conseil des ministres ne fît
des commentaires et ne donnât son accord.
Les institutions européennes ne paraissent pas avoir apporté de textes au document. Ils
ont tout au plus discuté le sujet de l'identité européenne, mais ni le fonds Georges
Pompidou ni le Bulletin des Communautés européennes ne donnent des
renseignements sur le contenu de leurs débats. Il n'est pourtant pas inconcevable que
les institutions aient joué un rôle. Il y avait des contacts fréquents entre le Comité
politique et la Commission en ce qui concerne la Déclaration de principe. En outre, le
thème de l'identité européenne était une préoccupation des institutions depuis leur
Conclusions et réflexions 83
instauration en 1958, quoique leur orientation fût plutôt sur un autre genre d'identité
européenne que celle de la déclaration.
Les sources nous donnent l'impression que certaines délégations étaient plus actives
que d'autres. L'initiative de la définition d'une identité européenne était anglaise et les
Français institaient ensuite sur son élaboration. En revanche, les Allemands
n'apportaient pas beaucoup d'idées ou de textes, sauf quand ils s'opposèrent aux
passages qui pouvaient contrarier les États-Unis. Trois États membres donnèrent une
esquisse pour le document en septembre: l'Irlande, la Grande-Bretagne et la France. La
version française devait servir de base pour l'élaboration de la déclaration. Le Fonds
Georges Pompidou nous informe que les Italiens, les Anglais et les Français
proposèrent des changements en novembre, quand la publication officielle du document
devint probable. De l'Italie, une liste de changements détaillés était envoyée pour rendre
le document plus accessible au grand public européen. La plupart de ces propos n'a
pas été inclus dans le document. Puis, les Anglais espéraient pouvoir employer la
formule 'politique étrangère commune' pour remplaçer le terme moins puissant de
'politique proprement européenne'. Mais le Président français refusa. Dans cette
période, Jobert ajoutait un paragraphe sur la sécurité qui reflétait davantage ses idées
sur la défense européenne que celles du Président. Ce texte était plus détaillé que celui
de l'ancien paragraphe. En première instance, cette proposition n'était pas approuvée
par Georges Pompidou. Mais quand le paragraphe fut proposé par erreur aux
partenaires de la France, le Président français ne demanda probablement pas de le
rectifier. Ce paragraphe approuvé par les Neuf est inclus dans la déclaration finale.
Les sources du fonds Georges Pompidou et les études d'autres archives européennes
nous fournissent une image où les représentants français, britanniques et italiens ont
contribué activement à l'élaboration du document. Ces États membres avaient chacun
leurs motivations. Tout d'abord, les Français insistaient sur l' affirmation de la solidarité
européenne dans le dialogue transatlantique. Quand il proposèrent la définition de
l'identité européenne, les Anglais ont sans doute tenu compte de l'attachement français
à la personnalité européenne, c'est-à-dire à l'indépendance européenne. Ils désiraient
une réponse européenne à l'initiative américaine. D'ailleurs, les Allemands insistaient
également sur cette concertation européenne et sur la possibilité d'affirmer l'identité
Conclusions et réflexions 84
européenne par le dialogue avec l'Outre-Atlantique. Mais ils poursuivaient une
stratégique moins directe que leurs collègues anglais.
En novembre, plusieurs modifications furent proposées sur le document, ce qu'on peut
comprendre à la lumière de la publication à venir et à celle de la crise au Proche-Orient.
D'un côté, depuis la guerre du Kippour, les Neuf avaient montré au monde qu'ils
ambitionnaient un rôle sur la scène internationale en tant qu'entité solide et
indépendante des États-Unis. De l'autre côté, la définition de l'identité européenne
devenait une déclaration officielle et changeait donc de caractère. Le document n'était
plus une affirmation interne de l'identité européenne, mais changeait pour devenir une
manifestation publique de la cohésion des Neuf. Ces tournants expliquent sans doute le
manque de sources dans les Archives du Président avant novembre. Nous ne sommes
pas informés des développements antérieurs du document. Mais les suggestions des
Italiens, Français et Anglais pendant le mois de novembre mettent en évidence leur
intérêt pour annoncer publiquement une Europe solide et indépendante. Ils ne
s'adressaient pourtant pas au même public. Le gouvernement italien visait à gagner ses
concitoyens à sa cause. Les Anglais et les Français espéraient plutôt une représentation
puissante sur la scène politique mondiale.
Conclusion finale et réflexions
La définition d'une identité européenne faisait partie de la réponse européenne au
propos américain d'une coopération transatlantique renouvelée. En même temps, elle se
situe dans l'ordre des rapports officiels depuis la relance de la coopération politique en
Europe depuis 1969. En effet, les rédacteurs insistent sur l'héritage commun et l'unité
européenne d'une manière comparable aux communiqués antérieurs. La déclaration en
diffère cependant par sa finalité initiale d'utilisation interne. Les États membres et surtout
la France sentaient la nécessité de d'affermir leur cohésion avant de passer à une
coopération en politique étrangère. Pour la Grande-Bretagne et la République Fédérale
d'Allemagne, qui espéraient un développement plus rapide de cette coopération, la
participation française était primordiale.
En automne 1973, les dirigeants européens sentaient d'autant plus la nécessité d'une
coopération politique face au déroulement des évènements internationaux. Ils avaient
Conclusions et réflexions 85
une Europe puissante qui compterait dans l'arène internationale pour ambition. D'un
côté, l'enthousiasme du grand public européen pour la cause européenne était
souhaitable. Les délégations italienne et belge proposèrent la publication de la
déclaration afin que celle-ci symbolisât l'unité des Neuf. De l'autre côté l'image d'une
Europe solide devait être transmise au monde. La description des relations
transatlantiques était maintenant placée dans la longue liste des relations internationales
de l'Europe, sans statut particulier. En outre, dans l'accélération des manifestations
ouverte de la coopération européenne, le paragraphe de la défense a été changé et
précisé. Ainsi, la déclaration donne l'impression fautive d'une Europe décidée à se
défendre. Il n'est pourtant pas probable que les rédacteurs visassent à pérenniser leur
position sur la nécessité d'une défense européenne. Ce thème était trop complexe pour
être décidé rapidement. Il en était de même au sujet du rôle des institutions
européennes dans la coopération politique, autre thème sensible.
D'ailleurs la déclaration manquait tout de même d'une allure importante aux yeux des
dirigeants français, allemand et anglais. Georges Pompidou n'en était pas beaucoup
informé et il en parlait peu avec Willy Brandt et Edward Heath. Les opinions des autres
dirigeants ne ressortent pas clairement des sources, sauf des Italiens et des Belges qui
avaient proposé la publication du document. Peut-être la signature des Irlandais, Danois
et Néerlandais, malgré le paragraphe contesté sur la défense, montre-t-elle leur
indifférence. En effet, selon Van Eekelen, assistant au Directeur politique néerlandais,
tout le monde voulait oublier le document le plus tôt possible.
La déclaration avait pourtant été importante en été 1973 pour faciliter le dialogue entre
les Neuf et les États-Unis. En quelque sorte, elle avait été la colle qui pouvait servir à
réparer les liens brisés au sein de la coopération des Neuf. A l'exception de la France,
les États membres voulurent tous donner une réponse positive à la proposition
américaine d'une coopération renouvelée. la proposition anglaise d'une définition d l'
identité européenne joua un rôle important dans la volte-face française. Le document
principal était alors un signe de la volonté des Neuf de construire une Europe unie. Il
rendit possible un dialogue transatlantique où, en même temps, les États membres
montraient une personnalité européenne. Mais en novembre les crises internationales
ravivaient les différences entre les Neuf. Quand le caractère du document prit le tour
d'une déclaration officielle, il devint davantage un moyen de propager l'idée d'une
Conclusions et réflexions 86
Europe solide auprès du grand public et de l'étranger, qu'un auxiliaire de la cohésion
politique. La modification du paragraphe sur la défense mit en évidence que l'harmonie
entre les Neuf n'était plus le point de départ du document. C'est ainsi qu'il perdit son
importance.
Le fonds Georges Pompidou s'est révélé précieux pour cette recherche. Sans que la
quantité des sources sur la déclaration ne soit importante, les archives montrent la
pertinence de certains thèmes politiques pour le Président français. Elles nous informent
davantage sur les diverses positions européennes ainsi que sur l'opinion personnelle du
Président français et de ses collaborateurs. Ensuite, en combinaison avec les études
historiques d'autres archives européennes, le fonds nous a offert une compréhension du
cadre politique dans lequel la Déclaration sur l'identité européenne s'inscrivit. D'une
manière indirecte, la recherche a révélé les relations entre les États membres en
Europe. Georges Pompidou entretenait régulièrement des contacts avec Willy Brandt et
Edward Heath, soit par entretiens personnels soit par correspondances. En revanche, il
rencontrait beaucoup moins les autres dirigeants. Les contacts avec le gouvernement
italien étaient réguliers, mais les communications officielles avec les Belges étaient
temporellement coupées après l'émission belge d'un programme satirique, qui persiflait
le gouvernement français. En outre les opinions des Danois, Irlandais et Néerlandais
étaient souvent transmises aux Français par l'intermédiaire des Allemands et des
Anglais.
En fin de compte, nous avons trouvé des réponses sur nos problèmes de recherche.
Mais cette étude a soulevé encore d'autres questions qui méritent une réponse. Tout
d'abord, il est possible que les archives du Quai d'Orsay donnent des renseignements
supplémentaires sur la déclaration, car les rédacteurs étaient liés au Ministère des
affaires étrangères. Compte tenu de la position prépondérante de Michel Jobert dans la
diplomatie française, une recherche de ces sources pourrait par exemple éclaircir les
motivations qui ont dicté la modification du paragraphe sur la défense. Ensuite, nous
avons vu que la cause directe de la publication du document était le désir de stimuler
une conscience européenne. Les délégations italienne et belge attribuaient ainsi un
valeur symbolique à la déclaration. Mais nous ne savons pas comment la déclaration fut
reçue par le public européen. Il faut faire une recherche sur les articles, les émissions et
dans les États membres. Finalement, nous ignorons le rôle des institutions des
Conclusions et réflexions 87
Communautés européennes dans la définition de l'identité européenne. Compte tenu de
leurs intérêts pour ce thème depuis leur instauration en 1958, il est probable qu'ils aient
suivi la rédaction de la déclaration. Mais nous ne connaissons pas le contenu de leurs
débats sur l'identité. Une recherche dans les archives européennes peut éclaircir ce
problème.
Annexe 1: Déclaration sur l�identité européenne 88
Annexe 1: Déclaration sur l�identité européenne
(Copenhague, 14 décembre 1973)
Annexe 2: Discours d'Henry Kissinger sur l'année de l'Europe 92
Annexe 2: Discours d'Henry Kissinger sur l'année de l'Europe
(New York, 23 avril 1973)
Bibliographie 98
Bibliographie
Abréviations:
AN = Archives Nationales BCE = Bulletin des Communautés européennes
Le fonds Georges Pompidou aux Archives Nationales
- Archives remises par les collaborateurs de Georges Pompidou; Georges Pompidou
Premier Ministre (14 avril 1962-10 juillet 1968) et campagne présidentielle de 1969:
5AG2/ 1003 Politique européenne.�
- Archives remises par les collaborateurs de Georges Pompidou; Georges Pompidou,
président de la République (19 juin 1969-2 avril 1974); Conseillers diplomatiques:
5AG2/ 1009 �Europe�: France-RFA: correspondances
5AG2/ 1010 �Europe�: Sommets franco-allemands et entretiens 1969-1971
5AG2/ 1012 �Europe�: Entretiens Franco-allemands
- Sommet franco-allemande des 21-22 juin 1973
- Réunion franco-allemande des 26 et 27 novembre 1973
- Rencontre entre M.Pompidou et M.Brandt 26-27 novembre
1973. Dossier complémentaire.
5AG2/ 1013 �Europe�: Belgique Danemark
5AG2/ 1014 �Europe�: Entretiens franco-britanniques 1969-1972
5AG2/ 1015 �Europe�: Grande-Bretagne 1973
5AG2/ 1016 �Europe�: Irlande, Italie, Luxembourg, Pays-Bas.
5AG2/ 1035 �Affaires européennes: Communauté européenne; Coopération
politique à Six et à Neuf; Conseil de l'Europe, OCDE, Drogues,
Divers�
5AG2/ 1036 �Affaires européennes: Copenhague 14/15 décembre 1973;
Conférence au Sommet de Paris 19-20 octobre 1972; CEE pays
Tiers; La Haye 1-2 déc 1969�
Bibliographie 99
Entretiens
Interview 1AV197, Entretien de l'Association Georges Pompidou avec Etienne Burin des
Roziers, 3e entretien, le 30 novembre 1994.
Interview 1AV258, Entretien de l'Association Georges Pompidou avec Gabriel Robin, le
12 mai 1998.
Interview 1AV469-472, Entretien de l'Association Georges Pompidou avec Michel
Jobert, 6e, 7e et 8e entretiens, le 21 juin et les 6 et 12 juillet 1999.
Interview 1AV580, Entretien de l'Association Georges Pompidou avec Edouard Balladur,
3e entretien, le 2 mars 2000.
Interview AV478, entretien de l'Association Georges Pompidou avec Jean-Louis Lucet,
4e entretien, le 17 décembre 1999.
Journaux, revues, bulletins (éditions originales, années 1970-1973)
Bulletin des communautés européennes
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1973) 111-116.
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la République Fédérale d'Allemagne le 13 novembre 1973" (11-1973) 5-14.
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Bibliographie 100
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- (15/12/1973) "Le 'sommet' de Copenhague face a la crise de l'énergie" par Maurice
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Graset & Fasquelle
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1947 à 1977. Troisième tome: Les Crises (février 1965 à avril 1977). Présentation
et notes par Georges-Henri Soutou (Paris, 1997) Éditions de Fallois