Le féminisme de Jacques Derrida (I)
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La même antienne, inlassablement, se répète au sujet de Jacques Derrida : l'absence,
flagrante voire inquiétante, d'une conceptualisation politique et éthique dans son œuvre, et ce,
jusqu'au début des années 1990, au moins. Constat que seul un examen superficiel du texte
derridien pourra admettre, péremptoirement. Il ne s'agit pas, ici, de rendre justice à Derrida et mettre
fin à un long procès entrepris pour prendre en défaut et rejeter une pensée considérée comme a-
politique à une époque où Michel Foucault et Gilles Deleuze, eux, théorisaient les « micro-
pouvoirs » et les « micros-fascismes » à l’œuvre dans notre société. Non. Je ne procéderai, non plus,
à une actualisation politique, voire révolutionnaire, du concept-outil central de « différance ». Je
ferai simplement confiance à Derrida lorsqu'il déclare dans son beau et si puissant livre Voyous :
« il n'y a jamais eu, dans les années 1980 ou 1990, comme on le prétend parfois, de political turn ou
de ethical turn de la « déconstruction » telle, du moins, que j'en fais l'expérience. La pensée
politique a toujours été une pensée de la différance et la pensée de la différance toujours aussi une
pensée du politique, du contour et des limites du politique, singulièrement autour de l'énigme ou du
double mind auto-immunitaire du démocratique. Ce qui ne veut pas dire, bien au contraire, qu'il ne
se passe rien de nouveau entre, disons, 1965 et 1990.»1
Oui, il s'est passé quelque chose, sans doute, entre 1965 et 1990 ; nous l'allons voir.
À l'ordre du jour, donc, politique et éthique, le féminisme. Pour aujourd'hui, le féminisme,
d'un homme, celui de Jacques Derrida. Comme objet de notre aujourd'hui, mais aussi de
l'aujourd'hui de demain, et d'après-demain, etc. Je voudrais ainsi aborder un opuscule de Derrida,
1 Jacques Derrida, Voyous, Éditions Galilée, Paris, 2003, p. 64.
trop peu connu à mon goût, mais incontestablement essentiel : Éperons. Les Styles de Nietzsche,
issu d'une communication donnée lors du Colloque Nietzsche à Cerisy-la-Salle en juillet 1972.
Derrida y aborde la question de la « femme », des « femmes » et de la « féminité » – je garde pour
l'instant ces dénominations beaucoup trop générales, elles sont appelées à disparaître – dans une
perspective éminemment déconstructrice, en s'appuyant sur des aphorismes de Nietzsche.
Je ne peux, ni ne veux, ici, reconstituer dans son intégralité le long cheminement, souvent tortueux,
de Derrida. Je me contenterai de relever ce qui me semble déterminant pour contribuer,
modestement, à l'élaboration d'une pensée féministe radicale. Je ne dissimulerai, non plus, la
complexité et les nombreuses difficultés herméneutiques que soulève ce texte ; il faudra les
accepter, les éprouver comme autant de conditions sine qua non de la réflexion. Bien évidemment,
une telle lecture risque, pour certains, de contraindre le sens originel du texte, les intentions
premières de Derrida, que jamais, de toute façon, nous ne pourrons retrouver dans leur pureté. Tout
héritage, d'ailleurs, ne l'oublions jamais, impliquait pour Derrida, inéluctablement, une dose,
néanmoins mesurée, d'infidélité. Comme disait Deleuze, nous ferons peut-être un enfant dans le dos
de Derrida !
Plus voix se mélangent dans cet ouvrage, celle(s) de Nietzsche – elles sont hautement
problématiques –, celle de Heidegger, celle de Derrida, et celles peut-être des nombreux héritiers
actuels de Derrida. Mais où et quelle est la voix de Derrida ? Nous avons quelque difficulté à la
suivre ; vulnérable, elle se perd parfois. Peut-être sera-ce la voix qui rassemble et fait se re-joindre
les multiples disjonctions – de temps et de lieux – pour nous laisser penser.
Ce qui suit ne sont que des hypothèses de travail, des pistes, des intuitions souvent, qui ont pour
objectif principal, néanmoins, de développer plus avant, pour notre propre actualité, la pensée
éthico-politique de Derrida.
Une théologie négative de la femme.
De la-femme, il sera donc question. Et de la-vérité. De la-vérité-de-la-femme, et de la-
femme comme vérité ou encore de la-vérité comme femme. Une intime relation, un hymen même,
semble réunir ces deux êtres, ces deux entités. Autant de syntagmes problématiques qui s'apprêtent
en silence à subir le traitement déconstructif.
Une proposition, tranchante, résume toute la démarche de Derrida, qui suit Nietzsche ; c'est son
point de départ comme son point d'arrivée, la proposition initiale comme la proposition terminale.
Entre les deux, aurons-nous la chance, peut-être, encore, d'assister à quelque(s) événement(s).
« À la vérité la femme, la vérité ne se laisse pas prendre.»2
Point. Juste cela. C'est assez. Il faut maintenant en développer les ultimes conséquences et oser un
aveu. À entendre, à écouter même cette première citation, il sera question d'ontologie, de
métaphysique et, sûrement, de leur fin. Je ne suis pas sûr d'éviter toute formulation qui me
reconduirait, malgré moi, vers la métaphysique, qui me laisserait prisonnier de son cercle. Peut-ne
sommes-nous jamais, non plus, les propres ingénieurs de notre langage – pur fantasme – ; devenons
donc des bricoleurs, comme dirait Lévi-Strauss, en tentant de transformer ce langage, occidentalo-
centré, grevé de métaphysique.
La-vérité, donc, n'est pas, nous dit-on, tout comme la-femme n'est pas. La-vérité se sait n'être point
pourvue d'une essence irréductible, tout comme la-femme ne « croit » pas en sa féminité invariable.
La-femme devient, en quelque sorte, le personnage conceptuel de la vérité. N'existent ni une vérité,
ni une féminité, mais des vérités, des féminités, plurielles. La pluralité demeure la condition
transcendantale pour penser ces deux entités. Il n'y a pas la-femme, pas même les femmes, de façon
2 Jacques Derrida. Éperons. Les Styles de Nietzsche, Flammarion, Paris, 1978, p. 43.
définie ou calculable mais des femmes. Derrida nous le rappelle :
« Ce qui à la vérité ne se laisse pas prendre est féminin, ce qu'il ne faut pas s'empresser de traduire
par la féminité, la féminité de la femme, la sexualité féminine et autres fétiches essentialisants qui
sont justement ce qu'on croit prendre quand on en reste à la niaiserie dogmatique du philosophe, de
l'artiste impuissant ou du séducteur sans expérience. »3
Point d'essence de la femme, impropriété à parler de la-femme...Derrida, immanquablement,
poursuit ici son projet de déconstruction des supposés métaphysiques qui hantent, tels des spectres,
notre philosophie contemporaine, même la plus férocement anti-métaphysique. Il existe une
puissance à propension essentialisante et dogmatique qui n'est que le revers d'une impuissance
beaucoup plus grande et grave : ne pas accepter les femmes dans leurs irréductibles et plurielles
singularités, à jamais inconceptualisables. À l'instar de Louis Althusser pour l’œuvre de Marx, il
nous faut véritablement tenter une lecture symptomale de Derrida, interroger ce texte à la lumière
des concepts postérieurs. C'est ici le concept d'hospitalité inconditionnelle qui est inscrit en
filigrane, sinon préparé, comme dans la coulisse. Derrida définit ainsi l'hospitalité inconditionnelle
dans Voyous :
« Parmi les figures de l'inconditionnalité sans souveraineté qu'il m'est arrivé de privilégier ces
dernières années, il y aurait par exemple celle de l'hospitalité inconditionnelle qui s'expose sans
limite à la venue de l'autre, au-delà du droit, au-delà de l'hospitalité conditionnée par le droit d'asile,
par le droit à l'immigration, par la citoyenneté et même par le droit à l'hospitalité universelle dont
parle Kant et qui reste encore contrôlé par un droit politique ou cosmopolitique. Seule une
hospitalité inconditionnelle peut donner son sens et sa rationalité pratique à tout concept
3 Ibid., p. 43.
d'hospitalité. L'hospitalité inconditionnelle excède le calcul juridique, politique ou économique. »4
On aura compris qu'il n'est plus question dès lors de l'hospitalité géographique ou topologique,
spatiale donc, sur le territoire ou dans le pays, mais de l'hospitalité comme reconnaissance
inconditionnelle de ce qu'est l'Autre. Derrida laisse entendre et invoque, certes implicitement, « à
pas de loup » comme il aimera à dire quelques années plus tard, cette responsabilité qui nous
incombe, à chacune et chacun : la responsabilité d'accueillir l'Autre, le radicalement Autre,
inconditionnellement, sans faire violence à son être, sans poser, comme condition d'intelligibilité et
de reconnaissance nos propres schèmes d'appréciation, de simples particularismes qui prétendent à
l'universel ; à la fois beaucoup trop généraux – ils ne prennent en compte une inaltérable diversité –
et beaucoup trop restrictifs – ils imposent des cadres de perception particuliers et étroits. Il s'agit
toujours, dans ce cas, d'un calcul des plus terribles qui équivaut à la présentation d'un certain
nombre de traits et de caractéristiques, idéales-typiques, contre la reconnaissance ; un don contre
don ou plutôt une exigence pour procéder au don de la reconnaissance. Un calcul sinon un
chantage...
La-femme commence à se disloquer, à perdre de sa consistance. La-femme n'est qu'un « voile de
pudeur » selon Derrida-Nietzsche, qui opère une stabilisation conceptuelle dans une définition
invariante.
4 Jacques Derrida, Voyous, op. cit., p. 204-205.
L'anti-féminisme de Nietzsche.
Nonobstant ces belles déclarations qui nous apparaissent alors comme les gages et
promesses d'une émancipation, à venir, Nietzsche déploie avec force, dans nombre de ses
aphorismes, un anti-féminisme quelque peu primaire et virulent ; Derrida ne se le dissimule pas, ne
nous le dissimule pas. Un tel constat, vrai et attesté, mais hâtif, suffit-il pour récuser Nietzsche
comme beaucoup le font aujourd'hui ? Posons-nous certaines questions, nietzschéennes par
excellence : Quelle est la stratégie implicite ou même explicite qui sous-tend ce féminisme ? Contre
qui ou quoi est-il dirigé ? Il faut se mettre à l'écoute de cet anti-féminisme et comprendre que
Nietzsche ne dévalorise jamais, en tant que telles, les femmes - quelque problématique que soit et
reste cette expression – mais certains comportements qui ressortissent d'un féminisme dogmatique
et essentialisant. Écoutons Derrida :
« Et en vérité les femmes féministes contre lesquelles Nietzsche multiplie les sarcasmes, ce sont les
hommes. Le féminisme, c'est l'opération par laquelle la femme veut ressembler à l'homme, au
philosophe dogmatique, revendiquant la vérité, la science, l'objectivité, c'est-à-dire avec toute
l'illusion virile, l'effet de castration qui s'y attache.
Le féminisme veut la castration – aussi de la femme. Perd le style. »5
Je reviendrai, bien évidemment, sur cette notion si délicate et si essentielle pourtant de « style ». Si
l'on suit Derrida, Nietzsche lancerait ses imprécations uniquement contre les femmes qui adoptent
cette position typiquement virile et masculiniste en construisant fantasmatiquement une essentielle
et invariable féminité. Une telle construction – sociale et théorique – relève d'une véritable
« castration » selon Nietzsche, une opération d'objectivité en mal d'invariants essentialistes
construisant par là même une véritable différence – duelle – sexuelle, par et de nature, une
5 Jacques Derrida, Éperons. Les Styles de Nietzsche, op. cit., p. 50.
métaphysique des sexes. Le travail de la philosophe américaine Carol Gilligan qui pose un
développement inégal des sensibilités morales des hommes et des femmes – ceux-là mettant en
pratique, le plus souvent, une « éthique de la justice », celles-ci une « éthique de la sollicitude » –
traduit bien cette orientation. Plus profondément, un tel féminisme, différentialiste, s'avère
profondément problématique. Le sexe et le genre sont liés, comme la cause biologique et sa
conséquence naturelle directe – le genre est naturalisé et ainsi autoritaire – ce qui détermine par là
même un projet politique et éthique, prescrivant la place de la-femme dans la société et dans le
champ des interactions collectives. Bien plus, il semble doté d'une ambiguïté inhérente car aussi
bien constatatif que performatif. Si par nature, de tout temps, etc, les femmes sont ainsi ou X, alors
elles doivent être ainsi ou X. Un tel féminisme introduit ainsi une norme encore une fois de
reconnaissance et rejette comme n'étant pas femmes toutes celles – mais quelles sont-elles ? – qui
ne peuvent répondre des prétendus critères de la féminité ainsi dégagés. Aussi généreux soit-il, il
court toujours le risque de prolonger et de reconduire des visions patriarcales et conservatrices.
Volontiers « républicain » et laïc, sinon « laïcard », n'est-il pas, non plus, un instrument – conscient
ou inconscient, là n'est pas la question – nationaliste et discriminatoire auquel beaucoup recourent
pour imposer la « culture occidentale » sur des femmes d'autres cultures dans un effort forcené
d'assimilation qui n'est rien d'autre qu'une coercition ? Car il ne faut pas se tromper ! Comment
croire à l'objectivité de ces critères invariants mis en évidence quand ils sont le fait de femmes
blanches et bourgeoises ? Comment croire à cet universalisme qui se révèle toujours occidentalo-
centré ? Voilà quelques-unes des conséquences, néfastes, du féminisme différentialiste.
L'objectivité n'est jamais pure, dirais-je tout banalement ; son projet même charrie toujours une
stratégie politique pernicieuse dont le premier effet est de violenter l'être qui reste à chaque fois
particulier. Nous retrouvons dans ces impératifs à nous lancés par Derrida quelque ascendance
lévinassienne. Il écrivait d'ailleurs, à propos de Levinas et de sa pensée de l'Autre, dans l'article
« Violence et métaphysique », pour nous mettre en garde contre toute conceptualisation de l'être-
Autre :
« Ainsi la pensée, ou la pré-compréhension de l'être ne signifie rien moins qu'un com-prendre
conceptuel et totalitaire. »6
Le style et la dissimulation.
J'ai envisagé jusqu'à présent, en suivant Derrida, les femmes de façon uniquement négative,
dans un analogique de la théologie négative. La-femme, comme concept essentialisant, a perdu
toute pertinence ; simple fétiche qu'une pensée émancipatoire doit s'employer à faire disparaître. Il y
aurait autant de féminités différentes qu'il y a de femmes. Pas de vérité donc. Dont acte. À propos
des femmes, Derrida évoque un « style », parfois même une « écriture ». Plus généralement une
dissimulation ou un mensonge. Elles sont puissance d'affirmation et de dissimulation selon Derrida
qui cite Nietzsche :
« Dès l'origine, rien n'est plus étranger, contraire, hostile à la femme que la vérité –, son grand art,
c'est le mensonge, sa plus grande cause, c'est le paraître et la beauté ».7
Les objections se pressent et se bousculent jusqu'à nous, en foule. Comment envisager cette aptitude
à la dissimulation par rapport à la vérité ? N'est-on pas reconduit à quelque essence de la-femme, à
la-femme même, ou à la féminité ? Cette dissimulation est-elle toujours intentionnelle ? Il nous faut
du temps et de la patience pour répondre à ces objections, nous le ferons !
6 Jacques Derrida, « Violence et métaphysique. Essai sur la pensée d'Emmanuel Levinas » in L'écriture et la différence, Éditions du Seuil, Paris, 1967, p. 206.
7 Cité dans Jacques Derrida, Éperons. Les Styles de Nietzsche, op. cit., p. 52.
La puissance et capacité de dissimulation ne peut pas être placée au sein d'une opposition duelle
avec la vérité, le mensonge, ou l'absence de vérité. Avec le non-vrai donc dans ses deux sens :
comme mensonge ou comme vide de vérité. Nietzsche évoque bien le mensonge, mais ce faisant sa
critique de la métaphysique se trouve à nouveau grevée par la métaphysique même. C'est la critique
de Heidegger8. Il s'agit de dépasser cette alternative. La dimension oppositionnelle avec la non-
vérité comme vide et comme mensonge reste un cadre théorique par trop pernicieux pour envisager
cette notion centrale de dissimulation.
Trois voix selon Derrida prennent position au sujet de cette capacité de dissimulation qui
constituent les trois moments d'une dialectique nécessaire pour penser cette puissance.
1. Premier moment : La-femme est condamnée comme puissance de dissimulation donc de
mensonge, laquelle dissimule sa « vraie nature » que le philosophe dogmatique, lui seul,
pourra retrouver. Première castration.
2. Second moment : La femme est condamnée comme puissance de vérité ; elle s'identifie à la
vérité en dissimulant sa foncière non-vérité, son vide, que l'artiste masqué, lui seul, connaît.
Seconde castration.
3. Troisième moment : La femme, enfin, est reconnue comme puissance d'affirmation, artiste et
dionysiaque, au-delà de cette simple alternative oppositionnelle et métaphysique. Moment
révélateur.
Dès lors, les femmes ne sont plus objectivables. Les femmes se définissent par un style, une
écriture, une puissance véritablement créatrice. Les femmes, dirait Derrida, figurent un événement,
inconceptualisable, improgrammable, imprévisible. Il n'y a plus de non-vérité, mais seulement et
8 Pour davantage de précisions, voir notamment Martin Heidegger, « La métaphysique de Nietzsche », Nietzsche II, trad. française de Pierre Klossowski, Éditions Gallimard, Paris, 1971.
surtout une affirmation jaillisante de vie, toujours renouvelée et incalculable, quelque chose qui
arrive simplement, telle une irruption épiphanique que nous devons accueillir, recueillir, accepter,
respecter et « hospitaliser ». Les femmes, ce sont toujours un événement, c'est ce qui arrive. C'est ici
le concept d'événement, essentiel dans la réflexion éthique et politique à-venir de Derrida qui
apparaît tel un spectre. L'événementialité de l’événement, dit quelque part Derrida, excède toujours
le performatif, le prévisible.
Donc les ou plutôt des femmes comme ce qui arrive ! Qu'elles arrivent, nous arrivent ; qu'on les
accepte et les respecte, inconditionnellement.
Le concept déconstruit de féminité laisse place, ainsi, à un idéal de construction de soi-même, de
subjectivation que Derrida semble appeler de ses vœux. Mais, par là même, si dans une approche
essentialiste ou différentialiste et donc dualiste, l'un se définit toujours par rapport à l'autre, il me
semble qu'il faille inéluctablement envisager la même critique et le même idéal pour les hommes !
Le féminisme s'excède, dans une perspective auto-immunitaire, pour briser et abolir la différence
sexuelle.
Et l'on s'aperçoit, à ce moment précis, que le concept de différance nous permet de penser le rapport
à soi chaque fois différent et même différant. C'est une éternelle et imprévisible différance qui doit
pouvoir structurer chacune et chacun. Que chacune et chacun, donc, retrouve une « durée » propre
et singulière !
Une dissimulation contrainte ?
La déconstruction nous laisse comme résidu – ou espoir – un idéal ; celui d'une libre
détermination de soi-même, pour créer son propre art de vivre. Mais, me semble-t-il, il y a quelque
pertinence, encore, malgré ce moment déconstructeur, à parler de la-femme, ou de la féminité.
Nous avons envisagé, pour l'instant, la déconstruction de concepts théoriques, sans nous préoccuper
de l'adoption effective et concrète des éléments composant la-femme ou la féminité. Bien
évidement, ce premier moment s'avérait essentiel. Pour autant, il ne suffit pas de déconstruire la
notion théorique de féminité. Il nous faut prêter attention aux concrétions factuelles de cette
féminité. Ces concrétions ressortissent d'une dissimulation, mais non plus entendue comme
processus libre et créateur, chaque fois individuel. Il renvoie à l'adoption, comme je le montrerai en
suivant Derrida, de structures historiques qui définissent à chaque époque ce qu'est la féminité. Il
faut étudier de près ce processus de féminisation, ou encore de « genrification », travail considéré
comme naturel et conséquence directe du sexe, qui n'est rien d'autre, en réalité, que le résultat d'une
socialisation. C'est donc le genre dans l'adoption qu'on en fait que je voudrais à présent envisager.
J'aimerais poser quelques jalons, préliminaires, pour comprendre ce processus.
1. Ce processus de féminisation a pour condition un autre processus, celui de propriation,
terme difficilement traduisible que Derrida définit ainsi :
« Le procès de propriation [comme] appropriation, expropriation, prise, prise de possession,
don et échange, maîtrise et servitude. »9
9 Jacques Derrida, Éperons. Les Styles de Nietzsche, op. cit., p. 90.
Il y va donc du don, de l'objet du don, du fait même de l'échange entre deux individus, tout
au moins.
2. Le processus de féminisation apparaît alors comme relevant d'une relation – économique –
entre deux parties et qui reste cependant indécidable quant aux provenances et destinations
du bien échangé. Derrida déclare :
« Il apparaît, selon la loi déjà formalisée, que tantôt la femme est femme en donnant, en se
donnant, alors que l'homme prend, possède, prend possession, tantôt au contraire la femme
en se donnant se donne-pour, simule. »10
Et plus loin, Derrida évoque « un leurre transcendantal11 » au sujet de l'opposition du
donner-prendre qui recouvrirait l'opposition homme-femme.
3. Enfin, Derrida, en suivant Heidegger, évoque le processus de propriation, comme antérieur à
toute question ontologique donc conditionnant toute question ontologique. Il débouche sur
un « Ereignis », un véritable événement – improgrammable et imprévisible donc – qui fait
advenir l'être, entendons l'être masculin ou féminin, genré.
Malgré ces quelques jalons posés, le propos de Derrida reste énigmatique. Il me semble que soit ici
esquissée une dialectique essentielle pour comprendre le processus de l'assignation du genre, de
féminisation. Je propose, pour comprendre ce processus, de penser la féminité comme une structure
construite qu'adoptent les individus de sexe féminin. Mais précisément, en vertu du « leurre
transcendantal » que dénonce ici Derrida, il ne faut pas penser que les hommes construisent cette
10 Ibid., p. 90.11 Ibid., p. 92.
structure et qu'ils l'imposent tout simplement aux individus de sexe féminin. Chacune des deux
parties le construit et le reçoit. Il s'agit bien plutôt d'une construction structurale collective et
historique. Les individus de sexe féminin donnent et se donnent, ou plutôt, donnent en se donnant.
Mais de quel droit penser cette structure comme création collective ?
Comme l'écrit Derrida dans son article « La structure le signe le jeu » dans L'écriture et la
différence, une structure ne vit qu'en se répétant. Aussi, les individus de sexe féminin adoptent-ils et
répètent cette structure au plus profond d'elles-mêmes. Ils performent donc cette structure de façon
répétitive ou itérative, ce qui ne va pas sans accroc, sans trouble, sans différence. C'est ce que
Derrida laisse entendre quand il parle de « parodie » ou de « simulation ».
De fait, insensiblement, les différences inhérentes à toute performance sont susceptibles de se
sédimenter et d'entraîner ainsi une modification de la structure. Ces différences ne sont plus
considérées comme des pas de côté, des actes de liberté : elles sont réintégrées à la structure aussitôt
qu'elles-même se répètent et prennent de l'importance, qu'elles deviennent significatives dans une
machination qui reste inconceptualisable car fomentant l'événement de l'apparition de la structure,
lui-même imprévisible, qui se soustrait à tout savoir, prévisionnel.
Les « hommes », qui symbolisent dans le texte de Derrida l'instance normative, réfléchissent
spéculairement cette structure modifiée et n'exercent jamais leur action sans la collaboration des
« femmes ». Il est sûrement nécessaire de se déprendre d'un langage conceptuel de la conscience
pour comprendre ce processus comme un processus inintentionnel.
De fait, il devient clair que les femmes prennent autant qu'elles donnent dans ce processus de
propriation, par-delà le temps historique. On ne pourra jamais décider si ce sont les hommes ou les
femmes ou plutôt quelle part revient aux hommes et quelle part revient aux femmes dans la
construction d'une structure, car toute structure, même actuelle, reste toujours le résultat d'un long
cheminement passé. Le processus de propriation relève bien tantôt d'une appropriation tantôt d'une
expropriation d'une structure – i.e. : que l'on diffuse – mais qui pourtant n'est propre à rien, ni à
personne. Il s'agit toujours d'une copie d'une copie, sans fondement invariant.
Derrida écrit :
« Et enfin la question de la production du faire et de la machination, de l'événement (c'est un des
sens d'Ereignis) ayant été arrachée à l'ontologie, la propriété ou la propriation du propre est
précisément nommée comme ce qui n'est propre à rien, ni donc à personne ».12
Il faut alors envisager cette structure comme étant sans fondement substantiel, mais faite et
façonnée par les multiples répétitions et itérations différenciantes.
La notion d'événement est essentielle. En effet, il y a toujours de l'événement au niveau individuel
comme au niveau collectif. D'une part, on ne sait jamais à l'avance, on ne peut jamais prévoir ce que
sera la performance donc la répétition de la structure par telle individualité, ce à quoi donnera lieu
cette performance répétée.
D'autre part, ces multiples différences qui se sédimentent, comme je l'ai dit, introduisent une
nouvelle structure, mais on ne peut jamais savoir, non plus, quelle elle sera, à l'avance. C'est un
processus long et incalculable puisqu'il dépend de toutes les individualités.
C'est en ce sens que Derrida peut écrire : « L'histoire (de la) vérité (est) un procès de propriation. »13
Le procès de propriation introduit la féminité dans une certaine historicité. La vérité de la féminité
entendue comme structure historiquement localisable et tout aussi bien imposée que construite, au
12 Ibid., pp. 97-98.13 Ibid., p. 92.
cours de ce processus de propriation, se voit historicisée donc ne plus être dotée d'une seule vérité
mais de vérités. Elle est grevée d'une interminable et incalculable différance. On devrait alors parler
de la différance de la féminité si jamais on envisage cette dernière comme une catégorie critique et
heuristique pour penser ce phénomène social qu'est le processus de féminisation – et non plus
comme une catégorie naturelle. La féminité dévient pour nous un outil pour interroger, à travers
l'histoire, les différentes constructions sociales se revendiquant comme naturelles et toujours
uniques/essentielles auxquelles les individus de sexe féminin ont été soumis. Dès lors, il faut
conserver ce concept de féminité, même déconstruit, mais comme outil critique. La-femme
symboliserait ce qu'une époque pense comme sa féminité, sans que l'on ne puisse jamais retrouver
une structure unique dans sa complète pureté au sein de cette époque, puisque toujours soumise à
des différences ; une telle totalité une et unique assignable, en propre, à tel ou tel moment historique
n'aura sûrement jamais existé. Comme je vais le montrer dans un instant, ne pensons donc surtout
pas que Derrida pose la féminité comme une structure invariante pour chaque époque. Il ne faut pas
envisager la féminité comme une succession de discontinuités stables et invariables pour chaque
époque. Ne pas penser l'histoire la féminité, par voie de conséquence, comme une succession de
périodes historiques plus ou moins longues qui, chacune, disposerait d'une conception et d'un
modèle invariables de la féminité. Tentons plutôt comme expérience de pensée la coexistence de
plusieurs structures, au sein d'un moment historique ; une dynamique plus complexe de différences
ou différances, leur jeu !
J'aimerais à présent faire trois remarques pour conclure mon propos, ou plutôt tirer trois
conséquences.
1. Par rapport au structuralisme. Derrida récuse le hasard et la discontinuité pour penser les
structures. C'était déjà l'un des reproches qu'il adressait à Lévi-Strauss dans l'article « La
structure le signe le jeu ». En évitant de soumettre les structures au processus historique par
crainte de ne les placer dans une dimension téléologique, Lévi-Strauss et les structuralistes
se plaçaient à nouveau « dans un historicisme de forme classique, c'est-à-dire dans un
moment déterminé de l'histoire de la métaphysique 14». En construisant le concept
d'événement indécidable comme non programmé, Derrida évite incontestablement cet
écueil. Il peut ainsi penser une historicité des structures en se déprenant de toute téléologie.
L'histoire n'est plus envisagée « comme le mouvement d'une résumption de l'histoire,
dérivation entre deux présences »15.
Par ailleurs, je considère que Derrida développe ici une nouvelle conception de l'histoire,
qui, stratégiquement, s'oppose à la vision discontinuiste de Foucault qui privilégiait, de son
côté, les coupures nettes et tranchées, les moments distincts les uns des autres, sans lien
d'aucune sorte entre eux. Dans son dialogue avec Elisabeth Roudinesco en 2001, De quoi
demain..., Derrida rappelait ses réserves devant un tel discontinuisme.
« Le geste typique de Foucault consiste à durcir en opposition un jeu de différences plus
compliqué qui s'étale sur un temps plus long. Pour schématiser à l'extrême, je dirais que
Foucault instaure en ruptures et en oppositions binaires un éventail de différences plus
complexes. »16
En d'autres termes, peut-être faut-il penser la possibilité de variations de la structure toute
grevée qu'elle est par de multiples différences. On ne trouvera jamais cette structure dans
son invulnérable pureté. Mais chaque fois comme différante à elle-même. Ce jeu de
14 Jacques Derrida, L'écriture et la différence, « La structure le signe le jeu », op. cit., p. 425.15 Ibid., p. 425.16 Jacques Derrida et Elisabeth Roudinesco, De quoi demain...Dialogue, Librairie Arthème Fayard et Éditions Galilée,
Paris, 2001, p. 28.
variations au sein de la structure, impulsée par son itération propre, l'ouvre donc à
l'histoire et à l'historicisme. Finalement, on ne pourra jamais opérer des différences et
ruptures tranchées dans ce que l'on appelle la féminité. Simplement, peut-être, des
modèles prédominants.
2. Par rapport à la survivance et donc à la spectralité de cette théorie de Derrida. Ce
processus de différenciation dans la répétition même met en évidence l'ascendance
derridienne du concept de « performativité du genre » que construit Judith Butler dans son
ouvrage désormais célèbre Trouble dans le genre. Butler insiste notamment sur ces deux
éléments complémentaires l'un à l'autre : la performance comme autant d'actes répétés et
l'absence de fondement.
« Il ne faudrait pas concevoir le genre comme une identité stable ou un lieu de la capacité
d'agir à l'origine des différents actes ; le genre consiste davantage en une identité tissée avec
le temps par des fils ténus, posée dans un espace extérieur par une répétition stylisée d'actes.
[…] Cette façon de formuler les choses extrait la conception du genre d'un modèle
substantiel de l'identité au profit d'une conception qui le voit comme une temporalité sociale
constituée ».17
3. Par rapport à un dépassement. Il me reste à envisager le dépassement de ce féminisme
initial. Je pense qu'il devient, pour Derrida, l'occasion de déconstruire, symétriquement, la
masculinité telle qu'elle est essentialisée. Il me semble que le même traitement déconstructif
peut, de même, être envisagé pour ce fétiche qu'est l'-homme. C'est ce à quoi nous invite
Derrida à la fin de son propos :
« De même qu'il n'y a pas d'être ou d'essence de la femme ou de la différence sexuelle […] -
17 Judith Butler, Trouble dans le Genre, trad. française de Cynthia Kraus, Éditions La Découverte, Paris, 2006, p. 265.
la femme n'aura donc pas été mon sujet. »18
Je pense que les « femmes », dans le texte de Derrida, désignent le sujet du genre, et les
hommes, l'instance normative, disséminée, éclatée, insaisissable en un unique lieu, qui ne
fonctionne jamais sans la collaboration – inconsciente – des sujets du genre.
Bourdieu lui-même, dans La Domination masculine, insistait sur le processus de
socialisation et d'incorporation de la masculinité et de sa virilité subséquente :
« Comme les dispositions à la soumission, celles qui portent à revendiquer et à exercer la
domination ne sont pas inscrites dans une nature et elles doivent être construites par un long
travail de socialisation, c'est-à-dire, comme on l'a vu, de différenciation active par rapport au
sexe opposé. »19
À cet instant, nous pouvons comprendre que la différence des sexes, cette « métaphysique
des sexes » pour reprendre le titre d'un livre de Sylviane Agacinski, s'avère nulle et non
avenue. Tout au plus, peut-on parler d'une différence biologique et anatomique des sexes,
mais le couple d'opposition genrée féminin-masculin ressortit alors d'une construction
collective, sociale et historique. C'est contre sa naturalisation et l'autoritarisme alors véhiculé
qu'il faut s’élever.
Me voilà parvenu au terme de cette exploration du texte de Derrida. Je pense avoir montré, à
suivre Derrida, que l'on ne pourra désormais plus parler de la-féminité-en-soi ou de la-femme en
leur attribuant quelque consistance ontologique ou métaphysique. Ce ne sont, tout au plus, que des
18 Jacques Derrida, Éperons. Les Styles de Nietzsche, op.cit., p. 100.19 Pierre Bourdieu, La domination masculine, Éditions du Seuil, Paris, 1998, p. 74.
concepts heuristiques qui permettent d'entreprendre la récollection des traits dominants qui
composent la structure de la féminité à une époque ; en gardant toujours bien en tête qu'une telle
structure, au sein même d'une période historique, est soumise, de façon inhérente, à de nombreuses
altérations et variations, toute « impure » qu'elle est. En déconstruisant la notion théorique de
féminité, Derrida semble nous proposer un idéal – la déconstruction ne va jamais sans quelque
reconstruction – de libre création de soi-même, de libre détermination innovatrice. Certes. Mais l'on
voit bien que la déconstruction critique du procès concret de « genrification » qui relève d'une
performance neutralise toujours-déjà ces différences en les récupérant et en les intégrant au sein de
la structure de féminité. C'est pourquoi, avec Judith Butler, il est préférable d'évoquer une
« performativité ». Surgit ici une aporie qu'il faudrait envisager pour relancer la réflexion20....
Je dirais simplement, comme dernier mot, qu'entre 1965 et 1990, il s'est bien passé quelque
chose dans le cheminement de Derrida, et précisément ce texte, Éperons. Les Styles de Nietzsche :
les concepts éthiques et politiques de Derrida tels que l'événement imprévisible et incalculable ou
encore l'hospitalité inconditionnelle sont présents, en cours de gestation. On peut les reconnaître et
les identifier à l' « état pratique » même s'ils ne sont jamais formulés en tant que tels.
20 Pour un examen clair de ces apories, voir Didier Eribon, Théories de la littérature, Presses Universitaires de France, Paris, 2015 et en particulier le chapitre VII, « La force du système », pp. 85-108.