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Études platoniciennes 11 (2014) Platon et la psychè ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Christian Keime La fonction de Diotime dans le Banquet de Platon (201d1-212c3) : le dialogue et son double ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Avertissement Le contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la propriété exclusive de l'éditeur. Les œuvres figurant sur ce site peuvent être consultées et reproduites sur un support papier ou numérique sous réserve qu'elles soient strictement réservées à un usage soit personnel, soit scientifique ou pédagogique excluant toute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'éditeur, le nom de la revue, l'auteur et la référence du document. Toute autre reproduction est interdite sauf accord préalable de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Revues.org est un portail de revues en sciences humaines et sociales développé par le Cléo, Centre pour l'édition électronique ouverte (CNRS, EHESS, UP, UAPV). ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Référence électronique Christian Keime, « La fonction de Diotime dans le Banquet de Platon (201d1-212c3) : le dialogue et son double », Études platoniciennes [En ligne], 11 | 2014, mis en ligne le 15 avril 2015, consulté le 28 avril 2015. URL : http:// etudesplatoniciennes.revues.org/535 Éditeur : Société d’Études platoniciennes http://etudesplatoniciennes.revues.org http://www.revues.org Document accessible en ligne sur : http://etudesplatoniciennes.revues.org/535 Ce document PDF a été généré par la revue. © Société d’Études platoniciennes

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Études platoniciennes11  (2014)Platon et la psychè

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Christian Keime

La fonction de Diotime dans leBanquet de Platon (201d1-212c3) : ledialogue et son double................................................................................................................................................................................................................................................................................................

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Référence électroniqueChristian Keime, « La fonction de Diotime dans le Banquet de Platon (201d1-212c3) : le dialogue et son double »,Études platoniciennes [En ligne], 11 | 2014, mis en ligne le 15 avril 2015, consulté le 28 avril 2015. URL : http://etudesplatoniciennes.revues.org/535

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Christian KEIME

La fonction de Diotime dans le Banquet de Platon

(201d1-212c3) : le dialogue et son double

Résumés Cet article s’interroge sur les raisons pour lesquelles, dans le Banquet de Platon, Socrate prononce son éloge d’Eros sous la forme d’un dialogue rapporté qui met en scène deux personnages : Diotime et Socrate encore jeune homme. Je montre d’abord que chaque interlocuteur de ce dialogue enchâssé se présente comme une synthèse des deux personnages du dialogue cadre (Agathon et Socrate adulte, devenu un philosophe accompli) : Diotime, c’est le dialecticien Socrate vu par les yeux d’un poète et d’un disciple des sophistes, tel Agathon ; quant au jeune Socrate, c’est Agathon dans les habits d’un jeune dialecticien. À partir de cette description, j’entends montrer que le masque de Diotime, et plus généralement l’ensemble du dialogue rapporté par Socrate, sont des procédés littéraires qui permettent à Platon de présenter, en plus sa théorie sur eros, une leçon de communication qui engage le lecteur à faire une interprétation judicieuse de cette théorie : (1) Platon montre que le dialecticien doit adapter son discours à son interlocuteur, (2) il signale les limites d’une leçon sur eros présentée sous la forme d’un monologue didactique, (3) il promeut les vertus d’un enseignement dispensé, à l’oral ou l’écrit, sous la forme d’un dialogue rapporté.

The Function of Diotima in Plato’s Symposium (201d1-212c3): The Dialogue and Its Double

This study investigates the reason why, in Plato’s Symposium, Socrates delivers his lesson on Eros by reporting a dialogue between two characters, Diotima, and Socrates when he was younger. I show first that each character of this embedded dialogue can be considered as a mix of the two characters of the framing dialogue (Agathon and Socrates as an accomplished philosopher): Diotima is the dialectician Socrates considered from the point of view of a poet and a follower of the sophists, whilst the young Socrates is Agathon dressed up as a dialectician. Drawing on this description, I argue that the mask of Diotima, and more generally the whole dialogue narrated by Socrates, are literary devices designed to provide, besides a theory of love, a lesson in communication that prompts the reader to interpret correctly the lesson on eros: (1) Plato shows that the dialectician must adapt his lesson to his addressees, (2) he brings out the limits of a lesson on eros delivered in the form of a didactic monologue, and (3) he vindicates the necessity of teaching through reported dialogue, whether orally or in writing.

Introduction 1 Quelle est la fonction du personnage de Diotime que Platon met en scène dans son

Banquet (201d1-212c3) ? Pourquoi Socrate, au lieu de prononcer un éloge d’eros en son nom, comme les autres orateurs du dialogue, rapporte-t-il l’enseignement d’une femme qu’il prétend avoir rencontrée quelques années avant la guerre du Péloponnèse ?

2 À ma connaissance, trois types de réponses ont été apportés à cette question fort débattue.

• (I) Diotime est peut-être une figure historique dont Socrate aurait effectivement suivi les leçons dans sa jeunesse. Dans ce cas le personnage aurait pour fonction

 

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de transmettre la mémoire d’une savante qui fut peut-être la première femme philosophe de l’histoire, et dont l’enseignement constituait une pierre angulaire de la formation intellectuelle du maître de Platon1.

• (II) Néanmoins, la plupart des interprètes envisagent Diotime comme un personnage fictif dont Socrate et Platon se serviraient pour incarner la philosophie dans tout son éclat, et pour transmettre tout ce qu’ils pensent d’eros. Dans ce cas, différents motifs peuvent justifier le recours à un tel porte-parole : (1) Socrate comme Platon investissent leur théorie du prestige et de l’autorité attachés à un personnage qu’ils présentent comme une thaumaturge2. (2) En ne parlant pas en son nom, Socrate peut réfuter poliment son interlocuteur direct, Agathon, qui est aussi son hôte, et il peut lui faire la leçon sans se départir du masque de dialecticien ignorant qu’il arbore dans d’autres dialogues (Apologie, Théétète etc.)3. (3) En faisant parler Diotime, Platon indique qu’il s’est émancipé de son maître et qu’il est l’auteur de la théorie d’eros qu’il expose dans le Banquet4. (4) En tant que prêtresse, Diotime signale la parenté entre la pratique de la philosophie et l’expérience religieuse de l’inspiration et de la révélation5 ; (5) et en tant que femme, elle incarne ce que le modèle éducatif et érotique qu’elle décrit6 doit au paradigme de la reproduction et de l’enfantement,

1 Voir A. E. Taylor, Plato the Man and His Work, London, 19496 [1926], p. 224-225 ; K. Wider,

« Women philosophers in the Ancient Greek World : Donning the Mantle », Hypatia 1 (1), 1986, p. 45-48 ; M. E. Waithe, « Diotima of Mantinea », in M. E. Waithe (ed.), A History of Women Philosophers, vol. 1, Dordrecht - Boston, 1987, p. 101-109.

2 Banquet 201d3-5 : selon Socrate, Diotime aurait repoussé de dix ans l’épidémie de peste qui frappa Athènes au début de la guerre du Péloponnèse. Sur cette interprétation, voir W. Kranz, « Platonica », Philologus 102, 1958, p. 80 ; K. Sier, Die Rede der Diotima. Untersuchungen zum Platonischen ‘Symposion’, Stuttgart - Leipzig, 1997, p. 3 et 8 ; F. C. C. Sheffield, « Symposium 201d1-204c6 », in C. Horn (Hrsgb.), Platon : Symposion, Berlin, 2012, p. 134.

3 L. Robin, notice du Banquet de Platon, Paris, 1929, repris dans Platon, Le Banquet, éd. et trad. P. Vicaire et J. Laborderie, Paris, 1989, p. XXV-XXVI et LXXVI ; R. G. Bury, The Symposium of Plato, introd., transl., and notes, Cambridge, 1932 [1909], p. XXXIX ; F. M. Cornford, « The Doctrine of Eros in Plato’s Symposium », in The Unwritten Philosophy and Other Essays, Cambridge, 1950, p. 71 ; J. Wippern, « Erôs und Unsterblichkeit in der Diotima-Rede des Symposions », in H. Flashar und K. Gaiser (Hrsgb.), Festgabe für W. Schadewalt, Pfullingen, 1965, p. 126 ; R. E. Allen, The Dialogues of Plato, vol. 2, New Haven, 1991, p. 46 ; K. Sier, Die Rede der Diotima, op. cit., p. 9.

4 K. F. Hermann, Geschichte und System der Platonischen Philosophie, Heidelberg, 1839, p. 523 ; G. Vlastos, « The Individual as an Object of Love », in Platonic Studies, Princeton (NJ), 1981, p. 21 ; C. D. C. Reeve, « Sôkratês Erôtikos », in V. Karasmanis (ed.), Socrates : 2400 Years Since His Death, Athens - Delphi, 2004, p. 96, et « A Study in Violets : Alcibiades in the Symposium », in J. Lesher, D. Nails, and F. C. C. Sheffield (eds), Plato’s Symposium. Issues in Interpretation and Reception, Washington (DC), 2006, p. 135.

5 M. Ficin, Commentarium in convivium Platonis, éd. et trad. P. Laurens, Paris, 2002, p. 127 et 150-1 ; W. Kranz, « Diotima von Mantineia », Hermes 61, 1926, p. 445-446, et « Diotima », Die Antike 2, 1926, p. 322 ; P. Friedländer, Platon, Bd I, Berlin - Leipzig, 1964, p. 157-159 ; S. Rosen, Plato’s Symposium, New Haven, 1968, p. 203-220 ; M. Nussbaum, « The speech of Alcibiades : A reading of Plato’s Symposium », Philosophy and Literature 3 (2), 1979, p. 144-145 ; D. Frede, « Out of the Cave : What Socrates Learned from Diotima », in R. M. Rosen and J. Farrel (eds), Nomodeiktes, Greek Studies in Honor of Martin Ostwald, Ann Arbour, 1993, p. 415 ; M. A. Fierro, Plato’s Theory of Desire in the ‘Symposium’ and the ‘Republic’, Durham Theses online, 2003, <http://etheses.dur.ac.uk/4110/> p. 46 ; N. Evans, « Diotima and Demeter as Mystagogues in Plato’s Symposium », Hypatia 21 (2), 2006, p. 1-27 ; C. Horn, « Enthält das Symposion Platons Theorie der Liebe ? », in C. Horn, Platon …, op. cit., p. 2 et 13.

6 La « droite paiderastia » (τὸ ὀρθῶς παιδεραστεῖν, Banq. 211b6).

 

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contredisant ainsi le modèle traditionnel de la paiderastia7. (6) Une interprétation récente, enfin, souligne l’ambiguïté qui caractérise Diotime : c’est une femme qui s’exprime avec l’autorité d’un homme, une étrangère qui sauve Athènes de la peste, etc. Dans ce cas, le personnage ne serait-il pas la représentation même d’eros, qui est un être intermédiaire et ambivalent ?8

• (III) Au rebours de toutes ces explications, on remarque depuis longtemps que le ton dogmatique et autoritaire sur lequel s’exprime Diotime est en contradiction avec la pratique dialectique promue par Socrate, et avec le modèle réciproque de transmission du savoir que Diotime elle-même propose dans sa théorie d’eros. N’est-elle pas explicitement comparée par Socrate aux « parfaits sophistes »9 ? Beaucoup d’interprètes relèvent avec embarras cette incohérence apparente sans proposer de véritable explication10. L’histoire littéraire fournit peut-être une solution intéressante à ce problème11. Le petit dialogue entre Diotime et Socrate, que Platon insère dans son Banquet, évoque l’argument d’un dialogue perdu d’Eschine, Aspasie, qui mettait en scène la célèbre hétaïre initiant Socrate aux mystères d’eros. Pour proposer une théorie d’eros concurrente, Platon a peut-être fait parler un personnage de son invention, mais il a indiqué que cette théorie répondait à celle d’Eschine en attribuant à ce personnage le sexe et les manières autoritaires d’Aspasie12. On peut également considérer que Platon se sert du personnage pour mettre à distance le contenu philosophique du discours qu’elle énonce. En caractérisant Diotime comme une sophiste, il signalerait au lecteur les limites de certains points de sa théorie d’eros, en particulier ce qu’elle

7 Il s’agit de l’interpétation dominante, voir F. Ast, Platons Leben und Schriften, Leipzig, 1816,

p. 312 ; K. J. Dover, Plato : Symposium, Cambridge, 1980, p. 145 ; A. W. Saxonhouse, « Eros and the Female in Greek Political Thought : An Interpretation of Plato’s Symposium », Political Theory 5, 1984, p. 5-27 ; D. M. Halperin, « Why is Diotima a Woman », in One hundred Years of Homosexuality and Other Essays on Greek Love, New York - London, 1990, p. 129-151, traduit par I. Châtelet, « Pourquoi Diotime est-elle une femme », dans Cent ans d’homosexualité et autres essais sur l’amour grec, Paris, 2000, p. 177-207 ; A. Cavarero, In Spite of Plato : A Feminist Rewriting of Ancient Philosophy, New York, 1995, p. 92-93 ; L. Brisson, Platon, Le Banquet, trad., introd. et notes, Paris, 20075 [1998], p. 63-64 ; K. Corrigan and E. Glazov-Corrigan, Plato’s Dialectic at Play : Argument, Structure, and Myth in the ‘Symposium’, University Park, 2004, p. 114 et 116 ; A. Hobbs, « Female Imagery in Plato », in J. Lesher et al., Plato’s Symposium …, op. cit., p. 264 ; F. De Luise, « Il sapere di Diotima e la coscienza di Socrate. Note sul ritratto del filosofo da giovane », in A. Borges de Araújo Jr e G. Cornelli (eds), Il Simposio di Platone : un banchetto di interpretazioni, Napoli, 2012, p. 132-133 ; D. D. Leitao, The Pregnant Male as Myth and Metaphor in Classical Greek Literature, Cambridge - New York, 2012, p. 182-226 ; A.-G. Wersinger, « Diotima and kuèsis in the Light of the Myths of the God’s Annexation of Pregnancy », dans Proceedings of the X Symposium Platonicum : ‘The Symposium’, Pisa, 15-20 July 2013, p. 134-140.

8 Voir K. Sampson, « The Philosophical Significance of the Figure of Diotima », Norsk filosofisk tidsskrift 48 (1), 2013, p. 100-111.

9 Banq. 208c1 : ὥσπερ οἱ τέλεοι σοφισταί.

10 Voir G. Stallbaum, Platonis opera omnia, Gotha - Erfurt, 1857, vol. 1, sect. 3, p. 120 ; U. von Wilamowitz-Moellendorff, Platon, Berlin, 1919, p. 298 ; D. M. Halperin, « Pourquoi Diotime … », op. cit., p. 87 ; R. B. Rutherford, The Art of Plato, London, 1995, p. 192.

11 Voir B. Ehlers, Eine vorplatonische Deutung des sokratischen Eros. Der Dialog Aspasia des Sokratikers Aischines, München, 1966, p. 131-136.

12 Cf. Ménexène (236b8-c1), où Platon prête à Aspasie les manières autoritaires de Diotime.

 

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dit de l’immortalité de l’âme13. Peut-être même Platon signale-t-il les limites de l’ensemble du discours : la leçon de Diotime ne saurait transmettre la connaissance philosophique stricto sensu, c’est-à-dire la connaissance des essences, à laquelle ne peut parvenir qu’une recherche dialectique14. Cette interprétation correspond à une lecture de Platon dite « dialogique » ou « maïeutique », selon laquelle la forme dialogue est un procédé destiné à engager le lecteur dans une recherche philosophique autonome15.

3 Seule la première de ces interprétations (I) ne paraît pas convaincante. Non qu’il faille contester la réalité historique du personnage de Diotime – l’absence de témoignages littéraires ou archéologiques à son propos nous empêchent d’infirmer autant que d’affirmer son existence ; mais parce que cette interprétation n’a pas le statut d’une explication, elle ne rend pas compte de la fonction du personnage. Même si Platon peuple ses dialogues de figures historiques, le choix de ces personnages, la manière dont il les caractérise et le contenu des discours qu’il leur fait tenir sont motivés non par des intentions historiographiques ou doxographiques, mais par des raisons littéraires et philosophiques16. Ce sont ces derniers motifs qu’il convient d’élucider ; et c’est ce qu’entendent faire les deux autres types d’interprétations (II et III), qui envisagent Diotime comme un personnage fictif.

4 Mon propos n’est pas de rejeter ces interprétations. Je souhaite proposer une lecture du dialogue compatible avec elles, mais qui leur donne de nouveaux fondements. Aussi contradictoires que puissent paraître ces explications, toutes permettent de rendre compte de la fonction du personnage de Diotime : par la bouche de ce personnage, Socrate et Platon, dans un même geste, exposent ce qu’ils pensent d’eros et de la philosophie, et invitent leur public à prendre ses distances par rapport à cet exposé. Néanmoins, pour parvenir à concilier ces deux points de vue, pour comprendre ce qui

13 Banq. 207e5-209e5, voir H. Neumann, « Diotima’s Concept of Love », The American Journal of

Philology 86 (1), 1965, p. 33-35 et 41 ; C. J. Rowe, « Socrates and Diotima : Eros, Immortality, and Creativity », in J. J. Cleary and G. M. Gurtler (eds), Proceedings of the Boston Area Colloquium in Ancient Philosophy 14, Leiden - Boston - Köln, 1999, p. 250-256 ; K. Corrigan and E. Glazov-Corrigan, Plato’s Dialectic …, op. cit., p. 142 -143.

14 S. Rosen, Plato’s Symposium, op. cit., p. 256 et 264 ; D. Nails, « Tragedy Off-Stage », in J. Lesher et al., Plato’s Symposium …, op. cit., p. 184 ; J. Wildberger, « Die komplexe Anlage von Vorgespräch und Rahmenhandlung und andere literarisch-formale Aspekte des Symposion (172a1-178a5) », in C. Horn, Platon …, op. cit., p. 30-32 ; G. A. Scott and W. A. Welton, Erotic Wisdom : Philosophy and Intermediacy In Plato’s ‘Symposium’, New York, 2008, p. 156-157 ; E. Belfiore, Socrates’ Daimonic Art : Love for Wisdom in Four Platonic Dialogues, Cambridge, 2012, p. 145-146.

15 Voir G. A. Press, « The Dialogical Mode in Modern Plato Studies », in R. E. Hart and V. Tejera (eds), Plato’s Dialogues : The Dialogical Approach, Lewiston - Queenston - Lampeter, 1997, p. 1-28, et C. Gill, « Le dialogue platonicien », dans L. Brisson et F. Fronterotta (éds), Lire Platon, p. 57-60. Cette lecture des Dialogues trouve sa source dans l’herméneutique de F. D. E. Schleiermacher, Introductions aux dialogues de Platon (1804-1828), éd. et trad. M.-D. Richard, Paris, 2004, p. 71-72.

16 Sur l’aspect fictionnel du dialogue platonicien et des témoignages socratiques dans leur ensemble, voir C. H. Kahn, Plato and the Socratic Dialogue, Cambridge, 1996, p. 2-3. Sur les invraisemblances historiques de l’intervention de Diotime dans le Banquet, voir S. Boehringer, « Comment classer les comportements érotiques ? Platon, le sexe et érôs dans le Banquet et les Lois », Études Platoniciennes 4, 2007, p. 49 et n. 19. Sur l’insuffisance de l’argument historique pour rendre compte du personnage de Diotime, voir D. M. Halperin, « Pourquoi Diotime … », op. cit., p. 165, et V. Songe-Møller, « Sexuality and Philosophy in Plato’s Symposium », in Philosophy Without Women, London, 2002, p. 104-105.

 

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motive la représentation ambivalente du personnage, il convient de mettre en lumière une des fonctions de Diotime à laquelle les interprètes se sont encore peu intéressés.

5 Je souhaiterais montrer ici que le personnage de Diotime permet à Socrate et à Platon d’introduire un dialogue : l’entretien que cette femme conduit avec Socrate plus jeune, un personnage que j’appellerai dorénavant « le jeune Socrate »17. Or ce dialogue rapporté se donne à lire comme l’image critique, ou corrigée, du dialogue cadre dans lequel il est inséré : la conversation que Socrate, plus âgé – « le vieux Socrate » – conduit depuis le début du Banquet avec ses convives, en particulier Agathon. Ainsi, grâce à Diotime et au dialogue dans lequel il se met en scène plus jeune, Socrate incite ses auditeurs à adopter un point de vue critique sur la situation de communication dans laquelle ils sont engagés lorsqu’ils entendent son discours sur eros. En outre, par des effets d’analogie, Platon nous incite à réfléchir à notre situation de lecteurs et aux pratiques interprétatives auxquelles nous sommes induits en lisant le Banquet. Le dialogue que conduit Diotime avec le jeune Socrate peut donc être interprété à la fois comme le double du dialogue qui se déroule au banquet entre le vieux Socrate et ses convives, et le double du dialogue que Platon engage avec son lecteur en écrivant le Banquet. Selon cette interprétation, la fonction de Diotime n’est pas de révéler – encore moins de dissimuler – une leçon philosophique sur eros. Ce que révèlent certaines caractéristiques dramatiques du personnage, notamment sa position d’énonciatrice distincte de celle de l’auteur (Platon) et du narrateur (Socrate), ainsi que son mode d’expression péremptoire, c’est une leçon de communication philosophique, non pas une leçon de philosophie doctrinale18. Pour autant, cette leçon de communication, comme je souhaite le montrer, est en lien étroit avec la leçon doctrinale sur eros dont Diotime se fait la voix. En effet, c’est en vertu de la leçon de communication que Socrate incite son public, et que Platon incite son lecteur, à faire une interprétation judicieuse de la théorie d’eros. C’est uniquement à la lumière de cette explication, répétons-le, que l’on pourra comprendre pourquoi Platon comme Socrate font un usage ambivalent de Diotime, se servant du personnage à la fois comme d’un porte-parole et d’un repoussoir.

6 Néanmoins, pour proposer une nouvelle réponse à une question aussi ancienne, il convient de poser la question elle-même dans de nouveaux termes. Je propose d’élargir l’enquête dont Diotime a fait l’objet jusqu’à présent, en ne m’intéressant pas exclusivement à la fonction du personnage, mais plus largement à la situation de communication dans laquelle ce personnage intervient et trouve sa fonction19. Or cette

17 Précisons néanmoins que ce « jeune » Socrate n’a pas moins de trente ans (voir infra note 57) ; il

est donc bien plus âgé que le jeune Socrate du Parménide. En outre, il ne doit pas être confondu avec Socrate le Jeune, qui apparaît dans le Sophiste et le Politique : ce personnage n’est pas Socrate.

18 D’autres caractéristiques de Diotime, bien évidemment, sont à mettre directement en relation avec la doctrine qu’elle énonce, en particulier le genre du personnage et sa fonction de prêtresse (voir supra notes 5 et 6). Cette étude entend rendre compte d’une particularité du personnage qui, pour essentielle qu’elle soit, n’est pas exclusive des autres aspects déjà étudiés par la critique.

19 Cette attention portée à la situation d’énonciation et aux différents énonciataires qu’elle met en jeu s’inspire des interprétations proposées par Paul Demont et Claude Calame à propos d’autres textes. Voir en particulier P. Demont, La cité grecque archaïque et classique et l’idéal de tranquillité, Paris, 1990, p. 80-84 (sur la VIIIe Pythique de Pindare), et « Le Nomos-Roi : Hérodote, III, 38 », dans J. Alaux (éd.), Hérodote, Formes de pensée, figures du récit, Rennes, 2013, p. 37-45 ; voir aussi C. Calame, « The pragmatics of "Myth" in Plato’s Dialogues : the story of Prometheus in the Protagoras », in C. Collobert, P. Destrée, and F. J. Gonzalez (eds.), Plato and Myth : Studies on the Use and Status of Platonic Myths,

 

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situation de communication est double. Il s’agit d’abord du dialogue que Diotime conduit avec le jeune Socrate, et à ce propos il convient d’étudier autant la fonction de ce jeune interlocuteur que celle de Diotime. Il s’agit ensuite du dialogue cadre que le vieux Socrate est en train de mener avec les convives du Banquet, en particulier Agathon à qui les propos de Diotime et du jeune Socrate sont indirectement adressés. Avant de tenter de rendre compte de la fonction de Diotime, il faut donc décrire chaque interlocuteur du dialogue rapporté (le jeune Socrate et Diotime) et comprendre les relations que ces personnages entretiennent avec Agathon et le vieux Socrate, protagonistes d’une autre conversation dont le dialogue rapporté constitue en quelque sorte le double.

I. Le dialogue et son double 7 Chacun des interlocuteurs du dialogue rapporté, Diotime et le jeune Socrate, peut être

envisagé comme une synthèse originale des deux protagonistes du dialogue cadre : le vieux Socrate, d’une part, qui rapporte le dialogue ; ses interlocuteurs, d’autre part, c’est-à-dire l’ensemble des personnages qui participent aux réjouissances du symposion, et principalement Agathon, avec qui Socrate est en train de discuter au moment où il entame son récit.

1. Diotime

8 Dans sa manière de s’exprimer, Diotime semble réaliser un compromis entre les méthodes du philosophe Socrate et les attentes des auditeurs de Socrate, en particulier leur goût pour l’exposé rhétorique.

9 Socrate, dans les Dialogues, prononce souvent de longs discours rhétoriques. Néanmoins, Platon signale toujours que le dialecticien s’adonne aux longs discours (μακρολογία) tantôt parce que le dialogue est impossible20, tantôt, quand il est possible de dialoguer, parce que le sujet abordé n’autorise pas une démonstration proprement dialectique et nécessite de recourir au mythe21. Certes Socrate confesse volontiers sa sensibilité aux charmes de la rhétorique22 et il propose parfois de transformer la rhétorique pour la mettre au service de l’expression de la vérité23. Mais quand il a le

2012, p. 127-143, et « Les Hymnes Homériques comme prières poétiques et comme offrandes musicales. Le chant hymnique en acte », Mètis 10, 2012, p. 53-78.

20 Cf. Apologie 17b1-18a5 (Socrate se plie au règles de la rhétorique judiciaire ; il exprime en outre sa préférence pour l’entretien dialectique : 18d4-7, 23b4-c1, 37a5-b3, 37e3-38a6, 39e1-4, 41b1-c4) ; Ménexène 236c9 (Socrate « joue » — παίζειν — le jeu de l’éloge funèbre ; voir aussi 234c4, 235d5-7) ; Phèdre 236d1, 241d3-242b7 (Socrate satisfait le goût de Phèdre pour les beaux discours) ; Gorgias 505d9-506c2, 519e5-e2 (Socrate est contraint au monologue par le mutisme de Calliclès).

21 Voir par exemple le mythe d’Er dans la République (X, 614a-621d). Comme Socrate le dit au début du dialogue, les dieux n’ont pas recours au discours mythologique car ils sont savants (Rep. II, 382c11-d6). Voir également Timée 29b3-c3 et 51d3-e6. Sur le mythe comme expression de la doxa, voir L. Brisson, Les mots et les mythes, p. 119-120, et F. Fronterotta, « ‘Principio’ del cosmo e ‘inizio’ del discorso. Una nuova ipotesi intorno all’‘origine’ del mondo nel Timeo platonico », in L. Palumbo (ed.), LOGON DIDONAI. La filosofia come esercizio del render ragione. Studi in onore di Giovanni Casertano, Napoli, 2011, p. 661-679.

22 Phèdre 227d2-3, Protagoras 328d4-6.

 

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choix des armes, le philosophe préfère toujours le dialogue sous la forme de courtes questions et de courtes réponses (βραχυλογία)24. Il s’agit selon lui du meilleur moyen d’enseigner la vérité, puisque cela permet à celui qui parle comme à celui qui écoute de suivre le fil de l’argumentation et de ne pas perdre de vue la question de l’essence25. On sait en outre que, selon les principes de la maïeutique que Socrate expose dans le Théétète et qu’il applique dans la plupart des Dialogues, enseigner consiste à interroger celui qui veut apprendre pour qu’il découvre par lui-même une vérité universelle et transcendante26.

10 Même dans le Banquet, bien que Socrate souscrive de bonne grâce au programme rhétorique proposé par Phèdre et Éryximaque au début du dialogue27, le philosophe contrevient à deux reprises aux règles de ce programme, signalant ainsi sa préférence pour l’entretien dialectique. Avant qu’Agathon ne prononce son éloge, Socrate le soumet à une interrogation de type élenctique qui engage le poète à réfléchir à sa propre pratique du discours rhétorique : Agathon doit reconnaître que, lorsqu’il s’adresse à la foule du théâtre, peu lui importe de tenir des propos intelligents28. Mais Phèdre, le « père du logos »29, intervient aussitôt pour rappeler à Socrate les règles du jeu :

Καὶ τὸν Φαῖδρον ἔφη ὑπολαβόντα εἰπεῖν· « ὦ φίλε Ἀγάθων, ἐὰν ἀποκρίνῃ Σωκράτει, οὐδὲν ἔτι διοίσει αὐτῷ ὁπῃοῦν τῶν ἐνθάδε ὁτιοῦν γίγνεσθαι, ἐὰν µόνον ἔχῃ ὅτῳ διαλέγηται, ἄλλως τε καὶ καλῷ. Ἐγὼ δὲ ἡδέως µὲν ἀκούω Σωκράτους διαλεγοµένου· ἀναγκαῖον δέ µοι ἐπιµεληθῆναι τοῦ ἐγκωµίου τῷ Ἔρωτι καὶ ἀποδέξασθαι παρ᾽ ἑνὸς ἑκάστου ὑµῶν τὸν λόγον. Ἀποδοὺς οὖν ἑκάτερος τῷ θεῷ οὕτως ἤδη διαλεγέσθω. »

Alors, Phèdre prit la parole et tint ces propos : « Mon cher Agathon, si tu réponds à Socrate, il va tenir pour rien le fait que ce qui se passe ici tourne d’une manière ou d’une autre, dès lors qu’il a trouvé quelqu’un avec qui discuter, surtout si c’est un beau garçon. J’éprouve pour ma part beaucoup de plaisir à écouter Socrate quand il discute, mais je suis obligé de veiller à ce que soit prononcé l’éloge en l’honneur d’Eros, et d’obtenir de

23 Apologie 17b1-8, Phèdre 259e-261a, 269d-274b.

24 Voir Protagoras 328e6-329b7, 334c9-335c8 ; Gorgias 449b5-c6, 461d2-462a5. Sur la préférence de Socrate pour la brachylogie, voir M. Dixsaut, Métamorphoses de la dialectique dans les dialogues de Platon, Paris, 2001, p. 17-21, et A. Longo, L’art du questionnement et les interrogations fictives chez Platon, trad. A. Lernould, Milan, 2007, p. 165.

25 τί ἐστιν ; cf. Gorgias 448e4, 463c5, République VII, 533a8-b3 et Protagoras 334d4-6 : σύντεµνέ µοι τὰς ἀποκρίσεις καὶ βραχυτέρας ποίει, εἰ µέλλω σοι ἕπεσθαι ; voir aussi ibid. 335b5-6 et Gorgias 448d9-e4. Sur la question de l’essence dans l’entretien dialectique, voir M. Dixsaut, Métamorphoses…, op. cit., p. 74-79.

26 Théétète 148e-151a, Ménon 79e-82b, 85b-86c. Sur l’opposition entre µακρολογία et βραχυλογία, voir M. Frede, « Plato’s Arguments and the Dialogue Form », in J. C. Klagge and N. D. Smith (eds), Methods of Interpreting Plato and His Dialogues, Oxford, 1992, p. 207, et M. Dixsaut, « Macrology and digression », in G. Boys-Stones, D. El Murr, and C. Gill (eds), The Platonic Art of Philosophy, Cambridge, 2013, p. 11-17.

27 Banq. 177d6-8.

28 Banq. 194a7-c9.

29 πατὴρ τοῦ λόγου, Banq. 177d5.

 

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chacun de vous son discours. Il faut donc que vous vous acquittiez, l’un et l’autre, auprès du dieu ; ensuite vous pourrez discuter. »30

11 Socrate laisse alors Agathon prononcer son éloge d’Eros31, mais aussitôt après ce discours, et avant d’entamer son propre éloge, Socrate critique derechef la pratique rhétorique du poète. En jouant sur la paronomase Gorgias – Gorgone, il révèle à la fois ce que le discours d’Agathon doit à la rhétorique du grand sophiste, et les dangers inhérents à cette pratique discursive qui risque de condamner l’auditoire au mutisme :

[ΣΩ. –] « Καὶ γάρ µε Γοργίου ὁ λόγος ἀνεµίµνῃσκεν, ὥστε ἀτεχνῶς τὸ τοῦ Ὁµήρου ἐπεπόνθη· ἐφοβούµην µή µοι τελευτῶν ὁ Ἀγάθων Γοργίου κεφαλὴν δεινοῦ λέγειν ἐν τῷ λόγῳ ἐπὶ τὸν ἐµὸν λόγον πέµψας αὐτόν µε λίθον τῇ ἀφωνίᾳ ποιήσειεν. »

[SOCRATE. –] « C’est que ce discours me rappelait Gorgias, au point de me faire éprouver ni plus ni moins l’impression qu’évoque Homère. J’avais peur qu’à la fin de son discours Agathon n’envoyât sur le mien la tête de Gorgias, le redoutable orateur, et que cette tête ne me transformât en pierre, me rendant ainsi muet. »32

12 Ensuite, après avoir critiqué l’ensemble des discours déjà prononcés, et défini la manière dont il entend louer Eros – c’est-à-dire sans contrevenir à la vérité – Socrate, au lieu de s’engager immédiatement dans son éloge, entreprend d’interroger à nouveau Agathon, non sans avoir demandé à Phèdre la permission de déroger aux règles du programme33. À présent, le poète doit rendre raison des éloges excessifs qu’il vient de prodiguer à Eros, et l’ensemble de cet entretien34, comme le dialogue précédent, prend la forme d’une réfutation (ἔλεγχος) : Socrate fait admettre à l’orateur que, contrairement à ce qu’il s’imaginait, Eros n’est ni beau ni bon puisqu’il éprouve nécessairement le manque de ce qu’il désire, c’est-à-dire le beau et le bien. Voici comment se conclut cet entretien :

[ΣΩ. –] « Εἰ ἄρα ὁ Ἔρως τῶν καλῶν ἐνδεής ἐστι, τὰ δὲ ἀγαθὰ καλά, κἂν τῶν ἀγαθῶν ἐνδεὴς εἴη. [ἈΓ. –] Ἐγώ, φάναι, ὦ Σώκρατες, σοὶ οὐκ ἂν δυναίµην ἀντιλέγειν, ἀλλ᾽ οὕτως ἐχέτω ὡς σὺ λέγεις. [ΣΩ. –] Οὐ µὲν οὖν τῇ ἀληθείᾳ, φάναι, ὦ φιλούµενε Ἀγάθων, δύνασαι ἀντιλέγειν, ἐπεὶ Σωκράτει γε οὐδὲν χαλεπόν. »

[SOCRATE. –] « Par conséquent, si Éros manque de ce qui est beau, et si les choses bonnes sont belles, alors il doit manquer de ce qui est bon. [AGATHON. –] En ce qui me concerne, Socrate, dit-il, je ne suis pas de taille à te contredire ; qu’il en soit comme tu le dis. [SO. –] Non, très cher Agathon, c’est la vérité que tu ne peux pas contredire ; contredire Socrate, ce n’est vraiment pas difficile. »35

30 Banq. 194d1-7. Pour tous les extraits du Banquet, texte établi par P. Vicaire (C.U.F., 1989) et

traduction de L. Brisson, Platon, Le Banquet, Paris, 20075 [1998], avec quelques modifications.

31 Banq. 194e-197e.

32 Banq. 198c2-6.

33 Banq. 199b7-9.

34 Banq. 199c3-201c8.

35 Banq. 201c4-8.

 

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13 Ainsi, même dans le Banquet, le philosophe n’aurait aucune vérité à transmettre avec autorité. Cette profession de modestie s’accorde non seulement avec ce que Socrate dit de sa sagesse dans d’autres dialogues36, mais elle rappelle ce qu’il vient de dire à Agathon au début du Banquet. En effet, quand Socrate arrive au dîner, après s’être attardé en chemin pour méditer, Agathon l’invite à se coucher à son côté afin, dit-il plaisamment, de partager le fruit de ses méditations :

Τὸν οὖν Ἀγάθωνα (τυγχάνειν γὰρ ἔσχατον κατακείµενον µόνον)· « Δεῦρ᾽, ἔφη φάναι, Σώκρατες, παρ᾽ ἐµὲ κατάκεισο, ἵνα καὶ τοῦ σοφοῦ ἁπτόµενός σου ἀπολαύσω, ὅ σοι προσέστη ἐν τοῖς προθύροις· δῆλον γὰρ ὅτι εὗρες αὐτὸ καὶ ἔχεις· οὐ γὰρ ἂν προαπέστης. » Καὶ τὸν Σωκράτη καθίζεσθαι καὶ εἰπεῖν ὅτι· « Εὖ ἂν ἔχοι, φάναι, ὦ Ἀγάθων, εἰ τοιοῦτον εἴη ἡ σοφία ὥστ᾽ ἐκ τοῦ πληρεστέρου εἰς τὸ κενώτερον ῥεῖν, ἡµῶν ἐὰν ἁπτώµεθα ἀλλήλων, ὥσπερ τὸ ἐν ταῖς κύλιξιν ὕδωρ τὸ διὰ τοῦ ἐρίου ῥέον ἐκ τῆς πληρεστέρας εἰς τὴν κενωτέραν. Εἰ γὰρ οὕτως ἔχει καὶ ἡ σοφία, πολλοῦ τιµῶµαι τὴν παρὰ σοὶ κατάκλισιν· οἶµαι γάρ µε παρὰ σοῦ πολλῆς καὶ καλῆς σοφίας πληρωθήσεσθαι. Ἡ µὲν γὰρ ἐµὴ φαύλη τις ἂν εἴη, ἢ καὶ ἀµφισβητήσιµος ὥσπερ ὄναρ οὖσα… »

Alors Agathon, qui était seul sur le dernier lit, s’écria : « Viens ici, Socrate, t’installer près de moi, pour que, à ton contact, je profite moi aussi du savoir qui t’est venu alors que tu te trouvais dans le vestibule. Car il est évident que tu l’as trouvé et que tu le tiens, ce savoir ; en effet, tu ne serais pas venu avant. » Socrate s’assit et répondit : « Ce serait une aubaine, Agathon, si le savoir était de nature à couler du plus plein vers le plus vide, pour peu que nous nous touchions les uns les autres, comme c’est le cas de l’eau qui, par l’intermédiaire d’un brin de laine, coule de la coupe la plus pleine vers la plus vide. S’il en va ainsi du savoir aussi, j’apprécie beaucoup d’être installé sur ce lit à tes côtés, car de toi, j’imagine, un savoir important et magnifique coulera pour venir me remplir. Le savoir qui est le mien doit être peu de chose, voire quelque chose d’aussi illusoire qu’un rêve…»37

14 En souhaitant que Socrate lui transmette directement ses connaissances, Agathon exprime le point de vue caractéristique d’un jeune homme éduqué par les sophistes : ces éducateurs, en particulier Gorgias, étaient connus pour faire payer leurs leçons fort cher ; ils communiquaient leur savoir comme un bien commercial susceptible d’être échangé de personne à personne38. Voilà donc ce que dit Socrate de la communication du savoir dans le Banquet lorsqu’il parle en son nom.

15 En revanche, lorsque Socrate expose l’essentiel de sa théorie d’eros par la bouche de Diotime39, il paraît faire un compromis entre le mode d’expression dont il s’est fait l’avocat jusqu’alors (le dialogue brachylogique), et l’exposé rhétorique à propos duquel

36 Voir Théétète 150c4 : ἄγονός εἰµι σοφίας.

37 Banq. 175c7-e3.

38 Voir Hippias Majeur 282c1-d5, Protagoras 313c4-e5, 328b2-c2, Ménon 70b3-c2, Cratyle 384b2-7, Sophiste 224c4-d2. Sur le commerce du savoir sophistique, voir P. Demont et M. Trédé, Platon : Protagoras, introd., trad. et comm., Paris, 2006 [1993], p. 9 et 16-17 ; A. W. Nightingale, Genres in dialogue. Plato and the Construct of Philosophy, Cambridge 1995, p. 43-49 ; L. Brisson, « Agathon, Pausanias, and Diotima in Plato’s Symposium : Paiderastia and Philosophia », in J. Lesher et al., Plato’s Symposium …, op. cit., p. 250-251.

39 Banq. 201d1-212c3.

 

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il vient d’exprimer ses réserves, et dont son interlocuteur Agathon s’est avéré un praticien virtuose40.

16 Diotime, certes, apparaît d’abord comme le double du vieux Socrate qui participe au banquet d’Agathon puisqu’elle occupe la place maîtresse de l’interrogateur, assumée par le vieux Socrate face à Agathon. En outre, le début de chaque entretien (entre Diotime et le jeune Socrate d’une part, entre le vieux Socrate et Agathon de l’autre) est censé s’être déroulé de la même manière : Diotime a montré autrefois à Socrate, comme Socrate vient de le montrer à Agathon, qu’Eros n’est ni beau ni bon41. Elle a ainsi conduit avec le jeune homme une discussion de type élenctique dont Socrate rapporte la suite dans la première partie de son récit42. Dans ce premier moment de la conversation, Diotime s’exprime selon la méthode chère au dialecticien : le dialogue brachylogique43. Mais dans cette partie déjà, Diotime introduit un exposé mythologique : le récit de la naissance d’Eros44. Et surtout, dans la seconde partie de la conversation45, Diotime expose sa doctrine sous la forme d’un long monologue didactique, sans plus interroger son interlocuteur. Ce monologue est immédiatement précédé par un échange pittoresque entre la conférencière et son jeune disciple – c’est à ce moment que Socrate compare Diotime aux sophistes :

[ΣΩ. –] Καὶ ἐγὼ ἀκούσας τὸν λόγον ἐθαύµασά τε καὶ εἶπον· « Εἶεν, ἦν δ᾽ ἐγώ, ὦ σοφωτάτη Διοτίµα, ταῦτα ὡς ἀληθῶς οὕτως ἔχει ; » – Καὶ ἥ, ὥσπερ οἱ τέλεοι σοφισταί· « εὖ ἴσθι, ἔφη, ὦ Σώκρατες· »

[SO. –] Et moi, en entendant ce discours, je m’émerveillai et répliquai : « Un instant, m’écriai-je, en est-il vraiment ainsi, Diotime, toi qui es si savante ? » – Et elle, comme le ferait tout sophiste accompli, de me répondre : « N’en doute point, Socrate ».46

17 La comparaison avec les sophistes est motivée par le ton péremptoire adopté par Diotime47 : comme les sophistes que Platon met en scène dans ses dialogues, Diotime est sûre de sa science et paraît avoir réponse à toutes les questions48.

40 Sur ce compromis, voir F. C. C. Sheffield, Plato’s Symposium : The Ethics of Desire, Oxford,

2006, p. 45 (à propos du mythe rapporté par Diotime).

41 Banq. 201e2-6.

42 Banq. 201e7-208b7.

43 Sur l’aspect dialectique de ce passage, voir R. Rehn, « Der entzauberte Eros : Symposion », in T. Kobusch und B. Mojsisch (Hrsgb), Platon : Seine Dialoge in der Sicht neuer Forschungen, Darmstadt, 1996, p. 82-83.

44 Banq. 203a9-204a7.

45 Banq. 208c1-212a8.

46 Banq. 208b8-c2.

47 Sur εὖ ἴσθι, voir Euthydème 274a5 et Hippias Majeur 287e4, où, comme dans le Banquet, « l’expression (…) est utilisée par les sophistes pour répondre de façon péremptoire à une question » (L. Brisson, Platon, Le Banquet, op. cit., p. 213, note 444). C’est également l’interprétation de R. G. Bury (The Symposium of Plato, op. cit., note ad. loc.), qui renvoie à des commentaires plus anciens (Wolf, Schleiermacher, Hommel et Ast). G. Stallbaum observait déjà sur ce passage : « [Plato] ridet sophistas, de quibuslibet rebus ita disputantes, ut videri vellent earum veritatem prorsus habere perspectam atque exploratam » (Platonis opera omnia, op. cit., p. 147, je souligne).

48 cf. Hippias Mineur 363c3-a9 ; Gorgias 447c6-8.

 

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18 Ainsi, pour répliquer à un interlocuteur (Agathon) qu’il vient d’identifier comme le porte-parole d’un grand sophiste (Gorgias), Socrate rapporte le discours d’une femme qui s’exprime comme une sophiste accomplie.

19 En outre, comme cela a déjà été bien étudié, Diotime présente sa leçon sous la forme d’une initiation religieuse : le style de son discours et les étapes de l’initiation érotique qu’elle décrit évoquent en particulier les mystères d’Eleusis49. Même si le déroulement précis des cultes d’Eleusis demeure mal connu, il est très probable que l’initiation culminait dans une epopteia, c’est-à-dire la révélation par le hiérophante d’objets sacrés dissimulés à la vue des profanes50. L’initiation religieuse, à l’instar de l’instruction sophistique, se présentait donc comme la transmission à des disciples ignorants d’une vérité à laquelle était déjà initié un maître sûr de son savoir. Ce modèle de l’initiation religieuse contredit, au même titre que la pratique des sophistes, les avertissements liminaires de Socrate sur la nature de sa sagesse51. Ainsi, en caractérisant Diotime comme une prêtresse, Socrate ne cherche peut-être pas seulement à donner une autorité religieuse à sa théorie d’eros52, ou à signaler la transcendance du modèle platonicien de la sophia, tendue vers la connaissance des formes intelligibles53. Socrate campe également une « maîtresse de vérité »54 prétendant transmettre le savoir selon des méthodes qui, par leur autorité, contredisent ses propres méthodes de dialecticien55.

20 Or, comme l’enseignement des sophistes, les cultes à mystères jouissaient d’un grand prestige parmi la bonne société athénienne de la fin du Ve siècle av. J.-C., une société dont le public de Socrate représente un échantillon caractéristique ; plusieurs des convives d’Agathon furent d’ailleurs impliqués directement dans la fameuse profanation des mystères qui eut lieu au lendemain de la réunion mise en scène dans le Banquet56.

49 Voir C. Riedweg, Mysterienterminologie bei Platon, Philon, und Klemens von Alexandrien, Berlin

- New York, 1987, p. XII et 192 ; L. Brisson, Platon, Le Banquet, op. cit., p. 69-71 ; N. Evans, « Diotima and Demeter… », op. cit., p. 1-27.

50 Un épi de blé ? Des reliques mycéniennes ? Sur cette question, voir L. Brisson, Platon, Le Banquet, op. cit., p. 68-69 ; W. Burkert, Ancient Mystery Cults, Cambridge (MA) - London, 1987, p. 91 ; L. Bruit-Zaidman et P. Schmitt-Pantel, La religion grecque dans les cités à l’époque classique, Paris, 2007, p. 105 et 109 ; J. N. Bremmer, Greek Religion, Oxford, 1994, traduit par A. Hasnaoui, La religion grecque, Paris, 2012, p. 126.

51 Banq. 175c7-e3, voir supra.

52 Voir supra note 5.

53 L. Brisson, Platon, Le Banquet, op. cit., p. 66.

54 Je transpose l’expression de M. Detienne, Les Maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, Paris, 1967.

55 Sur la différence entre philosophie et religion dans le Banquet, voir P. Demont, La cité grecque …, op. cit., p. 314 ; D. Nails, « Tragedy Off-Stage », op. cit., p. 184-185 et 193 ; K. Corrigan and E. Glazov-Corrigan, Plato’s Dialectic …, op. cit., p. 112. Je ne pense pas, comme Stanley Rosen, que Platon, dans le Banquet, cherche à « réconcilier la philosophie et la religion » (Plato’s Symposium, op. cit., p. 203). On notera en outre que Diotime n’est jamais explicitement désignée comme une prêtresse, de même qu’elle est seulement comparée aux sophistes ; je reviendrai sur ce point.

56 La date dramatique du dialogue est 416 av. J.-C. (voir L. Brisson, Platon, Le Banquet, op. cit., p. 13). En 415, Phèdre, Alcibiade et Acouménos, le père d’Eryximaque, seront accusés d’avoir profané la cérémonie des mystères d’Eleusis dans une réunion privée (Andocide, Sur les mystères 15, 16 et 18). Sur les rapports entre les convives du Banquet et les cultes à mystères, voir L. Strauss, On Plato’s

 

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21 Ces remarques n’invitent pas à envisager l’ensemble du discours de Diotime comme un discours ironique ou parodique : il s’agit seulement de suggérer que les aspects sophistiques et religieux de ce discours, et le mode de transmission direct et autoritaire du savoir qu’ils induisent, expriment une conception de l’enseignement qui correspond davantage au point de vue du public de Socrate, qu’à celui de Socrate lui-même. Diotime en tant que prêtresse et en tant que sophiste peut être considérée comme le porte-parole, non de Socrate, mais de son auditoire.

22 Diotime et son discours sont donc des objets littéraires et philosophiques ambivalents. On ne s’étonnera plus, dans ce cas, que le personnage de la prêtresse fasse l’objet d’interprétations aussi contradictoires ; il faut même considérer que c’est à raison que les interprétations se contredisent à son propos : la voix de Diotime est à la fois le chant et le contre-chant de la philosophie.

2. Le jeune Socrate

23 Le jeune Socrate, qui s’entretient avec Diotime, est un personnage tout aussi ambivalent. À l’évidence, il s’agit d’un double d’Agathon : il a son âge (environ trente ans)57 et il partage son ignorance sur la nature d’eros. En effet, au début de son récit, Socrate dit qu’il a répondu à Diotime comme Agathon vient de lui répondre au cours de l’elenkhos58, et dans la première partie de son récit, qui se déroule sous la forme d’un dialogue59, Socrate ne cesse d’affirmer son ignorance face à Diotime. Lorsque celle-ci lui pose des questions difficiles, il répond :

[ΣΩ. –] « Οὐ µεντἂν σέ, ἔφην ἐγώ, ἐθαύµαζον ἐπὶ σοφίᾳ καὶ ἐφοίτων παρὰ σὲ αὐτὰ ταῦτα µαθησόµενος. »

[SO. –] « Non, [je ne le sais pas,] Diotime, lui dis-je, autrement je ne serais pas en admiration devant ton savoir, et je ne te fréquenterais pas pour m’instruire sur cela même. »60

24 Et un peu plus loin : [ΣΩ. –] « Ἀλλὰ διὰ ταῦτά τοι, ὦ Διοτίµα, ὅπερ νυνδὴ εἶπον, παρὰ σὲ ἥκω, γνοὺς ὅτι διδασκάλων δέοµαι. Ἀλλά µοι λέγε καὶ τούτων τὴν αἰτίαν καὶ τῶν ἄλλων τῶν περὶ τὰ ἐρωτικά. »

[SO. –] « Mais Diotime, je viens de te le dire, c’est bien pour cela que je suis venu te consulter, car je sais que j’ai besoin de maîtres. Allons, dis-moi

‘Symposium’, Chicago - London, 2001, p. 15 ; L. Brisson, Platon, Le Banquet, op. cit., p. 13 et 33 ; D. Nails, « Tragedy Off-Stage », op. cit., p. 202-203.

57 Socrate prétend avoir rencontré Diotime dix ans avant la peste qui frappa Athènes en 430 av. J.-C. (201d3-5). En 440 av. J.-C., il avait à peu près trente ans, c’est-à-dire l’âge d’Agathon à la date dramatique du Banquet (416 av. J.-C.). Voir Athénée, Deipnosophistes, 217a ; D. Nails, The People of Plato. A Prosopography of Plato and other Socratics, Indianapolis - Cambridge, 2002, p. 8-10 ; K. Sier, « Die Rede des Pausanias (180c1-185c3) », in C. Horn, Platon…, op. cit., p. 55, n. 4.

58 Banq. 201e2.

59 Banq. 201e7-208b7.

60 Banq. 206b4-6.

 

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quelle est la cause de ces comportements et de tous les autres que suscite l’amour. »61

25 Pour autant, dans leur façon de discuter, les deux jeunes gens révèlent des tempéraments tout à fait différents. Dès que Socrate lui a fait admettre qu’Eros n’était ni beau ni bon, Agathon se retire de la discussion comme un compétiteur vaincu, disant à son réfutateur :

« ἀλλ᾽ οὕτως ἐχέτω ὡς σὺ λέγεις »

« Eh bien, qu’il en soit comme tu dis ! »62.

26 Socrate prend acte de cette retraite, en répliquant : « Καὶ σὲ µέν γε ἤδη ἐάσω »

« Dans ce cas, je te laisse tranquille »63.

27 Or, c’est à ce moment que Socrate entreprend le récit de ses entretiens avec Diotime, afin de poursuivre le dialogue interrompu. Le début de ce récit signale à la fois ce qui relie et ce qui distingue le jeune Socrate et Agathon :

Σχεδὸν γάρ τι καὶ ἐγὼ πρὸς αὐτὴν ἕτερα τοιαῦτα ἔλεγον οἷάπερ νῦν πρὸς ἐµὲ Ἀγάθων, ὡς εἴη ὁ Ἔρως µέγας θεός, εἴη δὲ τῶν καλῶν· ἤλεγχε δή µε τούτοις τοῖς λόγοις οἷσπερ ἐγὼ τοῦτον, ὡς οὔτε καλὸς εἴη κατὰ τὸν ἐµὸν λόγον οὔτε ἀγαθός. [ΣΩ. –] Καὶ ἐγώ, « πῶς λέγεις, ἔφην, ὦ Διοτίµα ; αἰσχρὸς ἄρα ὁ Ἔρως ἐστὶ καὶ κακός ; » [ΔΙ. –] Καὶ ἥ, « οὐκ εὐφηµήσεις ; ἔφη· ἢ οἴει, ὅτι ἂν µὴ καλὸν ᾖ, ἀναγκαῖον αὐτὸ εἶναι αἰσχρόν ; »

Mes réponses en effet étaient à peu de choses près celles qu’Agathon vient de faire. Je soutenais qu’Éros était un grand dieu, et qu’il faisait partie de ce qui est beau. Et elle me réfutait en faisant valoir les mêmes arguments précisément que ceux que je viens d’utiliser avec Agathon, à savoir qu’Éros n’est ni beau ni bon, comme je viens de le dire. [SO. –] Je lui répliquai : « Que dis-tu là, Diotime ? Si tel est le cas, Éros est laid et mauvais ? [DI. –] Pas de blasphème, reprit-elle. T’imagines-tu que ce qui n’est pas beau doive nécessairement être laid ? »64

28 Bien qu’il partage l’ignorance d’Agathon sur la nature d’Eros, bien qu’il ait été réfuté par les arguments mêmes qu’il opposera plus tard à Agathon, le jeune Socrate ne réplique pas à sa réfutatrice : « qu’il en soit comme tu dis ! » (ἀλλ᾽ οὕτως ἐχέτω ὡς σὺ λέγεις), mais : « que dis tu ? », ou plutôt : « que veux-tu dire ? » (πῶς λέγεις ;). Ce jeune homme s’interroge sur la signification des paroles du maître, et propose aussitôt une hypothèse : « C’est donc qu’Eros est laid et mauvais ? ». Certes, la suggestion est naïve, et Diotime s’empresse de la réfuter. Mais cette réplique montre que, contrairement à Agathon, le jeune Socrate, quand il est réfuté par son mentor, est capable de poursuivre la recherche. En interrogeant Diotime, ce jeune homme montre qu’il s’interroge lui-

61 Banq. 207c4-7.

62 Banq. 201d1.

63 Banq. 201d1.

64 Banq. 201e2-9.

 

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même, et c’est pour satisfaire cette curiosité intellectuelle de l’interlocuteur que Diotime n’abandonne pas le dialogue engagé avec lui. Tandis que Socrate congédie le passif Agathon en lui disant : « je te laisse tranquille » (Καὶ σὲ μέν γε ἤδη ἐάσω), Diotime réagit, à la suggestion candide de Socrate : « Pas de blasphème ! » (οὐκ εὐφημήσεις), et pour corriger ses préjugés, elle s’engage dans une description plus nuancée d’Eros. Par la suite, le jeune Socrate ne cessera d’interroger Diotime65, mais également de la contredire66 ou d’exprimer des réserves sur ce qu’elle avance67. Et c’est pour satisfaire cette curiosité insistante et parfois provocante que Diotime finira par révéler les mystères d’eros dans leur ensemble68.

29 En présence de Diotime, le jeune Socrate s’avère donc mû par un désir de savoir qui préfigure ce qu’il sera plus tard, un dialecticien qui interroge inlassablement les autres, parce qu’il s’interroge lui-même : c’est ainsi, on l’a vu, que se manifeste le personnage de Socrate adulte dans le dialogue cadre du Banquet. Le personnage du jeune Socrate, bien qu’il soit ignorant comme Agathon, se montre, contrairement à lui, doué d’un naturel philosophe (φιλόσοφος φύσις), c’est-à-dire, comme il le dit lui-même dans la République, doué d’un naturel érotique69. La manière dont Platon élabore la transition entre le dialogue cadre (Socrate – Agathon) et le dialogue rapporté (Diotime – Socrate), invite à comparer l’attitude des deux jeunes interlocuteurs, et signale que c’est en vertu de ce naturel philosophe, ou érotique, que le jeune Socrate a eu droit à une leçon complète sur eros, et non, comme Agathon, à un bref elenkhos préliminaire.

30 Comme Diotime, le jeune Socrate est donc un personnage ambigu, à mi-chemin entre le philosophe accompli (le vieux Socrate) et son jeune et naïf interlocuteur (Agathon). Tandis que Diotime se présente comme le portrait du philosophe vu par les yeux d’Agathon, amoureux de la mythologie, de la rhétorique et de la réception passive d’une vérité révélée, le jeune Socrate est le portrait du poète en jeune philosophe : c’est un Agathon mû par le désir philosophique qui caractérise essentiellement Socrate.

31 Il reste à comprendre pourquoi Socrate expose sa théorie d’eros selon une mise en scène énonciative aussi élaborée.

II. Fonction de Diotime et du dialogue rapporté 32 Les observations précédentes permettent peut-être de voir que la fonction du personnage

de Diotime, et plus généralement la fonction de l’ensemble du dialogue rapporté par Socrate, est de transmettre une leçon de communication. On peut distinguer trois enseignements dans cette leçon : (1) Socrate et Platon montrent qu’un philosophe, qu’il parle (Socrate) ou qu’il écrive (Platon), doit adapter son discours à son public : ses

65 Banq. 202a2, d6-7, e2, 203a9, 204c8, 205b6 etc.

66 Banq. 202b5-6, 208b9.

67 Banq. 205b3, 206e4.

68 Sur la différence d’attitude entre le jeune Socrate et Agathon, voir K. Sier, Die Rede der Diotima, op. cit., p. 9, et M. A. Fierro, Plato’s Theory …, op. cit., p. 45.

69 Voir République VI, 485a10-b4 : Τοῦτο µὲν δὴ τῶν φιλοσόφων φύσεων πέρι ὡµολογήσθω ἡµῖν ὅτι µαθήµατός γε ἀεὶ ἐρῶσιν ὃ ἂν αὐτοῖς δηλοῖ ἐκείνης τῆς οὐσίας τῆς ἀεὶ οὔσης καὶ µὴ πλανωµένης ὑπὸ γενέσεως καὶ φθορᾶς. Sur ce passage, voir M. Dixsaut, Le Naturel philosophe. Essai sur les Dialogues de Platon, Paris, 20013 [1985], p. 249-254.

 

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auditeurs ou ses lecteurs ; (2) ils signalent ainsi à leur public ce qu’il est en droit d’attendre d’un exposé théorique et monologique ; (3) ils lui montrent en outre quelles sont les vertus d’un enseignement dispensé sous la forme d’un dialogue rapporté. Tout en abordant ces trois points, je tenterai de montrer que la leçon de communication dont il est question n’accompagne pas simplement la leçon doctrinale sur eros : elle lui est consubstantielle car elle engage le public (auditeurs ou lecteurs) à faire une interprétation judicieuse de cette théorie.

1. L’adaptation à l’interlocuteur

33 En s’exprimant à travers le masque d’une prêtresse et d’une sophiste, Socrate fait des compromis avec le point de vue de ses interlocuteurs. Il s’adresse à eux sous une forme qui rend sa leçon à la fois persuasive et intelligible. Le dialecticien applique ici les règles de la bonne rhétorique qu’il expose dans le Phèdre : l’orateur véritable, qui est aussi philosophe et dialecticien70, doit connaître la nature non seulement du sujet de son discours71, mais aussi de l’âme à laquelle il adresse ce discours72. Connaissant en particulier la puissance d’agir et de pâtir de cette âme73, il peut lui administrer, comme un bon médecin74, des discours qui la persuaderont de la vérité :

ΣΩ. – Ἐπειδὴ λόγου δύναµις τυγχάνει ψυχαγωγία οὖσα, τὸν µέλλοντα ῥητορικὸν ἔσεσθαι ἀνάγκη εἰδέναι ψυχὴ ὅσα εἴδη ἔχει· ἔστιν οὖν τόσα καὶ τόσα, καὶ τοῖα καὶ τοῖα, ὅθεν οἱ µὲν τοιοίδε, οἱ δὲ τοιοίδε γίγνονται. Τούτων δὲ δὴ οὕτω διῃρηµένων, λόγων αὖ τόσα καὶ τόσα ἔστιν εἴδη, τοιόνδε ἕκαστον. Οἱ µὲν οὖν τοιοίδε ὑπὸ τῶν τοιῶνδε λόγων διὰ τήνδε τὴν αἰτίαν ἐς τὰ τοιάδε εὐπειθεῖς, οἱ δὲ τοιοίδε διὰ τάδε δυσπειθεῖς. »

SO. – Puisque la puissance du discours se trouve être celle de savoir conduire les âmes, celui qui se propose de devenir orateur doit savoir combien il y a de genres d’âmes. Or, il y en a tel et tel nombre de telle et telle qualité ; par suite, les hommes ont telle ou telle personnalité. Une fois ces distinctions faites, on passe aux discours : les espèces en sont de tel et tel nombre, et chacun a tel et tel caractère. Dès lors, en vertu de la relation causale dont je parlais, tels hommes, sous l’action de tels discours, se laisseront facilement persuader de telles choses, alors que tels autres hommes, pour cette même raison, ne se laisseront pas facilement persuader. »75

34 Socrate montre dans le Ménon que cette règle de l’adaptation et du compromis ne s’applique pas seulement à l’orateur, mais également au dialecticien qui, au cours d’un dialogue brachylogique, doit exposer ce qu’il pense. Pour répondre à Ménon qui l’interroge sur la nature de la couleur, Socrate décide d’exposer une définition

70 Phèdre 261a3-5, 266b2-d, 269b5-8.

71 ibid. 259e5-7.

72 ibid. 270b1-9.

73 ibid. 270d4-8, voir A. Macé, Platon, philosophie de l’agir et du pâtir, Sankt Augustin, 2006, p. 159-161.

74 Voir L. Ayache, « Hippocrate, l’ultime recours contre Socrate (Phèdre 270c) », dans M. Dixsaut et A. Brancacci (éds), Platon source des présocratiques. Exploration, Paris, 2003, p. 153-154.

75 Phèdre 271c10-d7, texte établi par C. Moreschini (C.U.F. 1985), traduction de L. Brisson (G.F. 2004 [1989]), modifiée.

 

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susceptible de plaire à son interlocuteur. Faire ce type de compromis, précise Socrate, c’est parler plus dialectiquement :

ΣΩ. – Εἰ δὲ ὥσπερ ἐγώ τε καὶ σὺ νυνὶ φίλοι ὄντες βούλοιντο ἀλλήλοις διαλέγεσθαι, δεῖ δὴ πρᾳότερόν πως καὶ διαλεκτικώτερον ἀποκρίνεσθαι. Ἔστι δὲ ἴσως τὸ διαλεκτικώτερον µὴ µόνον τἀληθῆ ἀποκρίνεσθαι, ἀλλὰ καὶ δι’ ἐκείνων ὧν ἂν προσοµολογῇ εἰδέναι ὁ ἐρωτώµενος. Πειράσοµαι δὴ καὶ ἐγώ σοι οὕτως εἰπεῖν.

SO. – Quand ce sont deux amis, comme toi et moi maintenant, qui souhaitent dialoguer l’un avec l’autre, il faut répondre avec une plus grande douceur et d’une manière plus dialectique. Or il me semble que parler de façon plus dialectique, ce n’est pas seulement répondre la vérité, mais c’est aussi répondre en se servant de ce que l’homme qui interroge admet déjà connaître. Je vais donc essayer moi aussi de te répondre comme cela. »76

35 Le dialecticien propose alors une définition de la couleur « selon Gorgias et Empédocle »77, une réponse propre à plaire Ménon78, mais que Socrate désapprouve explicitement79. Si répondre dialectiquement c’est tenir compte de ce que l’interlocuteur veut et peut entendre, il faut considérer que tout ce que le dialecticien expose dans le cadre d’une prestation oratoire ou d’un entretien dialectique est le résultat d’un compromis discursif. Dans ce cas, les leçons de Socrate seraient toujours une synthèse entre son propre point de vue et le point de vue de ses énonciataires qu’il entend corriger. Le discours du dialecticien aurait cette valeur « dialogique » que M. Bakhtine reconnaît à certains discours romanesques, qui intègrent le point de vue avec lequel ils sont en dialogue – voire en conflit80.

36 Ainsi, à l’image du démon Eros, décrit par Diotime comme un intermédiaire entre l’ignorance et la connaissance81, le discours de Diotime, qui expose cette description d’Eros, peut être lui-même considéré, non pas comme un discours savant, mais comme un intermédiaire entre la science du philosophe (le vieux Socrate) et le point de vue de son interlocuteur (Agathon) qui s’est avéré, d’une certaine manière, ignorant82.

76 Ménon 75d2-7, texte établi par M. Croiset (C.U.F. 1923) ; traduction de M. Canto-Sperber (G.-F.,

1991), modifiée.

77 κατὰ Γοργίαν ἀποκρίνωµαι (…), κατὰ Ἐµπεδοκλέα (Ménon 76c4-8).

78 ὥστε ἀρέσκει σοι (Ménon 76e3-4).

79 Ἀλλ’ οὐκ ἔστιν (…) ὡς ἐγὼ ἐµαυτὸν πείθω (Ménon 76e6-7).

80 M. M. Bakhtine, « Du discours romanesque », dans Esthétique et théorie du roman, trad. D. Olivier, Paris, 1978, p. 83-233. Sur la notion de dialogisme, voir J. Bres, « Savoir de quoi on parle : dialogue, dialogal, dialogique ; dialogisme, polyphonie … », dans J. Bres, P. P. Haillet, S. Mellet, H. Nølke et L. Rosier (éds), Dialogisme et polyphonie. Approches linguistiques. Actes du colloque de Cerisy, Bruxelles, 2005, p. 47-62.

81 µεταξὺ σοφίας καὶ ἀµαθίας, Banq. 202a2.

82 Sur l’adaptation au public dans le dialogue platonicien, voir L. A. Kosman, « Silence and Imitation in the Platonic Dialogues », in J. C. Klagge and Ν. D. Smith (eds), Methods …, op. cit., p. 91-92 ; K. Robb, « Orality, literacy and the dialogue form », in R. E. Hart and V. Tejera, Plato’s Dialogues…, op. cit., p. 31 ; D. Wolsdorf, « Interpreting Plato’s early dialogues », in D. Sedley (ed.), Oxford Studies in Ancient Philosophy 24, Oxford, 2004, p. 31-37 ; A. Hobbs, « Female Imagery in Plato », op. cit., p. 258 et 267.

 

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37 Néanmoins, si le dialecticien, quand il doit faire la leçon, est toujours obligé de faire des compromis, il peut montrer qu’il se soumet à ce type d’obligation en faisant usage de « masques d’autorité »83 analogues au personnage de Diotime. Il signale ainsi ce que son discours comporte d’hétérogénéité énonciative. Par le truchement de Diotime, l’hétérogénéité énonciative du discours de Socrate est, pour reprendre l’expression de Jacqueline Authier-Revuz, une hétérogénéité montrée84 : à la manière des guillemets ou des accents ironiques d’un texte, le masque de Diotime, l’énonciatrice du discours, signale tout ce que ce discours ne doit pas au point de vue de Socrate, qui en est pourtant l’auteur. Le personnage signale également à qui ce point de vue doit être attribué : les auditeurs de Socrate, mais également les lecteurs implicites de Platon – les citoyens athéniens cultivés du IVe s. av. J.-C. dont la plupart, comme Agathon et ses invités, cherchaient la sagesse et la vertu dans les leçons des sophistes et dans les cultes à mystères. Loin de dissimuler un savoir ou de chercher à égarer l’interprète, le masque énonciatif est, chez Platon, le moyen de montrer et de mettre en garde. Tout en transmettant une leçon à ses lecteurs, Platon prévient ces derniers contre leurs propres préjugés.

2. Limites et bon usage du monologue didactique

38 L’un des préjugés que les lecteurs passifs et muets du dialogue partagent naturellement avec un auditeur passif et muet comme Agathon, c’est de considérer que, en se contentant de comprendre et de mémoriser la théorie d’eros rapportée par Socrate dans le livre écrit par Platon, ils pourront devenir savants sur eros comme Socrate se vante de l’être devenu. Tout lecteur espère en effet être instruit par le texte qu’il est en train de lire, il considère spontanément le discours écrit comme le support et le vecteur d’une connaissance. Or ce point de vue, on le sait, contredit ce que Socrate dit à Agathon au début du dialogue à propos de la transmission de la sagesse85.

39 De plus, cela contredit la théorie même de Diotime, qui n’est pas seulement une théorie d’eros mais aussi une théorie de la connaissance. Selon Diotime, en effet, l’éducation intellectuelle et morale est un processus actif et autonome : une âme ne devient pas sage en apprenant le discours sage émis par une autorité extérieure, mais en mettant elle-même au monde la sagesse et la vertu dont elle est grosse. Cet accouchement s’accomplit à l’occasion de la rencontre avec « la beauté » (τὸ καλόν) :

[ΔΙ. –] « εἰσὶ γὰρ οὖν, ἔφη, οἳ ἐν ταῖς ψυχαῖς κυοῦσιν ἔτι µᾶλλον ἢ ἐν τοῖς σώµασιν, ἃ ψυχῇ προσήκει καὶ κυῆσαι καὶ τεκεῖν· τί οὖν προσήκει ; φρόνησίν τε καὶ τὴν ἄλλην ἀρετήν. […] Τούτων δ᾽ αὖ ὅταν τις ἐκ νέου ἐγκύµων ᾖ τὴν ψυχήν, θεῖος ὢν καὶ ἡκούσης τῆς ἡλικίας, τίκτειν τε καὶ γεννᾶν ἤδη ἐπιθυµῇ, ζητεῖ δὴ, οἶµαι, καὶ οὗτος περιιὼν τὸ καλὸν ἐν ᾧ ἂν γεννήσειεν· ἐν τῷ γὰρ αἰσχρῷ οὐδέποτε γεννήσει. Τά τε οὖν σώµατα τὰ καλὰ µᾶλλον ἢ τὰ αἰσχρὰ ἀσπάζεται ἅτε κυῶν, καὶ ἂν ἐντύχῃ ψυχῇ καλῇ καὶ γενναίᾳ καὶ εὐφυεῖ, πάνυ δὴ ἀσπάζεται τὸ συναµφότερον, καὶ πρὸς τοῦτον τὸν ἄνθρωπον εὐθὺς εὐπορεῖ λόγων περὶ ἀρετῆς καὶ περὶ οἷον χρὴ εἶναι τὸν ἄνδρα τὸν ἀγαθὸν καὶ ἃ ἐπιτηδεύειν, καὶ ἐπιχειρεῖ παιδεύειν.

83 C. Calame, Masques d’autorité. Fiction et pragmatique dans la poétique grecque antique, Paris,

2005.

84 J. Authier-Revuz, « Hétérogénéité(s) énonciative(s) », Langages 73, 1984, p. 98.

85 Banq. 175c7-e3, cf. supra.

 

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Ἁπτόµενος γὰρ οἶµαι τοῦ καλοῦ καὶ ὁµιλῶν αὐτῷ, ἃ πάλαι ἐκύει τίκτει καὶ γεννᾷ. »

[DI. –] « Il y en a, précisa-t-elle, qui sont plus féconds dans leur âme que dans leur corps, pour les choses dont la fécondation et la procréation reviennent à l’âme. Et que sont ces choses ? La pensée et toute autre forme de vertu. […] Et quand, parmi ces hommes, il s’en trouve un qui est fécond selon l’âme depuis son jeune âge, parce qu’il est divin, et que, l’âge venu, il sent alors le désir de procréer et d’engendrer, bien entendu il cherche, j’imagine, en jetant les yeux de tous côtés, la beauté dans laquelle il pourra engendrer ; jamais, en effet, il ne voudra engendrer dans la laideur. Aussi, puisqu’il est fécond, s’attache-t-il aux beaux corps plutôt qu’aux laids, et, s’il tombe sur une âme qui est belle, noble et bien née, il s’attache très fortement à l’une et à l’autre de ces beautés, et, devant un individu de cette sorte, il sait sur-le-champ tenir avec aisance des discours sur la vertu, c’est-à-dire les devoirs et les occupations de l’homme de bien, et il entreprend de faire l’éducation du jeune homme. C’est que, j’imagine, au contact avec le bel objet et en ayant commerce avec lui, il enfante et il procrée ce qu’il portait en lui depuis longtemps. »86

40 Cette description de la mise au monde de la sagesse sollicite un réseau d’images à double entente : il est question à la fois du désir d’engendrer (γεννᾶν) qu’éveille chez l’homme la rencontre amoureuse, et du désir d’accoucher (τίκτειν) qu’éprouve une femme enceinte parvenue au terme de sa grossesse. Platon joue sur cette ambivalence, et sur la polysémie de l’adjectif grec kalos, pour donner deux sens à to kalon : ce « dans quoi » on désire engendrer (modèle masculin) ou mettre au monde (modèle féminin). Selon le paradigme masculin de l’engendrement, to kalon évoque la beauté (physique ou intellectuelle) de la personne dans laquelle l’erastês désire répandre sa semence ou ses discours (γεννᾶν) ; selon le paradigme féminin de l’accouchement, il s’agit du bon moment où il éprouve le besoin de mettre au monde (τίκτειν), comme une femme enceinte, les beaux discours qu’il a conçus87. Au lieu de distinguer ces deux sens de to kalon, le texte de Platon les confond à dessein88.

41 Ainsi, devenir sage et vertueux est un processus complexe dont le succès dépend de trois conditions au moins : (1) il faut déjà porter en soi, sous une forme embryonnaire, « la sagesse et toute autre forme de vertu » (φρόνησίν τε καὶ τὴν ἄλλην ἀρετήν), (2) il faut avoir conçu cette sagesse depuis un certain temps (ἃ πάλαι ἐκύει) afin qu’elle ne vienne pas au monde de façon prématurée ; (3) il faut enfin trouver l’occasion de mettre au monde sa sagesse : faire une belle rencontre, c’est-à-dire rencontrer un beau corps ou une belle âme (ψυχῇ καλῇ) qui pourront en être les destinataires89.

86 Banq. 208e6-209c4.

87 ἐν καλῷ peut en effet signifier « au moment opportun », et dans le contexte de la grossesse, « à terme ». cf. Banq. 206b7 : τόκος ἐν καλῷ. Sur l’ambiguïté du sens de « kalos » dans le Banquet, voir L. Brisson, Platon, Le Banquet, op. cit., p. 211, n. 420.

88 On rencontre un exemple remarquable de cette diphonie sémantique dans l’expression : ἂν ἐντύχῃ ψυχῇ καλῇ (« s’il rencontre une belle âme », 209b6), où l’idée de belle personne (ψυχῇ καλῇ) est associée à la notion de moment opportun (ἐντύχῃ).

89 Cette conception paradoxale de la connaissance comme un processus autonome s’accorde avec ce que Socrate dit ailleurs de la maïeutique (Théétète 148e-151e), de la paideia du philosophe (République VI, 518b-519a), et de la réminiscence (Phèdre 249b-c, Ménon 81a, Phédon 72e-84b).

 

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42 Si l’on prend Diotime au mot et que l’on applique sa théorie de la connaissance à la connaissance d’eros, il faut considérer que, pour devenir sage en matière d’eros, (1) il faut déjà porter en soi une connaissance embryonnaire d’eros ; (2) il faut avoir suffisamment mûri cette connaissance pour désirer la mettre au monde, la développer pleinement ; (3) toute intervention extérieure, fût-ce la leçon d’un maître aussi remarquable que Diotime, ne peut être la source ni le vecteur de cette connaissance : une leçon sur eros peut seulement jouer le rôle d’un bel objet ou d’une belle occasion qui stimule, chez l’élève, la mise au monde de la connaissance dont il est déjà gros.

43 Or Socrate déclare au début du dialogue : « οὐδέν φηµι ἄλλο ἐπίστασθαι ἢ τὰ ἐρωτικά »

« j’affirme ne rien savoir d’autre que ce qui concerne eros »90

44 Il déclare ensuite que c’est Diotime qui est à l’origine de cette science d’eros : « ἣ δὴ καὶ ἐµὲ τὰ ἐρωτικὰ ἐδίδαξεν »

« Oui, c’est elle qui m’a instruit des choses concernant l’amour ».91

45 À moins de considérer que les déclarations de Socrate sont incompatibles avec la théorie de la connaissance qu’il rapporte lui-même par la bouche de Diotime, il faut supposer que, quand il suivait les leçons de Diotime, en dépit de ses proclamations d’ignorance, Socrate portait déjà en lui, à son insu, une connaissance embryonnaire d’eros. Ιl faut considérer en outre que, en dépit du ton dogmatique sur lequel Diotime a professé sa leçon, cette leçon fut pour Socrate non pas la source de sa connaissance d’eros, mais seulement l’occasion propice à la mise au monde d’une sagesse dont il était déjà gros. Diotime et sa leçon, à la manière d’une belle personne, d’un beau discours et d’une belle science, doivent avoir été l’aiguillon, et non la source de la sagesse de Socrate92.

46 Je reconnais volontiers que cette lecture peut paraître forcer le texte de Platon : elle contredit probablement la première intuition du lecteur du discours de Diotime. L’hypothèse que je formule est néanmoins, comme j’espère l’avoir montré, la seule manière de sauver la cohérence de ce texte, de concilier ce que Socrate prétend être (un savant en matière d’eros) et la théorie de la connaissance philosophique qu’il rapporte. En outre, comme j’espère le montrer à présent, cette hypothèse paraît confirmée par le procédé littéraire au moyen duquel Socrate transmet sa leçon : le dialogue rapporté.

47 En effet, en mettant cette leçon dans la bouche d’une conférencière suspecte, qui parle d’eros d’une façon fort peu érotique93, Socrate engage les spectateurs muets de cette conférence à ne pas s’en remettre exclusivement à l’autorité de Diotime, s’ils souhaitent acquérir une connaissance complète d’eros. Il ne s’agit pas de dire ici que Platon

90 Banq. 177d7-8.

91 Banq. 201d5.

92 On remarquera que, dans l’ascension érotique vers la science du beau décrite par Diotime, les sciences (µαθήµατα, ἐπιστῆµαι) ou les discours (λόγοι) ne sont pas désignés comme la source directe de l’apprentissage ; ils jouent le rôle de beaux objets qui stimulent cet apprentissage (210c7, 211a7-8, 211c7-8 : τὰ καλὰ ἐπιτηδεύµατα, τὰ καλὰ µαθήµατα). Ainsi, à la manière des beaux corps ou des belles âmes, ils doivent être utilisés comme des instruments, ou comme les degrés d’une échelle (ὥσπερ ἐπαναβασµοῖς χρώµενον, 211c3-4).

93 Voir D. M. Halperin, « Pourquoi Diotime… », op. cit., p. 87, note.

 

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présente le discours de Diotime comme un discours faux, ni même comme un discours à moitié faux : tout ce que dit Diotime d’eros peut être attribué à Socrate. En revanche, dans la mesure où ce discours n’est qu’une présentation théorique d’eros, il ne contient pas toute la vérité sur eros : le discours de l’énonciatrice (Diotime), sans être à moitié faux, n’est qu’une moitié de discours vrai, l’autre moitié de la vérité étant exprimée par l’énonciataire (le jeune Socrate) et par l’attitude érotique qu’il manifeste face à ce discours. En représentant un dialecticien en herbe, et non Agathon, comme le destinataire direct et le véritable bénéficiaire de la leçon sur eros, Socrate signale à son public quel type d’élève est à même de tirer profit de cette leçon, il montre à quelle condition ce discours théorique peut être la cause (sans être la source) d’une connaissance complète d’eros. En effet, le public de Socrate — mais aussi le lecteur du dialogue de Platon — sait quel type de spécialiste d’eros est devenu Socrate après avoir rencontré Diotime. Socrate n’est pas seulement, et pas essentiellement, devenu un conférencier capable d’exposer des théories d’eros : il est avant tout devenu un erastês, comme il le dit dans le Phèdre, c’est-à-dire un praticien de l’eros philosophique :

« Τούτων δὴ ἔγωγε αὐτός τε ἐραστής, ὦ Φαῖδρε, τῶν διαιρέσεων καὶ συναγωγῶν, ἵνα οἷός τε ὦ λέγειν τε καὶ φρονεῖν· »

« Oui voilà, Phèdre, de quoi, pour ma part, je suis amoureux : des divisions et des rassemblements qui me permettent de parler et de penser »94.

48 Être savant en matière d’eros, c’est éprouver l’eros de la science, c’est s’interroger sur la nature des choses, par la méditation ou l’entretien dialectique : c’est ce que montre le vieux Socrate dans tous les dialogues, y compris dans le Banquet, où il arrive en retard à la fête après s’être arrêté en chemin pour méditer, et où il entreprend à deux reprises d’interroger son compagnon de table. Chez Socrate, l’eros philosophique n’est pas un objet théorique de connaissance : c’est une passion pour la connaissance théorique, un sentiment que le dialecticien tente de transmettre à ses interlocuteurs en les interrogeant, en les conduisant à l’aporie et en les encourageant à dépasser l’aporie par leurs propres moyens, afin de mettre au monde une sagesse et une vertu dont ils sont gros95. La mise en scène discursive du Banquet montre donc que « connaître les choses de l’amour »96 est une expression qui ne trouve son sens que dans le cadre d’une connaissance pratique telle que Socrate s’avère l’avoir acquise, et non seulement dans le cadre d’une connaissance théorique qu’un auditeur passif comme Agathon peut acquérir en écoutant et en mémorisant le discours de Socrate.

49 Au demeurant, cette manière pratique d’envisager la connaissance d’eros est en accord avec ce que dit Diotime elle-même dans sa théorie d’eros. Contrairement à ce que pensent Agathon et le jeune Socrate, eros ne doit pas être envisagé comme l’objet du désir (τὸ ἐρώμενον), mais comme l’agent désirant (τὸ ἐρῶν)97. C’est pourquoi Eros n’est ni beau ni bon ; c’est pourquoi Eros n’est pas un dieu, mais seulement un démon (δαίμων)98. Le bien, le beau et le divin sont ce qui, dans le cadre de la recherche

94 Phèdre 266b3-5, trad. L. Brisson, G.F., 2004. Pour une analyse de ce passage, voir A. Macé, L’Atelier de l’invisible. Apprendre à philosopher avec Platon, Alfortville, 2010, p. 73.

95 Théétète 149e6 sqq.

96 τὰ ἐρωτικά ἐπίστασθαι, Banq. 177d7-8.

97 Banq. 204b8-c6.

98 Banq. 202e4-9.

 

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philosophique, désignent les objets de la connaissance théorique, ce vers quoi tend le désir de voir (θεάσασθαι, θεωρῶν99) qui anime l’âme du philosophe100. En outre, dans le mythe qu’elle rapporte, Diotime décrit le démon comme un être insaisissable, aux qualités mouvantes, multiples et contradictoires101. Cette description s’oppose de manière symétrique à la description que Diotime propose ensuite de la forme du beau102. Il n’y a donc pas lieu de postuler l’existence d’une Forme ou d’une Idée d’eros, comme on peut le faire à propos du beau ou du bien103. C’est pourquoi la meilleure connaissance théorique d’eros que Socrate puisse proposer à ses convives est une fable mythologique qu’il attribue à une magicienne104, un muthos qui ne saurait transmettre rien de plus qu’une orthê doxa105. Car la meilleure connaissance que l’on puisse acquérir d’eros n’est pas une connaissance théorique, mais une connaissance pratique106.

50 Or, si le jeune Socrate s’est avoué dépourvu de la connaissance théorique, son désir de connaître théoriquement eros a révélé qu’il était déjà, d’une certaine manière, en possession de la connaissance pratique. En interrogeant Diotime, rappelons-le, Socrate s’est comporté, contrairement à Agathon, comme un philosophe en herbe. Et ce que le lecteur sait de l’avenir du jeune Socrate lui permet de comprendre que le dialecticien n’a rien fait d’autre, après sa rencontre avec Diotime, que développer cette connaissance pratique d’eros, ce désir de connaître, en donnant pour objet à ce désir non plus le discours même de Diotime107 mais l’au-delà de ce discours, ce que le discours indique comme le but de « la droite paiderastia »108, à savoir la connaissance des formes intelligibles. On peut donc considérer que, grâce à Diotime, Socrate a mis au monde sa propre science d’eros, c’est-à-dire son amour pour les rassemblements et des divisions

99 Banq. 210c3, 210d5.

100 Voir aussi Banq. 205d1-3, 211d8-e4. Cf. République 476d-477b, 478c-480a. Sur le désir comme manque ou besoin (ἔνδεια), voir A. Merker, « Le Désir », dans Études platoniciennes 4, 2007, p. 210-211, et Une morale pour les mortels. L’éthique de Platon et d’Aristote, Paris, 2013, p. 47-48. A. Borges de Araújo interprète eros comme une dunamis, une « réalité relationnelle » : il n’a de qualité que par rapport à ce vers quoi il tend (« Eros : direzione e effetti », in A. Borges de Araújo Jr e G. Cornelli (eds), Il Simposio …, op. cit., p. 22-26).

101 Banq. 203c6-e5.

102 Banq. 211a1-b6 : la forme du beau est éternelle et simple (µονοειδές, 211b2) ; voir W. G. Leszl, « Pourquoi des Formes ? », dans J. F. Pradeau (éd.), Platon : les formes intelligibles, Paris, 2001, p. 122-123.

103 Sur l’inexistence d’une forme d’eros, voir S. Rosen, Plato’s Symposium, op. cit., p. 210, et F. C. C. Sheffield, « The Role of the Earlier Speeches in the Symposium : Plato’s Endoxic Method ? », in J. Lesher et al., Plato’s Symposium …, op. cit., p. 44.

104 Banq. 203a9-204c6.

105 Voir A. Borges de Araújo, « Eros : direzione e effetti », op. cit., p. 27.

106 Voir G. A. Scott and W. A. Welton, « Eros as Messenger in Diotima’s Teaching », in G. A. Press (ed.), Who Speaks for Plato ? Studies in Platonic Anonymity, Lanham (MD), 2000, p. 152, n. 8.

107 cf. Banq. 201e7 : πῶς λέγεις, ἔφην, ὦ Διοτίµα ;

108 τὸ ὀρθῶς παιδεραστεῖν, Banq. 211b6.

 

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dont il parle dans le Phèdre109 : cette science d’eros n’est rien d’autre que sa science dialectique110.

51 Cela confirme peut-être, comme nous en faisions l’hypothèse, que la vertu du discours de Diotime fut d’être un beau discours (καλὸς λόγος) plutôt qu’un discours vrai. D’ailleurs, lorsqu’il félicite Diotime de son mythe, Socrate ne dit ni « ὀρθῶς », ni « ἀληθῆ λέγεις », mais : « καλῶς γὰρ λέγεις »111. C’est en vertu du kalos logos de Diotime, un discours à la fois beau et entendu au moment opportun112, que Socrate a reconnu en lui-même, non seulement l’existence, mais les potentialités insoupçonnées de ce désir de connaître qui l’animait déjà, et qui, à en croire Diotime, peut nous porter au bien, au bonheur et à une forme d’immortalité113, pour peu qu’il soit bien employé, c’est-à-dire dirigé vers la connaissance des formes.

52 On notera que ce qui vaut pour les auditeurs de Diotime et de Socrate vaut peut-être aussi pour les lecteurs du dialogue de Platon : la valeur instrumentale ou ancillaire du kalos logos de Diotime n’évoque-t-elle pas la fonction que Socrate reconnaît au discours écrit dans le Phèdre ? Les livres, dit-il à la fin du dialogue, doivent être considérés comme des aide-mémoire (ὑπομνήματα) destinés à l’usage de ceux qui savent déjà114.

53 Ainsi, la forme énonciative complexe employée par Socrate (le dialogue rapporté) est indissociable de la théorie d’eros qu’il énonce : par l’entremise de Diotime et du jeune Socrate, le philosophe met en garde ses auditeurs (et l’écrivain met en garde ses lecteurs) contre trois malentendus que leur position d’énonciataires passifs pourraient les conduire à commettre en interprétant trop rapidement la leçon dont ils sont les destinataires : (1) un malentendu sur la nature même d’eros : il ne doit pas être envisagé seulement comme un objet théorique, mais aussi et surtout comme un principe actif de connaissance ; (2) un malentendu sur la nature précise de la connaissance d’eros dont Socrate se vante au début du dialogue115 : il s’agit moins d’une connaissance théorique que d’une connaissance pratique ; (3) un malentendu, enfin, sur l’objectif ultime de l’enseignement sur eros que propose le Banquet : non pas seulement transmettre la connaissance théorique d’eros, mais surtout communiquer l’eros de la connaissance. La leçon théorique de Diotime est certes indispensable si l’on souhaite connaître

109 Phèdre 266b3-4, voir supra.

110 διαλεκτικὴ τέχνη, Phèdre 276e5-6.

111 Banq. 204c4. Voir A.-G. Wersinger, « La voix d’une ‘savante’ : Diotime de Mantinée dans le Banquet de Platon (201d-212b) », Cahiers ‘Mondes anciens’ en ligne, vol. 3, 2012, <http://mondesanciens.revues.org/index816.html>, § 49.

112 On se souvient que Socrate est censé avoir rencontré Diotime quand il avait à peu près trente ans (voir supra, note 57). Dans le cursus pédagogique des philosophes de la République, cet âge est celui de l’épreuve dialectique décisive, où l’on sélectionne les esprits capables, « sans l’aide des yeux ou de tout autre sens, de s’élever par la force de la vérité jusqu’à l’être même » (ὀµµάτων καὶ τῆς ἄλλης αἰσθήσεως δυνατὸς µεθιέµενος ἐπ’ αὐτὸ τὸ ὂν µετ’ ἀληθείας ἰέναι, République VII, 537d6-8, trad. E. Chambry). N’est ce pas précisément cette élévation que vise la « droite paiderastia » décrite par Diotime ?

113 Banq. 212a6-8.

114 Phèdre 275d4-278b4, notamment 276d3. Voir Sayre, K., « A Maieutic View of Five Late Dialogues », in J. C. Klagge and N. D. Smith, Methods …, op. cit., p. 231.

115 Banq. 177d7-8 : τὰ ἐρωτικά ἐπίστασθαι.

 

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complètement eros, mais elle n’est qu’un mode d’emploi dont un bon élève, sur le modèle de Socrate, saura se servir pour développer lui-même une connaissance pratique d’eros – c’est-à-dire développer son eros de la connaissance, en dirigeant ce désir, selon un ordre bien déterminé, vers des objets adéquats : un beau corps, tous les beaux corps, de belles âmes, de belles sciences et finalement l’idée même du beau.

54 En outre, la forme du dialogue enchâssé signale que l’efficacité d’une leçon dépend du naturel plus ou moins philosophe de son destinataire, et de l’usage que ce dernier entend faire de la leçon. Si l’on en croit Montaigne, « La parole est moitié à celuy qui parle, moitié à celuy qui l’escoute »116 : Platon montre déjà qu’un exposé théorique ne peut être efficace, ni même véridique, que si son interlocuteur en fait un emploi idoine117. C’est pourquoi, la nature sophistique de l’exposé théorique de Diotime est tout à fait relative : elle dépend du point de vue que le public porte sur cette leçon, et de l’usage qu’il compte en faire. Le discours de Diotime est sophistique s’il rencontre des auditeurs ou des lecteurs aussi passifs et complaisants que les élèves des sophistes, qui se contentent, comme Agathon, de comprendre et de mémoriser l’exposé théorique qui leur est proposé. C’est la raison pour laquelle Diotime n’est pas explicitement identifiée aux sophistes, mais seulement comparée à eux : elle parle, dit Socrate, comme les sophistes accomplis118.

3. Vertus du dialogue rapporté

55 Enfin, en rapportant un dialogue, Socrate signale peut-être les vertus de cette pratique énonciative en tant que telle : le dialogue rapporté. Et Platon, quant à lui, livre peut-être à son lecteur un indice pour comprendre les motifs de sa propre pratique littéraire : l’écriture du dialogue philosophique.

56 En présentant à Agathon le personnage du jeune Socrate, c’est-à-dire un Agathon habillé en jeune dialecticien, le vieux Socrate encourage le poète muet qui l’écoute à s’identifier à ce double de lui-même, un double corrigé qui l’engage à abandonner son mutisme. Le mutisme d’Agathon, rappelons-le, tient à la fois à son statut d’auditeur, dans le cadre de la joute rhétorique du symposion, et à l’aporie où l’a conduit l’elenkhos de Socrate. À cet égard, le dialogue rapporté du Banquet a la même fonction pragmatique que le dialogue mené par Socrate et le jeune esclave au milieu du Ménon119, ou que le développement du Théétète sur la maïeutique120 : montrer à l’interlocuteur qu’il peut et qu’il doit continuer à discuter et à répondre aux questions du dialecticien.

57 Le récit de Socrate n’est donc pas seulement un exposé théorique et une démonstration empirique de la nature d’eros : il s’agit en outre d’une parenthèse méta-discursive – un

116 Montaigne, Essais, III, 13, éd. Villey-Saulnier, Paris, 1992 [1965], p. 1088.

117 Sur les malentendus dans le dialogue platonicien, voir M. Erler, « To Hear the Right Thing and to Miss the Point : Plato’s Implicit Poetics », in A. N. Michelini (ed.), Plato as Author. The Rhetoric of Philosophy, Leiden - Boston, 2003, p. 157-173. Cette étude concerne le Lachès, le Charmide, le Théétète et le Timée.

118 ὥσπερ οἱ τέλεοι σοφισταί, Banq. 208c1.

119 Ménon 82b9-85b11

120 Théétète 148e6-151d3.

 

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« métalogue », selon l’expression de Gregory Bateson – dont l’objectif est de convaincre le destinataire du discours qu’il peut devenir, comme Socrate un interlocuteur actif, curieux, philosophe121. Dans la conclusion de son discours, Socrate insiste sur cette valeur pragmatique de la leçon :

« Ταῦτα δή, ὦ Φαῖδρέ τε καὶ οἱ ἄλλοι, ἔφη µὲν Διοτίµα, πέπεισµαι δ᾽ ἐγώ· πεπεισµένος δὲ πειρῶµαι καὶ τοὺς ἄλλους πείθειν ὅτι τούτου τοῦ κτήµατος τῇ ἀνθρωπείᾳ φύσει συνεργὸν ἀµείνω Ἔρωτος οὐκ ἄν τις ῥᾳδίως λάβοι. Διὸ δὴ ἔγωγέ φηµι χρῆναι πάντα ἄνδρα τὸν Ἔρωτα τιµᾶν, καὶ αὐτὸς τιµῶ τὰ ἐρωτικὰ καὶ διαφερόντως ἀσκῶ, καὶ τοῖς ἄλλοις παρακελεύοµαι »

« Voilà Phèdre, et vous tous qui m’écoutez, ce qu’a dit Diotime ; et elle m’a convaincu. Et, comme elle m’a convaincu, je tente de convaincre les autres aussi que, pour assurer à la nature humaine la possession de ce bien122, il est difficile de trouver un meilleur aide qu’Éros. Aussi, je le déclare, tout être humain doit-il honorer Éros. J’honore moi-même ce qui relève d’Éros et je m’y adonne plus qu’à tout ; j’exhorte aussi les autres à faire de même. »123

58 Il est significatif que Socrate adresse la leçon de son discours à Phèdre, le père du logos rhétorique qui lui a auparavant interdit de poursuivre son dialogue avec Agathon. Le dialecticien signale malicieusement que, bien qu’il se soit apparemment plié aux règles du jeu imposées par Phèdre quand il a cessé de dialoguer avec Agathon124, le discours rhétorique qu’il a prononcé ensuite n’avait d’autre objectif que de reproduire sur Agathon l’effet pragmatique que produisit jadis sur lui-même le discours de Diotime : éveiller l’eros de la connaissance, c’est-à-dire l’envie de dialoguer sans cesse.

59 D’ailleurs, le lecteur sait que Socrate est provisoirement parvenu à ses fins : après le discours d’Alcibiade, qui intervient peu après ces mots, Socrate reprendra le dialogue avec Agathon, ainsi qu’avec Aristophane, et ce dialogue à trois, dont le narrateur ne nous rapporte pas précisément les mots, se prolongera jusqu’au bout de la nuit125. Grâce au métalogue que représente le récit de Socrate, Agathon, comme Ménon et comme Théétète dans d’autres circonstances, s’est réconcilié avec l’entretien dialectique.

60 Néanmoins, comme avec Ménon et comme avec Théétète, cet effet positif du métalogue a fait long feu. En vertu du regard critique que le lecteur peut porter sur un dialogue raconté par des narrateurs et écrit par l’auteur longtemps après les événements, nous savons que, après sa conversation avec Socrate, Agathon n’est devenu ni dialecticien ni philosophe : il n’a pas consacré sa vie, comme Socrate, à honorer l’eros philosophique et à convaincre ses citoyens de faire de même ; il est demeuré poète et a terminé sa vie loin d’Athènes en chantant, les louanges d’un tyran126. Dans le Banquet comme dans la

121 Voir G. Bateson, Steps to an Ecology of Mind, Chicago, 1972, p. 21 : « A metalogue is a conversation about some problematic subject. This conversation should be such that not only do the participants discuss the problem but the structure of the conversation as a whole is also relevant to the same. »

122 À savoir : la connaissance de la forme du beau.

123 Banq. 212b1-8.

124 Banq. 201d1.

125 Banq. 223c4-d8.

126 Archélaos de Macédoine, voir L. Brisson, Platon, Le Banquet, op. cit., p. 25, et D. Nails, « Tragedy Off-Stage », op. cit, p. 205. À propos de l’ironie tragique qui s’applique aux personnages du

 

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plupart des autres dialogues, Platon montre à la fois les résultats prometteurs que peuvent avoir les entretiens socratiques dans le contexte immédiat de leur énonciation, et l’échec à long terme de l’intervention du dialecticien dans une cité qui n’offre pas les conditions propices à la sélection et à l’éducation des naturels philosophes127. L’efficacité de la stratégie énonciative de Socrate est donc fort précaire si on l’envisage dans le cadre de l’interaction orale entre Socrate et ses interlocuteurs.

61 Il n’en est pas nécessairement de même si on envisage cette stratégie dans le cadre de la communication littéraire entre Platon et ses lecteurs. Tandis que le jeune Socrate est un double d’Agathon, Agathon et le jeune Socrate sont des doubles du lecteur, puisqu’ils sont tous deux des auditeurs de la leçon sur eros. Chacun de ces personnages peut être considéré comme un lector in fabula128 ou un lecteur implicite129 : Agathon, récepteur complètement passif du discours, et produit exemplaire de l’éducation dispensée par les sophistes dans l’Athènes de la fin du Ve siècle av. J.-C., est susceptible d’apparaître à un lecteur éduqué selon le même modèle comme son double typique, voire caricatural130 ; dans ce cas, le jeune Socrate lui apparaît comme une image moins évidente de lui-même, le double corrigé de ce double typique, un double actif qui ne se satisfait pas de sa position de récepteur. Mais dans la mesure où le lecteur peut comparer les attitudes discursives et les destins opposés de ces deux images de lui-même, il est invité à prendre ses distances par rapport à son double évident et à s’identifier davantage au jeune Socrate. Le lecteur, comme Agathon, est donc convié à prendre ses distances avec lui-même, très précisément avec ses préjugés et ses attentes de lecteur131.

62 On pourra douter à raison que ce jeu d’identification fonctionne de manière imparable. Les lecteurs que le dialogue de Platon est susceptible de rencontrer ont-ils été nécessairement éduqués comme Agathon ? Partagent-ils nécessairement les préjugés du poète sur la transmission du savoir ? Cela n’est certainement le cas ni de tous les lecteurs modernes, ni même de tous les lecteurs contemporains de Platon. En revanche, une certitude demeure : tout lecteur — ancien, présent ou à venir — partage avec Agathon, sinon ses prédispositions psychologiques, du moins sa position énonciative de récepteur passif de la leçon sur eros. Nous sommes tous, sans aucun doute, comme Agathon, les spectateurs muets du dialogue rapporté par Socrate, et pas plus qu’Agathon nous ne sommes en mesure d’interroger Diotime comme le fait le jeune Socrate. C’est donc dans la mesure où le lecteur est un énonciataire muet de la leçon de

drame platonicien, D. M. Halperin parle judicieusement de « biographical criticism » (« Plato and the Erotics of Narrativity », in J. C. Klagge and N. D. Smith, Methods …, op. cit., p. 100).

127 Voir M. Whitlock-Blundell, « Character and Meaning in Plato’s Hippias Minor », in J. C. Klagge and N. D. Smith, Methods…, op. cit., p. 133 et 171.

128 U. Eco, Lector in fabula. La cooperazione interpretativa nei testi narrativi, Milano, 1979.

129 W. Iser, Der implizite Leser. Kommunikationsformen des Romans von Bunyan bis Beckett, München, 1972.

130 Il est bien sûr ici question du lecteur implicite de l’époque de Platon. Mais les modes de transmission du savoir qui prévalent à notre époque sont-ils bien différents de la paideia des sophistes ?

131 Sur cette représentation des préjugés du lecteur dans les personnages des Dialogues, voir J. Gordon, « Dialectic, Dialogue, and Transformation of the Self », Philosophy & Rhetoric 29 (3), 1996, p. 259-278 ; D. Wolfsdorf, « Interpreting Plato’s early dialogues », in D. Sedley (ed.), Oxford Studies in Ancient Philosophy 24, Oxford, 2004, p. 30 ; C. D. C. Reeve, « A Study in Violets : Alcibiades in the Symposium », in J. Lesher et al., Plato’s Symposium …, op. cit., p. 138.

 

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Diotime qu’Agathon peut être considéré sans réserve comme une image plus immédiate ou plus évidente de lui-même que le personnage du jeune Socrate.

63 Ainsi, pour compléter les premières observations de cette étude, le jeune Socrate peut être envisagé comme un portrait, non pas seulement d’Agathon, mais aussi du naïf lecteur en jeune philosophe. De même qu’Agathon est convié par le dialogue rapporté par Socrate à reprendre l’entretien dialectique, de même, le lecteur est convié par le livre à abandonner son statut passif de lecteur pour pratiquer la philosophie, en vertu de la « pédagogie mimétique » du drame platonicien mise en évidence par Ruby Blondell132. Et à l’instar du dialogue rapporté par Socrate, le dialogue rapporté par Platon entend transmettre l’eros de la connaissance, et non exclusivement la connaissance théorique d’eros133.

64 Dans sa pratique du dialogue littéraire, Platon ne partage pas seulement avec Socrate cet usage maïeutique de la pédagogie mimétique. De même que Socrate signale dans son discours à qui s’adresse Diotime, Platon, dans son dialogue, décrit précisément avec qui le dialecticien discute. C’est pourquoi le dialogue platonicien donne aussi généreusement la parole aux interlocuteurs de Socrate, et campe Socrate lui-même comme un maître ignorant dont la tâche est d’interroger les autres, de mettre au monde et de corriger des discours dans lesquels le lecteur peut reconnaître les enseignements de ses propres éducateurs.

65 Mais lorsque Socrate ne peut interroger ses interlocuteurs pour qu’ils expriment directement leur point de vue, lorsqu’il doit parler de manière monologique et didactique, Platon prend toujours le soin de faire s’exprimer, avant Socrate, les personnages auxquels il s’apprête à adresser sa leçon. C’est l’une des raisons pour lesquelles, dans le Banquet le discours de Socrate est précédé de cinq discours différents sur eros qui représentent le large spectre des idées sur eros véhiculées par les poètes et les sophistes, autant de points de vue que Socrate ne pourra dépasser qu’après les avoir intégrés dans son discours134. Grâce à cette représentation préliminaire du public de Socrate, Platon permet à son lecteur de prendre la mesure des compromis que le discours du dialecticien s’apprête à faire avec ses propres préjugés de lecteur.

66 De plus, lorsque Socrate fait la leçon en prononçant un monologue, Platon signale clairement que le dialecticien, mutatis mutandis, continue de faire de la dialectique, c’est-à-dire de mettre au monde la pensée des autres, non plus en les interrogeant, mais en intégrant leur point de vue dans son discours. Et pour signaler cela, il caractérise Socrate comme un maître explicitement « ventriloque »135, qui se plaît à rapporter des leçons ou des mythes prétendument appris d’autrui, arborant ainsi des masques

132 « mimetic pedagogy », R. Blondell, The Play of Character in Plato’s Dialogues, Cambridge,

2002, p. 39, 46-48 et 80-94.

133 Voir J. Wildberger, « Die komplexe Anlage … », op. cit., p. 33 : « zielt wahre Sokrates-Rezeption nicht auf Sokrates selbst, sondern auf das Gebären in Sokrates. Das gleiche gilt natürlich auch für Platon-Rezeption. Wer immer nur Leser bleibt, hat verloren. » (je souligne).

134 Pour une description de ce rapport d’inclusion entre le discours de Socrate et les premiers discours, voir K. Corrigan and E. Glazov-Corrigan, Plato’s Dialectic …, op. cit, p. 43-162, et F. C. C. Sheffield, « The Role of the Earlier Speeches in Plato’s Symposium … », op. cit.

135 L. A. Kosman, « Silence and Imitation… », op. cit., p. 75.

 

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dialogiques, tels que celui de Diotime136. On peut donc considérer que Platon utilise le personnage ventriloque de Socrate comme Socrate utilise le personnage polyphonique de Diotime : Socrate est un « masque discursif »137, un metaxu à mi-chemin entre Platon et ses lecteurs, et ce personnage permet à Platon, non pas de brouiller la transmission de sa pensée, comme pourrait le suggérer une approche ésotérique du dialogue platonicien, mais de montrer l’hétérogénéité énonciative de son discours, montrer que la leçon qu’il entend transmettre par sa bouche est adressée à un public particulier, et que l’expression d’une connaissance est toujours relative à la situation d’énonciation dans laquelle elle s’effectue.

67 Le dialogue écrit par Platon, à l’instar du dialogue rapporté par Socrate, permet donc à l’auteur de signaler dans quelle mesure la leçon dogmatique est adaptée à un auditoire qui n’est pas – encore – philosophe. Et la mise en scène dans le dialogue de destinataires comme Agathon, qui ne savent pas faire un bon usage de cette leçon – c’est-à-dire en reconnaître à la fois les limites et les potentialités –, permet au lecteur de corriger l’interprétation littérale qu’il risque de faire à son tour de ce discours. En rapportant un dialogue, et non simplement la théorie de Diotime, Platon élargit le champ de vision interprétatif du lecteur ; en insérant le discours de Diotime dans une double situation d’énonciation, en donnant à ce discours deux destinataires (Agathon et le jeune Socrate), Platon permet à son lecteur d’embrasser par l’intelligence toutes les dimensions de la nature d’eros, sa valeur pratique autant que sa nature théorique. Pour engager le lecteur à saisir cette double dimension de la leçon sur eros énoncée par Diotime, Platon met cette leçon en perspective. Il l’insère dans un double contexte énonciatif qui lui donne tout son sens, et que cette étude a essayé de décrire : le dialogue rapporté par Socrate, qui est lui-même le double du dialogue entre Socrate et Agathon. On aura compris que ce double contexte n’a de sens, à son tour, que parce qu’il renvoie à un troisième niveau énonciatif : le dialogue que Platon conduit avec son lecteur.

Conclusion 68 Ces dernières réflexions me permettent de suggérer, après tant d’interprètes – et, n’en

doutons point, avant beaucoup d’autres – une réponse à une question controversée : dans quelle mesure le personnage de Socrate est-il le porte-parole de Platon ? Si comme je le propose ici, Platon se sert du personnage de Socrate comme Socrate lui-même use du personnage de Diotime, Socrate peut être considéré comme le porte-parole de Platon, sans pour autant être confondu avec lui. Le personnage de Socrate n’est pas seulement Platon, ou le philosophe que prétend être Platon : c’est la représentation de Platon s’adressant à des interlocuteurs différents au sein de situations d’énonciation particulières, et adaptant son discours à chaque interlocuteur, à chaque situation138. Tandis que les interlocuteurs de Socrate sont des lectores in fabula dont la fonction est de faire réfléchir le lecteur à ses propres pratiques interprétatives, Socrate, bien qu’il

136 On peut également penser à Aspasie, dans le Ménexène. Dans le Phèdre, Socrate se présente comme le simple porte-parole des deux discours qu’il prononce : à l’en croire, les énonciateurs véritables en sont Phèdre, pour le premier, Stésichore pour le second (Phèdre 243e9-a3). Dans les Dialogues, enfin, le récit mythologique est toujours attribué à un autre énonciataire, qu’il soit identifié (Er, dans la République, X, 614b3) ou qu’il demeure indéterminé (λέγεται, Phédon 107d6).

137 C. Calame, Masques d’autorité …, op. cit., p. 36.

138 Voir D. Wolfsdorf, « Interpreting … », op. cit., p. 31, 35 et 37.

 

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s’exprime oralement, peut être considéré comme un scriptor in fabula, un personnage par l’entremise duquel Platon nous fait réfléchir à ses propre pratiques d’écriture, à cette « fonction auteur »139 particulière que suscite le texte des Dialogues, et qui consiste à faire parler le lecteur autant que l’auteur.

Remerciements Cet article est issu d’une communication présentée à l’Université de Paris Ouest Nanterre - La Défense le 16 mai 2013, dans le cadre de l’Atelier de la Société des Études Platoniciennes. Je remercie les participants de cette rencontre pour leurs commentaires, ainsi que Paul Demont, Luc Brisson, Claude Calame et Ruby Blondell pour leur lecture critique des premières versions du texte. Je remercie enfin Quentin Marrou pour sa relecture minutieuse des épreuves.

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