Les politiques du commun en Europe du Sud (Grèce, Italie, Espagne). Pratiques citoyennes et...

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LES POLITIQUES DU COMMUN DANS L’EUROPE DU SUD (GRÈCE, ITALIE, ESPAGNE). PRATIQUES CITOYENNES ET RESTRUCTURATION DU CHAMP POLITIQUE Pierre Sauvêtre Presses Universitaires de France | « Actuel Marx » 2016/1 n° 59 | pages 123 à 138 ISSN 0994-4524 ISBN 9782130733621 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-actuel-marx-2016-1-page-123.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pierre Sauvêtre, « Les politiques du commun dans l’Europe du Sud (Grèce, Italie, Espagne). Pratiques citoyennes et restructuration du champ politique », Actuel Marx 2016/1 (n° 59), p. 123-138. DOI 10.3917/amx.059.0123 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France. © Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) Document téléchargé depuis www.cairn.info - - SAUVETRE Pierre - 194.199.7.36 - 14/09/2016 10h11. © Presses Universitaires de France Document téléchargé depuis www.cairn.info - - SAUVETRE Pierre - 194.199.7.36 - 14/09/2016 10h11. © Presses Universitaires de France

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LES POLITIQUES DU COMMUN DANS L’EUROPE DU SUD (GRÈCE,ITALIE, ESPAGNE). PRATIQUES CITOYENNES ETRESTRUCTURATION DU CHAMP POLITIQUEPierre Sauvêtre

Presses Universitaires de France | « Actuel Marx »

2016/1 n° 59 | pages 123 à 138 ISSN 0994-4524ISBN 9782130733621

Article disponible en ligne à l'adresse :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-actuel-marx-2016-1-page-123.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Pierre Sauvêtre, « Les politiques du commun dans l’Europe du Sud (Grèce, Italie,Espagne). Pratiques citoyennes et restructuration du champ politique », ActuelMarx 2016/1 (n° 59), p. 123-138.DOI 10.3917/amx.059.0123--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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PSYCHANALYSE, L’AUTRE MATÉRIALISME

LES POLITIQUES DU COMMUN DANS L’EUROPE DU SUD (GRÈCE, ITALIE, ESPAGNE). PRATIQUES CITOYENNES ET RESTRUCTURATION DU CHAMP POLITIQUEPar Pierre SAUVÊTRE

Le débat qui traverse la gauche en Europe ne saurait se résumer à l’alternative entre une politique de résistance à l’intérieur de l’euro et la sortie « sèche » de la zone euro. L’acceptation par le gouvernement de Tsipras du troisième mémorandum en Grèce vient de montrer à quel point la première de ces stratégies est incertaine. Quant à la deuxième option, elle ne saurait consister simplement en un retour à la situation antérieure, et nécessite que soient reposées certaines questions, comme celles de la souveraineté démocratique et de la « nation » au sens large du terme, sur la base desquelles un nouveau projet internationaliste pourrait être échafaudé1. Avec qui, sur quels principes, suivant quelles procédures démocratiques et quelles subjectivations citoyennes une communauté politique renouvelée pourrait-elle se constituer en Europe ? À cet égard, un ensemble d’initiatives politiques qui se réclament du « commun » prennent leur importance dans les pays du sud de l’Europe parmi les plus affectés par la « crise ».

L’objet de ce texte est de présenter quelques-unes de ces initiatives en Grèce, en Italie et en Espagne, et de chercher à analyser leurs effets sur la restructuration du champ politique à l’échelle de chacun de ces pays, en termes de transformation du rapport à la citoyenneté, de recomposition du champ partisan et de modification des pratiques étatiques. Les travaux existants sur les « communs » sont centrés sur les questions économiques de la définition d’un commun, des conditions auxquelles un commun peut se maintenir durablement et des formes juridiques qui pourraient garantir ce maintien. Cependant, les expériences de « communs » les plus approfondies en Europe aujourd’hui ne sont pas seulement, à l’instar des communaux du passé, des formes de gestion économique alternative, mais

1. Voir Lordon Frédéric, La Malfaçon. Monnaie européenne et souveraineté démocratique, Paris, Les liens qui libèrent, 2014.

Actuel Marx / no 59 / 2016 : Psychanalyse, l’autre matérialisme

P. SAUVÊTRE, Les politiques du commun dans l’Europe du Sud (Grèce, Italie, Espagne).

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elles sont pleinement inscrites à l’intérieur des espaces politiques dont elles contribuent à renouveler les modalités d’existence.

FOYERS DE PRATIQUES ET PROBLÉMATISATION DES COMMUNS

Les thèmes des « biens communs », des « communs » et du « commun » se sont développés ces dernières années dans le champ militant et intel-lectuel au point qu’aujourd’hui des pratiques nombreuses, variées et hétérogènes s’en réclament. Un « commun » désigne la pratique collective auto-organisée d’un groupe qui produit ou fait fonctionner une ressource, afin d’en partager équitablement l’usage entre ses membres ou pour le mettre à la disposition d’un collectif plus étendu, suivant des règles élabo-rées démocratiquement sur la base de l’autogouvernement. Le commun se distingue donc du privé et du public, parce qu’un commun est la produc-tion d’un sujet collectif qui n’a pas besoin de passer par l’intermédiation du marché ou de l’État pour se constituer. Les communs se sont multipliés dans tous les domaines (alimentation, éducation, emploi, santé, logement, culture, transports, moyens d’information et de communication, etc.) en réaction au contexte de la « crise » de 2008 qui s’est accompagnée d’un renforcement de la domination néolibérale autour des trois processus principaux de la mise en concurrence généralisée des individus2, de la dépossession des ressources et des services publics3, et de la sape progres-sive de la souveraineté démocratique4. À ces trois processus, ils opposent respectivement une pratique coopérative et solidaire, un accès égalitaire aux ressources, et un fondement démocratique et participatif de toutes les normes collectives.

Cinq « foyers », au sens d’ensembles de réflexions et de pratiques his-toriquement et géographiquement situés, ont progressivement contribué depuis deux décennies au déploiement du mouvement des communs : 1/ le foyer de la science politique américaine autour d’Elinor Ostrom dont les travaux menés dès les années 1980 sur la durabilité des systèmes autogouvernés et auto-organisés de gestion de ressources naturelles (zones de pêcherie, systèmes d’irrigation, pâturages, forêts, parcs naturels5) ont été couronnés en 2009 par le prix Nobel d’économie ; 2/ le foyer alter-mondialiste des mouvements écologistes connectés aux luttes paysannes indigènes contre les multinationales qui, au tournant des années 2000, ont fait de la défense des biens communs et de la revendication de droits fondamentaux d’accès à certaines ressources naturelles (droit à l’eau, à la

2. Dardot Pierre et Laval Christian, La Nouvelle Raison du monde. Essai sur la société néolibérale, Paris, La Découverte, 2009.3. Harvey David, Le nouvel impérialisme, tr. fr. J. Batou et C. Georgiou, Paris, Les Prairies ordinaires, 2010.4. Brown Wendy, Undoing the Demos. Neoliberalism’s Stealth Revolution, Cambridge (Massachusetts), MIT Press, 2015.5. Ostrom Elinor, Governing the Commons. The Evolution of Institutions for Collective Action, New York, Cambridge University Press, 1990.

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terre, à l’alimentation) une nouvelle stratégie politique6 ; 3/ le foyer du mouvement des logiciels libres né dans les années 1980 mais qui a pris au début des années 2000 la forme d’un mouvement pour les communs dans le contexte du combat contre l’extension des droits de propriété intel-lectuelle7 ; 4/ le foyer du « mouvement des places » déclenché à partir de 2011, sur la place Tahrir en Egypte, puis en Espagne avec le mouvement du 15-M, sur la place Syntagma en Grèce, aux États-Unis avec le mouve-ment Occupy Wall Street et, en 2013, en Turquie avec le mouvement de la place Taksim, qui ont fait surgir le champ des « communs urbains » et ont introduit la dimension essentielle de l’occupation ; 5/ enfin, le foyer du mouvement italien des beni comuni (« biens communs »), qui est lui-même le produit de la rencontre inédite entre les travaux des juristes de la commission Rodotà en 2007 pour introduire la catégorie de « biens communs » dans le code civil italien et d’un ensemble d’occupations dans les institutions culturelles et les services publics, et qui a abouti à un inves-tissement citoyen et démocratique des outils du droit et des institutions juridico-politiques en Italie.

Ces différents foyers ont été diversement investis par deux grandes formes de problématisation théorico-politiques qui emportent des consé-quences différentes sur le plan de la stratégie et de la portée politiques que l’on confère aux communs : la problématisation « économico-pratique » des communs et la problématisation « politico-instituante » du commun.

Constituée autour d’une réflexion sur les trois premiers foyers de pratiques, la forme de problématisation économico-pratique considère avant tout les communs comme des ressources économiques présentant des caractères spécifiques susceptibles de faire l’objet d’un système de droits partagés et d’une autorégulation par la communauté des utilisa-teurs, comme cela peut être le cas par exemple aussi bien pour un pâturage que pour internet. Le propos d’Ostrom consistait à montrer qu’une telle régulation par une communauté d’utilisateurs s’avérait dans certains cas plus efficace qu’une gestion par le marché ou l’État, ce qui permettait sim-plement de soutenir que des communs isolés pouvaient survivre enchâssés à l’intérieur de l’économie capitaliste. Conscientes que son approche micro-institutionnelle sur des cas empiriques de communs dispersés ne pouvait tenir lieu de politique, certaines approches ont conduit dans diverses conjonctures à historiciser et à « politiser » ses thèses : d’abord en soutenant au début des années 2000, dans un contexte de développement des droits de propriété exclusifs (en particulier sur les biens immatériels), que ces communs, pensés sur le modèle des communaux agricoles du xvie

6. Massiah Gustave, Une stratégie altermondialiste, Paris, La Découverte, 2011, pp. 199-202.7. Broca Sébastien et Coriat Benjamin, « Le logiciel libre et les communs », URL : https ://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01174746 (consulté le 15 septembre 2015).

P. SAUVÊTRE, Les politiques du commun dans l’Europe du Sud (Grèce, Italie, Espagne).

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et du xviie siècle, faisaient l’objet d’un « second mouvement des enclo-sures8 », puisqu’on assisterait au contraire au milieu des années 2010 à un « retour des communs » et à une « crise de l’idéologie propriétaire9 » dans le contexte de développement d’une économie collaborative de type nou-veau (covoiturage, alimentation en circuits-courts, financements d’entre-prises en crowdfunding) soutenue par le développement numérique.

Si l’examen des relations institutionnelles entre les communs écono-miques, l’État et les entreprises capitalistes est nécessaire et manquait dans le travail d’Ostrom10, les conclusions qui en sont tirées sont parfois haute-ment discutables. Pour Rifkin, la baisse du coût marginal de production sur internet ferait émerger une société de la gratuité et la fin concomitante du capitalisme11, tandis que Bauwens voit dans la « troisième révolution de la productivité » liée au numérique la situation d’un rapport de force favorable aux communs économiques vis-à-vis du capital et de l’État per-mettant d’instaurer une nouvelle « triarchie » dans laquelle le marché et un « État-partenaire » stimulant les communs vivraient en bonne harmonie12. C’est se méprendre à la fois sur le rapport de force entre les communs économiques et le capital qui en exploite aujourd’hui largement la valeur, et sur l’analyse historique de l’État dont la pente actuelle néolibérale en fait bien plutôt le solide agent de l’extension des mécanismes de marché. À leur corps défendant, ces thèses technophiles ne font en réalité que res-susciter à l’âge numérique la vieille thèse marxienne de la contradiction entre l’état des forces productives et des rapports sociaux de production.

Les deux derniers « foyers » du mouvement des communs ont au contraire fait l’objet d’une problématisation politico-instituante qui marque une coupure dans le discours du commun puisqu’il y a été moins réfléchi comme un système de ressources géré par une communauté d’utilisateurs que comme une pratique collective d’auto-institution et d’autogouvernement13. Le commun est, en d’autres termes, une activité collective dans laquelle l’engagement de chacun à respecter les normes que le groupe s’est données est conditionné par sa participation démocratique à la délibération et au choix des règles. Il s’agit donc non pas d’un type d’appropriation économique mais d’une forme de rationalité politique, d’un nouveau mode de politisation – ce qui ne veut pas dire, loin de là, qu’il n’investisse pas le terrain économique. C'est donc un nouveau champ

8. Boyle James, « The Second Enclosure Movement and the Construction of the Public Domain », Law and Contemporary Problems, n° 66, 2003, pp. 33-74.9. Coriat Benjamin (dir.), Le Retour des communs. La crise de l’idéologie propriétaire, Paris, Les liens qui libèrent, 2015.10. Weinstein Olivier, « Comment se construisent les communs : questions à partir d’Ostrom » (2015), in Coriat Benjamin (dir.), Le Retour des communs, op. cit., p. 84.11. Rifkin Jeremy, La Nouvelle Société coût marginal zéro. L’internet des objets, l’émergence des communaux collaboratifs et l’éclipse du capitalisme, tr. fr. Chelma P., Paris, Les liens qui libèrent, 2014.12. Bauwens Michel, Sauver le monde. Vers une économie post-capitaliste avec le peer-to-peer, Paris, Les liens qui libèrent, 2015.13. Dardot Pierre et Laval Christian, Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle, Paris, La Découverte, 2014.

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de pratiques qui a investi le terme de « commun » pour lui donner une signification et une portée différentes.

En Espagne, en Italie ou en Grèce, ce sont des mouvements sociaux qui ont conduit à la formation de communs et non des communautés d’utilisateurs. Au sein du « mouvement des places », les pratiques démo-cratiques et délibératives des commissions et des assemblées ont permis d’instituer les règles de co-obligation nécessaires à la gestion d’un certain nombre de problèmes. Par exemple dans le cas du mouvement de la place Syntagma à Athènes, pour assurer le ravitaillement, se défendre contre les attaques de la police, organiser un système de soins médicaux, mais aussi pour mettre en place un terrain de jeu pour enfants, un espace de lecture ou une « banque du temps » (où peuvent s’échanger des services sans argent ni profit), etc.14 Pour la problématisation qu’on appelle « politico-instituante » du commun, le commun ne se définit pas d’abord par la ressource et ses caractéristiques économiques spécifiques, mais par l’activité commune qui, nécessairement, à travers des problèmes qui se posent à elle, va prendre en charge des ressources qui ainsi deviennent des communs15.

Comme Stavros Stavrides l’a parfaitement perçu, les nouveaux espaces communs des places ont créé des « discontinuités spatiales qui sont parve-nues à bouleverser de l’intérieur les usages ordinaires de l’espace », tout en inventant des « usages expérimentaux à la recherche d’une nouvelle culture citoyenne »16. L’enjeu central qui se noue alors autour du commun comme pratique démocratique collective, c’est donc celui de l'usage : « La question de l’usage devient alors celle des règles coproduites par un collectif qui prend en charge une chose, qui est amené à délibérer, à décider des règles de cet usage17. » C’est un droit d’usage « hors propriété » que le commun ainsi envisagé permet de définir selon Pierre Dardot et Christian Laval, au-delà de l’objectif de substitution de droits de propriété partagée à la propriété exclusive telle que soutient la problématisation économico-poli-tique des communs. Vis-à-vis de cette dernière, la problématisation poli-tico-instituante du commun se distingue également sur le plan du rapport à l’État. Car il ne s’agit pas d'un partenariat avec l’État, mais au contraire de la « relativisation de l’État » qui n’est ni la prise du pouvoir d’État, ni sa destruction mais la « reconstruction de formes politiques nouvelles18 » dont l’effet est de limiter la présence de l’État dans la société, et qu’on peut interpréter comme une forme de son « dépérissement », moins sur le mode d’un rendu du pouvoir au peuple après la prise du pouvoir de l’État,

14. Stravides Stavros, « Squares in Movement », The South Atlantic Quarterly, 111/3, 2012, pp. 585-596.15. Dardot Pierre et Laval Christian, Commun, op. cit.16. Stravides Stavros, « Re-inventing Spaces of Commoning : Occupied Squares in Movement », Quaderns-e, 18(2), 2013, p. 48.17. Dardot Pierre et Laval Christian, « Politique du commun » (entretien avec la revue Esprit), 2014, URL : http://esprit.presse.fr/news/frontpage/news.php?code=356 (consulté le 15/09/2015).18. Ibidem.

P. SAUVÊTRE, Les politiques du commun dans l’europe du Sud (Grèce, Italie, Espagne). P. SAUVÊTRE, Les politiques du commun dans l’Europe du Sud (Grèce, Italie, Espagne).

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que sur celui, comme on le verra, d'un investissement de l’État, par des pratiques non-étatiques.

Notre thèse est, en ce sens, que le commun en tant que pratique collec-tive d’auto-institution et d’autogouvernement correspond à l’émergence d’une nouvelle culture citoyenne démocratique et non-étatique dont les pre-miers effets sur la transformation de l’espace politique et du champ parti-san sont en train de se manifester en Europe. Premièrement, le commun élargit l’espace politique de la citoyenneté en incluant des individus et en se saisissant de problèmes abandonnés par les partis politiques tradition-nels. Deuxièmement, il implique une recomposition du champ partisan en bouleversant le statu quo reposant sur l’alternance au pouvoir des partis libéraux de droite et de gauche. Troisièmement, dans les cas où il gagne les institutions politiques, il implique une transformation des modalités de l’action publique et du fonctionnement de la démocratie représentative à travers une co-implication des élus et des citoyens.

AUTOGESTION, AUTONOMIE ET ÉLARGISSEMENT DE L’ESPACE DE LA CITOYENNETÉ EN GRÈCE

C’est en réaction à la situation provoquée par les politiques d’austérité imposées par la Troïka et dans le prolongement des mouvements sociaux de 2008, lesquels avaient donné lieu à de nombreuses occupations de bâtiments publics, de places mais aussi à des assemblées de quartier perma-nentes, qu’une foule d’initiatives sociales auto-organisées ont commencé à se développer puis à se multiplier en Grèce en 2010-2011, en cherchant à convertir en « un contact permanent avec la société et en une expérience de tous les jours l’atmosphère d’auto-institution radicale qui avait été ressentie pendant la révolte19 ». Ces initiatives, qui ont été relancées et approfon-dies par le mouvement des Aganaktismenoi (« Indignés ») de 2011, se sont d’abord mises en place dans tous les domaines où les besoins fondamentaux de la population n’étaient plus assurés : dispensaires médicaux et pharma-cies sociales pour les personnes non assurées et les chômeurs, cantines sociales et associations pour la collecte et la redistribution de nourriture, épiceries sociales et circuits courts d’alimentation mettant en relation directe consommateurs et producteurs, coopératives agricoles et ouvrières, cours du soir, centres sociaux pour les migrants, cafés collectifs aménagés en centres culturels et en espaces de rassemblement politique, etc.

Ces pratiques d’auto-organisation locales, orientées vers la solidarité sociale et le support mutuel, mettant en place des formes de production, d’échange et de consommation non profitables et visant une répartition équitable des richesses, sans l’intermédiaire du marché ou de l’État mais

19. Karyotis Theodoros et Kioupkiolis Alexandros, « Self-Managing the Commons in Contemporary Greece », 2012, URL : http://comunity.net/system/files/ALEXANDROS%20KIOUPKIOLIS%20Self%20managing%20the%20commons.doc (consulté le 15/09/2015).

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contrôlées par des procédures démocratiques d’assemblées établissant leurs propres normes, présentent les caractéristiques des communs20. Certaines d'entre elles sont devenues emblématiques comme le réseau des dispensaires et des pharmacies autogérées ou l'usine de biodétergents Vio.Me. de Thessalonique, devenue une coopérative autogérée depuis son occupation par une quarantaine de salariés en 2011. Nous prenons ici deux autres exemples.

1/ Le centre social autogéré Micropolis à Thessalonique est un espace coopératif de 900 m² qui regroupe depuis 2008 un ensemble d’activités sur la base d’une assemblée générale hebdomadaire et du respect des trois principes de l’horizontalité de la prise de décision, de l’indépendance vis-à-vis de l’État et des entreprises, et de l’absence de profits personnels21. On y trouve un bar (qui permet de payer le loyer de l’immeuble) qui accueille des concerts, des projections et des débats politiques, une épicerie autogé-rée, une salle de jeux tenant lieu de jardin d’enfants, une librairie-biblio-thèque, une clinique pour animaux sauvages et des cours gratuits en tous genres. L’objectif général du projet, que symbolise le nom « Micropolis », consiste dans la construction de l’autonomie par la coordination des acti-vités qui assurent la reproduction de la vie à l’écart de l’État et du marché. Avec l’intensification de la crise en 2011, la question de la rémunération a été mise à l’ordre du jour pour faire face au chômage de certains membres de Micropolis. L’assemblée générale a ainsi coordonné la rémunération des travaux liés à l’épicerie, à la cuisine, à la librairie et au jardin d’enfants, par l’auto-institution de deux règles : d’une part, tous les membres qui travaillent doivent occuper alternativement les différentes positions rému-nérées de façon que les compétences soient partagées dans l’ensemble du commun et afin d’éviter tout cloisonnement dans une activité spécifique ; d’autre part, pour chacune des différentes activités économiques, une assemblée est instituée avec une prise de décision par tous les participants à l’activité, aussi bien membres rémunérés que non rémunérés. En outre, une assemblée de toutes les unités économiques coordonne l’ensemble de l’activité économique et prépare des propositions pour l’assemblée générale hebdomadaire à laquelle prennent part tous les membres de Micropolis22. L’activité économique de Micropolis est enfin non lucrative et les excédents sont redirigés vers deux fonds : un fonds mutuel pour les dépenses médicales, et un fonds de solidarité pour soutenir les luttes politiques et l’installation d’autres centres sociaux.

20. Ibidem. Voir aussi Tsavdaroglou Charalampos, « The Contentious Common Space in Greece : From Neoliberal Austerity to the Syriza Left Government », 2015, URL : https ://www.academia.edu/14308226/The_contentious_common_space_in_Greece_From_the_neoli-beral_austerity_to_the_SYRIZA_left_government (consulté le 15/09/2015).21. Cf. Karyotis Theodoros et Kioupkiolis Alexandros, « Self-Managing the Commons in Contemporary Greece », art. cité.22. À cet égard, Dardot et Laval font la proposition théorique générale d’une « double fédération des communs » reposant sur la coordi-nation des communs économiques et des communs politiques : Commun, op. cit., pp. 560-565.

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2/ Le café Pagkaki est un kafeneio (un café traditionnel et populaire grec) au statut légal de coopérative, ouvert en 2010 dans un quartier cen-tral d’Athènes, Koukaki, et dont les membres, en plus de la restauration, publient des brochures politiques, tiennent à disposition des informations, organisent des événements et des discussions sur les pratiques d’auto-organisation et d’auto-direction. C’est un commun de travail sans chef d’entreprise, sans profits, sans salaires, sans actionnaires, et sans partage de la propriété entre les membres individuels du groupe – le kafeneio est la propriété du collectif de travail de sorte que le droit d’appartenance ne repose pas sur les droits de propriété mais sur l’exercice du travail23 –, ces éléments de rupture avec les normes de l’organisation capitaliste du travail étant inscrits dans la charte des statuts de la société24. L’égalité de statut revendiquée entre les membres du collectif est assurée par la rotation des tâches, l’égalité des rémunérations calculées sur la base d’un taux horaire déterminé à l’avance plutôt que par la répartition des profits engrangés à la fin du mois25, et par le droit égal de tous les membres à participer au processus de décision de l’assemblée générale, souveraine en toute matière. C’est l’assemblée générale qui modifie et fixe régulièrement l’organi-gramme de travail sur la base d’un consensus entre les membres pour leur permettre de satisfaire à leurs engagements politiques, par exemple pour la rédaction d’une brochure ou l’organisation du soutien à un mouvement de grève. S’il y a des excédents, ceux-ci ne peuvent être reversés aux tra-vailleurs en plus du revenu horaire et doivent servir à alimenter une caisse mutuelle pour les congés maladie, de maternité et de paternité, ainsi qu’un fonds pour soutenir d’autres projets autogérés anticapitalistes. Dans le cas de Pagkaki, Kokkinidis a montré que la forte adhésion politique envers un ensemble de valeurs d’égalité, d’autonomie collective, d’horizontalité et de démocratie directe, des procédures de recrutement orientées vers l’engagement de longue durée et le partage de valeurs plutôt que sur la capacité à faire du profit, enfin l’auto-institution d’un modèle de prise de décision inclusif fondé sur la participation de tous les membres et basé sur la recherche d’un consensus le plus large possible faisant place à l’expres-sion des conflits et des désaccords26, ont été les conditions de la durabilité de ces pratiques d’auto-organisation et de la résistance à la formation en leur sein de tendances capitalistes et hiérarchiques27.

23. Kokkinidis George, « Space of Possibilities : Worker’s Self-Management in Greece », Organization, 2014, URL : https ://lra.le.ac.uk/bitstream/2381/31746/2/Spaces %20of %20possibilities.pdf (consulté le 15/09/2015).24. Cf. Pagkaki, « Statuts de la société pour une économie solidaire » (traduit du grec), 2010, URL : http://pagkaki.org/sites/pagkaki.org/files/katastatiko_pagkaki_0.pdf (consulté le 15/09/2015).25. Cf. Pagkaki, « Work collective 'Pagkaki' : One year on… », 2011, URL : http://pagkaki.org/en (consulté le 15/09/2015).26. À l’opposé du modèle de la démocratie représentative fondé sur l’homogénéité et l’unité, qui exclut à la fois la majorité des membres du processus de décision (en le laissant aux représentants) et produit la marginalisation des opinions dissonantes.27. Kokkinidis George, « Space of Possibilities », art. cité ; et « Post-Capitalist Imaginaries : The Case of Worker’s Collectives in Greece », Journal of Management Inquiry, n° 24, 2015, pp. 429-432.

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Du point de vue du champ politique, ces pratiques d’auto-organisa-tion témoignent d’un élargissement de la citoyenneté au-delà du terrain électoral et partisan traditionnel. Elles ne se caractérisent pas par un simple engagement politique formel et occasionnel, mais par un investissement substantiel et intégré des domaines économiques, sociaux et politiques et produisent comme l'une de leurs conséquences majeures une disjonction entre la citoyenneté et l’État. Il faut voir dans ce qui se manifeste d'abord comme une extériorité aux champs partisan et étatique une conséquence somme toute assez logique du fait que ces pratiques autogérées s’attaquent à des problèmes (urgences alimentaires, sanitaires et sociales, chômage, etc.) qui ont eux-mêmes été abandonnés par les partis ayant dominé le champ étatique et imposé les politiques d’austérité. Or ce sursaut citoyen ne s’est pas produit comme un simple complément et palliatif en dehors du champ politique traditionnel ; il a été corrélé à un bouleversement et à une recomposition de ce champ dont la montée en puissance de Syriza puis sa victoire ont été les principales manifestations28. La création en 2012 du réseau national « Solidarité pour tous » regroupant une cin-quantaine de collectifs d'entraide autogérés, avec le soutien financier de Syriza dont les députés reversent 8 % de leur salaire, apporte la preuve de cette corrélation nouvelle en Grèce – et peut-être en Europe – entre des pratiques autogérées à la base et un parti politique, ce qui, au demeurant, peut expliquer un certain enracinement populaire de Syriza.

La question d’une politique du commun en Grèce pose alors le pro-blème des stratégies possibles vis-à-vis de cet espace partisan recomposé. Certains tenants de ces expériences autogérées, héritières d’une profonde tradition anarchiste remontant au moins aux révoltes étudiantes contre la junte militaire de 1974, ont tendance à imaginer la multiplication à la base de ces pratiques auto-organisées et leur devenir hégémonique sous la forme de la Commune qui réduirait l’espace de l’État comme une peau de chagrin29. On peut cependant douter d’une stratégie qui envisage le rapport de force entre l’État et les communs du point de vue d’un jeu de « vases communicants ». À l'opposé, la stratégie de la dialectique entre les communs et Syriza a été sérieusement ébranlée par l'adoption en juil-let 2015 du troisième mémorandum par la majorité des députés de Syriza, dans le contexte actuel d'une zone euro où toute politique de solidarité appuyée par l’État semble être rendue tendanciellement impossible. À cet égard, on verra plus bas qu’une partie de l’expérience espagnole en matière de politique du commun propose un traitement original du rapport à

28. Cf. Tsavdaroglou Charalampos, « The Contentious Common Space in Greece : From Neoliberal Austerity to the Syriza Left Govern-ment », art. cité.29. Varkarolis Orestis, Résistance créative et anti-pouvoir, Athènes, To Pagkaki, 2012 ; et Kioupkiolis Alexandros, Pour les communs de la liberté, Athènes, Exarcheia, 2014.

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l’espace de l’État qui ne consiste ni dans la formation d'une force exté-rieure à l’État ni dans une alliance classique avec un parti.

L’ÉMERGENCE DE LA CITOYENNETÉ INSTITUANTE À L’ÉCHELLE MUNICIPALE EN ITALIE

C’est à un autre type de restructuration du champ politique qu’a donné lieu le mouvement des beni comuni en Italie, dans la mesure où il s’est cristallisé autour du problème de la production démocratique du droit. Ce mouvement s’est en effet développé à partir du référendum victorieux sur l’eau en 2011 à travers la conjonction de mouvements sociaux citoyens et d’initiatives de transformation du droit légal dont la plus retentissante est le projet de loi de la commission Rodotà. De cet ensemble se sont dégagés en particulier deux tactiques et deux types de pratiques du commun spéci-fiques : les occupations et les réglementations sur les biens communs.

L’occupation la plus visible a été celle du plus vieux théâtre de Rome, le Teatro Valle, entre juin 2011 et août 2014 – date à laquelle la mairie de Rome a décrété l’expulsion des occupants. Dès le début de l’occupa-tion, les travailleurs du spectacle (acteurs, techniciens, metteurs en scène), maintiennent les représentations qui sont données gratuitement ou à très bas coûts alors qu’une assemblée générale publique décide de la program-mation et organise la gestion collective du théâtre. Les occupants affir-ment que le théâtre est un « bien commun » qui doit être « autogouverné » indépendamment de l’État, et dont la pratique doit garantir la « relation d’usage » comme « droit fondamental » sans pour autant « devoir recou-rir à la fixation du droit des propriétaires exclusifs »30. Il ne s’agit donc pas seulement de changer le titulaire de la propriété, fût-ce en passant à une forme de propriété collective, mais, en définissant un nouvel usage commun entre les travailleurs du spectacle et le public, de produire un nouveau sujet collectif. En vue de faire reconnaître la forme juridique adaptée à cet autogouvernement commun du théâtre, les occupants, sou-tenus par les juristes Ugo Mattei et Stefano Rodotà, rédigent les statuts et créent la Fondation Théâtre Valle Bien Commun qui a été reconnue par un notaire. L’objectif est certes de chercher à légaliser une occupation illégale au regard du droit italien de la propriété, mais avant tout de faire la démonstration que la production du droit, plutôt que d’être accom-plie sous la forme désignée par le gouvernement représentatif, doit « être dérivée et imposée par les efforts des citoyens à travers un mouvement social31 ». Cependant la mairie de Rome refuse de reconnaître la fondation

30. Giardini Federica, « Fare comune, rigenerare cultura », in Teatro Valle Occupato, La rivolta culturale dei beni comuni, Rome, Derive Approdi, 2012, pp. 38-45.31. Bailey Saki et Marcucci Maria Edgarda, « Legalizing the Occupation : The Teatro Valle as a Cultural Commons », The South Atlantic Quarterly, 112/2, 2013, p. 400.

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et ordonne finalement un arrêté d’expulsion du théâtre. Ce qui a manqué aux occupants du Valle, c’est l’espace politique suffisant pour obtenir la validation juridique de leur « action constituante32 ».

La politique du commun à Naples est intéressante du point de vue de cette impasse puisqu’elle a été opérée depuis l’espace politique de la municipalité. Quelques semaines avant le référendum victorieux sur l’eau de juin 2011, et sous la poussée du mouvement social qui y conduit, un nouveau maire, Luigi de Magistris, est élu et nomme le juriste Alberto Lucarelli (membre de la commission Rodotà) au poste d’« adjoint aux biens communs » (« assessore ai beni comuni »). Sous l’impulsion de celui-ci, le conseil municipal adopte une série de délibérations sur les biens communs. L’une d’entre elles, particulièrement innovante sur la question de l’eau, organise une quasi « communalisation » du service public de l’eau33, à travers la transformation de la société par actions qui assurait jusqu’ici la gestion de l’eau en une société spéciale de droit public appelée « Acqua Bene Comune (ABC) Napoli », dotée en particulier d’un Comité de surveillance qui fonctionne comme un organe de gouvernement commun associant des membres du Conseil municipal, des employés d’ABC, des représentants des associations environnementales et cinq représentants des usagers du service de l’eau34. De manière plus générale encore, avec l’ins-titution du « Laboratoire de Naples pour la Constituante des biens com-muns », la mairie de Naples a mis en place les conditions d’une véritable démocratie participative à travers des assemblées thématiques au cours desquelles les citoyens ont le droit de faire des propositions de réforme que l’administration de la ville est tenue d’examiner. Ce modèle transforme complètement la conception traditionnelle des rapports entre l’État et la citoyenneté, le premier n’étant plus qu’un simple administrateur35 pour une citoyenneté qui devient pleinement active36. À l’échelle municipale, le fonctionnement de la démocratie s’en trouve bouleversée par une nouvelle pratique citoyenne du commun qui substitue à une démocratie de repré-sentation une démocratie d’institution37.

Cependant, l’expérience napolitaine a connu un coup d’arrêt avec le renvoi du président d’ABC Napoli Ugo Mattei par le maire Luigi de Magistris, pour des raisons politiciennes, ce qui a entraîné également le

32. Voir Bailey Saki et Mattei Ugo, « Social Movements as Constituent Power : the Italian Struggle for the Commons », Indiana Journal of Global Legal Studies, Vol. 20, n° 965, Iss. 2, Article 14, 2013, URL ; http://www.forensic-architecture.org/wp-content/uploads/2013/02/BAILEY-Saki-and-MATTEI-Ugo.-Social-Movements-as-Constituent-Power.pdf.33. Fattori Tommaso, « From the Water Commons Movement to the Commonification of the Public Realm », The South Atlantic Quarterly, 112/2, 2013, pp. 378-387.34. Mattei Ugo et Quarta Alessandra (2015), L’acqua el suo diritto, Rome, Ediesse, 2015.35. Napoli Paolo, « Indisponibilité, service public, usage. Trois concepts fondamentaux pour le ‘commun’ et les ‘biens communs’ » (tr. fr. Fossier A.), Tracés, 2014, n° 27, pp. 211-233.36. Lucarelli Alberto, Beni comuni. Dalla teori all’azione politica, Viareggio, Disssensi, 2011.37. Marella Maria Rosaria, « Pratiche del comune. Per una nuova idea di cittadinanza », Lettera internazionale, 116, 2013, pp. 24-29.

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départ d’Alberto Lucarelli38. Cela pose cette autre question des limites d’une politique du commun qui repose en partie sur le « militantisme institutionnel » de personnalités engagées au sein des appareils classiques de la démocratie représentative et qui est impulsée en partie « par le haut », fût-ce à l’échelle municipale. Si, par conséquent, un espace poli-tique peut faire défaut aux pratiques du commun lorsqu’elles sont isolées, il existe un risque symétrique à se servir de cet espace politique dans ses formes classiques.

À partir des rudiments de l’expérience napolitaine, la ville de Bologne a été la première à adopter en février 2014 un « règlement sur la collabo-ration entre citoyens et administration pour le soin et la régénération des biens communs urbains » et elle a été suivie dans cette voie par 44 autres mairies italiennes, cependant qu’environ 70 autres préparent le même type de règlement39. Ces règlements sont centrés sur l’administration partagée des biens communs de la ville à travers un système de « pactes de colla-boration » entre les citoyens et la municipalité. Le premier article (1.3) du règlement de Bologne stipule que la collaboration entre les citoyens et l’administration de la ville est « de nature non autoritaire40 » au sens où ce sont les sujets (individus, associations de citoyens ou organisations du tiers secteur) qui peuvent établir des pactes de collaboration. Ce qui est essentiel à travers cette démarche, au regard notamment des difficultés rencontrées à Naples, c’est la tentative de créer de nouvelles relations entre les citoyens et l’administration municipale, qui équivaut à une manière non-étatique d’investir un espace de l’État (en l’occurrence l’espace du gouvernement local). Dans cette mesure, la politique du commun, en même temps qu’elle fait émerger une citoyenneté active, contribue à la relativisation de l’État dont nous parlions plus haut.

L’INVESTISSEMENT NON-ÉTATIQUE DE L’ÉTAT EN ESPAGNEEn Espagne, et plus particulièrement à Barcelone, deux expériences

en matière de tactiques du commun retiennent tout particulièrement notre attention.

La Coopérative Intégrale Catalane (CIC) est née en 2010 de multiples confluences distinctes et décentralisées parmi lesquelles le mouvement pour la décroissance, les « éco-réseaux » régionaux catalans, et des publi-cations comme celle en 2009 du collectif Crisis intitulée « Nous pouvons

38. Lucarelli Alberto (2014), « Così si chiude il percorso avviato con i referendum », Repubblica, URL :http://napoli.repubblica.it/cro-naca/2014/10/30/news/alberto_lucarelli_cos_si_chiude_il_percorso_avviato_con_i_referendum-99473389/?refresh_ce (consulté le 15/09/2015).39. Arena Gregorio et Ciaffi Daniela, « Entretien avec Daniela Ciaffi et Gregorio Arena sur les réglementations sur les biens communs dans les villes italiennes (avec Frédéric Sultan) », entretien inédit enregistré à l’occasion du Festival des Beni Comuni à Chieri, juillet 2015.40. Commune de Bologne, « Regolamento sulla Collaborazione tra cittadine e amministrazione par la cura e la rigenerzione dei beni co-muni urbani », 2014, p. 2, URL : http://www.comune.bologna.it/sites/default/files/documenti/REGOLAMENTO%20BENI%20COMUNI.pdf (consulté le 15/09/2015).

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vivre sans capitalisme41 », qui en appelle à une alternative réelle par la base42. Les activistes catalans autour d’Enric Duran se sont appuyés sur un dispositif légal espagnol, qui exonère de la taxe professionnelle les travailleurs réunis sous le statut de coopérative, pour créer ce qui est en réalité un large réseau de multiples activités indépendantes les unes des autres mais auxquelles la coopérative sert de « parapluie » contre le pré-lèvement fiscal de l’État (permettant ainsi à des travailleurs touchés par la crise économique de reprendre leur activité). Au total, la CIC réunit 674 projets à travers la Catalogne et fait travailler 954 personnes. Elle se finance avec son budget issu des revenus annuels des activités s’éle-vant à 438 000 dollars, une plateforme de crowdfunding et une banque d’investissement sans intérêt, la Casx43. L’adjectif « intégral » signifie que la CIC peut prendre en charge tous les aspects fondamentaux d’une économie (production, consommation, finance, sa propre monnaie), et assumer tous les secteurs d’activités qui couvrent les besoins nécessaires à la vie (alimentation, éducation, emploi, santé, logement, culture, énergie, transports, moyens d’information et de communication, sécurité sociale et défense juridique)44. L’organisation démocratique de la CIC consiste en de multiples commissions, une assemblée mensuelle et une assemblée « permanente » tous les quinze jours sur des sujets ouvertement mis à la discussion par les participants. Chaque nouveau projet, qui dispose de sa propre assemblée, doit être adopté lors de l’assemblée générale par consen-sus pour recevoir le soutien financier de la CIC.

Sur le plan économique, les membres de la CIC utilisent différents systèmes de monnaies sociales alternatives, mais ils développent aussi des pratiques non-monétaires de mutualisation des services de santé et d’éducation. Le point essentiel à cet égard est que la CIC « promeut une économie ‘avec’ un marché, mais qui n’est pas une ‘économie de mar-ché’45 » dans la mesure où toutes les activités économiques sont soumises au critère politique de la décision de l’assemblée. L’expérience de la CIC – qui est inséparable de l’héritage de l’anarchisme et du « communisme libertaire » en Espagne et en Catalogne46 – est en somme faite de pratiques instituantes promouvant l’auto-organisation de ses membres pour ne plus dépendre du capitalisme et de l’État. Comme le précise Duran, si la CIC

41. Cf. Colectivo Crisis, « Podemos vivir sin Capitalismo », Podemos !, 2009, URL : https ://enricduran.cat/wp-content/uploads/2013/02/02podemos_cast.pdf (consulté le 15/09/2015).42. Serra Ariadna et Solé Joan, « Entrevista con Ariadna Serra e Joan Solé (con Frédéric Sultan) », URL (vidéo) : https ://www.youtube.com/watch?v=UTCAnk0HrHs&feature=youtu.be (consulté le 15/09/2015).43. Cf. Schneider Nathan, « On the lam with Bank Robber Enric Duran », Vice, 2015, URL : https ://www.vice.com/read/be-the-bank-you-want-to-see-in-the-world-0000626-v22n4.44. Cf. Bojica Ana et Tamayo Ignacio (2015), « La Cooperativas Integrales. Algo más que un Proyecto de Autogestión en Red », in Eco-nomía Social y Solidaria, n° 5, 2015, p. 254 URL : http://www.juntadeandalucia.es/institutodeestadisticaycartografia/InformacionEsta-disticayCartografica/RevistaEconomia_Social.pdf (consulté le 15/09/2015).45. Idem.46. Voir Bookchin Murray, The Spanish Anarchists. The Heroic Years 1868-1936, Oakland-Edinburgh, AK Press, 1977.

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INTERVENTIONS EN DÉBAT LIVRESDOCUMENTSDOSSIERPRÉSENTATION

« ne fait rien par elle-même pour détruire l’État47 », elle s’active autant que possible pour que les gens développent les capacités leur permettant de se passer de l’État. Il s’agit bien, là aussi, de « relativiser l’État », mais cette fois en le désinvestissant absolument.

C’est aussi au regard de cet enjeu de la relativisation de l’État qu’on peut envisager enfin l’expérience politique conduisant à la campagne municipale victorieuse de la liste « Barcelone en commun48 », regroupant une coalition de partis de gauche radicale et d’associations, avec cette différence de tactique qu’il s’agit cette fois d’investir un espace de l’État, celui du gouvernement local. C’est d’abord une expérience qui, en-deçà du moment électoral, s’enracine dans un profond travail associatif depuis au moins 2009 avec la création de la Plateforme des affectés par l’hypo-thèque (PAH)49 dont Ada Colau, à présent la nouvelle maire de Barcelone, a été la principale porte parole depuis 2012. Ce travail de resocialisation des personnes touchées par la crise économique explique pour une bonne partie le succès de cette politique du commun. Il a consisté, d’abord indé-pendamment de l’État, dans la réactivation d’espaces politiques propres à susciter l’intérêt des citoyens et dans un processus de participation marqué par l’importance de la logique horizontale de l’assemblée – sous l’impul-sion et en connexion avec le mouvement du 15-M de 2011 –, ce qui a permis de structurer un réseau de pratiques citoyennes.

Or, c’est dans la continuité de cette pratique du commun que la liste menée par Ada Colau a investi l’espace électoral. Après sa victoire, celle-ci a immédiatement déclaré que « la citoyenneté doit décider quotidienne-ment des questions qui l’affectent50 ». Sa stratégie consiste autrement dit à instituer – par la création de conseils de quartier, de commissions ouvertes à la participation citoyenne – les conditions pour prolonger l'expérience participative et délibérative du commun en permettant au citoyen de s'auto-organiser et de décider à l'intérieur même des structures de l’État. En ce sens, Ada Colau a cherché à investir l’espace étatique du gouverne-ment municipal à partir d'une pratique non étatique51, ce qui est encore une manière de relativiser l’État. Mais à la différence de la tactique du commun de Bologne, cette production de nouvelles relations politiques n’a pas besoin de passer par l’adoption d’un règlement des biens communs « par le haut », dans la mesure où elle a été préparée par le travail politique

47. Duran Enric, « Integral Revolution », art. cité.48. Lors des élections municipales de mai 2015, huit listes similaires (dont « Saragosse en commun ») l'ont emporté à Madrid, Saragosse, Irun, La Corogne, Badalona, Cadix, Saint-Jacques-de-Compostelle. Elles se sont rencontrées en septembre 2015 autour de l'initiative « Villes pour le bien commun ».49. « Plataforma de Afectados por la Hipoteca » qui regroupait plusieurs mouvements sociaux autour du problème de l’hypothèque et des expulsions.50. Colau Ada, « Colau promete gobernar con realismo : ‘no somos ingenuos' », ABC Cataluña, 2015, URL : http://www.abc.es/catalunya/barcelona/20150613/abci-colau-realismo-ingenuos-201506132005.html.51. Voir Ambrosi Alain et Dardot Pierre, « Entretien sur ‘Barcelone en commun’ (avec Frédéric Sultan) », entretien inédit enregistré au Festival des Beni Comuni à Chieri, juillet 2015.

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PSYCHANALYSE, L’AUTRE MATÉRIALISME

de terrain dont elle est continuité. Il ne s’agit pas non plus de la dialectique traditionnelle entre un mouvement social et un parti de gauche parce qu’il y a dans cet exemple une très forte hybridation voire une confusion du mouvement et du parti52. Cette stratégie d'investissement non étatique du gouvernement municipal à partir d’une politique associative et participa-tive, qui hérite elle aussi de la tradition de l’anarchisme libertaire et catalan, recouvre exactement ce que Murray Bookchin appelle le « municipalisme libertaire », soit une « politique organique basée sur des formes radicales d’association civique » qui tout en participant à des conseils municipaux « ne doit pas être qualifiée de parlementariste »53 parce que sa forme s'est constituée contre l’État.

Ces expérimentations grecques, italiennes et espagnoles, dans la diver-sité de leurs tactiques, montrent finalement que l’objectif d’une politique du commun est sans doute moins de rechercher une alliance avec un « État-partenaire » que de « relativiser l’État ». La stratégie le plus pro-metteuse consiste à cet égard sans doute moins à juxtaposer une série de communs parallèles à l’État qu'à produire dans l'investissement du champ social des relations collaboratives, délibératives et participatives caracté-ristiques du commun et à infiltrer l’État pour en modeler les institutions sous cette forme.

52. Subirats Joan, « Todo se mueve. Acción colectiva, acción conectiva. Movimientos, partidos e instituciones », art. cité, p. 130.53. Bookchin Murray, Pour un municipalisme libertaire, Lyon, Atelier de création libertaire, 2003, pp. 33-34.

P. SAUVÊTRE, Les politiques du commun dans l’Europe du Sud (Grèce, Italie, Espagne).

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