Les couleurs de la République (Floch, Wölfflin et la photographie)

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« I colori di Place de la République (Floch, Wölfflin e la fotografia) », dans Semiotica della fotografia, Investigazioni teoriche e pratiche d’analisi (Pierluigi Basso e Maria Giulia Dondero con due saggi di H. Shaïri/J. Fontanille et A. Beyaert), Bologna, Guaraldi, 2006, pp. 243-253. Figure dans le répertoire institutionnel ORBi (http://orbi.ulg.ac.be ) ; version française dans Espaces perçus, territoires imagés (S. Caliandro dir.), L’Harmattan, 2004, pp. 170-189. Les couleurs de la République (Wölfflin, Floch et la photographie) Un certain rouge, c’est aussi un fossile ramené du fond des mondes imaginaires. Maurice Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible. Josef Albers le soutient déjà : « color is the most relative medium in art » 1 . Sans doute faudrait-il lire cette phrase comme une recommandation à la prudence et se garder tout à fait de décrire les couleurs des images. Sommairement, la couleur ne peut être saisie parce qu’elle est une question de 1 Josef Albers, Interaction of colors, Yale, Yale university press, 1971, p. 8.

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« I colori di Place de la République (Floch,Wölfflin e la fotografia) », dans Semiotica dellafotografia, Investigazioni teoriche e pratiched’analisi (Pierluigi Basso e Maria Giulia Donderocon due saggi di H. Shaïri/J. Fontanille et A.Beyaert), Bologna, Guaraldi, 2006, pp. 243-253.Figure dans le répertoire institutionnel ORBi(http://orbi.ulg.ac.be) ; version française dans Espacesperçus, territoires imagés (S. Caliandro dir.),L’Harmattan, 2004, pp. 170-189.

Les couleurs de la République (Wölfflin, Floch et la photographie)

Un certain rouge, c’est aussi un fossile

ramené du fond des mondes imaginaires.

Maurice Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible.

Josef Albers le soutient déjà :« color is the most relative medium in art »1. Sans doutefaudrait-il lire cette phrase comme unerecommandation à la prudence et se gardertout à fait de décrire les couleurs desimages. Sommairement, la couleur ne peut êtresaisie parce qu’elle est une question de

1 Josef Albers, Interaction of colors, Yale, Yaleuniversity press, 1971, p. 8.

rapport. Merleau-Ponty la décrit comme « uncertain nœud dans la trame du simultané et dusuccessif 2 », une « sorte de détroit entredes horizons extérieurs et des horizonsintérieurs toujours béants, quelque chose quivient toucher doucement et fait résonner àdistance diverses régions du monde coloré ouvisible, une certaine différenciation, unemodulation légère de ce moment 3». Ainsiinduit-elle des dépendances particulières,des « participations » 4: celles des autrescouleurs mais aussi celles de la texture, dela lumière, c’est-à-dire de données spatio-temporelles – l’heure du jour et lagéographie 5. Pour l’image, les« participations » sont plus nombreusesencore. Une image est un artefact, soumis aux

2 Maurice Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, Paris,Gallimard, 1997 (1964), p. 174.3 M. Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, idem, p.175.4 M. Merleau-Ponty, ibidem.5 Ces composantes spatiales et temporellesressortent par exemple des notes magnifiques dudesigner Ettore Sottsas : «Les couleurs s’échappent, nes’arrêtent jamais ; il est impossible de dire la couleur numéro 225,car on ne sait jamais si le numéro 225 est à côté ou loin de lafenêtre, ni si la lumière qui filtre de la fenêtre est celle dubrouillard ou celle, blanche de l’été, ou si c’est la lumière desarbres du Cambodge ou du désert du Thar ». Ettore Sottsas,« Notes sur la couleur », Elementi Barbara Radice (éd),octobre 1993, p. 12.

conditions particulières de sa production etde sa reproduction. Elle mobilise donccertains moyens techniques qui déterminentson apparence, comme le précise cecommentaire d’Aumont :

L’étude de la couleur dans les images, quise fait pour une bonne part sur ces aide-mémoire que sont les (bonnes)reproductions, doit forcément restermodeste. Il est infiniment difficiled’avoir accès aux vraies couleurs d’uneoeuvre picturale. Quant aux arts dureproductible, photographie, cinéma, vidéo,images de synthèse, ils sont par définitionet quasi par nature dépendants des moyenstechniques de la reproduction qui ne peutqu’affecter un paramètre aussi délicat quela couleur 6.

Prenant acte de la précarité del’analyse chromatique en général et de cellede l’image en particulier, cette étude entendapprocher la signification de la couleur enphotographie en se fondant, non pas sur sespossibilités mimétiques, mais au contrairesur son infidélité. La couleur de laphotographie n’est pas signifiante parcequ’elle restitue les couleurs du monde, maisparce qu’elle les interprète. Partant de ceprincipe, l’article s’attache à décrire deux

6 Jacques Aumont, Introduction à la couleur. Des discours auximages, Paris, Armand Colin, 1994, p. 22.

photographies signées Alexandra Boulat etMartine Franck, prises lors desmanifestations dites de la République le 27avril 2002, au pied de la statue qui lareprésente, à Paris7. Centrées sur la mêmemanifestation parisienne, ces imagesmanifestent deux visions cohérentes du mondeaisément identifiables aux styles classiqueet baroque tels que les définitWölfflin, cependant un regard attentif révèleaussi que le choix du noir-et-blanc ou de lacouleur, adaptation différenciée des modèlesde Wölfflin au genre photographique, permetde représenter des évènements distincts et demobiliser des valeurs thématiques opposées.

Les portraits, avancée et retrait

Les deux photographies présententquelques points communs essentiels :

7 Les deux photographies sont tirées de la revueParis Match du 9 mai 2002. Elles font partie d’undossier intitulé « Douze photographes en colère » ,consacré aux photographies de Depardon, Levine,Klein, Reza, Cartier-Bresson, etc. Laphotographie de Franck est légendée : « Il fautmanifester contre les « idées » de Le Pen » ; celle deBoulat : « 2002, l’année de tous les dangers ». Lesphotographies ne portant pas de titre mais cecommentaire de l’artiste et la date du 27 avril2002, nous les désignerons désormais par le nomde leur auteur.

un motif unique (la statue de la Républiqueinvestie par les jeunes manifestants) et uneorganisation en deux plans avec un portraiten position avancée. Autre trait commun, lepoint de vue effectue une contre-plongée endécrivant un angle légèrement plus accentuédans la photographie de Franck. Les deux visages focalisés sontdonnés pour exemplaires et satisfont unestratégie élective, telle que la définitFontanille8. Canoniquement disposés de trois-quarts, ils sont tournés vers la droite et,emprunts d’une même gravité, contemplent unescène située dans le hors-champs sans croisernotre regard, une scène qu’ils dominent etqui nous échappe. Sujets de la contemplation,ces visages sont pour nous des objets, quiévoquent la figure personnelle du il, reconnuenotamment par Shapiro et Paris9. Absorbés par

8 Jacques Fontanille, Sémiotique et littérature. Essais deméthode, Paris, Presses universitaires de France,1999, voir le chapitre « Point de vue :perception et signification », pp. 41-61.D’autres stratégies perceptives seront analyséesultérieurement.9 Décrivant le portrait comme une relationintersubjective, Meyer Shapiro, dans Les mots et lesimages, traduction française, Paris, Macula, 2000,et Jean Paris, dans L’espace et le regard, Paris, LeSeuil, 1965, associent le portrait de face à unje et le portrait de profil, dont le regard sedérobe, à un  il.

la contemplation, ils reproduisent, avec deuxsiècles de distance, l’absorbement, cetteposture chère aux peintres du 18è siècle et àDiderot, décrite par Fried qui, pourreprésenter la solitude du personnage, nousle montre retiré dans une action ou dans sespensées10. Royale retraite de ces visagesqui pourtant s’avancent au premier plan !Ainsi disposés, ils partagent leur poids deprésence avec l’ensemble des figures placéesderrière  eux, de sorte que l’attention del’observateur, dûment polarisée, se portealternativement sur le visage du premier planet sur les figures de l’arrière. Si ces photographies s’accordentsur ces ressemblances superficielles, ellesdiffèrent néanmoins en de nombreux points. Enpremier lieu, format et proportions sontdifférentes : un format vertical avec unrapport hauteur/largeur marqué pour Franck ;un format horizontal avec un rapportlongueur/hauteur atténué pour Boulat.

La couleur infidèle

10 Voir à ce sujet l’ouvrage de Mickaël Fried, Laplace du spectateur. Esthétique et origines de la peinturemoderne, traduction française, Paris, Gallimard,1990 (1980).

Un autre contraste essentiel portesur l’adoption du code photographique noir-et-blanc (Franck) ou couleur (Boulat) qui,tous deux, impliquent une pareille distorsionvis-à-vis du monde naturel. Convenir del’infidélité de la photographie est uneprémisse essentielle à l’analyse. Elle vientaffaiblir le statut de trace, d’indice,accordé à ce médium, que Barthes traduit dansLa chambre claire par un « ça a été »11. En raison dustatut indiciel de la photographie, lacouleur qu’elle met en œuvre se voit souventaccorder un statut naturaliste, réaliste : sapremière motivation serait la ressemblance.Or, ces vertus naturalistes ne résistent guère àl’examen. Le noir-et-blanc tout d’abord,n’est pas ressemblant. Albers souligne qu’en

11 Roland Barthes, La chambre claire, dans Oeuvrescomplètes, tome 3, Eric Marty éd, Paris, Le seuil,1994. J. Aumont décrit de même la photographiecomme une image-trace, une image-indice soumise à ladouble contrainte de la fidélité et de lamaîtrise, dans [son] Introduction à la couleur, ouvragecité, p. 188. Dans cet ouvrage largement consacréau cinéma, où les problématiques du cinéma encouleur se conçoivent à l’aune de celles de laphotographie, l’auteur souligne la partition dela pratique photographie en « une branche amateurqui relève du média et est vouée à la couleur, etune branche professionnelle qui s’accroche àl’art et cultive le gris » , idem, p. 181.

s’incarnant dans une gradation de gris allantdu noir au blanc, celui-ci ne restitue qu’unepartie de ce que l’œil perçoit dans le mondenaturel, la plupart des nuances de la lumièreétant perdues dans la photographie. Entreautres lacunes, le noir-et-blanc ne permetpas l’accommodation que l’œil effectue dansla pénombre pour augmenter son acuité12. La photographie en couleur semblemoins fidèle encore, parce qu’elle modifie larelation entre les couleurs et accentuel’intensité de certaines d’entre elles,notamment le rouge et le bleu13. En outre,incapable de restituer le blanc, elle luidonne une coloration verdâtre. Convenant luiaussi de la relativité de la ressemblance enphotographie, Aumont rappelle que, si aucunecouleur n’est jamais satisfaisante, chaqueémulsion photographique offrant « des zones

12 Albers explique : “the greatest advantage theeye has over photography is its scotopic seeingin addition to its photopic seeing. The formermeans, briefly, the retinal adjustment to lowerlight conditions”. Voir à ce sujet Interaction ofcolors, ouvrage cité, p. 15.13 “ Blue and red are overemphasized to such anextent that their brightness is exaggerated.Though this may flatter public taste, the resultis a loss in finer nuances and in delicaterelationships”, commente Albers, Interaction of colors,ibidem.

de moindre sensibilité »14, la couleur laplus difficile à maîtriser en photographieest le vert. On comprend  mieux la difficultéspécifique à la photographie en couleur grâceà un commentaire du même auteur : celle-cis’avèrerait tout simplement incapabled’accorder les émulsions à la courbe desensibilité de l’œil humain qui, elle-mêmefluctuante, varie tout au long du jour et dela nuit. Souvent considérée comme plusréaliste, plus naturelle que le noir-et-blanc, laphotographie en couleur serait en fait plustrompeuse encore. En somme, le statutindiciel de la photographie n’implique pas laressemblance des couleurs et des tonalitésmais seulement un rendu par approximation. En relativisant les possibilitésmimétiques du noir-et-blanc comme celles dela couleur, on s’aperçoit que ceux-ciparticipent à des formes signifiantesantagonistes et s’intègrent aux catégoriesstylistiques de Wölfflin, le classique et lebaroque. La photographie de Franck restitueune vision du monde baroque et celle deBoulat, une vision classique : c’est ce quenous souhaitons démontrer en nous attachant àpréciser l’incidence de ces deux codesphotographiques pour les systèmes respectifs.

14 J. Aumont, Introduction à la couleur, idem, p. 189.

Déplacer Wölfflin

Dans son ouvrage majeur, Principesfondamentaux de l’histoire de l’art15, Wölfflin définitcinq catégories représentatives des stylesclassique et baroque. Celles-ci définissentles deux styles isolément mais les situentégalement en regard d’une transformationglobale qui vit le baroque se substituer auclassique, en vertu d’un changementfondamental dans la vision du monde. Sansdoute n’est-il pas nécessaire d’étudier endétail ces oppositions bien connues qui, pardes implications successives, élaborent deuxsystèmes cohérents. En revanche, il nous fautlégitimer l’application de ces catégories,d’abord à un corpus d’images actuelles et,ensuite, à un genre absent des considérationsde Wölfflin, la photographie. Si ces catégories de Wölfflin,élaborées à partir des corpus des 16è et 17èsiècles, permettent de comparer des dessinsde Dürer et de Rembrandt ou des scènes depêche peintes par Raphaël et des œuvres de

15 Heinrich Wölfflin, Principes fondamentaux de l’histoirede l’art. Le problème de l’évolution du style dans l’Art Moderne,traduit par Claire et Marcel Raymond, Paris,Gérard Monfort, 1992.

van Dyck, elles se retrouvent également dansla production artistique ultérieure. Laconclusion de son ouvrage converge d’ailleursvers les notions de périodicité et derecommencement16. L’historien note, parexemple, un point de rupture aux environs de1800, quand une nouvelle manière linéaire devoir le monde, conforme au classique,s’oppose de façon saisissante à la manièrebaroque, en vogue précédemment, et remplaceles représentations allusives et les vuesd’ensemble par des descriptions précises,cherchant à isoler l’objet17. Cetteconception cyclique nous donne autorité pourappliquer ses principes à des images produitesà l’aube du 21è siècle. Est-il pour autant légitime deles appliquer à la photographie ? Il est vraique, dans sa définition des deux styles,élaborée en miroir, l’historien envisageseulement des applications au dessin, à la

16 Les quatrième et cinquième parties de la conclusion s’intitulent : « Périodicité de l’évolution et « Le problème du recommencement ».17 « L’époque, explique Wölfflin, est celle d’une revalorisation de la réalité dans tous les domaines. La ligne nouvelle se met au service d’une matière nouvelle. On ne veut plus d’effet d’ensemble, mais on recherche la forme isolée, onrepousse le charme de ce qui paraît vague pour s’arrêter à la forme telle qu’elle est », idem, p. 268.

peinture, à la sculpture et à l’architecture,sans évoquer jamais la photographie18.Pourtant, de la même façon qu’elles selaissent extraire de leur contexte historiqued’origine, ces formes classique et baroquepeuvent s’incarner dans des œuvresdifférentes. Ce sont, soutient Wölfflin, des« matrices signifiantes » qui doivent êtrecapables de tout exprimer et  restent « en uncertain sens inexpressives »19. Soulignant lalabilité de ces catégories, Floch les ad’ailleurs appliquées à un corpusphotographique pour décrire L’entrepont (1907)d’Alfred Stieglitz selon les critères dubaroque et La barrière (1916) de Paul Strand20

en regard du classique. Un tel précédentpourrait légitimer notre application auxphotographies de Boulat et de Franck.

18 Rappelons que la photographie devait toutefois participer à l’univers visuel de Wölfflin, puisque les Principes… ont été publiés la première fois en 1915.19 Wölfflin observe : « Mais il ne faut pas oublier que nos catégories ne sont que des formes, des formes de conception et de présentation, et, pour cette raison, elles doivent demeurer en un certain sens inexpressives », dans Principes fondamentaux de l’histoire de l’art, idem, p. 261 .20 L’étude de J.M.Floch est publiée dans Les formes de l’empreinte, Périgueux, Pierre Fanlac, 1986, pp. 85-112.

Classique et baroque

Ces prémisses accomplies, unedescription des photographies à l’aune descatégories de Wölfflin peut être faite. Toutd’abord, et conformément à la premièrecatégorie de l’historien, les photographiessatisfont l’opposition linéaire/pictural.L’auteur explique :

Dans le style linéaire, toutes choses sontvues suivant des lignes tandis qu’elles lesont par leurs masses dans le stylepictural. Voir de façon linéaire, c’estdonc rechercher la beauté des choses dansleurs contours : l’œil est guidé vers leslimites des objets et invité à lesappréhender par leurs bords. Lorsqu’on voitpar masses, en revanche, on détourne sonattention des limites ; les contours sontindifférents et les objets apparaissentcomme des tâches qui constituent l’élémentpremier de l’impression21.

Franck privilégie une organisation parmasses, mêlant étroitement les corps et lesobjets, alors que Boulat dessine chaquesilhouette et définit les figures par leurscontours.

21 H. Wölfflin, Principes fondamentaux de l’histoire de l’art,idem, p. 21.

Une seconde catégorie opposel’organisation en profondeur de Franck àl’organisation par plans successifs deBoulat. Sur le mode du baroque, tout est faitpour dérober les plans à la vue dans lapremière, construite selon un jeu d’obliquestrès marquées (la jambe de la statue, le brasdu premier plan, le bord du drapeau), avecune brusque réduction des grandeurs. Dans laphotographie de Franck, tout est vu enraccourci : « on s’arrange de façon que [lespersonnages] ne s’immobilisent pas comme pourun alignement, et que le regard soitcontraint de suivre des liaisons enprofondeur »22, selon l’indication deWölfflin. Dans la photographie de Boulat, aucontraire, les formes s’enchaînentparallèlement au-devant de la scène La différence se conçoit, enoutre, en termes de fermeture (formetectonique) et d’ouverture (formeatectonique) de la construction. Pourl’auteur des Principes fondamentaux.., une formeest dite fermée lorsque l’image se limiteelle-même, réduite à une significationcomplète. Inversement, la forme ouverte tendà « s’extravaser »23, à déborder, impatientede toute délimitation. Or, si les deux

22 H. Wölfflin, Principes fondamentaux de l’histoire de l’art,idem, p. 84.23 H. Wölfflin, idem, p. 139.

photographies suggèrent un hors-champ ettémoignent d’un prolongement de la scène endehors des limites latérales de laphotographie, une claire dichotomie apparaîtdans l’effet de symétrie. Autour de lastatue, offerte comme un possible axe médian,l’équilibre est souligné, chez Boulat, pardes angles marqués et une orthogonalitéaffirmée (le motif horizontal de la grille),alors qu’il est estompé chez Franck, donnantlieu à une construction libre se développanten diagonale et portée à déborder. C’est uneforme ouverte, un fragment du monde visibleheureusement aperçu un instant. Classique et baroque s’opposentencore selon le rapport des parties au tout,c’est-à-dire du point de vue de lamultiplicité (« unité multiple », selonWölfflin24) et de l’unité (« unitéindivisible »25). Au 16è siècle, les objetss’ordonnent en un tout articulé où chaqueélément, s’accordant à l’ensemble, acquiertune fonction autonome. Au 17è siècle parcontre, cette coordination fait place à lasubordination et « chaque partie perd sondroit particulier à l’existence »26. Un telcontraste s’incarne dans nos images : laphotographie de Boulat montre le tout

24 H. Wölfflin, idem, p. 176.25 H. Wölfflin, idem, p. 178.26 H. Wölfflin, idem, p. 177.

articulé du classique, tandis que celle deFranck révèle une perte d’autonomie desparties qui, se fondant dans un amalgame dechair et de pierre, de fragments de corpshumains et statufiés, tendent à perdre touteidentité individuelle au profit d’un motifdominant, le monument assiégé. Une telledichotomie implique également un rapport à latemporalité, puisque la prise de vue deFranck semble vouloir se désagréger dansl’instant, tandis que celle de Boulat est aucontraire stabilisée dans la durée. Si toutes ces oppositions,s’impliquant l’une l’autre, permettent deconstituer un système bipolaire parfaitementcohérent, la dernière catégorie de Wölfflin,peut sembler moins pertinente en dépit de sonapplication par Floch. Comme le fit lesémioticien pour les photographies deStieglitz et Brandt, et afin de déployer lesystème d’implications de Wölfflin dans sonintégralité, il est loisible d’associer laphotographie de Franck à la clarté relative etcelle de Boulat, à la clarté absolue. Avec cettenouvelle contribution, la première image où« la forme claire s’arrache à tout ce qui estobscur »27 et relève d’un apparaîtreconfirmerait sa parenté avec le baroquetandis que la photographie de Boulat, oùchaque forme reste visible en totalité,

27 H. Wölfflin, idem, p. 224.

affirmerait sa référence au styleclassique28. À l’arrière-plan d’une telleopposition, se profilerait un effet detemporalité : la fugacité aspectuelle de Franckcontre la durativité, voire la suspension dutemps dans l’image de Boulat.

28 La lecture du Traité du paysage d’André Lhote, ouvrage consacré à la peinture, permet d’affiner cette opposition clarté relative/clarté absolue en la situant en regard d’une logique de passage ou d’écran. « Les peintres plasticiens, explique Lhote, séparent chaque objet en deux parties : une qui sera sacrifiée à l’enveloppe atmosphérique et qui disparaîtra complètement, une autre sur laquelle seront reportés tous les éléments plastiques enlevés à la première », dansTraités du paysage et de la figure, Paris, Grasset, 1999 (1958), p. 32. Cette concentration de la valeur sur une partie de l’objet qui, répondant « aux sollicitations de la lumière ou de l’ombre », permet une introduction douce dans la profondeur,s’oppose à une logique d’écran fondée sur les contrastes plan sombre/plan clair. A une accentuation locale de l’objet, une logique d’éclat qui procède par compensation des valeurs, le système d’écran préfère donc une accentuation globale, réconciliant le contour de l’objet et ses composantes plastiques pour une répartition équilibrée des valeurs. Ainsi, « par une succession d’oscillations, un va-et-vient incessant de valeurs, [ce système d’écrans] donneà l’œuvre non seulement sa charpente mais son mouvement », dans A. Lhote, idem, p. 29.

Une sixième catégorie 

Pour notre corpus, un contrastesupplémentaire semble néanmoins s’imposer, àla façon d’une sixième catégorie, etcorroborer le système de Wölfflin :l’opposition noir-et-blanc/couleur. Ons’aperçoit en effet que le noir-et-blanc tendà relier les figures par la variation tonale,les subordonnant toutes à un motiffédérateur, tandis que la couleur lessingularise au contraire et contribue à lesisoler dans leurs contours respectifs. Lenoir-et-blanc est cohésif, alors que lacouleur est dispersive. Cette capacité dispersive de lacouleur vient conforter l’esthétique dumultiple du classique et la revendication desparties à une existence autonome, de même queles vertus cohésives du noir-et-blancconcourent à l’unité du baroque. De surcroît,ces propriétés ne sont pas sans incidence surla profondeur puisqu’en différenciant lesfigures, la photographie en couleur permet dedistinguer des plans que la photographie ennoir-et-blanc tend à confondre. Sur cesconnivences, nous pourrions conclure à lacongruence du noir-et-blanc avec le systèmebaroque et à celle de la couleur avec laforme classique.

Classique

linéaire

plansfrontaux

formefermée

multiplicité

clartéabsolue

couleur

Baroque

pictural

profondeur

formeouverte

unité clartérelative

noir-et-blanc

Englober ou particulariser

Complément ou adaptation desmodèles wölffliniens au genre photographique-comme on voudra-, l’emploi du noir-et-blancet de la couleur peut être envisagé à l’aunedes stratégies de la perception élaborées parFontanille sur des corpus littéraires 29. Lesconceptions classique et baroque témoignentalors d’un rapport différent au point de vue,d’un investissement du regard dans un champplus ou moins étendu et d’une implication

29 Voir à ce sujet J. Fontanille, Sémiotique etlittérature, ibidem.

différente du sujet dans l’acte perceptif.S’incarnant dans les concepts tensifsd’étendue et d’intensité, elles exprimentdeux types de réglage entre une source et unecible. Cohérent avec la forme signifiantebaroque, le noir-et-blanc participe à unestratégie englobante qui recherche la totalité (uneintensité forte et une étendue forte) ettrouve son expression dans des verbes telsque rassembler ou dominer. En ce sens, ilcomplète un système qui agglutine les objetspour saisir une situation et s’en assurer lamaîtrise conceptuelle. Adaptée à la forme signifianteclassique, la photographie en couleurparticipe au contraire à une stratégieparticularisante. Plutôt que la domination de lascène, elle s’attache au détail qu’elleparvient à isoler. Elle vise donc la spécificité(une intensité faible et d’une étenduefaible) et suggère des verbes de perceptiontels qu’apercevoir ou scruter.

classiquestratégie particularisante _______ =_____________________

baroquestratégie englobante

Couleur et méréologie La prise en compte d’une tensiondispersive (couleur) ou cohésive (noir-et-blanc) nous amène à envisager une difficultémajeure de toute représentation. Dès lorsqu’ils utilisent la couleur, le tableau commela photographie encourent un risqueméréologique : le risque de l’éclatement de laconfiguration. La sémiosis dépendantnécessairement des relations entre les formesdu monde, on conçoit qu’une mise en péril del’assemblage hypothèque aussi lasignification. Ce risque méréologique(éclatement de l’expression et du contenu)apparaît à l’arrière-plan de toutes lesrecherches pratiques sur la couleur et l’onpeut se demander si la réticence descinéastes à l’exploiter, relatée parAumont30, ne trouve pas une partd’explication dans une question de cohésionou, plus largement, de cohérence de l’image :quand, assurant la transition entre lesfigures, le noir-et-blanc assure le tout se

30 J. Aumont évoque le « refus de tant dephotographes (et jusqu’à 1960, de cinéastes) detravailler en couleur » ; dans Introduction à lacouleur, idem, p.183.

tient, la couleur risque au contraire de lafaire voler en éclat. Aumont a montré comment l’histoirede la couleur au cinéma se construit parl’imitation permanente de la peinture. Parmimaints exemples, il cite le dispositifchromatique du film Ivan le terrible de SergueïMikhaïlovitch Eisenstein, réduit à quatreteintes : le noir, le rouge, l’or et le bleu.Son exemple témoigne de l’inclinaisongénérale des cinéastes à simplifier lespectre chromatique : « on choisit lararéfaction du nombre des couleurs (prisesdans les primaires ou leurs complémentaires)et l’exacerbation de certaines de leursqualités (luminosité, saturation,« pureté ») 31» assure l’historien du cinéma.Sa patiente recension fait écho auxrecommandations d’A. Lhote qui, à titre de« loi de toute harmonie », estimait que deux« couleurs-mères » sont suffisantes pourassurer l’organisation colorée d’un tableau,la troisième couleur pouvant être introduiteà titre exceptionnel pour assurer ladissonance32.

Les couleurs structurantes

31 J. Aumont, Introduction à l’analyse des couleurs, idem,p. 185.32 A. Lhote, idem, p. 120

Si, dans l’image de Boulat, lacouleur permet de différencier fortement lesfigures et isole chacune d’elle dans soncontour, la photographe semble avoir aperçule risque qui vient avec cette propension àla séparation : la dispersion des figures.Elle se prémunit donc du risque d’éclatementde la configuration en réduisant la gammechromatique à quelques couleurs dominantes :un vert sombre en guise de « couleur-mère »(Lhote), quelques touches de noir et de bleutrès sombre n’offrant qu’un faible contrasteavec le vert et, surtout, une toucheflamboyante de rouge portée par le personnageau drapeau tricolore33. Ainsi conçue, lagamme produit un effet de sens d’harmonie dufait que l’association de toutes les couleursdonnerait vraisemblablement un gris maisaussi, plus précisément, parce que le couplevert/rouge conjugue plusieurs contrastes : uncontraste de complémentaires, des contrastes dequalité et de quantité tels qu’ils ont étédéfinis par Itten, notamment. En effet, lerouge n’est pas seulement la complémentairedu vert, la petite quantité de couleurintense qu’il déploie vient ici pondérer lagrande étendue du vert sombre34, d’autantplus vaste que le vert tend à absorber les

33 Un personnage placé à gauche, sur la corniche,porte un vêtement d’un rouge plus sombre quecelui du drapeau français.

plages noires et bleues aux tonalités trèsproches. On voit donc se constituer deuxpôles chromatiques fondés sur des contrastesforts que la photographie en couleur, enintensifiant le rouge et en généralisant levert, tend à exalter. Le vert dominant et latouche rouge s’imposent alors comme descouleurs structurantes qui déterminent lasignification, comme nous entendons lemontrer. Selon les principes de laperspective atmosphérique élaborés à laRenaissance, les couleurs chaudes tendent às’approcher et les couleurs froides, às’éloigner. Le rouge évoque de ce fait lesespaces les plus proches de l’observateurdans la profondeur fictive, tandis que levert décrit les espaces intermédiaires et lebleu, les espaces éloignés35. On aperçoit dès

34 Ces contrastes de qualité et de quantité de latradition picturale, pourraient s’exprimer parles notions d’intensité et d’étendue de lasémiotique tensive. Le rapport du rouge et duvert se traduirait alors par le croisement d’unschéma intensité forte + étendue faible (couleur rouge) etd’un schéma intensité faible + étendue forte (couleurverte).35 Ces principes fondateurs de la perspectiveatmosphérique sont vérifiés notamment par YvonneThierry : « Les plans nombreux sont divisés entrois groupes colorés, le premier en brun

lors l’importance d’une opposition rouge/vertdans la construction du sens puisque, vêtu derouge, le porte-drapeau peut avancer  dans laprofondeur cognitive et briguer le poids deprésence du portrait au premier plan.Capturant l’attention de l’observateur etproduisant ce rapproché, il devient un détail-emblême au sens d’Arasse36. Ainsi, il « faitécart » et entre en rivalité avec la figureprincipale qui, volumineuse et disposée aupremier plan, s’arrogeait tout le poids deprésence. Si le combat semble de primeabord bien inégal -le portrait absorbé dupremier plan s’impose de façon insistante-,un regard attentif crédite néanmoins le petithomme au drapeau de bons atouts. Toutd’abord, celui-ci profite du contraste d’unecouleur intense, intensifiée de surcroît parsa complémentaire : il fait éclat. De plus, sondrapeau flottant dans le vent, il bénéficied’une claire délinéation contre le ciel clairqui détache sa silhouette. Si cet actant peut

rougeâtre ou verdâtre ; le second en vert, ledernier en bleu ou en gris bleuté », dit-elle.Selon l’auteur, ces plans sont le résultat de« l’articulation perceptive ». Cité par FélixThürlemann, « Les gammes chromatiques dans lepaysage flamand au 17è siècle », Actes sémiotiques,bulletin 4/5, 1978, p. 21.36 Daniel Arasse, Le détail. Pour une histoire rapprochée dela peinture, Paris, Flammarion, 1992.

se prévaloir d’avantages notables, son rivaln’offre en revanche qu’un faible contrastechromatique par rapport aux plages voisines.Fondue, confondue dans une masse chromatiqueindistincte, sa silhouette se trouve mêmeestompée par un vêtement étrangement portécomme un couvre-chef. Dans ce combatsingulier, le petit porte-drapeau profite ensomme de tous les contrastes, éidétique,chromatique et tonal, qui lui donnent durelief.

Aspectualité et valeurs thématiques

En quoi les couleurs structurantes deBoulat instruisent-elles la signification ?Rassemblant toutes nos données, nousdécrirons ces photographies comme deuxreprésentations différentes d’une même scènede bataille. Conformément à la temporalité dubaroque, la photographie de Franck décrit unescène fugace, aperçue un instant etsusceptible se défaire aussitôt, tandis quela photographie de Boulat fige lespersonnages dans le temps pour suggérer uneaspectualité durative. Le mouvement ici ;l’attente là. Les régimes aspectuels del’accompli pour la première et de l’inaccomplipour la seconde. Ces déterminations aspectuellesrestituent également deux points de vue

différents sur une scène narrative et desvaleurs thématiques distinctes : laphotographie de Franck représente l’assaut dela République, un mouvement collectif quivise la conquête 37 tandis que celle deBoulat met en scène la défense de laforteresse. De plus, ces deux métaphoresvisuelles induisent des statuts actantielsdistincts qui recoupent l’oppositioncanonique actant/antactant puisque d’un côté,les jeunes protagonistes se laissentidentifier à des assaillants de laRépublique ; de l’autre, ils s’imposent endéfenseurs attendant, campés sur leur hauteposition, la bataille prochaine.

Conclusion : au risque de la couleur

Nous avons tâché de montrercomment les catégories du classique et dubaroque définies par Wölfflin permettaient dedécrire une manifestation comme une scène debataille, selon le point de vue de l’assautou celui de la défense, un personnageméditatif placé au premier plan tenant lieu,dans les deux cas, de général d’armée. Ainsi,en s’attachant aux mêmes circonstances -de

37 Mutatis mutandis, la symbolique de cettephotographie et l’élan qu’elle restitue évoquentd’ailleurs le célèbre tableau de Delacroix, Laliberté guidant le peuple.

jeunes manifestants, rassemblés en un mêmelieu par une même après-midi dominicale- lesdeux styles construisent deux scènesnarratives symétriques, mobilisent desvaleurs thématiques contraires et instruisentdes évènements médiatiques parfaitementopposés. Si besoin en était encore, notreparcours confirme donc la puissance théoriqueet la plasticité des modèles de Wölfflin qui,définis comme des « matrices signifiantes »par l’historien lui-même, s’adaptent aisémentà des genres visuels nouveaux. Surtout, ceparcours nous engage à prendre la couleur dela photographie au sérieux. Il convient eneffet de dépasser les commentaires naturalistes(les couleurs seraient fidèles ouartificielles) et de modérer nos jugements degoût (les couleurs sont belles ou laides38)pour, simplement, examiner la pertinence duchoix chromatique en regard du sens. Enphotographie, l’activité dispersive de lacouleur et celle, cohésive, du noir-et-blancproduisent des valeurs thématiquesspécifiques et restituent des visionsparticulières du monde. En tout cas, plus quetoute autre composante du visible sans doute,la couleur doit se discuter.

38 Aumont évoque le qualificatif « sheusslich »(laides) de R. Arnheim. Cité dans Introduction à lacouleur, idem, p. 190.