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Dialogues d'histoire ancienne Les relations entre les villes de Crète centrale et celles de Pisidie et Phrygie sous le Haut-Empire : Gortyne et Selgé, Arkadès et Tibériopolis de Phrygie Adam Paluchowski Citer ce document / Cite this document : Paluchowski Adam. Les relations entre les villes de Crète centrale et celles de Pisidie et Phrygie sous le Haut-Empire : Gortyne et Selgé, Arkadès et Tibériopolis de Phrygie. In: Dialogues d'histoire ancienne, vol. 34, n°1, 2008. pp. 45-57; doi : 10.3406/dha.2008.3053 http://www.persee.fr/doc/dha_0755-7256_2008_num_34_1_3053 Document généré le 06/06/2016

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Dialogues d'histoire ancienne

Les relations entre les villes de Crète centrale et celles de Pisidie etPhrygie sous le Haut-Empire : Gortyne et Selgé, Arkadès etTibériopolis de PhrygieAdam Paluchowski

Citer ce document / Cite this document :

Paluchowski Adam. Les relations entre les villes de Crète centrale et celles de Pisidie et Phrygie sous le Haut-Empire :

Gortyne et Selgé, Arkadès et Tibériopolis de Phrygie. In: Dialogues d'histoire ancienne, vol. 34, n°1, 2008. pp. 45-57;

doi : 10.3406/dha.2008.3053

http://www.persee.fr/doc/dha_0755-7256_2008_num_34_1_3053

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RésuméAdam Paluchowski, Les relations entre les villes de Crète centrale et celles de Pisidie et Phrygie sousle Haut Empire : Gortyne et Selgé, Arkadès et Tibériopolis de Phrygie, DHA 34/1, 2008, 45-57.Résumé : L'identification dans une inscription d'Arkadès (JCret 1.5 25,1-2) de la cité desΤιβεριοπολιτών comme Tibériopolis de Phrygie (l'hypothèse avancée à l'origine par L. Robert) et noncomme la cité d'Arkadès elle-même (l'hypothèse formulée par H. Van Effenterre) paraît désormaisassurée par le rapprochement d'un décret de Selgé octroyant la proxénie à trois citoyens de Gortyne(ISelge) 14). Une continuité et une logique est dégagée entre, d'un côté, deux cités de Crète (Gortyneet Arkadès) et, de l'autre, deux villes micro-asiatiques (Selgé et Tibériopolis de Phrygie), fondées, entreautres, sur des liens de parenté mythique.

AbstractAdam Paluchowski, The Relations between the cities of central Crete and of Pisidia and Phrygia underthe early Roman Empire: Gortyn andSelge, Arcades and Tibériopolis of Phrygia, DHA 34/1, 1008, 45-57.Abstract: The identification of Τιβεριοπολιτών ή πόλις in an inscription from Arcades in Crete {JCret 1.525,1-2) as Tibériopolis in Phrygia (the hypothesis originally formulated by L. Robert) and not as the cityof Arcades itself (the hypothesis proposed by H. Van Effenterre) seems henceforth sure consideringthe evidence delivered by a decree of Selge that accords the proxenia to three citizens of Gortyn(ISelge 14). Moreover, we can also see some continuation and logic in the relationships between twoCretan (Gortyna and Arcades) and two Anatolian cities (Selge and Tibériopolis in Phrygia), based,among other things, on mythical kinship.

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Les relations entre les villes de Crète centrale et celles de Pisidie et Phrygie sous le Haut-Empire : Gortyne et Selgé, Arkadès et Tibériopolis de Phrygie

Adam Paluchowski*

Dans le corpus de témoignages épigraphiques de l'ancienne cité crétoise d'Arkadès (le chapitre 5 du recueil des inscriptions de l'île dressé par M. Guarducci) se trouve une dédicace presque complète dont l'interprétation correcte paraît toujours plus ou moins sujette à controverse'. La pierre est intégrale. Elle a été trouvée, selon l'éditrice, aux alentours d'Ini, en Crète centrale, au pied de la colline dite στα Ελληνικά. La datation, fixée sur la base d'indices paléographiques, se situe aux I" - IIe siècles de notre ère.

Les difficultés d'interprétation relèvent de deux raisons principales : d'abord, la formulation, comme dans l'immense majorité des dédicaces insulaires, est très succincte, puis, le contexte épigraphique, qui devait expliquer au lecteur beaucoup de choses, ne s'est malheureusement pas conservé1. Quant à la controverse, elle porte sur deux éléments essentiels du document, c'est-à-dire sur la personne honorée et sur ce qui présente plus d'intérêt pour nous, sur l'identification de Impolis qui attribue les honneurs.

M. Guarducci prend le bénéficiaire des honneurs de la part des habitants de Tibériopolis pour un homme portant le nom Εύκλέας3, tandis que L. Robert4 opte pour une femme Εύκλεα (l'accentuation correcte est Εύκλέα5). Selon H. Van Effenterre, il s'agit aussi d'une

* Université de Wroclaw (Pologne) - [email protected]. Je remercie chaleureusement Monsieur Guy Labarre, ainsi que les experts anonymes de DHA, dont les remarques

et suggestions m'ont permis d'améliorer cet article en plusieurs endroits. Le lecteur voudra bien consulter les abréviations bibliographiques et la carte de Crète in fine. ι Cf. ICret I.5 15: [Τ]ί.βερ(.οπολιτώ[ν] | ή πόλις | Εύκλέαν | Χαρμίστα | σωφροσύνης || χάριν | [--] Αμμωνίου κατη[-] vac. (sur la marge droite, entre les lignes 3-5 : Αμ[-] |Φί.[--]). ι Danslelemme introductifet dans un court commentaire adloc. M. Guarducci signale que les vestiges des lignes 1, 3-5 et 7 montrent qu'à l'origine d'autres pierres inscrites, avec d'autres noms, étaient, sans nul doute, juxtaposées de tous les côtés, toutes ensemble enchâssées dans le mur d'un édifice public quelconque. 3 Cf. l'index du volume I d'ICret, ad nom. 4 Cf. Robert 1965, XXXVIII. 5 Cf. LGPNim.Alll.B, ad nom.

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femme, mais qu'il nomme Εύκλεια (seulement en transcription latine Eukleia)6. Εύκλεοα est aussi le nom que retiennent les Robert (de même uniquement en transcription latine Eukleia) 7. Dans l'épigraphie grecque la locution σωφροσύνης χάριν ('eu égard à une bonne conduite', 11. 5-6 de l'inscription) se rapporte d'habitude, tout logiquement, à des femmes8 et exceptionnellement à des hommes9, particularité d'usage qui semble donner raison aux Robert et à H. Van Effenterre I0.

Mais, somme toute, le sexe de la personne honorée n'est pas de première importance pour la question majeure de l'identification correcte de la cité de Tibériopolis (11. 1-1 de la dédicace d'Arkadès). Selon M. Guarducci (adloc.) l'ethnique Τφερί,οπολίτοα se référerait plutôt à la ville de Palestine (Tibériade) qu'à celle de Phrygie. L'éditrice fait un rapprochement avec l'inscription sépulcrale d'Arkadès au formulaire rudimentaire, où deux noms juifs, Ίωσηφος et Ιούδας, renverraient justement à la Palestine". En réponse à la proposition de M. Guarducci, L. Robert !1 a d'abord mis en avant le fait que la ville de Palestine n'était jamais désignée par le nom deTt^pLOTtoXcxiov ή πόλις, mais régulièrement par celui de Τφεριέων ή πόλί,ς, et, par conséquent, a identifié Τφερί,οπολιτών ή πόλί,ς à Tibériopolis de Phrygie (plutôt qu'à Pappa-Tibérioupolis de Pisidie) ". L. Robert montre que les villes ayant le statut de polis de fraîche date, hellénisant leur passé, ont cherché des liens de parenté mythiques 1+. Ainsi, ceux-ci ont uni plus d'une cité "de l'intérieur de l'Asie Mineure avec les peuples les plus 'nobles' de la Grèce, Athéniens, Spartiates, Achéens et les autochtones Arcadiens". Vu que les habitants de la ville d'Aizanoi (ou Azanoi, d'où le nom de la région d'Aizanitide), voisine justement

6 Cf. Van Effenterre 1976, 111-114 (Εύκλέα est sa variante phonétique banale, voir p. 211, note 1). 7 Cf. Bull, épigr. 1977 371. 8 Cf. Bean/Mitford 1970, 163,170 165.174.b1 ;ICret\.-; 12 très fragmentaire ;ICretl.i6 37 ;IGV.i 585 596,5-6 610 ; IGUR II 1039,10-11 = /GXIV2095. 9 Cf. ICret I.18 51 ; IG V.i 504. Toutes les références épigraphiques relatives à la locution σωφροσύνης χάριν fournies par le moteur de recherche du site de la Fondation Packard Humanities Institute (http://epigraphy. packhum.org/inscriptions). 10 Mais les auteurs dcLGPNl ont finalement choisi un homme Εύκλέας (cf. LGPNl, ad nom. n° 1). 11 Cf. ICret I.5 17 (datée des IIIC-I Ve siècles ap. J.-C). 12 Cf. Robert 1965. 13 Sur les monnaies de Tibériopolis de Phrygie la signature de la cité émettrice est Τιβεριοπολιτών ou Τφεριοπολειτών (l'ethnique au génitif pluriel bien entendu), cf. Ruge 1936, 790, i8 io (avec toutes les références numismatiques) et le site de Digital Historia Numorum, Phrygia, 688 (http://snible.org/coins/hn/phrygia.html). 14 Voir les mises au point très utiles de Curty 1005, 102, n. 1 pour ce qui est de l'emploi préférable de l'adjectif 'mythique', plutôt que 'légendaire', dans le contexte des liens de parenté entre cités : "Comme il s'agissait de héros mythiques dont les anciens Grecs croyaient à l'existence, l'adjectif 'légendaire' que j'ai employé dans le titre de ma thèse [se. Curty 1995] pour qualifier ces parentés ne convient guère car il implique toute une part d'invention et de fabuleux que ne possèdent pas ces parentés. Cependant le terme 'mythique' dont je me sers maintenant, recèle, lui aussi, un désavantage : il circonscrit l'origine des parentés à une période donnée. Or, il arrive parfois que la parenté entre deux cités ne remonte pas à l'époque mythique, mais ait un fondement plus tardif qui ne date que de la période historique (...) ; le terme 'mythique' est lui-même source d'ambiguïté ; je change cependant d'opinion par rapport au titre de ma thèse et opte pour lui au détriment de l'adjectif 'légendaire'".

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de Tibériopolis de Phrygie, ont établi une filiation mythique avec Azan à qui son père Arkas (dans le partage de l'Arcadie parmi ses trois fils) avait légué la partie nord de l'Arcadie (appelée dès lors Azania)15 et que des liens de parenté attachaient aussi l'Arcadie du Péloponnèse à la cité d'Arkadès en Crète Ié, L.Robert considère en définitive Tibériopolis de l'inscription arkadienne comme Tibériopolis de Phrygie17. Une origine mythique commune (des liens du sang ancestraux avec l'Arcadie en Péloponnèse), associant les deux villes (celle de Crète et celle de Phrygie), dont le souvenir serait cultivé à l'époque impériale, justifierait facilement l'érection de notre inscription honorifique à Arkadès. Enfin, H. Van Effenterre'8 se pose la question de savoir comment expliquer les relations personnelles d'une "brave et honnête Cretoise" Eukleia avec Pappa-Tibérioupolis de Pisidie ou Tibériopolis de Phrygie. On ne connaît pas d'autres inscriptions insulaires où l'on offrirait "des honneurs de si loin à une femme". Il est difficile d'admettre des relations directes qui eussent uni cette autochtone avec l'une des deux poleis micro-asiatiques en question. Selon le savant, on pourrait, à la rigueur, concevoir de tels contacts au cas où Eukleia serait l'épouse d'un Romain (peu importe sa provenance ethnique) à qui les bienfaits du système impérial donneraient l'opportunité de faire carrière "de province en province". En définitive, pour H. Van Effenterre Τιβερίοπολιτών ή πόλις, c'est tout simplement la ville d'Arkadès qui, en se dotant d'un nouveau nom, choisi évidemment en l'honneur de l'empereur Tibère, s'employait à s'attirer son attention et sa bienveillance. Certaines de ses faveurs seraient confirmées à Arkadès tant par l'épigraphie que par l'archéologie. D'abord, un règlement de bains publics atteste la présence de thermes au service de la population de la cité '9,

15 L. Robert (p. XXXIX) renvoie à "deux phrases de Pausanias", sans donner de référence exacte. Apparemment, il doit s'agir de deux passages, 8.4.1-3 (τήν δέ νύμφην ταύτην καλοϋσιν 'Ερατώ, και εκ ταύτης φασίν Αρκάδι, Άζάνα ... τοις οέ παισίν, ώς ηύξήθησαν, διένειμεν Αρακάς τριχη τήν χώραν, και άπό μεν Αζανος ή Αζανία μοίρα ώνομάσί>η· παρά τούτων δέ άποικισ&ηναι λέγουσιν, όσοι. περί τον άντρον εν Φρυγία το καλούμενον Στεΰνος και Πέγκαλαν ποταμον οίκοϋσιν) et 10.31.3 (Φρύγες οι έπί ποταμω Πεγκέλα, τα δε άνωθεν εξ Αρκαδίας και Αζάνων ες ταύτην άφικόμενοι τήν χώραν, δεικνύουσιν άντρον καλούμενον Στεΰνος περιφερές τε και ύψους έχον εύπρεπώς). Pour ce qui est de la première place réservée aux généalogies héroïques (et divines) dans l'élaboration de parentés mythiques entre cités, voir Curty 1995, 141-143. 16 Cf. ICret I.5 Praef., p. 6, col. a ; Robert 1965, XXXIX et Bull, épigr. 1977 371, pp. 383-384, surtout à la page 384 où les Robert vont jusqu'à présumer l'identification d'une cité inconnue dans un décret arkadien de renouvellement d'une parenté comme Telphousa d'Arcadie (à gauche plus que la moitié de la stèle portant le décret ICret I.5 10A en question est brisée, le document est datable du IIe siècle av.J.-C, un petit extrait de l'inscription étant repris par Curty 1995, 110-111, n° 86 qui aux pages 71-71 revient à la proposition formulée à l'origine par M. Guarducci, adloc. d'insérer le nom d'Hiérapytna dans la lacune de la ligne 5). 17 Identification retenue par Curty 1995, 71. 18 Cf. Van Effenterre 1976, ii 1-11 4. 19 Cf. Κρητικά Χρονικά XXV/i 1973, 183 (Ducrey/Van Effenterre 1973). Les éditeurs (p. 184) situent le document à la haute époque impériale ou, avec plus de précision, entre la fin du Ier siècle av. et du I" siècle ap. J.-C. Le même texte, avec quelques modifications mineures, est rééditée par Van Effenterre 1976, 105. Cette datation approximative est retenue par Bile 1988, 66, n° 101 (conformément à SEG XXVI 1976-1977 1044). Sanders 1981, 15 et 151 (Gazetteer, 7/15) place la datation du document aux temps d'Hadrien (ou exactement au début du IIe siècle ap. J.-C.) parce qu'il

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puis les résultats de l'exploration archéologique du site font placer l'édification du complexe justement sous le règne de Tibère10.

Pour J. et L. Robert11 la formule sobre σωφροσύνης χάριν pourrait faire accepter l'hypothèse d'H. Van Effenterre, mais ils soulèvent en même temps deux objections importantes. D'abord, les deux formes de l'oméga - lunaire et surtout celle dont la panse, avec ses deux boucles inférieures, est séparée des deux barres horizontales (pieds) placées au-dessous (Q) - ne peuvent aucunement être datées de la période d'avant Trajan. Ensuite, la sobriété de la formule σωφροσύνης χάριν n'est pas un argument puisque, autour de l'inscription, étaient probablement honorés des hommes appartenant à la même famille, comme cela se voit dans d'autres inscriptions dédicatoires partiellement conservées". C'étaient eux qui avaient reçu des honneurs plus précis, les femmes devant se contenter de formules très générales. En ce qui concerne les liens de parenté mythiques entre les villes éloignées les unes des autres, l'épigraphie montre que la distance n'y joue aucun rôle. Les honneurs pour Eukleia peuvent constituer une réponse de Tibériopolis de Phrygie à une aide offerte par Eukleia et sa famille dans la recherche de documents prouvant l'origine hellène "noble" de la cité d'Asie Mineure, permettant de nouer des relations aussi bien avec les Arcadiens de Crète qu'avec ceux du Péloponnèse. Finalement, les Robert ne disent pas si, dans la dédicace d 'Eukleia, il s'agit de Tibériopolis de Phrygie ou de la cité d'Arkadès, et en une phrase invitent les historiens des générations futures à réexaminer la question : "Tibérioupolis, nom temporaire de la ville Cretoise ou nom de la ville phrygienne, les trouvailles de l'avenir décideront par des inscriptions trouvées en Crète, en Phrygie ou ailleurs (Athènes ou lieu imprévisible)".

Des arguments supplémentaires renforçant l'opinion des Robert enclins à localiser Τιβεριοπολιτών ή πόλις en Phrygie peuvent être ajoutés.

Tout d'abord, la formule sobre σωφροσύνης χάριν (11. $-6 de la dédicace arkadienne) a toutes les chances d'émaner d'un commanditaire local, de la cité d'Arkadès en l'occurrence, conformément au témoignage d'ICret I.i6 37,4-5. Force est de constater que dans l'île, jusqu'au début de l'Empire, les cités n'honorent que très rarement leurs propres citoyens 13. Même si cela

se peut que le règlement d'Arkadès imite les mesures identiques prises par l'empereur à Rome : la séparation des sexes par l'application des horaires d'utilisation différents (ce en quoi les Arkadiens eussent donc suivi la tendance générale de l'époque), évoquée déjà par Ducrey/Van Effenterre 1973, 288. 20 Cf. Van Effenterre 1976, 205-208. L'examen modulaire (les modules d'assemblage de briques) des maçonneries employées sur le site des thermes d'Arkadès corrobore la datation de l'inscription Κρητικά Χρονικά XXV/i 1973, 283 obtenue au moyen de l'analyse paléographique : dans les décombres visibles des bains d'Arkadès on constate la présence du module ancien de 0,32 pour cinq briques de 0,045 d'épaisseur chacune et cinq lits de mortier de 0,015 à 0,02 (ils séparent les rangées de briques) qu'il faut situer dans la période julio-claudienne. 21 Cf. Bull, épigr. 1977 371. 22 Voir le lemme introductif de l'inscription ICret I.5 25 et le commentaire de M. Guarducci, adloc. Voir aussi ICret I.5 22 et Paluchowski 2005, Arkadès n° 1. 23 Cf. Van Effenterre/Papaoikonomou/Liesenfelt 1983, 418.

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arrive plus fréquemment sous la domination romaine, elles évitent rigoureusement toutes ces formules pompeuses bien connues dans d'autres régions de langue grecque, ce qui donne l'impression d'un style assez dépouillé en usage dans les dédicaces λ+.

Ensuite, dans l'hypothèse d'H. Van Effenterre, les relations entre l'autochtone Eukleia et l'une des deux Tibériopolis d'Asie Mineure, sont sous la condition d'un mariage entre Eukleia et un citoyen romain détenant des charges impériales de distinction en province. Le matériel épigraphique de l'île offre quelques exemples de femmes Cretoises mariées à des citoyens romains, et ceci à partir de la fin du Ier siècle av.J.-C.15. Tel serait aussi l'état civil d'Eukleia. Son hypothétique marilé serait honoré dans l'une des inscriptions gravées à côté de celle d'Eukleia. Il devrait faire sa carrière dans la province d'Asie et c'est pour cette raison que la cité de Tibériopolis de Phrygie lui rendrait hommage, de même qu'à sa femme, en commandant une dédicace dans la polis Cretoise d'Arkadès, natale d'Eukleia17.

Mais on n'est pas obligé de supposer ce mariage d'Eukleia, quelque peu inhabituel, pour consolider l'hypothèse proposée par L. Robert d'identifier la cité dans la dédicace d'Arkadès à Tibériopolis de Phrygie. Il se trouve qu'une cité de Pisidie, Selgé18, a entretenu des relations d'amitié avec la puissante cité Cretoise de Gortyne, capitale provinciale. Un décret de Selgé, octroyant les honneurs de proxénie à trois citoyens de Gortyne, le prouve i9. Les éditeurs situent

14 Cf. BCH LXVIII-LXIX 1944-1945, 113-12·$. n° 36 ; BCH CVII 1983, 405-408, n° 1 ; ICret I.13 1 ; ICret I.16 37 ; ICretl.18 51-5456 57 ; ICret l.$i 9 ; ICret II. 16 14; ICret II. 17 ι ; ICret III.3 10-11 \ICretW 166 167 191-194196 197 191 301 301 306A 32.6 ; ZPE LVIII 1985, 181-183 ; ZPE CVIII 1995, 170-171, n° 3 ; ZPE CVIII 1995, 171-173, n° 4. 15 L'origine Cretoise d'une Mego (cf. BCH LXXXVIII 1964, 614-615 = SEG XXIII 1968 551) et d'une Sulpicia Telero (cf. ICret IV 191) qui ont contracté le mariage, l'une vers la fin du I" siècle av.J.-C. (?) et l'autre au milieu à peu près du I" siècle ap.J.-C, avec des Romains (la première avec Cn. Tudicius Marci f. Horatia Aquila et l'autre avec A. Larcius Gallus, PIR1 L 90) est peut-être sujette à caution (pour Μεγώ LGPN I, ad nom. n° 1 suppose l'origine Cretoise, le nom Τηλερώ n'étant pas répertoriée dans LGPN I-I V). Néanmoins, il est à noter que les noms féminins doriens en - ώ /- ώί sont particulièrement répandus en Crète (cf. Wilhelm 1950, 10-11 ; Bull, épigr. 1950 170, 1951 186, 1951 135) et que dans la personne de Sulpicia Telero Reynolds 1981, 675 et Baldwin 1983, 161 (répété dans Baldwin 1987, 503) reconnaissent unanimement une Cretoise. 16 Si Eukleia était épouse de Charmistas (cf. Van Effenterre 1976, 11 1 : "Une Cretoise, une dame d'Arkadès à en juger par son nom et son andronyme ou patronyme, Eukleia fille ou épouse de Charmistas [...]"), on attendrait plutôt une formule de type Τφεριοπολί,τών ή πόλις Εύκλέαν ταν Χαρμίστα γυναίκα (...) à l'instar d'ICret 1. 16 37,1-4 (avec la même expression honorifique σωφροσύνης χάριν) ou Τιβεριοπολιτών ή πόλί,ς Εύκλέαν δεινός γυναίκα ταν Χαρμίστα (...) à Γ instar de i?C7/ LXXXVIII 1964, 614-615,3-4 (SEGXXlll 1968 551). 17 Cf. Bull, épigr. 1977 371 (p. 384) : "Que « la brave et honnête Cretoise » soit « une indigène » n'est pas motif d'exclusion, au contraire ; la fille d'un fonctionnaire romain allant de poste en poste à travers l'Empire n'eût pas fait l'affaire dans une histoire de parenté ; il y fallait des citoyens ou citoyennes d'Arcades, ce que V. [se. Van Effenterre] appelle des indigènes". 18 La cité, perchée sur l'un des contreforts sud du Taurus occidental, était à cheval entre la Pisidie et la Pamphylie, et assignée par là même à l'une ou à l'autre. Aujourd'hui on l'attribue à la Pisidie, cf. Ruge 1911, H57,n , ; Barrington Atlas MMD, II, Map 65 Lycia-Pisidia (établi par C. Foss - S. Mitchell), 1004 ; Brandt 1001, 366. 19 Cf.ISelgen :Σταρτιάδας Μενοκλήιος |Όνύμαρχος Έράσωνος |'Ρανιος Σοάρχου Κρητες | Γορτύνιοί., πρόξενοι | Σελγέων αυτοί και || εγγονοί.. Meditio princeps du document (d'après les renseignements fournis dans ISelge 14) par Eu. Petersen, [dans :] K. von Lanckoronski, Stddte Pamphyliens und Pisidiens, II : Pisidien, Wien - Prag - Leipzig 1891, 178 et 133, n° 141.

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le document, d'après son écriture, à l'époque hellénistique tardive, incontestablement vers la fin du I" siècle av. J.-C, et mettent en avant l'absence d'indices nets de raisons de l'initiative de Selgé dans le texte de son décret'0. Cependant, les attaches familiales de l'un des proxènes permettent de tenter, au moins, d'expliquer la décision de la communauté civique de Selgé.

Le proxène en question (Ρανί,ος Σοάρχου, 1. 3) apparaît dans une inscription honorifique gortynienne où il fait partie du collège de cosmes ", les plus hauts magistrats des cités Cretoises, dépositaires du pouvoir exécutif, présidés par un protocosme, jusqu'à la disparition du collège, qui se situe, en tout état de cause dans l'immense majorité des poleis insulaires, grosso modo à la charnière des ères '\ La restitution de son patronyme dans le document de Gortyne n'était jusqu'à présent que plus ou moins probable (Ρανιος Σο [άρχω] "). Compte tenu du fait que le document de Gortyne est datable de 10-30 environ ap.J.-C.'4, grâce au décret de Selgé, antérieur donc d'une vingtaine d'années, le patronyme tronqué est désormais certain. Le fils de Soarchos a vraisemblablement obtenu d'abord la proxénie, puis a siégé, une vingtaine d'années plus tard, dans le collège des cosmes.

Soarchos comme les autres membres de l'éminente famille étaient des personnalités très haut placées dans la hiérarchie locale de Gortyne : le grand-père Sosos et le père Soarchos (I) ont eu sous leur responsabilité la charge de néocore du sanctuaire d'Asclépios de Lébéna, à l'intérieur de la chora de Gortyne (le premier dès la fin des années 70 jusque, tout du moins, dans les années 60 du Ier siècle av. J.-C, le second en 30-10 av. J.-C.) 3S, le frère Kalabis a été élu protocosme (au tournant du Ier siècle av. au Ier siècle ap.J.-C.) 3é et le neveu Soarchos (II), fils du frère Kylindros, a couronné sa carrière avec la dignité d'archiprêtre de l'assemblée provinciale Cretoise (toujours à la charnière des ères) 57.

La raison principale qui a poussé Selgé à nouer des liens d'amitié avec Gortyne serait donc à chercher du côté de la famille du proxène Rhanios. Il faut accorder une signification toute particulière au fait que le grand-père et le père du proxène remplissaient, peut-être l'un immédiatement après l'autre, la fonction de néocore du sanctuaire de Lébéna, situé sur le territoire civique de Gortyne (également l'un des deux débouchés de Gortyne, à côté de Matala, sur

30 Les éditeurs {adloc) ne font qu'une observation à ce sujet : les communautés civiques des îles de l'Egée et celles du littoral ouest micro-asiatique, menacées par les attaques des pirates crétois, avaient la coutume d'accorder la proxénie à des habitants de l'île. 31 Cf. ICret IV 193,8-11 : (...) έκόσμι.-|ον οϊδε- Άγήσανδ[ρος - πρω-]|[τό]κοσμος,'Ρανιος Σο[-]| φών Καλλίππω, [--]. 3ΐ Cf. Paluchowski 1005, 13-10. 33 Cf. M.Guarducci, adloc. etGuarducci 1918, 175. Le complément admis par LGPNl.adnom. Σοάρχος η° 9. 34 Cf. Paluchowski 1005, 55 (avec Gortyne n° 6). 35 Cf. ICret I.17 11. La néocorie de Lébéna est une charge de prestige, très convoitée, cf. Savelkoul 1986, 51-53 et Bile 1991, 10. 36 Cf.7OdtfI.1738. 37 Cf. ICret IV 330. L'analyse du cours de la carrière familiale dans Paluchowski 1005, Gortyne n° 1.

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Les relations entre les villes de Crète centrale et celles de Pisidie et Phrygie sous le Haut-Empire...

la mer de Libye '8). Le maître du lieu était Asclépios, dieu-guérisseur venu s'installer ici directement d'Épidaure'9. Il est vrai que malgré ses rapports avec le centre argien du culte d'Asclépios la réputation de Lébéna n'était pas égale à celle d'Épidaure, mais elle n'était pas mince non plus40. Aussi faut-il peut-être comprendre l'initiative de Selgé dans le contexte de la popularité croissante des cultes du salut et de la guérison41, à placer elle-même dans un cadre plus large du renouveau religieux (cultes à mystères, théories de la libération personnelle, réfection des temples et sanctuaires, etc.) 4r qui s'opère à l'époque hellénistique tardive et prend du nouvel élan en Crète (et ailleurs) à l'époque romaine4'.

Cette façon de voir les choses n'exclut nullement d'autres objectifs visés par Selgé, dont aucune trace n'apparaît dans le décret de proxénie. Dans leur mythe de fondation, transmis entre autres par Strabon, les gens de Selgé, pour ennoblir leur généalogie civique et être considérés comme Hellènes, se rattachent à une origine Spartiate 44. D'après le mythographe Konon (se fondant probablement sur l'autorité d'Éphore45), à une époque reculée, Gortyne aurait été prise par un groupe de fugitifs venus du Péloponnèse. Ce seraient non seulement des anciens habitants achéens d'Amyclées ayant dû quitter leur patrie après leur soulèvement manqué contre la domination Spartiate, mais aussi des Spartiates associés à l'expédition46. Enfin, la famille très distinguée du cosme Rhanios fils de Soarchos (I), proxène de Selgé, était étroite-

38 Cf. Str., 10.4.11(4780). 39 Cf. ICret I.17 7,1-7. 40 Pour l'apprécier approximativement il suffit d'examiner l'origine géographique des pèlerins à Lébéna : ce sont presque sans exception les Cretois ou les habitants des régions limitrophes (la Libye voisine), sauf un Romain dans ICret I.17 17 18, proxène des Gortyniens (par ailleurs, il est aussi en quelque sorte Cretois parce que l'inscription ICret IV 116 le dit πρόξενος καΐ πολείτας de Gortyne). L'origine d'autres fidèles reste obscure à cause du mauvais état de conservation des pierres portant les traditionnelles σανίδες. 41 Cf. Sartre 1991, 466-467 où le culte d'Asclépios est énuméré en première position. Pour la Crète, voir Bultrighini 1993· 41 Cf. Faure 1964, 91 et Chaniotis 1991, 195. 43 Cf. Faure 1964, 91 et Davaras/Masson 1983, 389. 44 Cf. Ruge 192.1, 1157, ti ("eine Kolonie der Lakedaimonier") ; Bull, épigr. 1977 371 (p. 383) ; ISelge, p. 13. Str., 11.7.3 (571 C) :Σέλγη δ εξ αρχής μεν υπό Λακεδαιμονίων έκτίσ&η πόλις, και ετι πρότερον ύπό Κάλχαντος. 45 Cf. ICret IV Praef., Histor., p. i8, col. a. 46 Cf. Conon, Narr., 36 (FGrH 16, F 1) : (ζ) τρίτηι δέ γενεαι στασιάσαντες προς Δωριέας μετανίσ- τανται Αμυκλών, συμπαραλαβόντες δέ και τινας Σπαρτιατών, ηγουμένων αύτοΐς Πόλιδος και Δελφοϋ (?) έπλεον έπί της Κρήτης, εν τώι παράπλωι δέ τοϋδε τοΰ στόλου Μήλον άποδασμός οίκίζει και τό τών Μηλιέων γένος έν&ένδε ο'ικειοΰται Σπαρτιάτας. (3) ol δέ λοιποί άπαντες Γόρτυναν μηδενός εϊργοντος λαβόντες ταύτην άμα τών περιοίκων Κρητών συνοικίζουσιν. Dans cette perspective, observons encore que : a) premièrement, selon Lévy 1003, 17 (avec n. 15) dans la première période d'une coexistence plus ou moins réussie entre les envahisseurs Spartiates et les anciens habitants de l'Amyclées pré- dorienne, sa population pouvait être mixte, autrement dit achéenne et "déjà en partie dorienne", b) deuxièmement, aux alentours de Gortyne vivait une communauté dépendante des Αμυκλαίοι, comme nous renseigne un accord conclu à la fin du IIIe siècle av.J.-C. (cf. ICret IV 171 et, pour un commentaire complet, Chaniotis 1996, 394-399, n° 66).

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52. Adam Paluchowski

ment liée au sanctuaire d'Asclépios à Lébéna. La mythologie locale attachait ce sanctuaire au centre argien du culte d'Asclépios à Épidaure. Vu sous cet angle, un autre détail concernant les vieux mythes de fondation acquiert une signification singulière : à l'essor de Gortyne ont apparemment contribué aussi les Doriens d'Argolide venus s'y installer47.

Il est certainement utile de faire ici et tout de suite une distinction terminologique afin d'éviter toute confusion conceptuelle. Le témoignage de Strabon est parfaitement muet en ce qui concerne la fondation de Selgé par un héros venu directement de Lacédémone ou un autre seulement d'extraction lacédémonienne, c'est pourquoi le qualificatif de συγγένεια ou parenté +8 ne saurait pas être vraiment approprié pour définir les relations entre Sparte et Selgé, qu'il faudrait insérer plutôt dans le registre de la colonisation. Ce terme technique de συγγένεια apparaît bien dans un témoignage de Polybe49. Cependant, comme il ne s'agit pas de document officiel, il serait plutôt risqué d'en tirer des conclusions pertinentes au sujet du domaine exact auquel les relations entre Sparte et Selgé seraient attribuables : le domaine de la parenté ou celui de la colonisation50. Pour le réel rapport de parenté (συγγένεια) on a besoin d'un appareil héroïque ou divin et dans ce contexte des peuples entiers ne font jamais office de pères communs parce que la désignation d'un peuple dans la description des origines d'une cité doit renvoyer au domaine de la colonisation 5I. La nécessité de démontrer une généalogie héroïque ou divine lorsqu'une cité cherchait à prouver ses liens de parenté avec une autre a abouti à ce foisonnement de diverses versions des mythes, élaborées soigneusement, à un haut degré de complexité, par les érudits de l'Antiquité, tous ces "poètes, rhéteurs et historiographes locaux ou qui avaient séjourné un certain temps dans la cité pour se livrer à des recherches et y donner des récitations ou des conférences portant sur le résultat de leurs travaux" 5\ Dans la

47 Cf. ICret IV Praef., Histor., p. i8, col. a (avec les références bibliographiques). 48 Pour le sens propre et non figuré du terme de συγγένεια ('parenté' ou 'parenté par le sang' et non 'ressemblance' ou 'communauté'), utilisé selon des critères bien précis dans les relacions entre États, voir Curty 1005, 106-117 (une polémique avec l'opinion contraire exprimée par Liicke 1000). 49 Cf. Polyb., 5.76.1 1 : Σελγεϊς μέν ουν (...) δια την σφετέραν εύτολμίαν την τε πατρίδα διετή- ρησαν και τήν ελευ&ερίαν ού κατησχύναν καΐ την ύπάρχουσαν αύτοίς προς Λακεδαιμονίους συγγένειαν. 50 Curty 1995 ne recense aucune inscription avec le terme de συγγένεια, relative à Selgé (voir aussi p. XIV de l'Introduction pour la présentation de sa méthode de sélection du matériel épigraphique sur lequel se base l'analyse). Le commentaire à'ISelge 6, dressé par ses éditeurs, serait donc peut-être quelque peu excessif. 51 Cf. Curty 1995, XIII : "À chaque fois, il [se. L. Robert] montra que le titre de parent correspondait à une réalité mythologique, c'est-à-dire qu'une cité ne pouvait octroyer ce qualificatif à une autre qu'à la condition que leurs héros mythiques fussent parents", 141 : "C'est donc toujours un individu [se. héros ou sa variante, c'est-à-dire héros fondateur, autrement dit oeciste] ou un dieu qui est la justification ultime d'une parenté" et en note 1 de bas de page : "(...) revendiquer des peuples comme ancêtres ne correspond pas aux usages de la parenté mythique, car celle-ci doit s'ancrer dans des liens concrets". Cette thèse est bien posée encore une fois, avec insistance, par Curty 1005, 101-103. 51 Cf. Curty 1995, 152 (pour ce qui est de cet immense travail érudit d'harmonisation de plusieurs versions de mythes de fondation locaux, "disparu dans sa quasi-totalité" et dont "les sujets traités ne sont connus que par les inscriptions qui n'en parlent que succinctement" p. 252, voir aussi pp. 242-143 et note 31 à la page 152).

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Les relations entre les villes de Crète centrale et celles de Pisidie et Phrygie sous le Haut-Empire... 53

présente enquête, la συγγένεια n'est qu'un cas de figure dans tout l'éventail possible des relations entre les deux cités de Crète centrale et celles de Phrygie et de Pisidie. Mais il faut noter que Selgé établit des rapports avec Gortyne à une époque où la conception de la parenté évolue. "Alors qu'auparavant la parenté liait entre elles deux cités appartenant généralement à la même branche ethnique, sans considération de prestige ni d'importance, à l'époque romaine, les divisions ethniques n'entrèrent plus en ligne de compte et les villes peu connues cherchèrent avant tout à s'apparenter aux cités prestigieuses de la Grèce continentale, comme Athènes, Sparte ou Argos"".

Quant à l'explication des liens attachant Tibériopolis de Phrygie à Arkadès, proposée originellement par L. Robert, son fondement est une filiation des deux villes avec l'Arcadie du Péloponnèse, dont la population autochtone et προσέληνος, se considérant comme l'une des plus vieilles du monde (άρχοαοτάτη, πρεσβίστη), était "en compétition avec cinq autres seulement pour une origine remontant au début du monde"54. Or, il se trouve que le troisième composant ethnique du mythe de fondation de Gortyne est justement arcadien". Dans de telles circonstances, les contacts entre Arkadès et Tibériopolis de Phrygie sont comparables aux relations qu'entretenait la cité de Gortyne avec celle de Selgé depuis environ un siècle. Les rapports privilégiés tissés entre ces communautés de Crète et de Phrygie et Pisidie reposeraient alors sur une appartenance à un système ethno-mythologique commun dont le noyau dur était la descendance partagée des Arcadiens du Péloponnèse5*.

53 Cf. Curty 1995, 159 (de même, à la page z6i : "À la fin de l'époque hellénistique et au cours de l'époque impériale, la notion de parenté se modifia. Les cités n'y voyaient plus la communauté d'intérêts, ni les devoirs qu'elle impliquait, mais l'utilisaient pour se rattacher à des cités prestigieuses"). Les observations identiques répétées par Curty zoos, 107-108, n. tj. 54 Cf. Bull, épigr. 1977 371 (p. 383), avec les références bibliographiques. Voir également Curty 1995, 71 : "Les Arcadiens [se. de Crète] (...) pouvaient se targuer de posséder une histoire 'pré-minoenne'". 55 Cf. ICret IV Praef., Histor., pp. 17-18 (avec les références bibliographiques) où l'on peut lire, en résumé : "Ceterum veri simile est non ex una tantum Graeciae regione Gortynae colonos profectos esse". Mais dans le cas des liens mythiques de Gortyne avec l'Arcadie du Péloponnèse, on rentrerait de nouveau dans le registre de la συγγένεια ou parenté parce qu'on est à même d'indiquer un héros fondateur de \apolis, Gortys, fils de Tégéatès, roi éponyme de Tégée en Arcadie, et de Maïra, héroïne arcadienne (cf. Paus., 8.53.4). 56 Au sujet de ce système, voir Curty 199$, 72. Tandis que pour Tibériopolis de Phrygie et pour Gortyne il est facile d'asseoir leurs mythes de fondation sur la conception de συγγένεια car dans les deux cas il y aurait un héros fondateur (respectivement, Azan et Gortys), la situation d'Arkadès n'est pas claire compte tenu de ce fait que son héros fondateur (forcément originaire de l'Arcadie péloponnésienne ou au moins ayant des liens du sang avec d'autres héros arcadiens) nous est inconnu (cf. ICret I.5 Praef., p. 6, col. a), ce qui ne signifie aucunement qu'il était aussi inconnu aux érudits de l'Antiquité dont les travaux, pour la plupart perdus, servaient de base à l'établissement de parentés entre cités (voir ci-avant).

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54 Adam Paluchowski

Les deux villes micro-asiatiques, Selgé et Tibériopolis de Phrygie, étaient localisées dans deux régions dont l'urbanisation à la grecque était plutôt de fraîche dates7, bien entendu par rapport aux régions du vieux peuplement hellène, dans ce nombre l'île de Crète exactement.

J. et L. Robert réfutent catégoriquement la datation de l'inscription honorifique d'Ar- kadès pour Eukleia d'avant le règne de Trajan, en s'appuyant sur l'étude de l'écriture, surtout sur l'aspect de l'oméga (voir plus haut)58. Il s'ensuit que tant en Crète qu'en Asie Mineure la tendance serait la même : l'établissement de relations d'abord entre les villes proches de la zone côtière (Gortyne en Crète et Selgé en Pisidie, fin du I" siècle av. J.-C), puis entre celles de l'intérieur (Arkadès en Crète et Tibériopolis en Phrygie, à compter du règne de Trajan ?). Il est de notoriété qu'en Asie Mineure plus on s'éloigne de la zone côtière, plus on a affaire à un réseau urbain lâche et, par là même, une hellénisation plus récente59, et qu'à l'époque des Antonins, "et plus encore quand la création du Panhellénion impose aux cités de la Phrygie et de la Cilicie, de l'Isaurie de justifier de leur origine hellénique", un renouvellement de liens de parenté mythique était d'autant plus de mise60.

La logique qui se dégage de tout ce qui vient d'être dit paraît claire : on a donc un groupe de cités Cretoises (Gortyne et Arkadès) dont les mythes de fondation remontent aux temps les plus anciens de l'humanité et puis deux cités micro-asiatiques dont l'identité hellène est récente (Selgé et Tibériopolis de Phrygie), qui, alors que des rassemblements régionaux plus ou moins vastes organisés sur base d'une convergence culturelle offrent à Rome un instrument commode

57 Cf. Sartre 2.003, 10-11 et 81 pour Selgé. L'hellénisation s'y accélère dès le IVe siècle av. J.-C. et "se poursuit activement jusqu'au I" siècle av. J.-C. (Pisidie, Phrygie) même si les effets ne s'en font vraiment sentir que sous le Haut- Empire" (p. 10). Les plus anciennes pièces de monnaie frappées à Selgé (avec des légendes en pisidien) datent du Ve siècle av. J.-C., cf. Ruge 192.1, 1157.^ (ISelge, p. 13 et Vial 1995, 36 : le monnayage attesté à l'époque hellénistique, avec la version grecque de l'ethnique, témoignant de progrès substantiels de l'hellénisation). Pour Selgé, voir aussi ISelge, pp. 13-14 (une esquisse de l'histoire de la cité) et Barrington Atlas MMD, II, Map 65 Lycia-Pisidia (établi par C. Foss - S. Mitchell), 1004. Dans le cas de Tibériopolis de Phrygie le témoignage de Ptolémée (Geog., 5.1.15.3 TLG Nobbe) n'apporte rien pour la chronologie (sauf un terminus post quern bien sûr, peu valable pour cette enquête), car il n'inclut que le nom de la ville (et sa position géographique). Ruge 1936 ne mentionne aucun établissement de type urbain qui préexisterait à la création de la cité grecque sous Tibère, dans la région des Mysiens d'Abbaïtide (cf. Sartre 1991, 194, 197 et Vial 1995, 18). D'après Barrington Atlas MMD, II, Map 61 Phrygia (établi par T. Drew-Bear), 963 la période d'occupation du site débute à Tibériopolis à l'époque romaine, avec cette réserve que les périodes d'occupation de Barrington Atlas ne sont indiquées que pour le nom attesté (Tibériopolis en l'occurrence, cf. Guidelines, p. VII). La description d'une pièce de monnaie, consultable sur le site Internet de Sylloge Nummorum Graecorum (http://www. sylloge-nummorum-graecorum.org), sous la cote SNGuk_O4o6_5Oii (SNG, IV, Fitzwilliam Museum), accessible également par le site de Digital Historia Numorum, Phrygia, 687-688 (http://snible.org/coins/hn/phrygia.html), selon laquelle la pièce serait issue d'un atelier localisé à Tibériopolis de Phrygie, dans la période 300-100 av. J.-C. (sous la rubrique "Ruler" on a cependant le roi de Pergame, Attale I"), avec l'effigie de Sérapis à l'avers et Isis en pied au revers, paraît très douteuse. 58 La seconde forme de l'oméga mise en avant (Q) figure dans une inscription d'Arkadès attribuable sans le moindre doute au règne de Trajan, cf. ICret I.5 9,1-11 (avec une belle photographie de l'estampage). 59 Cf. Sartre 1003, 10-11. 60 Cf. Bull, épigr. 1977 371 (pp. 383-384). Une quête de liens du sang mythiques et illustres était propre aux époques hellénistique et romaine.

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du gouvernement (y compris le Panhellenion à partir du règne d'Hadrien), ont tout intérêt à produire, en bonne et due forme de l'époque, toutes les pièces possibles de justification de leur adhésion complète au monde hellène él.

Enfin, ce qui est maintenant plutôt sûr, à la lumière des rapports entre Gortyne et Selgé, c'est que la cité d'Arkadès ne s'est jamais renommée Tibériopolis, ne serait-ce que de façon passagère, et que Tibériopolis de l'inscription d'Eukleia doit être en effet, comme l'a déjà postulé L. Robert, la ville de Phrygie.

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61 Cf. Curty 1995, 154, 158-159 et 161-163.

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50 Adam Patuchowski

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Les autres abréviations sont usuelles, d'après APh,LSJ, OCZ)'et OLD.

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C26

Echelle 1 : 1 500 000

a ίο

ία so

Carte de Crète antique

Carte modifiée, tirée de H. Bengtson - V. M

ilojcic, Grosser Historischer Weltatlas, I : Vorgeschichte und Altertum

, Bayerischer Schulbuch-V

erlag, Munchen 1954, 19

1

Arkadès : Ci Gortyne : Bi Hiérapytna: Cz Lébéna : Bz M

acala : Bi I