MASARYKOVA UNIVERZITA À la recherche de l'identité dans l ...

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MASARYKOVA UNIVERZITA FILOSOFICKÁ FAKULTA Ústav románských jazyků a literatur À la recherche de l’identité dans l’oeuvre de Frédérick Tristan Diplomová práce Autor práce : Vedoucí diplomové práce : Petra Kubínyiová prof. PhDr. Petr Kyloušek, CSc. Ostrava 2007

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MASARYKOVA UNIVERZITA

FILOSOFICKÁ FAKULTA

Ústav románských jazyků a literatur

À la recherche de l’identité dans l’oeuvre de Frédérick Tristan

Diplomová práce

Autor práce : Vedoucí diplomové práce :

Petra Kubínyiová prof. PhDr. Petr Kyloušek, CSc.

Ostrava 2007

2

Tímto prohlašuji, že jsem

diplomovou práci vypracovala

sama a že jsem čerpala pouze

z uvedených pramenů.

V Ostravě dne........……..

3

Na tomto místě bych chtěla

poděkovat prof. Petru Kylouškovi za

vedení mé diplomové práce a jeho

cenné rady, jež mi při psaní poskytl .

P. K.

4

Table des matières

Avant-propos 5-7

I. L’identité 8-26

I.I. L’identité-notion clé de l’oeuvre de Frédérick Tristan 10-11

I.II. Question cruciale : « Qui suis-je ? » 11-13

I.III. Le nom - étiquette, masque, ennemi 14-23

I.III.I. La motivation du nom 14-17

I.III.II. Le nom - masque (le pseudonyme) 17-22

I.III.III. Le nom - ennemi (le patronyme) 22-23

I.IV. La prédestination des héros 23-26

II. L’initiation 27-66

II.I. L’initiation à trois temps 29-66

II.I.I. La Geste serpentine - l’initiation orientale 30-37

II.I.II. Les Tribulations héroïques de Balthasar Kober - l’initiation picaresque 37-43

II.I.III. Le Fils de Babel - l’initiation pathologique 44-47

II.I.IV. Stéphanie Phanistée - l’initiation multiple 47-51

II.I.V. L’Aube du deriner jour - l’initiation apocalyptique 51-55

II.I.VI. Les Égarés - l’initiation spéculaire 56-63

III. L’inversion du héros 67-77

III.I. L’oubli et l’anamnesis 68-70

III.II. Le rôle du double 70-72

III.III. La révolte 73-77

IV. La naissance d’un héros mythique 78-84

IV.I. Les mythes présents 79-80

IV.II. L’oeuvre de Frédérick Tristan et la franc-maçonnerie 81-83

IV.III. L’identité universelle 84

V. L’identité retrouvée ? 85-87

Conclusion 88-89

Ouvrages consultés 90-93

Bibliographie de Frédérick Tristan 94-95

5

Avant-propos

« Voyez vous, dit le fils de Samuel, ce qui nous arrive est à la fois

merveilleux et terrible. C’est comme si nous allions à travers le

temps et l’espace à la recherche de quelque chose ou de

quelqu’un, sans savoir ce que nous cherchons, ou qui nous

cherchons. Et pourtant, il nous faut aller, avançant à tâtons

dans le labyrinthe de nos imaginations, les décombres de nos

mémoires. »

Frédérick Tristan (GS, p. 147.)

Le XXe siècle avec ses événements bouleversants, en particulier les deux guerres

mondiales, a créé un nouveau cadre de la vie humaine. Il inflige à l’homme des tâches

et des rôles jusqu’ici inconnus et ce dernier se trouve ainsi souvent au carrefour sans

savoir quelle direction prendre. Il est désorienté et devient un étranger dans ce monde

compliqué dont il cherche à comprendre le sens.

La littérature française de cette époque abonde en sentiments de perte

et d’abandon dont souffre « l’homme moderne ». La question de l’existence et de la

condition humaine est l’intérêt majeur des écrivains dont les oeuvres présentent des

personnages qui tâtonnent, trébuchent, errent et qui cherchent leur place.

Il en va de même avec les héros de Frédérick Tristan qui se trouvent toujours

en voyage, en quête des réponses, subissant diverses épreuves, cherchant à comprendre

des règles du jeu, à corriger leurs fautes. Ils ne cessent d’osciller entre les pôles

contradictoires : entre ici et ailleurs, dedans et dehors, le haut et le bas, le ciel et l’enfer,

les ténèbres et la lumière, l’illusion et la réalité, le rêve et la veille, le visible

et l’invisible, la vie et la mort, le bien et le mal, oui et non, entre « je » et l’autre. Ils

vivent des aventures incroyables dans le labyrinthe du monde dont ils veulent trouver la

sortie.

Qu’est-ce qu’ils cherchent en réalité ? Quel est leur but ? Où se trouve cette issue

du labyrinthe ? Et qui sont-ils ?

6

Le thème de la quête de l’identité fonde la base de tout l’oeuvre de Frédérick

Tristan. C’est la raison pour laquelle trouver la réponse à ces questions sera la cible

de notre travail. Celui-ci se concentrera surtout sur son roman le plus connu et le plus

célèbre Les Égarés (Prix Goncourt 1983) symbolisant une rupture dans son oeuvre.

Nous aborderons aussi deux romans du « cycle d’inspiration mystique et picaresque»

(avant Les Égarés), La Geste serpentine (1978) et Les Tribulations héroïques

de Balthasar Kober (1980) et trois autres du « cycle d’inspiration anglo-américaine »

(après Les Égarés), Le Fils de Babel (1986), Stéphanie Phanistée (1997) et L’Aube du

dernier jour (1999) pour pouvoir mieux comprendre l’évolution des héros, de l’oeuvre

et de l’auteur même.

Notre choix de ces cinq oeuvres est justifié aussi par leur forme différente

reflétant chaque fois la difficulté de la recherche de l’identité. La Geste serpentine

renvoie déjà par son titre à un récit labyrinthique, plein de détours, et évoque aussi

un « ouroboros », serpent qui se mord la queue, ce qui signifie l’inachèvement de la

recherche. Les Tribulations héroïques de Balthasar Kober revêtent la forme d’un roman

picaresque dans lequel le voyage du héros à travers l’Allemagne représente un parallèle

du cheminement vertical vers les profondeurs de l’âme. L’histoire du Fils de Babel est

racontée d’une manière schizophrénique et dévoile une pathologie de l’identité. Dans

Stéphanie Phanistée, l’auteur utilise la mèthode « des cassettes chinoises dont la

dernière, la plus petite, contient la clé pour ouvrir la pemière, la plus grande. » (FML,

p. 66.) En même temps il reprend la forme semblable à L’Héptameron de Marguerite

d’Angoulème (de Navarre) qui paraphrase Le Décaméron de Boccace. Nous assistons

aux sept réunions de huit hommes qui se racontent leurs rencontres avec une même

femme. En ce qui concerne le dernier roman, L’Aube du dernier jour, il nous attire

par son orientation vers l’Apocalypse à laquelle est soumise aussi sa forme avec

de multiples analepses et prolepses1 et où l’action s’accélère au fur et à mesure

que l’Apocalypse s’approche.

Notre travail se donne pour but d’analyser la question de la recherche de l’identité

dans l’oeuvre de Frédérick Tristan et de l’initiation au cours de laquelle ses héros

parviennent à leur but. Dans la première partie nous tâcherons de faire une réflexion

plus détaillée sur la problématique de l’identité en général. Ensuite nous chercherons

1 Voir Ricoeur, P.: Čas a vyprávění II. Konfigurace ve fiktivním vyprávění. Oikoymenh, Praha 2002.

7

à présenter l’auteur et son oeuvre du point de vue qui permettrait d’éclaircir l’intérêt

de l’auteur pour ce sujet et de trouver des liens entre son vécu et son oeuvre. Nous

aborderons ici aussi le problème du nom qui est déjà par sa nature étroitement lié à notre

thème. La seconde partie sera consacrée au processus de l’accession à l’identité au cours

de l’évolution des héros et du récit. Nous traiterons ici différents types de l’iniciation

dans les cinq romans et son sens en les présentant plus en détail. Par la suite nous nous

concentrerons au rôle de l’oubli, de la figure du double et de la révolte ; les éléments

indispensables pour le processus de l’inversion du héros. Dans la quatrième partie nous

traiterons les processus mythopoiétiques par lesquels le personnage devient un héros

mythique et son identité individuelle et personnelle change en identité collective

et universelle. Pour finir nous tenterons d’éclaircir le sens, le rôle et l’importance de la

recherche de l’identité chez Frédérick Tristan.

Une telle étude peut faciliter la pénétration dans la psychologie tristanienne

et permettre de mieux comprendre l’ensemble de son oeuvre potrant sur de nombreux

sujets de l’humanité.

8

I. L’identité

« Lequel d’entre vous peut se lever et jurer qu’il appartient bien

à sa personne, et que sa personne est effectivement contenue

dans tel corps, et aussi que ce corps est bien le sien ? »

Frédérick Tristan (FB, p. 205.)

L’époque contemporaine est plongée dans les débris du monde d’hier construit

à la base des notions et des constructions scientifiques. Dès Descartes, qui avec sa

déduction célèbre «Dubito ergo cogito, cogito ergo sum »2 a introduit la scission

définitive entre le sujet (« res cogitans » – substance pensante) et l’objet (« res extensa »

- substance matérielle), la pensée occidentale s’efforce de saisir l’objet jusqu’à ses

éléments les plus fins afin de s’en emparer et de le maîtriser. Tout en l’ignorant

Descartes devient le père d’un paradoxe : pour vaincre le scepticisme et le doute

universel il base sa certitude sur « je » afin d’en détourner pour un long temps

l’attention en faveur de l’objet. La science moderne et rationaliste se fonde sur les

données exactes et crée des méthodes convenables pour les accumuler. Les

connaissances humaines augmentent et les informations multiplient tandis que l’homme

commence à s’y perdre. N’étant pas satisfait d’un monde organisé d’après les règles

strictes et stériles et ayant besoin d’une dimension spirituelle qui lui manque, il cherche

à revenir sur le « je », à retrouver son « moi ». C’est pourquoi la question de l’identité

nous paraît aujourd’hui tellement importante et pourquoi nous voulons y consacrer notre

travail.

En parlant de l’identité chacun croit en comprendre le sens ou au moins entendre

intuitivement de quoi il s’agit. La question paraît intéresser psychologues, sociologues,

philosophes, médecins ; les mass médias débordent des sujets respectifs et le mot

« identité » apparaît souvent à la une des journaux, sous différentes acceptions. On parle

de l’identité des nations, des cultures, des minorités, des groupes, des jeunes,

des firmes, des criminels, etc. et on l’affuble de nombreuses épithètes : féminine,

réligieuse, personnelle, sociale, familiale, professionnelle, spirituelle. Pourtant ce n’est

2 Descartes, R.: Discours de la méthode. GF-Flammarion, Paris 1992, p. 54.

9

pas l’identité dans toute cette ampleur qui nous intéresse. Nous nous concentrerons

au premier rang sur l’identité de l’individu – donc l’identité personnelle, individuelle.

C’est elle qui donne naissance à toutes les autres que nous venions de mentionner et qui

en est en même temps le produit. C’est à elle que Tristan s’intéresse dans ses oeuvres.

Qu’est-ce qu’une identité ?

L’identité personnelle (du mot latin « identitas » issu du mot « idem » signifiant

« le même »)3 renvoie à l’unicité et l’individualité du sujet. Elle constitue le fondement

sur lequel repose « moi », personne consciente et affirmée. Elle permet à l’individu

de se distinguer de l’autrui et de se rendre compte de cette distinction, ce qui est à notre

époque d’autant plus important que nous sommes les témoins d’une grande unification

dont « l’homme uniforme » est le produit : « Dans notre société où le gommage des

différences devient patent, qu’elles soient de race, de sexe ou de génération, il devient

sans doute plus nécessaire d’affirmer son individualité et sa singularité. »4 D’où les

tendances à l’individualisme. Notre image de l’unicité personnelle se fonde d’abord

sur la prise de conscience de notre corps (identité physique). Après, nous commençons

à établir une image plus vaste de notre « je », de notre « ego », qui comprend la

connaissance de soi, le rapport affectif envers soi-même, la confiance en soi-même

et nous finissons par créer du « je » une valeur unique en le comparant avec les autres.

Cet aspect évaluatif se rattache aussi à notre vision du « je idéal », de l’état final

désirable à atteindre.

Il est clair que pour qu’on puisse parvenir à cet idéal, l’identité ne peut être rien

de stable. On peut la définir primo comme « un processus cognitif et affectif par lequel

le sujet se conçoit et se perçoit, son unicité et sa distinction des autres »5 et secundo

comme « la structure psychique qui résulte se ce processus. » Cette structure qu’on

appelle « l’identité actuelle » et qui représente ce que l’individu est réellement, diffère

de « l’identité potentielle » résidant dans les qualités irréalisées. Ainsi on voit que

l’identité subit une évolution ; qu’elle représente une entité dynamique, un processus

du choix jamais fini. C’est cette dynamique qui permet de maintenir en même temps

l’unité et la continuité de notre « je ». C’est cette dynamique qui est le résultat

de l’interaction de la détermination intérieure et extérieure qu’observe Frédérick Tristan

dans ses romans.

3 Le Nouveau Petit Robert. Dictionnaires le Robert, Paris 2001, p. 1258. 4 Berry, N.: Le sentiment d’identité. Éditions Universitaires, Begedis 1987, p. 11. 5 Hartl, P., Hartlová, H.: Psychologický slovník. Portál, Praha 2000, p. 221.

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I.I. L’identité – notion clé de l’oeuvre de Frédérick Tristan

Frédérick Tristan est un auteur fécond. Il a commencé à écrire dans les années

1950 et dès cette époque il a publié plus d’une cinquantaine de romans et d’essais :

Naissance d’un spectre (1969), Le Singe égal du Ciel (1972), La Geste serpentine

(1978), Les tribulations héroïques de Balthasar Kober (1980), Le monde à l’envers

(1980), L’Oeil d’Hermès (1982), Les Égarés (1983), Le fils de Babel (1986), L’Énigme

du Vatican (1995), Fiction ma liberté (1996), Stéphanie Phanistée (1997), L’Aube

du dernier jour (1999), Le retournement du gant (2000), Dieu, l’univers et Madame

Berthe (2002) et d’autres.

Il a été récompensé pour son travail du Prix Goncourt 1983 (pour Les Égarés)

et du Grand Prix de littérature de la Société des Gens de Lettres pour l’ensemble de son

oeuvre en 2000. Tous ses romans apportent la réflexion sur le monde contemporain,

sur son désordre et ses vices. Son attention est attirée par les sujets importants

de l’humanité comme la seconde guerre mondiale et la lutte contre le fascisme et le

totalitarisme en général, la coexistence des cultures et des religions différentes,

la révolte contre l’ordre absurde du monde et ses dogmes et exigences, l’effondrement

des valeurs, la dissimulation et l’imposture, l’engagement de l’individu, la relation entre

les sexes, l’abus du pouvoir, la présence des mass médias et les processus par lesquels la

société moderne change la réalité humaine en simulacre. Et bien sûr l’identité qui est le

point de départ pour tous les autres thèmes.

Dans toutes ses oeuvres c’est la vie intérieure des héros qui est interrogée et qui

fonde le centre du récit. Autour de lui se développe l’action qui n’est qu’un reflet

extérieur de ce qui se passe à l’intérieur des protagonistes : « Nous rêvons de voyager

à travers l’univers, l’univers n’est-il pas en nous ? Les profondeurs de notre esprit nous

sont inconnus. Le chemin mystérieux va vers l’intérieur. » ( É, p.129.) Pour trouver la

première pierre de cet intérieur, ils se battent contre cet « hydre » représentant le

« monde à l’envers », ils cheminent, ils se perdent, se retrouvent, ils meurent

pour renaître.

Comme nous l’avons déjà mentionné plus haut, c’est cette dynamique, cette

évolution de la vie intérieure qui intéresse notre auteur le plus. Bien que le monde

romanesque tristanien soit assez varié, tous ses personnages partagent le sort commun :

Ils subissent une évolution significative – une initiation - au cours de laquelle ils se

transforment : d’individus ignorant leur destin ils deviennent de vraies personnalités

11

conscientes du sens du monde et d’eux-mêmes. Ils vivent une métamorphose au bout

de laquelle ils se retrouvent à un degré de la réalité ontologique et noétique différent

du stade initial. Pourtant ce changement du héros n’est pas du tout évident et facile

à effectuer. Il lui faut un long temps et beaucoup d’épreuves pour qu’il parvienne à son

but. Il doit descendre jusqu’au fond, atteindre l’extrémité inférieure pour qu’il puisse se

poser la question fondamentale.

I.II. Question cruciale: « Qui suis-je ? »

Dans Les Égarés, l’oeuvre-clé pour notre travail, on assiste à la double recherche

de l’identité. Il est question de l’identité des deux protagonistes : Jonathan Absalon

Varlet, un étudiant aventurier, et Cyril N. Pumpermaker, un jeune héritier d’un vaste

domaine à Ruthford en Angleterre. Le premier se laisse engager par le second,

Pumpermaker, en tant que l’auteur fictif de ses romans, sous le nom inventé de Gilbert

Keith Chesterfield. L’histoire commence tout simplement comme un jeu. Au cours de la

première rencontre de ces deux hommes en mai 1930, Jonathan se présente à Cyril

comme un « homme sans nom et sans emploi, bon à prendre pour qui le voudra. » (É,

p. 31.)

C’est déjà cette manière de se présenter qui est significative. Elle peut nous faire

sous-entendre qu’il s’agira pour Jonathan de se saisir du nom qui lui manque,

donc de l’identité qui lui échappe. Mais ce n’est qu’un certain temps après que la

question « Qui suis-je ?» sera posée. Il dira à Cyril : « Je ne suis que du vent qui tente

de se souvenir de ses racines. Vous, Cyril, mon ami, vous pouvez m’aider en cette

remontée vers les temps anciens, ma véritable enfance…» (É, p. 168.) Alors cet effort

de revenir sur les pistes de sa mémoire pour retrouver son nom et son origine deviendra

explicite. Encore plus tard, après plusieurs épreuves, peu avant la solution de l’énigme,

il expliquera à son ami : « J’étais à la recherche d’un nom et vous m’avez offert non

seulement le nom mais le personnage. J’étais vide et vous m’avez rempli. […]

Je croyais ainsi me faufiler dans la vie d’un autre, dans votre oeuvre. Mais Chesterfield

n’existait pas. J’avais revêtu un leurre. » (É, p. 419.) Depuis ce moment-ci il se refusera

à continuer le jeu avec Chesterfield qui désormais ne restera qu’un fantasme.

12

La quête de l’identité chez Cyril, qui se tient dans la coulisse, est moins explicite.

En expliquant au début du récit (dont il est le narrateur) sa relation avec Jonathan et la

fonction de celui-ci dans sa vie d’écrivain, il dit : « J’eus, en effet, l’habileté (mais fut-

ce de l’habileté ?) d’utiliser un procédé singulier qui mit définitivement à l’abri mon

identité. » (É, p. 12-13.) Cette affirmation peut nous faire croire d’avoir affaire à deux

esprits contradictoires : celui de Jonathan qui s’applique à trouver son identité et celui

de Cyril qui au contraire veut la cacher. Mais ici il s’agit d’un trompe-l’oeil. Car Cyril

qui s’abrite derrière la personne de Chesterfield représentée par Jonathan, s’avance

vers sa propre identité, surtout par l’entremise de ce dernier et aussi par l’intermédiaire

de la création littéraire.

En réalité, le cheminement de tous les personnnages du monde romanesque

tristanien est marqué par les questions suivantes: Quel est le sens de mon existence ?,

Qui étais-je ?, Qui suis-je maintenant ?, Qui sont les autres ?, Où se trouve la frontière

qui nous sépare ?

C’est aussi le cas de Jean-Arthur Sompayrac, le personnage-narrateur de La Geste

serpentine. Son histoire commence en Egypte en 1927. Après avoir entendu une partie

du récit initiatique du héros Hasan et son maître Ashraf, qui surmontent les pièges

dressés par trois soeurs, il se demande : « De qui était-il question ? De ces trois soeurs,

de cet Hasan et de son maître parti à sa recherche… ou de moi ? » (GS, p. 32.) Une fois

la question posée, Arthur part à la recherche de la suite du récit dont l’importance prend

d’emblée de l’ampleur et il y consacre toute sa vie.

Aussi le pèlerinage de Balthasar Kober, héros du roman picaresque du même

nom, est marqué par ces questions primordiales posées surtout dans les moments de sa

solitude et des épreuves. C’est ainsi qu’après l’arrestation de son ami et compagnon

Friedrich Cammerschulze, Balthasar, étant lui aussi appréhendé et séparé de Friedrich,

vit une rencontre extraordinaire qui se déroule durant une « interminable nuit

de l’âme. »6 (BK, p. 97.) Il rencontre un homme de grande taille qui l’amène

jusqu’au bord de l’abîme de lui-même et à notre question, en disant: « Vois combien tu

es désormais séparé se toi-même. Tu n’as plus de nom et ceux qui te connaissent ne se

retournent pas sur ton passage. Dans un miroir tu ne reconnais pas ton visage. Tu

demandes : qui est celui-là ? » (BK, p. 99.)

6 Cette rencontre n’est pas réel. Elle a lieu dans l’intérieur de Balthasar.

13

Dans Le Fils de Babel, l’histoire de la folie concernant le héros et le monde,

apparaît une semblable formulation de l’interrogation : « Mais qui parle en moi ? Qui

s’est emparé de ma parole ? De mon regard ? » (FB, p. 186.)

La même question est posée également dans le roman Stéphanie Phanistée bien

que d’un autre point de vue. Le cadre du récit est créé par les rencontres londoniennes

de huit hommes qui à distance de plusieurs années s’efforcent d’éclaircir l’identité

d’une même personne. Il s’agit d’une femme avec laquelle ils ont tous passé un certain

temps et dont ils ont tous tombé amoureux. Pourtant son identité leur est restée voilée

et c’est pourquoi même après des années ils essaient de démêler une pelote des mystères

entournant cette être onirique. À travers leurs récits ils pénétrent peu à peu dans son

secret mais ce qui est plus important c’est qu’ils se posent les questions sur leur propre

existence et son sens.

Notre dernier roman, L’Aube du dernier jour, traite la question de l’abus

du pouvoir et de la manipulation avec l’autrui. John Stanley Burlington, magnat de la

finance, décide de gagner de belles sommes en présentant aux gens un nouveau Christ

qui prédira l’Apocalypse. C’est Fernando Diaz qui joue le rôle principal dans cette

imposture théâtrale. Peu à peu il assume cette mission du Christ jusqu’au moment

où William Callister, personnage-narrateur et un des protagonistes, doit lui rappeller

qu’il n’est pas le Christ. Mais Diaz lui riposte : « Et toi, gringo7, tu sais ce que tu es ? »

(ADJ, p. 89.)

La problématique identitaire portée par cette question « Qui suis-je ? » crée le

noyau de tous ces récits. Les héros sentent le manque de quelque chose d’essentiel

et ils tentent de combler cette lacune.

Comme nous pouvions déjà le remarquer dans le cas de Jonathan et Cyril des

Égarés et de Balthasar Kober, c’est le nom qui joue le rôle indiscutable. Car on s’habille

d’un nom comme on porte des vêtements. Il ne représente pas seulement une partie

de notre identité mais il en est le coauteur voire la conditio sine qua non. Il cée

une dimension essentielle de l’individu. Pour cette raison nous allons nous arrêter

brièvement sur sa fonction dans l’oeuvre de Frédérick Tristan et sur son rapport avec le

processus initiatique qui débouche sur l’acquisition de « je ».

7 Le mot espagnol péjoratof signifiant « l’étranger », « le métèque ».

14

I.III. Le nom – étiquette, masque, ennemi

Le nom, c’est la première chose que l’homme reçoit à sa venue au monde. Il le

porte comme une étiquette pendant toute sa vie et ne s’en débarasse ni après la mort.

Nom, c’est la première chose que nous demandent les autres en faisant de nous

connaissance. C’est la première chose qui nous intéresse en rencontrant quelqu’un qui

nous est inconnu. Nous cherchons à retenir le nom des autruis et nous sommes vexés

si quelqu’un autre oublie le nôtre. Nous pouvons dire que nous sommes collés au nom.

Il est doué d’un sens particulier. Le nom est un symbole, un attribut qui unit le passé

de l’homme à son avenir. Il crée le pont reliant l’homme avec ses ancêtres et ses

descendants. Il indique l’appartenance à une famille, à un lieu, à un temps. En même

temps il sert à distinguer l’individu des autres. Il prend part à la définition de son

unicité. Bref, le nom constitue un des éléments qui déterminent l’homme et son action:

« Nom et [sa] forme sont l’essence et la substance de la manifetation individuelle : elle

est déterminé par eux. »8

De ce qui précède, on déduit aisément que ni le choix des noms des héros

tristaniens n’est arbitraire. Car ceux-ci représentent un des stigmates fondamentaux qui

décident du lot du héros. En ce qui concerne leur symbolique, elle est d’autant plus

importante qu’ils participent à l’initiation du héros. Celle-ci « [c]ontient la thèse

de l’union de la forme [du nom] et du sens ; d’une relation directe entre la forme et le

contenu. L’adepte porte un nom dont le sens est voilé ; déchiffrer ce sens signifie

mettre à jour son secret intérieur. [...] Ce nom symbolique du personnage est un des

indices de l’espace intérieur et la reconnaissance de son sens et son origine égale le

franchissement du seuil de l’initiation. »9 C’est pourquoi les noms sont choisis

par l’auteur avec tant de souci.

I.III.I. La motivation du nom

Dans les romans de Tristan émergent souvent des noms évoquant les figures

historiques, réelles ou fictives, de la vie politique ou culturelle. L’inspiration de ces

8 Chevalier, J., Gheerbrant, A.: Dictionnaire des symboles. Éditions Robert Laffont, S.A. et Éditions

Jupiter, Paris 2005, p. 675.

15

noms-ci est cousue de fil blanc. Citons en exemple : l’empereur Rodolphe II., le roi

Artus, Rabbi Loew, John Dee, Paracelse, Copernic, la reine Élisabethe, Giordano

Bruno, Johannes Kepler, Giuseppe Arcimboldo, André Gide, André Breton, Novalis,

Thomas Mann, Pic de La Mirandole, Hitler, etc. Les noms des autres personnages sont

déjà inventés par l’auteur.

La motivation de certains de ces noms est manifeste. On peut mentionner le cas

de Stéphanie Phanistée – un calembour formé par l’inversion qui suggère la nature

ambiguë de cette protagoniste d’un vrai théâtre d’identités. John Stanley Burlington

de L’Aube du dernier jour nous fournie un autre exemple. Il s’agit d’un homme entouré

des pires épithètes par suite de sa nature vicieuse. Dans l’enfance il était appelé Stan –

ce qui évoque son esprit satanique. Le nom de l’Anglais Markwell de La Geste

serpentine, qui initie Jean-Arthur Sompayrac au récit, tire son origine des mots anglais

« mark » (signifiant « appliquer son attention à ; noter ») et « well » (signifiant

« bien »). Il est motivé par le fait qu’ « [i]l était chasseur de traditions et les traquait

jusque dans les villages les plus éloignés. » (GS, p. 12.)

Il est difficile de déchiffrer la motivation des autres, car celle-ci exige

une réflexion plus profonde. Par exemple le nom de Cyril N. Pumpermaker, un des deux

héros principaux des Égarés, peut être issu de trois mots anglais: « pamper » qui

signifie « dorloté » (cette inspiration est d’après nous la plus vraisemblable car Cyril

ne se sent d’abord point responsable des actions de Chesterfield, présenté par Jonathan

Absalon Varlet), « pomp » signifiant « la pompe » ou « pump » signifiant « pomper

(puiser) » ou « découvrir ». Au fur et à mesure que ce héros change il refuse de plus

en plus ce nom haï et épouse le nom de jeune fille de sa mère, combiné avec la seconde

partie de son nom original. Il devient Cyril N. Charmer-Maker (de l’anglais « charm »

qui signifie « charmant »).

Il en va de même avec Jean Leouvrier de la nouvelle policière L’Énigme

de Laon.10 Il s’agit de l’aide d’Adrien Salvat qui assume la fonction de Watson des

romans du sir Arthur Conan Doyle. Le nom Loeuvrier peut signifier « celui qui oeuvre,

qui travaille assidûment » ou « celui qui ouvre (la porte du secret) ».

Par contre le sens de certains noms reste impénetrable mais il est d’une telle

importance que l’auteur même explique leur étymologie. C’est par exemple le cas

de Jonathan Absalon Varlet des Égarés. Ce dernier peu après sa rencontre avec Cyril N.

9 Hodrová, D.: Román zasvěcení. Nakladatelství H & H, Jinočany 1993, p. 166. 10 Contenue dans SER.

16

Pumpermaker cause d’une maière indirecte la mort de Somerset - un jeune domestique

de Cyril. Il se sent responsable de cette catastrophe et s’en répent : « Toujours ces liens,

ces liens que l’on ne peut dénouer ni trancher ! Ah, je porte bien mon nom ! Je suis

un valet, un ignoble valet ! » (É, p. 91.) Le mot « valet » contenu dans ce remords

signifie le valet des ténèbres ce qui est affirmé aussi par « ces liens, ces liens que l’on ne

peut dénouer ni trancher », l’allusion au contrat avec le Diable.11 Plus loin nous

apprenons encore une autre explication qui n’est pas du tout moins importante que celle

qui précède : « Varlet, l’ancien mot français que l’on donnait au jeune noble placé

auprès d’un seigneur pour y faire l’apprentissage de la chevalerie ? Étrange nom rêvé

par une farouche adepte de la Bible en rédemption d’une faute qu’elle ne voulait pas

pardonner ! » (É, p. 430.) La première phrase de la citation renvoie au fait que Jonathan

a été élevé par un lord qui est devenu son maître ; la seconde soulève le rideau de la

psychologie de la grand-mère de Jonathan. Ayant appris qui est le père de l’enfant de sa

fille et que le mariage est impossible, elle décide de se débarasser de l’enfant en le

confiant à un Hospice des Orphelins.

Concernant les héros on voit que le nom exerce une fonction essentielle et qu’il

intrigue le lecteur à première vue. Ce qui aussi attire tout de suite l’intérêt d’un lecteur

attentif est le fait que les noms pareils apparaissent souvent dans plusieurs romans.

Parfois ils désignent le même personnage ou au moins les personnages avec des traits

similaires : on voit apparaître Jonathan Absalon Varlet dans Les Égarés de même que

dans Les Tribulations héroïques de Balthasar Kober, O’Connor dans Le Fils de Babel

et Stéphanie Phanistée, Ambergris dans Les Égarés et L’Homme sans nom, Adrien

Salvat, le personnage récurrent de la plupart des romans tristaniens, dans La Geste

serpentine, L’Énigme du vatican, L’Oeil d’Hermès, Le Dieu des mouches, Le Théâtre

de Madame Berthe, Stéphanie Phanistée, L’Énigme de Laon, Le Fils de Babel,

Un monde comme ça, etc. Parfois l’auteur attribue un même nom aux personnages tout

à fait différents : dans Le Fils de Babel le nom Pepinster appartient à une Flamande peu

importante pour le récit, dans Stéphanie Phanistée il désigne le majordome que le hôte,

Jonathan Alexis Bramante, emploie. Finalement c’est aussi le nom de l’ours des

comédiens dans Les Tribulations héroïques de Balthasar Kober.

Nous assistons à une récurrence pareille quant aux prénoms dont les plus

fréquents sont d’une part les prénoms de provenance biblique (Jacob, Sarah, Rachel,

11 Également dans Les Tribulations héroïques de Balthasar Kober apparaît le personnage de J. A. Varlet

dans le même rôle ingrat – comme l’envoyé du Diable.

17

David, Benjamin, Caspar, Sophie, Simon, etc.) et d’autre part les prénoms anglais

(John/Jane, William, Henry, Mary, Stéphany). Ces noms apparaissent dans plusieurs

variations (p.ex.: Henri, Henry, Henriette, Albert, Alberte, Johann, Jonathan, Gertrud,

Gertrude, etc.).

Cependant tous ces noms et prénoms ne servent pas chaque fois comme un signe

de l’identification du héros, tout au contraire. L’identité peut être volontairement

masquée et les noms peuvent être utilisés comme masque : « Lorsque les présupposés

liés au nom propre représentent un obstacle pour le développement du personnage,

ce dernier recourt à la dissimulation de leur identité et à son corollaire, le faux

nom. »12

I.III.II. Le nom - masque (le pseudonyme)

Les faux noms représentent un des topos tristaniens. Ils forment une des moyens

à l’aide desquels il construit les liens entre le nom et l’identité des personnages. Les

faux noms abritant le héros devant le monde et dissimulant son identité prennent deux

formes principales dans l’oeuvre de Frédérick Tristan. Primo il y a question du surnom,

donc la « [d]ésignation caractéristique que l’on substitue au véritable nom (d’une

personne). »13 ou du sobriquet, « [s]urnom familier, souvent moqueur .»14 Secundo il

s’agit des pseudonymes.

En parlant des surnoms et des sobriquets il faut noter qu’il s’agit ici de l’image

que se font les autres sur notre personne. Car d’habitude se sont eux qui inventent les

surnoms et qui les imposent. À l’origine de cette image se trouve soit une action

ou un trait typique de notre personne, une distinction personnelle – particularité

physique ou morale, soit le sentiment que nous suscitons auprès des autres. Cette image

des autres peut différer de beaucoup de la nôtre mais il est vrai qu’elle peut être plus

juste. Elle aide à dévoiler notre véritable identité.

Ainsi on apprend de la bouche de William Callister, le personnage-narrateur

de L’Aube du dernier jour, l’origine du surnom de John Stanley Burlington, le magnat

de la finance : « A l’époque dont je parle, notre homme avait grossi au même rythme

12 Le nom et l’identité. Récupérée de: http://

artamene.org/encyclopedie.php ?Le_nom_et_I%E2%80%99identit%C3%A9 (le 18 mars 2007). 13 Le Nouveau Petit Robert. Dictionnaires le Robert, Paris 2001, p. 2442.

18

que sa fortune. En secret, nous l’avions baptisé « Big Bur .» (ADJ, p. 11.) Ce surnom

renvoie à la taille et aux qualités du personnage, à sa grosseur et à sa hauteur, et rappelle

en même temps le nom d’un bâtiment londonien de grande importance ce qui évoque la

grandeur et l’influence de cet homme qui pense pouvoir tout se permettre. Il met

en marche la grande imposture avec le nouveau Christ, un théâtre dont il se sent le

metteur en scène. Il tient les autres pour les marionnettes dont il tire les ficelles.

Pour cette raison on le surnomme aussi « le grand Manipulateur » : « Il manipulait tout,

y compis le réel, afin de mieux le rendre esclave de son Moi. » (ADJ, p. 28.) Son

antipôle - son secrétaire et plus tard son adversaire - William Callister en parlant de son

travail pour Burlington explique aussi son propre sobriquet : « Mon rôle consistait

à suivre le grand homme telle son ombre, portant la mallette de cuir noir qui ne le

quittait jamais, si bien que les autres secrétaires m’avaient surnommé le « Porte-

Valise. » (ADJ, p. 10.)

Un autre surnom important qui apparaît dans l’oeuvre de Frédérick Tristan est

« Pappagallo ». C’est le surnom d’Algesipus Camenius Astrabale, un des amis du héros

des Tribulations héroïques de Balthasar Kober. C’est le surnom des chefs la

communauté des Galopins (la société secrète des Gouliards15). Dans Le Fils de Babel on

apprend que « [l]es Papegaults, chefs suprêmes des Gouliards, que l’on nommait

en Italie « Papagallo » , les Pères-Coqs, le coq étant l’emblème de cette société… »

(FB, p. 97.) Dans ce cas le surnom assume la fonction différente. « Pappagallo » signifie

« un perroquet » (BK, p. 30.) et son titulaire l’utilise pour cacher son identité et protéger

ainsi la communauté. Son rôle réside dans la dissimulation consciente de l’identité.

Les surnoms et les sobriquets font sous-entendre beaucoup sur les personnages

tristaniens du point de vue de l’impression qu’ils produisent sur leur entourage. Pourtant

ce qui est plus important, ce sont les noms qui ne sont pas imposés aux personnages,

mais qui sont choisis consciemment et avec intention par les personnages mêmes. Ici il

est question des pseudonymes.

14Le Nouveau Petit Robert. Dictionnaires le Robert, Paris 2001, p. 2352. 15 Les gouliards ou les vagantes sont des gens qui au moyen-âge font du vagabondage intellectuel

à travers l’Europe et vivaient comme artistes. Ils sont connus pour leur poésie rebelle contre l’ordre social établi, et notamment les hautes sphères de l’Église, y compris le pape. (Voir Les Gouliards. Récupérée de: http://lesarchivesdesalius.hautetfort.com/tag/gouliards (le 18 mars 2007)).

19

Pseudonyme, « [d]énomination choisie par une personne pour masquer son

identité »16, est le moyen utilisé à foison par notre auteur. Son usage n’est point

autotélique car il joue le rôle essentiel dans la quête de l’identité qu’entreprennent les

héros. Leur véritable identité étant inconnue ou détestée, ils la substituent à l’identité

qui leur est ainsi offerte. Ils se faufilent dans une autre personne qu’est la leur et cela

pour diverses raisons. Une d’entre elles peut être la protection comme on le voit dans le

cas de Balthasar Kober et de son compagnon Friedrich Cammerschulze. Chassés par le

recteur Dietrich Frankenberg et ses gens, ils cachent leur vraie identité sous les noms

d’emprunt : Balthasar devient Martin Müler, fils de Frank Müller (Cammerschulze).

Il en va de même avec lord Ambergris des Égarés, tuteur du jeune Jonathan Absalon

Varlet. En réalité, il s’agit du comte John de Sheffield qui, étant une personne très

connue dans la vie publique et politique, se fait connaître sous le nom « Ambergris »

afin de pouvoir explorer libremet les questions et les problèmes qui l’intéressent. Aussi

Henri, le héros du roman Fils de Babel, se sert des pseudonymes pour masquer son

identité. Il en utilise un, chaque fois différent, pour les lettres qu’il écrit : Gériconde

Azet (la lettre destinée au Président de France), Théodule Cripon (la lettre pour le voisin

du haut), Adrien Gilpin, du Somerset (la lettre adressée au maire de Londres), Célestin

Hachin (la lettre adressée au directeur de l’asile). Dans ce cas les preudonymes

renvoient à l’identité fragmentaire et multiple du héros causée par sa maladie psychique.

Il s’agit d’un paranoïaque persuadé que son entourage l’observe et le guette. C’est

pourquoi il invente ses masques destinés à le protéger.

Toutefois il faut noter que les pseudonymes sont liés surtout avec la création

littéraire des peronnages. C’est la question de leurs noms de plume. Les Égarés nous

en fournissent un brillant exemple. Ici il s’agit des romans publiés sous le pseudonyme

Gilbert Keith Chesterfield uniant l’identité des deux protagonistes : de Cyril

N. Pumpermaker, l’auteur réel des romans en question, et de Jonathan Absalon Varlet

qui se prétend l’auteur auprès du public. C’est grâce à ce dernier qu’ils obtiennent la

notoriété et que le nom de Chesterfield devient illustre. L’alliance de Cyril et Jonathan

fonctionne sur le principe de la reconnaissance réciproque : l’un sans l’autre ne signifie

rien - en particulier sur le champ littéraire. Sans la capacité du premier d’écrire les

romans et sans la capacité du second de les présenter aux lecteurs, le succès immense ne

serait jamais atteint. Mais le pseudonyme de Chesterfield n’est pas le seul qui apparaît

16 Le Nouveau Petit Robert. Dictionnaires le Robert, Paris 2001, p. 2035.

20

dans le roman. Cyril essaie de publier son roman Jacob Stern sous un autre pseudonyme

– Jonathan Charmer (un alliage des noms des protagonistes) – pour vérifier ses qualités

d’écrivain. En plus il avoue qu’il a utilisé un autre pseudonyme même avant la

naissance de celui de Chesterfield : « Curieusement, mon premier manuscrit achevé ne

fut pas l’oeuvre de Chesterfield mais d’Alicia [Burton]. J’avais composé le journal

d’une jeune fille qui ayant fui sa famille s’était cachée à Londres où, retrouvée par la

police, elle s’était suicidée. » (É, p. 15.) Plus loin il donne l’explication du choix de ce

pseudonym féminin : « Lorsque je relis ce texte, je m’étonne d’avoir ainsi prêté vie

à tant de révolte sous le couvert d’une jeune fille, commençant d’oeuvrer par cette

distance qui me faisait féminin tandis que j’écrivais, et alors qu’ensuite je ne

manifestais plus jamais aucun signe de cette manière d’inversion. Il se peut que je

cherchais ainsi à faire s’exprimer la soeur que je n’avais jamais eue, l’amie que je n’ai

pas encore rencontrée […] » (É, p. 16.)

Cet aveu de Cyril trace le chemin en direction de Frédérick Tristan et sa propre

expérience littéraire. Refusant son nom civile, Jean-Paul Baron (lié à sa vie d’homme

d’affaires), la première publication de l’auteur s’effectue au début des annés 1950

sous le pseudonyme de Danielle Sarréra (qui nous rappelle de façon frappante Alicia

Burton de Cyril17). Il s’agit des poèmes écrites par Tristan pendant son adolescence

(L’Ostiaque, L’Anthrope). Son premier roman Le Dieu des mouches (1971) apparaît

aussi sous ce nom et après, il publie Oeuvre de Danielle Sarréra (1976, poèmes)

et Journal de Danielle Sarréra (1976, roman auquel Cyril fait l’allusion ; voir plus

haut). « Je ne sais pourquoi j’ai éprouvé ce besoin d’avoir un pseudonyme. Une

ambivalence adolescente, une envie de fils unique de se créer une sour, un besoin de se

masquer. Tout cela sans doute. Mais j’ai aussi compris que c’était une excellente

technique romanesque que de prendre la place d’un autre. »18

Plus tard l’auteur confirme l’efficacité de cette technique par la mise au monde

de son autre pseudonyme sous lequel émergent ensuite ses autres livres : Frédérick

Tristan. Comme il l’explique, à l’origine de ce nom se trouvait un jeu du hasard :

« J’avais signé mon premier livre Frédéric K. Tristan, sans doute par une confuse

volonté de faire penser à Kafka, à la revue K. L’imprimeur en a fait Frédérick Tristan,

17 La fuite d’Alicia nous rappelle l’année 1947 où Frédérick Tristan a fui la famille pour aller à Paris. 18

Prolongeau, H.: Les égarements de Frédérick Tristan (Article paru dans l’édition du 9 mars 2000). Recupéré de : http://www.humaniste.fr/journal/2000-03-09/2000-03-09-221464 (le 20 mars 2007).

21

avec le " K " collé au prénom. Et c’est resté comme cela. »19 Le pseudonyme

de Danielle Sarréra devenait peu à peu inutile, l’auteur a eu besoin de s’en débarasser.

Frédérick Tristan l’emporta. Danielle devait mourir pour que Frédérick puisse naître.

Cette mort symbolique nous est transmise dans le roman Le Fils de Babel. Henri,

le protagoniste, tue en 1969 son amour – la jeune fille Alberte. À la fin du roman nous

apprenons par l’intermédiaire d’Adrien Salvat (cette fois en fonction de médecin) qu’il

s’agissait d’une fille de dix-huit ans qui s’appellait Danielle S. Ainsi nous pouvons

déduire qu’elle est née au début des années 1950 ce qui correspond à l’époque où Jean-

Paul Baron commençait à publier sous le nom de Danielle Sarréra. Le meurtre

de Danielle, alias Alberte, reflète ainsi le meurtre de ce pseudonyme. Henri récite

un poème à Alberte résumant ces adieux : « Ô toi prestigieuse et lente/ fille de mon

sommet reconquis/ je te salue déjà gisante/ Ô toi de moi-même issue/ révoltée comme la

sève d’un fruit. » (FB, p. 23-24.)

La technique romanesque qui permet de prendre la place d’un autre, c’est-à-dire

l’usage des pseudonymes, va de pair dans l’oeuvre romanesque tristanien avec le

recours à l’usage des hétéronymes. Pour Tristan il s’agit des personnages « […] qui

écrivent et signent de leurs propres noms (différent de celui qui est le sien) tout un livre

de Tristan ou sa partie. »20 On peut mentionner Adrien Salvat, Jean-Arthur Sompayrac,

Jean Makarié et bien sûr Danielle Sarréra qui est son hétéronyme le plus fameux.

Ces narrateurs apportent au lecteur leur point de vue ; l’explication des événements

de la perspective de l’auteur. Ainsi on trouve à la fin de La Geste serpentine les notes

de Salvat expliquant différentes notions et figures du récit et leur sens symbolique.

Aussi à la fin du Fils de Babel il y a une lettre écrite par sa main, destinée à un certain

écrivain X., éclaircissant l’histoire d’Henri et d’Alberte. Dans Stéphanie Phanistée

Salvat figure comme un des narrateurs, il intervient dans les récits de la manière la plus

érudite et savante, il fait la refléxion sur les choses importantes même si celles-ci ne

regardent pas Stéphanie, comme par exemple l’influence de l’individu sur le sens

de l’histoire racontée ou l’incapacité du langage de toucher le réel.

19 Prolongeau, H.: Les égarements de Frédérick Tristan (Article paru dans l’édition du 9 mars 2000),

Recupéré de : http://www.humaniste.fr/journal/2000-03-09/2000-03-09-221464 (le 20 mars 2007). 20 Dussert, E.: L’Aube du dernier jour. (Article paru dans le N° 028, octobre-décembre 1999).

Le Matricule des anges. Le mensuel de la littérature contemporaine. Récupéré de : http://www.Imda.net/din/tit_Imda.php ?Id=6913 (le 20 mars 2007).

22

À la question d’Eric Dussert « Quel usage faites-vous de ces narrateurs qui sont

aussi vous-même? », Tristan répond : « On pourrait presque m'accuser de parodie

dans la mesure où beaucoup de mes livres ne sont pas écrits par moi mais par les

hétéronymes dont vous parlez. Je les utilise de manière imitative - je préfère ce terme

à celui de parodie - des écrivains existants. Si je veux écrire un roman chinois, il faut

que l'on puisse penser que cela a été écrit par un Chinois. Je vais donc utiliser des

moyens de Chinois dont je vais approfondir la littérature, l’univers religieux,

la philosophie […]. Ce qui prime est que chaque hétéronyme ait son langage qui

s’intègre dans l’anecdote de chaque roman. »21

Les hétéronymes offrent donc un moyen d’exprimer les idées de l’auteur

avec discrétion et d’utiliser plusieurs styles de narration propres aux différents genres.

Ainsi, de même que les pseudonymes, ils sont considérés par l’auteur comme les

médiateurs de l’accès aux divers mondes, comme la clé de la liberté, comme les amis.

Par contre on ne peut pas dire la même chose des patronymes qui représentent,

au contraire, les ennemis des personages et de l’auteur même.

I.III.III. Le nom - ennemi (le patronyme)

Comme nous l’avons déjè mentionné, Frédérick Tristan se refusait toujours

à signer ses livres par son véritable patronyme22 Jean-Paul Baron, « […] évocation qui

déplaît à Tristan. Ce nom est lié à sa mère et n’a pas à intervenir dans l’univers de son

oeuvre créatrice. »23 Cette lutte contre le nom s’effectue par le moyen du pseudonyme

(voir plus haut). Cyril N. Pumpermaker, protagoniste des Égarés saisit bien le sens

de leur rapport en disant : « […] mon patronyme était un bâillon alors que mon

pseudonyme m’est un masque. » (É, p. 51.) Par son intermédiaire nous apprenons aussi

que la rupture se produit dès l’enfance de Tristan: « Or je suis certain, bien que ce soit

peu original, que se fut dès mon enfance que cette rupture me saisit. Je détestais ce nom

de Pumpermaker. Je le savais ridicule et, puisqu’il me vêtait de quelque manière, je me

sentais ridicule de le porter. » (É, p. 14.)

21 Dussert, E.: L’Aube du dernier jour. (Article paru dans le N° 028, octobre-décembre 1999).

Le Matricule des nages. Le mensuel de la littérature contemporaine. Récupéré de : http://www.Imda.net/din/tit_Imda.php ?Id=6913 (le 20 mars 2007)

22 Nom de famille. (Voir Le Nouveau Petit Robert. Dictionnaires le Robert, Paris 2001, p. 1809.). 23 Engel, V.: Frédérick Tristan ou la guérilla de la fiction. Éditions du Rocher, Monaco 2000, p. 163.

23

Cette haïne du nom apparaît clairement aussi dans Le Fils de Babel. Henri

Césarée, le héros du roman, prétend devant le docteur qu’il a oublié le nom qu’on lui

avait donné autrefois parce qu’il ne lui avait pas convenu. (FB, p. 151.) Nous pouvons

aisément deviner que dans les deux cas il est question du patronyme de Tristan même.

Car le lien entre les noms Pumpermaker (dont nous avons traitée plus haut la

motivation), Césarée (le nom de jeune fille de la mère d’Henri ; renvoyant au mot

« césar ») et Baron est manifeste.

Pourtant nous pouvons constater une tendance ambivalente chez Tristan. D’une

part il veut rejeter son véritable nom haï, d’autre part les traces de ce nom émergent

presque dans toutes ses oeuvres. Comment expliquer autrement la récurrence du prénom

Jean sous ses différentes formes (John, Jonathan, Johannes, etc.) et l’usage des noms

triples comme par exemple John Stanley Burlington (s’appellant J.S.B. ce qui rappelle

le patronyme abrégé de l’auteur : J.P.B.) de L’Aube du dernier jour, Jonathan Absalon

Varlet des Égarés, Jean-Arthur Sompayrac de La Geste serpentine ou Jonathan Alexis

Bramante de Stéphanie Phanistée ?

Quel est le rôle de tous ces noms que Tristan utilise soit pour ses personnages soit

pour lui-même ? Ils participent tous à la création de l’immense univers ludique

tristanien dont les personnages portent des attributs prédestinant leur voyage à travers

leur vie, leur avenir. La prédestination fonde la base de la quête de l’identité et le point

de départ de l’initiation. Les noms ne représentent qu’un des emblèmes qui changent les

héros en élus et leur existence en une existence exemplaire.

I.IV. La prédestination des héros

Les héros tristaniens portent plusieurs signes de prédestination qui d’habitude sont

dévoilés au lecteur dès le début du récit. Comme nous pouvions le voir, le nom est

un des éléments les plus importants parce qu’il « […] devient le symbole évoquant le

sort de l’adepte. »24 La motivation des noms est voilée du secret de même que l’origine

du héros : « Je ne suis personne, monsieur Chesterfield... Et croyez que ce n’est pas

24 Hodrová, D.: Román zasvěcení. Nakladatelství H & H, Jinočany 1993, p. 148.

24

une figure de style. Ni père ni mère, aucun nom.[…] Quant à ce pseudonyme, j’ignore

qui me le donna. […] C’ést Nemo qu’il eût fallu choisir, et ce fut Varlet. » (É, p. 35.) dit

Jonathan A. Varlet en se présentant à Cyril. Cette origine sombre est souvent liée à la

personne du père qui est inconnu (le cas de Jonathan des Égarés) ou mort

prématurément (le cas de Balthasar Kober des Tribulations héroïques de Balthasar

Kober et de Henri Césarée du Fils de Babel). Pourtant, le « père absent » est en fait

toujours présent et nous dirions même « trop présent ». La recherche du père qu’exerce

Jonathan et la lutte d’Henri Césarée contre un certain O’Connor, incarnant son père,

qui finit par son meurtre, renvoient au complexe d’Oedipe et vont de pair avec la

question que se pose Tristan quant à son propre père « […] où se cache-t-il en ma

mémoire ? »25

L’appel des liens du sang est un des signes déterminant le lot du héros.

Sa prédestination se manifeste aussi à l’aide des autres signes ; tels que l’âge de trente-

trois ans, les compétences inhabituelles, les sentiments de solitude, une infirmité

ou une apparence extraordinaire. En ce qui concerne l’âge du héros, il est lié étroitement

avec l’initiation. Ainsi au début du roman Les Égarés on apprend qu’en 1931 Jonathan

a vingt-six ans. A la fin de l’histoire, en 1938, la mort inopinée coupe court

au pèlerinage de cet homme ayant à ce moment-ci trente-trois ans comme le Christ

à l’heure de sa mort. Aussi le narrateur de L’Aube du dernier jour, William Callister,

qui va nous dévoiler l’histoire de l’imposture préparée par John Stanley Burlington,

nous révèle dès le début du roman qu’il vient de célébrer ses trente-deux ans.

Cette révélation sous-entend qu’il se trouve au seuil de la dernière phase de l’initiation.

À cette caractéristique du Christ correspondent aussi les compétences

exceptionnelles, voire divines des héros. Jonathan a un incroyable don de la séduction,

comparable avec l’enchantement, dont Cyril rend témoignage à plusieurs

reprises: « Jonathan Absalon Varlet m’avait choisi, comme il avait choisi Margaret,

comme il allait en choisir tant d’autres, et nous avons tous obéi à son charme – je

devrais plutôt dire : nous avons obéi à sa volonté que nous prenions pour du charme ;

ou bien il faudrait redonner à ce mot « charme » le sens fort qu’il avait au Moyen Age,

celui de « sortilège », d’«envoûtement », car je ne doute plus aujourd’hui des pouvoirs

quasiment magiques de Jonathan, de cette étrange accointance qu’il entretenait

avec les êtres, de sa faculté prodigieuse de séduire. » (É, p. 80.) Plus tard il dit

25 Engel, V.: Frédérick Tristan ou la guérilla de la fiction. Éditions du Rocher, Monaco 2000, p. 31. Cité

d’après Tristan, F. : Journal d’un autre. Bourgois, Paris 1975, p. 253.

25

à Margaret, une jeune femme qui est incurablement tombée amoureuse de Jonathan:

« Margaret, il nous arrive quelque chose que nous ne parvenons pas à comprendre

et qui nous domine. Et cette chose incompréhensible, c’est que Jonathan est doué

d’un pouvoir implacable de séduction. » (É, p. 98.) Cyril est choqué par la force

de persuation qu’il trouve chez Jonathan et par son charisme qui suggestionne les

groupes de la même manière que les individus. Il nous en transmet son impression qu’il

avait à la suite d’une conférence de presse avec Chesterfield (représenté par Jonathan) :

« Jonathan Varlet séduisait les foules avec autant de dextérité que les particuliers. »

(É, p. 109.) Par-dessus le marché on voit l’aveu de cette faculté sortir de la bouche

de Jonathan lui-même : « Seulement il se peut que j’aie le singulier pouvoir de séduire

qui je choisit. » (É, p. 74.)

Le même don est repérable aussi chez Fernando Diaz, protagoniste de L’Aube

du dernier jour, qui représentant le nouveau Christ parvient à galvaniser les foules.

En plus on lui attribue la résurrection du fils d’une Latino-Américaine qu’on croyait

mort. (ADJ, p. 156.) Cet événement renvoie aux véritables exploits du Christ.

Outre ces signes distinctifs plutôt intérieurs, les héros sont marqués

par une apparence extraordinaire (c’est le cas d’Henri Césarée du Fils de Babel dont le

visage porte toujours les traces de la tristesse (FB, p. 46.)), une maladie ou une folie

(Henri Césarée est frappé aussi par l’« imbécilisme congénital » ( FB, p. 123.))

ou une infirmie (par exemple le bégaiement de Balthasar Kober (BK, p. 13.)).

Ces traits distinctifs des protagonistes sont évidents. Les personnages se rendent

compte de cette distinction et d’habitude ils en souffrent. Henri Césarée prétend être

marqué par un « signe indélébile » ( FB, p. 168.). Il est devenu « étranger parmi les

hommes » ( FB, p. 174.). Il se sent hanté et persecuté par tout le monde : « Ils me

haïssent. Depuis toujours ils complotent contre moi. […] Pourquoi ? Parce qu’ils

avaient compris que je n’appartenais pas à leur monde. J’étais un étranger, une sorte

de monstre, moi l’exilé, et bientôt je fus flatté de cette différence, même si

j’en souffrais. » (FB, p. 41.) Peu à peu il commence à déduire de sa différence

par rapport aux autres la marque de sa supériorité. C’est ainsi qu’après son internement

dans l’asile Henri confie au docteur : « Je suis celui qui multiplia les pains et marcha

sur les eaux. On me crucifia à la troisième heure. » ( FB, p. 176.) Voilà une nouvelle

référence au Christ.

Henri souffre de la solitude et de l’incompréhension de son entourage auxquelles

il se sent condamné. Même s’il se laisse entendre qu’il « […] ne croit pas avoir toujours

26

été seul » ( FB, p. 16.), il avoue : « Il est vrai que si je ne peut concevoir le monde, il ne

me conçoit pas non plus. » (FB, p. 18.)

Par l’intermédiaire de tous ces indices inhérents aux héros tristaniens se

manifeste leur prédestination à une existence exceptionnelle. Parfois nous trouvons

même les témoignages explicites de l’élection intentionnelle du héros. En titre

d’exemple nous pouvons mentionner Les Tribulations héroïques de Balthasar Kober

où Friedrich Cammerschulze, maître de Balthasar, demande à celui-ci s’il connaît la

raison pour laquelle c’était lui qui était choisi : « Que la joie de Dieu soit avec toi !

fit cet homme en s’approchant de Balthasar. Ainsi un enfant est-il désigné dès son plus

jeune âge pour accomplir la tâche immense que seul il pourra mener à son terme.

Et sais-tu pourquoi tu fus choisi ? » (BK, p. 52.) Et il explique tout de suite : « Parce

que tu ne demandais rien et que tu t’estimais indigne de quoi que ce fût. » (BK, p. 52.)

Cette prédestination des héros que nous avons brièvement traitée, fait partie de ce

qu’on appelle l’initiation. Étant explicite ou implicite, consciente ou inconsciente,

elle assigne aux héros le statut des adeptes destinés à parcourir un pénible voyage

au bout duquel se trouve un monde doué du sens et un autre « je ». Le processus

de l’initiation étant inséparable de la recherche de l’identité chez Tristan, le chapitre

suivant sera consacré à l’exploration de cette dernière dans les romans en question

sous l’angle de la quête initiatique.

27

II. L’initiation

« Nous sommes tous initiés. Parce qu’à chaque période de notre

vie nous devons franchir des frontières, passer des caps. Nous

allons de commencement en commencement, nous n’avons

jamais fini de nous construire, et même la déconstruction d’une

parcelle de notre être appelle une reconstruction compensatoire

d’un autre pan de notre identité. »

Badouin Decharneux et Luc Nefontaine, L’initiation. Splendeurs et misères26

L’initiation (du latin « initium » signifiant le « commencement », le « début »,

l’« origine », la « naissance ») crée dans l’oeuvre tristanien le schème de base

du parcours identitaire qui met à jour l’évolution, voire même la révolution spirituelle

du héros. Selon la définition formulée par Mircea Eliade27 « [o]n comprend

généralement par l’initiation un ensemble des rites et d’enseignements oraux,

qui poursuit la modification radicale du statut religieux et social du sujet à initier. »28

L’initiation entraîne l’avatar du héros du point de vue qu’« […] il passe d’un monde

à un autre et subit de ce fait une transformation ; il change de niveau, il devient

différent. »29 Pourtant cette transformation exige un engagement personnel ; elle exige

que le héros s’investisse, qu’il entreprenne un voyage : « L’adepte, à la recherche de la

connaissance (qui peut revêtir de multiples formes), doit passer de l’espace extérieur

de la non-initiation, du monde sensoriel et matériel, à travers diverses entraves

et épreuves de l’élu, à l’espace intérieur, spirituel et divin, situé très souvent à

l’intérieur du héros. »30

Ce voyage s’effectue habituellement en trois étapes. La première phase constitue

la phase préliminaire de préparation. L’adepte quitte la maison natale (réellement

ou au sens figuré), il abandonne ses proches, son milieu, pour se mettre en voyage.

26 Decharneux, B., Nefontaine, L.: L’initiation. Splendeurs et misères. Éditions Labor, Bruxelles 1999,

p. 8. 27 De nos jours un des plus importants théoriciens du mythe. 28 Eliade, M.: Initiation, rites, sociétés secrètes. Naissances mystiques. Essai sur quelques types

d’initiation. Gallimard, Paris 1992, p. 12. 29 Chevalier, J., Gheerbrant, A.: Dictionnaire des symboles. Éditions Robert Laffont, S.A. et Éditions

Jupiter, Paris 2005, p. 521. 30 Hodrová, D.: Hledání románu. Kapitoly z historie a typologie žánru. Československý spisovatel, Praha

1989, p. 181.

28

En route il rencontre celui qui deviendra son maître et mystagogue.31 Également

il fait la connaissance de sa Béatrice, d’une « vierge » dont l’influence n’est point

négligeable. Bien que ce soient les hommes qui sont les vrais héros de l’initiation

(les femmes en sont habituellement exclues pour le seul fait d’être femmes), les femmes

l’incitent ou au moins y contribuent pour une large part. Elle représentent un rayon

de lumière qui illumine le chemin de l’adepte afin qu’il puisse mener à bien son

entreprise. Ce sont elles qui lui fournissent un fil d’Ariane et l’aident à traverser

de nombreuses épreuves.

Ces épreuves, qu’elles soient physiques ou psychiques (ou le plus souvent les

deux), font déjà partie de la deuxième phase du processus initiatique – « catabase »

(du grec « katabasis » signifiant « la descente ») qui aboutit à la mort

symbolique formant le noyau de tout le processus initiatique et la condition de la

nouvelle naissance. Avant de toucher cette extrémité de soi-même, l’adepte doit franchir

le point de transition, le seuil qui sépare les deux mondes, le vieux et le nouveau.

C’est devant ce seuil que se trouve la tâche capitale de l’adepte, car celui-ci doit

se poser la question : « Qu’est-ce que je peux retenir de moi-même? »32 Et il apprend

aussitôt que « de tout ce qu’il prend pour soi-même il ne peut emmener rien du tout !

[…] Il faut tout laisser derrière soi, à la fronitière surveillée par le gardien du seuil. »33

S’il arrive à se défaire de soi-même de telle façon que presque rien n’en reste, il peut

finalement procéder à la dernière phase qu’est la mort ; le voyage dans l’au-delà.

Pourtant « [l]a mort initiatique n’est pas une fin, mais un nouveau

commencement. »34 Cette mort symbolique efface une existence pour qu’une autre

puisse la remplacer. En plus la recherche de l’identité étant interminable, l’initiation

l’est aussi. La mort symbolique signifie un événement « […] qui peut se répéter car son

but est de séparer l’existence inférieure, périssable, de la nouvelle existence supérieure

[…]. »35 Après cette épuration de plus haut degré (la libération de l’esprit par rapport

à la matière), après cette descente, se produit une nouvelle naissance qui clôt le cercle

initiatique.

31 L’initiateur aux mystères. (Voir Ivanová-Šalingová, M., Maníková, Z.: Slovník cudzích slov. SPN,

Bratislava 1979, p. 599.). 32 Steiner, R.: O iniciaci. Fabula, Hranice 2003, p. 72. 33 Ibid., p. 73. 34 Eliade, M.: Mýty, sny a mystéria. Oikoymenh, Praha 1998, p. 191. 35 Kyloušek, P.: Le roman mythologique de Michel Tournier. MU v Brně, Brno 2004, p. 84.

29

Si le processus initiatique, tel que nous venons de le décrire, occupe la place

centrale dans le roman, nous parlons du roman d’initiation. Jacques Brengues parle

de deux mouvements successifs nécessaires pour le candidat à l’initiation :

« [u]ne déstructuration et une restructuration psychiques et sociales. Voyage

et égarement, oubli et peur, épreuves et obstacles, symbolique du sang, serment

et secret sont les éléments romanesques qui participent à la déstruction du novice.

Contemplation, instruction, réflexion et méditation concourent à eux à la

restructuration de l´individu. »36 Tout ceci est présent dans l’oeuvre de Frédérick

Tristan, car la quête de ses héros s’effectue sur l’axe initiatique. En plus ses romans

unissent la forme orientale de l’initiation à l’occidentale. C’est pourquoi nous pouvons

dire que ses romans représentent un spécimen du roman d’initiation.37

Dans la partie suivante nous allons observer le schéma initiatique triparti dans les

six romans en question. Ce qui nous importe avant tout est d’examiner la métamorphose

du héros tristanien au cours de son initiation. Nous tenterons aussi de constater

différents types de celle-ci et et de repérer l’intention de l’auteur qui découle de leur

usage. En même temps nous essayerons de présenter les romans plus en détail du point

de vue de leur contenu ce qui nous paraît nécessaire pour les parties ultérieures

concernant les éléments inséparables de l’initiation et de la question de l’identité

dans l’oeuvre tristanien. Nous pensons surtout au rôle de l’oubli et de l’anamnesis, à la

figure du double de l’adepte (de son « ombre ») et à la révolte de l’adepte qui participe

à son inversion.

II.I. L’initiation à trois temps

Dans la partie suivante nous allons traiter le trajet initiatique des héros dans les six

romans. Nous avons déjà mentionné la structure tripartie de l’initiation qui va de pair

avec le schème triangulaire des personnages38 (symbolique et archétypal) : l’adepte –

36 Decharneux, B., Nefontaine, L.: L’initiation. Splendeurs et misères. Éditions Labor, Bruxelles 1999, p.

31. 37 Pour la problematique de l’initiation dans la création littéraire voir par exemple Vierne, S.: Jules Verne

et le roman initiatique. Contribution à l’étude de l’imaginaire. Presse universitaire de Lille III. 1972. 38 Hodrová, D.: Román zasvěcení. Nakladatelství H & H, Jinočany 1993, p. 35.

30

l’initié (celui qui se trouve à l’initium et entreprend le voyage initiatique),

le mystagogue - l’initiateur (celui qui lui explique le sens de ce voyage) et la « vierge »

(médium entre le monde d’avant et le monde d’après). Il s’agit d’examiner si notre

auteur observe les propos que le processus de l’initiation lui impose, s’il y a des cas

où il s’en écarte et pourquoi.

II.I.I. La Geste serpentine – l’initiation orientale

« […] la compréhension se fait, en quelque sorte, par cercles

concentriques. Plus on médite – plus on vit, peut-être – plus on

va d’un cercle à un autre – en se rapprochant toujours

du centre. »

Frédérick Tristan (GS, p. 31.)

L’histoire de ce roman nous est rapportée d’une manière rétrospective par Jean-

Arthur Sompayrac (le personnage-narrateur). Elle commence en 1927 au Caire

en Égypte où il rencontre un Anglais nommé Markwell qui lui raconte des anecdotes,

qui semblent ennuyeuses d’abord, mais qui peu à peu commencent à l’intriguer. Il les

compare à une sorte de « mélodie »: « Comment appeler autrement que « mélodie »

cette insinuante et insistante musique39 qui s’exhalait de ses propos ? » (GS, p. 12.)

Un soir cet Anglais emmène Jean à une réunion des gens rassemblés pour écouter les

récits du chaykh Rûzbehân Baglî Shîrazî, un vieillard vêtu d’un burnous blanc40 qui

relate pédriodiquement différentes parties de la « Geste Serpentine », l’histoire de deux

tisserands : jeune Hasan et son maître Ashraf. Ce dernier est envoyé par l’archange

Gabriel sauver son disciple des griffes de trois soeurs infernales. Il suit Hasan comme

son ombre, subit différentes épreuves et surmonte les pièges dressés par les trois soeurs.

Fasciné par ce récit, Sompayrac quitte l’Égypte et se met à la recherche de la suite

de l’histoire. Toute sa vie devient la poursuite du destin des deux tisserands.

39 La musique ou le chant représentent les traits typiques de l’initiation. Ils signalent la présence

d’un initiateur ou de la « vierge ». Ils symbolisent la voix de l’espace intérieur ; un langage qui est pour l’adepte encore hérmétique (Voir Hodrová, D.: Román zasvěcení. Nakladatelství H & H, Jinočany 1993, p. 161, 179.).

40 Le blanc est une couleur de l’innocence ; une couleur initiatrice exemplaire, liée aux rites de passage (Voir Chevalier, J., Gheerbrant, A.: Dictionnaire des symboles. Éditions Robert Laffont, S.A. et Éditions Jupiter, Paris 2005, p. 125-128).

31

Ainsi nous assistons à deux histoires se déroulant à deux niveaux temporels et se

dévéloppant dans le cadre de deux plans différents qui s’interpénètrent et qui

concernent, les deux, la problématique de la recherche de l’identité.

Quant au premier plan, créant l’encadrement du second, il est question de la

personne de Sompayrac et de son voyage à travers différents pays (Égypte, France,

Tchécoslovaquie, Syrie, Angleterre, Chine, Japon, États-Unis), qui s’effectue

dans notre époque. En écoutant le récit du vieillard égyptien, il semble à Sompayrac

qu’il ne parle que pour lui et il se rend compte de son propre néant: « Il m’était en effet

apparu que le vieux conteur n’avait monologué que pour moi seul et que cet Hasan […]

avait toutes les apparences de ma futilité. J’étais abasourdi, rompu par cette révélation

de mon inconsistance. Cette nuit-là, je fus malheureux pour la première fois. » (GS,

p. 55.) Cette prise de conscience de sa propre condition signale le premier pas de son

initiation et dès ce moment commence le pèlerinage de sa vie. Il quitte l’Égypte, termine

ses études à Paris et s’installe en Tchécoslovaquie où il épouse Jeanne-Marie Girard

(avec laquelle il divorce plus tard). Avant son retour en France il entend un marin

danois parler de la « Geste Serpentine » et il en finit complètement avec sa vie

précédente : « À partir de ce moment la « Geste Serpentine » devint mon sujet d’étude.

J’oubliais l’archéologie, mon épouse et toute autre considération, afin de retrouver la

suite de cette histoire qui semblait à la fois m’appeler41 et me fuir. » (GS, p. 80.)

Sompayrac retourne au Caire mais le vieillard est déjà mort. Alors il étudie l’arabe

et cherche dans les bibliothèques, mais sans fruit. Il ne trouve aucune trace du récit.

En 193342 son père meurt et il hérite de lui une fortune non négligeable43 qui lui permet

d’entreprendre le tour du monde pour s’enquérir d’Hasan et d’Ashraf : « Jour et nuit

j’allais en quête de cette Geste pareil à un amoureux à la recherche de son amante

perdue. » (GS, p. 81.) Nous voyons un changement progressif se produire peu à peu

en Sompayrac. Ce n’est plus une simple histoire qui l’attire mais le sens : « À présent je

m’intéressais aux symboles, aux rites, aux signes, à ces notions que j’avais cru vagues

et qui désormais me parlaient. » (GS, p. 81.) Ainsi le « chant » de l’histoire finit

par perdre son aspect hermétique et commence à être compréhensible : « C’était,

en somme, comme si j’avais été initié à quelque mystère dont les arcanes se

41 Cet appel est un signe de prédestination. 42 Cette année est un autre signe de prédestination car nous savons qu’au début de la seconde guerre

mondiale le narrateur avait quarante ans (GS, p. 126.) et alors qu’en 1933 il peut avoir trente-trois ans (l’âge significatif du Christ).

32

découvraient peu à peu à mes yeux passionés. » (GS, p. 81.) Sompayrac rassemble les

fragments de l’histoire se trouvant un peu partout dans le monde entier. En 1938 il est

admis à Londres dans la secte des « Frères de l’étoile »44 où il apprend que la Geste

appartient à un circuit littéraire oral plus vaste qui trouve ses reflets dans les oeuvres

de la littérature profane, telles que : les contes des Mille et une nuits, le Tripitaka,

Parzival de Wolfram von Eschenbach, etc.

Ce voyage de Sompayrac, qui dure plusieurs années, crée le noyau de la phase

préparatoire de l’initiation de Sompayrac dont l’accomplissement s’opère en Chine,

au cours de la seconde guerre mondiale. Sompayrac étudie l’hébreu et le chinois,

le bouddhisme et le tao, et en plus de la « Geste », son tremplin, il étudie aussi les autres

textes qui lui permettraient de pénétrer au coeur d’un mystère concernant lui-même

et Dieu. Il change. Il perd pied et les sentiments de déracinement l’envahissent: « Jeune

homme, je n’avais pas habité en moi-même. Maintenant je n’habitais plus nulle part. »

(GS, p. 127.) Cette phase de la lutte intérieure, qui est l’épreuve la plus grave

du dépassement de son doute et de soi-même, culmine après son internation à Nankin

où il échappe par miracle à la peine capitale.45 Dans le camp de Nankin il vit sa catabase

– sa mort symbolique : pour quinze ans il perd la raison de même que la mémoire.

En 1952 on le conduit aux États-Unis et ne connaissant pas son identité les journalistes

le surnomment l’« homme sans nom ».46 (GS, p. 142) Ce n’est qu’en 1958 qu’il sort

de cette torpeur et reprend l’usage normal de sa mémoire et de sa raison. Ce réveil égale

la renaissance de Sompayrac qui retourne en France. Sa mission réside dans la narration

du récit dont « le sens caché il connaît désormais. » (GS, p. 166.) Alors maintenant se

pose la question : quel est le sens du récit d’Hasan et d’Ashraf ? De quoi s’agit-il ?

Leurs aventures établissent le second plan du roman dont l’action n’est pas

déterminée du point de vue temporel. Nous savons seulement qu’elle se déroule

« [à] cette époque – il y a longtemps de cela […] » (GS, p. 16.) La détermination

spaciale y est vague, elle aussi. Ce trait typique pour les mythes et les contes de fées

annonce, dès le début, que ce récit se déroule dans un « ailleurs » féerique.

L’histoire commence à Bassora où un maître tisserand d’un grand âge – Ashraf

Abu’l Yamâni - exige de ses débiteurs qu’ils assistent aux séances au cours desquels il

43 Cet événement nous rappelle la mort prématurée du père de Tristan qui lui a légué aussi une fortune

confortable et l’entreprise familiale de machines-outils textiles. 44 L’allusion à la franc-maçonnerie dont le sens pour l’oeuvre de Tristan nous allons traiter plus loin. 45 Le même motif de l’échappement à l’exécution sommaire apparaît aussi dans Les Égarés. Il est

question de l’épreuve ; d’une sorte de la mort symbolique.

33

leur dispense un enseignement. Un d’entre eux s’appelle Hasan. C’est un jeune

tisserand qui suit les cours d’Ashraf seulement pour obtenir de celui-ci des dessins

et des conseils concernant le métier. Il semble ne respecter rien ni personne et comme

réponse aux reproches d’Ashraf il riposte ironiquement qu’il est possédé par un démon.

(GS, p. 17) Il est puni sans délai. À la place de l’argent il trouve du sable dans le coffret

et son métier à tisser rongé par le moisi. Pourtant il ne se répent pas de son orgueil

et au lieu de regretter il promet la vengeance à trois femmes qu’il croit coupables. Il se

fâche aussi contre Ashraf. Il le cherche chez lui mais ce dernier n’étant pas à la maison,

il s’évanouit et une femme voilée47 le fait conduire dans son carrosse dans un lieu

inconnu. Il se réveille dans un tombeau48 ne sachant plus qui il est : « Il se redressa

sur son séant et dans le silence se demanda non seulement quelle était la signification

de sa présence en cette pénombre close mais surtout quelle était sa propre signification

– car vraiment il ne se souvenait pas d’avoir vécu. Ainsi est l’enfant dans le ventre

de sa mère.49 » (GS, p. 23.) Puis Ashraf rentre chez lui et apprenant ce qui s’est passé,

il se sent responsable du destin d’Hasan et il part à sa recherche. Il rencontre l’archange

Gabriel qui lui révèle le sens du voyage d’Hasan et aussi le sens de la

mission50 assignée à Ashraf : « Ashraf, […] le temps est venu d’élever un jeune homme

du nom d’Hasan. Pour l’heure il erre dans le peu de réalité de ce monde comme dans

les couloirs sans fin d’un caravansérail aux dimensions de l’univers. […] il court les

plus grands dangers. Sa marche est sur le fil d’un rasoir. Aussi est-il nécessaire que tu

te trouves non loin de lui sans qu’il te reconnaisse. […] jamais tu n’auras le droit de lui

donner le moindre conseil. Seulement il te faudra être là, le suivant comme son ombre

car un moment viendra où tu seras indispensable à son salut. » (GS, p. 34.)

Ainsi commence pour Hasan et Ashraf, son ombre, l’étape des épreuves et des pièges

qu’il leur faut dépasser dans le dédale des illusions.

En revenant à soi après l’évanouissement, Hasan se trouve à la merci des trois

soeurs, « désignées pour le mener au bout de l’aveuglement » (GS, p. 34.), qui lui

infligent plusieur noms et qui le font vivre plusieurs aventures dans l’univers illusoire.

46 Tristan se servira de ce terme pour en faire le titre d’un de ses romans ultérieurs. 47 La femme voilée sortie de la carosse représente la Mort (GS, p. 182., note n° 6.). 48 Ce tombeau évoque l’antisalle de l’initiation et de la nouvelle naissance (GS, p. 182, n° 9.). 49 « Regressus ad uterum » est le symbole fréquent de l’initiation , lié au mythe de la renaissance (Voir

Eliade, M. : Aspectes du mythe. Éditions Gallimard, Paris 1963, p. 103.). On trouve le même motif dans Le Fils de Babel, p. 166. et p. 192. et Les Tribulations héroïques de Balthasar Kober, p. 144. (sous la forme de l’engloutissement d’une bête immonde océanique).

50 Cette rencontre avec l’archange Gabriel témoigne de la prédestination d’Ashraf et dévoile son rôle de mystagogue d’Hasan.

34

En tant qu’orfèvre Ganem il façonne une bague destinée à une princesse qui

s’endort après l’enfilage. Il s’enfuit avec des soldats sur ses traces. Puis une vieillarde

s’adresse à lui en le nommant Rabbi Siméon Ben Yochaï et elle lui raconte son

« origine ». Elle lui dit qu’il est né en Prague où il travaillait à la solde de l’empeurer

Rodolphe. Celui-ci se fachant contre lui, Siméon s’est enfui chez une jeune prostituée

à Minsk. Mais Siméon ne croit pas la vieillarde et s’évanouit.51 Il se réveille chez la

prostituée nommée Ananda, représentant sa Béatrice, la rédemptrice par l’amour. Cette

rencontre est aussi sa rencontre evec « sophia » donc avec la sagesse. Elle lui confie :

« J’ai appris que tout est incertain, sauf de le savoir et d’en jouer. »52 (GS, p. 75.) Ils se

mettent les deux au voyage vers l’est où ils trouvent le château de Tintagel et dedans le

roi Artus avec sa suite. Siméon décide de vaincre Gargante, une très belle femme

personnifiant tous les vices du monde, la nature humaine corrompue. Il obtient l’accord

du roi Artus et en même temps un nouveau nom – Fortimbras. Pourtant, il n’arrive pas

à la battre parce qu’il succombe aux séductions d’un nain. Il est châtié par la menace

de la perte d’Ananda, mais Ashraf assumant sa tâche de chevalier et se battant

avec Gargante, Fortimbras peut continuer avec Ananda son voyage. Ils arrivent au fond

de la mer ou se trouve le « monde à l’envers », l’espace dans lequel toutes les valeurs

changent de sens. Ils marchent et Hasan atteint peu à peu la connaissance que tout n’est

qu’une illusion. Après cette révélation (sa renaissance) apparaît l’archange Gabriel qui

les emmène à Bassora où Ashraf attend déjà son élève. Hasan comprend sa punition

et regrette ses fautes. Les larmes aux yeux il demande pardon de la part d’Ashraf :

« C’est par ma faute si vous avez dû supporter tant de souffrances…Veuillez supplier

Allah qu’Il me pardonne ! » (GS, p. 170.) Hasan atteint la connaissance correspondant

à un stade supérieur et devient le successeur d’Ashraf.

Ce dernier, lui aussi devient quelqu’un d’autre par rapport à sa vie antérieure.

Tout le temps il avait dû suivre Hasan et se purifier lui-même. D’abord il rencontre

un aveugle qui s’appelle Cassim. Il dit à Ashraf : « Suis-moi […] et ne t’inquiète

en aucune manière de ce que tes yeux te feront voir. Garde ton calme comme si tu

n’y voyais pas davantage que moi. Je te guiderai sans que tu aies rien à redouter

d’autre que toi-même. Es-tu prêt ? » (GS, p. 46.) Puis il l’accompagne à travers

51 L’évanouissement est un autre symbole de l’initiation ; plus précisément de la catabase, de la mort

symbolique. C’est pour la seconde fois que Hasan s’évanouit – preuve que la mort symbolique et la renaissance peuvent être multiples.

52 Cette proposition est une paraphrase ironique du doute méthodique de Descatrtes. Elle soutient la thèse de la relativité de la connaissance.

35

un théâtre terrifiant des tourments les plus variés. Il s’agit des épreuves physiques,

des tortures qu’Ashraf arrive à surpasser. Après ce dernier se trouve en Italie et sous le

nom de Jacopo Cenci est obligé d’avoir des rapports intimes avec sa mère et sa soeur.

Il est accusé de parricide, torturé et décapité. Ensuite il se retrouve dans une cellule

« […] dont le sol était jonchée de paille et d’ossements. »53 Il subit l’audience chez trois

soeurs (comme préalablement Hasan). Elles le convainquent qu’il s’appelle Ganem

et qu’il est chassé à cause de la bague pour la princesse. Ashraf s’efforce de se

renseigner sur Hasan et comme réponse il apprend que « […] tout ceci n’est que le reflet

d’autres événements qui se passent ailleurs et autrement. » (GS, p. 85.) Il sait que

l’histoire racontée par les trois soeur est destinée à le dérouter, ainsi pour savoir plus

sur Hasan il leur trahit la vérité sur soi et sur son disciple. Mais les soeurs disparaissent

et Ashraf se retrouve dans le palais du père de la princesse endormie. On veut le torturer

parce qu’il est arrivé à réveiller la princesse mais en même temps il l’a violée et privée

du bon sens. Peu avant l’exécution apparaît l’archange Gabriel et l’emmène à Baghdad.

Ashraf ne comprend pas bien sa mission. Il devait suivre Hasan et il vit des aventures

tout à fait différentes : « Je voulais sauver Hasan et je suis en train de me perdre.

Je comprend que tout cela est punition de mon orgueil. Qu’étais-je pour prétendre

sauver quelqu’un ? » (GS, p. 105.) Il commence à douter de Dieu. Il demande

à l’archange Gabriel : « […] vous qui savez tout des desseins de Dieu : que signifie cette

errance ? Serait-ce que Dieu se désintéresse du monde ? Ou qu’Il se complaise à nous

nuire ? Serait-ce qu’Il n’existe pas pour nous ? » (GS, p. 117.) Et Gabriel, content, lui

réplique : « Enfin, Ashraf, voilà que tu commences à douter ! Ton assurance était

si grande ! » (GS, p. 117.) C’est le point culminant du doute d’Ashraf ; le doute étant

une phase indispensable de l’initiation et la plus difficile à surmonter. Ashraf continue

à suivre Hasan et il s’efforce de l’aider de toutes les manières possibles. Mais après tant

d’épreuves il se sent épuisé et il prie l’archange Gabriel que tout ce chaos finisse.

Gabriel l’envoie à Bassora en lui disant : « Tu es suffisamment puni de ton orgueil.

[…] Toi qui te voulais transparent comme un cristal, tu es maculé de boue. Tes genoux

sont écorchés. Ta main tremble. Tu doutes de Dieu et de toi-même. » (GS, p. 157.)

Ashraf se rend compte que c’était erreur de vouloir guider l’autrui : « Il faut désormais

que l’ordre revienne, mais sans être imposé : Par la nécessité des choses qui font

l’être. » (GS, p. 158.) Après tout cela survient la mort symbolique d’Ashraf. Un homme

53 De nouveau le signe de la mort symbolique.

36

vêtu de blanc le frappe au front et Ashraf meurt. L’homme le ranime en l’enserrant

dans ses bras et Ashraf sait que son errance est achevée. Il retourne à Bassora et attend

Hasan. Il lui pardonne car c’était lui qui l’avait libéré. Ashraf lui passe le relais et il

meurt vraiment.54 Ainsi se termine le récit d’Hasan et d’Ashraf.

En lisant ce roman nous pouvons constater que l’auteur a gardé toutes les

pertinences du procédé initiatique observant sur les deux plans le schème triparti

de l’initiation. Les deux récits créent une parallèle quant à la recherche de l’identité,

avec une seule exception qu’est l’absence de la femme-« vierge » sur le premier plan,

donc dans le cadre de l’histoire de Sompayrac. À part cela, on y repère les mêmes

motifs d’initiation tels que : le voyage, les épreuves, le doute, l’oubli, la mort

symbolique, les mystagogues soulevant le voile du secret, etc.

Ces motifs sont récurrents et leur retour périodique va de pair avec la narration

circulaire, ressemblant aux contes des Mille et une nuits (style de narration typique

pour l’Orient). C’est ce caractère cyclique du récit en spirale et de la recherche

de soi-même (propre surtout au second plan) qui représente une des raisons

pour lesquelles nous osons parler de l’initiation orientale.55 Or, il reflète la conception

orientale du temps, temps cyclique de la mort permanente et de la renaissance infinie,

qui s’oppose à la conception du temps irréversible, typique pour l’Occident. Cette

temporalité linéaire est représentée dans le roman par l’histoire de Sompayrac – ce qui

crée un contraste parfait entre les deux cultures, orientale et occidentale.

Les deux composantes - l’orientale et l’occidentale - étant présentes et mêlées,

nous concevons quand même ce roman comme un exemple de l’initiation orientale. Non

seulement son action se déroule pour les trois quarts du temps dans le milieu oriental56

(en Syrie, en Chine, au Japon, à l’Irak) mais surtout l’accent y est mis sur l’universel

au détriment de l’individuel,57 sur l’espace métaphysique au détriment de l’espace

physique. En plus, l’initiation occidentale étant liée à l’archetype initiatique du Christ

54 L’inititation d’Ashraf se termine par la vraie mort qui n’est qu’une dernière épreuve et qui l’emmène

dans le monde de l’au-delà. 55 L’envie de l’auteur pour l’Orient est manifeste aussi dans les autres oeuvres, p. ex. dans Stéphanie

Phanistée où il avoue que « Notre esprit occidental tombe très facilement dans les pièges de l’Orient. » (SP, p. 241.).

56 L’est étant le point cardinal de l’initiation. (Voir Hodrová, D.: Román zasvěcení. Nakladatelství H & H, Jinočany 1993, p. 188.).

57 Pour la problématique concernant cette différence entre l’Orient et ľOccident voir Campbell, J.: Mýty. Legendy dávných věků v našem denním životě. Pragma, Praha 1998, chap. IV. et Guénon, R. : La crise du monde moderne. Gallimard, Paris 2001, chap. II.

37

et à l’ésotérisme chrétien (la gnose, la cabale, l’alchimie, le symbolisme des cathédrales,

des ordres monastiques, des doctrines hérétiques, des confréries secrètes et des sectes),

nous retrouvons dans le roman plutôt les caractéristiques du mysticisme

et de l’ésotérisme oriental58 (les mythes astrals, les luttes avec les monstres, les mythes

de la métamorphose et de la renaissance).

Si nous parlons dans le cas de La Geste serpentine de l’initiation orientale cela ne

signifie point que nous cherchons à tracer une ligne de séparation stricte entre différents

types de l’initiation.59 Or, d’après nous il n’existe qu’une seule initiation au bout

de laquelle se trouve un autre « je », transformé et modifié. Nous voulons plutôt relever

et accentuer les marques spécifiques pour chacun des six romans et ainsi montrer les

variations possibles du parcours identitaire.

II.I.II. Les Tribulations héroïques de Balthasar Kober – l’initiation

picaresque

« […] il n’est de réponses que celles qui viennent de soi.

L’homme sait tout, mais il ignore ce qu’il sait. Apprendere n’est

pas ajouter mais dévoiler. »

Frédérick Tristan (BK, p. 71.)

Ce roman picaresque nous permet de voir la question de l’identité sous un autre

angle. L’initiation y garde ses deux sens primordiaux : la formation physique

et psychique du héros, aboutissant à la maturité du corps et de l’esprit et dans

l’acquisition d’une connaissance métaphysique. L’histoire nous transporte du milieu

oriental vers l’Europe occidentale – plus précisément en Allemagne au tournant

du XVIe siècle. Balthasar Kober y est né, à Bautzen, en 1580. Dès son enfance se

révélaient les signes de sa prédestination : de huit rejetons que son père avait de sa

seconde femme Gertrud, seul Balthasar est resté. De plus il était malingre et bègue

58 Hodrová, D.: Hledání románu. Kapitoly z historie a typologie žánru. Československý spisovatel, Praha

1989, p. 180. 59 Il en va de même avec les autres romans: les noms que nous donnons à l’initiation ne servent que des

titres provisoires.

38

(BK, p. 13.), un enfant solitaire qui passait son temps en compagnie des livres qui

l’aidaient à développer ses capacités spirituelles.

La première épreuve de l’élu s’est produite en 1593, à treize ans, où il a trouvé

au cours d’une promenade un coffre dans une grotte. Il hésitait devant le coffre,

incapable de décider si l’ouvrir ou pas. Finalement il a résisté. Son père ayant appris

l’aventure, l’en a félicité et lui a dit que : « […] le secret du coffret était, en vérité,

caché dans son coeur. » (BK, p. 17.) Cet événement a indiqué le futur destin

de Balthasar.

Deux ans plus tard s’éteint sa mère. Nous sommes en 1595 et le père de Balthasar

envoie son fils à Dresde pour qu’il y suive les cours de théologie. Ce garçon se

distingue des autres étudiants du séminaire par sa supériorité intellectuelle et par le fait

qu’il préfère la solitude. Pourtant il trouve à Dresde certains plaisirs, comme

par exemple l’Elbe : « L’Elbe fascinait Balthasar et, en quelque sorte, l’appelait. […]

Une musique, en ces moments, l’entreprenait ; musique toute faite de silence, comme

si au plus profond du silence régnait cette musique que seule oreille du coeur pouvait

entendre. »60 (BK, p. 25.) Il vit d’une manière spirituelle ; voyant l’ invisible

et entendant l’inaudible, car il est doué d’un sixième sens. « [c]et autre sens lui était

venu lentement et plus particulièrement depuis qu’il avait découvert le coffre dans la

grotte. Cet événement avait marqué le début de ce qu’il appelait ses « rencontres »,61

lesquelles s’étaient rapidement multipliées. » (BK, p. 26.) Ces rencontres sont très

importantes dans la vie de Balthasar, surtout pendant l’étape de ses épreuves. Elles

créent un « ailleurs », une autre dimension de son vécu : « Un secret existait entre le

jeune garçon et l’inconnu, quelque lien aussi ténu et aussi fort que l’amour. » (BK,

p. 26.)

Nous pouvons terminer cette énumération de nombreux signes de la

prédestination de ce héros par la constatation de la mort prématurée de son père.

Celle-ci a lieu quatre mois plus tard après l’arrivée de Balthasar à Dresde. C’est

au chevet de ce lit de mort que Balthasar entend pour la première fois les voix des morts

de façon distincte. Après les funérailles il monte sur son âne62 et retourne à Dresde.

60 L’appel de la rivière renvoie à la prédestination du héros de même que le motif de la musique (Voir

p. 30., note n° 38.). 61 Ces « rencontres » désignent la communication de Balthasar avec les membres morts de sa famille,

avec ses frères et soeurs, son père et les deux femmes de ce dernier. Les relations avec les morts signale l’interpénétration des deux mondes et représentent un autre signe de l’adepte.

62 L’âne – un autre signe de la prédestination (c’est le Christ qui voyageait à dos d’âne).

39

En arrivant il rencontre un homme vêtu de vert63 qui se présente comme

Algesipus Camenius Astrabale, dit Pappagallo. Cette rencontre, symbolisant la

culmination de l’étape préparatoire et la mise en route de Balthasar, deviendra fatale

pour celui-ci. Il suit Papagallo, directeur d’une troupe théâtrale et il passe quelques jours

en compagnie joyeuse des comédiens. Le groupe fait partie de la confrérie des

galopins64 à laquelle Balthasar est admis aussi. Après son retour à Dresde il apprend que

les gens du recteur de l’université chassent un imprimeur qui s’appelle Valentin

Bonhoeffer pour avoir publié les ouvrages avec des pentagrammes juifs. D’après le

conseil de son frère jumeau mort, Caspar, Balthasar aide cet homme à s’enfuir.

Il n’adhère pas non plus à certains dogmes imposés par le recteur et surtout il refuse

l’accusation injuste contre Bonhoeffer. Il vit une nuit pénible : « […] cette terrible nuit

le jeune garçon fut torturé à l’idée que, de toute manière, il allait devoir choisir entre

deux destins qui lui parurent aussi aléatoires l’un que l’autre. S’il restait à Dresde,

il y gagnait en sécurité mais fondait son avenir sur l’hypocrisie. S’il allait rejoindre les

comédiens, il s’engageait en aveugle sur un chemin au bord de l’abîme mais

il y rencontrait la liberté. Au matin, il lui apparut clairement que la théologie du

docteur Peuckert ressemblait à la tour de Babel et, vers neuf heures, sans saluer

personne, monté sur son âne il s’en fut. »65 (BK, p. 39.) Cette décision pour la vérité

et la liberté tracera désormais le chemin de Balthasar où que se soit qu’il aille.

Il part pour Cobourg et étant chassé par les gens du recteur Frankenberg

(n’entendons-nous pas un son ressemblant au nom du monstre Frankenstein66 ?),

Bonhoeffer le cache chez un maître imprimeur. Dans son atelier Balthasar fait la

connaissance de son futur mystagogue – Friedrich Cammerschulze, surnommé aussi

« Maître » ou « Alchimiste ».67 Le père de Balthasar apparaît à son fils et dit : « Écoute

ce Friedrich Cammerschulze ! C’est un homme qui connaît les Grands Mystères ! »

(BK, p. 53.) Ainsi Balthasar obtient la bénédiction de la part de sa famille68 et la phase

des épreuves peut commencer.

63 La couleur du principe vital, de l’espérance et du manteau de l’envoyé de Dieu (voir Chevalier, J.,

Gheerbrant, A.: Dictionnaire des symboles. Éditions Robert Laffont, S.A. et Éditions Jupiter, Paris 2005, p. 1002-1007.).

64 Il s’agit de la confrérie des franc-maçons dont l’importance pour l’oeuvre de Tristan nous traiterons plus tard.

65 L’hésitation et la nécessité du choix – deux caractéristiques de l’initiation. 66 Frankenberg est comparé au Diable (BK, p. 78.). 67 L’alchimie – symbole du processus de transformation. Une notion typique pour l’initiation. 68 Valentine, la première femme du père de Balthasar faisait partie, elle aussi, de la confrérie des galopins.

40

Un soir apparaît Caspar. Balthasar le prie de jeter un rayon de lumière sur son

destin et lui pose la question : « Que devrais-je faire ? » (BK, p. 57.) et celui-ci lui

répond qu’il devra écrire ce que l’Esprit lui dictera et devenir de la sorte un prophète.

Mais Balthasar se sent trompé et trahi d’une certaine manière. Premièrement il devait

être théologue, puis comédien, charpentier, imprimeur…il commence à penser que tout

ceci, toutes les « rencontres » avec les morts et même les vivants ne sont qu’une

tromperie et imposture. L’angoisse et le doute l’envahissent. Ce n’est que le travail

à l’imprimerie qui le remet sur les pieds.69

Apprenant que Pappagallo séjourne à Nuremberg (le centre de l’imprimerie et des

galopins), Cammerschulze et Balthasar partent pour le rejoindre. Pendant le voyage le

Maître initie Balthasar à la « Vraie Science » : à l’art d’Hermès Trismégiste,

à la « translatio studiorum » (la translation de la science), aux mystères juifs du char

divin, etc.

En arrivant à Nuremberg ils sont informés que Pappagallo a déjà quitté la ville.

Ils inventent des pseudonymes pour protéger leur identité contre les gens du recteur

et décident de rester un cetain temps. C’est ici que devant la boutique d’un luthier

qu’« une voix qui venait de l’intérieur l’appela. » (BK, p. 80.) Il aperçoit une jeune fille

blonde de douze ans. C’est en ce moment que « les instruments de musique70 qui

reposaient dans la boutique s’éveillèrent d’un coup et se prirent à jouer ensemble

une admirable mélodie comme il ne s’en entend que chez les anges. […]

Et, à ce moment qui n’appartenait peut-être plus au temps, Balthasar entendit

distinctement la terre qui lui parlait. […] C’était une seule voix qui lui venait comme

un vent calme et généreux des profondeurs de son être. Car, à présent, il n’y avait plus

de borne entre ce qu’il avait cru jusqu’alors appartenir à son intérieur et ce qu’il avait

perçu comme extérieur à lui-même. Etait-il une partie de l’univers ou étais-ce l’univers

qui le formait ? La très jeune fille le regardait en souriant. » (BK, p. 81.) C’est sa

rencontre avec « sophia », avec la « vierge », son ange gardien qui lui facilite la

communication avec le monde d’un ordre supérieur. Grâce à cette fille, qui s’appelle

Ursula, désormais les sphères de l’Intelligence restent ouvertes pour lui. Elle l’inspire

aussi quant à sa production littéraire – c’est à cette époque-là qu’il rédige ses premiers

écrits.

69 Le travail physique est une condition du parcours initiatique chez les franc-maçons. 70 Un nouvel exemple de l’importance de la musique dans le processus de l’iniciation.

41

Mais le recteur n’accorde pas de repos à Balthasar et son protecteur. Il les cherche

sans cesse et les amis doivent se déplacer de nouveau. Il sont trahis par un Flamand

et emprisonnés pour huit mois à Nuremberg dans les caves d’un palais.71 C’est ici que

Balthasar vit son « interminable nuit de l’âme », ses « rencontres majeurs au pays

de l’absence ». (BK, p. 97.) Il traverse le désert de son intérieur où il se trouve nez à nez

avec un homme vêtu de noir72 qui s’adresse à lui : « Fils de personne et père du vide,

tu n’es déjà plus qu’un squelette. Bientôt tes os seront secs et tomberont en poussière.

Quelle sera la différence entre toi et désert ? » (BK, p. 97.) Ce discours de l’étranger

en noir est la manifestation de la mort symbolique qui s’opère en Balthasar.73 Le néant

et le vide s’emparent de lui et du fond de sa misère s’élève une plainte : « Tu n’as plus

de nom. Il te fut arraché comme une dent et te volià pareil à l’insensé, […]. Tu n’as

plus de visage. Il te fut arraché dans un tel moment de souffrance que tu crus brûler

à jamais dans le brasier ultime, […]. Tu n’as plus de regard […]. » (BK, p. 99.)

Cette expérience pénible de Balthasar aggrave son état de santé à cause duquel il

est placé dans un hospice pour les enfants malades. Il s’enfuit et va rejoindre Ursula,

mais il apprend qu’elle est déjà morte.74 Tout d’abord Balthasar se désintéresse

du monde. Mais puis il se remet de son abattement, voulant aider ses amis arrêtés.

Il veut offrir au recteur un tableau en échange de la libération de ceux-ci. Mais il n’a pas

assez d’argent et c’est à ce moment-là qu’apparaît un homme en noir, Jonathan Absalon

Varlet.75 Il prétend prêter main-forte à Balthasar. Il lui propose une somme, somme qui

est fournie par le diable sur l’ordre de Dieu (car elle est destinée au sauvetage des

innocents). Balthasar achète le tableau et le fait échanger contre Cammerschulze

et Zimmermann. Ce dernier meurt par la suite des coups reçus au prison

et Cammerschulze a besoin de cinq mois pour guérir des souffrances subies au cours

du procès judiciaire. En août 1597 il part avec Balthasar à Würzburg. Pendant le voyage

l’archange Gabriel se révèle à Balthasar et lui fait découvrir la ville de Jérusalem.76

71 La prison représente un topos par excellence de l’espace intérieur, un lieu de l’accès à l’être, un lieu

de la métamorphose (Voir Hodrová, D. : Poetika míst. Nakladatelství H & H, Praha 1997, p. 107-108.).

72 La couleur des ténèbres primordiaux, de l’indifférencié originel, du diable et de la mort (Voir Chevalier, J., Gheerbrant, A.: Dictionnaire des symboles. Éditions Robert Laffont, S.A. et Éditions Jupiter, Paris 2005, p. 671-674.).

73 De même que le monstre aux cent mille têtes symbolisant la nature dénaturée (BK, p. 103-104.) que nous avons déjà rencontré dans La Geste serpentine (sous le nom de Gargante).

74 Une des épreuves de Balthasar. 75 Il est question du Diable est ses séductions. Personnage ambigu, car étant l’ange déchu, il s’oppose

au Dieu en l’obéissant. 76 L’image du Ciel qui se cache dans le coeur.

42

Mais peu après Balthasar découvre aussi les condamnés aux mines de sel.77 Et il

comprend le message : « La Jérusalem Céleste regrouperait tout l’univers,

toute l’humanité purifiés ou ne serait point. » (BK, p. 165-166.) Après une rencontre

avec son père il s’aperçoit que celui-ci est couvert de sel, lui aussi. Balthasar décide

de racheter les damnés. Il sait que dans les mines de sel se trouve la porte de l’Enfer,

c’est pourquoi il prend cette direction. il trouve la porte facilement, car elle est là

« où l’homme s’avilit. » (BK, p. 188.) Il y rencontre Jonathan Absalon Varlet, maître

de ces lieux qui lui offert de libérer les âmes à condition que Balthasar lui serve.78

Balthasar s’oppose contre cette proposition et malgré les protestations de Varlet,

il libère les âmes des condamnés.

Mais il commence à douter. Toutes ces rencontres bizarres, ne sont-elles pas

seulement les fruits de son délire, de se rêves ? N’est-il pas fou ?79 Il se demande :

« Ce que je croyais vrai n’était-il que théâtre ? Suis-je seulement vivant ? Qui me rêve ?

voilà que je doute de moi-même, et du monde, ignorant désormais si mon maître n’est

pas une ombre, si les pays que j’ai traversés n’étaient pas des mirages… » (BK, p. 197.)

Il s’évanouit.80 Il se trouve dans un état à la limite de la mort. Il croit en Dieu mais il ne

croit plus aux rencontres avec les morts, jusqu’à ce que Ursula n’apparaisse.

Celle-ci lui redonne la foi inébranlable disant : « Si tu existes, c’est que tout existe

également… »81 (BK, p. 202.) À cette instant Balthasar entend la musique. Il la suit

en sortant de ce « sépulcre ».82 Dans une semaine il recouvre la santé et se met à étudier

les mystiques (Eckart, Suso). De nouveau il se met en route avec Cammerschulze.

Au cours du voyage leur carrosse se renverse et Boraq, le cheval de Balthasar, étant

blessé doit être supprimé.83 Balthasar doit faire ses adieux aussi à Cammerschulze qui

lui laisse une lettre avec le nom de la personne à laquelle Balthasar peut faire appel.

Il s’agit de Battista Strozzi qui vit à Venise. Ainsi Balthasar part pour Venise où il se

retrouve avec Rosa, une comédienne de la troupe de Pappagallo. Elle représente Ursula,

mais plus humaine et plus proche. Il se rend compte que « [c]e qu’il avait tant cherché

en parcourant les routes d’Allemagne, ce n’était point une philosophie, ni une religion.

77 Le symbole de l’Enfer. 78 Le motif faustien (typique pour l’initiation et pour la recherche de l’identité) – fréquent dans les

romans de Tristan. 79 L’épreuve du doute. 80 Le signe de la mort symbolique. 81 L’allusion à Descartes et son doute méthodique. 82 Le moment de sa renaissance. 83 Le cheval assume dans l’initiation un rôle de « psychopompe », un passeur des âmes dans la mort. La

mort symbolique de Balthasar étant déjà effectuée, ce médiateur n’est plus utile.

43

C’était l’amour. » (BK, p. 236.) À ce moment son pèlerinage tire à sa fin. En âge de dis-

huit ans il a abouti à une connaissance de l’essentiel qu’est l’amour et l’affection envers

l’autrui. L’initiation achevée, l’histoire de Balthasar se termine par un discours

prononcé aux frères galopins au cours duquel : « [l]es mots lui venaient avec aisance.

Sa langue était déliée. Il ne bégayait plus. »84 (BK, p. 238.) Son infirmité a disparu.

Ce pèlerinage de Balthasar sert d’exemple d’une initiation pratique

du compagnonnage, qui unit l’école de la formation professionnelle à l’école de la vie.85

Elle représente un voyage allégorique dont le sens réside dans l’optention de la

connaissance de l’existence terrestre, de la société, de la condition humaine et de soi-

même. Cette connaissance s’effectue à deux niveux ; le niveau d’ « ici » (voyage

horizontal à travers l’Allemagne) et le niveau d’un « ailleurs » (voyage vertical

au centre de l’âme, créé surtout par ses « rencontres » avec les morts, qui le plongent

dans une réalité plus essentielle).

Nous pourrion bien démontrer cette double progression par le jeu des tarots.86

Ses vingt-deux cartes (tel est aussi le nombre des chapitres dans le roman) impliquent

l’idéé de l’initiation. Ils suivent l’une après l’autre selon la logique d’une transformation

graduelle de l’adepte. La dernière carte représente le Fou, symbole d’« En-Sof » (ce qui

signifie « sans fin ») cabaliste, de l’infinie, de l’alpha et l’omega, de la perfection

primordiale de l’âme,87 du rien, du Zéro88 qui contient tout et qui termine le jeu qu’on

peut recommencer à jouer.89 Cette carte représente un symbole de l’inachèvement

du voyage initiatique en quête de l’identité.

C’est pour accentuer ce trait d’inachèvement que Frédérick Tristan a choisi le

genre du roman picaresque, permettant à l’auteur d’observer le schème triple

de l’iniciation et en même temps d’accentuer le voyage, le parcours, le mouvement sur

la trajectoire de la vie, car « Tout but est un leurre. Seul le voyage est véritable. » (BK,

p. 167.)

84 Si l’adepte est marqué par une infirmité, assez souvent elle disparaît à la fin de l’initiation – symbole

de la transformation terminée. 85 Decharneux, B., Nefontaine, L.: L’initiation. Splendeurs et misères. Éditions Labor, Bruxelles 1999,

p. 84. 86 Chaque chapitre de la traduction tchèque du roman est fournie par l’illustration d’une carte (Voir

Tristan, F. : Hrdinné útrapy Baltazara Kobera. DharmaGaia, Praha 2003.). 87 Idel, M.: Kabala. Nové pohledy. Vyšehrad, Praha 2004, p. 79. 88 Un autre nom de la carte. 89 Hodrová, D.: Román zasvěcení. Nakladatelství H & H, Jinočany 1993, p. 25.

44

II.I.III. Le Fils de Babel – l’initiation pathologique

« Où découvrirons nous la trace d’un crime si ancien ? À quel

carrefour l’énigme sera-t-elle posée ? À quel autre sera-t-elle

résolue ? Mais quelle autre énigme que l’homme ? Et quelle

autre peste que l’homme ? »

Frédérick Tristan (FB, p. 88.)

Dans le cas du héros de ce roman, Henri Césarée, nous assistons à un processus

pathologique de la recherche de l’identité. Henri, influencé par les événements de son

enfance et croyant que tout le monde le poursuit et complote contre lui, finit par se

construire son propre monde dont il est le maître absolu et où règnent les règles

différentes de celles qui régissent la réalité quotidienne. Il semble d’abord que personne

ne s’aperçoive de rien mais peu à peu son entourage commence à comprendre qu’il est

malade. Henri, il le sait également et même il le revendique : « Je revendique le droit

d’être malade. D’ailleurs le monde entier est malade. » (FB, p. 12.) Toute l’histoire est

la description de sa lutte contre le « monde au bord de l’abîme » et la « société

gangrenée ».

C’est Henri seul qui, dans les trois cahiers conçus comme un testament, raconte

des événement passés.90 Il revient sur son enfance, ses frères et soeurs qui le

surnommaient « Caquet », ses parents, sur ses condisciples de l’école, ses amis

du service militaire. Il avoue qu’il souffrait depuis toujours de sa laideur et de sa

solitude91 et son environnement ne représentait pour lui qu’une coulisse. Il se réfugiait

dans les livres. Adulte, il travaillait à Paris, dans la société Trompe et sourcil

(la ressemblance du nom de la société avec le mot « trompe-l’oeil » n’est pas aléatoire),

qu’il prenait pour un des rouages principaux de la Secte qui dirigeait le monde

en manipulant la réalité. Il se tenait en retraite, se sentant étranger invisible, sans avoir

besoin de nouer des relations interpersonnelles. Il en était ainsi jusqu’au moment où il a

rencontré Alberte.92 Normalement, les femmes l’effrayaient : « Les femmes étaient

une autre race qui m’était hostile bien qu’elle ne me fût pas, hélas, étrangère. » (FB,

90 Le signe de l’adepte : au moment où il raconte son histoire, il vient de fêter ses trente-deux ans. 91 Le sentiment de solitude est le signe de l’adepte (Voir Steiner, R.: O iniciaci. Fabula, Hranice 2003,

p. 86. et Hodrová, D.: Román zasvěcení. Nakladatelství H & H, Jinočany 1993, p. 149. ) 92 Alberte (son véritable nom était Danielle S.) représente sa « vierge », son ange. En même temps elle

reflète la relation d’Henri avec sa mère (qui s’appelait Alberte).

45

p. 20.) Avec Alberte, c’était quelque chose de différent. Tout a commencé le jour

du solstice d’été 1968. Il travaillait et par la fenêtre il a entendu une voix qui l’appelait.

Il l’a suivie jusqu’au jardin où il a trouvé Alberte, une jeune fille avec laquelle il est

entré en relation intime. Ils se voyaient et parlaient ensemble. Il l’aimait mais en même

temps il avait peur de l’aimer. (FB, p. 60.)

Nous apprenons tôt que cette Alberte est déjà morte. Personne ne sait comment.

Le docteur a constaté la mort naturelle, mais Henri ne le croit point. D’après lui il s’agit

du travail de la Secte.93 Celle-ci a tué Alberte, car elle était très pure pour ce monde.

Il faut la venger. Henri décide de tuer O’Connor, membre prétendu de la Secte, qu’il

rend responsable de la mort d’Alberte. O’Connor est un Irlandais, un colonel retraité qui

vit avec lui, depuis longtemps et qui ressemble à quelqu’un que Henri connaissait jadis

et qu’il détestait. Ce dernier a en effet tué Alberte, parce qu’il était jaloux de l’amour

que la jeune fille portait à Henri. C’est la raison pour laquelle il faut se débarasser

de lui.94

Mais qui est cet embarassant O’Connor en réalité ? Cet homme qui arrive

sans frapper et qui s’en va quand il veut, qui échappe toujours à Henri et à qui malgré

cela ce dernier ressemble d’une façon incroyable ?

O’Connor est le mystagogue d’Henri (bien qu’il ne soit pas aimé par celui-ci ;

il assume plutôt la fonction d’un mage noir). En même temps ce personnage exprime

« la faim du père », le sentiment du héros tristanien, « […] un appétit désespéré

d’un homme plus âgé, plus sage et plus fort, qui l’accompagnerait, qui le rendrait sûr,

l’enseignerait, le défierait. »95 C’est justement dans ce roman que ce sentiment est le

mieux décelable. O’Connor représente ici l’« imago paternelle »96 confondue

avec l’idée que se fait Henri de soi-même. Il doute dès le début de l’identité de cette

personne : « […] il se peut que je sois son père ; ou qu’il soit le mien. Je ne sais plus

exactement ! Il y a tellement longtemps que nous vivons ensemble ! Nous avons fini

par ne faire qu’un. » (FB, p. 44.) Plus tard s’y ajoute le doute sur son existence et il finit

par comprendre que l’Irlandais n’est que l’élucubration de son esprit. C’est O’Connor

93 Il est question de la Société Vatican des Gouliards, dirigée par la papauté. 94 En réalité, c’est Henri même qui a tué Alberte. On l’apprend à la fin du roman grâce à la

correspondance d’Adrien Salvat. 95 Rohr, R.: Adamův návrat. Mužská iniciace. Vyšehrad, Praha 2005, p. 86. Pour la question du père voir

aussi Engel, V.: Frédérick Tristan ou la guérilla de la fiction. Éditions du Rocher, Monaco 2000, chap. Le père absent.

96 Le terme introduit par C. G. Jung pour désigner « une représentation de père, qui se fixe dans l’inconscient du sujet et oriente ultérieurement sa conduite et son mode d’appréhension d’autrui. » (Voir Grand dictionnaire de la psychologie. Larousse, Paris 1991, p. 367.)

46

qui en apporte le témoignage en se révoltant contre Henri : « Croyez-vous que j’allais

demeurer prisonnier à jamais de cette chambre ? Suis-je déjà mort pour que vous me

condamniez au sépulcre ? Mais, au vrai, c’est en vous que cette fosse s’est creusée ;

c’est en vous que s’est refermé ce tombeau. » (FB, p. 140.)

Henri se rend compte qu’O’Connor était le nom de son beau-père. Celui-ci le

tenait par la main haute et Henri le détestait. Ainsi O’Connor, issu des couches

subconscientes de son cerveau, représente la lutte d’Henri contre son père. Il renvoie

au complexe d’Oedipe qui se manifeste aussi par l’épigraphe qui précède le récit:

« Où découvrirons-nous la trace d’un crime si ancien ? »97 Cette question devient le

refrain de toute l’histoire.

Pour savoir plus sur cette révolte contre le père (ou plus précisément contre le

beau-père), il faut lire la lettre d’Adrien Salvat (cette fois le psychiatre), qui se trouve

à la fin du roman, adressée à un monsieur X., écrivain. Par le moyen de cette lettre nous

apprenons que le vrai père d’Henri est mort prématurément, du cancer. Sa mère s’est

mariée en secondes noces, avec l’Irlandais O’Connor. Henri n’aimait pas cet homme

sévère et six ans après le mariage il l’a tué. Le crime, étant orchestré par sa mère,

elle l’a pris sur son compte et Henri a été mis dans un asile. Ce forfait a activé

et accéléré ce qui s’était préparé depuis des années – sa maladie.

Henri était un schizophrène atteint de la paranoïa. Cette maladie se caractérise

par « les délires d’interprétation, qui s’accompagnent presque toujours du sentiment

d’être un objet d’une animosité générale »98 et se définit par des « traits tels que

l’orgueil, la méfiance, la fausseté du jugement et l’inadaptabilité. »99 C’est cette

maladie qui lui avait préparé de nombreuses épreuves d’ordre psychique. Peu à peu il

lui semble que tout autour de lui se dégrade, au fur et à mesure que la maladie avance.

Les sentiments de persécution multipilent et finissent par envahir toutes ses activités.

Il croit que la Secte a saboté son poste de télévision, qu’elle a arraché sa boîte

aux lettres et qu’elle est la cause de la fuite permanente de son robinet : « Ils ont réussi

à s’insinuer dans les moindres recoins de la société et même de la nature […] »

(FB, p. 150.) Il voit ses membres partout. Il accuse son voisin du « plus noir des

forfaits » (FB, p. 64.) et sa plainte : « Le monde veut me mystifier, me rouler dans la

farine […] » (FB, P. 22.) apparaît à plusieurs reprises.

97 Au début du roman se trouve cette épigraphe qui est tirée du Sophocle (du Roi Oedipe). 98 Sillamy, N.: Dictionnaire de la psychologie. Larousse, Paris 1996, p. 179. 99 Grand dictionnaire de la psychologie. Larousse, Paris 1991, p. 546.

47

Henri cherche à s’opposer à ce monde perverti qui l’avait injustement rejeté.

Il lutte contre ses parents (le père tyran et la mère qui le dominait par sa tendresse),

contre O’Connor, contre la Secte, les voisins et les collègues, contre l’injustice

du monde. Il doute de tout et de lui-même et dans ce doute se réflète sa catabase et sa

mort symbolique : « […] je ne sais plus où sont les morts et les vivants, et de quel côté

je me tiens. Souvent, il m’arrive que je suis posthume. » (FB, p. 133.) Peu avant son

suicide dans l’asile il oublie son nom.100 Il utilise des masques (des pseudonymes)

pour cacher sa véritable identité, mais en réalité il n’y a pas accès non plus. Ces

masques ne représentent pas seulement les moyens de son escapade, mais aussi

et surtout les différentes composantes de son « je » ; de son identité multiple.

L’identité stratifiée est aussi le thème d’un autre roman en question : de Stéphanie

Phanistée.

II.I.IV. Stéphanie Phanistée – l’initiation multiple

« Ce qui compte, ce n’est pas l’ensemble des éléments, mais les

éléments qui donnent sens à l’ensemble. Les autres ne seraient

pas inutiles, loin de là, s’ils pouvaient offrir un autre sens

à l’histoire. Mais, sans cela, vous devez les tenir

pour interchangeables. Question de perspective, en somme. »

Fréderick Tristan (SP, p. 208.)

En ce qui concerne ce roman, nous pouvons constater que parmi toutes les six

oeuvres traitées dans notre travail, il représente une rare exception qui réside dans le fait

que son héros principal est, en fait, une femme. Il est question de Stéphanie Phanistée

qui est devenue la partie intégrante de l’expérience vécue de huit hommes qui cherchent

après des années (nous sommes en 1995 et tous les réunis ont plus de soixante ans)

à mettre à nu le secret dont est entourée l’existence de cette femme. Ceux-ci se

rencontrent pendant plusieurs mois dans la maison londonienne de Jonathan Alexis

Bramante, et se racontent leurs aventures qui sont très semblables bien qu’elles se

100 Pour la question du nom et de son importance pour la recherche identitaire voir plus haut.

48

produissent dans les différentes parties du monde entier (en Europe, au Proche-Orient,

à l’Extrême-Orient, en Afrique, aux États-Unis).

Nos narrateurs sont prédestinés à cette rencontre avec le « fantôme de femme

fatale » premièrement par les marques typiques de la prédestination (telles que : le

sentiment de solitude et de différence) et deuxièmement par « l’appel » (comme si cette

femme les appellait). Dans la plupart des cas ils sont choisis par le baron Zéro, l’oncle

de Stéphanie, pour accomplir un exploit remarquable (par exemple libérer une captive

ou aider une femme à se sauver). Promettre sa participation signifie tomber

dans un guet-apens dressé par l’oncle et sa nièce. Ces deux personnes forment

« une machine à distiller une autre réalité, une réalité égarante […] » (SP, p. 116.)

et leurs élus deviennent les marionettes obligées de se soumettre à leurs exigences.

Le choix des victimes exercé par l’oncle manipulateur, n’est pas aléatoire. Il s’agit

d’une élection raisonnée. En se présentant et formulant sa proposition il répète chaque

fois : « Vous êtes celui que j’ai choisi après avoir longtemps cherché. » (SP, p. 17.)

Après cette sélection suivent les épreuves : enlèvements, escapades, dénonciations

calomnieuses, détentions dans les caves, doutes, impostures, extorsions, manipulation

et le sentiment d’être la chose possédée par quelqu’un d’autre. La manipulation

de l’oncle prend de grandes dimensions et va de pair aussi avec son don de la séduction.

Avec son regard d’une « intensité fixe du serpent » (SP, p. 15.) il paralyse sa victime.

Comme un caméléon, il sait changer son apparence, mais de l’autre côté il porte

toujours les mêmes signes de reconnaissance : les vêtements bizarres (un burnous blanc

ou noir, un manteau vert ou mauve, des chapeaux), les dents en or et une balafre.

Ce protée mythomane est comparé à Satan (SP, p. 313.) grâce à sa perversité,

« disposition active à faire mal intentionnellement et faisant appel aux sources

de l’intelligence et de l’imagination »101 et à son rapport incestueux avec sa nièce

Stéphanie qu’il traite, elle aussi, comme une poupée.

Ce rapport de parenté entre le baron Zéro et Stéphanie est une manifestation

du « rapport de parenté entre le mystagogue et la vierge qui est assez fréquent dans le

roman d’initiation. Le motif de l’inceste, qui s’y raccorde,102 paraît être

une conséquence inévitable de la relation héraldique entre ces personnages. »103

Pourtant, dans ce roman les rôles du mystagogue et de la vierge ne sont pas

101 Grand dictionnaire de la psychologie. Larousse, Paris 1991, p. 570. 102 Ce motif ne manque pas dans le roman (Voir SP, p. 115.). 103 Hodrová, D.: Román zasvěcení. Nakladatelství H & H, Jinočany 1993, p. 143-144.

49

si transparents et définis que dans les romans précédents. Le baron Zéro, avec ses

formes multiples, assume la fonction du mage noir et en ce qui concerne Stéphanie,

il en va de même. Nous ne savons jamais s’il s’agit de la « vierge blanche » ou de la

« vierge noire », d’un ange ou d’un démon. Les deux êtres someillent dans son intérieur.

Ce n’est que sous l’influence des circonstances que l’un ou l’autre se réveille.

Une blonde belle, fascinante, charmante, effrayante, vilaine, rigoureuse, cruelle,

nymphomane, elle est symbole vivant de l’amour et du désir (SP, p. 18.). Elle est douée,

elle aussi, d’un don de la séduction, d’un « […] regard [qui] avait pris possession

de tous et de chacun. » (SP, p. 147.) Elle est « une éphémère paradoxale » (SP,

p. 148.) : elle veut dominer mais elle n’est qu’une marionette de son oncle, elle est la

cible de l’amour pure, mais un de ses traits distinctifs est son comportement

de nymphomane. Elle est une « hydre aux cent bras » (SP, p. 151.), une protagoniste

du « vrai théâtre d’identités ». (SP, p. 313.)

Les narrateurs démêlent peu à peu la pelote des mystères. De même que dans

La Geste serpentine, la connaissance avance en cercles concentriques. Bramante

en apporte le témoignage en expliquant à ses hôtes : « Nous sommes là pour tenter

de découvrir ensemble, ce qui, dans tout ce désordre qu’est le monde, appartient à la

vérité – si toutefois il en est une ! […] Tâche ô combien difficile et que d’aucuns croient

impossible. Néanmois, ne vous semble-t-il pas que, sous les apparences, se dégagent

peu à peu certaines constantes ? […] Comme si, dans les reflets disparates du verre

brisé, on pouvait percevoir une unité perdue. Je crois bien qu’un sens se faufile dans

l’inanité de toutes ces choses. » (SP, p. 80-81.) Pour éclaircir le passé, chacun des huit

hommes y met du sien.

Pourtant, un des narrateurs est touché plus que les autres. Il est question du maître

de maison, Jonathan Alexis Bramante, pour lequel ces rencontres représentent l’épreuve

la plus grave. C’est lui qui voit une angoisse profonde s’emparer de lui au cours des

réunions. Il commence à douter de sa décision de les avoir organisées : « Lorsque

Bramante monta se coucher, tout le poids du monde s’était concentré sur ses épaules.

Avait-il bien fait d’organiser ces réunions ? Fallait-il remuer tous ces souvenirs ? »

(SP, p. 117.) Mais il surmonte ses doutes et à la fin il soulève le rideau de l’énigme :

Stéphanie était une des trois filles Swanson, qui ont joué toutes les trois un rôle

important dans la vie de Bramante. L’aînée s’appelait Dorothea, la puînée Alexandra

et la cadette Stephania. À l’âge de dix-huit ans, influencé par le tableau de Raphaël

50

représentant Les Trois Grâces,104 il est tombé amoureux de Dorothea. Elle n’était pas

très belle, mais elle était avisée. Peu avant leur mariage, Alexandra, jalouse de sa soeur,

essaie de séduire Jonathan, mais il résiste. Il part pour faire son service militaire

en Afrique du Sud. Après son retour il apprend que Dorothea avait eu un accident

et qu’elle est paralysée. Malgré cette infirmité ils se marient, mais peu après leur

mariage Dorothea se rend compte qu’elle ne peut pas faire ses devoirs de femme et elle

offre à Jonathan un contrat. Elle lui propose le ménage à trois avec sa soeur cadette,

Stéphanie. Jonathan se révolte d’abord contre cette proposition pervertie, mais ravi de la

beauté de Stéphanie il finit par tomber d’accord. Dorothea lui explique que ses soeurs

ne sont qu’une partie d’elle même. Elles ne font qu’un seul corps. Et Stéphanie le

précise : « Dorothea est l’âme ; Alexandra est l’esprit ; quant à moi, je suis le corps

[…]. » (SP, p. 369.)

À cette époque Jonathan avait vingt-sept ans.105 Tout semblait marcher bien plus

d’une année. Mais puis apparaît l’oncle des filles, Plumm Pudding. Il commence

à influencer ses nièces et finalement il convainc Dorothea de quitter son mari. Elle

revendique le divorce et réclame une somme de vingt mille livres. Le bonheur familial

s’envole. L’autre épreuve arrive quand Jonathan apprend que Stéphanie se prostitue

afin d’acquitter les dettes de son oncle. Jonathan explique à Stéphanie que l’argent

gagné sert à rembourser les frais de ses soeurs et de l’oncle Pudding. Ils se mettent

en voyage à Florence où Stéphanie se rend compte de sa grossesse. Le couple heureux

retourne à Londres mais son bonheur ne dure pas très longtemps. Stéphanie croit la

lettre concernant la mort de l’oncle et va rendre visite à ses soeurs. Celles-ci la poussent

de l’escalier et causent la mort de Stéphanie et de son bébé.

Ainsi se termine le récit sur Stéphanie, sur la domination et la soumission,

sur l’amour et la haïne. Pour mettre à jour de nombreuses métamorphoses de cette

femme, l’auteur se sert de plusieurs narrateurs qui racontent leurs aventures et leurs

rencontres avec des gens qui racontent, de leur côté, les siennes. Il utilise ici la méthode

déjà mentionnée des cassettes chinoises qu’on appelle aussi « la mise en abyme ».106

104 Elles symbolisent la Sagesse, la Volupté et la Puissance ce qui correspond à trois voies de l’humanité :

la voie théorique, la voie pratique et la voie voluptueuse (SP, p. 348-349.). 105 L’âge significatif pour les héros des romans tristaniens. F. Tristan avait vingt-sept ans quand son père

est mort. Jonathan des Égarés, lui aussi il a vingt-sept ans au début de l’histoire. Il en va de même avec Jean-Arthur Sompayrac de La Geste serpentine et avec William Callister de L’Aube du dernier jour.

106 L’expression qui apparaît pour la première fois dans le Journal d’André Gide (1893).

51

Il s’agit d’un « [d]ispositif insérant un récit (sous-texte) dans le récit principal

ou primaire reproduisant les caractéristiques du récit primaire lui-même, l’illustrant,

l’expliquant, le contredisant, le prolongeant comme contrepoint. »107 qui est

parfaitement apte à dévolier l’identité multiple de l’héroïne. Ce procédé « […] imite la

progression initiatique vers les profondeurs du temps et de l’espace. »108

Par l’intermédiaire des récits insérés nous nous enfonçons dans le passé de Stéphanie

pour revenir ensuite vers le point culminant ; vers la catastrophe qui termine sa vie.

Ce récit n’est pas « initiatique » au sens plein du terme, car le schème triple

de l’initiation y est moins ferme et transparent que dans les romans précédents. Aussi le

le triangle des personnages (l’adepte – la vierge – le mystagogue) est plus vague.

Pourtant, nous pouvons parler du roman d’initiation, parce que la structure motivique

du roman contient tous les éléments nécessaires, tels que le voyage, les épreuves,

la mort symbolique et l’avatar des adeptes.

Toutes ces composantes nécessaires sont contenues aussi dans notre avant-dernier

roman qui traite la question de l’initiation du point de vue de l’oppression,

de la domination et de l’imposture.

II.I.V. L’Aube du dernier jour – l’initiation apocalyptique

« Va dans le monde que tu as connu jadis, car l’heure est venue

où je mettrai à ma droite ceux qui entendront ta parole. Les

autres disparaîtront à jamais dans un tourbillon de feu. »

Frédérick Tristan (ADJ, p. 46.)

Los Angeles, 1993. Par l’intermédiaire de William Callister, le narrateur,

nous apprenons cinq années plus tard, ce qui c’est passé cette année là. En 1993

William Callister, âgé de vingt-sept ans,109 est employé chez un magnat de la finance,

John Stanley Burlington, surnommé « Big Bur ». Cet homme a une terrible peur de son

107 Abîme;Mise en abyme. Dictionnaire International des Termes Littéraires. Récupéré de:

http://www.ditl.info/arttest/art2025.php (le 30 mars 2007). 108 Hodrová, D.: Hledání románu. Kapitoly z historie a typologie žánru. Československý spisovatel, Praha

1989, p. 188. 109 L’âge significatif (voir plus haut). Au moment de la narration nous sommes en 1998 – il a ses trente-

deux.

52

passé et pour cette raison il dicte à Callister, son secrétaire, ses Mémoires dans lesquels

il invente ses débuts miséreux, bien qu’il ait héritié une grosse fortune de son père. Il se

croit omnipotent et se prend pour un self made man avec les aptitudes énormes

pour sauver les affaires familiales et pour gagner l’argent et le pouvoir. Il cherche sans

cesse à élargir ses biens et son influence. Une idée lui vient à l’esprit comment

l’effectuer et il commence à échafauder un plan de l’imposture sans précédent.

Un jour il confie à Callister que « […] la Californie est au bord de l’abîme.

Los Angeles est une poudrière qui va sauter d’un instant à l’autre […]» et que « nous

sommes à la veille de la fin du monde. » (ADJ, p. 12.) Il décide de profiter des

sentiments de crainte de la fin d’un millénaire et de la superstition des gens. Il organise

une secte religieuse qu’il baptise « l’Aube dorée du Dernier Jour ». Un Latino,

Fernando Diaz, en devient le messie. Il est choisi par Burlington110 pour son apparence

extraordinaire (ressemblance avec le Christ)111 et pour son charisme. Burlington lui

explique ses intentions : « Je vais créer un spectacle total ! Un spectacle autour

d’un héros, parce que notre temps a besoin de héros. Un héros qui soit aussi un saint,

un exemple, l’image de ce que l’Américain veut devenir au fond de lui-même ! Et toi,

Diaz, tu seras cette image ! » (ADJ, p. 22.) Il met à sa disposition une villa

à Hollywood, lui promet une somme imposante et Diaz consent à ce théâtre. Sa tâche

sera de convaincre les foules de l’Apocalypse imminente et de transmettre le message

du Père que seuls les membres de la secte peuvent se sauver et atteindre la béatitude.

Diaz deviendra un nouveau Christ, le Christ cosmique. Sa compagne, Amanda Cruz,112

assumera le rôle de la Mère divine.

Le 23 septembre113 Burlington annonce l’arrivée du nouveau Christ dans les mass

médias et les événements prennent un déroulement rapide. Diaz prêche l’Apocalypse

devant les masses et cause la folie collective des auditeurs. Le nombre des gens attirées

par ses sermons va augmentant. Los Angeles vit un séisme dont Burlington tire profit

sans tarder. Ce tremblement de terre était seulement une préparation des horreurs

du Dernier jour. Par contre Diaz commence à douter de la justesse de leur manière

d’agir.114 Le séisme représente pour lui une punition de la part de Dieu : « Dieu nous

punit de Le provoquer. » (ADJ, p. 61) Il est inquiété aussi par les délires qu’il entraîne

110 Le même motif de la sélection comme dans le cas de baron Zéro de Stéphanie Phanistée. 111 La signe de prédestination. 112 La « vierge » de Diaz. 113 La date de l’équinoxe d’automne : le solstice et l’équinoxe sont les jours significatifs. 114 Nous avons déjà parlé plus haut de la nécessité du doute pour l’iniciation.

53

chez les foules. Il comprend les paroles de Burlington qu’ « [i]l est plus facile de vendre

une croyance que de vendre une lessive. » (ADJ, p. 33.) En plus il sent une

métamorphose se produire en lui. Au cours des séances il vit une lutte intérieure ;

il commence à « être » le Christ comme il le confie à Amanda : « […] toute cette affaire

me dépasse ! Quand je suis là, devant cette foule hystérique, je ne m’appartiens plus.

C’est comme si j’étais un autre. Les paroles sortent de ma bouche comme si c’était le

Christ qui les prononçait ! » (ADJ, p. 63.) Diaz accuse Burlington de le changer

en démon. Il le compare avec le Diable même.

Le personnage de Burlington ressemble à celui du baron Zéro de Stéphanie

Phanistée. Dans les deux cas il est question des mythomanes pervers qui abuse de tout

y compris de la réalité. Ils se croient tout-puissants comme en témoigne Burlington :

« […] je crois avoir sur l’ensemble de l’humanité une supériorité telle que je pourrais

devenir le maître du monde si je le voulais. » (ADJ, p. 113.) Avec leur don de séduction,

ils assument le rôle des mages noirs qui contribuent à la métamorphose du héros

principal – cette fois en incitant sa révolte.

C’est le cas de William Callister, le narrateur. Bien qu’il travaille pour Burlington,

car il est son factotum, il le déteste de tout son coeur. La cause de cette haine a ses

racines dans le passé ténébreux. Callister s’était épris de Rachel Holstein, une actrice

juive. Il l’accompagnait aux cours dramatiques mais c’est Burlington qu’elle a épousé.

Ce dernier en a fait une star d’Hollywood et l’a rebaptisée Jane Storm. Leur mariage

a duré trois ans et puis Rachel (alias Jane) a finit d’intéresser son mari. Il a décidé de la

ruiner, car c’est lui qui l’avait créée. Callister a conseillé à Rachel le divorce. Il la

conduisait à Passadena, mais tout à coup une moto a commencé à les suivre. Callister

a accéléré et la voiture a fait un carambolage. Dès lors Rachel était défigurée

et Burlington en accousait Callister. Il le menacait et lui a imposé ses conditions :

« Tu me serviras comme une ombre et assisteras à mes exploits. » (ADJ, p. 72.) Depuis,

il évoque souvent ce contrat115 terrible.

La défiguration de Rachel est une grande peine pour Callister, mais l’avilissement

et la soumission représentent pour lui une épreuve encore plus cruelle. Il décide

d’attendre la fin de Burlington. Sa révolte s’enracine et attend un moment favorable.

115 Comme nous l’avons déjà mentionné, le motif faustien du contrat est typique pour l’initiation.

54

Entre temps Diaz vit sa mort symbolique à Las Vegas où il a été envoyé

par Burlington. Cette ville pleine de maisons de jeu116 et de casinos symbolise la Babel

moderne. Ce n’est pas par hasard que sa catabase s’opère justement ici. Un ange se

révèle à Diaz et lui transmet le message de Dieu : il faut aller rejoindre les rejetés

et négligés, les Latinos : « C’est pour eux que ton Père t’a envoyé. » (ADJ, p. 84.) C’est

alors que Diaz commence à se prendre pour un vrai envoyé de Dieu : « Fernando sortit

de cette nuit comme d’un baptême. » (ADJ, p. 84.) Il pénètre dans une réalité

supérieure : « L’habit de Christ l’avait métamorphosé. » (ADJ, p. 91.) Diaz fait la

connaissance avec Maurice Perez, le chef du SPD (organisation destinée à inciter les

rébellions des Latino-Américains contre la domination des blancs). Il le fréquente

et Burlington en est inquiété. Diaz commence à échapper à son influence. Burlington

ordonne à Callister de veiller sur cet homme, de le suivre. En même temps il décide

d’asservir Amanda en l’obligeant de devenir sa maîtresse. Il la fait chanter en prétendant

connaître le passé de celle-ci. Elle finit par lui cèder. Cet événement suscite la révolte

de Diaz qui promet de se venger. Callister y voit l’occasion de se débarasser

de Burlington. Il cherche les preuves des crimes de Burlington pour un journaliste qui

depuis un certain temps furète autour de cette personne.

Mais Burlington, qui se doute de ce qui se passe, ne veut pas capituler

si facilement. Il fait assassiner M. Perez, puis le journaliste rebelle. Il décide

de remplacer Diaz par un autre Christ. Il renvoie Diaz de la villa. C’est à ce moment-là

que la révolte de Callister contre ce requin117 éclate de toutes ses forces. Il quitte

Burlington et il change d’adresse. C’est à cette époque-là que s’opère sa mort

symbolique : « En chemin, il me parut que le soleil brûlant achevait de calciner en moi

les débris de mon âme et de les réduire en cendres. » (ADJ, p. 150.) Il emménage

avec Diaz et Amanda dans le quartier des pauvres. Ici Diaz continue à recevoir ses

fidèles et Callister dorénavant passe son temps à rédiger le témoignage

contre Burlington. Ce dernier réagit tout de suite. Il lance une campagne contre Callister

dans la presse. Mais il sait que des nuages s’amoncellent au-dessus de sa tête.

Deux procès judiciaires sont ouverts : un avec Henry Clawett, l’ancien

collaborateur de Burlington, incriminé à tort de pédérastie ; l’autre avec William

Callister accusé de la mort de Jane Storm (Rachel). Le juge pressent que les deux

116 Le symbole typique du monde chaotique, du règne du hasard. L’espace d’entrée dans un monde

supérieur. (Voir Hodrová, D. : Román zasvěcení. Nakladatelství H & H, Jinočany 1993, p. 193.).

55

accusés sont les victimes d’un piège. La villa de Burlington est fouillée de haut en bas

et les traces de la nature pervertie de ce maniaque apparaissent en plein jour.

À l’intérieur on a trouvé une chambre de torture, les photos de ses victimes dans les

poses pornographiques et aussi le fusil qui a tué Perez et le journaliste. Seulement

Burlington n’y était pas. Il avait disparu lors du procès. Plus tard on a appris qu’il avait

organisé un suicide collectif (sur le mode de la Cène) de ses plus fidèles et qu’il était

parti avec l’argent des suicidés. Sa dernière trace a disparu en Arabie Saoudite.

Sa disparation était quand même la libération pour tout le monde et surtout

pour Callister. Il pouvait commencer une vie nouvelle sans fardeaux et chaînes. Il s’est

débarassé de l’ombre de Burlington : « Je remettais des noms sur des êtres et des

choses. Je revivais. »118 (ADJ, p. 191.)

L’Aube du dernier jour développe la question de l’identité sur le plan

de l’oppression et la révolte consécutive. Les deux protagonistes, Diaz et Callister,

subissent une initiation qui finit pour le premier par son internement dans un asile,119

pour le second par sa libération. Le schéma initiatique est bien décelable dans les deux

cas. Mais tandis que Diaz perd lentement son identité en la confondant avec celle

du Christ, Callister se saisit peu à peu de la sienne.

Callister entreprend un passage de sa non-identité (car au début, en tant que

l’ombre de Burlington, il en est dépourvu) au pôle contraire : il atteint son

autodétermination parfaite. Nous observons une évolution pareille aussi dans le dernier

roman étudié où les deux héros se rendent progressivement maîtres d’eux-mêmes.

117 Personne cupide et impitoyable en affaires (Voir Ferrario, E.: La metafora zoomorfa nel francese e

nell’ italiano contemporanei. La Scuola, Brescia 1990, p. 173.). 118 La renaissance du héros. 119 La folie (souvent passagère) est un des traits traits typiques pour l’adepte (Voir Hodrová, D. : Román

zasvěcení. Nakladatelství H & H, Jinočany 1993, p. 104. et 150.). Elle est assez fréquente chez les héros tristaniens.

56

II.I.VI. Les Égarés – l’initiation spéculaire

« Nous avons perdu le nom qui nous identifie à nous-mêmes.

C’est pourquoi nous marchons, nous marchons à la quête

de notre nom qui est aussi celui de notre origine. Il nous faut

retrouver notre mémoire par-delà les innombrables

stratifications de l’oubli. […] Nous avons abandonné l’Autre

pour revêtir le Même. »

Frédérick Tristan (É, p. 480.)

Ce roman représente une rupture dans l’oeuvre de Frédérick Tristan. Il sert

de pilier pour notre étude de la recherche de l’identité chez cet auteur. C’est la raison

pour laquelle nous avons gardé l’analyse de ce roman pour la partie conclusive.

Il est question d’une imposture innocente dressée par deux Anglais : Cyril

N. Pumpermaker, un jeune héritier d’une grosse fortune qui lui permet de se livrer

à l’écriture, et Jonathan Absalon Varlet, un jeune étudiant aventurier d’origine

inconnue.120 Ces deux hommes passent un contrat extraordinaire : Cyril, qui écrit les

romans, donnera carte blanche à Jonathan en ce qui concerne leur présentation

et publication. Ainsi naît la personne imaginaire de l’écrivain Gilbert Keith Chesterfield

dont Cyril est l’âme et Jonathan le corps. Sous ce nom, Jonathan fait la connaissance

de Peter Warner, le président d’une maison d’édition, qu’il persuade de publier

Belzéboul, le premier roman de Cyril. Le succès foudroyant ne se fait attendre.

Le roman est lu dans tout le pays et chacun se pose la question : « Qui se cache derrière

le pseudonyme de Gilbert Keith Chesterfield ? » (É, p. 81.)

L’intrigue des Égarés tourne autour de ce personnage qui n’existe pas réellement.

Pourtant c’est Chesterfield qui aide Cyril de même que Jonathan à trouver leur identité.

Cette double recherche s’effectue sur deux plans indissociables l’un de l’autre :

le premier concerne Jonathan et ses aventures ; le second Cyril et ses refléxions sur la

création littéraire.

C’est Cyril qui nous raconte rétroactivement l’histoire de Jonathan,

de Chesterfield et de lui-même. Tout a commencé dès son enfance, à douze ans, où il

120 L’origine sombre est le signe de l’adepte.

57

a rejeté son nom de famille – Pumpermaker – lié à son père hautain121 et détesté.

Alors il a inventé le nom de Chesterfield. Après la mort de ses parents il a hérité

une fortune confortable et il s’est rétiré à Ruthford, une propriété familiale, pour écrire.

Ici il passait ses jours en se promenant, en contemplant et en écrivant. Il aimait cette

demeure héritée de sa mère ; le lieu de sa métamorphose en Chesterfield : « […] c’était

là que s’accomplissait la métamorphose de Pumpermaker en Chesterfield. »

(É, p. 18-19.). C’était à Ruthford qu’en 1930 sa première oeuvre, Belzéboul, a vu le

jour.

Après son achèvement Cyril part à Londres pour chercher un éditeur, mais il n’ose

pas se présenter dans les maisons d’édition. Dans un pub il fait la connaissance

de Varlet, vêtu de noir, qui prédit la chute de l’Occident en faveur de l’Orient. Cyril

coupe court à cette rencontre fortuite, mais deux mois plus tard il se retrouve

de nouveau nez à nez avec lui. Jonathan, cette fois vêtu de blanc,122 lui révèle ses

problèmes d’identité – il ignore l’origine de son pseudonyme et aussi de lui-même.

Pour ces troubles avec l’identité il plaît à Cyril qui décide de l’inviter à Ruthford.

Ici Jonathan lit le Belzéboul et il offre à Cyril de présenter ce roman à la maison

d’édition. Il réussit à faire signer le contrat, mais il le fait sous le nom de Chesterfield.

Dès lors il commence d’assumer le rôle d’un écrivain célèbre. Il fait aussi la

connaissance de Margaret, la fille de Warner, président de la maison d’édition.

Il l’emmène à Ruthford et la présente à Cyril qui, ravi de sa beauté, tombe amoureux

d’elle. Pourtant, cette accointance de Jonathan a pour conséquence le suicide

de Somerset, un jeune domestique de Cyril, jaloux de Jonathan et de son indolence

envers sa personne. C’est la première victime de Jonathan et sa séduction. Mais peu

à peu les eaux se calment et Cyril commence à travailler sur son second roman,

Aventures fabuleuses de Jacob Stern.

Entre temps Belzéboul devient le livre de l’année et gagne à Cyril beaucoup

d’argent. Jonathan, alias Chesterfield, se présente pour la première fois au public.

Il remporte un succès énorme. Cyril quitte la séance avec un sentiment amer. C’est lui

qui écrit et Jonathan qui en remporte la gloire. Mais d’autre part il est content de la

réussite prodigieuse du roman. Il est publié et traduit. Les adaptations multiplient.

L’argent afflue. Cyril peut travailler tranquillement ; aucunes difficultés matérielles ne

121 Son père avait les dents en or – le symbole de la personne orgueilleuse, hautaine et détestée. Ce trait

est typique aussi pour le baron Zéro de Stéphanie Phanistée.

58

le touchent plus. Il continue à écrire son second roman tandis que Jonathan voyage

à travers le monde et fait de la publicité pour le roman.

C’est en Allemagne que ce dernier rencontre sa « vierge », son « ange juif » Sarah

Goldmann. Il s’agit de la fille d’un musicien juif assassiné par les membres du Parti

ouvrier national-socialiste, les fanatiques antisémites. Jonathan emmène Sarah

en Angleterre. Il parle à Cyril de ce qui se passe en Allemagne et attire son attention

sur la menace de la guerre. L’Allemagne est sous l’influence du mythe de la race

allemande, du germanisme. Les expériences vécues en Allemagne l’ont changé.

Il acquiert l’air grave. Il décide de partir avec Sarah pour l’Italie pour s’y reposer et il

invite Cyril à les accompagner. Mais celui-ci ne consent que sous la condition que

Margaret aille avec eux. Jonathan n’en est pas très content, mais il cède au souhait

de Cyril. Les quatre prennent la direction Venise.

C’est dans cette ville que se produit une brisure importante dans la vie des deux

héros. Cyril épie Margaret qui paraît intimement liée à ce lieu et il découvre la

vérité qu’il avait prévue : Margaret est une nymphomane qui se prostitue. Cette

révélation est une épreuve pour Cyril qui en témoigne : « J’avais osé soulever la pierre

interdite. Dessous, j’avais vu le noeud grouillant des vers. Et c’était en moi, nulle part

ailleurs qu’ils grouillaient. » (É, p. 188.) Tout le monde se détend après le retour

de Margaret à Londres.

Aussi pour Jonathan ce séjour vénitien est plein de surprises. C’est ici que

commence son drame personnel ; sa quête de l’ombre d’un homme jadis aimé.

Il cherche à trouver les traces du lord Ambergris qui, n’ayant pas d’enfants, s’étant

chargé de lui depuis son bas âge. Après la mort du lord, les héritiers valides ont spolié

Jonathan de sa part d’héritage, car il n’était pas adopté. Pourtant, celui-ci n’a jamais

oublié le lord qui seul représentait la clé de son passé. A Venise il trouve les traces

d’une société secrète à laquelle le lord appartenait. Ces traces l’ammènent

chez Marcello Edoardo Pizzi, un ancien ami du lord. Cette personne honorée dévoile

à Jonathan que le nom Ambergris était seulement un pseudonyme, utilisé pour cacher

l’identité du lord. En réalité il s’agissait de John, comte de Sheffield. Appartenant

à un cercle secret initiatique « des frères de l’Apocalypse », il s’intéressait aux textes

de l’époque des commencement du christianisme. Pour cette raison il fréquentait

certains amis à Venise y compris Pizzi.

122 Nous pouvons voir la variabilité des couleurs de l’adepte. Elle est typique pour le passage par le seuil,

la frontière. (Voir Hodrová, D.: Román zasvěcení. Nakladatelství H & H, Jinočany 1993, p. 214-215.).

59

Après le séjour à Venise, en novembre 1931, Cyril retourne à Ruthford. Il essaie

de publier son second roman de son propre chef, mais on refuse de publier le roman et il

sait que sans la publicité de Jonathan (alias Chesterfield) il atteindrait une faible

estimation. Il continue à écrire. En ce temps Jonathan assiste en Amérique à la

préparation de la première du film La Folie du diable (adaptation du Belzéboul).

Il confie à Cyril ses doutes sur les événements mondiaux qui s’accélèrent : « La terre

est proche de retourner au chaos. […] On se croit encore après la guerre. Or c’est

avant la guerre que nous sommes ! » (É, p. 224-225.) C’est la raison pour laquelle il

voulait rendre le nom de Chesterfield illustre. Il veut que sa voix soit entendue, que ce

message de la guerre imminente soit divulgué. C’est pourquoi il a cessé si brusquement

sa recherche sur le lord et se concentre sur l’élargissement de la gloire et de la notoriété

de Chesterfield.

Mais ses plans sont perturbés par la déclaration imprévue de l’actrice Patricia

Steel, qui annonce ses fiançailles avec Jonathan. Hélas, cette annonce entraîne la

seconde catastrophe dans la vie de Jonathan : Sarah, amoureuse avec lui, part en voiture

et subit un accident dont elle sort paralysée. Elle est la seconde victime de la réussite

de Jonathan. Mais comme il dit lui-même à Cyril : « Vous avez saisi qu’il n’est pas

de lien possible sans sacrifice nécessaire. C’est que le contrat123 ou le serment sont

une branche vive dans la durée, et c’est dans cette mesure qu’ils sont sacrés. […] Il faut

payer. » (É, p. 53.) Jonathan se trouve toujours enchaîné par une chaîne dont il aimerait

se libérer.

Pour cette raison il se lance dans l’action charitable. Il construit un hôpital

en Afrique pour les lépreux. Il se sacrifie pour soulager la souffrance du monde. Son but

est d’alarmer les gouvernements et les sociétés internationales et de mobiliser les gens,

car il faut « […] faire entendre au monde que la fin des temps est proche s’il ne se

ressaisit pas. » (É, p. 275.) Ses plans reçoivent peu à peu le soutien du monde entier.

En plus tout le monde observe la grossesse compliquée de Sarah que Jonathan veut

épouser après sa naturalisation. Malgré la paralysie Sarah survit à l’accouchement

d’un garçon qui recevra le nom juif Yehudi. Mais un autre leurre guette Jonathan.

Il tombe amoureux d’une autre femme124 – l’actrice Rosana Andrew. Pour échapper

à cette menace il part pour l’Écosse. Il se voit dégradé à ses propres yeux mais Sarah le

123 Le thème faustien du contrat avec le Diable. 124 Une épreuve.

60

calme comme elle l’écrit à Cyril : « Je l’assurai que cette épreuve était sans doute

nécessaire. Lui, le séducteur, avait été séduit ! » (É, p. 335.)

Entre temps Cyril travaille sur un nouveau roman – Le Roi des Singes - inspiré

par une légende chinoise. Il épouse Mary Stretton qu’il a rencontrée en rentrant

d’Amérique. Le mariage a lieu en octobre 1934. En même temps il change le nom

de Pumpermaker detesté en Charmer-Maker.

Le 3 mars 1935 tout le monde est choqué par une nouvelle terrible : Yehudi

a disparu. Cyril part immédiatement pour les États-Unis pour rejoindre Sarah

et Jonathan. L’enfant avait été kidnappé par les partisans de la renaissance de la nation

allemande, sur l’ordre de la chancellerie. Ils exigent la rançon de deux millions dollars

pour que Jonathan ne puisse continuer sa lutte contre l’extrémisme allemand. Jonathan

fait une déclaration au cours de laquelle il parle du nationalisme allemand et il refuse les

exigences des kidnappeurs. Il ne reverra jamais plus son enfant. À la suite de ces

événement Sarah devient folle. Ces deux épreuves changent Jonathan. Il se fait des

reproches que son orgueil a tué Yehudi. Il devait satisfaire les ravisseurs.

Sa métamorphose a été rachetée par la mort du fils et par la folie de Sarah.125

Cyril non plus ne reste pas intact. Après cette expérience américaine désastreuse il

rentre en Angleterre et commence à écrire L’homme sans visage. Sa femme entame des

relations avec Margaret et Leonid Charlienko, un jeune écrivain et membre du parti

national-socialiste.

Cyril part avec Jonathan à Edimbourg pour y acheter le château où il passait les

vacances pendant sa jeunesse. Ici Jonathan apprend que le lord n’avait pas pu l’adopter

car il était le fils d’une personne en vue, l’héritier d’un nom très illustre. Jonathan confie

à Cyril qu’il essayait d’abord de jouer le rôle d’un écrivain mais qu’il n’est pas possible

de revêtir la peau d’un autre. C’est pourquoi il s’est lancé à pratiquer la charité,

mais comme Margaret l’a bien dit : l’ordre et la bonté n’était que des alibis,

qu’un geste. (É, p. 399.) C’était toujours les autres qui payaient pour lui. Maintenant il

lui faut reprendre le fardeau de sa propre identité. Dans le tiroir de la bibliothèque

Jonathan trouve la lettre adressée à lui. Celle-ci contient la solution de l’énigme de son

origine : Il est le fils de Harold Sprague, le premier ministre de l’Angleterre,

et de Dorothea Temple, une Juive que Jonathan connaissait dans son enfance. Mais il

ignorait qu’il s’agissait de sa mère. Il voulait trouver le nom du père, mais c’était le nom

125 Ces deux épreuves mènent à la catabase de Jonathan.

61

de sa mère qui l’a ému : « J’ai découvert mon nom à présent ! A ma nouvelle

naissance ! »126 (É, p. 434.) Il décide de rejetter le nom de Chesterfield et de s’engager

dans la guerre civile en Espagne.

En ce qui concerne Cyril, il change aussi au cours de cette visite. Il rêve un rêve

initiatique. Dans ce rêve Jonathan assume le rôle de l’envoyé du Diable et lui explique

de quoi il est question dans la vie. Personne n’est dans le monde par hasard. Chacun

y a un rôle à tenir. (É, p. 443.) Mais puis Cyril n’arrive pas à saisir les mots. Seulement

les derniers : « Nous sommes tous sortis de la tombe, mon bon ami. » (É, p. 443.) Puis il

se réveille de ce cauchemar. Il retourne à Londres où il apprend que Mary l’a quitté

et s’est installée chez Margaret. Chez cette dernière se déroulent les séances de la

société secrète de l’Aube dorée, la secte utilisée par quelques riches pour servir leur

arrivisme. Cyril veut que Mary cesse de fréquenter ces gens-là mais elle est sous leur

emprise : « Je suis Zelator et, comme telle, je dois obéir à mes maîtres spirituels ! »

(É, p. 456.) En plus elle attend le fils de Charlienko.127 Cyril divorce d’elle.

Jonathan part pour l’Espagne. Harold Sprague, son vrai père, l’encourage

dans son action. Il lui prête la main-forte. Jonathan écrit les reportages sur les intentions

guerrières de la Russie et de l’Allemagne. Les deux pays le prennent en filature. Il est

arrêté par les républicains le 8 février 1937, il est livré aux franquistes après leur prise

de Barcelone. Ensuite il est transporté dans une autre prison d’où il peut voir les

exécutions. Un matin les soldats viennent pour le préparer à l’exécution. Ils le collent

au mur mais les fusils sont chargés à blanc.128 Puis il est relâché est envoyé

en Angleterre.

Le public est choqué par l’exécution simulée de même que par les faux aveux

de Jonathan que Franco a laissé publier. Mais la série des épreuves ne se termine pas.

En août 1937 meurt Sarah. En même temps Chesterfield reçoit le prix Nobel.

À l’occasion de la conférence de presse il fait l’appel aux gouvernements du monde

au nom de l’humanité. Il faut faire barrage au danger de la guerre. Puis il repart

pour Barcelone sous le nom de Cyril N. Pumpermaker. Le 23 décembre 1937 il écrit la

dernière lettre à Cyril. Il est content d’avoir pu le rencontrer. C’est cette lettre qui incite

l’inversion de Cyril. Il comprend le message de Jonathan : il faut qu’il s’engage à son

tour. Il décide d’aller le rejoindre en Espagne. En route s’opère sa nouvelle naissance :

126 La phase de la renaissance. 127 L’épreuve de Cyril. 128 Une autre épreuve de Jonathan.

62

« […] tandis que, penché sur le bastignage, je me vouais à la nausée, c’était d’un autre

moi-même que j’accouchais. » (É, p. 564.) Il se rend compte qu’il faut abandoner

l’univers imaginaire de ses oeuvres et se livrer à la réalité.

Cyril erre à Barcelone sans savoir où chercher Jonathan. Finalement un homme

du consulat l’envoie chez un rabbin qui donnait des leçons à un Anglais. Ce rabbin

connaissait l’homme cherché ; il l’a baptisé en lui redonnant les noms Jonathan Absalon

(ainsi Jonathan a retrouvé les noms dont il avait voulu se débarasser). Blessé, il se

trouve chez une cousine du rabbin. Cyril veut l’emmener à l’hôpital, mais Jonathan ne

veut pas : « Je suis déjà parti. » (É, p. 585.) En voyant Jonathan mourir, Cyril comprend

que c’ést une partie de lui-même qui part. À ce moment il décide d’écrire un livre

sur Jonathan. C’est par l’intermédiaire de cette écriture qu’il se rend compte de sa

propre existence et de son sens.

Comme nous l’avons déjà mentionné, ce roman symbolise une rupture dans la

création littéraire de Tristan. Non seulement c’est cette oeuvre qui lui a valu le Prix

Goncourt, mais avant tout c’est l’oeuvre dans laquelle l’auteur prend distance

par rapport à son expérience littéraire et ses méthode créatrices. Ainsi à la première

page du roman il avertit le lecteur, par l’intermédiaire de Cyril, que cette histoire qu’il

va relater n’est pas inventée comme ses autres romans mais qu’elle est vraie, car :

« […] le temps est venu de prendre quelque recul face à l’imaginaire. » (É, p. 11.) C’est

comme s’il voulait, par cette proposition, toute contraire aux principes de la Nouvelle

fiction129 dont Tristan se prétend être partisan, attirer l’attention sur la gravité

du message caché dans le roman. Mais d’autre part il allège tout de suite la véridicité

suggérée du récit par l’affirmation que s’il lui faut avouer ici la vérité, ce n’est pas tant

pour libérer sa conscience que « […] par un amour de la cocasserie que les

innombrables farceurs de la vénérable Albion apprécieront à sa juste valeur […] »

(É, p. 12.)

Il est vrai qu’à commencer par ce roman, le fictif et l’imaginaire deviennent plus

implicites et cachés que dans les romans précédents. Aussi les motifs féériques

(les animaux qui parlent, les nains, les chevaliers, les monstres, etc.) disparaissent

129 La tendance littéraire basée sur le fictif et l’imaginaire (comme les principes fondateurs de toute

création) qui regroupe les auteurs suivants : Jean-Luc Moreau, Frédérick Tristan, Hubert Haddad, Georges-Olivier Châteaureynaud, François Coupry, Patrick Carré, Marc Petit, Jean Lévi.

63

et l’orientation de l’auteur sur les problèmes de la civilisation occidentale et sa crise est

plus apparente. Pourtant la question de l’identité reste le sujet principal.

Dans les Égarés nous pouvons suivre l’initiation double, bien que le schéma

de celle-ci soit moins clair que dans les roman d’inspiration mystique. Les deux héros

subissent les épreuves, la mort symbolique et la renaissance : Jonathan

par l’intermédiaire de son engagement et l’action, Cyril par l’intermédiaire de l’écriture

qui reflète et explique son vécu. Mais la réflexion que fait Cyril sur ses romans

découvre aussi en partie le sens de l’oeuvre tristanien et de son propre vécu,

car Belzéboul n’est que le nom de guerre du Dieu des mouches, le roman Aventures

fabuleuses de Jacob Stern renvoie aux Tribulations héroïques de Balthasar Kober

de même que Le Rois des singes renvoie au roman Le Singe égal du ciel et L’Homme

sans visage au roman L’Homme sans nom.

64

Comme nous pouvions le voir, l’initiation tient une place éminente

et irremplaçable dans le monde romanesque de Frédérick Tristan. Sa présence dans son

oeuvre est d’une telle portée que nous pouvons même le mettre au rang du roman

d’initiation. Tristan observe toutes les exigences réclamées par le processus initiatique

(dont les plus importants sont le schéma initiatique triple et le triangle des personnages)

et en plus il unit avec maestria les éléments de l’initiation occidentale et orientale. Il se

sert de nombreux moyens d’accentuer le caractère initiatique du voyage qu’exerce le

héros : il utilise souvent la composition de provenance orientale (les « cassettes

chinoises »), il fait des allusions aux sectes, religions, sociétés secrètes et confréries

initiatiques (tels que : le culte solaire de Mithra, les franc-maçons, les Rose-Croix, etc.)

et il renvoie aux oeuvres littéraires liées à l’initiation : les contes de Mille et une nuits,

Parzival de Wolfram von Eschenbach, contes du Graal, Don Quichotte, La Divine

comédie d’Alighieri, etc. Parfois Tristan déclare directement son intention de créer

un récit initiatique. C’est par exemple le cas de la postface de La Geste serpentine écrite

par Adrien Salvat. Ce dernier en expliquant l’histoire prétend qu’il s’agit : « [d]’une

histoire aux règles bien définies, de nature très clairement initiatique […]. » (GS,

p. 173.)

Tous les six romans en question suivent l’axe initiatique. Pourtant les Égarés

représentent une rupture aussi en ce qui concerne la problématique de l’initiation.

Dans deux romans du « cycle mystique et picaresque » (La Geste serpentine

et Tribulations héroïques de Balthasar Kober) le schéma initiatique observe toutes les

règles d’une manière explicite, tandis que dans les romans ultérieurs (Le fils de Babel,

Stéphanie Phanistée et L’Aube du dernier jour) qui traitent la problématique de la

civilisation occidentale contemporaine, ce schéma devient plus complexe et il est moins

manifeste, bienqu’il soit toujours présent et repérable. Dans le cas de tous ces romans

nous pouvons parler de l’initiation « […] à laquelle appelle toute l’oeuvre de Tristan

[et qui] n’est pas simple ni sans danger ; le doute y domine, et l’homme, face au miroir,

ne sait plus où est le reflet et où est la réalité […] »130

Au cours de ce processus, le héros, toujours prédestiné, atteint les niveaux

différents de la connaissance et de l’être. Quant au niveau épistémologique, il apprend

que la connaissance humaine est trop relative pour pouvoir fonder la base inébranlable

de son comportement et de sa manière de voir le monde. Au fur et à mesure qu’il

130 Engel, V.: Frédérick Tristan ou la guérilla de la fiction. Éditions du Rocher, Monaco 2000, p. 60-61.

65

pénètre dans une autre réalité (les stades ontologiques plus élevés), il se rend compte

que les notions traditionnelles n’y correspondent pas. Donc, il doit se débarasser des

façons habituelles de penser, de la conviction occidentale de l’omnipotence de la raison.

L’initiation le place sur le « [p]lan où la pensée discursive, le questionnement critique,

les spéculations philosophiques ne font plus l’objet de toutes les attentions et de toutes

admirations. […] C´est le vieux conflit entre passion et raison, compréhension

et vécu. »131 Le héros cesse de chercher la vérité dehors, dans le monde exteriéur, et il se

tourne vers son propre intérieur. À l’aide de son mystagogue et la « vierge » il découvre

une nouvelle connaissance basée sur la croyance.

Il en va de même au niveau ontologique. Dans le cadre de celui-ci le héros monte

et descend, remonte et redescend avant d’atteindre un autre statut de l’être, un état idéal.

Son ancien « je » meurt pour que son existence puisse acquérir une nouvelle dimension.

C’est le sens de la mort vivifiante dont parle Jonathan A. Varlet dans les Égarés :

« Il y a deux sortes de mort. La plupart des gens n’en connaissent qu’une, la mauvaise,

celle qui tue, celle qui paralyse, celle qui transforme un être vivant et jeune en cette

chose horrible, immobile et froide que l’on est obligé de jeter. Mais il est une autre

mort, la bonne, la nécessaire, celle qui vivifie, qui anime, celle qui transforme la

vieillerie du monde en aube merveilleuse et pure ! C’est cette mort là qu’il faut savoir

traverser. » (É, p. 169-170.) Il n’est pas surprenant que cette rupture dans la vie

du héros se produise habituellement dans un lieu pourri, marqué par la décomposition,

par le chaos qui correspond à l’état de désintégration du héros. C’est Venise, la ville

mourante,132 qui devient le symbole tristanien de cette « Babylone »,133

cette désintégration et du déclin de l’homme occidentale en général. Ce n’est pas

par hasard que le voyage de Balthasar Kober se termine justement ici et que c’est ici que

« […] commença vraiment la recherche de cette ombre prestigieuse que Jonathan

Absalon Varlet nommait Lord Ambergris. » (É, p. 193)

Bref, à tous les niveaux le héros mue au cours du processus initiatique comme

un serpent, « […] animal qui doit changer de peau pour pouvoir continuer son

131 Decharneux, B., Nefontaine, L.: L’initiation. Splendeurs et misères. Éditions Labor, Bruxelles 1999,

p. 51. 132 Voir aussi Hodrová, D.: Román zasvěcení. Nakladatelství H & H, Jinočany 1993, p. 90. et 201., Engel,

V.: Frédérick Tristan ou la guérilla de la fiction. Éditions du Rocher, Monaco 2000,chap. Venise, archetype de l’Occident et Tristan, F. : Venise. Champ Vallon, Paris 1984.

133 L’antithèse de la Jérusalem céleste et du Paradis. (Voir Chevalier, J., Gheerbrant, A.: Dictionnaire des symboles. Éditions Robert Laffont, S.A. et Éditions Jupiter, Paris 2005, p. 94.).

66

évolution. »134 Cette évolution du héros implique très souvent son inversion à laquelle

nous nous consacrons au chapitre suivant.

134 Steiner, R.: O iniciaci. Fabula, Hranice 2003, p. 124.

67

III. L’inversion du héros

La quête de l’identité et le processus initiatique chez Frédérick Tristan plongent

souvent le héros dans ce que l’auteur appelle « le monde à l’envers » ; dans un état

où les notions reçoivent leur acception inverse. Ainsi le cheval dans La Geste serpentine

explique à Hasan et Ananda que « […] il est écrit : celui qui descend gravit, celui qui

gravit descend, celui qui va vers la droite marche vers la gauche, et inversement. »

(GS, p. 79) et un peu plus loin une raie, outrée de leur inexpérience, leur promet de les

emmener chez quelqu’un qui saura finalement leur « […] apprendre la différence qui

existe entre le haut et le bas […]. » (GS, p. 146.) C’est cette inversion du sens qui

intrigue Balthasar Kober lorsqu’il regarde l’image qui s’appelle « le monde à l’envers »

représentant un homme qui tire la charrue menée par un boeuf, un enfant qui donne la

bouillie à sa mère, des poissons qui volent dans les airs et des oiseaux qui nagent dans la

mer, le porc qui égorge le charcutier, etc. (BK, p. 49) Le colporteur qui a apporté cette

image explique à Balthasar qu’il s’agit du temps qu’il fait : « Jadis les saint étaient

martyrs ; maintenant ils égorgent. Jadis les rois administraient leur peuple avec bonté ;

maintenant les rois sont gouvernés par les loups qui, à travers eux, saignent le peuple

comme un agneau. » (BK, p. 49.)

Avec cette image du monde, à la fois comique et tragique, correspond aussi la

situation initiale du héros qui ressemble à un homme de l’image : tête en bas, jambes

en l’air. Cette situation pénible exige une correction, une inversion, qui ne peut avoir

lieu qu’à l’intérieur du héros. Tristan explique :

« […] le « mundus inversus »135 est un topos fondamental. Il est à la base

de l’idée de retournement. Car si notre inconscient nous habite et que nous tenions

de l’habiter, ne serait-ce que fragmentairement, il nous faudra réussir à faire

apparaître ce qu’il nous cache et nous cachera irréductiblement tant qu’il ne sera pas

venu au jour relatif. L’inversion consistant à faire passer l’intérieur à l’extérieur,

comme par le retournement d’un gant, est donc une méthode sans laquelle l’homme

135 Le nom de Stéphanie Phanistée est un emblème vivant de ce topos.

68

serait à jamais coupé de la totalité de sa concience, comme une source du réservoir

souterrain qui l’alimente. »136

Communément, les héros pensent d’abord qu’il faut changer avant tout ce monde

dénudé de la logique habituelle. Avec cette conviction coïncident leurs tentations

messianiques fréquentes, telles qu’on peut les repérer chez Fernando Diaz dans L’Aube

du dernier jour, chez Balthasar dans Les Tribulations, chez Henri dans Le Fils de Babel

et chez Jonathan dans Les Égarés. Ce n’est que peu à peu qu’ils se rendent compte que

ce n’est pas le monde, l’extérieur, qu’il faut changer, mais l’homme, son intérieur. C’est

pourquoi la question naïve posée par Balthasar, lorsqu’il regarde l’image du monde

renversé « […] que faudrait-il faire pour le remetttre à l’endroit ? » (BK, p. 49.) reste

sans réponse.

Cette inversion que le héros doit subir se rattache à l’existence des oppositions

cohabitant sa personne : l’orgueil – la modestie, la pureté – la nymphomanie, la sainteté

– la perversion, etc. L’inversion implique le passage d’une qualité à une qualité

antagonique, « le mouvement intérieur du sens d’un pôle à un pôle opposé. »137 Ainsi le

héros passe de la conviction au doute, de l’esthétique à l’éthique, de l’ignorance à la

connaissance, de l’incrédulité à la croyance, de la victime au sacrifice, du jeu au sérieux,

de la passivité à l’activité. Ce passage par l’inversion, qui représente la fluidité du « je »

et son passage vers une nouvelle identité, est facilité surtout par trois facteurs : l’oubli

qui permet d’effacer l’antérieur et d’accepter le défi du nouveau, la figure du double qui

révèle les contenus sous-jacents de l’inconscience et la révolte qui accomplit la

métamorphose.

III.I. L’oubli et l’anamnesis

L’oubli représente une étape indissoluble de la recherche de l’identité

chez Frédérick Tristan. Comme nous l’avons vu au chapitre premier, les héros se

heurtent à l’impossibilité de se souvenir de leur nom, de leur origine, de leur passé.

Cet état avoisine la folie comme en témoigne Stéphanie Phanistée dans une de ses

136 Tristan, F.: Le monde à l’envers. Hachette, Paris 1980, p.15., cité d’après Engel, V.: Frédérick Tristan

ou la guérilla de la fiction. Éditions du Rocher, Monaco 2000, p. 58. 137 Hodrová, D.: Román zasvěcení. Nakladatelství H & H, Jinočany 1993, p. 75.

69

métamorphoses, après avoir perdu la mémoire à la suite d’un naufrage : « Ne plus

savoir à qui appartient son propre visage ! Être étrangère à soi même ! C’est une sorte

de folie, vous savez… » (SP, p. 339.)

Mais une telle folie est désirable, voire indispensable : pour que quelque chose

de nouveau puisse commencer, ce qui précède doit être oublié. La perte de la mémoire

et de la raison créent une « barrière intérieure séparant l’adepte du but de son

voyage. »138 Tristan se sert à foison de ces motifs de l’oubli et de la folie.

Non seulement ils sont nécessaires pour le processus de l’initiation, « [o]r, toute

initiation, de quelque tradition qu’elle soit, implique à un degré ou un autre que l’initié

oublie qui il est, d’où il vient, ce qu’il désire. »139 mais ils se rapportent à un témoignage

d’une partie importante de sa propre expérience vécue ; à savoir de la catastrophe qui

l’a touché pendant la seconde guerre mondiale. Tristan se confie :

« Je suis né dans les Ardennes, et j’ai été évacué en 1940. Cela a été l’horreur,

et j’ai totalement perdu la mémoire à cette occasion. Je ne reconnaissais plus ma mère.

Aujourd’hui encore, je ne me souviens jamais de mes rêves. J’écris sans doute aussi

pour retrouver cette mémoire perdue. »140 Les traces de cet événement sont le mieux

perceptibles dans le cas de Jean Arthur Sompayrac de La Geste Serpentine qui perd la

mémoire et la raison en 1940, comme Tristan, pendant son séjour dans le camp

d’internation à Nankin.

Pour se résigner à cette expérience douloureuse, pour franchir cet « obstacle »,

le héros doit se mettre en route à la recherche de ce qui a été perdu. Cette quête qui

s’effectue en cercle, en spirale, comprend la descente vers le passé et les souvenirs.

Parfois c’est le plus petit détail, la plus petite réminiscence (comme chez Proust à qui

Tristan renvoie d’une manière directe dans Le Fils de Babel) qui provoque

l’anamnesis141 – le retour à une conscience pleine, à la mémoire, à soi-même. Pourtant

ce rétablissement de la mémoire ne suppose pas un oubli absolu, la perte totale

de l’identité, mais seulement un « oubli relatif » et passager.142 Le but de l’anamnesis

138 Hodrová, D.: Román zasvěcení. Nakladatelství H & H, Jinočany 1993, p. 151. 139 Engel, V.: Frédérick Tristan ou la guérilla de la fiction. Éditions du Rocher, Monaco 2000, p. 24. 140 Prolongeau, H.: Les égarements de Frédérick Tristan (Article paru dans l’édition du 9 mars 2000).

Recupéré de : http://www.humaniste.fr/journal/2000-03-09/2000-03-09-221464 (le 20 mars 2007). 141 L’acte mental, par l’intermédiaire duquel l’homme remonte à la mémoire des phénomènes,

des événements, des situations qui se sont produits dans le passé (Voir Filosofický slovník. Nakladatelství Olomouc, Olomouc 2002, p. 438.).

142 Voir Engel, V.: Frédérick Tristan ou la guérilla de la fiction. Éditions du Rocher, Monaco 2000, chap. Au départ, il y a l’oubli.

70

est autre que le choix entre l’ancienne identité et l’identité nouvelle – à savoir leur

synthèse.

Le héros et ses efforts qu’il déploie au cours de la quête de l’identité perdue sont

secondés par la figure du double, du sosie, qui lui présente le miroir.

III.II. Le rôle du double

La figure du double n’est rien d’exceptionnel dans la littérature. Elle y apparaît

sous différentes formes dont la plus fréquente est celle des jumeaux. Cette figure est

présente déjà dans les mythes les plus anciens et symbolise « […] l’état d’ambivalence

de l’univers mythique. »143 Cette duplicité crée une composante importante

et omniprésente aussi dans l’oeuvre de Frédérick Tristan qui grouille de sosies,

de personnages doubles. Ainsi dans La Geste serpentine se trouve un récit sur Wou-

tcheou, personnage double, qui se nomme aussi Tchang-kiang, dans Stéphanie

Phanistée nous assistons à tout un défilé des doubles (surtout féminins qui expriment la

nature ambiguë d’une seule femme), dans Le Fils de Babel Henri dit d’O’Connor :

« Je l’imagine qu’il sort de moi, comme dans ces film où l’on voit le double se lever

tandis que l’autre dort profondément. » (FB, p. 75.)

C’est cette « […] énigme du double, de l’intérieur du héros qui représente la

liaison la plus étroite entre les personnages, [car] la relation de parenté change

en relation d’identité. »144 Cette relation est dépeinte le mieux dans les Égarés. Cyril

l’annonce dès le début, prétendant que « […] ce nouveau livre, […] n’est pas

une oeuvre d’imagination mais une promenade dans cette duplicité qui me permit

d’écrire à l’abri tandis que l’autre se propageait dans le monde. » (É, p. 13.) Toute

l’histoire racontée par Cyril est orientée vers son union extraordinaire avec Jonathan.

C’est lors de la seconde rencontre avec Jonathan que Cyril entend une voix qui semble

venir de son intérieur. Il écrit : « Cette voix m’était connue et quasiment familière.

Durant un bref instant, il me parut qu’elle venait de moi-même, d’une certaine

profondeur de mon être, ce qui me troubla au point que je me demandais se ce n’était

143 Chevalier, J., Gheerbrant, A.: Dictionnaire des symboles. Éditions Robert Laffont, S.A. et Éditions

Jupiter, Paris 2005, p. 546. 144 Hodrová, D.: Román zasvěcení. Nakladatelství H & H, Jinočany 1993, p. 171.

71

pas mon reflet dans quelque miroir qui apparaissait, surgissant, de la pénombre des

lieux. » (É, p. 28.) Plus loin il explique leur intérêt réciproque qu’ils portaient l’un

pour l’autre: « Nous nous étions séduits l’un l’autre. […] nous partagions le même goût

pour la lecture, c’est-à-dire pour une solitude peuplée par l’imagination et la sensibilité

[…]. Nous avions en commun ce qui nous différenciait des autres. » (É, p. 39.) Cette

relation fondée d’abord sur l’intérêt et l’enchantement change peu à peu en une

véritable alliance basée sur l’harmonie spirituelle. Les deux héros se ressemblent

de plus en plus et ils finissent par devenir les jumeaux comme en témoigne Cyril à la

mort de Jonathan : « Je m’aperçus alors, et seulement alors, qu’un ombilic nous reliait,

qui maintenant était coupé. De quelque manière, nous avions vécu comme deux

jumeaux, nous partageant un rôle dont nous ne connaissons le texte que par bribes. »

(É, p. 586.) C’est à ce moment là que Cyril se rend compte que c’est une partie de lui-

même qui part.145

En effet, si un double ou un jumeau apparaît sur la scène, il s’agit toujours

du reflet du héros même. Car les doubles ne sont ici que pour lui présenter le miroir

et lui révéler ainsi « la vérité, la sincérité, le contenu du coeur et de la conscience ».146

Ce miroir est très important parce qu’ « il reflète sincérement celui qui

s’y regarde, à savoir le visage qu’on ne montre jamais au monde en le cachant derrière

un masque. »147 Ce miroitement est souvent entraîné par la figure de l’ombre,148 une des

variations du double. La rencontre avec notre propre ombre symbolise d’après Jung

une épreuve du courage, car il est question de la rencontre de nous-mêmes qui compte

parmi les expériences les plus désagréables. L’ombre représente selon lui les contenus

inconscients de notre « je » pourtant influencant notre manière d’agir et de réfléchir.

La lâcheté d’admettre ces contenus empêche le sujet de se saisir de la totalité de « je ».

Dans l’oeuvre tristanien l’ombre aide le héros à découvrir cet inconscient et de se

trouver ainsi en face de soi-même. Ainsi l’archange Gabriel dans La Geste serpentine

explique à Ashraf (condamné à être l’ombre de son disciple Hasan) que s’il est puni

145 Le double apparaît le plus souvent dans les moment de la crise: in extremis et in articulo mortis.

Voir Hodrová, D.: Román zasvěcení. Nakladatelství H & H, Jinočany 1993, p. 170. 146 Chevalier, J., Gheerbrant, A.: Dictionnaire des symboles. Éditions Robert Laffont, S.A. et Éditions

Jupiter, Paris 2005, p. 636. 147 Jung, C.G.: Výbor z díla II.: Archetypy a nevědomí. Nakladatelství Tomáše Janečka, Brno 1999,

p. 118. 148 L’image même des choses fugitives, irréelles et changeantes (Voir Chevalier, J., Gheerbrant, A.:

Dictionnaire des symboles. Éditions Robert Laffont, S.A. et Éditions Jupiter, Paris 2005, p. 700.). Voir aussi Cassirer, E. : Filosofie symbolických forem II. Mytické myšlení. Oikoymenh, Praha 1996, p. 279.

72

pour l’abus de la fille de Codadad ce n’est pas à tort, car même s’il n’a pas commis ce

crime, il est puni pour le désir, pour les rêves, pour la seule volonté de le commetre :

« La nuit, ne rêvais-tu pas de ces filles que tu punissais d’être femmes et de ne point te

servir ? Cet autre toi-même qui brûle à Damas expie chaque coup de fouet que tu

imaginais pour ces croupes que tu désirais ! » (GS, p. 105.) En plus la destinée

d’Ashraf en tant que l’ombre d’Hasan est la punition de sa volonté ancienne de se

débarasser de son ombre (cette volonté exprime le désir de rejeter le charnel, le bas,

en faveur du haut, purement spirituel). Au cours de son initiation il reconnaît sa faute :

« Il y a longtemps de cela, j’eus l’audace de demander à Dieu – Son Nom soit glorifié -

de me permettre de rester en ce monde tant que mon corps ne porterait point d’ombre.

[…] Maintenant, alors que je croyais mon corps aussi transparent qu’un verre

impalpable, j’apprends qu’il me faudra être l’ombre d’un autre. Je reconnais ici la

punition de mon orgueil. » (GS, p. 35.) Ashraf apprend qu’il est impossible de lutter

contre sa propre ombre par sa négation totale et que le seul moyen de la vaincre consiste

à se rendre compte de cette ombre, de l’aspect ombreux de l’existence.

En effet, toute cette duplicité exprimée par les jumeaux, les doubles ou l’ombre

renvoie toujours à une double nature de l’homme ; aux oppositions qui se rencontrent

à l’intérieur du héros, à « une double polarité symbolique, bénéfique et maléfique ».149

L’archange Gabriel explique cette rencontre des oppositions à Ashraf : « Vous,

les hommes, croyez que vous luttez contre d’autres hommes, contre les éléments, que

sais-je ? En vérité, Dieu et Satan se disputent votre âme. » (GS, p. 117.) Les figures

doubles servent à faciliter la prise de conscience de cette réalité de la part des héros

en exprimant « les oppositions internes de l´homme et le combat qu’il doit livrer pour

les surmonter, […] la nécessité d’une abnégation, de la destructuration ou de la

soumission, de l’abandon d’une partie de soi-même, en vue du triomphe de l’autre. »150

Un des moyens de dépasser ces contraires et d’aboutir dans la coincidentia

oppositorum151 qui s’offre au héros est la révolte. C’est elle qui représente le point

culminant de son inversion.

149 Chevalier, J., Gheerbrant, A.: Dictionnaire des symboles. Éditions Robert Laffont, S.A. et Éditions

Jupiter, Paris 2005, p. 364. 150 Ibid., p. 546.

73

III.III. La révolte

La révolte représente une des formes par lesquelles un autre « je » fait émergence.

Étant une partie essentielle et omniprésente de la quête de l’identité chez les héros

tristaniens, nous ne pouvons pas manquer de nous arrêter sur ce point.

La révolte chez Tristan est un phénomène complexe. Elle se rattache au topos

dont nous avons déjà parlé, au « monde à l’envers », et par là au processus de son

retournement : « […] la constatation du renversement du monde et de son absurdité,

comme chez Camus, débouche sur une révolte humaine, sur un refus d’accepter la

réalité telle qu’elle se présente, sur une volonté de retourner le gant. »152 Mais comme

nous l’avons déjà dit, tout l’effort de changer le monde est lié en premier lieu à la

métamorphose intérieure du héros même, donc avec le processus de son inversion. C’est

le sens de la réponse qu’un lama donne à Tchang-kiang désireux de savoir où se trouve

Houang-ho, le chef des révoltés du Sud de la Chine : « O voyageur , ne sais-tu pas que

celui que tu cherches est, en vérité, celui qui t’appelle ? Et que s’il est une révolte,

elle n’a lieu qu’en toi-même ? » (GS, p. 165.)

Qu’est-ce que cette révolte ? Contre quoi le héros se révolte-t-il ? Qu’est ce qu’un

héros révolté ? D’après Albert Camus le révolté est « [u]n homme qui dit non.

Mais s’il refuse il ne renonce pas : c’est aussi un homme qui dit oui […]. Jusqu-là oui,

au delà non […], et encore il y a une limite que vous ne dépasserez pas. En somme,

ce non affirme l’existence d’une frontière […]. »153 Entre ce oui et ce non, entre la

situation qui est encore supportable et celle qui ne l’est plus n’existe qu’une fine

frontière. Cela peut être un détail qui produit l’étincelle. Nous pouvons le voir bien

dans le cas de William Callister. Il tolérait pendant longtemps l’avilissement permanent

de la part de Burlington qui l’accusait de l’accident de sa femme, de sa défiguration

consécutive et de son suicide. Callister devait lui servir comme son ombre mais il

s’insurge contre ce tyran au moment où il voit Diaz s’éloigner après être vidé :

« Alors seulement, Diaz se retourna lentement et gagna la porte qu’il laissa ouverte

en s’éloignant. C’est à cet instant que j’explosai. J’avais tout supporté de Burlington,

sa folie, ses manières tyranniques, ses mensonges hallucinés, son perpétuel chantage.

151 La fusion des contrastes par leur dépassement. 152 Engel, V.: Frédérick Tristan ou la guérilla de la fiction. Éditions du Rocher, Monaco 2000, p. 61. 153 Camus, A.: L’Homme révolté. Gallimard, Paris 195, p. 25-26., cité d’après Nicolas, A. : Albert

Camus. Éditions Seghers, Paris 1966, p. 88.

74

J’étais resté à ses côtés après le suicide de Rachel, après le viol d’Amanda. Je me

trouvais toujours une bonne petite raison pour ne pas rompre avec ce personnage

infect. […] De voir Fernando, le dos courbé, s’éloigner sans un mot, portant sur ses

épaules toute la tristesse du monde, je fus bouleversé. Car, je le compris aussitôt, c’était

toute la misère des Latino-Américains qu’il emportait ainsi avec lui. » (ADJ, p. 121.)

Si la situation du héros s’aggrave à tel point que la coupe déborde, la révolte devient

nécessaire.

Pourtant la notion de la révolte n’est point statique dans l’oeuvre de Tristan.

Elle subit une évolution non négligeable. Dans les premières phases de sa création c’est

surout la révolte contre les parents ; contre le père et le Père. Le héros s’insurge ainsi

contre les deux auteurs de sa condition, le biologique et le céleste. Cette révolte ne

disparaît pas de ses romans ultérieurs, mais elle se retire dans la coulisse. Elle cède à la

révolte contre la langue. Car c’est la langue qui corromp l’homme : il lui donne la

fausse impression de maîtriser les choses en les nommant : « […] vous, les hommes,

qui croyez être supérieurs à la création entière grâce à vos paroles, combien seriez-

vous grands si vous appreniez à vous taire et à entendre, à sentir, […]. Vous fûtes

corrompus par le langage, ô mon boeuf ! » dit un cachalot à Hasan dans La Geste

serpentine. (GS, p. 78.) D’après Tristan ce n’est pas la maîtrise du monde que l’homme

exerce à l’aide de la langue mais la maîtrise qu’exerce la langue en ce qui concerne

l’homme et sa pensée en les enfermant dans un cercle d’où il est impossible de sortir.

Il en fait les prisonniers des significations sans leur offrir la possibilité d’atteindre le

sens.

C’est le roman Le Fils de Babel qui décrit le mieux la révolte contre cette tyrannie

de la langue. C’est déjà ce titre renvoyant à la confusion des langues qui est significatif.

Henri Césarée s’insurge contre la Secte qui a falsifié la langue (et par là le sens)

pour maîtriser le monde. Pour retrouver le sens perdu il invente la méthode qu’il appelle

« allitération par glissement » et à son aide il déchiffre les textes D’Alighieri,

Shakespeare et Proust.154

Bien que ce soit ce Le Fils de Babel qui traite la révolte contre la langue

d’une manière la plus manifeste, nous ne nous identifions pas à la proposition que fait

Vincent Engel dans son étude sur Tristan disant que « […] si le fils de Babel se révolte

154 Les textes de tous les auteurs mentionnés touchent la problématique de l’existence, la recherche

de l’identité – c’est pourquoi ils étaient choisis par Henri, pourquoi il cherche à dévoiler justement leur sens.

75

contre la perversion du langage, cette voie ne sera plus celle des romans suivants ;

l’auteur accepte cette impossibilité du langage à nommer précisément le réel155

et poursuit ailleurs sa révolte […]. »156 Or, tout l’oeuvre tristanien vise la réduction des

significations en faveur de l’extension du sens. Ainsi dans les Égarés Jonathan rend la

perte du sens responsable de la situation tragique de l’homme moderne: « Ce n’est pas

Dieu que l’on a tué ; c’est le langage ! L’homme moderne est tragique parce qu’il

a perdu son langage. Sa parole n’est plus qu’un pouvoir creux sur des objets dévalués.

L’accumulation des significations est le signe de la perte du sens. » (É, p. 503.)

Plus loin il répète : « Nous sommes saturés de significations, et nous avons perdu le

sens. » (É, p. 595.) Et Cyril, à son tour y explique la mission de l’art, donc aussi de la

littérature : « […] l’art n’est pas fait pour décrire ce que l’on voit mais ce qui se cache

ou que l’on cache, […] révélant non des significactions, toujours fragmentaires

et contradictoires, mais un sens. » (É, p. 382.) Tout l’oeuvre de Tristan témoigne de cet

effort de révéler le sens et comme tel il exprime toujours la révolte contre la langue

mensongière qui n’est avec ses multiples significations qu’un reflet déformé de la

réalité. Tristan l’explique en reprenant l’idée de Roland Barthes que l’homme vit la

tyrannie de la langue dans laquelle il est emprisonné. Un seul moyen de sortir de ce

fascisme de la langue, de pénétrer les significations pour atteindre le sens, est « tricher

la langue ». Pour Tristan, cette tricherie salutaire de langue ne s’effectue qu’à travers la

littérature qu’il identifie à la « révolution permanente du langage ». (FML, p. 22.)

Néanmois il est vrai que la révolte contre la langue s’élargit peu à peu à toute la

« société gangrénée » qui a changé les gens en marionnettes et la réalité

en simulacre : « Il n’est plus rien de véritable. Là où naguère vivaient des hommes ne

sont plus que des robots. […] La réalité fut dévorée par le cannibalisme de l’orgueil

et du profit. […] le monde […] ne peut subsister que par le mensonge, le faux-semblant,

le labyrinthe et l’escalier. Contre se dragon mortifière, il n’est que la vaillance et la

ruse […]. » (FB, p. 31.) La société opprime l’homme par le mensonge : « Nous errons

dans un désert glacé qu’aucune vérité n’habite plus. » (FB, p. 141.) Henri décide

de lutter contre cette nature perverse de la société par une méthode similaire : si nous

voulons atteindre la vérité dans une société gouvernée par le mensonge, nous

n’y parviendrons que par son contraire, par le mensonge : « Voilà à quoi nous accule le

155 Dans Stéphanie Phanistée Salvat résume que « […] le réel est tout ce qui n’appartient pas

au langage. » (SP, p. 242). 156 Engel, V.: Frédérick Tristan ou la guérilla de la fiction. Éditions du Rocher, Monaco 2000, p. 85.

76

monde ! Les esprits les plus lucides doivent tirer des rideaux afin de masquer leur

clarté ! Les chemins les plus droits doivent se changer en labyrinthes afin d’éviter les

pièges du Minotaure […]. » (FB, p. 157.) Il essaie par l’intermédiaire de sa

correspondance de dérouter en même temps tous les représentants de l’Etat, y compris

le président. Pourtant, ses aspirations restent sans écho. Sa révolte n’est qu’une tentative

malheureuse qui finit par le meurtre d’Alberte, sa bien-aimée, et par son suicide

à l’asile. Aurait-il pu remporter le succès s’il avait utilisé les moyens de lutte propres

à la société contre laquelle il luttait ?

La révolte sans succès n’est pas le cas de William Callister qui s’insurge contre la

tyrannie du magnat financier Burlington, son ancien employeur. Par l’intermédiaire

de cette révolte il regagne sa liberté. De l’homme qui n’était personne, d’une ombre,

il devient un homme fier et sûr de lui-même. Il comble sa révolte par la tentation

de rendre l’identité aussi à la femme aimée, Rachel Holstein. William lutte pour le

changement de l’inscription sur son monument funéraire. Il s’efforce d’en faire effacer

le nom de Jane Storm (le faux nom de la femme inventé par Burlington) et de le faire

remplacer par son vrai nom, Rachel Holstein. Bien que Burlington, ayant disparu,

ne soit pas puni pour ses crimes, la révolte de William est une révolte réussie car il

arrive à se justifier auprès du public et à lever le voile de sa propre valeur d’homme.

Il en va de même dans le cas de Jonathan des Égarés. Au début il n’est qu’un

frivole, un Nemo aventurier. À la suite des événements qui se produisent en 1931

pendant son séjour en Allemagne, à savoir l’entretien avec un musicien juif, son meurtre

consécutif et la rencontre de la fille de ce musicien, Jonathan change. Il commece

à comprendre la direction que prend l’Europe. Il sent la menace de la guerre imminente

et sachant où se trouvent ses sources, il alarme toute l’Europe et mobilise les

gouvernements. Les gens d’abord n’écoutent pas ses paroles, mais se cachant derrière le

nom fameux de Chestrefield, il arrive à attirer leur attention vers ce problème. Il montre

le danger du totalitarisme qui germe en Allemagne et en Russie. Jonathan s’engage

de toute sa personne dans la lutte contre l’oppression et le pouvoir abusé au nom

de l’humanité. C’est ce moment-ci dans l’évolution du héros qui donne naissance à la

responsabilité collective, au sentiment de solidarité avec l’autrui.

La révolte offre au héros un moyen d’obtenir une nouvelle identité. Mais ce n’est

pas gratuit : « Il faut payer ». Elle exige la décision irréversible et la résolution d’agir,

de triompher de soi-même. Elle apporte la libérté mais celle-ci est rachetée par des

77

souffrances et des luttes : « Une fois le terrible moment de libération passé, on se sent

infiniment mieux. Mais quel terrible, quel angoissant moment, en effet ! » (FB, p. 127.)

C’est cette difficulté de la révolte qui fait des personnages tristaniens les vrais

héros, les « conquérants de l’impossible » (É, p. 277.). Elle les met au rang des titans

qui se chargent de porter le fardeau de toute l’humanité. Car, même si cette révolte se

produit au niveau individuel, elle débouche dans les sentiments de solidarité avec les

autres, avec toute l’espèce humaine. Elle représente un phénomène permanent

et universel, ce qui la distingue de la révolution dont le caractère est ponctuel, déterminé

du point de vue du temporel et spatial. L’objectif des deux, de la révolte et de la

révolution, est même : atteindre le bonheur et le salut. Mais tandis que « [p]our la

révolution, le bonheur est toujours pour demain ; pour le révolté, il faut qu’il advienne

hic et nunc. »157 Il faut lutter sans cesse pour rendre le lot de l’homme plus favorable ;

il faut exister comme si chaque seconde était la dernière. Tel est un des messages des

Égarés : « La fin des temps est ici et maintenant. Chaque seconde est la fin des temps. »

(É, p. 595.)

157 Engel, V.: Frédérick Tristan ou la guérilla de la fiction. Éditions du Rocher, Monaco 2000, p. 84.

78

IV. La naissance d’un héros mythique

La révolte des héros tristaniens représente un processus au cours duquel la lutte

personnelle change en lutte pour les valeurs universelles de l’humanité. Ainsi elle jette

les fondements de l’identité collective qui est dans l’oeuvre de Tristan éroitement liée

au mythe et à l’existence exemplaire que celui-ci implique.

Dans le cas de Tristan la fonction du mythe réside surtout dans sa capacité

de détourner l’attention du lecteur des banalités de la vie quotidienne et la diriger sur la

condition humaine. Pour atteindre ce but, Tristan unit avec originalité deux procédés

du travail avec les mythes : premièrement il recourt aux mythes et mythologies notoires,

deuxièmement il crée une nouvelle mythologie fondée sur les méthodes de la

« Nouvelle Fiction » (telles que : le jeu du « réel » et du « fictif », l’interpénétration des

différentes dimensions de la réalité, l’accumulation des digressions et des parenthèses,

la mise en abîme, le théâtre dans le théâtre, le mélange des genres et des techniques

littéraires, la manipulation du rationnel en se jouant de l’irrationnel, la parodie,

le collage, la falsification historique, les énigmes, l’esotérisme, etc.). À l’aide de la

mythopoiésis fictionnelle il met au monde un nouveau prototype de héros : un héros né

de l’alliance du réel et du fictif représentant l’homme moderne occidental qui s’oppose

à l’ordre établi, au « monde à l’envers » chaotique, à ce « monde au bord de l’abîme »,

et qui tente de renouveler l’unité originelle en passant d’un roman de l’univers

romanesque tristanien à l’autre.

Ainsi Tristan développe une mythopoiésis spécifique qui place le héros dans les

réseaux complexes et polyvalents des relations ontologiques, éthiques,

épistémologiques et métaphysiques. Dans le labyrinthe de ces réseaux, dans lequel tous

les éléments s’enchaînent, le héros trouve sa nouvelle existence authentique qui devient

aussi l’existence exemplaire.

Cette tendance correspond à la remythologisation de la littérature au XXe siècle.

Le regain du mythe est entraîné par les possibilités que celui-ci offre en tant que moyen

de la création littéraire. Il renvoie à la symbolique collective et de la sorte il permet

l’identification du lecteur avec les constantes qui forment l’humanité.

79

Le lien entre l’humanité et le mythe se manifeste chez Frédérick Tristan

par l’usage des mythes connus, par la référence à la franc-maçonnerie et par ses

tentations de l’universalité.

IV.I. Les mythes présents

« Ce tourbillon verbal les enveloppait, les emportait vers

d’autres rives où ils se retrouvaient différents, mais plus vrais,

comme il arrive à l’écoute de ces mythes et légendes dont il

importe de saisir le sens caché derrière les fariboles

du conteur. »

Frédérick Tristan (SP, p. 67.)

Avant d’aborder la question des mythes présents dans l’oeuvre de Frédérick

Tristan et de leur fonction dans le processus de la naissance d’une identité collective,

il convient de définir ce que nous comprenons sous ce terme.158 D’après un des plus

importants théoriciens du mythe, Mircea Eliade, le mot « mythe » est utilisé

habituellement dans deux sens principaux : « […] aussi bien dans le sens de « fiction »

ou d’« illusion » que dans le sens, […] de « tradition sacrée, révélation primordiale,

modèle exemplaire. »159 Dans notre travail nous concevons le mythe dans ce second

sens et c’est avant tout sa fonction de modèle exemplaire qui nous intéresse.

En tant qu’exemple de l’existence digne d’être suivie, « [l]e mythe remplit

[d’après Pierre Brunel] une fonction socioreligieuse. Intégrateur social, il fournit

au groupe une explication de l’état présent et lui propose des normes de vie. »160 Ainsi

il cherche à créer une échelle des valeurs ayant un caractère obligatoire pour toute la

société. Ses membres s’identifient au héros, par le processus de l’imitation, de la

mimésis. Sur elle sont fondés aussi toute l’initiation et les rites des sociétés

158 Pour différentes approches des études du mythe dans l’histoire voir Meletinskij, J. M.: Poetika mýtu.

Odeon, Praha 1989. 159 Eliade, M. : Aspectes du mythe. Éditions Gallimard, Paris 1963, p. 11. 160 De Grève, M. : Mythe et franc-maçonnerie. In Brunel, P.: Le mythe en littérature : essais offerts

à Pierre Brunel à l’occasion de son soixantième anniversaire. PUF, Paris 2000, p. 320.

80

traditionnelles qui permettent à l’adepte l’accès au sacré, à la réalité transcendante

et impersonnelle, à l’unité primordiale.

La mimésis joue le rôle essentiel également dans la mythopoétique de Frédérick

Tristan. L’auteur cherche à créer un héros qui inciterait le lecteur à revivre son

expérience, à se rendre compte de l’appartenance qui l’unit à ses semblables et de la

responsabilité partagée pour les événements qui se passent dans le monde. Pour ce but,

Tristan s’inspire dans son oeuvre surtout de grands types littéraires qui sont déjà

devenus les mythes modernes. Ainsi nous pouvons y repérer le mythe d’Oedipe (surtout

dans Le Fils de Babel), le mythe de Satan (incarné par les personnages tels que le baron

Zéro de Stéphanie Phanistée, John Stanley Burlington de L’Aube du dernier jour,

Jonathan Absalon Varlet des Tribulations héroïques de Balthasar Kober et Jonathan

Absalon Varlet des Égarés qui représente une exception, car même s’il est envoyé

du Diable, il s’oppose à lui et se range du côté du bien) lié au mythe de Don Juan

(car l’« incroyable don de séduction » caractérise surtout les personnages aux traits

diaboliques : Jonathan Absalon Varlet, J.S. Burlington, baron Zéro) et au mythe

de Faust et du contrat avec le diable (présent dans les Égarés et Les Tribulations

héroïques de Balthasar Kober).

Tous ces mythes illustrent la psychologie compliquée du héros tristanien. Il est

intéressant de noter que les mythes présents renvoient avant tout aux vices, au côté

ombreux de la personnalité. Cette révélation pourrait sembler être contraire à ce que

nous avons dit plus haut, à savoir à la prétention que Tristan cherche à faire

de l’existence de ses héros une existence exemplaire. Pourtant, cette contradiction n’est

qu’illusoire. Car, chez Tristan la situation actuelle des héros est déterminée par le péché

originel et leurs efforts s’orientent donc vers le dépassement de la condition présente

et vers l’acquisition de l’unité primordiale, de la béatitude edénique de l’état avant la

chute. C’est dans ce refus du statu quo, dans cette contention du changement que réside

leur caractère exemplaire.

La présence des mythes dans l’oeuvre tristanien se donne pour but de provoquer

le lecteur à revivre les histoires exemplaires des héros, à « s’enfoncer dans l’épaisseur

du magma existentiel » (SP, p. 67.) afin d’y chercher à son tour les invariants

de l’essentiel.

81

IV.II. L’oeuvre de Frédérick Tristan et la franc-maçonnerie

Cet appel à la recherche de l’universel se trouve aussi au sein de l’enseignement

maçonnique auquel l’oeuvre de Tristan se réfère souvent.161 En effet, l’universel

représente le point de jonction entre le mythe et la franc-maçonnerie comme

en témoigne Marcel De Grève, un des théoriciens contemporains du mythe. D’après lui

la franc-maçonnerie est étroitement liée au mythe, premièrement par le fait qu’elle

en tire ses origines (elle remonte jusqu’à Adam, à Hénoch, à Noé), et deuxièmement

par sa vocation qui repose sur le même but qu’est « […] l’universalité du genre humain,

dans l’espace et dans le temps. »162 Nous pouvons trouver presque la même formulation

témoignant de cette vocation dans La Geste serpentine, où un membre des « Frères

de l’étoile »163 explique à Sompayrac que la « Geste Serpentine » appartient à un circuit

littéraire plus vaste dont le rôle repose sur le fait que « [p]ar cette chaîne orale nous

formons à travers l’espace et le temps une sorte de confrérie. » (GS, p. 96.)

L’esprit collectif ne se forme que progressivement dans la franc-maçonnerie. Tout

d’abord le récipiendaire doit travailler sur lui-même, perfectionner ses capacités

physiques et intellectuelles. Ce processus de perfectionnement de soi-même s’effectue

par le travail symbolique qui réside dans la tâche de tailler la pierre afin de transformer

la pierre « brute » en pierre « cubique ». Pendant cette transformation le néophyte se

heurte à différentes entraves, carrefours et bifurcations.164 Son progrès vers le savoir

n’est point facile et il implique chez lui de nombreuses hésitations que seul le travail

peut résoudre. Hasan, abattu par le doute du monde et de sa propre existence, affirme

cette sagesse des maçons se souvenant avec un vif regret de son maître : « Et combien

mon ancien maître avait raison lorsqu’il répetait : NE PENSEZ PAS. NE REVEZ PAS.

NE CHERCHEZ PAS. TRAVAILLEZ. » (GS, p. 152.) Bien que le néophyte soit obligé

de parcourir une grande distance pour arriver à tailler sa pierre cubique, il est dans son

effort guidé, conseillé et encouragé par son maître.165

161 D’après certaines sources Tristan lui-même appartient à la Loge maçonnique. 162 De Grève, M.: Mythe et franc-maçonnerie. In Brunel, P.: Le mythe en littérature : essais offerts

à Pierre Brunel à l’occasion de son soixantième anniversaire. PUF, Paris 2000, p. 321. 163 Ce nom de la secte renvoie à la franc-maçonnerie dont l’ « étoile flamboyante » (le pentagramme) est

le symbole (Voir Grève, M.: Mythe et franc-maçonnerie. In Brunel, P.: Le mythe en littérature : essais offerts à Pierre Brunel à l’occasion de son soixantième anniversaire. PUF, Paris 2000, p. 329.).

164 De Grève, M.: Mythe et franc-maçonnerie. In Brunel, P.: Le mythe en littérature : essais offerts à Pierre Brunel à l’occasion de son soixantième anniversaire. PUF, Paris 2000, p. 322.

165 En réalité il s’agit du processus initiatique où le maître joue le role de mystagogue.

82

Lorsque le travail fondamental est fini et que la pierre cubique est prête, il est

possible de l’utiliser pour la construction de l’oeuvre collectif, du Temple idéal

de l’humanité dont l’origine remonte jusqu’à Salomon.166 Il s’agit du Temple

symbolique du Savoir suprême qui remplace le temple réel : « Un certain temple doit

être détruit et un autre doit s’élever. Le temple de pierres taillés doit ête ruiné

et un autre, celui du coeur, doit s’élever. » (É, p. 209.) L’édification de ce Temple

imaginaire,167 crée par la synergie des milliers d’individus, reste à jamais inachevée

comme tout le savoir dont elle est le symbole.

Cependant, le chemin de l’adepte menant à la construction du Temple est parsemé

d’épines. Au début de son parcours initiatique il se trouve dans une situation pénible,

comparable à l’errance dans un labyrinthe. C’est justement le mythe du labyrinthe qui,

selon Marcel De Grève, fonde la base de toute initiation maçonnique car « […] l’homme

qui s’est perdu est contraint de s’interroger sur le monde dans lequel il s’est perdu

et sur sa propre action dans ce monde. »168 Ce caractère labyrinthique de l’ascension

en spirale vers l’ordre, vers le savoir et vers Dieu s’appuie aussi sur une ancienne

tradition des maçons qui montaient jadis l’escalier à vis pour obtenir leur salaire.169

La sortie du labyrinthe est représentée par le Grand Art d’édifier le Temple

dans le coeur. Ce Grand Art, l’accès à la sortie du labyrinthe, est dans la franc-

maçonnerie réservé pour les initiés ; les profanes en sont exclus. Les maçons le

protègent par l’usage des symboles, qui apparaissent aussi dans l’oeuvre de Frédérick

Tristan : les pentagrammes, (Valentin Bonhoeffer des Tribulations est chassé pour la

publication des livres avec les pentagrammes juifs, mais nous savons qu’il s’agit des

symboles maçonniques, car Bonhoeffer est le membre des galopins.170 (BK, p. 36.)),

les signes secrets de reconnaissance (l’usage de la lettre « G » pour se faire reconnaître

par les autres galopins (BK, p. 46)), et les autres signes qui créent tout « un véritable

code symbolique » (BK, p. 65.) En effet, la maçonnerie constitue « une société

initiatique hautement symbolique »171 dont la symbolique de pierre représente l’épine

dorsale.

166 Hodrová, D.: Román zasvěcení. Nakladatelství H & H, Jinočany 1993, p. 20. 167 À la franc-maçonnerie renvoie aussi le nom de la mère de Jonathan A. Varlet des Égarés, Dorothea

Temple. 168 De Grève, M.: Mythe et franc-maçonnerie. In Brunel, P.: Le mythe en littérature : essais offerts

à Pierre Brunel à l’occasion de son soixantième anniversaire. PUF, Paris 2000, p. 322. 169 Hodrová, D.: Román zasvěcení. Nakladatelství H & H, Jinočany 1993, p. 26. 170 Comme nous l’avons déjà mentionné, sous la confrérie des galopins se cache la franc-maçonnerie. 171 Decharneux, B., Nefontaine, L.: L’initiation. Splendeurs et misères. Éditions Labor, Bruxelles 1999,

p. 70.

83

À chaque étape de l’initiation maçonnique tripartie (apprenti – compagnon –

maître) correspond une autre sorte de pierre. L’apprenti dégrossit la pierre « brute »,172

la pierre « cubique » est le symbole du compagnon, alors que le maître est caractérisé

par la pierre « philosophale ». La symbolique de la pierre est suivante : « Au premier

degré, on cherche à se construire soi-même ; le compagnon tente de construire

au travers de son idéalité propre la communauté qu’est la loge ; le maître s’efforce

d’oeuvrer à la construction du temple de l’humanité qu’est la société. En d’autres mots,

l’apprenti entame un travail de reliance à soi, le compagnon un travail de reliance

aux autres et le maître un travail de reliance à la société et à l’humanité. »173

Comme nous pouvons le voir, l’initiation chez les franc-maçons est en même

temps individuelle et collective. Individuelle, elle l’est par la première étape qui réside

dans le changement conscient et intentionnel de soi-même, collective par la seconde qui

éveille le sentiment d’appartenance à un ensemble plus large, à savoir à la confrérie des

franc-maçons. Par la troisième étape, le point culminant, cette initiation devient

universelle, car elle vise l’adhésion à l’idéal de l’humanité.

Par de nombreuses allusions à la franc-maçonnerie qui émergent avec fréquence

dans son oeuvre (bien que ces allusions soient plus manifestes dans les romans

du « cycle d’inspiration picaresque et mystique » que dans les romans ultérieurs),

Tristan prétend à réunir les trois dimensions de la recherche de l’identité en accentuant

la dernière. La franc-maçonnerie l’aide à créer le héros exemplaire tout en respectant

son individualité.

Dans le chapitre suivant nous allons traiter des autres moyens par lesquels Tristan

effectue le changement du « je » en « nous ».

172 Le ciseaux et le maillet sont deux outils symboliques de la maçonnerie (Voir De Grève, M.: Mythe

et franc-maçonnerie. In Brunel, P.: Le mythe en littérature : essais offerts à Pierre Brunel à l’occasion de son soixantième anniversaire. PUF, Paris 2000, p. 326.

173 Decharneux, B., Nefontaine, L.: L’initiation. Splendeurs et misères. Éditions Labor, Bruxelles 1999, p. 74.

84

IV. III. L’identité universelle

L’oeuvre de Frédérick Tristan cherche par tous les moyens possibles, à arracher le

lecteur de son nid comfortable, à le tirer de l’univers formé par les cercles concentriques

au centre desquels se trouve son « je », et à détourner son attention aux problèmes

de l’humanité en général. Car, comme le dit l’archange Gabriel à Ashraf, ce qui est

important, « ce n’est pas la fourmi mais la fourmilière, ce n’est pas l’homme mais

l’humanité. » (GS, p. 105.)

Pour cette raison la métamorphose subie par ses héros n’aboutit pas seulement

à l’acquisition et au renforcement de leur nouvelle identité personnelle, mais aussi à ce

que nous appellons l’ « identité universelle » qui réside dans l’adhésion aux valeurs

universelles de l’humanité. L’héros devient un Homme universel dont le nom

« […] n’est qu’un des nombreux noms derrière lesquels se cache un être sans nom. »174

Cet « homme sans nom » représente une figure récurrente dans l’oeuvre de Tristan.

Elle a même donné le nom à un de ses romans. Dans les Égarés Tristan éclaircit le sens

de cette figure en disant que « […] un homme sans nom possède tous les noms,

un homme sans visage est chacun de nous. » (É, p. 392.). Aussi dans La Geste

serpentine quand Hasan demande à une vieillarde si le nom de Rabbi Siméon Ben

Yochaï est son vrai nom, celle-ci lui répond : « Que choisis-tu ? […] Un seul nom

pour une légion de figures ou une légion de noms pour une seule figure ? » (GS, p. 59.)

Ces exemples démontrent que pour Tristan n’existe qu’un seul nom pour toute

l’humanité, un seul Homme caché dans chacun de ses héros. Cette universalité trouve la

meilleure expression dans l’entretien entre l’archange Gabriel et Ashraf où ce dernier

demande à Gabriel : « Serait-ce que chaque homme fut, est, sera tous les autres

hommes ?…Serait-ce que JE, TU, IL, NOUS, VOUS, ILS ne sont que l’illusion d’un seul

être, hier, aujourd’hui, demain ou plutôt dans un temps sans temps, un espace sans

espace, tout ce que nous distinguons n’étant qu’aberration de nos limites ? […] Un ON

que nous croyons particulariser en nous-même et qui, en vérité, serait la totalité et le

rien de toute partie indéfiniment reproduite dans une instantanéité que notre reflet… »

(GS, p. 136.)

174 Hodrová, D.: Román zasvěcení. Nakladatelství H & H, Jinočany 1993, p. 166.

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V. L’identité retrouvée ?

Comme nous l’avons montré dans les passages précédents, la recherche

de l’identité cez les héros tristaniens représente un processus complexe qui s’effectue

en trois étapes initiatiques. Dans le cas de Tristan le choix du schéma triparti n’est pas

aléatoire. Trois est un nombre symbolique pour tout processus d’initiation,175 un nombre

magique, un grand motif qui « […] avec l’espace et le temps forme l’édification

du monde mythique. »176

Tristan attribue à ce nombre une force extraordinaire. Son oeuvre grouille de la

présence de ce nombre : ainsi dans La Geste serpentine on torture Ashraf pendant trois

jours et trois nuits, on ferme la porte à triple tour, on cherche trois trônes et les héros

échappent aux pièges d’un « démon femelle à trois têtes » (GS, p. 174.) d’après lequel

d’ailleurs le roman est nommé. Dans Les Tribulations Balthasar participe à trois

conférences de Cammerschulze, il a trois enfants de Rosa ; dans L’Aube du dernier jour

Diaz tient du Père un triple don (don d’être la Voie, la Vérité, la Vie) ; dans Le Fils

de Babel Henri dit qu’il nourrit trois animaux à son intérieur (le serpent-aspic, le grand

duc, l’iconophas glandule), alors qu’O’Connor est le troisième qui devine une énigme,

etc.

Le motif de ce nombre crée la clé de voûte de l’univers romanesque tristanien.

Il apparaît à tous les niveaux de ses romans : au niveau actionnel (il encadre le

processus initiatique par le schème triparti des étapes et des personnages),177 au niveau

temporel (tous les événements durent trois ans, trois mois, trois semaines, trois heures

ou se sont passés il y a trois ans, trois mois…), au niveau des personnages (le triangle

initiatique, trois gardiens, trois enfants, trois serviteurs, trois espions, trois kidnappeurs,

trois chevaliers, etc.). Le trois représente un facteur unificateur. Il réconcilie les trois

grandes religions (le judaïsme, le christianisme, l’islam), il unit les trois mondes :

175 Voir Hodrová, D.: Román zasvěcení. Nakladatelství H & H, Jinočany 1993, p. 216. 176 Cassirer, E. : Filosofie symbolických forem II. Mytické myšlení. Oikoymenh, Praha 1996, p. 168. 177 C’est Georges Dumézil qui a élargi la recherche des systèmes ternaires à tous les domaines de la

pensée humaine: la théologie, la mythologie, les rituels, les institutions, la littérature, etc. Voir Dumézil, G. : Mýty a bohové Indoevropanů. Oikoymenh, Praha 1997.

86

hommes, nature, dieux (BK, p. 64.), le Ciel et la Terre. Il exprime un ordre résultant

du dépassement des opposition par leur synthèse, un « accomplissement intégral ».178

Outre que le nombre trois renvoie à ces systèmes ternaires présents dans les

structures mentionnées plus haut, il devient le symbole de toute la recherche

de l’identité dans l’oeuvre de Frédérick Tristan. Or, d’après nous ce n’est pas seulement

le héros qui subit la métamorphose et qui cherche son identité. C’est aussi l’auteur

même qui se cherche à travers sa création littéraire et qui à son tour incite le lecteur

à entreprendre de faire de même.

Bien que la prétention que l’auteur cherche aussi sa propre identité puisse sembler

infondée, il y a des raisons qui la justifient. Non seulement Tristan projette ses

expériences dans son oeuvre (l’amnésie, les relations avec sa mère, le père absent,

la petite fille, etc.), mais il affirme directement qu’à travers l’écriture il retrouve la

mémoire perdue,179 donc son identité : « Construire une oeuvre, sa Babel, ce peut être

une tentative d’épouser le labyrinthe. » (É, p. 164.) Le labyrinthe représentant

l’en dedans, situation intérieure de l’homme moderne (É, p. 163.), cette « tentative

d’épouser le labyrinthe » signifie l’effort de comprendre soi-même. C’est aussi la raison

pour laquelle les héros tristaniens, en tant que les sujets de l’initiation, écrivent eux

aussi : Balthasar Kober, Cyril N. Pumpermaker (Chesterfield), l’Auteur de Stéphanie

Phanistée (derrière ce personnage ne se cache personne d’autre que Tristan lui-même),

Burlington dicte ses Mémoires, etc.

Dans son essai Fiction ma liberté Tristan offre la preuve explicite que dans son

oeuvre il est question de la recherche de sa propre identité. Il explique : « […] l’auteur

est le premier personnage de son oeuvre […], puisque tout écrivain est, à travers la

fiction et le quinconce, en quête de son identité introuvable parce que multiple. »

(FML, p. 60.)

Si les héros tristaniens subissent une métamorphose en cherchant leur identité

et si l’auteur lui-même entreprend cette quête en écrivant ses romans, c’est aussi le

lecteur qui est appelé à changer en les lisant. Cette métamorphose du lecteur est fondée

sur la mimésis (dont nous avons déjà parlée) par l’intermédiaire de laquelle il cherche

à suivre la ligne tracée par l’auteur. Mais l’auteur étant enfermé dans son propre code

de significations, le lecteur est obligé de le déchiffrer en utilisant les significations qui

178 Pour la symbolique du trois voir Chevalier, J., Gheerbrant, A.: Dictionnaire des symboles. Éditions

Robert Laffont, S.A. et Éditions Jupiter, Paris 2005, p. 972-976.

87

sont les siennes. D’où la multiplicité des perspectives causée par l’impossibilité

d’accèder à la clé de l’auteur : autant de lecteurs, autant des perspectives.

Ce perspectivisme est éclairci à la fin de Stéphanie Phanistée où l’Auteur explique

à huit hommes, désireux de savoir qui était Stéphanie en vérité : « […] vos Stéphanie ne

sont qu’une part cachée de vous-mêmes, puisque c’est chacun d’entre vous qui en avez

conçu l’image. Autant de conteurs, autant d’histoires et autant de Stéphanie, de Stéphie,

de Stephany, de Stephaneia […] » (SP, p. 411.)

C’est l’effort que le lecteur déploie pour trouver le sens caché dans le roman qui

suscite sa propre métamorphose. Terminant la lecture il se trouve différent. Bien qu’il

n’existe pas une seule et bonne manière de lire les romans de Tristan, de les interpréter,

c’est déjà le fait de les lire, de parcourir, qui produit la métamorphose du lecteur. Tristan

le provoque à se poser des questions existentielles et à essayer d’y répondre.

Son message au lecteur est suivant : « Telle est la difficulté de notre voie […]. Elle nous

enseigne que la réalité n’est pas une mais légion. Puis elle nous apprend que ces

fragments ont un sens. Ensuite elle nous dit que ces sens coïncident et forment ainsi une

seule réalité. […] Tu en est actuellement au moment où les fragments cherchent leur

signification à travers toi. Car, ne t’y trompe pas, c’est toi et toi seul le lien et le sens

de ces fragments. » (BK, p. 169.).

179 Prolongeau, H.: Les égarements de Frédérick Tristan (Article paru dans l’édition du 9 mars 2000).

Recupéré de : http://www.humaniste.fr/journal/2000-03-09/2000-03-09-221464 (le 20 mars 2007).

88

Conclusion

« La belle ordonnance universelle s’est brisée en mille morceaux. L’homme contemporain est épars, fragmentaire. Il erre sans but dans un décor sans loi. Ses oeuvres sont le reflet de son vide intérieur dans lequel s’engouffrent les fantasmes et singulièrement ceux de la solitude et de l’angoisse. […] Notre intelligence erre en aveugle dans le labyrinthe des informations qui ne cessent de choir en torrent et dont l’incohérence nous paralyse. »

Frédérick Tristan (É, p. 479-480.)

Dans le présent mémoire nous avons étudié la marche des héros tristaniens à la

rencontre de leur identité perdue. Nous les avons vus errer dans le labyrinthe du monde,

se poser la question fondamentale sur leur existence et y chercher la réponse. Nous les

avons vus entreprendre un voyage allégorique de la vie et changer au cours du processus

d’initiation par l’intermédiaire duquel ils ont retrouvé non seulement leur identité

personnelle mais aussi les liens qui les unissent avec les autres, qui les lient au sort

commun de toute l’espèce humaine.

Frédérick Tristan s’interroge pendant des centaines de pages de son oeuvre sur la

véritable identité de l’homme moderne en traitant en même temps les sujets qui

aujourd’hui déterminent et influencent sa condition, tels que : le phénomène

du terrorisme (l’attentat à New York de 2001), l’influence des sectes de nos jours, le

rôle des mass médias dont il critique le caractère boulevardier, la manipulation de la

foule, les conflits de races, l’Apocalypse180 et le messianisme, le problème du pouvoir

et de l’oppression et d’autres.

Comme nous avons pu le voir, l’oeuvre de Frédérick Tristan est complexe,

nous pourrions le comparer à un édifice aux milles portes où chaque lecteur est appelé

à ouvrir celle qu’il choisit. Le succès de l’oeuvre tristanien est assuré par le fait que

« [c]hacun y trouve ce qu’il y met. » (É, p. 127.) Nous avons cherché à explorer ce

bâtiment du point de vue de la problématique identitaire en essayant de répondre

aux questions posées au début de notre travail : Qu’est-ce que les héros tristaniens

180 Le goût de l’auteur pour l’Apocalypse est suscité d’un côté par les traditions ésoteriques, de l’autre

côté par la fin du millenaire imminente (les oeuvres traitées ont été publiées entre 1978 et 1999).

89

cherchent en réalité ? Quel est leur but ? Où se trouve la sortie du labyrinthe qu’est le

monde? Qui sont-ils ?

Frédérick Tristan construit ligne après ligne, roman après roman son « mundus

imaginalis », un univers fictionnel dont tous les héros se caractérisent par une

inquiétude initiale, une tension intérieure qui les pousse à chercher la sortie de leur

situation actuelle, à se mettre en quête pour aboutir à la constatation que ce n’est

qu’à leur intérieur que se trouve cette issue car « […] il n’est de réponses que celles qui

viennent de soi. » (BK, p. 71.) En fait, la quête de l’identité chez Frédérick Tristan va

toujours vers l’intérieur. Dans ce « theatrum mundi » où « [n]ous sommes des fictions

les uns pour les autres » et où « [n]ous nous donnons en spectacle à nous-mêmes »

(SP, p. 299.), Tristan essaie de soulever le rideau de cette fiction, d’inciter le lecteur à se

débarasser du masque qui cache son véritable visage, à s’emparer de son véritable

« je ».

Pour parvenir à ce but il étude le sujet en question, à savoir celui de l’identité,

de nombreuses manières : il met ses héros en danger, il les fait vivre des moments

de crise, de délire, du conflit intérieur, il les fait oublier leur vécu précédent, il les

oppose à la nécessité de choisir et de résoudre, il s’arrête à la pathologie de l’identité,

à la folie. Tout l’oeuvre tristanien cherche à découvrir comment l’homme moderne peut

réussir à réconcilier différentes personnes qui habitent en lui, qui se querellent, qui se

battent, qui jouent ensemble et si un tel effort peut être fructueux.

Tristan arrive à la conclusion que bien que l’identité de chacun soit multiple,

cette possibilité existe toujours. Ses héros finissent habituellement par retrouver le sens

de leur vie, par atteindre une connaissance supérieure, par comprendre leur rôle et place

dans le monde. Dans leur cas le mal n’a pas de chance ; le bien l’emporte finalement.

Tristan attribue cette capacité aussi à l’homme contemporain, mais en même temps

il fait sous-entendre par la forme de ses romans (spirale, inachevée, kaléidoscopique

et fragmentaire avec de nombreux détours) que le voyage est long, difficile et, en effet,

jamais fini, car « [t]out bout est un leurre. Seul le voyage est véritable. » (BK, p. 167.)

Dans son univers littéraire Tristan crée un « ailleurs », un autre espace-temps

dirigé par différentes règles, un monde où l’impossible devient possible. Il accompagne

le lecteur à travers le labyrinthe de ses histoires et il l’invite à chercher sa propre identité

à son tour. Ainsi nous assistons à la triple recherche de l’identité : celle du héros, celle

de l’auteur et celle du lecteur qui recommmence avec chaque nouvelle lecture.

90

Ouvrages consultés

I. Romans consultés de Frédérick Tristan

Fiction ma liberté, essay, Éditions du Rocher, Monaco 1996.

(Abrégé FML, suivi du numéro de page)

Hrdinné útrapy Balthasara Kobera, roman, DharmaGaia, Praha 2003.

L’Aube du dernier jour, roman, Fayard, Paris 1999.

(Abrégé ADJ, suivi du numéro de page)

La Geste serpentine, roman, Éditions de la Différence, Paris 1978.

(Abrégé GS, suivi du numéro de page)

La Sirène de l’empereur Rodolphe, nouvelles, Éditions du Rocher, Monaco 2000.

(Abrégé SER)

Le Fils de Babel, roman, Éditions Balland, Paris 1986.

(Abrégé FB, suivi du numéro de page)

Les Égarés, roman, Fayard, Paris 2000.

(Abrégé É, suivi du numéro de page)

Les Tribulations héroïques de Balthasar Kober, roman, Éditions Balland, Paris 1980.

(Abrégé BK, suivi du numéro de page)

Stéphanie Phanistée, roman, Fayard, Paris 1997.

(Abrégé SP, suivi du numéro de page)

II. Études critiques

Engel, Vincent : Frédérick Tristan ou la guérilla de la fiction. Éditions du Rocher,

Monaco 2000.

Nicolas, André : Albert Camus. Éditions Seghers, Paris 1966.

91

III. Articles

De Grève, Marcel: Mythe et franc-maçonnerie. In Brunel, P.: Le mythe en littérature :

essais offerts à Pierre Brunel à l’occasion de son soixantième anniversaire. PUF,

Paris 2000.

IV. Dictionnaires

Filosofický slovník. Nakladatelství Olomouc, Olomouc 2002.

Grand dictionnaire de la psychologie. Larousse, Paris 1991.

Le Nouveau Petit Robert. Dictionnaires le Robert, Paris 2001.

Chevalier, Jean ; Gheerbrant, Alain : Dictionnaire des symboles. Éditions Robert

Laffont, S.A. et Éditions Jupiter, Paris 2005.

Hartl, Pavel, Hartlová, Helena : Psychologický slovník. Portál, Praha 2000.

Ivanová-Šalingová, Mária ; Maníková, Zuzana: Slovník cudzích slov. SPN, Bratislava

1979.

Sillamy, Norbert : Dictionnaire de la psychologie. Larousse, Paris 1996.

V. Instruments théoriques du travail

Berry, Nicole : Le sentiment d’identité. Éditions Universitaires, Begedis 1987.

Campbell, Joseph : Mýty. Legendy dávných věků v našem denním životě. Pragma, Praha

1998.

Cassirer, Ernst : Filosofie symbolických forem II. Mytické myšlení. Oikoymenh, Praha

1996.

Decharneux, Badouin ; Nefontaine, Luc : L’initiation. Splendeurs et misères. Éditions

Labor, Bruxelles 1999.

Descartes, René : Discours de la méthode. GF-Flammarion, Paris 1992.

Dumézil, Georges : Mýty a bohové Indoevropanů. Oikoymenh, Praha 1997.

Eliade, Mircea : Aspectes du mythe. Éditions Gallimard, Paris 1963, (Impression

Brodard et Taupin à La Flèche (Sarthe), 1990, (04/1962)).

Eliade, Mircea : Dějiny náboženského myšlení I. Oikoymenh, Praha 1995.

Eliade, Mircea : Dějiny náboženského myšlení III. Oikoymenh, Praha 1997.

92

Eliade, Mircea : Initiation, rites, sociétés secrètes. Naissances mystiques. Essai sur

quelques types d’initiation. Gallimard, Paris 1992, p. 12.

Eliade, Mircea : Mýty, sny a mystéria. Oikoymenh, Praha 1998, p. 191.

Ferrario, Elena : La metafora zoomorfa nel francese e nell’italiano contemporanei.

La Scuola, Brescia 1990.

Guénon, René : La crise du monde moderne. Gallimard, Paris 2001.

Hodrová, Daniela : Hledání románu. Kapitoly z historie a typologie žánru.

Československý spisovatel, Praha 1989.

Hodrová, Daniela : Poetika míst. Nakladatelství H & H, Praha 1997.

Hodrová, Daniela : Román zasvěcení. H & H, Jinočany 1993.

Idel, Moše : Kabala. Nové pohledy. Vyšehrad, Praha 2004.

Jung, Carl Gustav : Výbor z díla II.: Archetypy a nevědomí. Nakladatelství Tomáše

Janečka, Brno 1999.

Kyloušek, Petr : Le roman mythologique de Michel Tournier. MU v Brně, Brno 2004.

Lévi-Strauss, Claude : Mýtus a význam. Archa, Bratislava 1993.

Meletinskij, Jeleazar Moisejevič : Poetika mýtu. Odeon, Praha 1989.

Ricoeur, Paul : Čas a vyprávění II. Konfigurace ve fiktivním vyprávění. Oikoymenh,

Praha 2002.

Ricoeur, Paul : Teória interpretácie : diskurz a prebytok významu. Archa, Bratislava

1997.

Rohr, Richard : Adamův návrat. Mužská iniciace. Vyšehrad, Praha 2005.

Steiner, Rudolf : O iniciaci. Fabula, Hranice 2003.

Vierne, Simone : Jules Verne et le roman initiatique. Contribution à l’étude

de l’imaginaire. Presse universitaire de Lille III. 1972.

VI. Webographie

Abîme ; Mise en abyme. Dictionnaire International des Termes Littéraires. Récupéré

de: http://www.ditl.info/arttest/art2025.php (le 30 mars 2007).

Les Gouliards. Récupérée de: http://lesarchivesdesalius.hautetfort.com/tag/gouliards (le 18 mars 2007).

Le nom et l’identité. Récupéré de : http://

artamene.org/encyclopedie.php ?Le_nom_et_I%E2%80%99identit%C3%A9 (le 18

mars 2007).

93

Dussert, Eric : L’Aube du dernier jour. (Article paru dans le N° 028, octobre-décembre

1999). Le Matricule des anges. Le mensuel de la littérature contemporaine. Récupéré

de : http://www.Imda.net/din/tit_Imda.php ?Id=6913 (le 20 mars 2007).

Prolongeau, Hubert : Les égarements de Frédérick Tristan. (Article paru dans l’édition

du 9 mars 2000). Recupéré de : http://www.humaniste.fr/journal/2000-03-09/2000-

03-09-221464 (le 20 mars 2007).

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Bibliographie de Frédérick Tristan

I. Romans

Le Dieu des mouches (1959)

Naissance d’un spectre (1969)

Le Singe égal du ciel (1972)

La Geste serpentine (1978)

Histoire sérieuse et drolatique de l’Homme sans nom (1980)

Les Tribulations héroïques de Balthasar Kober (1981)

La Cendre et la foudre (1982)

Les Égarés (1983)

Le Fils de Babel (1986)

La Femme écarlate (1988)

L’Ange dans la machine (1990)

La Chevauchée du vent (1991)

L’Atelier des rêves perdus (1991)

Un monde comme ça (1992)

Le Dernier des Hommes (1993)

L’Énigme du Vatican (1995)

Stéphanie Phanistée (1997)

Pique-nique chez Tiffany Warton (1998)

L’Aube du dernier jour (1999)

Les Obsèques prodigieuses d’Abraham Radjec (2000)

La Proie du diable (2001)

Dieu, l’Univers et madame Berthe (2002)

II. Nouvelles et autres textes

Les Sept Femmes de Barbe-Bleue (1966)

Lettre au docteur Dermeste (1975)

Oeuvre de Danielle Sarréra (1976)

95

Journal de Danielle Sarréra (1976)

Le train immobil (1979)

Géants et gueux de Flandres (1979)

Méduse (1985)

Le Théâtre de madame Berthe (1986)

La Sirène de l’empereur Rodolphe (2000)

III. Essais

Le Monologue (1958)

Journal d’un autre (1975)

Le Monde à l’envers (1980)

L’Oeil d’Hermès (1982)

Venise (1984)

Houng : Les sociétés secrètes chinoises (1987)

Le Retournement du gant (1990)

Les Premières images chrétiennes, du symbole à l’icône, IIe-VIe s. (1996)

Fiction ma liberté (1996)

IV. Théâtre et oeuvre poétique

L’Arbre à pain (1954)

Tragics (1967)

Dernnières nouvelles de madame Berthe (1991)

Les Tentations de saint Antione, livret d’opéra (1992)

Il y a trop de silence dans le temps (1966)