Le concept d'astoricité

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Pour citer ce texte : Lucie Lagardère, « Le concept dastoricité dans lItinéraire de Paris à Jérusalem de Chateaubriand », Academia.edu, publié le 10 juin 2014 1 Le concept dastoricité dans lItinéraire de Paris à Jérusalem de Chateaubriand Ce texte est extrait de notre thèse de doctorat en littérature comparée et entend cerner de plus près un concept ce que nous choisissons de nommer lastoricité. Nous formons ce néologisme sur le modèle dhistoricité, sentiment et compréhension que l on a du temps et de lhistoire. Le préfixe privatif a- nous permet ici de souligner le sentiment dêtre en-dehors de lhistoire que partagent ces auteurs, alors même quils y sont au cœur, qu’ils la commentent et quils lécrivent. On trouvera une position ontologique similaire chez un écrivain tel que Tommaso di Lampedusa. Il sagit ici de considérer le sentiment dinactualité, de rupture des temporalités et dexpérience négative du temps chez Chateaubriand, dans des textes donc, qui traitent de lhistoire sans strictement appartenir au genre et à la discipline historiques. Les seuls textes de Chateaubriand qui relèvent vraiment de lhistoire sont lAnalyse raisonnée de lhistoire de France, laissée inachevée et louvrage davril 1831 qui la précède : les Études historiques sur la chute de lempire romain (dans la dernière livraison des Œuvres complètes éditées par Ladvocat, travail commencé en 1826) 1 . 1 Les Études ou Discours historiques sur la chute de l Empire romain nont cependant que peu de rapports avec lhistoriographie scientifique, lécriture de Chateaubriand y est constituée soit de listes bibliographiques (pour ne citer quun exemple parmi de nombreux autres : « Parmi les chroniquers espagnols, Ignace doit être recherché pour la peinture des mœurs des Suèves et des Goths, […] ; mais il y a plus à prendre dans Isisdore de Séville, […]. Il faut lire particulièrement dans Isisdore la fin de sa Chronique, [...] », Études historiques, tome 1, in OC Ladvocat, tome 4,

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Pour citer ce texte : Lucie Lagardère, « Le concept d’astoricité dans l’Itinéraire de Paris à Jérusalem de Chateaubriand », Academia.edu, publié le

10 juin 2014

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Le concept d’astoricité dans l’Itinéraire de Paris à Jérusalem de Chateaubriand

Ce texte est extrait de notre thèse de doctorat en littérature

comparée et entend cerner de plus près un concept ce que nous

choisissons de nommer l’astoricité. Nous formons ce néologisme sur

le modèle d’historicité, sentiment et compréhension que l’on a du

temps et de l’histoire. Le préfixe privatif a- nous permet ici de

souligner le sentiment d’être en-dehors de l’histoire que partagent

ces auteurs, alors même qu’ils y sont au cœur, qu’ils la commentent

et qu’ils l’écrivent. On trouvera une position ontologique similaire

chez un écrivain tel que Tommaso di Lampedusa. Il s’agit ici de

considérer le sentiment d’inactualité, de rupture des temporalités et

d’expérience négative du temps chez Chateaubriand, dans des

textes donc, qui traitent de l’histoire sans strictement appartenir au

genre et à la discipline historiques.

Les seuls textes de Chateaubriand qui relèvent vraiment de

l’histoire sont l’Analyse raisonnée de l’histoire de France, laissée

inachevée et l’ouvrage d’avril 1831 qui la précède : les Études

historiques sur la chute de l’empire romain (dans la dernière livraison des

Œuvres complètes éditées par Ladvocat, travail commencé en 1826)1.

1 Les Études ou Discours historiques sur la chute de l’Empire romain n’ont

cependant que peu de rapports avec l’historiographie scientifique, l’écriture de Chateaubriand y est constituée soit de listes bibliographiques (pour ne citer qu’un exemple parmi de nombreux autres : « Parmi les chroniquers espagnols, Ignace doit être recherché pour la peinture des mœurs des Suèves et des Goths, […] ; mais il y a plus à prendre dans Isisdore de Séville, […]. Il faut lire particulièrement dans Isisdore la fin de sa Chronique, [...] », Études historiques, tome 1, in OC Ladvocat, tome 4,

Pour citer ce texte : Lucie Lagardère, « Le concept d’astoricité dans l’Itinéraire de Paris à Jérusalem de Chateaubriand », Academia.edu, publié le

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Son écriture, entre 1811 et 1814, est immédiatement postérieure à

celle de l’Itinéraire de Paris à Jérusalem que nous étudions plus

précisément ici. Serait-ce que la matière historique qu’il a abordé

dans l’Itinéraire lui ait donné envie de développer l’argument en

affichant clairement l’intention cette fois : écrire l’histoire ?

D’ailleurs le substrat documentaire est commun au texte de fiction,

Les Martyrs, au récit de voyage et à cette histoire. De plus le propos

est le même que dans Les Martyrs (et que dans le Génie du

christianisme) : montrer le combat entre paganisme et christianisme,

dans ce moment de tension, de passage et de victoire finale du

second sur le premier.

Nous aurions pu alors choisir d’étudier ces textes et non les

autres pour comprendre quelle vision et quelle écriture de l’histoire

développe Chateaubriand. Mais c’est que les écrits historiques

expriment mal une matière historique qu’on trouve à l’identique, et

même mieux configurée dans les textes à l’étude. Chateaubriand

n’est pas un professionnel de l’histoire et il représente bien mieux

1831, Préface, p. xvij), soit de grandes affirmations générales, sortes de sentences, parfois très personnelles, avec un style privilégiant les pronoms indéfinis de la quantité absolue, soit nulle (rien), soit totale (tout), l’adverbe jamais, le pronom personnel indéfini on, ou les tournures passives qui donnent l’effet que l’histoire marche d’elle-même ou sous l’effet d’une force agissante, la Providence, au-dessus des hommes et faisant advenir les faits comme d’un seul coup, sans prémisses ni explications : « La guerre des Germains continua sous ce prince; […]. Les triomphes de Germanicus lui ôtèrent la vie: il mourut de sa gloire, si j’ose parler ainsi. » (Études historiques, tome 1, in OC Ladvocat, tome 4, 1831, p. 48) ; « D’un autre côté, le christianisme s’assied sur la pourpre ; […]. Des intérêts nouveaux, des personnages d’une nature jusqu’alors inconnus, se révèlent. » (Études historiques, tome 2, in OC Ladvocat, tome 5, 1831, p. 2); « […] tout était obéissance et distinction de rangs dans l’une [la Monarchie] […] ; tout était liberté et égalité dans l’autre [la République]. » (Études historiques, tome 2, in OC Ladvocat, tome 5, 1831, p. 5), « Jamais la société religieuse ne s’altère que la société politique ne change [...] » (Études historiques, tome 2, in OC Ladvocat, tome 5, 1831, p. 6).

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l’histoire ailleurs que dans ces textes affichés comme historiques2.

Cependant ils ne sont pas dépourvus d’intérêt et nous nous

refusons à trop vite les rejeter comme c’est souvent le cas3. C’est

pour cette raison que nous nous sommes appuyée aussi sur leur

lecture pour dégager la(les) philosophie(s) de l’histoire de

Chateaubriand. Mais il faut bien reconnaître avec Guy Berger que

ces textes ne résistent pas à la comparaison avec les ouvrages

d’autres historiens de la même époque : « Mais Chateaubriand reste

dépendant de ces sources du siècle passé, Gibbon, Tillemont,

Fleury, pour la vision d’ensemble. Son érudition peu critique est

essentiellement de seconde main. […] fait alterner, sur un plan

purement chronologique, des résumés superficiels et des chapitres

composés. Les observations suggestives abondent dans ces

chapitres. » Et il rappelle les ouvrages de Thiers, Barante, Thierry et

Guizot4. Écrits entre 1811 et 1814, ces textes n’ont pas été repris et

amendés dans les années 1820 et 1830. Chateaubriand est alors tout

2 Cet ailleurs sera le lieu d’une littérature hybride, jamais ni

complètement fictionnelle et inventée (Chactas, Eudore et René passent par les mêmes chemins qu’a parcourus Chateaubriand dans la vraie vie et qu’il raconte dans ses récits de voyage), ni totalement historique au sens de réelle, concrète, prosaïque (Virgile ou Chateaubriand lui-même et sa vie intime s’invite dans chaque recoin du monde et dans chaque survenue d’un fait).

3 Depuis la thèse d’Albert Dollinger en 1932, nous n’avons en effet trouvé aucune littérature spécialisée directement consacrée à ces textes. Albert Dollinger, Les études historiques de Chateaubriand, Paris : Les Belles-Lettres, 1932, 374 p.

4 Adolphe Thiers, Histoire de la Révolution française, Paris : Lecomte et Durey, 1823-1827, 10 vol. ; Prosper Brugière Barante, Histoire des Ducs de Bourgogne, Paris : Ladvocat, 1824-1826, 13 vol. ; Augustin Thierry, Histoire de la conquête de l’Angleterre par les Normands, Paris : Garnier Frères, 1825, 2 vol., 576 p. et 538 p. ; François Guizot, Histoire de la Révolution d’Angleterre : Règne de Charles Ier jusqu’à la restauration de Charles II, Paris : A. Leroux et C. Chantpie, 1826-1827, 2 vol. et Id., Cours d’histoire moderne sur l’histoire de la civilisation en Europe depuis la chute de l’Empire romain jusqu’à la Révolution française et sur l’histoire de la civilisation en France depuis la chute de l’Empire romain jusqu’en 1789, Paris : Pierre Paul Didier et Jean-Armand Pichon, 1828-1829, 6 vol.

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à ses préoccupations politiques et les historiens sus-cités ont publié

trop tard pour que Chateaubriand ait pris en compte leurs ouvrages

dans ses sources. Il ne peut que constater son décalage d’avec

l’actualité, qu’il s’agisse des écrits historiques ou de l’histoire elle-

même en marche :

[…] j’ai été forcé d’abstraire mon esprit dix, douze et

quinze heures par jour, de ce qui se passait autour de

moi, pour me livrer puérilement à la composition d’un

ouvrage dont personne ne parcourra une ligne. […]

J’écrivais l’histoire ancienne, et l’histoire moderne

frappait à ma porte ; en vain je lui criais : « Attendez, je

vais à vous. » […] Il s’agit bien du naufrage de l’ancien

monde, lorsque nous nous trouvons engagés dans le

naufrage du monde moderne ! N’est-ce pas une sorte

de radotage, une espèce de faiblesse d’esprit que de

s’occuper de lettres dans ce moment ? […] Les

sociétés anciennes périssent ; de leurs ruines sortent

des sociétés nouvelles : lois, mœurs, usages, coutumes,

opinions, principes même, tout est changé. Une

grande révolution est accomplie, une grande

révolution se prépare : la France doit recomposer ses

annales, pour les mettre en rapport avec les progrès de

l’intelligence5.

Même sa propre vie ne lui semble plus actuelle :

Je travaillais depuis bien des années à une histoire de

France, dont ces Études ne présenteront que

l’exposition, les vues générales et les débris. Ma vie

manque à mon ouvrage : sur la route où le temps

m’arrête, je montre de la main aux jeunes voyageurs les

5 François-René de Chateaubriand, Études historiques sur la chute de

l’empire romain, in Œuvres complètes de Chateaubriand, Paris : Acamédia, 1861, tome 9, Préface mars 1831 [En ligne] consulté le 8 juin 2010 <http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k101382w >.

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pierres que j’avais entassées, le sol et le site où je

voulais bâtir mon édifice6.

Les temps modernes et les théories, les mœurs, les nouvelles

façons d’écrire qui les accompagnent prennent de vitesse l’écrivain

né dans un autre siècle. Mais il faut bien noter que ce trait est certes

commandé par les circonstances – la révolution de Juillet a huit

mois, Paris est encore le théâtre d’émeutes – mais qu’il est aussi une

marque stylistique que Chateaubriand a toujours eu. En 1826 dans

sa préface à l’Essai historique sur les révolutions, il souligne la difficulté

de s’adapter à ces régimes de vitesse et d’accélération du temps7 aux

moments d’événements et de crises historiques.

Souvent il fallait effacer la nuit le tableau que j’avais esquissé le

jour : les événements courraient plus vite que ma plume ; il survenait

une révolution qui mettait toutes mes comparaisons en défaut :

j’écrivais sur un vaisseau pendant une tempête, et je prétendais

peindre comme des objets fixes les rives fugitives qui passaient et

s’abîmaient le long du bord !8

Le temps paraît donc échapper à sa saisie, pris entre des

accélérations temporelles qui laisse le sujet sur le bord de l’histoire

et des lacunes, des hiatus, des coq-à-l’âne dans la composition

textuelle qui coupent le temps sans jamais le combler, créant alors

ce sentiment d’astoricité. Si tout l’enjeu de l’historiographie est de

graver dans le marbre, le texte ou les mémoires certains

événements, la labilité temporelle qu’expérimentent Chateaubriand

au sortir de la Révolution offre une difficulté supplémentaire :

comment fixer l’événement lorsque tout s’accélère, comment écrire

6 Ibid.

7 Daniel Halévy, Essai sur l’accélération de l’histoire suivi de L’histoire va-t-elle plus vite ? ; La conquête des forces de la nature ; Leibniz et l’Europe, éd. Jean-Pierre Halévy, Paris : De Fallois, 2001, 199 p.

8 François-René de Chateaubriand, Essai sur les révolutions, op. cit., Préface de 1826, p. 15.

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la temporalité lorsqu’on n’en voit que les brèches, comment

construire une cohérence historique lorsque le monde nous

confronte à d’insurmontables contrastes ?

Face à ces difficultés, le voyageur Chateaubriand propose

d’abord un travail poétique et pictural de la mémoire. En effet, il se

présente non pas comme un historien ou un anthropologue, mais

comme un peintre, tout au plus un mémorialiste :

J’allais chercher des images ; voilà tout. […] Je prie

donc le lecteur de regarder cet Itinéraire […] comme

des Mémoires d’une année de ma vie. […] : je n’ai

point la prétention d’avoir connu des peuples chez

lesquels je n’ai fait que passer. Un moment suffit au

peintre de paysage pour crayonner un arbre, prendre

une vue, dessiner une ruine ; mais les années entières

sont trop courtes pour étudier les mœurs des hommes,

et pour approfondir les sciences et les arts.9

Ainsi, Chateaubriand indique d’emblée un style – celui du

preneur d’esquisse – et une temporalité – brève, rapide et hachée –.

L’urgence du parcours, renforcée par la tension de l’attente avide

(« J’attendais avec impatience le moment où je découvrirais les

côtes de la Grèce; […]10. »), construit un espace-temps qui

n’apparaît que par bribes, sous le signe de la fragmentation. Il s’agit

d’aller toujours plus vite : « On a paru désapprouver généralement

les citations intercalées dans le texte ; je les ai rejetées à la fin de

chaque volume : débarrassé de ces richesses étrangères, le récit

marchera peut-être avec plus de rapidité11. » Soucieux de faire

courir son Itinéraire, Chateaubriand propose alors une véritable

itinérance : l’espace ne se déploie que très rarement en paysage, les

9 IPJ, Préface de la première édition, p. 55.

10 IPJ, p. 86.

11 IPJ, Préface de la troisième édition, p. 60.

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lieux sont morcelés, éphémères ou même passés sous silence, le

temps s’effrite, répondant à la vision d’une part de l’histoire comme

parcours de ruines, d’autre part du moment actuel senti selon une

temporalité accélérée12. Nombreuses sont les images métatextuelles

de course scripturale qui figure, comme une métaphore

obsessionnelle chez Chateaubriand, l’idée d’accélération temporelle

et rythmique. Celle-ci s’articule autour de l’écoulement des heures

et de l’opposition entre le temps diurne et le temps nocturne.

Chateaubriand n’a de cesse d’employer la métaphore que ce soit

pour se mettre en scène lui-même, pour louer une activité tellement

intense qu’elle se montre peu soucieuse du confort élémentaire et

du repos naturel, ou que ce soit pour, au contraire, faire un portrait

à charge d’un adversaire désigné (ou d’une force plus générale) qui

se montre alors guidé par un excès d’agitation inutile et irraisonnée

plutôt que par le calme de l’analyste contemplatif que sait, aussi, à

d’autres moments être Chateaubriand13. Par exemple, dans

l’Itinéraire, à Jérusalem, l’auteur se plaît à se montrer en grande

activité : « Je m’occupai pendant quelques heures à crayonner des

notes sur les lieux que je venais de voir : manière de vivre que je

suivis tout le temps que je demeurai à Jérusalem, courant le jour et

12 Voir François-René de Chateaubriand, Études historiques sur la chute

de l’empire romain, in Œuvres complètes de Chateaubriand, tome 9, Paris : Acamédia, 1861, Préface mars 1831 [En ligne] consulté le 8 juin 2010 <http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k101382w > ; Id., Études ou discours historiques sur la chute de l’Empire romain, tome 1, OC Ladvocat, tome 4, 1831, Avant-propos, p. 2.

13 Au sommet du mont Oneïus, dans le Péloponnèse, Chateaubriand domine Corinthe et en profite pour engager une réflexion sur son propre trajet : « Je contemplais tristement les deux mers, surtout celle qui s’étendait au couchant, et qui semblait me tenter par les souvenirs de la France. », de manière plus marquée et encore plus générale, sa réflexion à Athènes embrasse l’ensemble des temps historiques et humains : « Ce tableau de l’Attique, ce spectacle que je contemplais, avait été contemplé par des yeux fermés depuis deux mille ans. » IPJ, p. 187.

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écrivant la nuit.14 » C’est la même métaphore qui est reprise dans

ses écrits plus clairement politiques et historiques, cette fois pour

afin de montrer l’inconséquence d’une histoire – de façon générale

– ou d’un homme politique – de manière particulière – qui ne

prend jamais le temps de la pause réflexive : l’image du jour et de la

nuit se métamorphose alors en celle du matin et du soir, sur un

temps plus ramassé. Cette constance dans l’utilisation de certaines

tournures est particulièrement intéressante en ce qu’elle montre que

c’est bien toujours le même style et les mêmes idées que défend

l’auteur malgré ses variations de positions, d’âges et de genres

littéraires. De plus, cela nous permet de les comparer par exemple

avec ce passage de l’Essai historique de 1797 :

Nous nous apercevons continuellement que nous nous

trompons ; que l’heure qui succède, accuse presque

toujours l’heure passée d’erreur ; et nous irions

déchirer et nous-mêmes et nos semblables, pour

l’opinion fugitive du matin, avec laquelle le soir ne

nous retrouvera plus !15

L’opposition, déjà assez marquée dans l’Itinéraire, entre courir et

écrire, entre l’agitation du corps et le calme de l’esprit, entre le

grand air et l’espace clos et silencieux du bureau (on pense à la

« petite table » que lui fournirent les Pères de Jérusalem dans leur

monastère16) se creuse dans la deuxième version de la tournure ; en

effet, entre le moment de la course et celui de l’écriture dans

l’Itinéraire, il y avait encore le maintien d’une continuité – c’est sur

les choses vues en courant, que l’auteur écrit ensuite – alors que

14 IPJ, p. 335.

15 François-René de Chateaubriand, Essai sur les révolutions, op. cit., I, p. 269.

16 « En sortant de la chapelle, les Pères m’installèrent dans ma cellule, où il y avait une table, un lit, de l’encre, du papier, de l’eau fraîche et du linge blanc. » IPJ, p. 281.

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dans l’image du matin et du soir, toute concordance entre les deux

actions est effacée (terme qu’affectionne Chateaubriand,

particulièrement à l’occasion de ce type d’images). Cette puissance

d’accélération et d’effacement est celle des épisodes

révolutionnaires : le pouvoir du fait historique révolutionnaire est

senti comme celui du transitoire. L’analyse que fait Chateaubriand à

l’occasion de la grande Révolution (« Est-il d’ailleurs quelque

puissance qui puisse rompre le soir les serments solennels que vous

avez faits le matin ?17 ») se retrouve, c’est significatif, lors des

journées de juillet 1830 dont l’auteur rend compte dans sa Préface

aux Études historiques publiées en 1831 : « J’écrivais l’histoire

ancienne, et l’histoire moderne frappait à ma porte ; en vain je lui

criais : “Attendez, je vais avec vous.” Elle passait au bruit du canon,

en emportant trois générations de rois.18 » Finalement, l’image sert

surtout à l’écriture polémiste de Chateaubriand, écriture à mi-

chemin entre le pamphlet politique et l’éditorial journalistique que

l’auteur pratique tout au long de sa carrière littéraire et qui informe

sa prose, même non directement polémiste ou politique, dès ses

premiers écrits (et jusque dans l’Itinéraire). Dans les Études historiques

toujours, la révolution des empires, signe d’une force historique, se

couple à celle des fortunes, marque de la tyrannie : « Un lambeau

de pourpre faisait le matin un empereur, le soir une victime,

[…].19 » Dans ses Discours sur la chute de l’Empire romain, on trouve la

même image, signe que celle-ci est étroitement associée à l’écriture

historienne : « […] maintenant que nous avons vu des rois, de

vieille ou nouvelle race, mettre le soir dans leurs porte-manteaux

17 François-René de Chateaubriand, Essai sur les révolutions, op. cit., II,

p. 278.

18 François-René de Chateaubriand, Études historiques, in OC Ladvocat, tome IV, 1831, 406 p., Préface, p. 2. Nous adoptons une orthographe modernisée.

19 Ibid., p. 173.

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leurs sceptres vermoulus ou coupés le matin sur l’arbre, ces jeux de

la fortune nous sont devenus familiers: […].20 » Ainsi le destin de

Louis XVI, celui de Louis XVIII (la « vieille » race) et celui de

Louis-Philippe (de la maison d’Orléans, sentie comme la « nouvelle

race ») sont tout un, pris dans le même mouvement de révolutions.

Mais cette image est aussi récurrente dans les textes de polémique

et de prise de position politique et elle est alors réservée à la

personne de Napoléon : « Tous les jours cet homme inquiet et

bizarre fatiguait le peuple qui n’avait besoin que de repos par des

décrets contradictoires et souvent inexécutables ; il violait le soir la

loi qu’il avait faite le matin.21 » La tournure sert donc à la fois à

l’écriture autobiographique, à l’écriture historienne et à l’écriture

politique. On peut donc y lire un stylème typique de Chateaubriand

comme homme-écrivain que ce dernier emploie quels que soient le

genre textuel et les circonstances privées ou publiques. Surtout, cela

montre que Chateaubriand est pris par l’astoricité : « en vain je lui

criais : “Attendez, je vais avec vous.”22 » L’Itinéraire de Paris à

Jérusalem varie les régimes de vitesse privilégiant l’alternance et

soulignant par là la mobilité des choses et du temps : « […] tantôt

m’abandonnant à mes rêveries sur les ruines de la Grèce, tantôt

revenant aux soins du voyageur, mon style a suivi nécessairement le

20 François-René de Chateaubriand, Études quatrième ou quatrième

discours sur la chute de l’empire romain, la naissance et les progrès du christianise et l’invasion des barbares, in OC Ladvocat, Paris : Ladvocat, tome V, 1831, 412 p., Seconde partie, p. 306.

21 François-René de Chateaubriand, De Buonaparte et des Bourbons (1814), Mélanges politiques, in OC Ladvocat, tome XXIV, 1828, 428 p., p. 17. Voir aussi « Un prince […], ne croyant régner que quand il travaille à troubler les peuples, à changer, à détruire le soir ce qu’il a créé le matin. » François-René de Chateaubriand, De Buonaparte et des Bourbons (1814), Mélanges politiques, in OC Ladvocat, tome XXIV, 1828, 428 p., p. 48.

22 François-René de Chateaubriand, Études historiques, in OC Ladvocat, tome IV, 1831, 406 p., Préface, p. 2. Nous adoptons une orthographe modernisée.

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mouvement de ma pensée et de ma fortune. » On notera

l’utilisation de l’adverbe tantôt qui insiste sur un mouvement de

balancier qui n’a en réalité rien de régulier ; Chateaubriand relevant

lui-même le manque d’homogénéité de son style. Surtout, ce

rythme syncopé doit beaucoup au style de la note et du crayonnage.

« Je m’occupai pendant quelques heures à crayonner des notes sur

les lieux que je venais de voir [...]23 », écrit Chateaubriand après son

excursion en Judée, faisant écho au voyage en Grèce où, en pleine

tempête, il se représente non pas écrivant mais annotant : « […] de

temps en temps je venais crayonner une note à la lueur de la lampe

qui éclairait le compas du pilote24. » Cette impatience d’écriture

révèle un sentiment de fuite du temps, celui-ci se présente alors ou

brisé ou accéléré. Le paysage souvent transitoire, sauf à quelques

rares exceptions25, est tout juste esquissé comme dans une brèche ;

ainsi le port de Chio est à peine aperçu au réveil et décrit en une

phrase : « J’étais couché sur le pont : quand je vins à ouvrir les yeux,

je me crus transporté au pays des Fées ; je me trouvais au milieu

d’un port plein de vaisseaux, ayant devant moi une ville charmante,

dominée par des monts dont les arêtes étaient couvertes d’oliviers,

de palmiers, de lentisques et de térébinthes26. » Le regard est ici en

contre-plongée, depuis l’encaissement du port, les yeux de

Chateaubriand en position allongée remontent d’abord au premier

plan sur la ville, puis plus haut vers les montagnes en arrière-plan

qui forment comme un écrin. Nous n’en saurons pourtant pas plus

puisque « Baudrand, Ferrari, Tournefort, Dapper, Chandler, M. de

23 IPJ, p. 335.

24 IPJ, p. 79.

25 Par exemple, Chateaubriand dramatise l’apparition de la mer en descendant le fleuve depuis Mikalitza et propose un « tableau » du « spectacle » (IPJ, p. 254-255).

26 IPJ, p. 232.

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Choiseul, et mille autres géographes et voyageurs ont parlé de l’île

de Chio [...]27 ». Le tableau paysagiste reste avorté. Chateaubriand

souhaite non seulement esquisser un geste scripturaire mais aussi

l’accélérer. Rejetant en note quelques citations trop longues,

privilégiant des descriptions à peine ébauchées, dramatisées et

pleinement intégrées à l’idéologie politique ou à la vision de

l’histoire que l’auteur construit en Orient, Chateaubriand cherche à

augmenter la vitesse de son texte. Ces signes de précipitation

secondent ainsi le sentiment d’accélération temporelle et

d’effondrement du temps ressenti en Orient. Temps et espace sont

coupés et ne disposent pas d’un intervalle suffisant pour se

déployer : le style du croquis et le genre de la note introduisent les

hiatus de l’histoire dans la structure textuelle. C’est aussi une façon

de courir après l’histoire. Jean-Claude Berchet28 attribue

l’impatience d’écriture de Chateaubriand à son projet d’envoyer des

morceaux choisis – encore sous le signe du fragmentaire – pour les

faire rapidement publier dans des journaux français afin de rester

en prise avec son temps, qui risque toujours, tant il court, de laisser

les hommes sur le bas-côté de l’histoire. D’autre part, ce souci

d’aller vite montre que c’est le dynamisme de la prose qui

l’emporte, de même que son prosaïsme. Nous entendons par là la

capacité qu’a la prose à rendre compte du réel, des morceaux de

réel, bruts, recueillis dans le texte, insérées surtout dans les notes,

justement. Coleridge rattache clairement cette inquiétude au climat

historique et politique de l’époque. La France de la Révolution et

de l’Empire est caractérisée par la rapidité des mouvements de

masse alors que les dynamiques de l’empire romain sont plus

27 IPJ, p. 233. Comme pour l’instrument disharmonieux décrit par

lady Craven, le voyageur renvoie aux ouvrages d’autres auteurs en faisant l’économie de la description.

28 Jean-Claude Berchet, Préface, in IPJ, p. 18-19.

Pour citer ce texte : Lucie Lagardère, « Le concept d’astoricité dans l’Itinéraire de Paris à Jérusalem de Chateaubriand », Academia.edu, publié le

10 juin 2014

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lentes29 : à l’inverse du génie de la liberté anglais30, en France, tout

porte à la précipitation, à l’accélération, à la catastrophe enfin.

Contre la longueur de vue de celui qui, comme Chateaubriand, se

trouve au confluent de deux fleuves tout en pouvant calmement les

contempler l’un comme l’autre (l’écartèlement initial est parfois

compensé par une capacité d’hauteur de vue et de regard

surplombant sur l’histoire), la France de Bonaparte et Bonaparte

lui-même sont pris dans les lames des vagues de la tempête

historique31 : « an isthmus of Darien, beat upon by the two oceans

of Royalism and Republicanism32 » Ainsi, Bonaparte et sa machine

infernale33 subissent la possibilité d’une précarité précisément due

au mouvement tumultueux d’une histoire brisée.

Ainsi, dans l’Itinéraire de Paris à Jérusalem, s’il y a peu de

manipulation d’ordre (peu de prolepses ou d’analepses), la vitesse

29 Voir les numéros du Morning Post consacrés à la « comparison of

the presente state of France with that of Rome under Julius and Augustus Cæsar » (« la comparaison de la situation actuelle de la France avec l’empire romain sous Jules César et Auguste ») publiés entre le 21 septembre et le 2 octobre 1802, Samuel Taylor Coleridge, EOT, I, p. 318-338.

30 « a calm and dreadful eye » (« un regard calme et effrayant » comme celui du vieux marin dans le poème RAM), Samuel Taylor Coleridge, Morning Post, September 21, 1802, in EOT, I, p. 318. Cette force à la fois inquiétante et apaisante est celle du vieux marin qui saisit son auditoire, symbolisée par son œil particulièrement brillant et puissant : « glittering eye », « bright-eyed Mariner » et « The Mariner, whose eye is bright », STC, PW, CW, RAM, vol. 16.1, Part I, v. 3, v. 13, v. 20, v. 40 et Part VII, v. 618, p. 372-873 et p. 418-419.

31 IPJ, p. 483 : « Les nuits passées au milieu des vagues, sur un vaisseau battu de la tempête, ne sont point stériles pour l’âme, car les nobles pensées naissent des grands spectacles. […] L’incertitude de votre avenir donne aux objets leur véritable prix : et la terre, contemplée du milieu d’une mer orageuse, ressemble à la vie considérée par un homme qui va mourir. »

32 Samuel Taylor Coleridge, The Morning Post, October 2, 1802, in EOT, I, p. 337.

33 Samuel Taylor Coleridge, The Morning Post, September 29, 1802, in EOT, I, p. 330.

Pour citer ce texte : Lucie Lagardère, « Le concept d’astoricité dans l’Itinéraire de Paris à Jérusalem de Chateaubriand », Academia.edu, publié le

10 juin 2014

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s’éloigne par contre beaucoup du degré zéro isochronique. Les

diagrammes en cela nous aident à visualiser le rapport entre la

durée du séjour dans un lieu et le nombre de pages consacrées au

lieu visité ; ce que nous pourrions expliquer en d’autres termes :

deux livres pour Jérusalem, quarante pages pour Athènes, et dix

jours en tout pour ces deux villes contre deux pages pour un séjour

d’un mois et demi à Tunis. Telles sont les manipulations de vitesse

de Chateaubriand. Cela évidemment crée des inflations d’un côté et

des creux de l’autre. Mais il nous faut nous demander quel sens on

peut donner à ces bricolages.

Si l’on s’attache maintenant à représenter dans des

diagrammes les volumes correspondants, on s’aperçoit en un coup

d’œil que ce n’est pas sur les endroits où il passe le plus de temps

que Chateaubriand est le plus disert. Les deux exemples les plus

frappants sont les livres IV et V et le livre VII : en durée, Jérusalem

représente bien peu de choses, mais en volume (deux parties et

cent dix-sept pages) c’est un élément majeur et central de

l’itinéraire ; à l’inverse, Tunis, l’Espagne et le retour en France qui

prennent 4 mois et demi (soit presque un tiers du temps total passé

à voyager) sont expédiés en une cinquantaine de pages.

Pour citer ce texte : Lucie Lagardère, « Le concept d’astoricité dans l’Itinéraire de Paris à Jérusalem de Chateaubriand », Academia.edu, publié le

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Représentation du rapport temps passé sur les lieux/volume de pages en fonction des régions et des pays visités

1.a. Selon la durée

1.b. Selon le nombre de pages (volume et importance dans l’œuvre)

Pour citer ce texte : Lucie Lagardère, « Le concept d’astoricité dans l’Itinéraire de Paris à Jérusalem de Chateaubriand », Academia.edu, publié le

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2.b. Durée cumulée en différenciant les moments de voyage

2.c. Volume des pages

Pour citer ce texte : Lucie Lagardère, « Le concept d’astoricité dans l’Itinéraire de Paris à Jérusalem de Chateaubriand », Academia.edu, publié le

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Dans notre seconde représentation (1.a et 1.b) nous n’avons

plus suivi le découpage en livres voulu par Chateaubriand, mais

plutôt la logique géographique de son voyage, ce qui permet de

faire apparaître le point précédent de manière encore plus marquée

et de révéler d’autant mieux les épisodes qui comptent aux yeux de

l’auteur et ceux qu’il cherche au contraire à escamoter et à

camoufler. Nous avons donc rassemblé les lieux et ajouté les durées

lorsque ceux-ci étaient séparés dans l’Itinéraire. Ainsi entre les dix

pages consacrées à Jaffa lors de la journée du 2 octobre et les

quatre autres qui couvrent les journées du 13 au 16 octobre, nous

avons comptabilisé un total de 14 pages pour six jours passés à

Jaffa34. Nous avons fait de même concernant Jérusalem : outre les

cinq jours centraux qui couvrent cent quinze pages, nous avons

ajouté les quatre pages de description35 du premier passage à

Jérusalem.

Par ailleurs, nous avons séparé les moments de voyage

intermédiaires (diagrammes 2), notamment les navigations, reliant

uniquement un point à un autre sans arrêt notable dans un site

quelconque. Ces moments augmentent grandement parfois la durée

du voyage, sans que cette inflation se répercute pour autant sur le

nombre de pages car ce sont des moments de creux, de vides (on

peut ainsi comparer les diagrammes 2.b et 2.c). Il est intéressant à

ce titre de voir lesquels de ces moments ont malgré tout l’honneur

d’être plus développés que d’autres dans la narration et quelles sont

les raisons qui président à ce choix. Il s’agit d’abord des

déplacements de la deuxième partie où Chateaubriand, encore en

34 IPJ, p. 280-290 et p. 453-456, voir en particulier la prolepse de la

page 286 lors du premier passage à Jaffa : « Je passai cinq jours à Jafa, à mon retour de Jérusalem, et je l’examinai dans le plus grand détail ; je ne devrais donc en parler qu’à cette époque ; mais, pour suivre l’ordre de ma marche, je placerai ici mes observations : […] ».

35 IPJ, p. 297-300.

Pour citer ce texte : Lucie Lagardère, « Le concept d’astoricité dans l’Itinéraire de Paris à Jérusalem de Chateaubriand », Academia.edu, publié le

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Grèce, a des choses à voir et à commenter. Puis la traversée de

Constantinople à Jaffa est l’occasion pour Chateaubriand de

montrer ses talents de marin et sa position de supériorité non

seulement par rapport au pilote36 mais aussi par rapport aux

pèlerins Grecs, « pittoresque[s] » mais bien inférieurs au « pèlerin

latin » qu’est Chateaubriand37. Se présentant à la fois comme bon

navigateur et bon pèlerin, Chateaubriand met en scène sa maîtrise

des choses et la solidité de sa foi. Ainsi l’attente diffère le moment

de la rencontre avec les lieux saints et rejoue une sorte de traversée

du désert, mais un désert maritime, qui ne fait qu’augmenter

l’impatience de toucher au but.

Outre la traversée de la Grèce qui est presque un perpétuel

déplacement, les moments de transit les plus importants sont ceux

entre la Grèce et Constantinople qui prend neuf jours et dix-huit

pages, au cours duquel Chateaubriand visite les îles de l’archipel

grec ; puis celui entre la Turquie et l’Israël actuel qui couvre une

traversée difficile de treize jours (dix-neuf pages) ; puis la traversée

de Jaffa vers l’Égypte prend trois jours (quatre pages), mais elle se

poursuit par une longue navigation sur le Nil dont le retour (entre

Rosette et Le Caire) est difficile est prend sept jours (ce que

Chateaubriand résume en vingt lignes) ; puis entre l’Égypte et

Tunis, sept pages couvrent un mois et dix-huit jours de voyage

contrarié ; enfin il faut à Chateaubriand vingt-et-un jours de

navigation pour relier le port de La Goulette en Tunisie à celui de

Gibraltar en Espagne (dix lignes). De plus, la traversée de l’Espagne

et celle de la France, dont il ne nous est rien dit, pourrait aussi être

comptabilisée dans les moments de transit plus que de séjour et de

visite, ainsi que celle de la France et de l’Italie, à l’aller. En

36 IPJ, p. 278-279.

37 IPJ, p. 273-274.

Pour citer ce texte : Lucie Lagardère, « Le concept d’astoricité dans l’Itinéraire de Paris à Jérusalem de Chateaubriand », Academia.edu, publié le

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regardant le diagramme 2.b, on se rend tout de suite compte de

l’importance temporelle de ces moments de creux, inversement

proportionnelle au volume de pages qui y sont consacrées

(diagramme 2.c) : on touche ainsi plus à la réalité concrète du

voyage, alors qu’à la lecture, il semble que les épisodes les plus

intéressants s’enchaînent rapidement et sans grande difficulté.

L’analyse rapide des graphiques 1.a et 1.b fait en outre apparaître

clairement deux tendances de Chateaubriand : le développement

d’endroits où il n’a presque fait que passer contre un mutisme

étonnant pour d’autres lieux où il a pourtant demeuré longtemps.

Les lieux favorisés dirons-nous sont principalement : Athènes, la

Judée (Bethléem, la mer Morte et le Jourdain), Jérusalem et

Carthage. Les lieux que Chateaubriand survole de sa plume, alors

même qu’il y séjourne assez longtemps sont surtout la ville de

Tunis, accompagnée de toute l’Espagne (Madrid où il reste quatre

jours, autant qu’à Jérusalem, n’est qu’à peine mentionnée, en quatre

lignes38) et de la France du retour. Par ailleurs, la ville de

Constantinople est laissée en souffrance, aussi bien dans la durée

du séjour (cinq jours) que dans les pages (quatre) qui lui sont

consacrées : on voit que son croissant jaune dans le diagramme ne

gagne ni ne perd en quantité. Smyrne a le même destin.

Bien entendu, ces variations de régime répondent à la ligne

argumentative et idéologique qui sous-tend l’Itinéraire39. Cependant,

s’il ne s’en cache pas toujours, Chateaubriand parfois oublie de

signaler cette prise de position qui informe son regard et l’écarte de

l’objectivité qu’il revendique pourtant : « La même impartialité qui

m’oblige à parler des Grecs avec le respect que l’on doit au

38 IPJ, p. 541.

39 Cette ligne passe par Jérusalem comme lieu intermédiaire dans la chronologie du voyage, comme lieu refondateur de l’histoire nationale ressourcée dans la foi chrétienne.

Pour citer ce texte : Lucie Lagardère, « Le concept d’astoricité dans l’Itinéraire de Paris à Jérusalem de Chateaubriand », Academia.edu, publié le

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malheur, m’aurait empêché de traiter les Turcs aussi sévèrement

que je le fais, si je n’avais vu chez eux que les abus trop communs

parmi les peuples vainqueurs : […]40 ». Or on peut douter de cette

« impartialité » : l’exigence d’objectivité se fonde en effet plutôt sur

un sentiment compassionnel envers le « malheur » des Grecs et la

protestation de recul objectif signale au contraire un des passages

les plus partisans. On sait que Chateaubriand n’a pas laissé de

grandes chances à Constantinople qu’il a traversée plus que visitée

(il y reste du 14 au 18 septembre 1806). Il n’a pas cherché à

modifier par l’expérience de la beauté de la ville et du site les

opinions et les préjugés qu’il avait sur la ville et son peuple. « On

n’exagère point, quand on dit que Constantinople offre le plus beau

point de vue de l’universa [a. Je préfère pourtant la baie de Naples

(note de Chateaubriand).]41. » La note et les paragraphes suivants,

d’une tonalité entièrement négative, ne laissent pas beaucoup de

possibilité à la capitale ottomane : « L’absence presque totale des

femmes, le manque de voitures à roues, les meutes de chiens sans

maîtres, furent les trois caractères distinctifs qui me frappèrent

d’abord […]. […] le silence est continuel. Vous voyez autour de

vous une foule muette […]. Aucun signe de joie, aucune apparence

de bonheur ne se montre à vos yeux : ce qu’on voit n’est pas un

peuple, mais un troupeau qu’un imam conduit et qu’un janissaire

égorge42. » Puis il renvoie aux relations d’autres voyageurs et fait

l’impasse sur cette ville qu’il qualifiait pourtant

d’ « extraordinaire43 » :

aOn peut consulter ÉTIENNE DE BYZANCE ; GYLLI, de

Topographiâ Constantinopoleos ; DUCANGE,

40 IPJ, p. 221.

41 IPJ, p. 257.

42 Ibid.

43 Ibid.

Pour citer ce texte : Lucie Lagardère, « Le concept d’astoricité dans l’Itinéraire de Paris à Jérusalem de Chateaubriand », Academia.edu, publié le

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Constantinopolis Christiana ; PORTER, Observations

on the religion, etc., of the Turks ; MOURADGEA

d’Ohson, Tableau de l’Empire ottoman ; Dallaway,

Constantinople ancienne et moderne ; PAUL LUCAS,

THÉVENOT, TOURNEFORT ; enfin le Voyage

pittoresque de Constantinople et des rives du

Bosphore, etc.44

Il semble donc que le concept d’astoricité s’adapte

particulièrement au récit de voyage de Chateaubriand. L’Itinéraire

apparaît donc à qui l’étudie de près, semblable à un gruyère :

beaucoup de matière mais également des trous irrégulièrement

placés et des irrégularités. Cela n’aide ni à construire une

perspective historique cohérente, ni à organiser une narration

globale, ni enfin à renouer avec le sens du temps. Soumise à la force

désagrégeante de l’histoire, le récit de voyage prend une forme de

plus en plus accidentée, presque astorique.

Liste des abréviations utilisées pour les œuvres de François-René de Chateaubriand

IPJ Itinéraire de Paris à Jérusalem, éd. Jean-Claude Berchet, Paris : Gallimard, coll. « Folio classique », 2005 (1811), 734 p.

OC Ladvocat

Œuvres complètes de M. le vicomte de Chateaubriand, Pair de France, Membre de l’Académie française, Paris : Ladvocat, 1826-1831, 28 tomes en 31 vol.

Études historiques

Études historiques sur la chute de l’empire romain, in OC Ladvocat, 1831, tome IV, 2 vol.

Martyrs Les Martyrs, in Œuvres, Paris : Pourrat frères, 1836 (1809), 2 vol., vol.

6 et vol. 7, 326 p. et 451 p.

Liste des abréviations utilisées pour les œuvres de Samuel Taylor Coleridge

EOT Essays on His Times in The Morning Post and The Courier, ed. David V. Erdman, The Collected Works of Samuel Taylor Coleridge, ed. Kathleen Coburn, London: Routledge & Kegan Paul; Princeton

44 IPJ, p. 258.

Pour citer ce texte : Lucie Lagardère, « Le concept d’astoricité dans l’Itinéraire de Paris à Jérusalem de Chateaubriand », Academia.edu, publié le

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(New Jersey): Princeton University Press, 1983, 3 vols., vol. 3.1, 436 p., I. 2 Jan 1798 (7-11), II. 2 Jan 1800 (64), III. 3 Jan 1800 (68), IV. 4 Jan 1800 (72), V. 6 Jan 1800 (76).

RAM The Rime of the ancient mariner, in Poèmes/Poems, trad. Henri Parizot, Paris : Aubier/Flammarion, coll. « En bilingue », 1975, 313 p.

The Rime of the ancient mariner, in PW, CW, 16.1, p. 449-536.