La prise de décision clinique chez les sages-femmes: un tout à explorer et à s'approprier

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La prise de décision clinique chez les sages-femmes : un tout à explorer et à s’approprier Céline Lemay, SF, PhD Novembre 2013

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La prise de décision clinique chez les sages-femmes :

un tout à explorer et à s’approprier

Céline Lemay, SF, PhD

Novembre 2013

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Table des matières Introduction ................................................................................................................................ 3

1. « Les » savoirs sage-femme.................................................................................................... 4

2. Les modes de connaissance ................................................................................................... 5

La science ................................................................................................................................ 5

L’intuition (ou savoir tacite) ................................................................................................... 6

L’expérience ............................................................................................................................ 7

Les histoires ............................................................................................................................ 7

3. Le savoir qui fait autorité ....................................................................................................... 8

4. Pratique basée sur les données probantes (EBM) ................................................................. 9

Critiques ................................................................................................................................ 10

5. Les modèles de prise de décision ......................................................................................... 12

Modèle hypothético-déductif .............................................................................................. 12

Approche intuitive-humaniste .............................................................................................. 13

Théorie du continuum .......................................................................................................... 14

6. Raisonnement clinique et prises de décision sage-femme .................................................. 15

7. Influences sur les prises de décision .................................................................................... 17

8. Le sens de l’action ................................................................................................................ 18

9. Pratique réflexive ................................................................................................................. 19

10. Et la formation? .................................................................................................................. 21

La réflexivité ......................................................................................................................... 21

Le raisonnement clinique et les prises de décision .............................................................. 22

L’intuition .............................................................................................................................. 22

Les histoires .......................................................................................................................... 22

La pensée critique ................................................................................................................. 23

Les communications disciplinaires ....................................................................................... 23

Conclusion ................................................................................................................................ 24

Références ................................................................................................................................ 25

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Introduction

Au Québec le statut légal des sages-femmes en a fait une profession distincte de la

médecine et du nursing et la formation universitaire a comme mission de préparer les

étudiantes à exercer une pratique sage-femme compétente et autonome. De plus,

Bergstrom (1997) et Gimenez (2012) considèrent que les sages-femmes constituent une

discipline à part entière avec son corpus de connaissances, son épistémologie, son langage,

ses valeurs et sa culture en ce qui concerne les femmes et la maternité.

Nous savons que sur le terrain, au quotidien, les sages-femmes doivent prendre des

décisions concertant la femme enceinte, la femme accouchante et/ou le nouveau-né et la

nouvelle mère et sa famille. Ce sont des tâches qui doivent être modulées en fonction de

chaque situation i.e. chaque femme et chaque contexte de pratique.

Nous constatons aussi que la compréhension des processus de prises de décision clinique

chez les sages-femmes a été peu développée car les études qui sont disponibles sont en

grande partie informées par les théories des disciplines du nursing et de la médecine (Mok

and Stevens, 2005). Le paradigme sage-femme est complexe et la recherche empirique sage-

femme est relativement nouvelle (Bryar & Sinclair, 2011).

Il apparaît donc important d’explorer et de cerner plus clairement les éléments qui

s’articulent autour de la prise de décision clinique chez les sages-femmes afin de les penser

dans un ensemble cohérent. Est-ce que nous pouvons identifier et même enseigner une

approche sage-femme de la prise de décision clinique, une approche cohérente avec son

ethos professionnel, sa philosophie et ses particularités disciplinaires? Après tout, il est

impératif de pouvoir s’approprier et développer la spécificité sage-femme comme pratique

professionnelle et comme discipline formant un tout cohérent. La formation universitaire

est au cœur de cette démarche.

Ce travail n’est pas une analyse critique de la situation des sages-femmes. Il est plutôt une

synthèse de textes de la recherche sage-femme au sujet de la prise de décision et des

thèmes qui y sont liés, sans prétendre qu’elle est exhaustive.

Tout au long de ce document nous allons donc visiter « les » savoirs sage-femme, les modes

de connaissance, les modèles relatifs à la prise de décision clinique et au raisonnement

clinique, les influences sur la prise de décision, le sens de l’action, la pratique réflexive et

plusieurs éléments de la formation. Ces thèmes sont développés majoritairement à partir

d’une littérature de sage-femme et sur les sages-femmes. Ils forment un ensemble qui

permettra de comprendre déjà quelques enjeux de la pratique et de la formation des sages-

femmes.

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1. « Les » savoirs sage-femme

En tant que profession autonome et distincte de la médecine et du nursing, les sages-

femmes se doivent d’identifier un corpus du savoir propre à leur profession (Gimenez 2012,

Siddiqui 2005). Le savoir des sages-femmes fait partie de ce qui la définit et qui la renforce

comme discipline (Gimenez 2012, Bergstrom 1997) et le rôle du savoir est un élément

fondamental dans la prise de décision clinique.

Cependant relativement peu d’auteurs ont exploré les connaissances relatives à l’art d’être

sage-femme, comme l’intuition, la connaissance de soi, le savoir d’expérience et le savoir

contextuel que les sages-femmes utilisent lorsqu’elles aident les femmes (Kennedy 2000,

Davis Floyd & Davis 1997). C’est dans ce sens que nous pouvons parler « des » savoirs.

En fait, il n’est pas facile de faire reconnaître le savoir des sages-femmes car elles utilisent

fréquemment des notions difficiles à expliquer ou à observer simplement. Nous pouvons

mentionner des sujets comme la douleur, l’état émotif de la femme durant le travail ou la

relation thérapeutique entre la femme et la sage-femme.

De plus, un aspect fondamental du savoir sage-femme est qu’il est relationnel (Siddiqui

(2005), contrairement au savoir biomédical qui est fondé sur l’idéologie de l’objectivité et

une certaine négation du sujet. Le savoir sage-femme permet de donner des soins à chaque

femme en tenant compte de ses besoins uniques, ce qui est contradictoire avec l’utilisation

de protocoles rigides prédéfinis. Pour une sage-femme le corps maternel n’est pas objectif.

C’est un corps vivant, un corps vécu, inséparable de l’être qu’il incarne.

En articulant leur pratique en réponse aux besoins des femmes et de la situation cela permet

aux sages-femmes non seulement de comprendre la normalité de la naissance mais les

variations qui existent à l’intérieur de cette normalité. Les savoirs sage-femme procurent

alors une façon de guider les femmes dans leur voyage de maternité. Il s’agit, pour les

sages-femmes, de chercher non seulement à rendre l’accouchement sécuritaire mais aussi

de le considérer comme donnant du pouvoir aux femmes (empowering) (Kennedy &

Shannon 2004).

Pour Hunter (2008) le savoir sage-femme a été perdu. En fait, il a été fondu dans l’idéologie

technomédicale, ce qui lui a fait perdre son souffle et son potentiel et peut-être même être

devenu un facteur inhibiteur de l’autonomie des sages-femmes (Davis-Floyd & Mather

2002). Ces dernières ont quand même lutté (et luttent encore) pour poursuivre et raffiner

un corpus de connaissances unique et congruent avec leur propre profession et leurs

communautés épistémologiques (Cragin 2004, Davis 1995, Church & Raynor 2000). D’autres

vont jusqu’à proposer une reconstruction des savoirs autour de la naissance (Downe &

McCourt, 2004).

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Le savoir biomédical et les pratiques médicales ont été accompagnés par le développement

d’un langage propre car un langage ne peut se comprendre que dans le contexte où il est

utilisé. En s’éloignant de sa base communautaire et en entrant dans des milieux

institutionnalisés où l’idéologie dominante est la pathologie et où le langage biomédical

domine, les sages-femmes ont diminué leur capacité de décrire le monde dans lequel elles

fonctionnent. Pour Siddiqui (2005) il est important de comprendre que cela peut aliéner les

sages-femmes par rapport aux femmes qu’elles servent.

Hunter (2008) considère que les savoirs les plus importants sont le savoir subjectif

(empirique, expérientiel, personnel), le savoir informé (scientifique, académique,

procédural) et le savoir construit (contextuel), le tout inséré dans un ethos/philosophie de la

profession. En fait, il serait plus juste de dire que le savoir sage-femme est dynamique et

bâti sous un modèle constructiviste (Gimenez 2012), misant sur de multiples modes de

connaissance pour comprendre le soin des femmes dans leurs contextes socio-politiques et

historico-culturels.

Si les sages-femmes affirment qu’elles ont une pratique holistique et qu’elles ont des savoirs

variés, il serait logique et surtout cohérent qu’elles valorisent et qu’elles utilisent divers

modes de connaissance et divers savoirs dans leur pratique. Pour Davis (1995): “le fait

d’adopter des modes de connaissances nombreux et variés permet aux sages-femmes de

réaliser pleinement leurs habiletés et leur potential. (p.31 traduction libre).

L’enjeu n’est pas banal car le mode de connaissance dominant dans notre société actuelle

est la méthode scientifique (Davis 1995). Cela a une influence majeure sur les sages-femmes

car d’autres modes de connaissance n’ont pas été clairement reconnus alors qu’ils sont

utilisés traditionnellement par les sages-femmes.

Il est évident que les sages-femmes ont utilisé les théories des autres professions de la santé

Barnfather (2013) mais nous voulons tenter de préciser ici quels sont les modes de

connaissance des sages-femmes, d’après la littérature des sages-femmes et sur les sages-

femmes.

2. Les modes de connaissance

La science

La démarche scientifique pour générer des connaissances est celle qui domine dans notre

société actuelle. Actuellement les méthodes quantitatives et épidémiologiques sont les

outils les plus utilisés et les plus valorisés par la communauté des praticiens. L’étude de la

notion de « savoir qui fait autorité » (authoritative knowledge de Davis-Floyd) fait aussi

ressortir la domination des méthodes quantitatives par rapport aux méthodes qualitatives.

Cette perspective critique permet aussi de constater qu’il existe une orthodoxie dans la

recherche en santé dans le monde des publications (Jones 2004, Dean 2004).

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Dans la littérature sage-femme, des débats se font d’ailleurs au sujet du savoir et de la

pratique au moment de l’accouchement (Downe 2004, 2008, 2010). Les travaux en science

humaines et sociales ont permis de faire connaître le scientisme et le positivisme ambiant,

l’idéologie du risque, la médicalisation de la vie et du corps des femmes, le paradigme

biomédical et sa perspective de potentiel pathologique, la salutogénèse etc. L’idéologie

scientifique prétend à l’objectivité mais les travaux en sciences sociales ont fait ressortir que

l'épistémologie n'est pas seulement un mode d'accès à la connaissance. Les propositions

théoriques implicites utilisées pour étudier un problème colorent les énoncés de la question,

les analyses et les résultats, jusqu'à leur application dans la pratique clinique (Lemay 2007).

La recherche biomédicale est essentielle mais l’apport des recherches en sciences

humaines et sociales (anthropologie, sociologie, histoire, psychologie, philosophie etc.)

devient nécessaire pour comprendre le contexte social, culturel et historique dans lequel

nous évoluons. Les recherches des sciences humaines et sociales peuvent nous aider à

relativiser un système de valeurs et de croyances que souvent nous considérons comme

« évident ». Ces sciences peuvent nous aider à « nous comprendre » et comprendre

autrement la naissance. Les connaissances multidisciplinaires sur la mise au monde et sur

les milieux et les pratiques peuvent aider les sages-femmes à développer une optique

globale et non seulement centrée sur les dimensions biomédicales et institutionnelles.

L’intuition (ou savoir tacite)

Un éthos de soins holistiques (Piltan 2006) impliquerait nécessairement une intégration des

formes de connaissances conscientes et non-conscientes. Parratt & Fahy (2008) parlent

plutôt du « non-rationel » comme mode de connaissance holistique, autant pour la femme

que pour la sage-femme. L’intuition comme mode de connaissance n’est pas quelque chose

de nouveau pour les femmes (Belenky et al 1986) mais elle est devenue une énigme qui

intéresse les neuroscientifiques de renom aujourd’hui (Damasio 2006).

Barnfather (2013) considère que l’épistémologie sage-femme inclut l’intuition comme forme

de connaissance. Avec la valorisation du savoir expérientiel et de la réflexivité cela procure

un bon potentiel pour se libérer des risques d’une croyance exclusive dans la rationalité.

Thornton (2006) va même beaucoup plus loin en considérant le savoir tacite comme facteur

unifiant dans la médecine des preuves (EBM) et le jugement clinique.

Une acception et un développement de l’intuition comme forme de connaissance peuvent

améliorer la pratique sage-femme lorsque nous la gardons unie avec la formation et la

recherche (Barber 2012). Dans sa campagne récente pour la naissance physiologique le

Royal College of Midwives d’Angleterre (RCM) encourage les sages-femmes à faire confiance

à leur intuition comme connaissance importante à utiliser dans leur travail auprès des

femmes.

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Disons que même sans parler de pratique holistique « de nombreux auteurs s’accordent

pour affirmer que pour offrir des soins optimaux et sécuritaires, il est nécessaire d’utiliser

toutes les voies de savoir disponibles » (Lamarche, 2013, p.6).

L’expérience

Le savoir d’expérience est celui qui est généré par l’expérience vécue auprès des femmes

enceintes, celles qui accouchement et durant la période postnatale. Il y a un bon soutien de

la littérature/recherche sage-femme au sujet du savoir d’expérience comme mode légitime

de connaissance et comme possibilité de guider la pratique sage-femme (Church & Raynor

2000, Davis-Floyd & Davis 1997, Hunter 2008).

Kant affirme que l’expérience en elle-même n’apporte pas de sens pour la personne. Il faut

qu’elle réfléchisse sur l’acquisition de connaissances et qu’elle identifie le savoir acquis pour

elle à partir de cette expérience. C’est exactement ce que le Royal College of Midwives

(RCM) du Royaume Uni a proposé aux sages-femmes dans sa campagne pour la naissance

physiologique : tenir un journal sur ce qui s’est passé et noter ses émotions, ses

observations, ses réflexions, a compréhension et ses découvertes au fur et à mesure de

l’expérience vécue du travail. Ainsi la sage-femme arrive à faire du sens avec son expérience

et à continuer à se connaître elle-même. Elle contribue aussi à la construction du savoir

sage-femme.

Pour Siddiqui (2005), la composante principale de tout apprentissage par l’expérience est

l’établissement du paradigme de la profession de sage-femme. Pour l’auteur, un paradigme

est ce qui permet de savoir le comment et le pourquoi. Pour elle, « si les actes sont

effectués seulement comme faisant partie d’une routine ou d’un devoir sans considérer le

paradigme sous-jascent, la sage-femme ne peut pas prendre des décisions de façon

sécuritaire“ (p.29 traduction libre)

Le savoir d’expérience est très similaire à ce que Belenky appelle « connected knowledge »

et que Donna Harraway appelle « situated knowledge ». C’est une démarche d’accès à la

connaissance essentiellement située i.e. intersubjective, rendant le savoir sage-femme

indissociable du savoir des femmes elles-mêmes (Guiver 2004). Ce savoir honore la véracité

de l’expérience personnelle. Cela fait aussi référence aux affirmations de Winter (2002) pour

qui le savoir sage-femme est lié à leur capacité à s'immerger dans l'événement alors que le

savoir biomédical est construit à partir d'une visibilité mesurable.

Les histoires

Partout dans le monde les sages-femmes ont raconté et racontent encore des histoires où

elles ont aidé les femmes à accoucher dans toutes sortes de circonstances. Les histoires

peuvent donner un contexte où la discipline sage-femme peut développer son propre

corpus de connaissances sur ce que c’est que d’être sage-femme. Les histoires racontées ont

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une véritable valeur épistémologique lorsqu’elles sont appréciées comme mode de

connaissance.

En partageant des histoires, nous créons alors une expérience commune et nous pouvons

aussi interpréter les événements au-delà de l’expérience immédiate. Le récit est reconnu

comme processus créateur comme accès à la conscience et à l’identité (McHugh 2001). Bien

plus qu’un simple rapport d’événements et d’actions, les histoires permettent de lier les

croyances et les identités et ainsi de maintenir et générer la culture sage-femme (Olafsdottir

et Kirkham, 2009).

La narration ne sert pas seulement aux sages-femmes. Il est intéressant de constater que le

savoir narratif est maintenant proposé (avec le savoir biomédical) comme faisant partie de la

compétence clinique dans la pratique de la médecine (Vannatta et Vannatta, 2013).

3. Le savoir qui fait autorité

D'une part, les sages-femmes travaillent dans une société où le savoir scientifique et

biomédical est celui qui fait autorité (authoritative knowledge de Jordan et Davis-Floyd),

c'est-à-dire que c'est celui « qui compte », disqualifiant ou minimisant les autres formes de

savoir.

D’autre part, la médecine croit que le savoir qui fait autorité est celui du savoir scientifique.

(Hunter 2008). Ce dernier s’est tellement développé que tous les autres modes de savoir ne

sont pas reconnus dans leur pleine légitimité. Pour Siddiqui (2005) : « si c’est logique de

s’assurer que les décisions qui concernent la façon dont les soins sont donnés soit basée sur

ce savoir, la prédominance de la philosophie et l’approche obstétricale favorise

l’intervention, la manipulation et le contrôle.” (p.31 traduction libre).

Le fait que les sages-femmes puissent faire confiance à des sources multiples de savoir, dont

celle de la relation avec la femme, donne plus de force à leurs décisions. L’utilisation

exclusive des théories et du savoir obstétrical ne donne aucune garantie d’une pratique

sage-femme de qualité.

Pour Hunter (2008) la reconnaissance et la compréhension de l’existence de multiples façons

de connaître et aussi de multiples « connaisseurs » sont des modèles de soin sage-femme

considérés comme faisant autorité. Le savoir sage-femme a une autorité qui lui vient d’une

perspective de soin auprès d’un individu, de la croyance que l’accouchement est un

processus normal, de l’inclusion des femmes en partenariat et du soutien de leur besoins et

leurs désirs (en lien avec ACNM 2004, Cragin 2004, Kennedy 2000, Thorstensen 2004,).

L’ « évidence » chez les sages-femmes serait le résultat d’une démarche scientifique

rigoureuse ET aussi du savoir appris par l’expérience personnelle et l’observation, le savoir

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expert etc. (Gimenez 2012). Pour Siddiqui (2005) toutes les sources du savoir devraient être

également représentées et valorisées durant la formation, la pratique et la recherche.

Voici comment Hunter (2008) propose de regrouper les modes de connaissances des sages-

femmes : premièrement, la connaissance de soi (self-knowledge) i.e. les idées, croyances et

la philosophie sur les femmes et la naissance et le fait d’être sage-femme; deuxièmemet, le

savoir d’expérience (grounded knowledge) qui lui permet de comprendre le caractère

unique et contextuel de chaque accouchement; troisièmement, le savoir formel acquis de

sources académiques objectives et de raisonnement cognitif.

4. Pratique basée sur les données probantes (EBM)

Une pratique basée sur des données probantes (EBM) est considérée comme un élément clé

pour une pratique clinique de qualité par de nombreux systèmes de santé et groupes

professionnels, dont les sages-femmes.

En gros, nous pourrions dire que c’est l’utilisation de résultats de recherche pour déterminer

l’efficacité (ou non) de certaines interventions en santé. A la lumière de ces recherches et

dans un esprit de synthèse se sont ensuite construites des lignes directrices cliniques,

donnant des recommandations aux praticiens en santé quant à la conduite à tenir dans

certaines situations. Pour Cluett (2005), il est clair que les données probantes et les lignes

directrices sont là pour informer les décisions et non pas les dicter. Elles ne peuvent

remplacer le savoir et les habiletés des professionnels. Elles ne sont qu’une facette que la

sage-femme considère dans sa prise de décision (Barber 2012). Des lignes directrices

cliniques qui n’incluent pas la participation active des femmes ne sont pas cohérentes avec

des soins de maternité centrés sur les femmes et la promotion du choix. (Freeman & Griew

2007).

Trois composantes sont incluses dans la définition de EBM selon Sackett (1996): les

meilleures données probantes (les plus pertinentes cliniquement), l’expertise clinique

(habiletés et expérience) et les valeurs du patient. Les données probantes sont codifiées

selon une hiérarchie reconnue qui place les méta-analyses des études contrôlées

randomisées en premier, les études descriptives plus bas et les avis d’experts en dernier.

Par données probantes (evidences), il s’agit de résultats d’études quantitatives

épidémiologiques la majorité du temps.

Ce qui est promu dans une pratique centrée sur les femmes pour les sages-femmes est la

prise de décision partagée (shared decision making). Or, les organismes qui construisent les

lignes directrices s’attendent à ce que les professionnels de la santé suivent les

recommandations et que les femmes consentent aux procédures et les traitements. Pour

Buckley et Dunn (2000) “ Cela représente un contraste flagrant par rapport à la réthorique

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du modèle de partenariat avec la femme, dont la littérature contemporaine sage-femme fait

la promotion” (traduction libre, p. 18 ).

Limites

Depuis ses débuts, le mouvement « EBM » a eu ses promoteurs et ses détracteurs dans la

communauté médicale et scientifique. Les critiques et les objections sont parfois sévères

(Hickey 2011) ou examinées par une réflexion plus nuancée (Savard 2001-2002). En voici

quelques-unes:

L'approche de la maladie et de la thérapeutique s'appuie sur des modèles statistiques

où la maladie n'est plus envisagée du point de vue de l'individu (du sujet), mais du

point de vue de la population (du groupe)(Savard 2001).

EBM étudie l’efficacité de l’intervention mais jamais celle de la « non-intervention »,

approche qui a toute sa place lorsque nous voulons favoriser l’accouchement normal

physiologique

Les publications de EBM utilisent un langage qui nous pousse à faire fréquemment

une erreur de débutant en lisant des statistiques : confondre un lien de corrélation

avec un lien causal.

Le langage des « évidences » laisse croire qu’une « évidence » est une preuve, ce qui

est scientifiquement faux.

Alors que Sackett (1996) avait défini EBM par le trio : recherche, expertise clinique et

les préférences du patient, l’orthodoxie a donné la préséance à seulement un des

trois : la recherche.

EBM mène à une fausseté écologique (Hickey & Roberts 2011): on suppose que

l’individu possède les mêmes caractéristiques que la moyenne d’un groupe.

EBM a souvent une approche « livre de recettes », empêchant les efforts des

cliniciens pour exercer leur jugement clinique et un soin individualisé (Thorton 2006).

Ne faire qu’appliquer des lignes directrices finit par ressembler à un interdit de

penser.

La majorité de la recherche médicale utilisée par EBM ignore le contexte social et

politique qui est un déterminant majeur de la santé des femmes. (Rogers 2004)

Si l’essai clinique est la meilleure façon de dire d’une intervention qu’elle fonctionne,

c’est la moins apte à dire qui peut en bénéficier (Mant 1999).

Les lignes directrices, issues de la recherche et des données probantes ne sont pas

« neutres » (Hunter & Segrott 2008). Ce sont des constructions sociales liées à des

intérêts politiques (Milewa et Barry 2005). Elles ont évolué pour servir très souvent

les besoins des hôpitaux et des praticiens (Freeman et Griew 2007).

Le développement des lignes directrices s’est fait avec une sous-représentation des

femmes (Walsh 2012). L’application simple et automatique des recommandations

des lignes directrices cliniques nous pousse à agir en considérant la femme comme

un objet de soin. Les femmes ne font pas partie de l’équation comme sujet autonome

et êtres de parole. C’est en contradiction flagrante avec la vision d’un soin centré sur

11

les femmes et la notion de partenariat, deux éléments souhaités par les

gouvernements et composants fondamentaux de la pratique sage-femme.

Les résultats d’études peuvent être statistiquement significatifs mais peu importants

ou pertinents cliniquement. Il faut résister à la tentation de croire que les deux sont

équivalents (Guyatt et al, 2015).

EBM est devenu dogmatique et normatif, ce qui diminue son potentiel face à des

changements dans les pratiques (Walsh 2012).

EBM est majoritairement basé sur un modèle biomédical de la maternité alors qu’il

devrait avoir une orientation vers un modèle social (Walsh et Newburn 2002).

EBM ne tient pas compte du savoir tacite pourtant une partie essentielle du savoir

nécessaire lorsque l’on exerce dans les soins de maternité (Thorton 2006).

La valeur P qui apparaît dans pratiquement tous les articles de recherches médicales

est aussi celle qui est la moins bien comprise, interptrétée et occasionnellement

calculée. Il y aurait au moins 12 idées-fausses que l’on pourrait identifier (Goodman,

2008).

Cluett (2005) fait une distinction entre une pratique basée sur la recherche et une pratique

basée sur les données probantes. Lorsque la sage-femme utilise « la recherche » pour

informer sa pratique, il y a là un potentiel pour d’autres formes d’ « évidences » et surtout

pour éviter l’oubli des besoins uniques des femmes dans l’application simple et rigide des

recherches récentes. D’ailleurs l’utilisation d’un seul type de recherche crée une

connaissance et une compréhension limitée du phénomène de la maternité et de la

naissance. Par ailleurs, les recherches qualitatives sont généralement discréditées comme

étant subjectives et contextuelles. Cluett (in Raynor 2005) fait judicieusement remarquer

que si EBM vise les meilleurs soins possibles pour les individus, comment peut-on croire que

cela peut être obtenu sans considération pour la littérature qualitative?

Ainsi la pratique ne peut se résumer à appliquer ces connaissances. Elle consiste à travailler

avec des personnes et prendre en compte leur perspective leurs valeurs, leurs besoins et de

faire des liens avec ce que nous savons pour l’adapter et le renouveler à leur situation

unique. « Thus, practice is creative, innovative, sensitive as well as knowledge-based » (p.

38). Si Cluett (2005) affirme que les lignes directrices dans les soins de maternité devraient

être centrées sur les femmes, Rogers (2004) considère pour sa part qu’il devrait y avoir des

lignes directrices sages-femmes et qu’elles devraient être flexibles et soutenantes.

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5. Les modèles de prise de décision

En regardant la littérature nous avons constaté que l’étude sur la prise de décision chez les

sages-femmes est très limitée en plus d’être surtout tributaire des études sur le sujet en

médecine et au nursing.

Généralement on s’attend à ce que les sages-femmes prennent des décisions en se basant

sur des « évidences » et à ce qu’elles soient capables de donner les raisons de leurs

décisions. Cependant, pour être capables de réfléchir sur leur prise de décision les sages-

femmes doivent être conscientes des processus, des théories et des connaissances sur la

prise de décision. La formation des étudiantes sages-femmes doit aussi connaître les

théories et leurs enjeux pour être en mesure de les préparer à une pratique compétente,

autonome et de qualité.

Modèle hypothético-déductif

La théorie hypothético déductive est l’approche dominante de la prise de décision clinique

dans les sciences de la santé. Ce modèle de raisonnement clinique est celui qui est

typiquement enseigné en médecine et ainsi qu’aux infirmières et aux sages-femmes (Mok et

Stevens, 2005).

C’est une méthode pour décider la meilleure alternative parmi celles qui sont possibles, basé

sur la rationalité et les données empiriques. Cette méthode est souvent présentée comme

étant « la » façon dont on devrait prendre des décisions cliniques (Jefford 2012 ). C’est une

approche très structurée qui a le mérite de pouvoir facilement être enseignée alors que c’est

plus difficile avec d’autres approches théoriques.

La description des étapes du modèle hypothético-déductif peut varier selon les auteurs mais

nous pourrions dire en gros en quoi elles consistent. Ce sont des étapes logiques de

traitement de l’information (clinique ou autre) :

Identification des données et sélection de signes qui se présentent dans la situation

Regroupement des indices

Génération d’hypothèses en lien avec les données initiales et la mémoire récente

Recherche sélective de signes pour confirmer ou infirmer les hypothèses

Identification d’alternatives pour l’action (soupeser le pour et le contre)

Considérer les résultats/ les risques reliés/le contexte

Faire un diagnostique

Considération de d’autres diagnostiques

Proposer et planifier des interventions

Évaluer le processus

Évaluer les résultats

Réfléchir et apprendre de ce processus

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Ces étapes partent de faits pour en arriver à un diagnostic, un traitement et un résultat. Elles

permettent aussi de faire un diagnostic différentiel. L’emphase est mise sur la rationalité, la

pensée logique, la logique mathématique et l’objectivation des données. C’est ce qui donne

une force à cette démarche. Nous pouvons la visualiser dans un schéma d’arbre décisionnel.

L’utilisation des calculs de probabilités (venant du théorème de Bayes) donne encore une

façon plus mathématique et statistique du traitement des problèmes. Disons que c’est une

approche probabiliste qui vise à maximiser les bons résultats et minimiser les pertes. En

quantifiant une situation, on la simplifie et cela permet ainsi de guider la prise de décision.

Un exemple de ce modèle est l’arbre de décision ou l’algoritme. A partir d’une situation les

choix d’action est associé à des résultats potentiels et l’idée est de démontrer la démarche

qui donne les meilleurs résultats. La ligne d’action est de type prescriptif i.e. voici ce qu’il

faut faire. C’est l’approche Baysienne qui a aussi mené à des logiciels informatiques qui

peuvent aider au diagnostic et à la prise de décision.

Il est évident que tous les choix ne sont pas amenés et que l’arbre de décision ne tient pas

compte des nuances et d’autres détails que ceux qui sont proposés car nous sommes dans

une chaine plutôt linéaire et causale. Il est aussi évident que le patient est absent de l’arbre

décisionnel. Cette approche serait donc limitée si la rationalité et l’objectivité sont utilisées

pour écarter toute donnée émotive ou contextuelle (Jefford et al 2011).

Approche intuitive-humaniste

Disons que cette approche est principalement associée au nursing. Bien qu’il n’y ait pas de

consensus dans la littérature sur le rôle et la signification de l’intuition, il est clair qu’elle est

mentionnée et utilisée par les professionnels dans la prise de décision clinique (Braude 2012,

Jefford 2012, Jefford et al 2011). L’intuition se combine aux connaissances scientifiques et

peut même informer le jugement clinique (Marchant 2005).

Mok et Stevens (2005 ) de même que Jefford et al (2011) considèrent que l’utilisation de

l’intuition n’est pas ce qui différentie le novice de l’expert, contrairement à ce qu’avait

affirmé Benner auparavant. Les étudiantes et les nouvelles professionnelles peuvent utiliser

leur intuition dans les prises de décision et les sages-femmes la considèrent même comme

un savoir qui fait autorité (Davis-Floyd & Davis, 1997)

Les études sur la prise de décision clinique chez les sages-femmes (Cioffi & Markham 1997)

font ressortir leur utilisation fréquente d’heuristiques dans leur pratique clinique. Nous

pouvons comprendre les heuristiques comme un schéma mental, une stratégie cognitive

basée sur l’expérience pour résoudre des problèmes et simplifier la prise de décision. En fait,

les heuristiques (rules of thumb) se développent chez chaque sage-femme avec l’expérience

(Porter 2007). Comme pour d’autres professionnels, elle en arrive à reconnaître des patrons

(pattern recognition) qu’elle utilise dans différentes situations cliniques.

14

Malgré leur utilité dans la pratique certaines remarques valent la peine d’être faites au sujet

des heuristiques. Premièrement, si la sage-femme n’a pas obtenu toute l’information, cela

peut mener à des erreurs d’appréciation et d’évaluation de la situation (Muoni 2012).

Deuxièmement, si l’utilisation des heuristiques relève de l’expérience passée, il se peut que

ces expériences puissent aussi créer des biais pour les sages-femmes. Elles doivent alors

réfléchir constamment sur leur expérience et leurs décisions (Cioffi & Markham 1997). Sans

cela, il se peut qu’il y ait des résultats négatifs par manque de processus systématique dans

la prise de décision.

Théorie du continuum

Il s’agit de l’utilisation des deux autres approches, à l’intérieur d’une sorte de continuum

entre les deux : l’intuition et l’analyse (Mok & Stevens, 2005). L’un est rapide et spontané et

l’autre est lent et discipliné (le raisonnement hypothético déductif ou l’approche Baysienne

ou algoritme). Le fondement de cette théorie est que la reconnaissance d’un patron (pattern

recognition) peut mener à une bonne décision clinique mais cela demande des

connaissances exactes et suffisamment d’expérience pour avoir une bonne réserve de

patrons /shémas précédents.

Un simple tableau peut aider à comprendre la complémentarité des deux processus

Intuition Analyse

Expérientiel/inductif

Heuristiques

Reconnaissance d’un

schéma/tableau

Réaction modulaire

Reconnaissance première

Pensée inconsciente

Hypothético-déductif

Raisonnement normatif

Prise de décision robuste

Pensée critique/logique

Multiples possibilités/arborescence Pensée délibérée, réfléchie

Tableau dans Croskerry, 2009 p.1023 (traduction libre)

ICM et ACNM ont proposé des cadres pour la prise de décision chez les sages-femmes

(Jefford et al 2011). ICM utilise le raisonnement clinique médical dans une partie de la

démarche proposée et les autres étapes impliquent la femme dans la planification et

l’évaluation des soins. ACNM propose plutôt des principes qui seraient utiles au

développement de modèles de prise de décision.

La littérature médicale récente propose quelque chose de très semblable : la théorie du

double processus (Pelaccia et al., 2011). Le raisonnement repose sur la mobilisation de deux

types de processus cognitifs, l’intuitif (tacite, expérimentiel) et l’analytique (délibéré,

rationel). Le premier permet de formuler rapidement une ou plusieurs hypothèses

15

diagnostiques tandis que le second permet de hiérarchiser les hypothèses générées dans un

premier temps. Il s’agit alors d’organiser les connaissances pour raisonner.

Les sages-femmes travaillent dans la complexité. Adopter une perspective à l’exclusion

d’une autre est simpliste et n’est pas éventuellement le gage d’une pratique de qualité. Les

sages-femmes doivent être capables de développer des habiletés pour faire face à l’unique,

l’incertain et le conflictuel inhérents à chaque situation. Mok et Stevens (2005) ont d’ailleurs

constaté que les sages-femmes utilisent une approche éclectique pour leurs prises de

décision.

6. Raisonnement clinique et prises de décision sage-femme

Pour Jefford et al (2010) le raisonnement clinique est nécessaire pour une bonne prise de

décision sage-femme mais il n’est pas suffisant pour guider une pratique sage-femme

optimale. L’effet du contexte et des besoins et souhaits de la personne n’ont pas été

considérés adéquatement dans les théories existantes de prises de décision.

Trois arguments viennent appuyer ce point de vue : premièrement les sages-femmes

travaillent avec des femmes en santé dont l’autonomie est reconnue. Il est logique que les

décisions se prennent alors en partenariat avec la femme. Deuxièmement et de façon

différente du raisonnement clinique médical, la prise de décision clinique doit contenir des

éléments autant objectifs que subjectifs, incluant le contexte, les émotions et les intuitions

de la femme et de la sage-femme. Troisièmement, contrairement aux théories révisées par

les auteurs, la sage-femme considère la mère et le bébé comme un tout indissociable. Les

intérêts de l’un et l’autre sont toujours inclus ensembles.

Le raisonnement clinique chez les sages-femmes ne peut être réduit à l’application d’un

algoritme car il s’agit à chaque fois d’une rencontre entre deux personnes. Les soins sage-

femme sont bien plus un processus qu’un procédé lié à une rationalité linéaire (Kennedy

2000). L’esprit d’un partenariat et de coopération sont fondamentaux dans la pratique sage-

femme (Marchant 2005) même si sur le terrain le modèle de coopération avec les femmes

est encore peu utilisé (Porter 2007). C’est pourquoi un modèle relationnel de prise de

décision (Noseworthy et al 2013) permet d’inclure la complexité et d’actualiser une vision

plus écologique que rationnelle et technique de la prise de décision. Pour la Confédération

Internationale des sages-femmes (ICM), c’est le signe concret d’une pratique de soins

centrés sur la femme (Barber 2012).

Il est cependant évident que de bonnes connaissances sont un pré requis pour prendre des

décisions efficaces (Orme & Maggs 1993). Elles ne peuvent pas être prises sans que la sage-

femme ait le savoir suffisant et à jour pour informer sa pratique car le raisonnement clinique

et le savoir sont interdépendants. En fait, il faut que la sage-femme puisse trouver un

équilibre entre le savoir, les souhaits de la femme et l’expérience clinique.

16

Fondamentalement, et ce, pour tous les professionnels de la santé, toute prise de décision

clinique doit pouvoir fonctionner avec l’incertitude, qu’elle soit épistémique, métaphysique

ou relationnelle (MCcullough 2013).

Tout cela permet à Thorton (2011) d’aller plus loin. Traditionnellement les émotions ont été

exclues du raisonnement clinique et de la prise de décision. Pourtant les travaux récents en

neuropsychologie cognitive (Marcum 2013) montrent que les émotions sont maintenant

considérées comme une composante importante du raisonnement clinique et de la prise de

décision. La logique mathématique a été bien documentée mais le rôle de l’intelligence

émotionnelle a reçu beaucoup moins d’attention. Cette forme concrète d’intelligence

pourrait être considérée comme une ressource cognitive robuste pour donner des soins de

qualité.

Nous savons aussi que la perspective traditionnelle considère que le diagnostic médical est

une question d’obtention de faits, indépendamment de toute valeur. Les recherches de

Thornton (2011) l’ont menée à affirmer pourtant que les valeurs sont impliquées dans le

diagnostic autant que dans le traitement et la gestion. Pour lui toutes les décisions doivent

se tenir sur deux bases : les faits et les valeurs. Un conflit de valeurs ne se résout pas en se

référant à une règle prescrivant le « bon » résultat mais en suivant des processus qui ont été

créés pour soutenir une balance entre les perspectives différentes.

Le jugement clinique se fait par l’évaluation des possibilités à partir de l’écoute et

l’observation de la femme, les « feedbacks » des autres, les mesures examens et tests et

l’établissement de conclusions (Jefford et al 2011). Il ne peut se faire sans une considération

rigoureuse des risques impliqués et une compilation des risques/bénéfices (Mok et Stevens

2005), ce qui confirme la pertinence et la valeur de l’approche rationnelle (arbre décisionnel

par exemple) tout en reconnaissant qu’elle est incomplète. Une chose est cependant claire :

le fait de connaître la femme est un élément essentiel pour faire un jugement clinique de

qualité (Callister & Freeborn 2007).

Pour Parratt & Fahy (2008) une prise de décision optimale demande que l’on considère

toutes les variables pertinentes avant de prendre une décision. Le non-rationnel (qu’il ne

faut pas comprendre comme l’opposé du rationnel) est important et devrait donc être

considéré dans la prise de décision. Ce qui apparaît comme irrationnel par contre pour une

pratique sage-femme serait l’imposition de protocoles de soins standards et uniformes pour

toutes les femmes. Ce serait incohérent avec la reconnaissance des soins individualisés

comme caractéristique de la profession (Kennedy 2000).

La complexité de la prise de décision clinique est un phénomène connu. Pour Schön (1991),

la prise de décision n’est pas une science exacte et requiert plusieurs habiletés, incluant la

pratique réflexive et le raisonnement clinique. Nous savons pourtant que la prise de

décision est un processus complexe et dynamique où sont inclus les valeurs, les relations,

l’expérience, les savoirs, la connaissance de soi et celle de la femme (Mok et Stevens 2005).

17

Pour sa part Polkinghorne (2004) propose l’utilisation de la phronesis ou sagesse pratique

pour toute activité de soins inscrite dans une réalité humaine. Il s’agit d’être capable de

délibérer et de discerner ce qui serait la meilleure décision à prendre dans une situation

particulière. Cela implique une capacité d’agir en médiation entre l’universel et le particulier.

C’est toute la différence d’avec la simple application d’une règle générale ou d’un calcul

déductif.

La prise de décision clinique sage-femme pourrait donc être définie comme un processus qui

peut contenir autant le raisonnement clinique cognitif que la conscience intuitive des

facteurs psycho-sociaux-spirituels et environnementaux qui influencent non seulement la

situation clinique mais ce que sent, pense, et réalise la sage-femme (Jefford et al 2010).

Nous pouvons parler de modèles holistiques (Lamarche 2013, Braude 2012) où tous les

savoirs disponibles sont utilisés.

7. Influences sur les prises de décision

Porter et al (2007) font remarquer que dans les milieux institutionnalisés le mode dominant

de prise de décision clinique est plutôt bureaucratique et implique l’adhérence aux

politiques et procédures écrites. Parmi les raisons évoquées par les sages-femmes étudiées,

il y avait les poursuites possibles, la charge de travail, la domination médicale, le peu

d’expérience avec ce nouveau professionnalisme et la perception que les femmes n’étaient

pas capables ou ne voulaient tout simplement pas participer aux décisions (Porter et al.,

2007).

La recherche démontre de plus en plus que l’environnement de la naissance peut jouer un

rôle direct sur la qualité de la pratique sage-femme (Hammond et al 2013). Plusieurs

auteures ont d’ailleurs étudié les difficultés et le stress émotif des sages-femmes lorsqu’elles

travaillent dans un milieu où elles ne peuvent enligner leur pratique sur les croyances et la

philosophie sage-femme (Fenwick et al 2012, Blaaka & Schauer 2008, Hunter 2004). D’autres

sages-femmes ont aussi trouvé que les lignes directrices seraient devenues des mécanismes

de contrôle et de standardisation de leur travail lorsqu’elles sont considérées comme des

consignes ou même des ordres explicites (Porter et al 2007, Kirkham 1999).

Ces constats font dire la Kirkham (1999) que les sages-femmes devraient être plus

conscientes de l’influence de leur environnement sur leur pratique clinique. Certaines

décisions ne sont plus uniquement le résultat d’un raisonnement clinique. Le contexte social

(organisation des soins de maternité et la culture hospitalière, ressources humaines

disponibles par exemple) peut ouvrir ou fermer l’espace de possibilités pour certaines

décisions.

18

Jefford (2012) a mis en lumière d’autres éléments qui en jeu dans sur la prise de décision

chez les sages-femmes.

L’entraiment au raisonnement hypothético-déductif semble améliorer la prise de

décision mais les processus formels de raisonnement clinique ne semblent pas être

exercés sur les lieux de pratique. C’est la reconnaissance par schéma ou par forme

(pattern recognition) qui semble être la façon la plus commune de prise de décision.

La perception individuelle du risque et des bénéfices influence fortement la prise de

décision

La confiance des sages-femmes dans leur jugement clinique est souvent limitée et il y

a toujours une validation recherchée à l’intérieur d’un système hiérarchique où le

décideur ultime est le médecin ou le gestionnaire des services de santé.

Les hiérarchies de pouvoir limitent l’autonomie des sages-femmes dans leurs

décisions

La femme, présentée comme étant centrale dans la prise de décision, n’a souvent

qu’un rôle symbolique et prendre très peu de place selon les recherches actuelles.

Les cliniciens doivent être conscients des biais créés par leur expérience antérieure.

L’examen de ses propres processus de décision est un élément important pour

prendre conscience de ce qui peut influencer nos prises de décision.

Les facteurs contextuels comme la culture institutionnelle (médicale ou hospitalière),

la culture organisationnelle (structure hiérarchique, ressources humaines) peuvent

influencer et même contrôler les décisions des sages-femmes

En bout de ligne il est quand même important d’être conscientes que c’est par sa pratique et

non par son discours que nous pouvons être témoins et comprendre la spécificité des sages-

femmes et leur éthos professionnel.

8. Le sens de l’action

En ce qui concerne la prise de décision clinique chez les sages-femmes, il a été possible

d’explorer plusieurs facteurs importants du « quoi » et du « comment ». Cependant il est

aussi nécessaire de se pencher sur un angle essentiel de l’action : le « pourquoi », c’est-à-

dire le sens-même de l’action.

Nous avons vu que les décisions cliniques sage-femme ne peuvent pas se prendre en dehors

de leur contexte social, culturel et institutionnel. Les travaux de Hunter (2004) ont d’ailleurs

bien fait ressortir les conséquences émotives (emotion work) pour les sages-femmes

lorsqu’elles travaillent dans un environnement où elles sont prises entre deux idéologies

contradictoires de pratique: être avec la femme et être avec l’institution. Quels sont les liens

entre les décisions cliniques des sages-femmes et le paradigme ou l’éthos professionnel?

Pour Roy (1995), « L’Éthos concerne les croyances ayant trait à une vision du monde….

Elles constituent le champ, l’espace et l’horizon à l’intérieur duquel les faits et l’information

19

sont interprétés et acquièrent un sens et une valeur » (in Piltan 2006 p.20). Il ne faut pas

confondre l’éthos avec des comportements car « l’éthos n’est pas le comportement d’une

personne…. Il n’est pas non plus un ensembre de règles et de principes qui peuvent être

évoqués… L’éthos est la matrice dans laquelle ces règles, ces principes et ces valeurs sont

formés. “ (Jonsen in Piltan, 2006 p. 22… traduction libre). C’est l’éthos, cette matrice de

perspectives sur le monde de la maternité qui donne tout le sens aux actions

professionnelles attendues par un ordre professionnel. Cela peut mener bien plus loin pour

les sages-femmes car « …. Cela signifie que les jugements de valeur sur les comportements

ne peuvent l’être qu’à l’intérieur d’un groupe partageant un même éthos » (Piltan 2006

p.22).

Piltan considère que l’éthos des sages-femmes du Québec correspond à une approche

humaniste et holistique, cohérente avec un « paradigme de la santé ». Pour elle, « les

valeurs instrumentales des sages-femmes sont essentiellement basées sur une approche

narrative, centrée sur la cliente, ses besoins et son vécu. La technologie est utilisée

uniquement lorsque la situation le nécessite » (2006, p.25). C’est ce qui donne tout son sens

aux expressions souvent entendues chez les sages-femmes : « ne rien faire, bien » (Kennedy

2002 traduction libre), « inactivité maîtrisée » (Tew 1990, RCM, traduction libre), « aider en

sachant ne rien faire (Lemay 2007) et probablement le paradoxal « the less we do the more

we give » de Leap (2010)

Orme et Maggs (1993) avaient déjà clairement et fortement exprimé il y a plus de deux

décennies: “La prise de decision est un attribut du praticien expert. Elle doit être basée sur

un savoir solide, peut impliquer une prise de risque et ne peut être florissante que dans un

environnement soutenant. Mais surtout, la prise de decision clinique doit avoir lieu dans

un contexte de philosophie de soin. Sans une telle philosophie, les décisions seront

arbitraries, mal informées et probablement non sécuritaires.” (p. 270, traduction libre,

souligné par moi).

L’importance du sens de l’action pour les sages-femmes nous mène inévitablement à considérer aussi l’importance d’une pratique réflexive.

9. Pratique réflexive

Si le jugement clinique est le point de départ du soin au patient, il a donc nécessairement

une dimension éthique (McCullough 2013). Pour avoir une pratique responsable le

jugement clinique ne peut pas être une activité purement empirique. Il doit être délibératif.

Cela fait aussi référence à la phronesis ou sagesse pratique proposé par Lemay (2007) pour

les sages-femmes. Pour Schön (1991) il s’agit de mettre en action une praxis qui est capable

de raisonner, d’analyser une situation de façon critique et surtout d’auto réflexion

(conscience de soi et auto-examen). Il ne s’agit pas seulement de regarder le résultat d’une

décision mais de savoir examiner le processus-même de prise de décision (Cioffi 1998).

20

Pour Kirkham (1994) la réflexion permet aux sages-femmes d’explorer les fondements de

leur pratique et ultimement d’améliorer leurs prises de décision car un praticien réflexif est

capable d’apprendre de son expérience et d’appliquer ensuite cette connaissance dans sa

pratique. C’est ce qui amène Gimenez (2012) à dire que pour les sages-femmes la

compétence clinique inclut la pratique réflexive. De son côté Barber (2012) soutient que le

besoin de pratique réflexive doit être continu et impliquer, à la suite de Schön (1991)et

Nakielski (2005), autant une réflexion sur l’action qu’une réflexion dans l’action.

Morgan (2000) constate que les sages-femmes ne reconnaissent pas toujours la valeur de

l’expérience clinique quotidienne comme occasion d’apprendre. En fait, l’activité de

réflexion (et surtout l’auto réflexion) est peut-être excitante mais elle peut être aussi

inquiétante pour la sage-femme, générant surtout des mécanismes de défense pour éviter

de faire cet exercice.

C’est pourquoi Nakielski (2005) insiste sur l’importance de savoir créer une atmosphère de

soutien, de confiance et de confidentialité lorsque les sages-femmes font une activité

réflexive. L’utilisation d’un modèle structuré et constructif doit être encouragé et ce modèle

devrait pouvoir rencontrer autant les besoins professionnels que les préférences

personnelles. Plus le modèle est facile d’utilisation, plus il sera utilisé fréquemment.

Voici les éléments-clé proposés par Nakielski au sujet d’une pratique réflexive. (in Raynor,

2005 p.154_ traduction libre)

La réflexion est essentielle pour la pratique sage-femme moderne. Les sages-femmes

doivent être capables de répondre aux « qui, quoi, pourquoi, où et quand » qui

supportent tous les aspects de leur pratique individuelle.

Les sages-femmes doivent pouvoir examiner les croyances, valeurs et attitudes qui

sont utilisées et exprimées dans leur pratique. Les sages-femmes doivent pouvoir

pratiquer ce qu’elles prêchent.

La réflexion permet aux sages-femmes d’explorer l’art et la science en tant que

fondements de la pratique

Le modèle réflexif aide la sage-femme à clarifier les concepts qui soutiennent la

pratique. Il aide aussi à localiser et relocaliser la pratique à la lumière des recherches

et de la littérature.

Un modèle réflexif devrait être choisi pour être utilisé souvent. La réflexion constante

sur l’action encourage le développement de la capacité de la réflexion dans l’action.

Les habiletés pour le faire sont : la conscience de soi, l’analyse critique, la synthèse et

l’évaluation.

Les femmes méritent des soins donnés par des praticiennes réflexives.

Marchant (2005) considère qu’il y a une autre raison très importante à valoriser une

pratique réflexive. Pour elle, “ S’engager dans une pratique réflexive peut aider au

21

développement professionnel continu et à l’expertise dans l’élaboration d’un jugement

clinique” (p.97 traduction libre).

L’utilisation d’un journal réflexif est aussi un bon moyen de faire une pratique réflexive. Le

Royal College of Midwives recommande aux sages-femmes de tenir un journal personnel

pour noter leurs réflexions et ce qu’elles ont appris à partir de ce qu’elles ont fait et vécu.

Enfin, pour instaurer une culture de pratique réflexive il faudrait commencer dès la

formation sage-femme et encourager les étudiantes à devenir conscientes de leurs propres

préjugés, biais et émotions afin d’inclure plus tard la pratique réflexive dans l’art d’être

sage-femme (Barnfather, 2013). Lorsque la réflexion est encouragée et structurée dans un

programme de formation sage-femme, « ces professionnelles continuent de considérer la

réflexion comme une partie nécessaire de leur pratique sage-femme » (Collington & Hunt

2006, p. 80 traduction libre).

10. Et la formation?

Après avoir donné un aperçu de la recherche sage-femme sur le savoir, les modes de

connaissance, le raisonnement clinique, la prise de décision clinique chez les sages-femmes,

il serait important de se poser la question de la formation des sages-femmes en lien avec ces

éléments fondamentaux de la pratique. Comment la formation peut préparer les étudiantes

à devenir des sages-femmes compétentes et autonomes, en cohérence avec la spécificité de

la profession? Que nous apportent les recherches des sages-femmes sur le sujet?

La réflexivité

Nakielski (2005) clarifie l’importance de bien comprendre le concept de réflexion et

l’acquisition d’habiletés réflexives. Elle est l’un des auteurs qui encouragent les étudiantes

sages-femmes à tenir un journal réflexif. Ce journal (ou portfolio) pourrait être utilisé

comme une partie de l’évaluation de leurs compétences. Pour McMullan et al (2003) cela

permet non seulement à l’étudiante de revalider ses forces, ses habiletés et son savoir mais :

« Un portfolio favorise aussi les liens entre la théorie et la pratique, les habiletés à résoudre

des problèmes, la conscience de soi et la pensée critique. Nous pouvons aussi présumer que

le journal réflexif (ou portfolio) prépare les étudiantes à apprendre et à avoir une pratique

réflexive toute leur vie ” (in Raynor et al, 2005, p.149, traduction libre).

À certains moments de la formation sage-femme, nous pourrions aussi nous inspirer de

Levett-Jones et al (2009) lorsqu’ils abordent l’enseignement du raisonnement clinique. Les

auteurs suggèrent un processus préalable d’examen de ses croyances et de ses pré-

conceptions en sachant qu’elles pourraient influencer ses prises de décision. C’est une

véritable initiation à la réflexivité. Cette conscience de ses propres préjugés et émotions

permettra à l’étudiante de penser plus loin ou plus profondément que la science pour en

arriver à développer l’art d’être sage-femme (Barnfather 2013). Pour Kirkham (1994) et

22

Marchant (2005) nous touchons ici à la base de la croissance et du développement

personnel et professionnel.

Le raisonnement clinique et les prises de décision

Les étudiantes doivent apprendre à devenir compétentes dans les prises de décision pour

avoir une pratique sage-femme sécuritaire et efficace. C’est pourquoi les stratégies pour

développer les habiletés de prise de décision clinique sont cruciales. Jefford et al (2011)

considèrent que les étudiantes sages-femmes doivent au moins avoir appris et maîtrisé le

processus de raisonnement clinique comme faisant partie de la prise de décision. Des

stratégies comme des mises en situation et la réflexion à voix haute sont considérées

comme aidant à être consciente de ses processus. De plus, la réflexion sur ce que l’on vient

de faire facilite la correction d’erreurs cognitives et valorise le processus autant que le

résultat. Higgs (1992) considère que cela promeut « … un apprentissage profond, c’est à

dire apprendre pour la compréhension et le sens plutôt que d’apprendre par coeur des

principes et des faits “ principles » (in Cioffi , 1998, p.21 traduction libre). Il va sans dire que

la place de la femme doit demeurer au cœur de ces processus car le partenariat avec la

femme est un aspect qui distingue les sages-femmes des autres professionnels de la santé

maternelle (Jefford et al 2010).

L’intuition

Nous avons vu que l’intuition (ou le savoir tacite) est un élément non-négligeable dans la

prise de décision clinique sage-femme et même chez la plupart des cliniciens dans la

pratique infirmière ou médicale. Barnfather (2013) s’est demandée si le ce savoir peut être

enseigné dans la formation sage-femme. Elle considère que c’est sur le terrain qu’il peut être

encouragé et développé. Pour Lamarche (2013) « les étudiantes sages-femmes dépendent

des encouragements et de la rétroaction de leurs préceptrices pour apprivoiser les subtilités

d’un suivi holistique » (p. 17). Il est aussi possible d’apprendre aux étudiantes à écouter leur

voix intérieure (Simpson et Downe 2011).

Les histoires

Nous savons que les expériences racontées sont une source de connaissance et servent à

maintenir la culture sage-femme (identité et valeurs). Pour être capables de développer

une compétence narrative, il serait intéressant d’envisager une forme de stratégie éducative

à ce sujet durant la formation des étudiantes sages-femmes. Hunter & Hunter (2006) en ont

démontré la pertinence et les bénéfices dans un programme sage-femme, en résonnance

avec une telle stratégie dans des programmes pour infirmières et pour médecins. Pour elles,

« Le fait de raconter des histoires procure un outil puissant pour une réflexion collective sur

des aspects “internes” de la pratique qu’un manuel ne peut pas enseigner “ (p.277,

traduction libre), en plus de développer la pensée critique.

23

La pensée critique

Si la réflexivité est reconnue comme étant le gage d’une pratique sage-femme de qualité, la

pensée critique est aussi une habileté à acquérir, exercer et développer durant la formation

sage-femme.

La pratique sage-femme n’est pas neutre. A toutes les époques les sages-femmes ont été au

cœur d’enjeux sociaux, anthropologiques et politiques concernant les femmes et le corps

des femmes. Pour Siddiqui (2005) la sage-femme est certes capable de résoudre des

problèmes cliniques mais la profession implique aussi la critique des théories, des pratiques

ainsi que la compréhension des idéologies et du changement social. Nous pouvons penser à

la médicalisation du corps et de la vie des femmes, à l’idéologie du risque, au savoir qui fait

autorité, au paradigme biomédical dominant etc.

Les étudiantes doivent être éduquées et encouragées à exercer une pensée critique sur les

discours et les pratiques des sages-femmes en étant attentives au contexte socio-politique

et historico-culturel de la profession (Gimenez 2012). En apprenant à regarder une réalité

sous différentes perspectives et à les explorer, les étudiantes pourront être amenées à

penser au-delà des « évidences » et des protocoles (Erickson-Owens & Powell Kennedy,

2001). L’évaluation des « évidences » et leur traduction dans la pratique, l’explication de

leurs jugements et décisions sont quelques-uns des défis rencontrés par les sages-femmes

dans une société en changements rapides. Pour Mong-Chue (2000) la pensée critique peut

être une source d’énergie pour faire face à ces défis.

Des perspectives transdisciplinaires comme le féminisme pourraient s’avérer être un outil

important pour le développement d’une pensée critique durant la formation sage-femme.

Les communications disciplinaires

Pour Gimenez (2012), la pratique sage-femme est non seulement une profession mais aussi

une discipline à part entière. Elle a son épistémologie, son corpus de connaissances, ses

valeurs, son langage, ses croyances, ses symboles et sa culture en ce qui concerne les

femmes et la maternité. Les épistémologies ne sont pas seulement importantes pour la

construction du savoir disciplinaire mais nous devrions aussi nous soucier de la façon dont ce

savoir est communiqué autant oralement que par écrit. Selon Gimenez (2012), une vision

« générique » d’attributs comme la pensée critique, l’analyse, la résolution de problème et

la communication serait «de valeur négligeable pour les étudiantes » (p.403 traduction

libre). Il serait beaucoup plus important que les étudiantes sages-femmes puissent produire

des textes spécifiques à leur discipline et à leur communauté de pratique en démontrant

leur capacité d’intégrer des données venant de différentes sources de connaissance

présentes dans leur formation. C’est une façon essentielle de contribuer à la construction et

au renforcement d’un savoir disciplinaire et sans doute d’un discours qui lui est spécifique.

Pour Gimenez (2012), cela a une importance politique pour toute la communauté

professionnelle sage-femme.

24

Non seulement les étudiantes sages-femmes doivent acquérir un savoir spécifique à leur

discipline (Ambler 2010), mais les éléments théoriques, pratiques, de la recherche et de la

philosophie sage-femme doivent être représentés et valorisés durant la formation (Siddiqui

2005). Sans cela, « … ultimement l’expérience des femmes et du professionnel sera sous-

optimale” (p. 24, traduction libre).

Conclusion

L’exploration de la prise de décision clinique dans la pratique sage-femme a permis non

seulement de faire état des théories sous-jacentes mais elle a aussi permis d’explorer

plusieurs éléments qui y sont étroitement reliés : les savoirs, les modes de connaissance, le

savoir qui fait autorité, la pratique basée sur les données probantes, le raisonnement

clinique et les prises de décision de même que ce qui les influence. Non seulement il a fallu

reconnaître l’importance du sens de l’action chez les sages-femmes mais aussi l’importance

d’une pratique réflexive. Le fait de faire ressortir ces éléments a logiquement mené à

l’exploration, bien que brève, de plusieurs éléments reliés à la formation sage-femme: la

place de la réflexivité, de la pensée critique, de l’intuition, des histoires, des prises de

décision cliniques et des communications disciplinaires. Espérons que ces écrits aideront à

comprendre l’importance de considérer tous ces éléments comme « un tout » cohérent à

continuer d’explorer et d’approfondir dans la formation, dans l’action et par la recherche.

C’est à ces niveaux que l’on peut entrevoir les nombreux enjeux qui touchent les sages-

femmes. Espérons enfin que les clarifications apportées puissent contribuer à une

appropriation de la discipline et de la pratique de l’art d’être sage-femme.

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Céline Lemay, SF, PhD

Novembre 2013