La rationalité nomade du Laboratoire Stalker

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La rationalité nomade du Laboratoire Stalker. « Là où croît le danger, croît aussi ce qui sauve » (Friedrich Hölderlin) Nous rattrapons notre exergue au vol dans l'erre que lui a donné le Laboratoire Stalker en tête de son manifeste, Stalker à travers les territoires actuels . C'est rattraper également au vol l'origine de cette parole dans la forme que lui a donné le poète Hölderlin, aussi bien, son contexte. Fasciné par la Grèce antique, le poète fait l'expérience traumatisante de l'impossibilité du retour à cette origine asservie à son époque par le dangereux joug turc. Nous reprenons donc cette parole dans son errance, à notre compte, comme une ruine, dans la zone où nous l'avons trouvée, la modernité. Cependant, cette parole dans son errance suit le devenir d'un nouveau développement : la structure de l'origine désormais intouchable est dépassée par la charge positive d'une « négation de la négation » qui, dans la forme de la révolte d'Hypérion, engage à l'invention d'une nouvelle unité par-delà le monde déchiré entre son origine mythique et son actualité catastrophique. Cette nouvelle unité aura pour nom l'amour de la figure de Diotima. En Grèce, seules les ruines se lèvent encore du passé glorieux : « le voyage est une catastrophe. Même question du retour chez soi ; mais il n'y a plus de chez soi. C'est le déplacement catastrophique [que nous voudrions] analyser ici comme le mode même du moderne » 1 . Car la ruine, nous disent Hölderlin et Stalker, n'est pas seulement l'image d'un monde détruit et d'une origine révolue, d'une catastrophe, mais également de la possibilité d'un déplacement. Elle marque non le continuum d'une histoire progressiste ou décadente, mais la possibilité d'inventer un autre rapport à l'espace qui prenne en compte ce trou qu'elle forme. Quel est en effet le statut de ce passé ? Le fait que cet exergue soit signé du nom du poète Holderlin en fait-il son propre, une parole dont lui seul aurait le sens unique, et qui lui appartiendrait au sens d'une propriété qui lui serait spécifique et depuis laquelle un nous ou un je aurait dérivé ? Comment pourrait-on alors la comprendre au présent, et en tirer un sens quelconque pour l'avenir ? Comment également comprendre cette parole comme propre alors qu'elle est précisément partagée tout au long d' Hypérion avec Bellarmin, le confident épistolaire absent, et avec Diotima l'adorée? Que « là où croit le danger croit aussi ce qui sauve » soit une phrase spécifique à la pensée poétique d'Hölderlin, voilà ce que diront les spécialistes du poète. Il est donc impossible d'analyser notre exergue en spécialiste de la poésie romantique allemande du début du XIXe siècle. Il n'est que possible, voire nécessaire, de chercher comment fonctionne cette logique d'espace qu'Hölderlin et Stalker nous ouvrent dans leur pratique de la Grèce ancienne ou des 1 Jean Borreil, « L'impossible retour à Ithaque », in La raison nomade, Paris 1993, p238.

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La rationalité nomade du Laboratoire Stalker.

« Là où croît le danger, croît aussi ce qui sauve »

(Friedrich Hölderlin)

Nous rattrapons notre exergue au vol dans l'erre que lui a donné le Laboratoire Stalker en tête de son manifeste, Stalker à travers les territoires actuels. C'est rattraper également au vol l'origine de cette parole dans la forme que lui a donné le poète Hölderlin, aussi bien, son contexte. Fasciné par la Grèce antique, le poète fait l'expérience traumatisante de l'impossibilité du retour à cette origine asservie à son époque par le dangereux joug turc. Nous reprenons donc cette parole dans son errance, à notre compte, comme une ruine, dans la zone où nous l'avons trouvée, la modernité. Cependant, cette parole dans son errance suit le devenir d'un nouveau développement : la structure de l'origine désormais intouchable est dépassée par la charge positive d'une « négation de la négation » qui, dans la forme de la révolte d'Hypérion, engage à l'invention d'une nouvelle unité par-delà le monde déchiré entre son origine mythique et son actualité catastrophique. Cette nouvelle unité aura pour nom l'amour de la figure de Diotima. En Grèce, seules les ruines se lèvent encore du passé glorieux : « le voyage est une catastrophe. Même question du retour chez soi ; mais il n'y a plus de chez soi. C'est le déplacement catastrophique [que nous voudrions] analyser ici comme le mode même du moderne »1. Car la ruine, nous disent Hölderlin et Stalker, n'est pas seulement l'image d'un monde détruit et d'une origine révolue, d'une catastrophe, mais également de la possibilité d'un déplacement. Elle marque non le continuum d'une histoire progressiste ou décadente, mais la possibilité d'inventer un autre rapport à l'espace qui prenne en compte ce trou qu'elle forme. Quel est en effet le statut de ce passé ? Le fait que cet exergue soit signé du nom du poète Holderlin en fait-il son propre, une parole dont lui seul aurait le sens unique, et qui lui appartiendrait au sens d'une propriété qui lui serait spécifique et depuis laquelle un nous ou un je aurait dérivé ? Comment pourrait-on alors la comprendre au présent, et en tirer un sens quelconque pour l'avenir ? Comment également comprendre cette parole comme propre alors qu'elle est précisément partagée tout au long d'Hypérion avec Bellarmin, le confident épistolaire absent, et avec Diotima l'adorée? Que « là où croit le danger croit aussi ce qui sauve » soit une phrase spécifique à la pensée poétique d'Hölderlin, voilà ce que diront les spécialistes du poète. Il est donc impossible d'analyser notre exergue en spécialiste de la poésie romantique allemande du début du XIXe siècle. Il n'est que possible, voire nécessaire, de chercher comment fonctionne cette logique d'espace qu'Hölderlin et Stalker nous ouvrent dans leur pratique de la Grèce ancienne ou des

1 Jean Borreil, « L'impossible retour à Ithaque », in La raison nomade, Paris 1993, p238.

espaces urbains du monde contemporain. C'est dans la zone ainsi découverte des ruines qui ouvrent un futur, des « ruines à l'envers »2

que des paroles errantes peuvent être réaffectées à des endroits de la pensée qui s'ouvre dans leurs différentes actualisations. C'est dans ce type de zone qu'errent les personnages d'Andreï Tarkovsky dans le film Stalker, que le Laboratoire choisira comme nom de baptême. Mais à cette galerie de personnages, nous devons également ajouter les auteurs de Pique-nique au bord de la route d'où le film tire sa généalogie, Arcadi et Boris Strougatski. Ces deux oeuvres russes nous parlent des zones désaffectées d'un futur encore absent. C'est donc au milieu d'un réseau de références au passé le plus lointain comme au futur le plus éloigné que la problématique du voyage catastrophique moderne se met en place ou en scène, ou derrière la scène. Jean Borreil ne tente pas de tracer une généalogie de ce voyage catastrophique, mais d'en déterminer les logiques. Or, ces logiques suivent celle de la désaffection. Qu'est-ce qu'un espace où croît le danger ? C'est un espace où l'unité n'est plus présentée de manière univoque, où les statues des dieux qui ponctuaient le parcours d'Oedipe ne sont plus debout, mais détruites. C'est un espace où le sens n'est plus donné comme l'histoire d'un progrès de l'esprit humain. Il ne suit plus

«la grand-route [qui] est ainsi un exemple particulièrement sensible de ce que je vous dit quand je parle de la fonction du signifiant en tant qu’il polarise, accroche, groupe en faisceau les significations.[...] Que se passe-t’il quand nous ne l’avons pas, la grand-route, et que nous sommes forcés pour aller d’un point à un autre, d’additionner les uns aux autres des petits chemins, des modes plus ou moins divisés de groupement de significations? Pour aller de ce point à ce point, nous aurons le choix entre différents éléments du réseau, nous pourrons faire notre route comme cela, ou comme ceci, pour diverses raisons, commodité, vagabondage, ou simplement erreur au carrefour»3.

Tout notre travail sera donc de déterminer les dangers qui se présentent à celui qui, habitant sédentaire, vagabond ou artiste du monde moderne, se risque dans des territoires dont le sens ne lui est pas donné. Mais qui est alors en danger ? Est-ce le « poète allemand », le « Laboratoire italien », le « penseur français », les « artistes russes » ? Est-ce « Hölderlin », « Francesco Careri », « Jean Borreil », « Andreï Tarkovsky », les « frères Strougatstki » ? De même, qui ou quoi est sauvé ? Et cette parole de salvation, qui la prononce véritablement ? Est-ce la « Raison », ou l' « Art », la « logique », la « sensibilité », quelque autre chose encore ? Et de son indétermination, ne parle-t-elle pas justement des dangers et de la salvation que peut rencontrer la pensée dans son déploiement, dans sa recherche d'un sens à donner à sa réalité ? Comment c'est en danger, comment ça sauve ?

Tout fonctionne sur une terre, à partir d'un sol. C'est ce sol qui est mis en danger dans l'Hypérion d'Hölderlin, absenté dans la présence turque qui met en danger la mémoire des mythes et de la vie antique de l'esprit. Hölderlin expérimente l'impossibilité d'une poésie occidentale qui jouerait indéfiniment les jeux de la poésie antique qu'il admire. L'héritier coupé de sa généalogie doit s'en inventer une nouvelle. Le danger physique est directement présent dans le « Journal de Voyage » dans lequel Stalker relate le Tour de Rome de 1995, dès le premier jour :

« devant nous quelques chiens nous barraient la route ; nous réussîmes à passer tout de même, mais pas sans une certaine peur. Nous arrivâmes à un pont de drainage, que nous avions l'intention d'escalader pour traverser la rivière Aniene. L'opération n'était pas aisée, et nous eûmes besoin de nous hisser avec une corde. Une fois de l'autre côté, nous eûmes de nouvelles complications : nous étions à cinq mètres au dessus du sol et ne savions pas comment

2 Robert Smithson, « Un tour aux monuments de Passaic », 1967. 3 J. Lacan Le séminaire, livre III « Les psychoses », p328 329

descendre. Nous appelâmes à l'aide, et d'une cabane voisine un homme sortit avec une échelle pour nous porter secours »4.

C'est donc à une logique comparable que se confronte Stalker dans son expérimentation des territoires « désaffectés » des villes contemporaines. La désaffection prend la figure du danger, et l'action artistique celle de l'expérimentation de ce danger. Comment fonctionne cette désaffection périlleuse ? Autour des villes se développent, tout du moins existent, des zones qu'on ne peut identifier, c'est-à-dire ordonner à une fonction particulière. Cette expérimentation se met en place dans le cadre de la pensée architecturale. Les membres du noyau de Stalker sont tous issus d'écoles d'architecture italiennes. Pourtant, comme le présente l'effort intellectuel de Francesco Careri dans Walkscapes, il y a un déplacement fondamental dans le travail que Stalker impose à l'architecture. Se référant au Paléolithique, l'auteur propose que « l'unique architecture symbolique capable de modifier l'environnement était la marche, une action qui est simultanément un acte perceptif et un acte créatif, qui est en même temps lecture et écriture du territoire »5. Il s'agit d'architecture symbolique au sens où l'architecture est comprise comme signifiante au sein d'un espace. Bien plus, elle signifie un espace au sens où elle l'oriente, lui donne un sens. Ici donc, la marche en tant que mise en pratique de cette signification a minima qu'est la direction mise en pratique participe de cette signification de l'espace. Signifier n'est pas alors exprimer un espace, rendre sensible une notion dont on ne pourrait pas faire l'expérience. Il ne s'agit pas de donner le schéma de la catégorie de pensée et d'expérience nommée espace. Il s'agit de le mettre en pratique et dans cette pratique de montrer non ce qu'est un espace mais comment il fonctionne. Ce fonctionnement, déterminé a minima par l'orientation de la marche, est caractérisé selon Stalker par la pratique qui est faite d'un espace donné. S'il est relativement aisé de comprendre qu'un espace « naturel », si une telle chose existe, se pratique en toute liberté, ou du moins selon des déterminations non moins naturelles du pratiquant, cette pratique même est complexifiée par l'expérience de la ville. En effet, la ville en tant qu'elle est construite par et pour l'homme présente dans sa version idéale un fonctionnement pensé par les architectes, urbanistes et décideurs centraux. A chaque espace, est affectée une fonction parmi un nombre déterminé d'usages établis. C'est-à-dire aussi que les affects du corps qui traverse cet espace sont d'emblée déterminés, du point de vue central : un système spatial comme le centre commercial ordonne le corps à la consommation. Le problème de la ville, c'est d'être consciente d'elle-même, c'est-à-dire de son organisation. C'est de présenter à celui qui la pratique un certain nombre de nécessités, notamment des nécessités de déplacement : la frontalité des immeubles ne se traverse pas de la même manière ni aussi aisément que même la clôture du champ.

Mais le travail de Stalker se déplace justement depuis ces considérations affectées et même du caractère conscient de cette affectation qui est une assignation. En effet, si « ces amnésies urbaines [que pratique Stalker] n'attendent pas seulement d'être remplies de choses, ce sont des espaces vivants qu'il faut remplir de significations »6, c'est qu'elles ne sont pas régies par une assignation autoritaire qui en donnerait pleinement le sens depuis une décision consciente des décideurs urbains. La conscience de la ville ne considère en effet l'espace que comme une disponibilité pour diverses choses, divers immobiliers ou aménagements. Stalker travaille à une signification qui se détourne peu à peu de l'architecture. Elle s'en détourne d'abord parce qu'elle sort de l'architecture proprement dite : c'est celle qui n'est pas construite au sens d'une érection verticale et matérielle. La signification non construite n'est pas considéré non plus par Stalker comme une signification que l'on pourrait rejoindre en la construisant précisément consciemment. Quand Stalker décide, en 1996, de faire le tour de Rome par ses bords, c'est-à-dire en circulant à travers ces zones qui l'entourent sans jamais en donner une vue globale comme Ville Eternelle de l'Occident Chrétien conquérant ou de l'Art Universel, il assume en quelque sorte que la signification de Rome n'est pas univoque et ne réside pas dans le monument à Victor-Emmanuel II. Rome excite les esprits, et ce de manière consciente, en tant que centre représentatif de l'identité occidentale. Elle est le point focal de tous les fantasmes identitaires de l'Europe, comme pouvait l'être la Grèce pour le poète Hölderlin. Seulement, la manière dont Stalker évolue n'est pas liée à ce faisceau de significations 4 Stalker, « Journal de voyage » in Giro di Roma – 1995 sur www.osservatorionomade.net. 5 Francesco Careri, Walkscapes p56. 6 idem p183.

(rappellons que la racine du fascisme se trouve dans le faisceau de la garde prétoriale de l'Antiquité romaine). Elle emprunte bien plutôt ces chemins de traverse qui, précisément, traversent l'espace, sans jamais s'arrêter à un lieu de culte significatif ou signifiant. Les zones dans lesquelles il évolue sont désaffectées non parce qu'elles ne seraient pas affectivement chargées pour ceux qui y habitent, mais parce que ces affects ne sont pas matérialisés dans une monumentalisation claire. De même à Paris, pourtant une ville organisée – s'il en est – de manière centralisée, Stalker ne choisit pas pour point de départ la borne qui indique le centre politique de la France sur le parvis de Notre-Dame de Paris, mais la petite ceinture précisément désaffectée, c'est-à-dire cette ceinture ferroviaire qui ne donne plus passage à aucun train. De ce point, Stalker traversera toutes les zones jusqu'à l'aéroport de Roissy-Charles de Gaulle. Ce qui se présente dans cette marche, c'est une mise en tension, pour la pensée, de l'oubli dans lequel tombe le transport ferroviaire au siècle de l'aéronautique triomphante. C'est une manière de présenter le mode sous lequel la pensée encore enracinée du chemin de fer républicain à la française s'est transformé en ce mode global de transport qu'est l'avion.

C'est aussi d'une manière plus générale la manière qu'a Stalker de résonner avec une généalogie qu'il ignore, celle qui transite dans la question de Jean Borreil : « que se passe-t-il lorsque Das Gewesene se voit substituer les ''boulevards de ceinture de la mémoire'' ? [Car] telles sont les questions de l'artiste en délinquant »7. Ce qui passe dans cette généalogie, c'est au delà de Borreil un rapport critique à la pensée de l'espace déployée par Martin Heidegger. En effet, « Das Gewesene, nous dit Le principe de raison, c'est le ''rassemblement qui ne passe pas mais est, c'est-à-dire dure, en même temps qu'il accorde de nouvelles vues à la pensée qui se souvient'' »8. Cette pensée ordonne l'espace à un temps qui ne supporte pas l'oubli. Un temps qui ne supporte pas l'oubli est celui qui se pense toujours en fonction de l'origine où on le fait commencer : on pourrait le nommer tradition. C'est le cheminement de la phénoménologie classique, qui infère la perception aux trois catégories de la rétention, de la perception et de la protension, fondant par là un continuum de temps. Or, Stalker traverse ce que Careri nomme des « amnésies urbaines ». Il assume ainsi qu'une partie de l'espace au moins est soumise à un oubli, l'oubli précisément que constitue, pour la pensée fonctionnaliste et centraliste, la désaffection de ces zones. Sortir de Paris met ainsi en scène l'oubli du transport ferroviaire, et de son organisation centrale rassemblée autour de Paris, au profit de la pensée d'une nouvelle mobilité en réseau située ou déposée dans l'aéroport. Or, qu'est-ce qui est en jeu dans l'importance donnée à ce rassemblement ? Le rassemblement à une fonction identitaire, mais surtout une fonction de protection avant une fonction de projection. S'il ouvre de nouvelles vues, c'est surtout à celui qui se rappelle d'où il vient. Or, pour lui rappeller, il faut le rassembler avec ses semblables qui partagent avec lui cette mémoire dont on voit qu'elle est avant tout construite de manière arbitraire. La marche de Stalker ne constitue pas un pélerinage vers les lieux saints de l'urbanité touristique, ni à Rome, ni à Paris, et si elle met en question la similitude, c'est d'une autre manière on le verra. Le rassemblement, dans le vaste espace qu'est le monde, est donc une protection vis-à-vis du danger que représente le désert ou l'espace ouvert. Il est ce qui sauve. C'est d'ailleurs dans cette même parole poétique de Hölderlin que Heidegger fondera cette pensée que le rassemblement a lieu pour le moderne dans la poésie, qui le met à l'abri de l'oubli de l'être. Or dit Stalker, sensiblement, on a oublié l'existence des zones périurbaines, qui pourtant pourraient sauver notre contemporanéité.

Le rapport entre Stalker et Heidegger, à travers la personne de Jean Borreil (rappelons que tous s'ignorent, l'ignorance étant comme un oubli, du moins un manque), n'est pas simplement un rapport de contradiction. En effet, en vertu du fait que « l'opposition réelle [relève] d'un autre registre que celui du principe de contradiction »9, il s'agit de chercher ailleurs la manière dont la marche de Stalker s'oppose à l'aménagement de l'espace heideggerien. Or, l'opposition est mise en place directement dans les espaces que considère Stalker. Ces espaces sont des zones inconscientes, des latences. En tant que telles, elles pourraient ne représenter aucune charge affective, si ce n'est

7 Jean Borreil, « Le vagabond de l'universel », in La raison nomade, p85.8 Jean Borreil, citant Martin Heidegger, idem, p839 Jean Borreil, « Les antinomies du spécifique », in La raison nomade, p58.

celle de manque à gagner pour la pensée centraliste, on l'a dit. On ne peut se rassembler au sens communément admis dans ces zones, mais peut-être trouver un nouveau mode d'assemblage et de ressemblance. Car dans la version centraliste, ce qui s'oublie est par exemple tout le travail de topique de Freud, qui tente précisément par un langage spatial de présenter sa théorie de l'Inconscient. Or, l'affection suit ce principe que « la grandeur négative ne saurait être réduite à la négation logique, elle est une grandeur, c'est-à-dire qu'elle est un principe positif d'opposition »10. De la même manière finalement que « là où croît le danger, croît aussi ce qui sauve », là où l'existence pourrait être considérée comme diminuée, se trouve ce qui la rend plus importante. La latence est précisément une affection négative : le désir tourne autour du point noir de la pulsion en tentant par une série d'objets de la combler :

« ce que fuit le voyageur est en même temps ce qu'il cherche à travers ces objets partiels de la réalité qui ne sont jamais que des substituts de l'objet perdu à tout jamais. Car telle est la loi du désir qui ne peut pour exister que rater toujours quelque peu sa visée »11.

La pulsion est un creux, un négatif comme celui d'une photographie dont on ne peut jamais développer l'image parfaite. En tant que tel, il a pourtant une puissance positive. Seulement, la sublimation de cette pulsion ne passe que par sa signification pure, qui ne tente pas d'arrêter son mouvement de nomadisation. La négation de la négation se transforme donc en affirmation : nier le danger sauve. C'est l'affirmation de Stalker selon laquelle les pratiques des habitants des zones sont des logiques qu'il pourrait être intéressant de suivre, tout au moins, de rencontrer, pour comprendre notre contemporanéité urbaine : « il y avait une présence qui, après en être restée su longtemps à l'arrière-plan, devenait de plus en plus acteur du paysage urbain. Cette présence, c'est le vide »12. Il semble que la possibilité même de l'action de Stalker soit présente dans des déterminations logiques de Jean Borreil :

« de même dans le cas du zéro du thermomètre, nous passons du positif au négatif (ou l'inverse, la bonne contrebande se faisant toujours dans les deux sens) : l'eau liquide gèle et devient ce solide où, à partir de la trajectoire définie par le zéro, je pourrais marcher »13.

La négation n'est pas une pure négation, elle devient la fertilisation de ce qui existe par une autre positivité. Elle donne la possibilté d'avancer, tant dans la pensée que dans le corps. Il faut souligner cependant à quel point l'acte de marcher est indéterminé dès cette pensée de Jean Borreil, comme il le sera dans la pratique de Stalker : il n'est déterminé que par un point zéro, comme un vanishing point, qui est seulement le point de départ.

Que trouve Stalker chez ces habitants-pratiquants des zones ? C'est Jean Borreil qui nous donne la réponse : « de mauvais habitants qui, au ménagement et à l'aménagement, préfèrent de toute évidence le déménagement »14. Or, le modèle qui pense de manière centrifuge, n'aime pas les terrains vagues, les vides, où l'espace n'est pas construit de manière à être maîtrisé ou à se voir fructifié, mais de manière à être vécu. Ce qui est au bord de la route – ce qui n'obéit pas en propre au signifiant du « Nom du Père » décrit par Lacan, déjoue par conséquent les autorités mises en place et considérées comme naturellement propres à l' identité d'une nation qui n'est jamais rien d'autre qu'un espace – est donc considéré comme dangereux, puisque hors de la signification admise. En effet, ces habitants bricolent sans respecter les notices d'utilisation des espaces qui leur ont – ou non – été confiés. Et précisément pour cela, ils n'aménagent pas au sens heideggerien : ils ne suivent pas la voie royale de la poésie qui ferait surgir l'origine dans une pensée qui se souvient et le laisse advenir. Pourtant, Stalker voit en eux les meilleurs habitants qui soient. On dégage donc le paradoxe d'une opposition : ceux qui déménagent sont ceux qui ménagent le plus leur espace dans son déménagement même. Or « c'est bien la condition du paradoxe que de construire une 10 Jean Borreil, « Les antinomies du spécifique », in La raison nomade, p59. 11 Véronique Elfakir, Désir nomade, Paris 2005 p31.12 Francesco Careri, déjà cité, p179. 13 Jean Borreil, « Le vagabond de l'universel », in La raison nomade, p92. C'est nous qui soulignons. 14 Jean Borreil, « Le vagabond de l'universel », in La raison nomade, p85.

''ruine'', c'est-à-dire de gagner de vitesse la ''catastrophe'' »15. Qu'est-ce qu'une ruine ? Les éléments épars d'un ensemble dont on peut penser qu'il a été une fois totalisé. Mais de cette totalité, rien ne reste. Doit-on alors restaurer la ruine, et former des échelles de dériliction où un point de catastrophe peut être atteint au delà duquel plus aucune réfection n'est possible ? Ou doit-on plutôt comprendre la ruine, c'est-à-dire construire avec elle l'espace où elle ne fait, comme celui qui la pratique, que passer ? Ce que font les habitants des zones, c'est précisément de construire des ruines, des fragments d'habitats qui, n'ayant aucun lien à une origine assignable (même dans leur matérialité, les cabanes le long du périphérique parisien par exemple sont des agencements précaires de matières multiples, défonctionnalisées et qui ne composent plus le tout auquel elles ont d'abord été ordonnées), et en tant que tel, ne présentatnt pas de totalité originelle d'où on pourrait déterminer une catastrophe qui leur arriverait. De même Stalker, en traversant ces espaces, ne construit pas un discours d'architecte, ou une œuvre d'art achevée : « là où il y avait ''discours'' de rassemblement, voici qu'il y a ''rébus'' par cette effraction de l'autre d'autant plus ''sauvage'' qu'elle est plus insignifiante »16. On voit ici comme le réel fonctionne dans sa signification même : de la détermination logique et métaphorique du paradoxe, on en vient à sa mise en pratique dans la réalité, par un jeu étonnant de ressemblance. La marche de Stalker fonctionne bien comme un rébus : par groupement d'éléments isolés, qui ignorent tout d'une organisation commune originaire. La signification, une nouvelle fois, n'est pas groupée de toute éternité de manière à être entendue de tous, elle se risque au danger de se perdre. Elle l'intègre en quelque sorte comme élément constituant : elle assume son statut de groupement d'élément épars, de ruine qui jamais ne rejoindra son sens originel. Pourrait-on reconstituer un temple grec, il n'aurait plus de sens pour nous. C'est encore Jean Borreil qui nous donne la question qui circule dans ces propositions : « faudra-t-il [enfin] à la manière de Platon, tracer une ligne de séparation distinguant la copie du modèle, le bon ménagement de l'habiter du simulacre dont on sait qu'il erre à tout vents – c'est-à-dire qu'il est un permanent devenir-déménagement »17. C'est ce que ferait une pensée urbaniste centralisée. Ce n'est pas ce que fait Stalker, qui bien plutôt suit les simulacres, ces formes latentes, dans leur latence même, sans jamais tenter de les réintégrer à un discours plein, mais bien plutôt à une pratique de rébus qui ne se cache pas ses trous et ses manques. C'est également ce que mettent en place les figures de Sortir de Paris et de Rome. Stalker en sortant de Paris à partir de son bord, en ignore volontairement le centre, et ce faisant produit une procédure d'évitement semblable à celle de l'encerclement de Rome, encerclement qui consiste à assumer que « Rome » ne soit jamais le nom d'une entité pleinement rayonnante, ou un objet satisfaisant pour ceux en qui surgit le désir archaïque du déménagement permanent.

L'espace ainsi considéré prend la figure de la mer, tant chez Stalker que chez Borreil. La mer en tant que non totalisable, non tautologique puisque son nom ne correspond finalement de toute éternité dans le langage des poète qu'à cet élément toujours semblable et toujours différent. Ces zones qui se composent de se décomposer forment un espace erratique. Où capter quelque chose dans cette zone ? Y-a-t-il une île ou un continent au centre de cette mer, qui la dominerait comme l'Angleterre victorienne ? Ou plutôt un port qui ouvrirait à cet espace illimité, où nous pourrions attraper dans sa lancée une parole comme un poisson-volant, ni aérien ni maritime, être double situé dans un entre-deux fragile ?

« ...maintenant j'erre en moi-même et hors de moi-même, et encore au-delà, et je ne sais plus que faire de moi ni du monde. Mon âme est pareille au poisson que l'on a jeté sur les sables du rivage : elle se débat hors de son élément, elle va se déssecher aux feux du jour […]. On raconte que des enfants, jadis, arrachés au sein de leur mère et chassés au désert, auraient été allaités par une louve »18.

L'expérience de l'entre-deux est également une expérience de la douleur, du danger de celui qui,

15 Jean Borreil, « Les antinomies du spécifique », in La raison nomade, p76.16 Jean Borreil, « Les antinomies du spécifique », in La raison nomade, p76. 17 Jean Borreil, « Le vagabond de l'universel », in La raison nomade, p86.18 Friedrich Hölderlin, Hypérion, p118.

coupé de sa terre natale, est exposé aux éléments qui l'assaillent depuis la terre et la mer qui s'illimitent réciproquement : « les cyniques opposent une philosophie maritime où la mer illimite l'agora de Socrate, philosophie des grands espaces où l'homme n'est plus propriétaire de rien, mais juste un locataire »19. Mais cette expérience laisse la possibilité d'une salvation par la sauvagerie. C'est même dans cette prose d'Hölderlin la possibilité de naissance Rome elle-même dans cette unité primaire, qui ne pourra cependant qu'être déliée entre Rémus le sédentaire et Romulus le pâtre nomade. C'est dans cette version du territoire labile dans son image maritime que marche Stalker. Cette version ressemble en bien des points à celle décrite par Jean Borreil à propos de la Grèce antique : « La mer était l'espace du retour parce que la polis était le centre d'une organisation terrestre. La politique d'Athènes et celle des philosophes classiques sont une politique de la terre qui méprise l'agora des marchands et des marins et des prostituées »20. La mer est ordonnée par les descendants d'Homère selon son modèle de l'odyssée. Elle est alors constituée avant tout par ses rives desquelles on ne dérive jamais que pour arriver. Mais où Stalker arrive-t-il ? Nous avons dit justement que Stalker déjoue l'idée d'un progrès continu qui irait d'une origine propre à une sale dériliction21 : la ruine se construit, elle n'est pas considérée comme une totalité originelle à laquelle une catastrophe arriverait. On ne suit plus l'exemple de l'Odyssée, peut-être précisément parce qu'il n'y aurait pas un exemple à suivre ou à reproduire. Il n'y a pas de rive d'où dériver pour y revenir. En ce sens, il faut différencier deux actions de Stalker. Dans le Tour de Rome , l'idée d'un retour est encore présente : il s'agit de faire le tour. Même si Stalker pense certainement que ce retour n'en est pas un en tant qu'il assume les modifications de pensée advenue pendant la marche, on est toujours dans une figure circulaire. Mais dès l'année suivante en 1996, les Routes d'abandon à travers l'archipel milanais présentent une tout autre version de la marche. Il n'y a plus de retour, et il n'y a de trajets même que fragmentaires, sans solution de continuité entr eles deux. La marche ignore son point de départ, elle est une marche ruineuse, dépensière pure, signifiante minimale, proprement errante. Ulysse est la figure de cet homme qui, pour arriver comme héros, dérive loin de chez lui pour y retourner ensuite et être reconnu comme le même Ulysse, le roi, l'incarnation de la cité terrestre d'Ithaque. A la réponse qu'il donner au Cyclope et qui marquera le début de sa vie d'errance : « Je suis Personne », viendra répondre la reconnaissance de la servante à la fin de l'Odyssée, qui lui redonnera cette identité qu'il s'est risqué à perdre. C'est ce retour qui lui permet de devenir le héros d'un mythe, et un exemple à suivre. Mais c'est oublier cette hyperbate du parcours d'Ulysse, auquel Tirésias annonce lors de la seconde descente aux enfers qu'il devra, après avoir été reconnu, repartir à nouveau, une rame à l'épaule, jusqu'à ce qu'un autre qui ignore la mer lui demande ce qu'est « cette pelle à pain » qu'il porte sur l'épaule. Ulysse devra donc faire le trajet jusqu'à la découverte de l'impropreté des choses, leur déspécification : « le désir se définit donc par sa relation à un objet insaisissable : il est désir de rien. C'est pourquoi il est dans sa nature de demeurer insatisfait. Aucun ''ceci'' ou ''cela'' ne saurait combler le manque à être. D'où le nomadisme essentiel du désir qui est toujours désir d'autre chose »22. C'est que le « sentiment océanique »23 n'est pas le propre de la mer, ce n'est pas qu'une étape, mais une structure constitutive de l'expérience humaine qui a tout aussi bien lieu sur la terre, et même sur la terre du plus grand Natal. Freud lui-même expérimente un « sentiment d'étrangeté intime » ou « inquiétante étrangeté »24, qui est aussi « un sentiment d'union indissoluble avec le grand Tout, et d'appartenance à l'universel »25. En effet, l'inquiétante étrangeté se résume à un sentiment d'inquiétude né du fait que ce qu'on croyait avoir admis comme une réalité en lisant l'est en réalité.

19 Jean Borreil, « Le verbe absent », déjà cité, p32-33. 20 Jean Borreil, « L'impossible retour à Ithaque », déjà cité, p246. 21 Ici, on peut néanmoins noter une avancée considérable entre Tour de Rome en 1995 et Routes d'abandon dans

l'archipel milanais en 1996. Là où la structure d'évitement assume le nomadisme fondamental du désir dans le premier, mais revient néanmoins à cette station désaffectée de Vigna Clara en une fin qui arrive, même modifiée, elle se forme comme errance véritable qui ne ignore tout de son point de départ dans le second.

22 Michel Collot, La poésie moderne et la structure d'horizon, Paris 1989, p126.23 Expression de Romain Rolland dans une lettre à Freud du 5 décembre 1927. 24 Sigmund Freud, « Un trouble de mémoire sur l'acropole », lettre à Romain Rolland de janvier 1936. 25 Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation, p21.

Freud expérimente ce sentiment devant les ruines de l'Acropole, qu'on peut à tort ou à raison considérer comme le berceau d'une certaine idée de l'Europe. Or, le sentiment d'union avec un grand Tout relève justement de la croyance à une unité disparu de soi avec soi. Or, ce qui est expérimenté sur l'Acropole est précisément la découverte de la scission fondamentale d'un « moi » entre celui qui croit savoir et celui qui se rend compte qu'il ne croyait pas à la réalité de la chose. C'est que l'histoire est impossible à totaliser, que l'héritage ne se fait pas en ligne droite, que les mythes peuvent perdre leur signification, et les objets, même l'Acropole, être requalifiés autrement. A l'époque de Freud, l'Acropole était d'ailleurs une de ces zones où évoluaient des habitants impropres au beau milieu de ce lieu qui était censé recueillir depuis toujours l'identité propre de l'Occident. Finalement, c'est à un discours libertaire que se livre Stalker, « il figure la critique de la certitude sensible de la Phénoménologie de l'esprit  : le particulier est renvoyé à sa vérité, le banal, le commun. A ses lieux et place : non pas l' ''authenticité'' ni le pathos de l'héroïque »26. La critique de la certitude sensible consiste chez Hegel pour la conscience à s'élever du simple niveau de l'acceptation de la réalité : la certitude sensible opine immédiatement à un objet comme s'il était universel, comme s'il était l'unique chose existante. C'est un état d'union ou n'est même plus reconnue la différence fondamentale entre celui qui voit et le vu car « ne dit-on de quelque chose rien de plus que le fait qu'il est une chose effective, un ob-jet extérieur, il n'est alors énoncé que comme l'universel par excellence, et, du coup, est énoncée son égalité avec toute chose plutôt que son état-de-différenciation »27. Or, dans les actions de Stalker, comme dans les travaux de Jean Borreil, rien n'est héroïsé, il n'y a pas de modèle à reproduire ou de vérité à trouver dans ce qu'on présente comme le héros mythique qui signifierait l'unité d'un monde épique. Il n'y a que ces particuliers qui pratiquent leur espaces de choses qui ne sont pas toujours telles qu'elles pourraient être considérées à première vue :

« l' ici est par exemple la forme de l'arbre. Je me retourne, cette vérité a disparu et s'est renversée dans l'opposée : l' ici n'est pas un arbre, mais plutôt une maison. L'ici lui-même ne disparaît pas ; mais il est, demeurant dans le disparaître de la maison, de l'arbre, et ainsi de suite, et indifférent à être maison, arbre »28.

L'écriture que trace la marche de Stalker est donc une écriture qui se perd, s'égare, et en ce sens, « [son] livre est fait dans une vue qui le donne, non pas perspectivement et dans l'achèvement du concept, mais comme un paysage : un élément faisant ''écran'' (au sens freudien) pour ceux qui sont derrière et les dénonçant par là, le tout dans la latence »29. En effet, les éléments recontrés par Stalker au cours de ses marches, dans les marches de la ville, ne sont pas considérés d'un point de vue qui les considérerait comme les représentants de telle ou telle classe d'objets, d'habitats ou d'habitants. Il n'y a pas une vue mais des vues sur les espaces. En ce sens, la présentation de Stalker se place comme cet écran qui, précisément, fait passer les simuacres. C'est là d'ailleurs une des racines de ce nom de Stalker, ou « passeur » en anglais. La position de Stalker est alors celle d'un groupement artistique qui

« [accepte] d'être affecté par la pluralité des singuliers qui, en effet, nous affecte. C'est jeter un pont entre le sensible et l'intelligible. Blasphème pour l'esprit puisque ce pont lui signifie qu'il ne voit rien que des quasi-êtres, que la perception n'est pas perception d'un objet, mais perception d'un quasi-objet »30.

Les vues multiples qui ne se concentrent pas dans une vue perspective centrale suivent finalement ces significations qui ne se groupent pas dans le faisceau unique d'une signification qui

26 Jean Borreil, « Le vagabond de l'universel », in La raison nomade, p89.27 Hegel, Phénoménologie de l'esprit, I. « La certitude sensible : le ceci et l'acte d'opiner », Paris 1993, trad. Jarckzyck

& Labarrière, p120. 28 Idem, p111.29 Maurice Merleau Ponty, à propos de La route des Flandres de Claude Simon, cité par Jean Borreil, « Claude Simon,

le légendaire comme métaphore », in La raison nomade, p184.30 Jean Borreil, « Le verbe absent », in La raison nomade, p40.

rassemblerait les semblables identifiés autour d'une spécification de l'espace qu'on leur donnerait en propre.

Ce faisant, Stalker travaille dangereusement, puisqu'il travaille hors des spécificité artistiques admises, produisant précisément

« une fuite hors de l'identique, une désagrégation du spécifique et sa mise en ruine jusqu'à ce point d'étrangeté où l'oeuvre n'apparaît plus immédiatement possible de compréhension et où l'on dit d'elle qu' ''elle n'est pas'' du cinéma ou de la musique [ou de l'architecture] »31.

Si nous avons employé l'image du livre, c'est en attrapant cette pensée de Careri que « la marche était […] en même temps lecture et écriture du territoire »32. Si on comprend bien la teneur de ce propos dans un livre qui déploie la marche à travers l'histoire de l'art, il faut néanmoins penser aux autres formes que Stalker donne à sa marche, quand elle se métamorphose en oeuvre(s). Comment présenter, et comment comprendre le trajet d'une signification telle qu'orchestrée par Stalker ? Comment finalement présenter dans une œuvre, au sens d'une production finie dont les parties se tiennent les unes aux autres, formant cette répétition d'une qualité qui au minimum sera celle d' « œuvre d'art », précisément la réalité telle que perçue et constituée par Stalker comme toujours différente, différentielle ou différante ? Le spécifique de l'oeuvre d'art se perd alors dans les trajectoirs multiples organisées dans les présentations de Stalker.

Rome se présente principalement dans des séries de photographies. On peut toujours dire de la photographie qu'elle agit avec la réalité comme Romulus, qui, ne pouvant supporter que son frère outrepasse la frontière où il l'avait spécifié comme nomade, le tua en proférant cette sentence : « Sic deinde, quicumque alias transiliet moenia mia »33. La photographie tend de toute sa forme à stabiliser cette réalité qu'on ne supporte pas de vivre comme une longue dissémination aux rythmes multiples. Elle tente, dans les bords du cadre, ses frontières, de stabiliser cette réalité qui les dépasse. Elle impose un rythme unique, qui est celui de la pose, ou de l'instantanéité : celle du moment critique et comique de la chute par exemple, ou celle de la concentration des temps dans l'imminence d'une action qui n'arrive pas. Elle se confronte de toute manière au caractère événementiel de la réalité : elle tente de fixer l'image de rives où la réalité arrive. En ce sens, elle représente « La marche de l'histoire à travers un temps homogène et vide »34. Ce qui arrive comme événement est en effet compris dans le déploiement d'une histoire qui suit le modèle de l'Odyssée  : on part d'un point pour arriver à un autre, et ce par le biais de multiples événements. Mais

« ''la critique qui vise l'idée d'une telle marche est le fondement nécessaire de celle qui s'oppose à l'idée de progrès en général''. Ce qui s'oppose à ce continuum de faits ''chosifiés'', identfiés pour toujours et simplement additionnés : une sorte de désintégration atomique qui fait se téléscoper le passé et le présent »35.

L'événementialité n'est pas la désagrégation atomique, où l'événement n'est toujours considéré que sous les yeux de l'éternité comme aurait écrit Spinoza : dans le grand projet du progrès, avec à l'arrière-plan la croyance à une unité totalisante. La marche en elle-même est déqualifiée comme odyssée dans sa pratique comme errance. La désagrégation atomique se débarasse de l'idée d'un

31 Jean Borreil, « Les antinomies du spécifique », in La raison nomade, p73.32 Francesco Careri, Walkscapes, déjà cité. 33 « Il en sera de même pour tous ceux qui oseront franchir mes remparts », Tite-Live, Histoire romaine, Livre I. 34 Walter Benjamin, Thèses sur la philosophie de l'histoire, XIII, cité par Jean Borreil in « Le combat des muets du

mutisme civil », in La raison nomade, p53. 35 Jean Borreil, « Le combat des muets du mutisme civil », in La raison nomade, p53, citant Walter Benjamin, Thèses

sur la philosophie de l'histoire, XIII.

telle progrès, et ce faisant, elle permet la pensée auparavant décrite d'une ruine qui se construit. Suivant cette logique de la dérivation, on a longtemps pensé la conceptualité comme le

phénomène de représentation d'une réalité pour l'esprit, ou d'une idée pour la réalité suivant les exemples de la participation platonicienne ou du schématisme kantien. On assigne dans les deux sens une origine au concept duquel il dériverait vers l'arrivée à la rive de la réalité ou d'une idée. Dans les deux cas, il suit une ligne temporelle rectiligne ordonnée toujours selon le modèle de l'Odyssée dérivée en odyssée. En ce sens : « la logique du concept ne saurait nous conduire qu'au concept, elle occupe un territoire délimité par des frontières et elle a pour fonction spécifique : empêcher la pensée de s'égarer »36. Par l'assignation d'une logique en tant que dérivation maîtrisée et totalisante, héroïque et mythique telle celle du tour du monde qu'opère Hegel, on empêche la pensée de fonctionner par association arbitraire d'idées, de concepts, de sensations mêlées et concourant à une prosodie heurtée comme celle que constitue Stalker : « ''une période métriquement conçue'', écrit Benjamin dans Sens unique, ''[et] dont le rythme est ensuite troublé en un seul endroit, [qui] produit la plus belle phrase en prose qui se puisse imaginer'' »37. C'est le fonctionnement de l'hyperbate homérienne de l'Odyssée  : l'hexamètre dactylique qui a filé le trajet de dérive puis de retour d'Ulysse vers son destin héroïque et patriotique, excède ce récit pour tracer le futur inactuel d'un autre, celui qui inaugure son errance. C'est également dans Rome le fait que les photographies soient présentées en série, qui exclut le fait de les considérer comme des faits chosifiés : l'événement n'est ni pris dans son criticisme comique ni dans son imminence, mais dans son déploiement, non scientifique et chronophotographique, mais scénique : comme mise en scène de l'action et surtout comme mise en scène de soi-même. En ce sens, la présentation de l'action Carnac durant Rome met en scène un photographe dans le cadre de la photographie, produisant la possibilité que cette présentation soit un discours sur l'art lui-même. Cette mise en scène ou en abîme joue également avec la question de l'origine : quelle photographie doit être considérée comme la première ou primitive par rapport à celle qu'elle présente ? Il s'agit en effet non d'une représentation de l'action au sens où celle-ci serait première par rapport à sa figuration, mais de la présentation de la possibilité que cette photographie soit doublée par une autre, différente, dans un temps différent : la possibilité que l'action excède la photographie elle-même qui l'excède à son tour comme oeuvre.

Tout ce trajet de déspécification, et d'aveu de l'impossibilité de la représentation à sens unique, a pour propos une critique de l'orthodoxie  : non seulement une oeuvre architecturale ne se résume pas à la construction d'un lieu, mais bien plutôt à la pratique d'un espace, mais l'action qui la compose elle-même n'est pas totalisable, en tant que marche même, dans la stabilisation d'un point de vue unique. Tout le problème de la mise en scène de l'acte de marcher dans la présentation a priori secondaire réside ici : « faute d'une relation de connaissance ou d'expérience à l'objet, je ne peux dès lors qu'être pris dans une orthodoxie et l'objet dans l'étrangeté du commun »38. Dans la marche, le regard est découvert comme incapable de totaliser un trajet ou un objet « ville » stable. Ici, il est caractérisé comme expérience fluctuante et singulièrement constituée ou, justement, déconstituée. Si l'objet est impossible, comme cet objet x que la psychanalyse lacanienne décrit comme le trou noir autour de quoi tourne le désir, alors il faut chercher

« non pas l'idiotès ni le consensus, ni a fortiori la communion ou la fusion, mais au contraire l'écart. […] organisation du multiple par l'écartement, l'espacement, la mise en scène des intervalles au sein même de l'ensemble »39.

Or, que voit-on dans l'image généralement choisie pour résumer (à contre-courant du travail de complexification de Stalker) Rome ? Précisément la photographie d'un groupe constitué par une trajectoire, et qui s'éloigne dans le lointain. On y voit les membres du laboratoire disséminés dans un champ, certains arrêtés, d'autres en marche, et les écarts entre eux. Un fait cependant importe

36 Jean Borreil, « Les antinomies du spécifique », in La raison nomade, p59.37 Walter Benjamin, Sens unique, cité par Jean Borreil in « Les antinomies du spécifique », in La raison nomade, p77. 38 Jean Borreil, idem p58.39 Jean Borreil, idem, p78.

plus encore : le fait que les membres soient tous de dos. C'est qu'on ne peut pas photographier le regard qui advient alors pour chacun. C'est également l'assomption de cette photographie comme mise en scène. Les personnages sont comme situés derrière un quatrième mur qui sépare cette réalité artistique d'un reste. Or, ce reste est précisément là où nous sommes, nous qui regardons. Cependant, ce faisant, la fiction rejoint la réalité, puisque l'espace s'ouvre à nous, il n'est pas caché derrière des figures qui nous feraient face. Elle la rejoint aussi par le fait que l'action est proprement mise en scène  : l'écart est comme organisé, même si cette organisation est latente : c'est la construction de la ruine positive du collectif. Devant cette ruine, nous comme reste de l'oeuvre pouvons imaginer la salvation qui peut venir avec ces territoires et ces actions. Finalement, dans cette mise en scène, Stalker avoue que « la vie est un songe et qu'il ne reste que [l'art] qui la dise[...]. Et non pas [un art] juste, mais [un art] qui ''[sonne] juste'' »40. Or, dans l' Art du théâtre Edward Gordon Craig traduit une idée similaire, qu'il faut « remplacer l'idée de geste naturel ou juste par le geste nécessaire ou inutile […]. ''Le mouvement est un agent de destruction'', disait Rimbaud »41. Le déploiement de l'action de Stalker, s'il a une prise sur la réalité, la conquière en passant par la mise en scène de cette réalité. La mise en scène n'est cependant pas une mise en discours  : elle agence, comme le rébus, des éléments épars. Elle est comparable à ces « mots faisant apparaître […] des fragments, des catastrophes, des ''fantômes solides'' »42 qui sont autant de simulacres affectés et affectant la réalité.

S'il ne s'agit pas d'un discours, c'est qu'il s'agit d'une mise en scène poétique, au sens ancien aussi de la fabrication d'une scène, c'est à dire d'un espace. Dans le cadre du discours, cette fabrication qui trace un trajet entre deux fragments éloignés pour les solidifier dans leur charge jusqu'alors inconnue est la métaphore. Or, « la métaphore produit un petit écart entre deux représentations. […] la métaphore change le point où c'est habituellement éclairé. Le trou, c'est cela : un déplacement du regard »43. Dans la photographie de Rome dont nous parlions, Stalker traverse justement un trou physique dans ce trou que sont les terrains vagues pour la ville. La métaphore présente les choses, solidifie les mots qui sont comme des fantômes, parce qu'elle ne les prend plus comme des représentations de choses, mais comme des choses que l'on peut agencer. Le déplacement du regard est orchestré par Stalker de manière encore plus pregnante dans A travers les territoires actuels en 1996. Le terme même de métaphore signifie « transport » : les significations errent entre des objets qui ne leur correspondent jamais entièrment. L'oeuvre se décompose (peut-on alors lui garder le nom d'oeuvre?) en plusieurs fragments qui tentent de dire ce trou qu'est pour eux la marche de Stalker, elle-même prise comme tentative d'expérimentation des trous dans la ville qui la constituent en la déconstituant comme trou. La marche pour l'exposition est finalement comme la ville pour Stalker : l'impossibilité d'un objet. Pour le spectateur, que reste-t-il ? Sa perception qui, analogue à celle engendrée dans et par le Laboratoire, assume que « la perception n'est pas perception d'un objet, mais perception d'un quasi-objet »44. A travers les territoires actuels se présente en effet de manière multimedia  : une vidéo au mur, qui fait passer en boucle des fragments de parcours, est associée à trois tables sur lesquelles sont peintes des cartes inachevées de la ville en jaune et bleu. Ces trois tables sont éclairées par leur côté par trois lampes placées sur leur bord. L'éclairage fait partie de l'oeuvre, et n'est plus le fait d'une illumination extérieur. Ce qui veut dire que les zones d'ombre qui se présentent du côté non-éclairé des tables sont également partie prenante de l'oeuvre : elles assument l'impossibilité de voir clairement. De même, le fait que les cartes soient peintes et non recouverte d'une cartographie au sens classique du terme, et que ces cartes soient de plus inachevées, laisse planer la possibilité d'un manque, d'un ratage de la représentation, qui est pleinement assumé en vertu de cette impossibilité de l'objet. C'est également ce principe qui régit l'idée du multimedia au sein duquel le spectateur trouve peut-être le déploiement de son expérience particulière à l'objet, précisément dans une action analogue à l'action de Stalker, une marche dans cette zone qu'est pour l'action de Stalker comme pour le

40 Jean Borreil, « Claude Simon, le légendaire comme métaphore », in La raison nomade, p198. 41 Edward Gordon Craig, De l'art du théâtre, 1911, p64. 42 Jean Borreil, « Claude Simon, le légendaire comme métaphore », in La raison nomade, p198. 43 Jean Borreil, « Le vagabond de l'universel », in La raison nomade, p92.44 Jean Borreil, déjà cité.

spectateur son exposition. Le travail de Stalker se multiplie donc et sans se dédoubler ou dériver de lui-même. Stalker affronte en effet le risque de l'exposition magistralement, en faisant jouer la rationalité nomade du côté de sa production, et du côté de sa réception. Les oeuvres de Stalker naviguent entre différents lieux d'exposition européens, et dans chaque exposition c'est une nouvelle expérimentation qui est faite de cet agencement. En ce sens, « il devient l'errance des images et l'errance devient son mythe. Le devenir-illimité de la simulation l'emporte sur le rapport à sens unique et toujours ordonné par l'Un du Modèle (l'original qui est originel) et de la copie »45. Travaillant sur des habitants qui ne respectent pas la notice d'utilisation univoque et originelle de leur espace, Stalker ne représente pas sa marche comme une naturalité qu'il faudrait ensuite faire passer dans l'art. Il s'agirait presque de deux oeuvres différentes, et chaque pas de la marche, comme chaque pas du spectateur qui actualise l'agencement, pourrait être une oeuvre, défaisant par là une certaine conception statuaire ou frontale de l'oeuvre. Qu'est-ce qui remplacerait cette conception ? Une pensée latérale qui ne prend pas la réalité ou l'oeuvre de manière frontale, mais par ses bords. Le danger ne serait pas alors dans un face à face, mais dans la tangente prise par le Laboratoire et par ses présentations. Ainsi « ce qui s'ex-pose se met deux fois dehors, hors de l'être-ensemble par l'exposition elle-même qui sépare du commun, hors de soi comme cette prise de risque dans laquelle je me soumets au jugement de tous »46. Le danger pour la pensée, l'habitation, le corps, expérimenté dans la marche, n'est pas neutralisé par l'envoi de l'oeuvre : elle continue à être un péril pour l'artiste, et elle le devient même pour le spectateur.

Le risque pris serait en effet, pour la pensée classique, de ne pas être compris. Mais il faudrait alors dire que Stalker a quelque chose à dire. Or, nous avons insisté sur le fait que Stalker ne cherche pas la représentation de phénomènes observés dans les zones urbaines (comme pourrait le faire le sociologue dans un tableau). Il cherche à produire

« un acte de dérèglement qui institue, aux lieux et places de l'Un, du modèle et du paradigme, la multiplicité et la dispersion des exemples, des cas et des nominations affirmatives[...]. Ce qui lui importe, ce ne sont pas des significations, du transmissible, cela qui relève de ce que Mallarmé nommait l' « universel reportage » […] non pas du déjà constitué, mais des possibles »47.

C'est à une ouverture de sens possibles et rendus disponibles pour le spectateur tels qu'ils sont pratiqués par Stalker en tant que spectateur dans sa marche, que le Laboratoire travaille. L'errance est précisément ce mouvement non régulé, non déterminé par son origine ou sa fin, et qui reste ouvert, confiant, à tous les possibles, pleinement disponible. En ce sens, non pas même « des sens possibles », mais la simple ouverture du sens lui-même en tant que direction. C'est que l'errance assume qu'elle tourne autour d'un objet indéterminé non en vue de sa définition, mais en sachant très bien qu'il n'y a pas de définition. Elle assume donc les objets secondaires comme les seuls objets qu'elle pourra jamais approcher : le symbolique devient pour elle le réel, et ce faisant, elle devient la marque d'une singularité poétique.

Or, « du singulier il n'y a pas de quasi-autre. Parce que toutes les singularités sont autres et inscrites sur la ligne des ordinaires, restent pourtant contiguës, comme dans l'étrange rapport qui unit le poète et son lecteur lorsque celui-ci est, comme on dit, ''touché'' »48. Le quasi-autre est une forme de pensée produite par Jean Borreil, qui sert à penser l'autre considéré depuis le point de vue d'un enracinement qu'il partage également sans pour autant s'y fondre. De même le poète et son lecteur, l'artiste et son spectateur, se côtoient sans jamais se rencontrer vraiment puisqu'ils savent tous deux désormais qu'il n'y a pas quelque chose de communicable, que rien n'existe qui se partage vraiment universellement, sauf la faculté de s'ouvrir les uns aux autres des portes. Or, la possibilité d'une non-communication, ou tout au moins d'une communication qui ne se fasse pas par le chemin simple de la représentation dérivative d'un sens par une parole, mais qui assume le travail de la

45 Jean Borreil, « Le vagabond de l'universel », in La raison nomade, p86.46 Jean Borreil, « Le vagabond de l'universel », in La raison nomade, p95. 47 Jean Borreil, « Le vagabond de l'universel », in La raison nomade, p93. 48 Jean Borreil, « Le verbe absent », in La raison nomade, p32.

langue, se confronte à ce problème que

« c'est dans la défection des communautés que l'on peut faire surgir l'incomplétude de toute communuauté de nature ou de nation, de culture ou de classe, et rendre sa dignité de témoin à cet exemple qui est l'envers de l'artiste, ou plutôt son versant malheureux : le prolétaire ou, aujourd'hui en Occident, le ''travailleur immigré'' »49.

La possibilité de ne pas se comprendre, découverte dans le fait artistique, relève bien de la possibilité de ne pas être une communauté : le commun que la langue maternelle aurait si bien dit n'a pas existé. L'artiste comme le travailleur immigré sont des figures du témoignage de cette réalité critique parce qu'ils vivent tous de la réalité sur ses bords. Finalement, l'expérience d'artiste que Stalker inaugure reprend à son compte cette question : « que se passe-t-il […] lorsque au pont de la fable heideggerienne qui lie le quartier du château à la place de la cathédrale, on oppose la déliaison de celui qui, n'étant pas propriétaire légitime de la ville, couche sous le pont? »50. Ce qui se passe, c'est précisément qu'on ne peut plus penser la ville, et ce qu'elle symbolise, l'unité spatiale et à travers elle nationale, comme une totalité continue qui dans l'histoire serait perpétuelle. Il faut alors la penser comme une impossibilité, et à la place penser et pratiquer les possibles qui peuvent la traverser. Comme dans les lois du désir, l'impossibilité de la satisfaction, de l'affection, permet le cheminement dans les possibles toujours désaffectés en propre et pourtant affectables.

Mais dans le risque pris de l'exposition de ces possibles par l'artiste, reste ce paradoxe que « ce qui doit unir – un peu comme l'imagination chez Kant – c'est ce dont la spécificité réside dans le dédoublement. La représentation est en effet à la fois traduction et fiction »51. Les oeuvres de Stalker sont des fictions autres pour la marche. Nous avons tenté de décrire la manière dont elles se rencontre avec cet autre qu'est la marche. Entre ces deux objets impossibles finalement, le travail de leurs images où s'

« établit le dissensus du ''soi'' et ce qu'il implique : la non-communication. Question à une ''origine'' niée (l'histoire de l'art, le genre, l' ''isme'', etc.), l'oeuvre devient une ''monade'' qui ne communique que par la non-communication selon un processus semblable à celui par lequel une représentation ''cultuelle'' est transformée en oeuvre par cet autre, cette étrangeté qu'est pour elle son ''exposition'' »52.

Dans le trajet de cette traduction traître puisque non-communicante, c'est une « déspatialisation de l'espace [où] un espace déspécifié qui est ouverture du multiple »53 qui apparaît, et où la question qui demeure est aussi bien « Où est l'artiste ? » que « Où [est] le spectateur? »54 et aussi bien qui ou que sont-ils ?

Si Stalker joue le même rôle que le génie kantien qui « est celui qui dérègle les modèles établis et la politique des images, [...] celui qui désapproprie »55, il s'établit donc dans une certaine

49 Jean Borreil, « Le vagabond de l'universel », in La raison nomade, p96. 50 Jean Borreil, « Le vagabond de l'universel », in La raison nomade, p82, commentant Martin Heidegger, Bâtir,

habiter, penser. 51 Jean Borreil, « Les antinomies du spécifique », in La raison nomade, p65. Pour bien comprendre, on pourra se

référer à cette analyse de Gilles Deleuze dans « L'idée de genèse dans l'esthétique de Kant », in L'île déserte, Paris 2002 : « L'accord libre et déterminé doit être a priori. Bien plus, il est le plus profond de l'âme ; toute proportion déterminée des facultés suppose donc la possibilité de leur harmonie libre et spontanée. En ce sens, la Critique du jugement doit être le véritable fondement des deux autres critiques ».

52 Jean Borreil, « Les antinomies du spécifique », in La raison nomade, p76. 53 Idem, p78.54 Jean Borreil, « Les antinomies du spécifique », in La raison nomade, p78. 55 Jean Borrei, « Le vagabond de l'universel », in La raison nomade, p92.

version de l'être ensemble. On a dit comment Stalker était hanté par la figure du mauvais habitant, qui ne pense pas son habitat comme une propriété mais comme un point ordinaire dans les réseaux du devenir-déménagement. Comment, sur cette base, penser l'être-ensemble ? Comment, sur la base de la déspécification des lieux qui est également une invitation à la déspécification de l'oeuvre, trouver la logique d'une identification de la figure de l'habitant, de l'artiste également, et pour finir, de l'humain ? En effet, ce qui est affecté par les singularités précisément désaffectée, ce qui assume l'impossiblité de l'objet, est l'humain car « accepter d'être humain c'est ainsi accepter d'être affecté par la pluralité des singuliers qui, en effet, nous affecte56 ». Il y a donc dans l'humanité quelque chose d'un destin à assumer, même si ce destin ne possède pas en propre d'origine assignable, mais doit être construit par les possibles qui s'ouvrent. Il y a à dire, même si nous ne pouvons pas entirèrement toujours comprendre parce que le point de vue de la totalité n'existe pas.

Le danger advient dans l'espace en tant qu'il est déspécifié, et pour la pensée urbaniste centralisée, il vient de ce que les espaces et les populations qui y vivent sont alors inidentifiables. Or, tout le projet moderne est justement de former

« une individuation, un ''se saisir soi-même'' comme être séparé qui interdit au Moderne de rencontrer quelqu'un comme de toucher les choses, une individuation qui nous est donnée ''en partage'' mais qui justement nous est trop donnée, une spécification radicale qui nous sépare absolument du tout du monde et de la communuauté »57.

En effet, l'individuation poussée à son extrême atomise réellement les individus, selon un processus qui radicalise la désintégration atomique que nous avons vu à l'oeuvre dans l'histoire et dans la présentation de Stalker. Pourtant, c'est également de là que vient ce qui sauve, et c'est là aussi que se fait une partie de l'oeuvre suivant le

« paradoxe d'une singularité qui s'appuie sur une désappropriation de ''soi'', une étrangéisation de ''soi'' et un effort d'élimination du ''mien'' ? Non pas de l'unité répétitive de l'indistinction du ''mien'', c'est-à-dire du ''soi'' et de l' ''objet'', mais au contraire une séparation et une division »58.

Le risque et la chance du moderne sont donc contenus dans cette atomisation individuante ou spécifiante. Mais le paradoxe est de réussir à tenir cette atomisation qui est une autonomisation qui dépasse les règles admises, sans tomber dans un nihilisme où plus rien de stable ne permet de toucher ou d'être touché. Il s'agit donc d'assumer une communication toujours incomplète du fait même de l'impossibilité de l'objet, et pourtant la possibilité toujours vivante d'être ensemble. Le problème est donc encore une fois celui de l'origine, à laquelle on assigne classiquement le pouvoir de faire tenir ensemble une signification ou un ensemble humain de populations. Seulement, on a vu comment le paysage contemporain est justement coupé de cette origine, à la fois par la possibilité de la catastrophe dans la figure par exemple des témoins de l'immigration clandestine, et par le fait qu'il se permet même la construction de cette catastrophe sans la traverser, dans la figure de l'artiste en délinquant.

Il faut donc se replonger dans la version que Stalker donne de l'espace, mais cette fois considéré non d'un point de vue abstrait, mais du point de vue de la mise en place de l'être-ensemble. Stalker déjoue le trajet habituel de l'Histoire, qui est ordonnée selon une origine et une possible catastrophe qui viendrait y mettre fin. Or, qui est concerné par l'Histoire, sinon le peuple qui y prend part ? La pensée centralisée lui donne alors de la manière la plus claire possible, dans l'organisation de son espace, des images comme autant de modèles originels à suivre, comme le fut Périclès, ou mythiquement Achille pour Athènes. La pensée architecturale s'oriente en effet habituellement sur des centres, un certain nombre de places comme autant de lieux. En France, c'est un lieu commun de dire que l'unité minimale d'habitation59, le village, est contruit autour d'une

56 Jean Borreil, « Le verbe absent », in La raison nomade, p40. C'est nous qui soulignons. 57 Jean Borreil, « Les antinomies du spécifique », p57. 58 Jean Borreil, « Les antinomies du spécifique », p76. 59 Cette unité vient après cependant le hameau dont on ne parle que trop peu mais qui fait sont grand retour dans la

place centrale qui regroupe la mairie démocratique, l'église catholique, l'école républicaine, et parfois, la puissante gendarmerie. C'est le modèle inauguré en 1612 par la Place Royale de Paris, qui deviendra la Place des Vosges, et qui essaimera dans les années qui suivent dans toutes les villes royales de France : Caen, Dijon, Nantes, avant de prendre la forme républicaine qu'on vient de décrire après la Révolution Française. On trouve généralement au centre de telles places les statues des rois. Tout est fait pour organiser, à ciel ouvert, un lieu de circulation comme un temple à ciel ouvert à la gloire du Roi des Français ou de son successeur la République. Dans la pensée de Stalker, ces monuments relèvent d'un « système public de représentation »60. Même si le pouvoir (dont on pense qu'il donne l'image du peuple) qui est représenté n'est plus le même entre la monarchie et la république, il s'agit toujours de représenter au peuple ce qui le guide, ce qui le sauve à travers les dangers qu'on identifie dans l'histoire. Ce système est organisé sur des terrains fondamentaux originairement vagues, qui ne feront jamais surface, des « lieux que l'architecture, son destin et son histoire, n'ont eu de cesse, lorsqu'ils se sont penchés sur eux, de tenter de rationaliser, de baliser, de marquer par des constructions ou des projets, d'identifier ou de relier à une logique d'appartenance »61. Ce qui est représenté dans les monuments centraux qui forment le pôle auquel Stalker adresse ses critiques et ses travaux, c'est la représentation de l'appartenance à une nation, dans la personne du Roi, corps de la France, ou de Jean Jaurès, incarnation de l' « Esprit Français ».

Or, dans ce schéma architectural, ce qui est produit n'est pas une connaissance au sens d'une expérience produite dont on tirerait des conclusions, mais la représentation d'une opinion pour le peuple. La question est posée par Jean Borreil : « comment figurer le Sans-Nom ? En lui présentant l'image des Grands Hommes dans une fresque de l'humanité d'où le peuple est absent ? »62. C'est dans cette opinion figurée que « le Grand Homme incarne le peuple », opinion très présente en France à travers les modèles de Napoléon ou de Charles de Gaulle, ou des présidents actuels qui ornent les mairies, qu'on trace la logique de l'appartenance. Stalker produit une critique de ce modèle centraliste, fondée sur l'idée que dans les territoires dangereux, désaffectés des métropoles, se jouent tout de même des affects qu'il faut prendre en compte, malgré et même, en retournant, en vertu de leur caractère fluctuant car « dans la ville inconsciente, refoulée ou résiduelle que, par définition, aucun monument ne cadre, ni ne (re)marque, le temps continue à faire son oeuvre sans passer par des constructions mémorables qui toujours fixent, figent l'écoulement dans la durée, sans passer par une construction de la mémoire, par une mémoire édifiée et édifiante, mais par le mouvement même de la durée »63. Les habitants des zones ont une pratique de l'espace. La pratique qui intéresse particulièrement Stalker est celle de la circulation, mais également de l'habitation. Dans son projet ON/Osservatorio Nomade à Corviale, Stalker travaille avec les habitants d'une barre de béton résidentielle de la périphérie de Rome. Imaginare Corviale convie les habitants de cette résidence d'un kilomètre de long, abandonnée par les pouvoirs publics, à-demi achevée, à reprendre le contrôle de leur espace de vie, à travers par exemple la fondation d'une chaîne communautaire, Corviale Network. Certes le medium télévisuel est composé d'images. Mais sur le même principe que les télévisions participatives françaises, ou même les webTV contemporaines, l'image qu'un groupe se donne de lui-même n'est-elle pas déjà sortie d'un système de représentation public autoritaire? Il s'agit d'engager les habitants à prendre conscience de la manière dont ils pratiquent cet habitat désaffecté. Il s'agit de le réaffecter, non au sens où l'entend la pensée promoteuriale centralisée, mais au sens d'une recherche des affects qui lient ces habitants à leur lieu de vie, de circulation, de travail. Pour dépasser la représentation d'eux-mêmes, lointaine, dans un club de football ou une identité citadine ou nationale, il faut permettre la requalification d'un point de vue singulier de ces lieux communs. Voilà donc la manière dont on se sauve dans la version de Stalker : en devenant maître de ce qui a été donné. La maîtrise se mesure non à l'aune d'un passé légendaire qui n'existe pas en propre, mais à celle de pratiques participatives qui forment le futur de

pratique récente tout autant que légendaire des éco-hameaux.60 Thierry Davila, Marcher, créer, p121.61 Idem p119.62 Jean Borreil, « Les antinomies du spécifique » déjà cité p54.63 Thiery Davila, déjà cité, p127.

l'espace considéré de ce nouveau point de vue. Stalker travaille cependant avec des significations mythiques ou légendaires. En ce sens, il est

significatif que le travail de Francesco Careri dans Walkscapes commence par une sorte de cosmographie de la marche comme pratique esthétique, qui rappelle sa place dans le monde paléolithique, ainsi que celle, considérée comme architecture primaire, du menhir, et de ses autres, les alignements, les entablements, etc. L'une des actions majeures du Tour de Rome est d'ailleurs constituée par une réminiscence de ce sens minimal de la marche. Il s'agit de Carnac dont nous avons suivi le système photographié dans cette série de photographies légendées lors de l'exposition. On y voit d'abord le « site » : un alignement de buses de béton armé dans un terrain vague envahi de buissons et d'arbres méditerranées. Autour, dans les fourrés, debouts ou assis, les membres du Laboratoire Stalker qui jouent encore une fois cet écart au sein du collectif. Derrière cet écran, les grands ensembles résidentiels qui sont exposés à la ruine malheureuse du collectif. On voit dans la seconde photographie un des membres verser du vin sur la farine répandue sur les buses de béton. Cet acte de libation dans un cadre et sur un matériel contemporain, légendé Carnac, est très révélateur de la circulation des passés les plus lointains dans les oeuvres de Stalker. Il ne s'agit pas à proprement parler d'un remake de libation, puisque la libation grecque s'effectue avec du fromage, du vin, de la farine, mais aussi des pieds d'animaux grillés. Il s'agit d'une libation contemporaine dédiée au territoire, et qui sera laissée sur place par la suite. Stalker joue ainsi une célébration païenne et antique dans un cadre hyper-contemporain. Cette action est décrite comme suit dans le Journal de voyage présenté sur le site du Laboratoire Stalker :

« Piccio nous devança. Nous le retrouvâmes quelques pas plus loin qui répendait de la farine sur douze grand cylindres de ciment que nous aurions pu avoir à traverser. Quand le reste du groupe nous eut rejoint, Piccio ouvrit une bouteille de vin et la répandit sur toute la surface des cylindres recouverts de farine. Ayant célébré ce ''seuil'', nous le traversâmes, en essayant de se pénétrer de l'énergie sainte de l'acte qui venait de s'accomplir. Quelqu'un ne pût s'empêcher d'exprimer quelques impressions mythiques sur la qualité du vin »64.

Du texte à la photographie, l'action prend de l'épaisseur pour celui qui regarde les œuvres qui ont un lien avec elle. Nous avons dit que ce lien n'était pas un lien de filiation univoque, mais celui qui est constitué dans l' « [exploration] de l'esprit pré- et post-historique ; […] là où les futursd lointains rencontrent les passés lointains »65. De même l'action elle-même rejoue l'acte de libation qui ponctue aux origines de la fiction le trajet d'Ulysse, et à travers ce texte le monde révolu de l'Antiquité grecque. On voit d'ailleurs comment fonctionne le groupe Stalker : sans aucune règle commune, un élément peut se détacher du groupe un instant pour lui offrir une action qui, si elle est déterminée singulièrement, prend son sens dans le cadre du groupe avec lequel elle entre en résonnance. De même cette action met en jeu l'histoire toute entière de l'Occident, et plus que l'oubli de la différence ontico-ontologique, elle travaille l'oubli de la marche comme expérience spirituelle. Dans le même « Journal de voyage », on trouve cette critique du monde occidental formulée par Bruce Chatwin :

« Les psychiatres, les politiciens et les tyrans continuent d'asséner que la vie nomade est un comportement anormal, une névrose, une forme de désir sexuel insatisfait, une maladie qui doit, pour le bien de l'humanité, être combattue. Pourtant, les Orientaux, maintiennent en vie l'idée immémoriale que la vie nomade ré-établit l'harmonie entre l'homme et l'univers »66.

L'idée mise en tension ici est celle de cette « arrogance occidentale » décrite par Jean Borreil, arrogance qui tend à situer l'universalité d'une figure de l'humanité dans l'humanité occidentale. Mais Jean Borreil comme Stalker, et comme Bruce Chatwin dont nous ne pouvons malheureusement pas traiter ici, renversent cette idée en rappellant à cette arrogance la présence de ces autres dont les qualités ne correspondent pas à la définition classique de l'occidentalité. Peut-

64 Stalker, « Journal de voyage » in Giro di Roma – 1995, sur http://www.osservatorionomade.net65 Robert Smithson, « Une sédimentation de l'esprit », in Ecrits.66 Bruce Chatwin, cité par Stalker in « Journal de voyage » in Giro di Roma – 1995, déjà cité.

être même ces autres n'ont-ils pas de qualité, en tant que Stalker prend un malin plaisir à déjouer les qualités communément admises de ce qu'est une œuvre d'art et partant, un artiste ou un architecte. Ce faisant, tous ces travaux concourrent à une déspécification  : il ne s'agit pas de définir abstraitement ce qu'est un homme à partir de ce qu'on désire de lui, mais de le déterminer a minima comme un fonctionnement rationnel. Or, ce fonctionnement rationnel est organisé, pour tous les chercheurs que nous venons de mentionner, par la nomadisation. Celle-ci commence d'ailleurs par des actions comme Carnac  : il faut en définitive, pour nomadiser, « être le père de son propre grand-père »67. Par cet acte, on renverse la conception traditionnellement admise du déplacement, mais également, avec lui, de l'histoire : la filiation ne se fait pas de manière sanguine, comme transmission héréditaire simple, elle est mêlée de processus autres, dont fait partie le fait d'assumer d'être le petit-fils de son grand-père, ou une certaine figure du descendant de la Grèce Antique. Il ne s'agit pas cependant d'accepter un destin comme un fait établi et déterminant, mais de le jouer, de le mettre en scène et en acte, pour gagner ce rapport d'expérimentation qui fait défaut dans l'organisation régalienne de l'espace.

Il s'agit bien avec ce travail sur l'identité personnelle, ou plutôt sur l'inexistence d'une telle notion telle qu'elle est définie classiquement, de rompre avec cette acceptation servile qui « [cherche sa] singularité là où nous le la trouverons pas [dans une appartenance], parce qu'elle n' ''y est pas'', dans le monde des opinions, au lieu de la chercher là où ''elle est'', dans la nomadisation d'un processus permanent »68. Le monde de l'opinion est celui qui ne se risque pas au danger, qui, pleinement disponible, suit le processus le plus probable ou le plus fort : le signifiant du « Nom du Père ». En effet, on a vu comment les logiques d'appartenance organisaient l'espace et la vie de manière déterminée, et comment elles empêchaient la pénétration de l 'autre. Si Stalker ne se mettait pas au risque double de l'ex-position, de la situation dans l'autre, il ne ferait pas œuvre d'artiste, il n'agirait pas, et peut-être même ne ferait-il pas acte d'humain. Le chemin de la singularité de Stalker passe donc sans le savoir par cette épreuve décrite par Claude Simon et commentée par Jean Borreil que « (''Je est d'autres'' écrit-il dans La corde raide), le ''sans lieu'' est ces autres, personnages, paysages, architecture, odeurs, sons, éléments, couleurs, que le travail […] fait apparaître »69. La modernité poétique s'est construite autour de cette apposition de je et de l'autre. Gérard de Nerval le premier avait écrit au dos d'un portrait de lui-même « Je suis l' autre », et Rimbaud quelques décennies plus tard « Je est un autre »70. Dans ce dialogue, on notera l'extrême différence qu'il y a de l'absolutisation de l'autre chez Nerval, là où il est particularisé dans une présence chez Rimbaud. C'est que l'autre est inscrit dans un rapport universel chez Nerval, là où il est le fait d'une rencontre particulière chez Rimbaud. Mais paradoxalement, l'autre est dynamique chez Nerval : le verbe est conjugué à l'actif, et il joue sur l'ambiguité entre le verbe être et le verbe suivre, ce qui l'inscrit dans la possibilité que le sens soit « je vais après l'autre », je me déplace avec lui. Chez Rimbaud au contraire, l'autre est stabilisé comme une définition qui dériverait de sa rencontre physique. Pourtant, on a assimilé jusqu'ici la définition à ce point de vue de l'universel statique, et le particulier au point de vue mouvant et dynamique. Dans la parole de Claude Simon, la part dynamique est assumée par la pluralité des « autres », qui nécessite le déplacement d'une figure à l'autre, comme le joue le commentaire de Jean Borreil. Cette pluralité est pourtant inscrite dans la stabilisation d'une détermination. Seulement, cette détermination perd son carcatère clivant en disséminant ses puissances dans diverses figures. Comme dans le commentaire que Gilles Deleuze fait de l'organisation des Critiques kantiennes, ici aussi, la détermination de l'organisation des facultés doit se fonder sur un accord libre et harmonieux, sans règles. Ce faisant, « le rejet de la certitude sensible ne conduit pas à un Tout, le rejet de la certitude sensible conduit à la splendeur du On »71. La critique de l'opinion d'appartenance ne produit pas une libération atomique (dans le sens hyper-moderne) qui serait en contact, seule, comme Nerval, avec un Universel devenu arrogant parce que non partagé, mais l'assomption de certaines affinités, d' affections singulières autant que

67 Jean Borreil, « L'impossible retour à Itahque », in La raison nomade, p250.68 Jean Borreil, « Le verbe absent », in La raison nomade, p38. 69 Jean Borreil, « Claude Simon, le légendaire comme métaphore », in La raison nomade, p187. 70 Lettre à Georges Izambar du 13 mai 1871. 71 Jean Borreil, « Le vagabond de l'universel », in La raison nomade, p89.

multiples. On a vu comment la certitude sensible était le point de vue enraciné d'un sujet qui ne se départ pas de son objet qu'il croit être de toute éternité. La rupture avec ce modèle doit passer par une déliaison du sujet avec son objet.

Mais de l'autre côté, il ne s'agit pas d'appartenir à un groupe de manière exclusive des autres groupes, car « le chemin de la singularité ne saurait en effet s'arrêter au seuil de ce monstre – une singularité spécifique […] – il conduit nécessairement à la dissonance du singulier au sein même de cette ''singularité spécifique'' »72. C'est pourquoi le travail de Stalker comme la pensée de Jean Borreil ne peuvent pas êtres réduites à un courant de pensée ou un courant artistique qui les réunirait, telle que la « pensée et l'art post-modernes ». C'est aussi pourquoi travailler avec les notions et les tensions qu'ils mettent en place ne saurait se résumer à commenter une photographie légendée mais doit se confronter à plusieurs directions aux coordonnées spatio-temporelles délicates et à leur multiplicité. Le fait même de la légende, ou du mythe fondateur, et sa présence fantomatique, simulée, dans les travaux divers de Stalker, engage ces problématiques :

« il y a en effet contradiction entre les deux sens de ''légende'', la légende sous la photographie nous renvoyant à une humanité centre du monde […], la légende comme légendaire nous renvoyant, elle, à un monde qui est en même temps et ceci et cela, homme et casserole rouillée »73

ou arbre et maison pour rappeler les exemples de Hegel. Dans la série légendée Carnac pourtant, on entre dans une mise en scène où, le nom de la légende ne représentant pas un objet qui lui appartiendrait en propre, mais se déplaçant vers un autre objet, acquière une dimension légendaire au second sens : il renvoit à un monde où les significations se modulent et migrent selon des associations assumées comme non originaires : le légendaire s'oppose ainsi au mythique qui fait toujours jouer l'idée d'une origine, en existant comme plan de rencontre de réalités éloignées. C'est le trajet opéré par la métaphore que nous avons déjà décrit. C'est également le trajet que doit opérer une singularité, puisque « le paradoxe des singularités est d'être toujours plusieurs. Être plusieurs ne se peut que dans la (bonne) distance (l'irrespect) et la mesure (le respect) »74. Le rapport de non-originarité n'empêche donc pas le partage de significations communes, en vertu du fait que « le bon sens est la chose du monde la mieux partagée »75, mais que le partage ne peut se faire que dans l'écart au sein du collectif. Ici par exemple, si aucun de nos travailleurs ne sont des grecs anciens, cela n'empêchent pas qu'ils activent, chacun à leur manière, des significations présentes dans la vie antique. Cependant, il ne le font jamais sur le mode de l'illustration, de l'exemple, du modèle originaire, mais en tant que chose partagée avec une partie absente de l'humanité : parole, acte, texte, paysage, etc. Ce faisant, tout est considéré dans cette splendeur du On par quoi on a commencé. Seulement, le On n'est plus la dépersonnification redoutée par Heidegger, le manque de parole, mais l'espace d'un partage entre les égaux : « le point est ici aussi ordinaire que ceux qu'il jouxte et, par sa position – c'est donc une affaire de topique – il devient un extraordinaire qui dérègle la ligne des ordinaires »76. La ligne n'est donc pas une ligne filiale unique et droite, mais une ligne dont chaque point assume qu'il est le croisement d'autres lignes à chaque point de sa propre ligne de vie. Ce faisant, la singularité s'assume comme construite, et comme construite par les autres, par autre chose, et non comme un objet qu'il faudrait admirer ou critiquer. C'est en ce sens que le point de départ est minimum dans la détermination du sens ou de la direction de la marche. C'est également en ce sens que les points du poète et du lecteur restent contigus. Il n'y a pas de retrait complet du monde, le nomade n'est pas l'ermite, mais il y a pourtant l'assomption de l'écart dans le partage.

On voit dont que c'est dans un perpétuel entre-deux qui ne se décide jamais que nous situons

72 Jean Borreil, « Les antinomies du spécifique », p73. 73 Jean Borreil, « Claude Simon, le légendaire comme métaphore », p200. 74 Jean Borreil, « François Châtelet ou l'autre Grèce », in La raison nomade, p236. 75 Descartes, Discours de la méthode, Première partie, cité inintégralement par Jean Borreil in « Le verbe absent », La

raison nomade, déjà cité. 76 Jean Borreil, « Le vagabond de l'universel », in La raison nomade, p92.

la singularité : on a dit qu'elle ne pouvait être le simple exemplification de l'idée d'une Humanité Universelle. Mais elle ne peut pas non plus être la source unique et univoque de critique radicale du monde, au sens de la tautologie « je suis qui je suis »77, sauf à considérer non que « je vais derrière qui je vais », mais que « je vais devant celui derrière qui je vais » : c'est bien là la position de ce qui, derrière l'« écran » dans le danger de l'inquiétude du négatif, affecte positivement ce qui est devant. C'est d'ailleurs ainsi qu'est pensé le guide dans le film Stalker, qui marche toujours derrière les personnages qu'il guide, même s'il est toujours présent devant eux dans le boulon et le lambeau blanc qu'il a lancé et qui décident de la direction. La singularité telle que la pense Jean Borreil, telle que l'assume Stalker, est celle d' « un bâtard [aurait dit Platon]. Un bâtard est un être double, non identifiable, une sorte de spectre errant dans l'entre deux [...]78, un ceci et un cela. [Il produit une philosophie] où les problèmes sont montrés par et dans une performance »79. La « critique de la certitude sensible », en nous séparant de l'immédiateté unitaire, permet le trajet de transport de la métaphore, elle prend en considération ce qui n'est pas connu, et ce qui ne le sera jamais, comme constituant, aussi, de sa singularité. Ce faisant, elle permet le sens. Cette prise en compte de réalités multiples est ce qui caractérise ce point de vue singulier qui est celui de l'artiste : « l'artiste ne fonde […] rien. Il n'est même pas la fondation de lui-même puisqu'il erre dans le défilé des images de soi et ''squatte'' tel ou tel habiter. […] habiter en artiste est arpenter la zone d'un seuil »80. Rien n'est fondé, l'action artistique est, pour le moment, simplement conçue comme une proposition. Elle est telle parce qu'elle n'est pas caractérisée comme un discours plein qui révélerait un sens : nous avons émis l'hypothèse et les conclusions qu'il y a à en tirer de la possibilité d'une non-communication de l'oeuvre. Par conséquent, « le spécifique, c'est la saisie de l'oeuvre dans l'espace des réponses de l'école ; le propre c'est l'institution d'un espace de questions »81. Ce qui serait alors propre à Stalker est cette mise en tension problématique de la construction des villes contemporaines sur l'oubli de leurs zones : l'espace nomade s'oppose à l'espace de l'école comme la zone s'oppose à la place centrale du village, comme la raison nomade à la rationalité universelle et belligérante des Lumières, comme la singularité par rapport à la subjectivation d'une appartenance.

En effet, la singularité n'est pas pensée chez Jean Borreil comme une subjectivité, c'est à dire comme un point de vue critique sur une tradition ou un état de choses. Elle est pensée selon la logique de l'

« euphorie de l'écrivain et de l'artiste qui est aussi bien l'euphorie du flâneur [celui qui est] sans autre spécification que celle de [la flânerie] et [dont la] singularité n'est pas une subjectivité. […] cette singularité non subjective s'essaie à lire le ciel, […] le spécifique réalisé est ainsi une singularité non subjective qui anéantit le spécifique »82.

En ce sens, le guide de Stalker s'essaie à lire le ciel aussi bien que celui qui prend le chemin de traverse des significations mineures dans la prose de Lacan, aussi bien que Piccio, au sein de Stalker, qui offre à son groupe une direction mythique, aussi bien que le cynique de Jean Borreil. Cette singularité est donc liée à des significations qui appartiennent au monde et qui, en tant que telles, du moins peut-on l'espérer, peuvent être partagées par tous. Elle peuvent l'être en tout cas dans des cellules à dimensions variables telles que le Laboratoire Stalker. On voit quel rapport tendu s'opère entre une telle pensée et la pensée classique de la communauté. La question est posée ainsi par Jean Borreil à propos de l'artiste en délinquant : « Que se passe-t-il […] lorsque au pont de la fable heideggerienne qui lie le quartier du château à la place de la cathédral, on oppose la déliaison

77 On pourrait ici se référer aux analyses du Comité invisible dans le premier chapitre de L'insurrection qui vient  : « I am what I am ».

78 Ici, Jean Borreil écrit « ou un dérivé mimétique ». Cette phrase est incompréhensible selon le point de vue qu'il décrit par ailleurs comme non dérivatif et non mimétique. L'idée même d'une performance s'inscrit pour nous dans une critique radicale de la mimésis. Nous ne pouvons pas comprendre ce membre de la phrase, et avons donc préféré l'amputer.

79 Jean Borreil, « ???????????????,]80 Jean Borreil, « Les antinomies du spécifique », p82. 81 Jean Borreil, « Les antinomies du spécifique », p74.82 Jean Borreil, « Les antinomies du spécifique », p76-77.

de celui qui, n'étant pas le propriétaire légitime de la ville, couche sous le pont »83 ? On a vu comment la situation de danger arrivait, chez Stalker, précisément lors du franchissement d'un pont, laissant entendre que le pont, qui est censé relier deux rives, n'arrive pas forcément à remplir cette fonction. L'artiste est un trou, un ''intolérable'' qui rappelle qu'il ne partage pas ce qui est communément admis dans une logique d'appartenance comme « les qualités d'un français ». Cependant, il partage autre chose, avec d'autres singuliers. C'est de ces singuliers qui Stalker nous parle. C'est ce trajet que Jean Borreil nous décrit quant il demande :

« quel est le mode de déliaison de l'artiste ? […] Le rapport est un rapport d'inclusion, fugitive et d'exclusion, un rapport non pas cosmopolite, mais cosmopolitique à l'être-ensemble et à la politique où la polis n'est plus l'espace du commun ni celui de l'appartenance et du propre, mais devient un espace déspécifié, inscrit non dans la signification, mais dans la naissance sans concept du sens »84.

Celui qui dort sous le pont, comme l'artiste délinquant qui monte sur le pont de drainage des alentours de Rome, n'est pas le « poète » heideggerien qui autour du pont organise l'espace de sa vie85. Il est celui qui ouvre des possibles. Ces possibles sont ouverts, laissés disponibles pour d'autres qui pourronrt à leur tour les assumer ou non comme leurs. Cette ouverture est ce qui produit l'extraordinaire dans la ligne des ordinaire : un changement de signification, de direction, qui ouvre tout un champ de sens possibles. Un sens qui naît sans concept est celui qui ne se déduit pas ni ne s'infère dans un rapport univoque de représentation vis-à-vis d'une origine.

La figure de l'artiste se singularise donc, sans toutefois s'abandonner à une subjectivité solipsiste et nihiliste qui ne reconnaîtrait pas ce qu'elle doit aux autres singularités, comme Heidegger ne citant jamais Spinoza. Il est qualifié par ce qu'il fait, mais ce qu'il fait est précisément cette déqualification qui permet d'être ce qu'il est : il bouleverse le rapport de filiation en assumant des sources qui ne sont pas les siennes, tout en ne fondant rien parce qu'il accepte le partage de ces sources. En ce sens, il reste ancré dans une réalité qu'il métamorphose sans jamais l'oublier  : il témoigne de quelque chose, comme le menhir témoigne du passage ou du rassemblement. Précisément, il passe et fait passer. Or, « un témoin est ce qu'il y a de plus insupportable à une mémoire oublieuse[.] Un témoin, c'est ce qui rappelle à ne pas oublier, c'est un intolérable »86. Le témoin navigue dans les zones inconscientes du collectif et représente toujours le risque de les faire surgir à la manière dont Stalker fait surgir des réalités de l'urbanité contemporaine. En ce sens, il est celui qui, traversant le danger, produit également le danger, mais permet également la salvation non seulement de lui-même comme singularité, mais également de la réalité dont il parle, et donc d'une chose commune. En ce sens finalement, l'artiste comme le témoin, dont fait partie le « travailleur immigré » dont nous avons eu à parler, accomplit ce

« travail de passeur (tra-ducere) de l'un à l'autre, qui est aussi passage d'une spécificité, non pas à une autre spécificité, mais à une singularité. […] Non plus le spécifique d'un art dont on ne sait plus ce qu'il doit être parce qu'on ne sait plus ce qu'il est, mais le ''si rare'' qu'il en est singulier ; et le singulier, c'est à la fois ce qui est dans l'espèce et ce qui la détruit. Au bout de la singularité, en effet, et comme son aboutissement : le tragique du témoin »87.

83 Jean Borreil, déjà cité, p85. 84 Jean Borreil, « Le vagabond de l'universel », in La raison nomade, p95.85 Le pont est le seul exemple qui organise la pensée d'Heidegger dans Bâtir, habiter, penser.86 Jean Borreil, « Le verbe absent », in La raison nomade, p40. 87 Jean Borreil, « Les antinomies du spécifique », p73.

Au fil et à travers toutes ces errances et relances diverses, se trace finalement l'image d' « une Athènes étrange à son image, un ''bougé'' de l'image d'Athènes par lequel celui-ci échappe à la vision du philosophe, de Platon à Heidegger, comme à celle du poète […] Hölderlin »88. Avec Athènes, c'est l'origine elle-même qui est scindée et empêche par là l'arrivée de tout rêve d'unité. Elle n'est plus une rive originaire dont l' Occidental dériverait, parce que le trait d'une rive « se partage en son trait même »89. On ne peut qu'en stabiliser des fulgurances diverses qui fonctionnent sans être délivrées du fonctionnement car « il n'y a pas d'original ni d'origine : il y a des logiques »90, et des logiques qui, par le milieu, se risquent à des dangers multiples où elles peuvent trouver, le cas échéant, des pensées salvatrices.

Dans l'espace qui s'ouvre alors à nous, il s'agit de faire oeuvre d'homme, en assumant non l'appartenance à un passé immémorial, mais le fait même d'assumer d'ouvrir des portes, d' « arpenter la zone d'un seuil ». Nous avons frayé dans des parages où la philosophie se dit d'une manière différentielle, où elle partage avec la poésie et avec l'art des ambitions et des logiques communes où tous découvrent la possibilité de se parler sans communiquer, de faire circuler des idées sans les exprimer. C'est là le grand projet tracé par Jean Borreil : « il faudra à la philosophie s' ''hölderliniaser'' pour rompre avec l'odyssée hégélienne, et la poésie devient cette entaille où se fait jour une pensée non subjective »91. Il ne s'agit pas de la fondation subjective d'une opinion critique sur un monde invivable, mais au contraire de rendre habitable le monde en y traçant un réseau de résonnances en sélectionnant les merveilles qu'il produit, suivant cette possibilité que « le choix est comme la vie, il est la figure d'un imprévisible sur fond de donné, la figure hésitante, tremblée, d'une contingence »92. Aucune figure déterminée n'émerge donc dans cette traversée, si ce n'est une défiguration qui permet le partage entre celui qui pense et ce qui est derrière lui, entre celui qui vit et ce qui est derrière la vie. Athènes et notre Europe apparaissent dès lors comme un « fond sur lequel se détachent des figures, mais tout cela prenant le statut de figure et, dans un refus de l'opposition de la figure et du fond, la ville prenant un statut de personnage, aussi ''vivant'' que les personnages de l'action »93. La constitution classique de la figure comme une subjectivité exemplaire est déjouée en vertu de cette détermination minimale et tellement libertaire que « le déracinement n'est ni un propre ni une appartenance, mais [il] relève du genre, [il] est un trait du genre parce qu'il n'y a d'humanité qu'à ''se déraciner'' »94. Le fait d'être humain se partage dans la réflexion, et Jean Borreil ne peut s'ériger en statue devant laquelle les « raisonneurs nomades » viendraient s'agenouiller. En ce sens, la plus grande fulgurance, comme l'heure du plus grand silence qui crée l'occasion de la plus grande catastrophe, se trouve encore dans l'action artistique car « l'art est […] l'espace d'un événement paradoxal : une institution de lui-même comme ''désoeuvrement'' et un appel sans destinataire – une bouteille à la mer – au multiple du tous. Un tel appel occupe la place du témoin. […] Il est un singulier qui vit une expérience sur son bord, à son passage à la limite et qu'en même temps, pourtant, cette expérience ne lui appartient pas en propre, mais qu'elle est commune »95. Nous espérons ici dans notre envoi de la pensée de Jean Borreil et de l'oeuvre de Stalker ne rien nous en être approprié, mais avoir conservé la distance nécessaire avec notre objet, car nous aimerions en être rien plus que le témoin. Rien n'exclut toutefois la particpation du témoin.

Il semble tout à fait contradictoire, en opposition parfaite à tout ce que nous venons de dire, de tracer ici la conclusion définitive et déterminante de ces trajets qui rassemblent sur les mêmes routes problématiques nos personnages. Nous avons en tout cas dans cette route partagée gagné ceci que la solitude accablante du chercheur se confronte parfois, de manière évanescente, à la rencontre de cousins éloignés. Il est toujours possible de parler avec les membres de cette parentèle

88 Jean Borreil, déjà cité, p225. 89 Jacques Derrida, La carte postale, p279. 90 Jean Borreil, « François Châtelet ou l'autre Grèce », in La raison nomade, p230.91 Jean Borreil, déjà ité, p241. 92 Jean Borreil, « François Châtelet ou l'autre Grèce », in La raison nomade, p230.93 Jean Borreil, déjà cité, p192. 94 Jean Borreil, déjà cité, p39. 95 Jean Borreil, déjà cité, p95.

désordonnées où les places s'échangent entre fils, pères, grands-pères, ancêtres, et enfants. Nous avons l'impression d'avoir éprouvé le secours qu'on trouve dans l'enfantement d'une réflexion, et qui sauva Nietzsche par exemple qui, à la dernière solitude, se sentait bien entouré de ses enfants les livres :

« Pays je ne trouvais nulle part : errant je suis en toute ville, devant toutes portes, une séparation.[…]Ainsi je n'aime plus que le pays de mes enfants, l'inexploré, au plus lointain des mers ; à ma voile c'est celui-là que je commande de chercher et de chercher.Par mes enfants me veux racheter d'être l'enfant de mes pères, et par tout avenir veux racheter – ce présent! »96.

96 Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, « Du pays de la culture ».