Les Dix Avatars

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Les Dix Avatars Nicole Elfi (Adapté d’un article paru dans la Nouvelle Revue de l’Inde, n°5, l’Harmattan, juin 2011) Les litanies védiques chantent les premières traces d’une très vieille légende de l’Inde et de la Mésopotamie, qui a parcouru le monde accompagnée de sacré : la légende du déluge. Elle prend forme dans le Shatapatha Brāhmana, l’un des plus anciens textes indiens après les Védas, poursuit sa route dans le Mahābhārata et le Bhāgavata Purāna, avant d’assumer la place qu’on lui connaît dans l’Ancien Testament. Les Rishis parlaient dans les Védas d’un temps où vivaient les patriarches, les « Saptarishis », ou sept sages. Manu et les Saptarishis étaient les ancêtres des hommes, ceux qui invoquent la flamme divine et offrent la première oblation au Suprême. Un jour, tandis que Manu faisait ses ablutions au bord de la rivière, il aperçut un tout petit poisson dans l’eau au creux de ses mains. Il rejeta aussitôt l’eau avec le poisson à la rivière, mais voici qu’il entendit : — Comment peux-tu, ô Rishi protecteur, me laisser dans ces eaux à la merci des monstres du courant ? Prends soin de moi et je serai ton sauveur. — De quoi me sauveras-tu ? demanda Manu intrigué. — Un déluge balayera toutes les créatures — je t’en sauverai. — Mais comment puis-je te garder ? — Étant de petite taille nous sommes en danger constant, car le poisson dévore le poisson — garde-moi dans une jarre. Lorsque je serai trop grand pour

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Les Dix Avatars

Nicole Elfi

(Adapté d’un article paru dans la Nouvelle Revue de l’Inde,

n°5, l’Harmattan, juin 2011)

Les litanies védiques chantent les premières traces d’une très vieille

légende de l’Inde et de la Mésopotamie, qui a parcouru le monde accompagnée

de sacré : la légende du déluge. Elle prend forme dans le Shatapatha Brāhmana,

l’un des plus anciens textes indiens après les Védas, poursuit sa route dans le

Mahābhārata et le Bhāgavata Purāna, avant d’assumer la place qu’on lui

connaît dans l’Ancien Testament.

Les Rishis parlaient dans les Védas d’un temps où vivaient les

patriarches, les « Saptarishis », ou sept sages. Manu et les Saptarishis étaient les

ancêtres des hommes, ceux qui invoquent la flamme divine et offrent la

première oblation au Suprême.

Un jour, tandis que Manu faisait ses ablutions au bord de la rivière, il

aperçut un tout petit poisson dans l’eau au creux de ses mains. Il rejeta aussitôt

l’eau avec le poisson à la rivière, mais voici qu’il entendit :

— Comment peux-tu, ô Rishi protecteur, me laisser dans ces eaux à la

merci des monstres du courant ? Prends soin de moi et je serai ton sauveur.

— De quoi me sauveras-tu ? demanda Manu intrigué.

— Un déluge balayera toutes les créatures — je t’en sauverai.

— Mais comment puis-je te garder ?

— Étant de petite taille nous sommes en danger constant, car le poisson

dévore le poisson — garde-moi dans une jarre. Lorsque je serai trop grand pour

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la jarre, creuse un étang ; lorsque l’étang sera trop petit, amène-moi à l’océan. Je

serai ainsi hors de danger.

Manu suivit les volontés du petit poisson. Mais dès qu’il fut dans la jarre,

le poisson doubla de volume, puis de l’étang à l’océan, il grandit, devint

magnifique. C’est alors qu’à nouveau le poisson s’exprima :

— Bientôt viendra le déluge. Construis un bateau. Lorsque les eaux

monteront, entre à bord avec les sept Rishis et les semences de toutes les

créatures — je te sauverai.

Manu suivit l’oracle. Vint le déluge : il accrocha solidement le câble de

son embarcation à la corne dorée qui avait entre-temps poussé sur le front du

poisson. Ainsi tirés au long des eaux, Manu et son vaisseau passèrent au-delà

des cimes de l’Himalaya — la Montagne du Nord. Ils descendirent la montagne

à mesure du reflux des eaux. Le déluge avait balayé toutes créatures vivantes.

Manu était sauf1.

Les Hindous sont conscients du principe évolutif de l’univers. D’âge en

âge, la conscience divine s’incarne à des moments de péril de l’humanité, pour

lui faire réaliser un progrès. Tout abonde en Inde, nous trouvons donc une

profusion de ces incarnations ou Avatars, mais les dix Avatars de Vishnu, les

Dashāvatārs, sont les plus populaires.

La légende du déluge met en scène Matsya, l’avatar-poisson.

Brahmā, le Créateur, le Verbe, s’était endormi. Ceci étant, un puissant

démon, Hayagrīva, déroba les Védas nés de la bouche de Brahmā, et s’installa

au côté du créateur assoupi. Vishnu ayant observé l’épisode, décida d’éliminer

le démon. Pour ce faire il prit la forme de ce tout petit poisson dans la paume

du Rishi…

Ensuite vient l’animal entre terre et eau : la tortue Kūrma.

Il fut un temps où les dieux n’étaient pas éternels et les forces obscures

harcelaient les dieux. Vishnu suggéra un concours :

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« Unissez-vous dans la paix avec ces ennemis. Ramassez toutes sortes de

plantes et d’herbes. Plongez le tout dans la mer de lait. Prenez le Mont Mandara

comme baratton (le mythique Mont Mérou, l’axe du monde), et le serpent

Vāsuki comme corde. Ensemble, barattez l’océan afin d’en produire l’amrita qui

est source de toute force. Comptez sur mon aide : je veillerai à ce que vos

ennemis partagent votre labeur, mais ne portent pas aux lèvres le nectar

d’immortalité. »

Le Suprême, sous la forme d’une tortue, se plaça tout au fond de l’océan

afin de soutenir la montagne dans sa rotation.

Il n’est pas dit combien d’éons dura ce barattage, mais dieux et démons

étaient bien épuisés lorsque certaines merveilles commencèrent à émerger…

Enfin apparut Dhanvantari, le médecin des dieux, drapé de pur blanc, qui tenait

en ses mains la coupe du nectar de tous les âges, l’amrita.

C’est alors que Lakshmī se révéla dans sa gloire, assise sur une fleur de

lotus épanouie ; elle était si belle, l’essence des harmonies et des senteurs

célestes. Elle s’achemina vers Vishnu et reposa sur la poitrine de son divin

compagnon, le regard tourné vers les dieux.

Les Asuras, tout autant sous le charme de Lakshmī, étaient frustrés de ne

pas recevoir un regard. D’un geste vif, ils saisirent le pot d’amrita, s’arrachant

l’un l’autre la jarre de nectar.

Lorsque soudain parut une vierge céleste extraordinaire de beauté, aux

formes irrésistibles. À son abondante chevelure bouclée s’enroulait une

guirlande de jasmins, à chaque pas un cliquetis de ses bracelets de cheville

ajoutait à l’enchantement. Un soupçon de crainte dans le regard, elle s’approcha

des démons, timide jeune fille.

— Qui êtes-vous ? oh ! si belle, avec ces pétales de lotus pour regard,

demandèrent ces derniers, ébahis.

— Je suis la petite sœur de Dhanvantari, répondit-elle en baissant les

yeux. Si vous êtes prêts à accepter unanimement et de tout cœur quoi que ce

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soit que je fasse, juste ou non, et de n’importe quelle façon que je le fasse, alors,

et alors seulement, j’entreprendrai la distribution du nectar parmi vous.

— Ainsi soit-il, répondirent les démons.

Elle fit boire les dieux assis en rangs à l’arrière. Les démons, pleins

d’envie et de fascination ne bougeaient pas, par crainte de lui déplaire.

Le Seigneur, qui avait pris l’apparence de cette splendeur gracieuse,

disparut ! Une bataille féroce s’ensuivit, mais les dieux étaient saufs.

Varāha, le sanglier, est la troisième incarnation de Vishnu.

Il est celui qui tire la terre des profondeurs de l’Inconscient.

Tombé de la narine de Brahmā, un minuscule sanglier grandit jusqu’à

devenir une gigantesque forme blanche, splendide, qui fend l’océan jusqu’au

fond des eaux. Il saisit la terre du bout de ses défenses et la soulève, brisant

toutes les obstructions sur son passage. Il la pose enfin à la surface des eaux

tranquillisées, sur sa base de vérité.

Ensuite vient l’homme-lion, Narasimha, qui fait lien entre animal et

homme. Narasimha s’était incarné pour sauver la terre et ses habitants d’un

puissant démon du nom de Hiranyakashipu.

Ce démon avait obtenu la grâce de n’être jamais conquis ou abattu par

aucun dieu ni démon, aucun homme ni animal, ni de jour ni de nuit, ni à

l’intérieur ni à l’extérieur de son palais. Muni d’une telle certitude il fit la guerre

partout et devint le maître des trois mondes. Au sommet de son orgueil, il

interdit à ses sujets d’adorer tout autre dieu que lui-même.

Cependant, il y avait un être qui lui refusait cet honneur : c’était

Prahlāda, son propre fils !

L’enfant avait été remis aux bons soins d’un éducateur brāhmane.

Lorsque Prahlāda rendit visite à son père au palais, ce dernier lui demanda de

résumer ce qu’il avait appris. Sans hésiter, l’enfant répondit qu’en essence, tout

ce qu’il a appris revient à l’adoration de celui qui est sans commencement, sans

milieu, sans fin : le Suprême impérissable, qu’il nomme Vishnu.

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Les yeux du démon lançaient des éclairs de rage. Il tourna ses foudres

vers le brāhmane : « Vous avez enseigné à mon fils la vénération de mon pire

ennemi ! » Le précepteur nia vivement y être pour quelque chose, lorsque

Prahlāda renchérit en déclarant que son instructeur n’est autre que Vishnu lui-

même, l’Esprit suprême.

Le précepteur redoubla d’efforts mais rien n’y fit. Le père décida

d’éliminer son fils.

Des démons se saisirent de Prahlāda, mais l’enfant demeura impassible :

« Le Suprême est dans vos armes, il est en vous, comment pourrait-il me

blesser ? »

Des serpents lancés sur lui se plaignirent que leurs crochets se cassaient

sans pouvoir l’égratigner ! Les éléphants venus pour le piétiner ne purent

s’approcher, Prahlāda fut donc placé au milieu d’un énorme tas de brindilles,

tenu par l’une de ses sœurs invulnérable aux flammes. Lorsque tout le bois fut

consumé, s’éleva doucement la voix de Prahlāda :

— Père, l’air est frais et parfumé comme au-dessus d’un étang de lotus.

Le feu consuma sa sœur démone.

— Qui donc est celui qui tue ? demanda Prahlāda. Qui celui qui est tué ?

Qui préserve ? Qui est préservé ? Chacun est son propre destructeur, ou son

sauveur selon qu’il réalise son potentiel d’unité.

Prahlāda était devenu un avec le Suprême. Au cours d’une énième

discussion, à la tombée d’un jour, Hiranyakashipu se lève de son trône et va

frapper une colonne. « Vishnu est partout, dis-tu ? S’il est partout, pourquoi

n’est-il pas dans cette colonne ? » ricane-t-il.

De la colonne surgit alors un être revêtu d’une formidable crinière —

lion par la moitié supérieure du corps, homme dans la moitié inférieure, une

forme terrible, que le démon reconnut.

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Il se précipita sur l’homme-lion glorieux de divinité qui l’empoigna,

l’emporta aux portes du palais, joua un peu avec lui — puis le déchira de ses

griffes.

Telle était la promesse : sans recours à l’eau, ni au feu ni à l’épée, ni de

jour ni de nuit, ni dedans ni dehors, ni par démon ni par dieu, ni par homme ni

par bête : Vishnu avait rempli toutes les conditions !

Vāmana est l’homme-nain, qui à la demande des dieux s’incarne pour

remettre à sa place un être qui devenait trop puissant et créait un déséquilibre

des forces. L’homme nain se présente comme un brāhmane qui vient demander

l’aumône au roi Bali, souverain des trois mondes qui régnait suprême au

Kérala, par ailleurs un être de grand mérite et dévot du seigneur Vishnu.

— Que puis-je pour vous ? demanda le grand Bali.

— Donnez-moi trois pieds de votre royaume.

Bali s’étonna mais ignorant ses conseillers qui le priaient de se méfier de

ce « nain », il décida d’accéder à sa modeste requête.

Dès lors, le nain se mit à grandir. Il grandit immensément. C’est alors

qu’il posa un pied sur la terre. C’était son premier pas. Il posa un autre pied sur

les cieux. C’était son second pas. Et où pouvait-il poser le troisième pas ? Bali

lui-même proposa qu’il soit posé sur sa tête.

En lui retirant ses pouvoirs et son royaume où s’était cristallisé l’orgueil,

le Seigneur avait libéré Bali de ses propres chaînes.

Ensuite apparaît l’homme violent, Parashu-Rāma ou Rāma à la hache

qui reçut de son père le don d’invincibilité pour avoir triomphé des sentiments

au profit du devoir.

Ensuite vient dans cette « parabole de l’évolution » Rāmachandra (ou

Rāma), l’un des caractères les plus vénérés de la tradition indienne,

l’incarnation divine de la bonté, de la justice et du dharma.

Son histoire et ses légendes sont immortalisées dans le Rāmāyana,

l’épopée qui unit les esprits au-delà des frontières et représente, tout comme le

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Mahābhārata, le puits de miel auquel tout être, de toute éternité, peut venir

s’abreuver. C’est l’un des sanctuaires de l’héritage culturel de l’Inde.

Puis vient le Bouddha, celui qui cherchait un monde sans peine, un

bonheur sans fluctuation, une vie sans décrépitude, une grâce qui serait

constante. Son aspiration a parcouru l’Asie et l’Occident sans frontières.

Enfin, celui qui le précède dans le temps mais qui a une place finale selon

Sri Aurobindo : c’est Krishna. Il est celui qui tire l’humanité à sa plus haute

réalisation. Il est le maître du yoga de l’action, le Divin réalisé dans la matière. Il

est celui qui livre le secret de la réalisation.

Car le dernier Avatar, à venir, qui représente le monde supramental de

Vérité, Kalki, « ne fera qu’achever l’œuvre commencée par Krishna. Il

accomplira puissamment la grande bataille que les précédents Avatars avaient

préparée, dans toutes ses potentialités2. »

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Krishna-Kalki, le Seigneur de la Vérité et de la Lumière est représenté

traditionnellement par une divinité sur un immense cheval blanc, symbole de la

pure énergie divine qui se répand sur le monde, et tournera la page de l’ombre.

Nicole Elfi vit en Inde depuis 1975. Elle a travaillé à l’édition d’œuvres concernant Mère et Sri Aurobindo ainsi qu'à des recherches sur la culture indienne, et est l’auteur de Satprem, par un Fil de Lumière (Éditions Robert Laffont, 1998) et Aux Sources de l’Inde, l’initiation à la connaissance (Éditions Les Belles Lettres, 2008). Email : [email protected]

© Nicole Elfi, 2011

1 Il semble que cette ancienne légende du déluge ait son origine en Inde, à partir d’éléments évoqués dans le Rig Véda (aujourd’hui daté entre 4500 et 3000 av. notre ère) et développés dans le Shatapatha Brāhmana. Voir en particulier Nicholas Kazanas, « Vedic and Mesopotamian », www.ifih.org/VedicandMesopotamian.htm, et Vedic and Mesopotamian Interactions, Adyar Library pamphlet series, n°62, Adyar Library and Research Centre, 2007.

2 Sri Aurobindo, Essays on the Gita, Sri Aurobindo Ashram, Pondicherry, 1972, p. 157.