Les marabouts de la République

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1 Mouhamadou Ndiaye Les marabouts de la République Etude sur l’évolution du pouvoir maraboutique au Sénégal Master Interdisciplinaire Dynamiques Africaines 1

Transcript of Les marabouts de la République

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Mouhamadou Ndiaye

Les marabouts de la République

Etude sur l’évolution du pouvoir maraboutique au Sénégal

Master Interdisciplinaire Dynamiques Africaines 1

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Sommaire

Sommaire................................................................................................................. 2

Introduction............................................................................................................. 3

Partie I

Les origines du pouvoir maraboutique.................................................................... 6

Refus d’assumer les charges politiques................................................................ 7

L’éloignement des cercles du pouvoir................................................................... 9

Le mépris face aux biens terrestres.................................................................... 11

Partie II

La construction du pouvoir maraboutique........................................................................ 15

Un poids économique certain ..............................................................................16

Politique et religion : une histoire d’amour.......................................................... 17

Les causes de l’implication politique................................................................... 20

Partie III

La délégitimation de la classe maraboutique. ..................................................................23

Un déclin d’influence ...........................................................................................24

Les causes du déclin de l’influence des marabouts.............................................. 25

Retour aux sources ...............................................................................................28

Conclusion......................................................................................................................... 31

Bibliographie .......................................................................................................................32

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Introduction

Les modèles politiques reflètent des représentations du pouvoir et des relations d’autorité

propres aux sociétés et qui influent largement sur les systèmes politiques contemporains et

font que deux systèmes de même nature seront différemment interprétés et réappropriés d’une

société à une autre. Ce soubassement culturel des systèmes politiques est essentiel pour

comprendre leurs modes de fonctionnement. Un Etat pour organiser et distribuer le pouvoir

c'est-à-dire des systèmes politiques, terme qui représente l’ensemble des institutions, et des

relations qui les unissent, dont il se dote au niveau officiel. Certains modèles politiques ont été

institutionnalisés à l’échelle d’un Etat pour devenir des systèmes politiques alors que d’autres,

restés prégnants à des échelles réduites, cohabitent avec des systèmes politiques bien souvent

exogènes.

Le politique dans les pays de l’Afrique et plus particulièrement au Sénégal s'inscrit dans un

prolongement, fortement instrumentalisée par l'ensemble des catégories d'acteurs qui y

interviennent, des dispositifs endogènes et exogènes. Il faut le saisir dans les interactions des

espaces sociaux, des acteurs, des corporations.... La société sénégalaise comme toute société

humaine, s’organise autour de principes et de fondements. Elle était avant la colonisation, une

société d’ordres et de castes dans sa majorité, promue par des régimes monarchiques qui

privilégiaient la naissance au mérite en confinant les individus à des rôles et des statuts figés.

Mais, l’arrivée des colonisateurs, l’intronisation de l’école et le dépérissement du système

féodal ont en quelque sorte transformé certaines données et ont conduit a une remise en cause

de situations, notamment les représentations du pouvoir et les systèmes de castes qui étaient

en vigueur dans cette société. Ainsi, à partir de l'indépendance on assiste à l'émergence d'une

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conceptualisation de l'Etat-nation. Cependant, cette construction se heurte aux résistances

propres à chaque civilisation dans son évolution vers le changement. L'un de ces obstacles au

Sénégal est l'existence d'une classe maraboutique.

Le mot marabout vient de l'arabe ribat (رباط) qui désigne à la base une place forte de l'armée

placée en territoire ennemi. Le développement du soufisme, le cœur spirituel de l'Islam,

amena ses adeptes à pratiquer l'isolement. Rien de mieux alors qu'un couvent de ce genre

éloigné de toute habitation, en milieu hostile donc. Ces couvents prirent le nom de ribat et ses

habitants, des murabitun ( رابطونم ). Ce genre de couvent se développa partout dans le monde

islamique, notamment dans le Maghreb de l'Afrique. Les colonisateurs français, à la

découverte de couvents, nommèrent ces ascètes « marabouts » et étendirent l'appellation à

tout chaykh (maître) soufi.

C'est donc à un maître de cette branche de l'Islam que se réfère la dénomination de marabout.

Au Sénégal, ces marabouts sont à la tête de confréries soufies. Véritable directeurs spirituels,

ils reçoivent l'allégeance (bay'ah بيعة ) et sont ainsi pour eux, comme le dit l'adage soufi,

comme le mort devant son laveur. Cela signifie donc que celui a prêté allégeance doit

obéissance au marabout dans toutes ses affaires spirituelles et même matérielles. En

contrepartie, le marabout l'aidera à soigner les défauts de son âme et l’amènera à la proximité

divine.

Cette classe maraboutique a toujours eu des rapports plus ou moins étroits avec les dirigeants

politiques. Mais cette proximité a été exacerbée au cours de l'histoire récente. Nous avons

divisé cette évolution en trois phases :

-la première couvre la dernière phase de l'histoire précoloniale et s'étend jusqu'aux années

1920. Cette période est marquée par l'importance des marabouts ascètes qui ont comme

sacerdoce de s'éloigner des milieux du gouvernement.

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-la deuxième période débute dans les années 1920 et continue jusqu'à la fin du XXème siècle.

Les marabouts de cette époque s'engagent dans la politique et y exercent une réelle influence.

-La dernière période de notre classement commence vers les années 2000 et s'étend à nos

jours. On y remarque un retour des marabouts à leur rôle premier de directeurs spirituels.

Nous avons voulu limiter notre étude, pour des motifs de concision, à la période historique

débutant avec le XIXème siècle. Nous avons aussi qualifié les marabouts du XIXème de

marabouts de la « première génération » et leurs successeurs de ceux de la « deuxième

génération ». Ces appellations n'ont bien sûr qu'un but méthodologique.

Cette étude a pour but d'analyser les différentes phases par lesquelles sont passées les

marabouts du Sénégal dans leurs relations avec le pouvoir politique. L'objectif est de dégager

les tendances principales de ces relations, à travers le découpage historique précédent.

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Partie I

Les origines du pouvoir maraboutique

Ce que l’on peut nommer le pouvoir maraboutique remonte à une assez longue tradition de

lettrés ayant influencé la vie des populations. En effet, il était de tradition dans le Sénégal

précolonial pour chaque famille musulmane, de s’affilier à un marabout qui était une sorte de

directeur de conscience. A lui revenait l’éducation des enfants dans les sciences islamiques

mais aussi la présidence des différentes cérémonies religieuses.

La figure du marabout était donc centrale dans la société sénégalaise, même non-islamisée.

Cette importance va se développer considérablement avec l’implantation dans le pays des

confréries soufies. Celles-ci ont en effet monopolisé la vie religieuse et donné un visage

unique à « l’Islam sénégalais ».

La première de ces confréries est celle de la Qadiriyya, la plus vieille branche soufie du

monde islamique. Née à Bagdad au XIème siècle, elle tire son prestige du grand saint Abdul

Qadir al Jilani. Elle s’est répandue au fil des siècles dans tous les pays islamiques. Introduite

au Sénégal par les maures, elle était pratiquement la seule voie soufie pratiquée jusqu’au

XIXème siècle.

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La seconde de ces voies à avoir pénétré le Sénégal est la Tijaniyya de Chaykh Ahmad at

Tijani. Né dans l’actuelle Algérie au cours du XVIII siècle, c’est à Hajj Umar Tall que l’on

doit sa diffusion en Afrique de l’Ouest et plus particulièrement au Sénégal.

Le mouridisme parachève ce tableau, seule voie soufie d’origine locale. Son fondateur est

Ahmadou Bamba, lettré né en 1855. Son mouvement a rapidement été populaire dans les

couches paysannes.

L’institutionnalisation de ces voies pourrait laisser penser à une tentative de pression ou

d’accaparement du pouvoir politique. Paradoxalement, à la base, ces voies se réclamaient du

dépouillement le plus total et se désintéressaient donc de la politique. Reprenant l’idéal soufi

de la pauvreté spirituelle et matérielle, ces voies ainsi que leurs fondateurs promouvaient un

retrait du monde pour se consacrer à la vie spirituelle.

Le refus d’assumer les charges politiques

Les assises des principales voies soufies du Sénégal tournent autour du renoncement aux

fastes du bas-monde. Ce retrait est encore plus vif quand il est question de la sphère politique.

En effet, on remarque une profonde méfiance à l’égard du pouvoir et de ses détenteurs.

Selon cette méthodologie soufie, l’amour du pouvoir est le pire des maux. Une sagesse le

place même comme la source de tous les défauts de l’âme. On remarque donc dans cette

génération de marabouts, une forte réticence à être investi d’un quelconque pouvoir politique.

A ce propos, il est intéressant de citer l’attitude d’Ahmadou Bamba. Convié à se présenter au

roi du Cayor, dans l’espoir de remplacer son père défunt à son poste de juge, il rétorqua à ses

conseillers :

تحـز جـوائـز تغنـي كلماحيـن*** قالوا لي اركن ألبـواب السالطيـن

ولست راضي غير العلـم و الديـن***فقلـت حسبـي ربي و اكتفـيت به

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1ألنـه جـلَّ يغنـيني ويـنـجينـي***ولست أرجووالأخشى سوى ملكـي

Ils m'ont dit de m'appuyer aux portes des rois...tu seras récompensé et riche toute ta vie

Je dis alors que mon Seigneur me suffit, je me tiens à Lui.... et je ne désire rien si ce n'est la

science et la religion

Et je n'espère ni n'ai peur si ce n'est de mon Roi.... parce que c'est Lui qui m'enrichit et me

sauve

Les marabouts de cette génération développaient donc une véritable aversion pour les charges

publiques et tout ce qui était du domaine de la gestion étatique. Cette attitude est même

retrouvée chez les marabouts qui ont exercé le rôle de chef de l'Etat ! Loin d'être une

contradiction, ces marabouts se sont retrouvés propulsés, du fait des circonstances, dans la

sphère du pouvoir sans en avoir fait la demande. D'ailleurs, dans leur pratique de ce pouvoir,

on remarque un détachement extraordinaire. Le professeur Christian Coulon dira de Hajj

Umar Tall :

« C'est que le mujahid du Fouta-Toro n'est en rien un fondateur d'empire comme toute

une mythologie coloniale, puis nationaliste, a voulu le faire croire. L'entreprise de

El Hadj Omar est une longue marche sans fin ; elle tient de l'errance du justicier

musulman plus que de la construction politique »2

Ce schéma est du chef d'Etat détestant le pouvoir est celui des marabouts de la république

Léboue du Cap-Vert. Fondée au XVIIème siècle pour échapper aux exactions du Damel du

Cayor, cette république avait à sa tête un grand marabout, doté d'un pouvoir purement

1Bamba Mbacké A, « Qalu li arkana…” poème mystique

2Coulon C « Les musulmans et le pouvoir en Afrique noire » Karthala, 1983

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symbolique. La réalité des fonctions politiques était investie dans les autres personnalités

politiques et dirigeants locaux.

Cette défiance envers le pouvoir politique était aussi accompagnée pour ces marabouts d'un

éloignement des détenteurs du pouvoir.

L’éloignement des cercles de pouvoir

La classe maraboutique sénégalaise d'avant la colonisation peut être catégorisée en deux

groupes. D'un côté, il y avait les « savants des princes », qui faisaient office de conseillers, de

traducteurs et de diplomates auprès des cours des souverains.

De l'autre côté, vivait une classe maraboutique jalouse de son indépendance. Loin des cours et

occupés à l'enseignement islamique, ces marabouts avaient comme ligne de conduite de ne

pas fréquenter les princes et les détenteurs du pouvoir politique. Considérant le pouvoir

comme source de corruption morale, ils évitaient autant que possible de paraître devant les

princes.

C'est de cette seconde catégorie que seront issus les ancêtres des principales maisons

religieuses du Sénégal. Ces marabouts soufis ont montré un idéal de détachement et

d'indépendance de tout pouvoir politique.

A ce propos, Ahmadou Bamba versifie encore :

جوار مـن دورهم دور الشياطيـن***أو كيف يبعثني حب الحطـام إلـى

Ou bien comment l’amour des vanités de ce monde m’oblige t-il à

fréquenter des êtres dont la mesure est le parterre fleuri des démons

Il conclura plus loin :

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ذاك عيب نفيـس ليس يخزينـيفـ***إن كان عيبي زهـد في حطامهـم

Si mon défaut est de m'éloigner des princes.... voici un défaut dont je ne rougirai point

Cette méfiance est généralisée chez ces marabouts. Il était de coutume pour eux de rester

éloignés des princes, aussi bien physiquement que par l'influence. Un proverbe en pays wolof

dit qu'un marabout ne doit jamais passer la nuit dans la même ville que le prince, leurs mœurs

étant diamétralement opposées. Il faut voir dans volonté un idéal ascétique de renoncement au

monde et au vice le plus tenace pour les soufis, l'amour du prestige et du pouvoir. Hajj Umar

Tall portera témoignage de cela :

« Je n'ai pas fréquenté les princes et je n'aime pas ceux qui les fréquentent. Le

prophète a dit « les meilleurs princes sont ceux qui fréquentent les savants, mais les

pires savants sont ceux qui fréquentent les princes »3

Cet éloignement des détenteurs du pouvoir influe fortement sur la construction de leur

communauté respective naissante. En effet, les marabouts de ce siècle ont mis en œuvre des

moyens de contournement pour échapper à la mainmise des pouvoirs en place. Cette méthode

avait pour but de leur assurer l'indépendance dans leur construction d'une société idéale.

L'escapisme fut pour la majorité d'entre eux un moyen de résistance contre l'ordre politique.

Ainsi, ces marabouts ont-ils pris l'habitude de fonder des villes et villages loin de toute

habitation et surtout des centres de décision politiques. C'est ainsi que hajj Umar Tall s'exila

volontairement de son Fouta Toro natal pour établir une terre d'Islam plus à l'Est. En effet,

hajj Umar Tall fut très critique envers la classe maraboutique locale qui, à ses yeux, avait trahi

3Cité par Drumont.F « l'anti-sultan ou al Hajj Omar Tall du Fouta, combattant de la foi » Nouvelles Editions

Africaines. Dakar-Abidjan. 1979.

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les principes de la révolution Torodo en monopolisant le pouvoir au sein de quelques familles.

En butte à l'hostilité du pouvoir, sa solution à été de créer une nouvelle communauté

religieuse basée sur la le suivi de la tariqah tijanie.

De même, d'autres marabouts ont tenté et réussi des fois à se libérer du joug d'un pouvoir

politique oppressant. La révolte des marabouts du Ndiambour contre le Damel du Cayor est

connue comme étant une tentative de créer une communauté islamique autonome de ce

pouvoir politique. La répression qui a suivi cette révolte a obligé les marabouts à se réfugier

dans la presqu'île du Cap-vert. Ce renfort de marabouts hostiles à l'arbitraire Ceedo fut le

déclencheur de la révolte, cette fois réussie, des Lébous et de la création d'un état islamique

dans cette région.

La colonisation du Sénégal achevée à la fin du XIXème siècle a changé la nature de cet

escapisme au pouvoir central. Il s'est agi, à cette époque, de regrouper des populations dans

des villages éloignées des villes coloniales (Saint-Louis, Dakar, Gorée...) et d'y instaurer un

ordre de vie en autarcie. L'idéal d'un état appliquant les préceptes islamiques s'était éloigné, il

fallait donc recentrer les populations autour d'un guide et d'un idéal ascétique, loin des

préoccupations terrestres de la ville. Cette nouvelle méthode a donné naissance à des centres

religieux de Touba, Tivaouane, Daroul Mou'ti, Madina Gounass, Nioro du Rip....

A ces répulsions ouvertement déclarées, s'ajoute un mépris des biens terrestres pour ces

marabouts.

Le mépris face aux biens terrestres

Le soufisme est par excellence la doctrine de la pauvreté spirituelle et matérielle. D'ailleurs, le

mot soufisme ferait référence à un groupe de compagnons du prophète dénué de tout bien et

qui se consacrait à l'adoration. Les marabouts sénégalais ayant assis les bases du soufisme

dans ce pays ne pouvaient être en reste dans l'observance de cette tradition.

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En effet, la pauvreté est présentée comme une vertu. Elle représente un refuge contre les

tentations du bas-monde. C'est pour cela que les marabouts soufis s'en sont éloignés et ont

montré un grand désintérêt pour les richesses matérielles.

Cette pauvreté est pour nous aussi une claire volonté de ne pas revendiquer un poids politique.

Cet éloignement des biens matériels concorde avec un effacement de la scène politique. On

remarque chez ces marabouts, une véritable volonté de s'éloigner de la richesse qui pourtant

pourrait leur donner un poids politique non négligeable, associé à leur audience auprès des

populations. Cette volonté est d'ailleurs illustrée par leur vie frugale, attestée même par leurs

ennemis, comme le prouve ce témoignage de Paul Marty :

« Il est hors de doute que Ahmadou Bamba est très charitable. Peut-être même, vu

l'abondance de ses aumônes, pourrait-on dire, qu'il est personnellement désintéressé,

si on était assuré que ces libéralités ne sont pas faites à dessein et pour attirer de plus

forts cadeaux4 »

L'auteur, bien que doutant de l'innocence de cette ascétisme, reconnaît volonté que ce

marabout était éloigné du désir de l'accumulation des richesses. C'est aussi ce qui ressort des

écrits propres d'un autre marabout de ce temps, Hajj Malick Sy :

« Il a été dit : si quelqu'un demandait une intervention auprès d'un grand souverain

par l'intermédiaire d'un de ses vizirs, pour obtenir un cadavre de chien ou d'âne, quel

4 [En ligne]Marty P, « Etudes sur l'Islam au Sénégal » http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k77474r

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sort mériterait-il, sinon d'être chassé ? Il en est de même pour celui qui pour évoque

Dieu pour obtenir quelque chose de ce bas-monde5 »

Ce désintérêt est aussi prononcé chez les marabouts ayant accédé au pouvoir politique.

Thierno Souleymane Baal représente un exemple de cette vision ascétique que l'homme

politique doit accorder aux biens terrestres. S'adressant à ses compatriotes avec qui il vient de

chasser les despotes Dényanké, il propose son portrait du gouverneur idéal :

« Choisissez un homme savant, pieux et honnête qui n’accapare pas les richesses de ce

bas -monde pour son profit personnel ou pour celui de ses enfants.

Détrônez tout Imâm dont vous verrez la fortune s’accroître et confisquez l’ensemble

de ses biens.

Combattez-le et expulsez-le s’il s’entête.

Veuillez bien à ce que l’Imâmat ne soit pas transformé en une royauté héréditaire où

seuls les fils se succèdent à leurs pères.

Choisissez toujours un homme savant et travailleur.

Il ne faut jamais limiter le choix à une seule et même province.

Fondez-vous toujours sur le critère de l’aptitude » 6

5Hajj Malick Sy « kifayat al raghibin », traduit et annoté par le professeur Rawane Mbaye, Editions al Bouraq,

2003

6Extrait de « zuhur al basatin fi tarikh as sawadin », cité par Baila Wane dans « le Fuuta Tooro de Thierno

Suleymaan Baal à la fin de l'almamiyat (1770-1880) » colloque tenu en 1997 à Abuja

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Ces données nous brossent un portrait assez complet sur la position des marabouts de cette

époque face au pouvoir politique. En effet, désintérêt, mépris et éloignement étaient leur

attitude favorite face aux gestionnaires de l'Etat et aux détenteurs du pouvoir. Cette attitude a

pu être vérifiée dans la majorité des familles religieuses actuellement implantées au Sénégal.

Les écrits des fondateurs de ces branches du soufisme ou même leurs actions témoignent de

leur volonté de n'avoir pas affaire avec les hommes politiques. On peut remarquer cependant,

dans les cas d’Ahmadou Bamba et de Hajj Malick Sy, une collaboration avec le pouvoir

colonial. En effet, ces marabouts ont exhorté et envoyé leurs disciples rejoindre l'armée

française lors de la première guerre mondiale. On peut considérer qu'il s'agit ici d'un cas

exceptionnel de coopération avec les pouvoirs politiques pour la réussite de leurs projets.

Dans l'ensemble, on remarque cependant une réelle volonté de se démarquer des gouvernants.

Cette volonté va être mise à l'épreuve de la construction nationale avec une sollicitation

accrue des pouvoirs séculiers. Le comportement de ces marabouts, que nous appellerons

arbitrairement de « deuxième génération », a fortement contrasté avec celui de leurs

devanciers.

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Partie II

La construction du pouvoir maraboutique.

L'implication des marabouts dans les démarches politiciennes a pris son envol avec l'entrée

des noirs autochtones dans la vie politique du Sénégal colonial. Les communes du Sénégal

bénéficiaient en effet d'un siège de député à l'assemblée nationale française. Ce siège a été le

monopole des populations métisses ou créoles de Saint-Louis jusqu'au début du XXème

siècle. En 1914, le premier député noir, Blaise Diagne, est élu. Deux ans plus tard, le corps

électoral était élargi, avec l'octroi de la nationalité française aux habitants des quatre

communes. Ainsi, la population électorale noire des quatre communes du Sénégal devenait un

atout considérable pour qui voulait représenter la colonie. Pour s'attirer les faveurs de leurs

électeurs, les hommes politiques n'ont pas hésité à recourir aux marabouts qui étaient les

directeurs spirituels de nombre d'entre eux.

Cet épisode marque le début d'une relation jamais remise en cause entre les pouvoirs politique

et religieux. En effet, les politiques vont dès lors investir le champ religieux pour se bien faire

voir des marabouts les plus influents. En retour, ceux ci leur accorderaient leur aide dans leur

domaine d'élection. La fin de l'ère coloniale n'a pas démenti cette tendance, bien au contraire.

Les marabouts sont devenus, après l'indépendance, des acteurs incontournables du champ

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social et politique. Cette situation a mené à une véritable alliance entre le politique et le

religieux, les deux champs se confondant même souvent.

Cette nouvelle donne contraste fortement avec la démarche adoptée par les prédécesseurs. En

effet, ceux là avait abandonné toute aspiration politique et se vouaient à un pieux ascétisme.

La nouvelle classe maraboutique elle, dispose de nombreuses ressources pécuniaires.

Un poids économique certain

Après la mort des guides fondateurs de leurs familles religieuses, les marabouts qui leur ont

succédé ont eu à résoudre le problème de la cohésion communautaire. Comment fallait-il

résoudre les nouveaux problèmes qui se posaient, tenant au leadership, au financement de la

voie... ? Ces marabouts ont choisi généralement de renforcer leur poids économique pour ne

pas disparaître et pouvoir être des interlocuteurs des pouvoirs en place. Dans les années 1920,

s'est ouverte une véritable course aux fronts pionniers dans le bassin arachidier. De nombreux

villages ont été construits dans cette région agricole avec pour but, la production industrielle.

Ces villages étaient organisés en communautés avec à leur tête un marabout, propriétaire des

terres pour qui ses disciples travaillaient en partie. Concernant cette intense activité agricole

de cette partie du XXème siècle, le rapport annuel de l'AOF (Afrique Occidentale Française)

de 1933 précise :

« A l'exemple des chefs religieux de la secte mouride, qui ont fait servir depuis

longtemps leur influence au développement des cultures, les marabouts des autres

sectes musulmanes encouragent à leur tour leurs adeptes à travailler la terre »7

Rocheteau nous donne l'évolution rapide de ces fronts pionniers qui sont devenus le poumon

de l'économie sénégalaise8. Ces terres restent donc la propriété du marabout qui aura ouvert

7Cité par Coulon C, « le marabout et le prince », Pedone, 1981

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en premier ce front. Les retombées financières de cette agriculture industrielle sont énormes et

justifient le poids économique dont jouissent ces marabouts.

Mais il ne faut pas croire que l'influence économique des marabouts se limite au domaine de

l'agriculture. Au fil du temps, ils ont diversifié leurs activités et ont investi tous les champs de

la vie économique. Il n'est donc pas étonnant de voir qu'un grand nombre de banques, sociétés

immobilières, entreprises industrielles et commerciales sont la propriété exclusive ou partielle

de marabouts de différentes confréries.

Ce poids économique certain assure aux marabouts sénégalais une bonne assise pour peser sur

les décisions politiques. Ainsi, n'ont-ils pas hésité à en user en tissant de fortes relations avec

le pouvoir politique.

Politique et religion : une histoire d'amour

L'interaction entre le pouvoir républicain et la classe maraboutique a commencé véritablement

dans les années 1930. Sa première manifestation concrète est sûrement la course à la

députation entre Galandou Diouf et Blaise Diagne en 1928. En effet, ces élections voient le

soutien franc d'un marabout pour l'un ou l'autre des candidats. Ils 'agit en l'occurrence de deux

marabouts mourides concurrents, Mouhammadou Mustapha et de Mukhtar Mbacké,

respectivement fils et frère de Ahmadou Bamba.

Il s'agit d'un tournant car ces marabouts ont financé la campagne de leur candidat respectif.

De plus, ils ont appelé leurs adeptes à voter pour eux. Ces élections marquent l'entrée en

politique des marabouts pour préserver leurs intérêts communautaires ou personnels. Il s'est

établi dès lors entre politiciens et marabouts un contrat d'assistance mutuelle. Contre le

soutien financier et l'appel au vote, l'homme politique s'engage à favoriser la confrérie du

8http://horizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_4/sci_hum/19963.pdf

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marabout qui l'aura soutenu. Cette relation de clientélisme a marqué des décennies de la vie

politique sénégalaise. La présidence de Senghor (1960-1980) est illustre pour son

compagnonnage, scellé avant l'indépendance, avec le khalif général des mourides,

Muhammadou Fadilou Mbacké. Ainsi s'exprimait-il en 1966 :

« Le président Senghor est mon ami de tous les jours. Depuis que j'ai eu à le

connaître, il y a vingt et un ans, il a toujours tenu ses promesses. Je vous le confie et

vous demande de le suivre partout où il vous demandera de le suivre. Je suis sûr

qu'il mènera notre Sénégal à bon port »9

Cette relation entre le marabout et la sphère politique ne s'est pas arrêtée là. Elle embrasse

toutes les époques depuis l'indépendance et tous les niveaux politiques. Le soutien des

marabouts est sollicité pour établir les listes de candidats aux élections législatives ou pour les

élections locales. Ces investitures ont pour rôle d'attirer la sympathie des disciples pour une

telle liste au détriment d'une autre.

La pratique du « ndigueul », recommandation ayant force d'ordre, est utilisée dans les milieux

mourides pour encourager le politicien ayant eu les faveurs du marabout. Celui ci

« recommande » à ses disciples de donner leurs voix, leur soutien ou même de conforter

l'effort d'un homme politique. L'exemple éloquent d'une telle consigne est la recommandation

donnée par le khalif général des tijanes, Mouhammadoul Mansour Sy, de voter pour Abdou

Diouf aux élections de 2000, en prédisant sa victoire.

En contrepartie de ce soutien affiché, les marabouts reçoivent une aide de la sphère politique.

On remarque en effet une relation de clientélisme qui exige un retour pour service rendu. Ces

services rendus en contrepartie peuvent bénéficier personnellement au marabout ou à la

communauté.

9Extrait de Dakar-Matin du 9Juin 1966, cité dans « le marabout et le prince » de Christian Coulon

19

Le khalif général des mourides, Mouhammadoul Failou Mbacké et le président Senghor

20

Il convient de rappeler l'action de Blaise Diagne, à la suite du soutien de Mouhamamdoul

Mustafa Mbacké, pour établir un permis de construction pour la grande mosquée de Touba.

De même, Blaise Diagne a été un soutien de la communauté mouride dans le litige qui les a

opposés l'architecte de cette mosquée.

Les gratifications de ce genre sont monnaie courante dans la vie politique sénégalaise. Les

chefs de l'Etat successifs se font un devoir d'assister financièrement les cérémonies des

familles religieuses. L'Etat emploie de gros moyens financiers, humains et techniques pour

assurer la réussite de ces commémorations. Cette aide ponctuelle est une forme de

contrepartie pour le soutien maraboutique.

Le président Abdoulaye Wade (2000-2012) a beaucoup usé de cette politique, en finançant les

projets des communautés religieuses nationales. Ainsi, l'Etat a financé entièrement les travaux

de la grande mosquée de Touba ainsi que d'autres travaux de voirie et la construction de

centres commerciaux dans la ville.

On remarque donc que l'autorité maraboutique s'est transformée en véritable pouvoir

revendicatif auprès du monde politique. Le passage du mépris du pouvoir à l'implication à

outrance ne s'est pas fait sans raisons.

Les causes de l’implication politique

Les raisons d'un tel changement doivent être cherchées, selon nous, à des sources multiples.

L'explication ne peut être uniforme et plusieurs facteurs ont concouru à tirer les marabouts de

leur retraite pour les propulser devant la scène politique.

Il est important de souligner que les marabouts ne sont pas entrés en politique de leur propre

initiative. Le mouvement de politisation de cette classe n'a pris de l'ampleur qu'avec la

confrontation des politiciens noirs pour obtenir le vote des populations autochtones. Ainsi, on

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peut dire que cette politisation ne date vraiment que de l'affrontement entre Blaise Diagne et

Galandou Diouf. Pour toucher les habitants des quatre communes affiliées aux différents

marabouts, le meilleur moyen était tout simplement de faire jouer la solidarité confrérique en

mettant le marabout dans son camp politique.

De plus, ces politiciens avaient besoin de légitimation aux yeux de ces couches de la

population. L'établissement de la citoyenneté française à tous les habitants de la colonie et

donc l'extension du droit de vote, créait un fossé entre les politiciens occidentalisés, formés à

l'école européenne et les masses paysannes. Les hommes politiques avaient donc besoin de

relais fiables auprès des populations. Relais qui, sans forcément expliquer leur programme,

amèneraient ces électeurs à leur donner leurs voix. L'affrontement entre Lamine Gueye et

Léopold Senghor à la veille des indépendances illustre ce schéma.

Il ne faut pas négliger aussi l'effet de la société coloniale puis républicaine sur les marabouts.

La domination définitive des français sur le territoire sénégalais et leur maillage de plus en

plus précis du territoire ont sûrement prouvé aux marabouts qu'ils ne pouvaient éviter

d'interagir avec le monde politique. Celui ci les trouvait même dans leur monde reculé. Il

fallait donc composer avec lui et le maîtriser autant que possible. Les marabouts ont donc usé

de leur influence et de leur potentiel pour participer au jeu de pouvoir avec le monde colonial.

Ceci expliquerait d'ailleurs la facilité avec laquelle les mourides puis les autres confréries ont

ouvert des fronts pionniers pour développer la culture arachidière. Celle ci, bien que profitant

aux colons, leur assurait aussi un confort financier et un moyen de pression sur

l'administration.

Ce processus enclenché, il n'était plus possible de reculer après la proclamation de

l'indépendance. Les mêmes institutions restaient avec un changement d'acteurs. Mieux encore,

22

les nouveaux gouvernants, loin d'être enracinés dans la campagne, avaient besoin des services

des marabouts pour transmettre leurs politiques et briguer le suffrage populaire.

Aussi, ces marabouts sont des chefs de communauté. Ils ont la responsabilité morale d'assurer

sa survie économique et culturelle. Cette mission peut sembler difficile si le pouvoir politique

reste hostile. C'est peut-être donc par pragmatisme que la classe maraboutique a accepté peu à

peu de tisser des liens avec les acteurs politiques. La capacité de mobilisation des marabouts

n’était pas d’un grand secours durant la période coloniale. En effet, le droit de vote massif n’a

été institué qu’en 1958. Les ressources financières par contre sont un bon appât pour les

politiciens noirs, en butte à l'hostilité des milieux d'affaires de la colonie. Pour financer leurs

projets politiques, il fallait donc se tourner vers les rares africains capables de débourses

d’importantes sommes d’argent. Cela peut expliquer l'engouement vite prononcé des

marabouts et de leurs disciples aux travaux champêtres et au commerce.

Enfin, dans ce tableau, il ne faut pas oublier les facteurs personnels qui ont pu conduire les

marabouts à s'attacher à certaines personnalités. Des amitiés personnelles ont pu décider

certains marabouts à tenir un rôle politique et à soutenir un politicien au détriment d'un autre.

Il est de notoriété que Serigne chaykh Gaïndé Fatma était un soutien généreux de l'opposant

Abdoulaye Wade contre le président Senghor. Celui avait comme soutien indéfectible

Mouhammadoul Fadilou Mbacké. Pourtant, l'appartenance confrérique n'est pas gage

d'affinité politique. Cheikh Anta Diop, mouride pourtant et élevé dans la maison de Ahmadou

Bamba, essuiera un refus d'aide du khalif général des mourides qui appellera à voter pour

Abdou Diouf quelques années plus tard (1988)

Cette transition a été un tournant dans la relation du marabout avec le pouvoir politique. La

« première génération » avait théorisé un soufisme ascétique et de renoncement. Pourtant, les

générations suivantes ont acquis la richesse matérielle et politique. Et même plus, ces

23

marabouts ont exercé une énorme influence sur les dirigeants politiques. Il s'agit d'une

révolution dans la conception du marabout. D'un directeur spirituel, il passe à un homme

engagé socialement, qui s'enrichit, intrigue, agit pour ses intérêts. Il a une forte influence sur

le monde politique duquel il était censé s'éloigner.

S'il est vrai que ce marabout a acquis un poids considérable dans le monde politique, sa

crédibilité est mise à rude épreuve auprès des personnes qu'il est censé guider.

24

Partie III

La délégitimation de la classe maraboutique

L'évolution de la perception du marabout au sein du peuple est une jauge solide de la capacité

de mobilisation et de l'audience de cette classe religieuse. Le pouvoir du marabout étant

intimement lié à l'allégeance de son disciple et à sa totale soumission, son autorité par donc

fonction du respect et de la certitude de sainteté que le disciple lui octroie. Cet acte

d'allégeance implique donc que le guide religieux soit un thaumaturge, un être totalement

dédié à Dieu, d'une moralité sans faille et d'une probité à toute épreuve. Ce schéma de

domination charismatique et traditionnelle fait du chef une personnalité élevée au dessus des

tares du commun des hommes et de leurs passions.

Cette perception traditionnelle du marabout correspond à celle qu'avaient les populations de la

première génération de marabouts. En effet, l'ascèse auquel ces derniers se sont astreints, leur

charisme certain ainsi que leur éloignement des affaires du monde terrestre en ont fait des

modèles indétrônables au panthéon des grands hommes sénégalais.

Cette idéalisation n'a pas été le destin des marabouts de seconde génération dont nous avons

parlé. L'image du marabout a considérablement évolué au cours de la deuxième moitié du

XXème siècle. Il s'est peu à peu imposé dans l'esprit des sénégalais une critique du mode de

vie des marabouts, jusque là perçus comme étant intouchables. En effet, ces deux dernières

25

décennies ont vu un déclin prononcé de l'aura des marabouts impliqués dans la sphère

politique. Paradoxalement, on remarque un engouement fort envers ceux reproduisant le

stéréotype des marabouts de la première génération.

Un déclin d'influence

L'audience et l'influence du marabout se mesure d'abord au nombre de disciples qui lui sont

affiliés. Le marabout possédant le plus de disciples établit ainsi sa puissance mystique,

politique et économique. Mais cette audience n'est vraiment prouvée qu'à l'observance de ses

ordres et recommandations, les « ndigeul ».

L'histoire du ndigeul politique au Sénégal ne date pas de l'après-indépendance. En effet, dans

la période coloniale, des marabouts ont appelé ouvertement leurs disciples à adopter une

vision politique. Ce fut le cas lors du référendum de 1958 portant sur la communauté

française. Les marabouts de différentes confréries religieuses s'étaient massivement prononcés

pour le « oui » et avaient « recommandé à leurs disciples de suivre ce choix. Le résultat fut

sans appel, le « oui » l'emportant à plus de 81.000 voix contre 21.904.

Le ndigeul opérait aussi lors des élections présidentielles de 1988. Le khalif général des

mourides, Abdul Ahad Mbacké, appelait, via la télévision nationale, au soutien du président

sortant, Abdou Diouf. Selon lui, ne pas voter pour Abdou Diouf était tout simplement une

trahison vis à vis d’Ahmadou Bamba et de la voie mouride. Là aussi, la recommandation prit

effet et le président sortant fut réélu.

Cependant, cette époque de la vie politique semble bien révolue. La portée du ndigeul est on

ne peut plus remise en cause. Les marabouts qui s'y sont appuyés pour favoriser leur candidat

aux dernières élections ont eu d'amères surprises. En effet, l'entrée dans le XXIème siècle a

marqué un déclin irréversible de l'influence politique des marabouts.

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Le premier à avoir fait cette expérience fut le khalif général des tijanes de Tivaouane.

Mouhammadoul Mansour Sy, à la tête de la plus grande confrérie du Sénégal en terme

d'adhérents, affichait son soutien indéfectible au même Abdou Diouf aux présidentielles de

2000. La victoire, disait-il, lui était acquise, quoi qu'il fasse. Il appelait donc ses disciples à

accompagner cette victoire en votant pour le candidat Abdou Diouf. La déconvenue du

président sortant fut un démenti formel du suivi de son ndigeul. En effet, Abdou Diouf avait

même été battu dans la ville de Tivaouane, pourtant centre de la Tijaniyyah sénégalaise.

Une expérience plus récente confirme cette lancée irréversible. Les élections de 2012 ont

donné lieu à une autre tentative maraboutique de diriger l'opinion politique. Chaykh Bethio

Thioune, leader mouride controversé au sein même de sa voie, réclamant avoir 10 millions de

disciples à travers le monde, appelait à voter pour Abdoulaye Wade, président sortant. Il

déclarait avoir vu en rêve le défunt khalif des mourides, Salih Mbacké, qui lui aurait annoncé

la victoire de Abdoulaye Wade. Il réitéra son appel aussi bien au premier tour qu'au second.

Pourtant, la défaite éclatante de ce candidat, à plus de 60% de suffrages, laissait les sénégalais

perplexes sur le nombre de votants parmi les disciples de Bethio Thioune.

Une question devient alors essentielle, comment ce mouvement de déclin des marabouts dans

la politique s'est-il amorcé ?

Les causes du déclin de l’influence des marabouts

Les causes de cette baisse d'influence sont à chercher, à n'en pas douter dans la prise de

conscience des jeunes générations mais aussi dans les attitudes des marabouts. Il est

indéniable que l'évolution d'une société aussi complexe que le Sénégal comporte des

bouleversements des ordres sociaux, des pouvoirs en place, des forces de pression. Ainsi n'est-

il pas étonnant de voir un ordre perdre de son influence au fur et à mesure que la population

s'en détourne. Cette marche de l'histoire est le sort qui a frappé la classe maraboutique

27

impliquée dans la politique. Ancienne force de conviction et de persuasion, représentant des

aspirations d'une grande catégorie de la population, la classe maraboutique avait fini de se

forger un statut d'interlocuteur privilégié des pouvoirs publics. Pourtant, à l'heure où la

sécularisation est galopante dans le reste du monde, on aurait pu s'étonner de cette influence

religieuse dans la gestion d'un Etat laïc. Une telle anomalie a fini par s'affaisser pour laisser la

place à de nouveaux mécanismes. Le fait n'est pas venu des pouvoirs publics, mais bien du

comportement même des marabouts.

Le disciple tient son marabout comme étant un modèle de détachement de la vie terrestre. Il

attend donc un comportement qui sied à cet ascétisme. Ainsi, peut-on comprendre la

déception et la désillusion des disciples quand son marabout se met au même niveau que les

politiciens, que le commun des sénégalais juge menteurs. En effet, voir des marabouts, censés

prôner l'attachement à la vie dernière, se battre pour obtenir des postes politiques peut créer

un fort sentiment de malaise et de doute.

On pourra relever ainsi les candidatures de leaders religieux ainsi que les déboires qui en ont

résulté. L'exemple célèbre est celui de chaykh Ahmed Tidiane Sy, fils du khalif général des

tijanes, chaykh Ababacar Sy. Engagé en politique auprès de Senghor, il se désavouera de lui et

créera son propre parti politique avant de revenir dans ses rangs. Très virulent contre le

régime en place, il fera même un séjour carcéral. Tous ces vicissitudes peuvent porter une

tache sur la personnalité religieuse d'un tel marabout. Pourtant, c'est lui qui sera porté à la tête

de la voie tijanie au Sénégal en 2012.

Un autre exemple est celui du marabout serigne Modou Kara Mbacké, de la famille mouride

de Daroul Mu'ti. Créateur du Parti de la Vérité et du Développement, il a soutenu Abdou

Diouf lors des élections de 2000. Il avait aussi annoncé sa victoire éclatante... Par la suite, il

s'est rapproché d’Abdoulaye Wade pour annoncer aussi sa victoire aux élections de 2012...

28

Les deux marabouts Bethio Thioune et Modou Kara Mbacké soutenant Abdoulaya Wade à

aux élections de 2007

29

Ces pirouettes entre candidats ainsi que les démentis de ses prophéties entachent fortement sa

vocation de marabout. Il est évident que de telles pratiques décrédibilisent les marabouts et

poussent les disciples à se poser des questions.

Justement, la remise en cause de l'ordre maraboutique découle en partie d'une prise de

conscience des masses sénégalaises. Celles ci ont de plus en plus accès à l'éducation, à

l'information et découvrent les autres cultures. Surtout, ils découvrent d'autres pays

musulmans, ayant leurs confréries religieuses, mais sans trace du fort poids politique et social

qu'elles ont au Sénégal. Au contraire, ils découvrent un soufisme cantonné dans les zawiyas

et ayant un rôle humanitaire profond. Les chefs de ces confréries affichent plutôt une

simplicité contrastant avec les fastes de certains marabouts locaux. Cette découverte pousse

cette jeune génération à remettre en cause le système confrérique tel que vécu au Sénégal. De

même, est remis en cause la légitimité islamique des marabouts à s'immiscer dans la politique

et à y dicter le choix de leur candidat. Ce facteur peut-être explicatif de l'échec avéré du

ndigeul dans cette génération.

Il faut aussi mentionner l'influence du mouvement wahhabite saoudien. Celui est

viscéralement opposé au soufisme ainsi qu'aux confréries religieuses. La conquête des terres

saintes par ce mouvement leur donne une certaine aura et une audience auprès des musulmans

sénégalais. La péninsule arabique étant le berceau de l'Islam, le royaume saoudien est perçu

par certains comme gardien de la pureté de la religion islamique. La propagande wahhabite

étant très active, les idées anti-confrériques n'ont pas manqué de germer au Sénégal aussi. La

nouvelle génération a ainsi changé de référence religieuse et par là même, de vision sur ces

marabouts. Leurs discours ou recommandations n'ont aucune chance d'être pris en compte par

ceux qui se sont faits sectateurs de l'Islam saoudien.

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Un point qui pour nous est fondamental aussi est la politisation accrue de la population

sénégalaise. Il y a encore quelques décennies, les marabouts pouvaient dicter leur conduite

politique à leurs disciples. Ceux là, des paysans pour la plupart sans connexion avec le monde

politique, recevaient ces recommandations comme un fil d'Ariane dans un imbroglio où ils ne

comprenaient pas grand-chose. Ces marabouts pouvaient être vus comme des repères, des

chefs qui indiquaient à leurs ouailles la voie à suivre. Cette époque est définitivement révolue.

En effet, la jeune génération de sénégalais a été confrontée aux scandales de corruption des

gouvernements précédents. Elle a vécu les dures heures du chômage, de la précarité et du

manque d'infrastructures primaires. Ces événements ont éveillé sa conscience politique.

Désormais, ce sénégalais sait où se trouve son avantage et ses intérêts citoyens dans ce monde

politique. Il n'a point besoin d'un guide pour lui indiquer le candidat à qui accorder ses

suffrages. Mieux encore, son indignation est piquée au vif quand il voit ses leaders religieux

donner du crédit aux actions de politiciens dont il blâme la gestion. Voici ce qui le pousse à

faire fi du ndigeul des marabouts et de n'accorder confiance qu'à sa conviction profonde. Voici

ce qui pousse aussi le professeur Babacar Gueye à déclarer « le ndigel n'est plus

opérationnel ».10

Cet état de fait n'est pas sans conséquences sur la fonction du maraboutique

Le retour aux sources

Le déclin inéluctable du marabout politicien amorcé ces deux dernières décennies a contraint

les marabouts à se cantonner dans leur rôle premier. La déliquescence de leur influence sur les

populations dans leur choix politique est devenue évidente depuis les élections de 2000. Le

désaveu de l'ordre du khalif des tijanes a été un avertissement pour quiconque espérait jouer

un rôle dans la politique. En effet, ce marabout était l'un des plus, si ce n'est le plus influent du

10Radio RFM, entretien du 4 Mars 2012

31

pays. Pourtant son appel a été ignoré par ses disciples même. Il s'agissait d'un signal pour ces

marabouts pour qu'ils n'entravent pas les demandes sociales des populations pour des intérêts

particuliers. Dès lors, seuls quelques marabouts de moindre envergure se sont impliqué dans

le champ politique. Les plus influents sont revenus à la pratique de leurs ancêtres de la

« première génération ».

Cette nouvelle tendance se vérifie avec l'absence des principales familles religieuses dans le

monde de la politique. Les marabouts ont de plus en plus une propension à s'isoler du monde

terrestre et à s'occuper exclusivement des affaires de leur communauté. Ainsi, le nouveau

khalif général des mourides, serigne Sidy Mukhtar Mbacké a clairement dit, après son

intronisation, qu'il ne s'occuperait que de rendre pérenne l'héritage de Ahmadou Bamba, et

rien d'autre.

Un de ses prédécesseurs à la tête de la communauté mouride s'était déjà illustré par son

aversion du monde politique. Serigne Salih Mbacké avait effectivement interdit toute activité

politique dans la ville de Touba. Il avait en sus tenu tête aux autorités politiques pour que la

ville de Touba n'accueille pas les campagnes électorales lors des élections législatives de

2007.

Cette tendance est un retour aux sources pour ces marabouts qui se sont retrouvés impliqués

dans une sphère qui ne le leur était pas prédestinée. Reprenant leur rôle de directeur de

conscience et de guide vers le salut, les plus avertis d'entre eux ont renoncé à influer sur la vie

de la cité par leurs recommandations. Il faut dire que cette attitude rejoint les vœux de la

jeune génération de citoyens qui n'entend pas se faire imposer sa vision politique par des

chefs religieux. En effet, on voit l'émergence de sénégalais certes engagés dans leur

cheminement spirituel. Néanmoins, une distinction claire est établie entre le rôle du chef

religieux comme guide et celui d'un chef politique pas forcément des plus avisés. La vision

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des jeunes en effet rejoint un schéma déjà établi par les marabouts de la « première

génération » et inscrivant le religieux comme un être vivant dans le monde mais insensible à

ses attraits.

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Conclusion

Ce tableau nous a permis de voir les différentes étapes de l'évolution de la fonction

maraboutique dans les derniers siècles de l'histoire du Sénégal. On a confronté le portrait

originel d'un marabout volontairement retiré du monde politique et terrestre. Les

circonstances historiques ont fait ensuite émerger l'action maraboutique dans le monde

politique, action qui n'a cessé de croître. L'ivresse du pouvoir a pourtant créé des

débordements quand à l'exercice de cette influence. Ainsi, sa contestation puis son désaveu a

conduit les marabouts à adapter leur fonction et à redevenir des guides spirituels

exclusivement.

Dégager les différentes tendances de cette évolution est un travail nécessaire qui montre la

complexité de la société sénégalaise. De même, cette étude nous plonge dans la réalité du

pouvoir dans les pays d'Afrique. Loin de l'idéal laïc proclamé à l'indépendance, les Etats

d'Afrique doivent composer avec des sociétés traditionnelles déjà en place avant l'avènement

de la République. Ainsi, le fait religieux n'est pas un fait à occulter ? Bien au contraire, il

mérite un traitement analytique pour connaître ses rouages. Il serait évidemment illusoire de

vouloir calquer le modèle occidental laïc à ces sociétés ayant connu une tradition religieuse si

profonde. Ainsi, l'action des tenants du pouvoir religieux doit être mise de concert avec les

politiques publiques pour construire des nations sur la base de leur identité.

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Bibliographie

Coulon C « Les musulmans et le pouvoir en Afrique noire » Karthala, 1983

Drumont F « l'anti-sultan ou al Hajj Omar Tall du Fouta, combattant de la foi » Nouvelles Editions

Africaines. Dakar-Abidjan. 1979.

Marty P, « Etudes sur l'Islam au Sénégal » http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k77474r

Hajj Malick Sy « kifayat al raghibin », traduit et annoté par le professeur Rawane Mbaye, Editions al

Bouraq, 2003

par Baila Wane dans « le Fuuta Tooro de Thierno Suleymaan Baal à la fin de l'almamiyat (1770-

1880) » colloque tenu en 1997 à Abuja

Coulon C, « le marabout et le prince », Pedone, 1981

Iconographie

« Le khalif général des mourides, Mouhammadoul Fadilou Mbacké et le président Senghor »,

page 19

Source : www.Dakarctu.com

« Les marabouts Bethio Thioune et Modou Kara Mbacké soutenant Abdoulaye Wade aux

élections de 2007 », page 28

Source : www.seneweb.com