L'apologiste Justin et Usbek. Une possible citation patristique dans les "Lettres Persanes"

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ASE 32/1(2015) 169-182 Gianluca Piscini L’apologiste Justin et Usbek: une possible citation patristique dans les Lettres Persanes 169 I. INTRODUCTION Œuvre riche et complexe, les Lettres Persanes reflètent également la vaste culture de leur auteur: la recherche a souligné depuis longtemps les sources nombreuses et variées (autres recueils de lettres, récits de voyages, ouvrages historiques et théologiques…), dont on retrouve la trace dans les paroles d’Usbek, Rica et de leurs interlocuteurs. 1 Dans les lettres qui traitent de religion, en particulier, Goldzink a signalé des reprises fréquentes de termes et tournures d’inspiration coranique ou biblique, ou de thèmes chers à la théologie chrétienne. 2 Bien évi- demment, cette reprise est à comprendre dans le cadre de la stratégie du renversement étudiée par le même Goldzink et à l’œuvre dans ces lettres. 3 C’est le cas de la lettre 33, 4 où Usbek s’adresse au dervis Gem- schid: comme dans toutes les lettres où il écrit à des clercs orientaux, il exprime ici ses doutes en matière de foi. 5 1 Cf. l’introduction de l’édition de P. Vernière en Montesquieu, Lettres Persanes. Édition de Paul Vernière mise à jour par Catherine Volpilhac-Auger, Paris, Librairie générale française, 2001, 26-36. 2 Cf. J. Goldzink, Charles Louis de Montesquieu. Lettres persanes, Paris, PUF, 1989, 42. 3 Goldzink, Charles Louis de Montesquieu…, 36: «Plus agressivement ironique que la lettre 17, elle obéit au même principe d’attaque du christianisme (ou de sa dogmatique) par le biais d’un discours renversé où les théologiens lisent en Orient leurs propres postulats et procédures…». 4 Lettre 27 dans l’édition B, 35 dans celle de 1758. Cf. l’introduction de Ph. Stewart et C. Volpilhac-Auger en Montesquieu, Œuvres Complètes, t. 1 – Lettres Persanes, Oxford – Napoli, Voltaire Foundation, 2004, 16-41. Nous citerons ici le texte de cette édition. 5 Elle est rangée par Goldzink (avec les lettres 16, 17, 93 et 123) dans la catégorie de l’«énoncé masqué, ambivalent, adressé par Usbek aux clercs orientaux» (Charles Louis de Montesquieu…, 41).

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Gianluca Piscini

L’apologiste Justin et Usbek: une possible citation patristique dans les Lettres Persanes

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i. intRoduCtion

Œuvre riche et complexe, les Lettres Persanes reflètent également la vaste culture de leur auteur: la recherche a souligné depuis longtemps les sources nombreuses et variées (autres recueils de lettres, récits de voyages, ouvrages historiques et théologiques…), dont on retrouve la trace dans les paroles d’Usbek, Rica et de leurs interlocuteurs.1 Dans les lettres qui traitent de religion, en particulier, Goldzink a signalé des reprises fréquentes de termes et tournures d’inspiration coranique ou biblique, ou de thèmes chers à la théologie chrétienne.2 Bien évi-demment, cette reprise est à comprendre dans le cadre de la stratégie du renversement étudiée par le même Goldzink et à l’œuvre dans ces lettres.3 C’est le cas de la lettre 33,4 où Usbek s’adresse au dervis Gem-schid: comme dans toutes les lettres où il écrit à des clercs orientaux, il exprime ici ses doutes en matière de foi.5

1 Cf. l’introduction de l’édition de P. Vernière en Montesquieu, Lettres Persanes. Édition de Paul Vernière mise à jour par Catherine Volpilhac-Auger, Paris, Librairie générale française, 2001, 26-36.

2 Cf. J. Goldzink, Charles Louis de Montesquieu. Lettres persanes, Paris, PUF, 1989, 42.3 Goldzink, Charles Louis de Montesquieu…, 36: «Plus agressivement ironique que la lettre

17, elle obéit au même principe d’attaque du christianisme (ou de sa dogmatique) par le biais d’un discours renversé où les théologiens lisent en Orient leurs propres postulats et procédures…».

4 Lettre 27 dans l’édition B, 35 dans celle de 1758. Cf. l’introduction de Ph. Stewart et C. Volpilhac-Auger en Montesquieu, Œuvres Complètes, t. 1 – Lettres Persanes, Oxford – Napoli, Voltaire Foundation, 2004, 16-41. Nous citerons ici le texte de cette édition.

5 Elle est rangée par Goldzink (avec les lettres 16, 17, 93 et 123) dans la catégorie de l’«énoncé masqué, ambivalent, adressé par Usbek aux clercs orientaux» (Charles Louis de Montesquieu…, 41).

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Dans la lettre 33, Usbek pose la question du salut des chrétiens, et comme dans d’autres lettres à sujet religieux,6 Montesquieu se plaît à renverser le point de vue traditionnel de la théologie catholique. Les doutes d’Usbek, comme ses arguments, ne sont ainsi qu’une transpo-sition de certaines réflexions classiques de la pensée catholique sur les religions non-chrétiennes. Mais elles sont renversées par le Per-san et utilisées contre ces mêmes chrétiens qui les avaient conçues, en sorte que leur faiblesse apparaît manifeste. L’abbé Gaultier avait bien compris cela, lorsqu’il remarquait que la véritable intention de l’auteur est de remettre en question le christianisme.7 Pour lui, cette lettre aboutit à une sorte de relativisme religieux8 qui finit par nier «ce dogme de la Religion: que hors de l’Église il n’y a point de salut, et que quiconque n’aura pas cru en Jésus-Christ sera condamné», où l’on reconnaît aisément le célèbre extra Ecclesiam nulla salus de Cyprien de Carthage.9

Gaultier, comme les critiques venus après lui, voit donc dans la lettre une reprise de certains thèmes, qui trouvèrent leur formulation première dans la théologie chrétienne la plus ancienne.10 Et en effet, le problème du destin des non-chrétiens (qui devenait celui de la venue «tardive» du Christ, la question du cur tam sero) a été débattu dans le christianisme dès son origine: on le trouve exprimé dans les

6 Cf. Goldzink, Charles Louis de Montesquieu…, 42 pour les traits caractérisant les lettres sur la religion. Quant au problème de la comparaison entre islam et christianisme, cf. Montesquieu, Œuvres Complètes, t. 1, 225 n. 12, où l’on rappelle les ouvrages de Guillaume de Rubrouck, Tournefort et Marana. Ce dernier est sans doute le précédent le plus intéressant pour l’étude de la lettre 33: la lettre 11 du premier livre évoque la question du salut des chrétiens par une question posée à un dervis, comme chez Montesquieu, et la réponse proposée par l’espion turc n’est pas sans rappeler les propos d’Usbek. Cependant, Marana oppose de manière assez nette l’intransigeance des jésuites et des chrétiens en général, à l’ouverture du musulman (prêt à reconnaître les mérites des chrétiens jusqu’à parler de «saints» parmi les chrétiens). L’ambiguïté et l’ironie de Montesquieu sont absentes de ce texte, tout comme l’image de la «semence», dont nous soulignerons l’importance dans la lettre 33.

7 Cf. Les Lettres persannes [sic] convaincues d’impiété, s.l., 1751; Gaultier consacre les pages 58-63 à la lettre 33. Ces pages sont proposées aussi dans le tome de la collection Mémoire de la critique consacré à Montesquieu: C. Volpilhac-Auger (éd.), Montesquieu, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2003, 202-204. On remarquera par ailleurs que les dures critiques de Gaultier contre ce texte n’entraînèrent pas de corrections significatives de la part de Montesquieu: cf. C. Dornier, “Censure et autocensure des Lettres Persanes”, dans Id. (dir.), Lectures de Montesquieu: Lettres Persanes, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013, 75-83, spéc. 75 s.

8 Dornier, «Censure et autocensure…», 78 parle d’accusation de «déisme».9 Cf. Cypr., Ep. LXXIII 21,2: «quia salus extra ecclesiam non est…». On rappellera que si

cette formule est traditionnellement associée à Cyprien, celui-ci n’est peut-être pas le premier à l’utiliser. Elle se retrouve en effet dans les Homélies sur Josué d’Origène (conservées dans la traduction latine de Rufin): cf. l’hom. III 5 et B. Sesboüé, «Hors de l’Église pas de salut». Histoire d’une formule et problèmes d’interprétation, Paris, Desclée de Brouwer, 2004, 49 s.

10 Cf. aussi M. Régaldo, Montesquieu et la religion, Bordeaux, Académie Montesquieu, 1998, 52.

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plus anciens textes chrétiens,11 et il constitue l’un des premiers griefs adressés aux chrétiens par les païens.12

Or, nous pensons précisément qu’une allusion à un autre Père de l’Église (et même plus claire que celle à Cyprien) a échappé à l’abbé Gaultier, comme aux autres lecteurs des Lettres Persanes. Car il nous semble que la lettre 33 constitue un renversement des affirmations de l’auteur chrétien qui élabora le premier une réflexion complète sur le rapport entre le christianisme et les autres cultures: l’apologiste Justin.13

Dans le présent article, nous nous proposons donc d’étudier la présence de Justin dans la lettre 33 des Lettres Persanes. Cependant, celle de la lettre 33 serait, à notre connaissance, la seule allusion à cet auteur chez Montesquieu:14 il faudra donc se demander si et comment Montesquieu pouvait connaître Justin.

Ainsi, après une présentation de la figure de Justin et de ses théo-ries, essaierons-nous de déterminer, autant que possible, si et dans quel contexte Montesquieu avait eu connaissance des idées de Justin. Une réponse définitive est évidemment très difficile à donner, voire impos-sible; néanmoins, de nombreux éléments apparaîtront, qui semblent confirmer que Justin devait figurer parmi les lectures de Montesquieu. Cette première enquête montrera également l’intérêt d’approfondir l’emploi de Justin dans le débat sur le salut des non-chrétiens au XVIIe siècle, car ce débat semble être à l’arrière-plan de la rédaction de la lettre 33; cela nous donnera l’occasion de souligner un aspect important de la réception de ce Père. La comparaison entre la lettre 33 et certains passages de l’Apologie15 de Justin constituera le dernier temps de notre

11 Cf. le chapitre 9 de l’À Diognète et le commentaire ad locum de H.I. Marrou dans l’édition SC, Paris, Les Éditions du Cerf, 1997, 202-207. Compte tenu de l’importance d’Augustin dans les débats théologiques du XVIIe siècle, on rappellera aussi ses réflexions en Civ. XIX 24-25.

12 Elle est déjà chez Celse, premier polémiste antichrétien: cf. Orig., CCels. IV 7.13 Sur la position ouverte de Justin vis-à-vis des non-chrétiens, cf. B. Pouderon, “Le salut

en dehors de l’Église chez Justin”, dans M. Loubet – D. Pralon (éds.), Εύκαρπα: études sur la Bible et ses exégètes en hommage à Gilles Dorival, Paris, Les Éditions du Cerf, 2011, 373-384.

14 Il ne faut évidemment pas confondre l’apologiste grec Justin avec l’historien latin homonyme qui, lui, est fréquemment cité par Montesquieu.

15 Deux précisions sont nécessaires sur cet ouvrage de Justin et sur la manière de la citer. Premièrement, il faut rappeler que la tradition manuscrite nous a transmis deux Apologies de Justin. Cependant, même si l’on continue à renvoyer aux deux textes, il est avéré qu’ils ne font qu’un seul et même ouvrage: cf. B. Pouderon, «Une œuvre fantôme: la question de l’unicité de l’Apologie reconsidérée», Rivista di Storia del Cristianesimo 5/2 (2008), 451-472. Deuxièmement, dans les renvois à Justin en marge ou en note des ouvrages du XVIIe siècle qu’on étudiera, la dénomination des deux «Apologies» est inversée par rapport à celle communément utilisée, car elle reflète l’ordre des manuscrits et de l’editio princeps d’Estienne: cf. Ch. Munier en Justin, Apologie pour les Chrétiens. Introduction, texte critique, traduction et notes par Charles Munier (SC 507), Paris, Les Éditions du Cerf, 2006, 84-87. Dans nos renvois, nous garderons la division traditionnelle des deux textes selon l’usage des études modernes (Apol. I = «grande» Apologie; Apol. II = «petite» Apologie).

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recherche: l’analyse montrera non seulement qu’il y a lieu de supposer une reprise thématique et lexicale de cet auteur, mais que cette reprise s’inscrit parfaitement dans la stratégie de renversement qu’on remarque dans ce texte.

ii. l’anCienneté du déBat: Justin et sa pensée

Le mouvement des apologistes chrétiens, dans l’Antiquité, se dé-veloppe en langue grecque à partir du IIe siècle: il se présente à la fois comme une réponse aux accusations portées contre les chrétiens et comme un puissant effort pour donner un statut culturel défini au christianisme, dans le cadre de la culture et de la société de l’empire romain.16 Justin est peut-être le plus important des apologistes: mort martyr à Rome en 165, il ne reste de sa production littéraire qu’une Apologie et le Dialogue avec Tryphon. Dans son Apologie, Justin répond à de nombreux griefs contre le christianisme, propose un aperçu général de la doctrine chrétienne et en vante l’excellence. Dans le cadre de cette réflexion, il élabore sa célèbre théologie du Logos.

Pour Justin, avant même l’Incarnation, le Logos de Dieu s’est par-tiellement révélé aux hommes, de sorte que certains individus exception-nels (comme Socrate) ont pu entrevoir une parcelle de la Vérité.17 L’his-toire du monde a donc été le théâtre d’une lutte. D’un côté, les hommes qui, inspirés par Dieu, annonçaient la venue de Jésus (les prophètes), et ceux qui se laissaient guider par le Logos; de l’autre côté, les démons, qui s’acharnaient contre ces derniers et confondaient les hommes par des mythes et des prodiges.18 Selon Justin, «ceux qui ont vécu selon le Logos sont chrétiens, même s’ils ont été tenus pour athées, comme par exemple, parmi les Grecs, Socrate, Héraclite et leurs semblables et, parmi les Barbares, Abraham, Ananias, Azarias, Misael, Élie et tant d’autres…».19 Cet apologiste propose ainsi une conception originale des rapports entre hellénisme et christianisme, qui confère aussi une légitimité et une dignité nouvelles à ce dernier.

La réflexion sur les religions non-chrétiennes et sur le destin de leurs adeptes occupe donc une place très importante dans la démarche apologétique de Justin: on verra maintenant qu’elle intéressait aussi Montesquieu.

16 Pour une présentation de la littérature apologétique grecque, cf. B. Pouderon, Les apologistes grecs du IIe siècle, Paris, Les Éditions du Cerf, 2005.

17 Pour un examen plus détaillé de la théologie du Logos de Justin, cf. l’introduction de Munier en Justin, Apologie pour les Chrétiens…, 43-83. Cf. aussi Pouderon, Les apologistes…, 131-171.

18 Cf., parmi les nombreuses occurrences de ces thèmes, Apol. I 5. 10. 14, 35-37; II 5.19 Just., Apol. I 46,3 (trad. Munier 2006, SC 507).

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iii. montesquieu et Justin

On commencera par remarquer que Montesquieu, comme tous les hommes instruits de son époque, avait une bonne connaissance de la patristique, même si en général il cite assez peu les Pères de l’Église.20 Sa bibliothèque d’ailleurs contenait un nombre considérable d’ouvrages religieux, et on sait qu’il essayait de se procurer de bonnes éditions des Pères.21

Montesquieu avait à La Brède une édition des œuvres de Justin, correspondant à l’entrée n° 354 dans le catalogue publié par Desgraves – Volpilhac-Auger – Weil.22 Il s’agit d’une réédition de l’editio prin-ceps d’Estienne de 1551, enrichie d’une traduction latine (la première, comme le signale A. Wartelle)23 par Joachim Périon,24 qui ajoute aussi des compléments biographiques (en puisant chez Eusèbe et Photius, mais aussi à partir des textes de Justin) et des observations sur chaque ouvrage.25

L’exemplaire de La Brède présente l’ex-libris de Montesquieu («Ex Biblioth. D. praesidis de Montesquieu Catal. Inscript.»), mais sa date d’acquisition dans la bibliothèque est inconnue. On y remarque quelques brèves annotations, dont la plupart précisément dans la section contenant le texte de l’Apologie (pp. 11, 12, 15, 16, 18),26 mais elles ne semblent

20 Cf. L. Versini, “Christianisme de Montesquieu”, dans Chr. Mervaud – J.-M. Seillan (éds.), Philosophie des Lumières et valeurs chrétiennes. Hommage à Marie-Hélène Cotoni, Paris, l’Harmattan, 2008, 93-104, spéc. 96. Comme le signale Versini, on peut repérer chez Montesquieu des allusions ou des citations d’Augustin, Jean Chrysostome, Jérôme, Origène, Tertullien, Eusèbe de Césarée. B. Didier, «Le profane et le sacré dans les Lettres Persanes», Méthode. 23 (2013), 133-141, spéc. 133, souligne également que «dans une société […] où dès l’enfance, les écrivains ont été imprégnés de culture religieuse, cette culture, quels que soient leurs choix idéologiques, reste très présente».

21 Déjà G. Brunet, Fantaisies bibliographiques, Paris, chez J. Gay, 1864, 140 (réimpr. Genève, Slatkine, 1970), remarquait qu’il y avait, dans la bibliothèque de Montesquieu, «une suite assez considérable de commentateurs et de Pères». Pour le souci de la qualité des éditions des Pères, cf. Versini, «Christianisme…», 96. Montesquieu fait allusion aux Apologistes grecs dans la pensée 92.

22 L. Desgraves – C. Volpilhac-Auger – Fr. Weil, Catalogue de la bibliothèque de Montesquieu à La Brède, Napoli – Paris – Oxford, Liguori, 1999.

23 Cf. A. Wartelle, Bibliographie de Saint Justin et des Apologistes Grecs, Paris, F. Lanore, 2001, 23 s.

24 Voici le titre tel qu’il apparaît dans le catalogue: «JUSTIN, SAINT Justini philosophi et martyris Opera. græcè [Lutetiæ, ex officina] Rob[erti] Steph[ani] 1551, Latine Joachimo Perionio interprete. [Parisiis, apud Jacobum Dupuys], 1554. In-fol., 1 vol.».

25 Je tire ces renseignements de Wartelle, Bibliographie…, 23 s., auquel je renvoie pour des précisions ultérieures.

26 Dans la même section, on signalera des biffures aux pages 19 et 42; le Dialogue avec Tryphon présente lui aussi des annotations (sans doute de la même main: pp. 3, 37, 49) et des biffures (pp. 1, 3, 15).

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pas être de la main de Montesquieu;27 celui-ci d’ailleurs n’annotait pas souvent ses livres, préférant plutôt prendre des notes à part.28

Par ailleurs, il faut souligner que le catalogue de la bibliothèque de La Brède ne reflète point la totalité des lectures de son propriétaire. Car d’une part, Montesquieu a reçu la majorité des tomes de sa bibliothèque en héritage: il n’a pas lu la totalité des ouvrages qui s’y trouvaient, sans doute même pas tous ceux qui présentent son ex-libris.29 D’autre part, les lectures du Président ne se réduisent pas au catalogue de La Brède: il est avéré qu’il empruntait des livres à des amis et à la bibliothèque de Bordeaux.30

Ainsi, même s’il reste impossible de démontrer que Montesquieu a effectivement lu Justin, avait-il la possibilité de lire ses œuvres, vers lesquelles pouvaient le conduire aussi bien sa formation que ses intérêts personnels. De plus, on verra maintenant que la connaissance de Justin, ainsi que l’idée de le citer dans la lettre 33, auraient pu lui venir aussi d’une autre source, également présente dans sa bibliothèque. On a déjà souligné l’importance de la réflexion sur les peuples non-chrétiens et leurs cultures chez Justin. Pour de multiples raisons,31 ce problème rede-vient d’actualité à l’époque moderne et se lie étroitement au problème de

27 Nous les avons comparées avec les annotations de Montesquieu à l’Application de l’algèbre à la géométrie de Guisnée et avec les reproductions proposées en C. Volpilhac-Auger – H. de Bellaigue, Les plus belles pages des Manuscrits de Montesquieu confiés à la bibliothèque municipale de Bordeaux par Jacqueline de Chabannes, Périgueux, Fondation Jacqueline de Chabannes – William Blake and Co., 2005.

28 Comme le remarque L. Desgraves, «Les extraits de lecture de Montesquieu», Dix-Huitième Siècle 25 (1993), 483-491, spéc. 483. Cf. aussi, du même, l’introduction à Desgraves – Volpilhac-Auger – Weil, Catalogue…, 5. Du même avis C. Volpilhac-Auger: «La plupart des annotations qui figurent sur les ouvrages ne sont vraisemblablement pas de lui» («Montesquieu en ses livres: une bibliothèque à recomposer», dans P. D’Iorio – D. Ferrer [dir.], Bibliothèques d’écrivains, Paris, CNRS, 2001, 51-69, spéc. 59).

29 Cf. Volpilhac-Auger, «Montesquieu en ses livres…», 57: «La plus grande partie lui en est venue par héritage, mais il se l’est en quelque sorte appropriée, en y apposant son ex-libris manuscrit: il les a tous ouverts au moins une fois…».

30 Cf. Volpilhac-Auger, «Montesquieu en ses livres…», 52-54; L. Bianchi, “La biblioteca di Montesquieu a La Brède”, dans Fr.M. Crasta (a cura di), Biblioteche filosofiche private in età moderna e contemporanea, Firenze, Le Lettere, 2010, 181-195, spéc. 187: «Certamente il Catalogue non contiene che una parte dei volumi che Montesquieu ha letto o consultato». Même la présence à La Brède d’ouvrages qu’on considère traditionnellement comme source d’inspiration et de renseignements pour les Lettres Persanes pose problème: cf. l’introduction de Vernière en Montesquieu, Lettres Persanes…, 11, 14.

31 Au XVIe siècle, les découvertes géographiques et les voyages avaient remarquablement accru les contacts avec des peuples non-chrétiens (Montesquieu, Œuvres Complètes, t. 1, 223 n. 3), alors que la confiance dans les possibilités de l’homme et l’amour pour les classiques chez les humanistes avaient mené à une certaine réévaluation des vertus de ces derniers (L. Cognet, “Le problème des vertus chrétiennes dans la spiritualité française au XVIIe siècle”, dans Les Vertus chrétiennes selon saint Jean Eudes. Septième session de spiritualité eudiste, Paris, Notre Vie, 1960, 47-67, spéc. 47-52). Par ailleurs, le jugement très dur que l’Augustinus de Jansenius portait sur les Anciens et les thèses calvinistes sur la liberté de l’homme ont sans doute contribué à susciter un débat (cf. J. Prévot, dans Id. [éd.], Libertins du XVIIe siècle, t. II, Paris, Gallimard,

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savoir si les non-chrétiens, et notamment les Anciens, peuvent pratiquer de véritables vertus, susceptibles de leur valoir le salut. Autour de 1641, la publication de plusieurs ouvrages sur la question des vertus et du salut des païens déclenche une véritable querelle. Le président Séguier,32 le jésuite Antoine Sirmond,33 mais surtout le libertin François de La Mothe Le Vayer – le plus audacieux des trois – se déclarent optimistes quant à la possibilité, pour les non-chrétiens, de pratiquer la vertu et de mériter par là la grâce de Dieu. Leurs ouvrages suscitent des vives réactions,34 dont la plus remarquable est sans doute celle du janséniste Antoine Arnauld.35

La querelle de la vertu des païens est extrêmement importante pour notre recherche. On remarque en effet que l’ouverture de Justin vis-à-vis de la culture païenne fait de lui un témoin important dans le débat, comme le souligne aussi Arnauld.36 Mais surtout, on sait que Montes-quieu s’était intéressé à cette question: son fils nous rapporte qu’entre 1711 et 1713, il avait composé «un ouvrage, en forme de lettres, dont le but était de prouver que l’idolâtrie de la plupart des païens ne paraissait pas mériter une damnation éternelle».37 Pour la rédaction de ce texte, Montesquieu s’était sans doute renseigné: il est raisonnable de penser qu’il avait lu au moins quelques-uns des ouvrages relatifs à la que-relle, d’autant qu’il avait dans sa bibliothèque aussi bien une édition des œuvres de La Mothe Le Vayer38 que l’imposant commentaire biblique de Dom Calmet, qui, comme on le verra, traitait aussi du problème du salut des païens.39 Par ailleurs, comme le rappelle M. Régaldo, Montes-

2004, 1450-1451; B. Chédozeau, «L’Histoire et l’anthropologie humanistes des Jésuites (XVIIe siècle)», Revue des sciences philosophiques et théologiques 93/4 [2009], 697-728, spéc. 698).

32 Dans des milieux proches des jésuites, fut traduit et publié en 1637 un ouvrage qui remontait à 1580: les Éléments de la connaissance de Dieu et de soi-même, sur lequel cf. Chédozeau, «L’Histoire et l’anthropologie…», 699-701.

33 En 1641 Sirmond publia chez S. Huré, à Paris, son traité La Défense de la vertu: cf. J. Orcibal, Les Origines du Jansénisme – t. II: Jean Duvergier de Hauranne Abbé de Saint-Cyran et son temps (1581-1638), Louvain – Paris, J. Vrin, 1947, 45; Cognet, «Le problème des vertus chrétiennes…», 50.

34 J.-P. Camus, Animadversions sur la préface d’un livre intitulé, Défense de la vertu, à Paris, par J.P.C.E. de Belley, 1642; J. Esprit, La Fausseté des vertus humaines, à Paris, chez G. Desprez, 1678.

35 Derrière cette polémique, certains ont vu en effet la volonté de Richelieu, qui ne voyait pas de bon œil le jansénisme naissant, et notamment la personnalité d’Antoine Arnauld: cf. Chédozeau, «L’Histoire et l’anthropologie…», 698; R. Pintard, Le libertinage érudit, Genève – Paris, Slatkine, 1983, 520.

36 Cf. infra.37 J.B. de Secondat, Mémoire pour servir à l’histoire de Monsieur de Montesquieu par

Monsieur de Secondat, son fils, 1755, consultable en Volpilhac-Auger (éd.), Montesquieu…, 250; cf. ibid., n. 1 pour l’incertitude sur la datation de cet ouvrage perdu.

38 Entrée n° 2338 du catalogue: «LA MOTHE LE VAYER, FRANÇOIS DE, Mothe Le Vayer François de la, Œuvres de. Paris [Augustin Courbé], 1656. In- fol., 2 vol.».

39 N° 7 du catalogue: «CALMET, AUGUSTIN, LE P. Commentaire littéral sur tous les livres de l’Ancien et du Nouveau Testament par le P. Calmet. Paris [P. Emery], 1707 [-1716]. In-4o, 23 vol.».

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quieu a exprimé maintes fois son opposition au dogme «Hors de l’Église point de salut»,40 que Gaultier considère la cible de la lettre 33.41 Enfin, le problème du salut des païens rejoint la question, fréquemment men-tionnée dans les écrits de Montesquieu, des rapports entre les religions et la religion naturelle.42

Compte tenu de tout cela, il est important de préciser la place de Jus-tin dans ce débat, qui avait fait l’objet même d’un texte de Montesquieu et qui peut bien avoir influencé la rédaction de la lettre 33.43

iv. Justin et la queRelle de la veRtu des païens

La Mothe Le Vayer et Arnauld, les deux grand protagonistes de la querelle de 1641, donnent tous les deux une place importante à Justin dans leur réflexion sur le salut des païens. On se concentrera donc sur eux, mais on mentionnera aussi l’ouvrage du père Augustin Calmet qui, encore que légèrement postérieur à la polémique, consacre quelques pages à la question et cite Justin.

En 1641, François de La Mothe Le Vayer publie le traité De la vertu des païens, où il développe des réflexions proposées quelques années auparavant dans ses Dialogues de Oratius Tubero.44 Dans le dialogue De la divinité,45 en effet, La Mothe Le Vayer avait déjà abordé le problème du salut des païens. Parmi les nombreux auteurs cités, on trouvait déjà Justin:

40 Cf. Montesquieu et la religion…, 52. Outre la lettre 33, Régaldo renvoie à Spicilège 311 (selon la numérotation du t. 13 des Œuvres Complètes), où Montesquieu commente ainsi 1 Co 5,12: «Ce passage paraît fort contre ceux qui soutiennent que les idolâtres sont damnés». Ce texte date très certainement de 1719-1720 – donc, de l’époque de la publication des Lettres Persanes: cf. le tableau dans le tome 13 des Œuvres Complètes, 28.

41 Cf. supra.42 Cf. à titre d’exemple Pensées 1454 et 1699; Esprit des Lois XXIV 8. Cf. aussi J. Pereira,

«Religion vraie, religions fausses: les voix du droit naturel selon Montesquieu», dans Mervaud – Seillan (éds.), Philosophie des Lumières…, 75-92.

43 Cf. P. Kra, Religion in Montesquieu’s «Lettres Persanes», Genève, Institut et musée Voltaire, 1970, 88; par ailleurs, Goldzink, Charles Louis de Montesquieu…, 36 rattache la lettre 33 à la querelle des rites chinois.

44 Les Dialogues cependant ne sont pas édités dans l’édition des œuvres de La Mothe Le Vayer présente dans la bibliothèque de La Brède. Montesquieu les avait-il lus? Vernière propose un parallèle avec eux pour l’usage de lunettes en Espagne décrit par Rica dans la lettre 78 (Montesquieu, Lettres Persanes…, 263 n. 3), mais il signale lui-même que ce trait se retrouve aussi chez Marana…

45 Ce dialogue fut publié d’abord à Francfort chez J. Sarius en 1606, dans le recueil Cinq autres dialogues du même auteur, faits comme les précédents à l’imitation des Anciens; ensuite (sous le titre De la diversité des religions) en Cinq dialogues faits à l’imitation des Anciens, par Oratius Tubero, publié à Mons chez P. de la Flèche en 1671 (cf. A. Adam, Les libertins au XVIIe siècle, Paris, Buchet/Chastel, 1986, 123).

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Mais S. Justin, surnommé le Martyr et le Philosophe, passe bien plus outre, quand il maintient que tous ceux qui suivent le droit usage de la raison naturelle, fussent-ils même réputés athées, ne laissent pas d’être véritablement Chrétiens…46

Quelques années après, dans son traité, il défend encore plus hardi-ment la possibilité, pour les païens, de pratiquer de véritables vertus qui, par l’intermédiaire de la grâce de Dieu, pourraient peut-être leur valoir le salut. Pour soutenir sa thèse, La Mothe Le Vayer cite de nombreux exemples d’Anciens qu’il considère comme des modèles de vertu; mais il s’appuie aussi sur des auteurs chrétiens, parmi lesquels, encore une fois, on retrouve Justin. Il en exploite les thèses de la même manière que dans le dialogue De la divinité: l’apologiste aurait admis le salut de certains païens. Que l’on compare le passage suivant à celui du dialogue cité ci-dessus:

Le philosophe martyr saint Justin a soutenu dans ses Apologies pour notre religion, qu’il y avait beaucoup plus de chrétiens qu’on ne pen-sait, puisque Socrate et Héraclite pouvaient être nommés tels, et géné-ralement tous ceux qui s’étaient laissé conduire à cette raison éternelle, qui est ce λογος et ce Verbe divin que nous adorons en la personne de Jésus-Christ.47

Le traité De la vertu des païens contient au moins quatre allusions à l’Apologie,48 dont des passages sont cités en entier dans les Preuves des Citations que La Mothe Le Vayer ajouta au texte en 1647,49 suite aux polémiques déchaînées par ses affirmations et par l’emploi qu’il faisait des citations patristiques.

Car la réponse à une thèse si audacieuse ne se fit pas attendre. Elle se concrétisa en un ouvrage du père Antoine Arnauld, De la nécessité de la foi.50 Le traité, composé en 1641 à la suite de l’ouvrage de la Mothe Le Vayer, resta inédit jusqu’en 1701, quand il fut publié par Ellies Du Pin (à Paris, chez Charles Osmont). Par cette édition, Du Pin voulait

46 Cinq dialogues faits à l’imitation des Anciens, par Oratius Tubero, t. 1, 383 (= Fr. de La Mothe Le Vayer, Dialogues faits à l’imitation des anciens. Texte revu par A. Pessel, Paris, Fayard, 1988, 333). Cf. Just., Apol. I 46,2-4.

47 Nous citons le texte depuis l’édition de Prévot, Libertins du XVIIe siècle…, 18.48 Pp. 10, 18, 51 et 57 de l’édition de Prévot, qui signale aussi une allusion au Discours aux

Grecs, attribué à tort à Justin (p. 64).49 Pp. 179-180. Les passages cités en entier sont les suivants: Apol. II 7,3; 10, 6; I 5,3; 46,1-4.50 Titre complet: De la nécessité de la foi en Jésus-Christ pour être sauvé. Où on examine si

les Païens et les Philosophes qui ont eu leur connaissance d’un Dieu, et qui ont moralement bien vécu, ont pu être sauvez sans avoir la Foi en Jésus-Christ. En 1647, Arnauld traduisit également le De vera religione de saint Augustin, afin de montrer les opinions réelles de l’évêque d’Hippone sur la question (cf. H. Busson, La pensée religieuse française de Charron à Pascal, Paris, J. Vrin, 1933, 410; en effet, La Mothe Le Vayer s’appuyait aussi sur des affirmations d’Augustin).

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contrer le jésuite Le Comte, qui à cette époque-là, dans le cadre de la querelle des rites chinois, reprenait les thèses de La Mothe Le Vayer.51

Dans La nécessité de la foi, Arnauld soutient un point de vue opposé à celui de La Mothe Le Vayer: quels que soient les vertus et les mérites des Anciens, ils ne peuvent pas compenser l’absence de foi en Jésus Christ, qui reste l’élément indispensable au salut. Pour notre propos, il est intéressant de signaler que la deuxième partie de l’ouvrage propose les «Preuves tirées des Saints Pères et des Scolastiques», dont le premier chapitre (pp. 175-208)52 est consacré à Justin. Arnauld commence par constater que l’apologiste est «un des premiers Pères dont on rapporte le sentiment pour autoriser l’erreur du Salut des Païens et Philosophes vertueux» (p. 175): ce seraient surtout les protestants qui, ravis de pou-voir critiquer les Pères, auraient commis cette erreur.

Pour rendre justice à la véritable pensée de Justin, Arnauld propose et commente de nombreuses citations de ses ouvrages; on remarque qu’il semble avoir une prédilection, aussi bien dans le choix des cita-tions que dans son argumentation, pour l’image de la «semence», et cela à la différence de La Mothe Le Vayer, qui ne cite aucun passage présentant cette image.53 Elle revient plusieurs fois dans le traité: à titre d’exemple, on rappellera ici la longue citation d’Apol. II 13,2-6 (pp. 182-184), où Justin affirme que tous les auteurs païens ont «finalement quelque semence de cette raison divine imprimée dans leur esprit».

Il convient de rappeler enfin qu’en 1716, les différentes opinions sur le problème du salut des païens sont résumées et commentées par le père Augustin Calmet, dans sa Dissertation où l’on examine si les gentils qui n’ont connu ni la Loi de Moïse, ni l’Évangile, ont pu être sauvés, qui précède son commentaire de l’Épître aux Romains.54 Dans ce court texte, Calmet résume les différents avis sur la question et pro-pose une longue série de citations commentées des Pères de l’Église, parmi lesquelles on trouve le passage de Just., Apol. I 46,2-4 cité aussi par La Mothe Le Vayer: «Saint Justin le Martyr soutient que les anciens Philosophes qui ont vécu conformément à la Raison, étaient déjà chré-

51 Cf. Busson, La pensée religieuse…, 409, 411-417. Sur le lien entre cette autre querelle et la lettre 33, cf. supra, n. 43.

52 On cite la pagination de l’édition 1701.53 Cela s’explique par le fait que chez Justin, l’image de la semence marque à la fois l’affinité

et la distance entre les païens et le chrétiens, car «autre chose est la semence d’un être et sa ressemblance, accordées aux hommes à la mesure de leur capacité, autre chose cet être même, dont la participation et l’imitation se réalisent en vertu de la grâce qui vient de Lui» (Apol. II 13,6; trad. Munier 2006, SC 507). Mais le but de La Mothe Le Vayer était justement de nier cette distance…

54 Commentaire littéral sur tous les livres de l’Ancien et du Nouveau Testament. Par le R.P. Augustin Calmet, Religieux Bénédectin, de la Congrégation de S. Vanne et de S. Hydulphe. Les Épîtres de Saint Paul. Tome premier, à Paris, chez Pierre Emery, 1716, lxv-lxxxi.

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tiens, quoiqu’ils ne connussent pas encore Jésus-Christ, parce qu’ils suivaient par avance ses maximes, et sa doctrine…» (pp. lxvii-lxviii).

Justin avait donc une place importante dans la querelle de la vertu des païens, sur laquelle Montesquieu lui-même avait écrit un texte. L’autorité de l’apologiste est invoquée par trois auteurs, dont deux étaient dans la bibliothèque de La Brède: il est donc fort probable que Montesquieu a lu les mentions de Justin dans ces ouvrages. Et même si ni La Mothe Le Vayer ni Calmet ne citent les passages de Justin sur la notion de Λογος σπερματικος qu’on retrouvera dans la lettre 33, ils peuvent néanmoins avoir suggéré à Montesquieu l’emploi de cette notion; par ailleurs, si Montesquieu avait lu Arnauld, il y aurait trouvé maintes occurrences de l’image de la semence.

Après avoir étudié les sources directes et indirectes, par lesquelles Montesquieu aurait pu lire Justin, et après avoir montré qu’il l’avait probablement rencontré dans le cadre de la querelle de la vertu des païens, il est temps de se pencher sur la lettre 33.

v. «semenCe de nos dogmes»

Dans la lettre 33, la question du salut des chrétiens est posée dès le début et de manière explicite: «Crois-tu qu’au jour du jugement ils se-ront comme les infidèles Turcs, qui serviront d’ânes aux Juifs, et seront menés par eux au grand trot en enfer?». Usbek exprime sa perplexité à ce sujet, car d’une part, les chrétiens n’ont pas reçu la prédication de Mahomet et Hali; d’autre part, il croit déceler dans le monde occidental de nombreux échos de la doctrine musulmane (en premier lieu, un traité sur la polygamie!),55 qui lui semblent avoir été voulus par la Providence divine afin de frayer la voie à la conversion des chrétiens. La lettre se termine, sur un ton eschatologique, par une profession de foi dans une unification religieuse de l’humanité – dans l’islam, bien évidemment.

Pour notre propos, il convient d’observer la manière dont Usbek introduit celui qui est l’argument le plus développé de la lettre, à savoir le constat des points en commun entre la doctrine chrétienne et les préceptes du Coran:

D’ailleurs, si on examine de près leur religion, on y trouvera comme une semence de nos dogmes. J’ai souvent admiré les secrets de la Providence, qui semble les avoir voulu préparer par là à la conversion générale.

55 La Polygamia triumphatrix, id est Discursus politicus de polygamia, publié en 1682 par le protestant Johann Leyser, qui se proposait de démontrer que la polygamie est plus conforme que la monogamie aux préceptes de Dieu.

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L’expression «semence de nos dogmes» doit attirer notre attention. Le mot «Semence» est évidemment utilisé ici au sens figuré, selon un emploi déjà attesté à l’époque.56 Mais dans ce contexte, son emploi ne va pas sans rappeler la doctrine de Justin.57 Car il faut remarquer que l’apologiste, pour exprimer la même idée qu’Usbek, utilise précisément l’image de la semence, en parlant de Λογος σπερματικος:

Tout ce que philosophes et poètes ont dit de l’immortalité de l’âme, des châtiments après la mort, de la contemplation des choses célestes et des doctrines semblables, c’est pour en avoir repris les principes chez les prophètes qu’ils ont pu le concevoir et l’exposer. De là vient que chez tous, apparemment, il y a des semences de vérité (σπέρματα αληθειας), mais on peut leur reprocher de n’avoir pas mené une réflexion rigou-reuse, dès lors qu’ils se contredisent eux-mêmes.58

Cette image (d’origine stoïcienne, mais influencée également par la parabole du semeur),59 revient dans six passages de l’Apologie,60 avec des formulations légèrement différentes: Justin parle de «semence du Logos» (σπέρμα του Λογου, του λογου σπορᾶς), de «Logos séminal» (Λογος σπερματικος), d’une réflexion qui touche partiellement le Logos (κατα Λογου μέρος).

Face à l’importance de l’image de la semence chez Justin, les res-semblances avec les propos d’Usbek dans la lettre 33 sont extrêmement significatives. Le contexte est évidemment le même: il s’agit de porter un jugement sur les peuples d’une religion différente de la sienne, mais aussi de juger l’éventuelle culpabilité de ceux qui n’ont pas reçu la vérité divine.61 Comme Justin, Usbek, tout en défendant la supériorité de sa religion, croit identifier de nombreux éléments de vérité divine dans l’autre («Je vois partout le mahométisme, quoique je n’y trouve point Mahomet»), et les décrit par cette même image de la «semence», qui est le trait caractérisant de l’Apologie de Justin. Mais il faut souligner également qu’un tel emploi de Justin s’accorde parfaitement avec la réflexion sur la religion que cette lettre propose, grâce aussi à l’utilisation de textes et de termes chrétiens.

On a vu que dans cette lettre Montesquieu remet en question la vali-dité de certaines réflexions chrétiennes, en montrant qu’elles peuvent

56 «SEMENCE, se dit figurément en Morale, de la cause des guerres, des dissensions, des procès […]. C’est un tel Philosophe qui a jeté les premières semences de cette doctrine» (Furetière).

57 Cf. supra.58 Just., Apol. I 44,9-10 (trad. Munier 2006, SC 507).59 Cette double origine de la conception du Λογος σπερματικος est soulignée par M. Fédou,

«La doctrine du Logos chez Justin: enjeux philosophiques et théologiques», Kentron 25 (2009), 145-158, spéc. 154. Cf. aussi Munier en Justin, Apologie pour les Chrétiens…, 340 n. 1; Cl. Moreschini, Storia del pensiero cristiano tardo-antico, Milano, Bompiani, 2013, 245-247.

60 Outre le texte cité, cf. Just., Apol. II 7(8),1-3; II 10,1-3; II 13,2-3; II 13,5-6.61 Justin aborde la question en Apol. I 46,1, et toujours en relation au Λογος σπερματικος.

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être utilisées aussi contre le christianisme. Mais alors même qu’il si-gnale ce qui, dans la société occidentale, semble guider les hommes vers l’islam, Usbek fait un emploi tout à fait remarquable d’expressions qui rappellent le christianisme.

Au niveau du lexique, outre des termes comme «dogme», «Provi-dence», «prêtre», «moines» (communs aux deux religions, mais qui rappellent au lecteur français le monde catholique), on signalera le mot «intercesseur», qui désigne l’action des saints chrétiens,62 mais aussi du Christ.63 Ce choix lexical est remarquable dans la mesure où les Persans, surtout au début de leur voyage,64 ont tendance à appeler les réalités occidentales par leurs correspondants orientaux: «mosquée» pour église, «dervis» pour moine.65

Par ailleurs, en ce qui concerne les réflexions d’Usbek et les for-mules qu’il choisit dans la lettre 33, de nombreux échos bibliques ont été signalés.66 Si cela n’est pas étrange pour les lettres à sujet religieux,67 il est indéniable que ce fait acquiert une valeur toute particulière dans le contexte de la lettre 33. Car par son discours, Usbek montre la présence à la fois de traits musulmans chez les chrétiens (par exemple, le traité sur la polygamie) et de traits chrétiens chez un musulman (par l’emploi d’un lexique «chrétien» et de citations bibliques). De ce point de vue, la reprise de l’auteur chrétien qui le premier avait repéré une «semence» de sa religion dans d’autres cultures, non seulement s’accorderait bien avec ce jeu d’allusions implicites dans le texte, mais en renforcerait considérablement l’efficacité et l’ironie.

62 Cf. la note de Ph. Stewart en Montesquieu, Lettres Persanes. Édition établie par Philip Stewart, Paris, Garnier, 2013, 133 n. 3.

63 Cf. Montesquieu, Œuvres Complètes, t. 1, 224 n. 11. On peut remarquer que chez Justin «le Logos a pour mission d’être médiateur entre Dieu et le créé, et de révéler le Père aux humains» (Fédou, «La doctrine du Logos…», 150). Cf. à ce sujet Apol. I 63.

64 Au moment où il écrit la lettre 33, Usbek est à Paris depuis sept mois: cf. le tableau en Montesquieu, Œuvres Complètes, t. 1, 4, 73s.

65 Cf. A. Becq, Lettres Persanes de Montesquieu, Paris, Gallimard, 1999, 74-77.66 Cf. Kra, Religion…, 85-91: le premier paragraphe serait une reprise de Rom 10,12-17, et

notamment du verset 14 (parallèle proposé aussi en Montesquieu, Œuvres Complètes, t. 1, 223 n. 5); le deuxième de Rom 1,20-23; la réflexion sur le dessein mystérieux de la Providence serait un écho de Rom 11,25-26.33-34; la fin de la lettre a un caractère eschatologique qui pourrait être mis en relation avec des passages bibliques comme Is 66,19-20; So 3,9; Za 14,9 (pour la conversion globale); Ap 20,12 (pour les volumes portés au ciel). À ces parallèles, il nous semble pouvoir ajouter celui entre l’affirmation d’Usbek «Il viendra un jour où l’Éternel ne verra sur la terre que de vrais croyants» et Lc 18,8b: «Mais le Fils de l’homme, quand il viendra, trouvera-t-il la foi sur la terre?».

67 Cf. supra.

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vi. ConClusion

Dans les Lettres Persanes, la lettre 33 reprend, en la renversant, la querelle de la vertu des païens, mais nous avons essayé de montrer qu’il y a lieu de supposer une reprise des théories de l’apologiste Justin.

Malgré l’absence d’autres allusions à cet auteur dans l’œuvre de Montesquieu, nous avons vu que ses ouvrages étaient dans la biblio-thèque de La Brède et qu’il pouvait bien figurer parmi les lectures de Montesquieu, dont l’intérêt pour la patristique est avéré. Qui plus est, l’étude des textes de la querelle de la vertu des païens a montré une pré-sence importante de Justin, dont les affirmations sont souvent exploitées pour défendre la vertu et le salut des non-chrétiens. Puisque Montes-quieu avait écrit un ouvrage sur la question une dizaine d’années avant la publication des Lettres Persanes, on peut légitimement supposer qu’il avait lu quelques-uns de ces ouvrages, dont certains (La Mothe Le Vayer et Calmet) figuraient aussi dans sa bibliothèque.

Nous avons enfin analysé la lettre 33: aussi bien les arguments utili-sés que le lexique choisi (l’image de la «semence des dogmes») laissent supposer une reprise (renversée et ironique, cela va de soi!) de Justin, car chez cet apologiste la même image (le Λογος σπερματικος), utilisée dans le même sens, joue un rôle très important. De plus, l’emploi de Justin s’inscrit parfaitement dans la reprise subtile de termes et textes chrétiens qu’on remarque dans la lettre 33. Ainsi, cette allusion non seu-lement renforce la réflexion et l’ironie de la lettre, mais établit aussi un lien subtil avec le débat qui l’a inspirée: en la signalant, nous espérons avoir montré la continuité dans l’emploi de Justin dans les débats reli-gieux du XVIIe et XVIIIe siècle, et avoir contribué à la compréhension de l’élaboration du texte et du traitement des sources dans les Lettres Persanes.

Gianluca PisciniUniversité de Tours – François Rabelais

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