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Du pain et de la liberté Socio-histoire des partis populaires apristes (Pérou, Venezuela, 1920-1962)

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Du pain et de la liberté

Socio-histoire des partis populaires apristes (Pérou, Venezuela, 1920-1962)

Dans la même collection :

La collectionEspaces politiques

est dirigée parRémi Lefebvre et Bruno Villalba

Cet ouvrage est publié après l’expertise éditoriale du comité Sciences sociales composé de :

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Guillaume Courty (dir.)La mobilité dans le système scolaireUne solution pour la réussite et la démocratisation ?, 2015

Abdelhafid HammouchePolitique de la ville et autorité d’interventionContribution à la sociologie des dispositifs d’action publique, 2012

Philippe Vervaecke (dir.)À droite de la droiteDroites radicales en France et en Grande-Bretagne au XXe siècle, 2012

Hans StarkLa politique internationale de l’AllemagneUne puissance malgré elle, 2011

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Serge L. Gouazé, Cécile Prat-Erkert, Anne Salles (dir.)Les enjeux démographiques en France et en Allemagne : réalités et conséquences, 2011

Louis-Marie Clouet, Andreas Marchetti (dir.)L’Europe et le monde en 2020Essai de prospective franco-allemande, 2010

Bruno Villalba (dir.)Appropriations du développement durableÉmergences, diffusions, traductions, 2009

Hans Stark, Michèle Weinachter (dir.)L’Allemagne unifiée 20 ans après la chute du Mur, 2009

Presses Universitaires du Septentrionwww.septentrion.com

2015

Daniel Iglesias

Du pain et de la liberté

Socio-histoire des partis populaires apristes (Pérou, Venezuela, 1920-1962)

Les Presses Universitaires du Septentrionsont une association de six universités :• Université de Lille 1 Sciences et Technologies,• Université de Lille 2 Droit et Santé,• Université de Lille 3 Sciences humaines et sociales,• Université du Littoral – Côte d’Opale,• Université de Valenciennes et du Hainaut-Cambrésis,• Université catholique de Lille.

La politique éditoriale est conçue dans les comités éditoriaux.Six comités et la collection « Les savoirs mieux de Septentrion » couvrent les grands champs disciplinaires suivants :• Acquisition et Transmission des Savoirs• Lettres et Arts• Lettres et Civilisations Étrangères• Savoirs et Systèmes de Pensée• Temps, Espace et Société• Sciences Sociales

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ISBN : 978-2-7574-0909-1ISSN : 1764-3716

Livre imprimé en France

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Table des matières

Introduction ........................................................................................... 11

1re Partie Les règles d’un jeu politique transnational

Le temps de la formation politique ........................................................ 35Le temps des premiers pas politiques contre le régime de Leguía

(1919-1923) ............................................................................................................... 37L’émergence de résistances locales et transnationales contre Juan Vicente

Gómez ......................................................................................................................... 51

Les logiques de l’action .......................................................................... 63La fabrique intellectuelle de l’anti-impérialisme latino-américain

(1926-1930) ............................................................................................................... 66Le tournant idéologique de 1930 .............................................................................. 75Les reconfigurations idéologiques en temps de Guerre froide (1948-1962) ... 81

2e partie émergence, professionalisation

et institutionnalisation politique en exil

Émergence et reconstruction de réseaux sociaux en exil ....................... 95Le réseau égocentré de Haya de la Torre (1924-1930) ......................................... 97Le réseau égocentré de Rómulo Betancourt (1928-1930) ................................ 105Deux réseaux égocentrés en temps de crise et de réorganisation politique ... 112

L’institutionnalisation politique de forces contestataires en exil ...... 119De la dispersion aux politiques d’exil (1923-1939) ............................................ 120L’extension de l’arène politique locale (1948-1957) .......................................... 134

8 Daniel Iglesias

Les discours des « Gardiens du temple » .......................................... 151La construction des symboles de l’aprisme ........................................................... 152La construction d’une continuité générationnelle par Rómulo Betancourt

(1948-1956) ............................................................................................................. 159

3e partie du reseau au systeme d’action transnational

L’émergence d’un système d’action transnational (1924-1935) ........................................................................................ 173

L’APRA comme espace politique inter-organisationnel ................................... 174L’émergence d’un réseau de coopération institutionnelle ................................. 185

La consolidation d’une famille politique (1948-1962) ...................... 207La mise en place d’un réseau de résistance et de lutte contre les dictatures .... 208La revue Combate comme vitrine populaire apriste ............................................ 223

Conclusion .......................................................................................... 239

Annexe 1 – Glossaire .......................................................................... 247

Annexe 2 – Chronologie ..................................................................... 249

Sources ................................................................................................ 253

Bibliographie générale ........................................................................ 257

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« Nous avons toujours cru, nous croyons et continuerons à croire, et c’est pour cela que

nous n’avons pas trahi nos principes, que la justice sociale peut atteindre sa plus grande

expression sur les chemins de la liberté. Pour cela et à cause de cela, nous avons créé le mot

d’ordre de la démocratie, qui est la liberté avec du pain à manger.  »

Víctor Raúl Haya de la Torre, « El APRA treinta años después »,

Combate, n° 21, 1962, p. 51.

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Introduction

« Ni avec Washington ni avec Moscou ! » Cette phrase prononcée par Víctor Raúl Haya de la Torre à la fin de chaque réunion publique du Parti Apriste Péruvien dans les années cinquante résume assez bien le positionnement idéologique des partis dits «  populaires apristes »1. Elle fait écho de la caractéristique identitaire majeure de cette famille politique formée par le Parti Apriste Péruvien (PAP, voir « Annexe 1 – Glossaire »), le Parti Fébrériste du Paraguay, le parti Action Démocratique du Venezuela (AD), le Mouvement National Révolutionnaire de Bolivie (MNR) et le Parti Libération Nationale du Costa  Rica. Elle incarne d’un autre côté la nature complexe de leurs frontières doctrinaires et partisanes. Le chercheur face à ces par-tis politiques doit de ce fait faire attention à leur nature alambiquée.

Parmi cette famille, le Parti Apriste Péruvien et Action Démocratique du Venezuela étaient les deux formations les plus impor-tantes numériquement et politiquement. AD a pour ancêtre l’Agru-pación Revolucionaria De Izquierdas de Venezuela (ARDI), créée en 1931 par de jeunes étudiants militants contraints à vivre en exil depuis 1928 par la dictature de Juan Vicente Gómez (1908-1935). L’ARDI s’est ensuite transformée en Parti National Démocratique (PDN) en 1935 avant devenir, en 1941, le plus important parti de l’histoire du Venezuela, AD. Le PAP a pour sa part été créé en 1930 comme une émanation de l’Alliance Populaire Révolutionnaire Américaine (APRA) fondée en 1924 par Víctor  Raúl Haya  de  la  Torre. Ces deux partis sont des références institutionnelles dans leurs pays. Ils sont anciens et enracinés de longue date dans le jeu politique (voir «  Annexe 2 – Chronologie  »). Ils furent d’ailleurs très influents

1.–  Alexander R. J., « The Latin American Aprista Parties », Political Quarterly, no 20, 1949, p. 236-247.

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jusque dans les années quatre-vingt-dix, tant dans leurs pays respectifs qu’au sein de la famille populaire apriste. Ils pesèrent également dans le processus d’internationalisation des activités de l’International Socialiste à laquelle ils adhérèrent en 1976. Cette étude offre pour ces raisons un focus plus particulier sur ces deux formations, dans l’op-tique de comprendre des fonctionnements caractérisant l’ensemble de la famille « populaire apriste ».

Pour comprendre la complexité de ces deux organisations poli-tiques, il faut d’abord évoquer l’historiographie et les sciences politiques. Un premier courant relevant de la science politique nord-américaine ouvrit, il y a presque soixante ans, de fructueuses pistes pour leur compréhension. L’article du politiste nord-américain Robert Alexander «  the Latin American Aprista Parties  » (1949) constitue par exemple la première publication sur leurs pratiques, dis-cours et modes d’action dans les années trente. Ce travail mobilise le terme « partis populaires apristes » afin de souligner la parenté qui existe entre les pratiques organisationnelles de ces partis et les normes institutionnelles développées par le PAP dans les années trente. Il insiste sur le fait que ces partis avaient des intérêts en commun qui les avaient poussés très tôt à tisser des liens inter-organisationnels. Cette idée fut reprise dans la majorité des ouvrages généraux sur l’Amérique Latine. Dans la plupart des livres d’histoire contemporaine notam-ment, ces formations apparaissent comme un collectif qui joua un rôle très important dans l’histoire de l’internationalisation de la lutte anti-impérialiste dans le monde. Ces mentions reviennent par exemple sur leurs discours nationalistes ainsi que leurs projets d’intégration latino-américaine. Cette lecture influença dans les années quatre-vingt les travaux du célèbre sociologue argentin Torcuatto Di Tella2 pour qui cette famille politique inventa une nouvelle manière de faire de la politique en Amérique Latine en intégrant à ses activités de nou-veaux acteurs émergents comme les classes moyennes, les syndicats urbains et ruraux, les intellectuels et les étudiants.

Les partis composant la famille «  populaire apriste  », notam-ment le PAP et AD, jouissent d’un curieux statut dans les sciences humaines et sociales. Si des recherches concernant certaines périodes3

2.–  Di Tella T., « Partidos del pueblo en América Latina. Revisión teórica y reseña de tendencias históricas », Desarollo Económico, v°22, no 88, 1983, p. 451-483.

3.–  Salisbury R., « The Middle American Exile of Victor Ral Haya de la Torre », The Americas, v°40, no 1, 1983, p. 1-15.  ; Sosa A, Lengrand E., Del garibal-dismo estudiantil a la izquierda criolla. Los orígenes marxistas del proyecto de A.D. (1928-1935), Caracas, Ediciones Montalvo, 1981. 

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ou certains aspects4 de ces partis existent, ces formations politiques sont en revanche longuement citées dans la plupart des publications sur le populisme. Elles sont par contre peu ou pas étudiées en tant qu’objets historiques, partis politiques ou espaces transnationaux de résistance aux dictatures latino-américaines. Partant de l’hypothèse que ces formations politiques furent à l’origine du populisme latino-américain, les travaux sur le populisme étudient leurs discours afin d’y dénicher des formules faisant appel au peuple. Ces publications accordent une place importante à leurs univers symboliques afin de démontrer que ces discours étaient des vecteurs de nouvelles formes d’expression du populaire en Amérique Latine. Elles insistent notam-ment sur les manifestations de type nationaliste dans lesquelles les hommes politiques exigeaient de nouveaux droits pour les opprimés : les indiens, les pauvres, les classes populaires dans leur ensemble. Pour ce qui concerne le Parti Apriste Péruvien plus précisément, les écrits soulignent que cette formation politique fut le point de départ d’une vague de mouvements populistes dans la région à l’image du péronisme argentin (1945-1955), du cardénisme au Mexique (1934-1940) ou du gouvernement de Vargas au Brésil (1930-1945). Ces élé-ments ont conforté l’idée que ces partis politiques étaient surtout des idéaux-types populistes5, statut révélateur des difficultés qui existent pour penser ces objets en dehors des interrogations sur le populisme latino-américain et du chemin historiographique qui reste à parcou-rir. Les historiens qui se penchent sur l’histoire de ces organisations doivent donc affronter une tradition scientifique solidement ancrée amalgamant souvent l’histoire de l’Amérique Latine et la question du populisme.

Au-delà de cette assimilation au populisme, les travaux offrent la plupart une vision réductrice de ces formations à plusieurs titres. Une historiographie saisissant avec exactitude leur périmètre d’action a tout d’abord du mal à se développer. Malgré de récentes publications sur les réseaux d’exilés apristes6 qui ont montré la dimension inter-nationale des luttes menées par le PAP, les études rechignent tou-

4.–  Martz J., Acción Democrática: Evolution of a modern political party of Venezuela, Princeton, Princeton University Press, 1966.  ; Pike F., The Politics of the Miraculous in Peru. Haya  de  la  Torre and the Spiritualist Tradition, Lincoln, London, University of Nebraska Press, 1986. 

5.–  Gallisot R. (sous la dir.), Populismes du Tiers-Monde, Paris, L’Harmattan, 2007. ; Canovan M., Populism, New York, Harcourt Brace, 1981. ; Taguieff P.A, L’illusion populiste. De l’archaïque au médiatique, Paris, Berg International, 2002.

6.–  MoragaValle F., « Un partido indoamericanista en Chile ? La Nueva Acción Pública y el Partido Aprista Peruano », Histórica, no 2, 2009, p. 109-156. ; Sessa L., « Solo el aprismo salvará a la Argentina. Una reconstrucción de la militan-

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jours à penser ces organisations politiques comme des mouvements transnationaux. Par exemple, l’Alliance Populaire Révolutionnaire Américaine (APRA) est régulièrement assimilée à une formation nationale alors même qu’une grande partie de ses membres n’étaient pas Péruviens. Quant à AD, ce parti est analysé presque exclusivement comme l’expression du socialisme démocratique en Amérique Latine à travers le rayonnement de ses luttes contre les dictatures, ses prises de position en matière de défense des droits de l’homme et l’engagement de ses cadres comme par exemple Rómulo Betancourt (président du Venezuela de 1959 à 1963) qui fut l’un des principaux défenseurs de l’intégration latino-américaine7. Les travaux historiques sur les par-tis populaires apristes semblent ainsi s’être satisfaits de l’idée que ces organisations étaient exclusivement préoccupées par leur propre sort8. L’histoire du PAP et d’AD montre au contraire que la recherche de partenaires latino-américains et l’internationalisation des luttes étaient des composantes de leur activité militante. Ces éléments étaient codifiés par des textes réglementaires internes. Ces pratiques se manifestèrent notamment lorsque ces deux partis étaient en exil, et durant les périodes antérieures et postérieures à leur fondation.

Ces éléments dans leur ensemble empêchent les chercheurs de saisir l’hétérogénéité caractérisant le passé de ces institutions poli-tiques. Ils ne reflètent en effet pas l’imbrication complexe et subtile des échelles nationale et internationale dans l’organisation de ces partis, ni leur importance, y compris au-delà de la région latino-amé-ricaine, dans le panorama révolutionnaire mondial du siècle dernier. Ils passent de surcroît sous silence le rayonnement individuel et poli-tique de leurs principales figures comme le Péruvien Haya de la Torre, le Vénézuélien Betancourt ou l’ancien président costaricain José Figueres (1953-1958 et 1970-1974). L’historien doit par ailleurs faire face à des relectures partisanes de l’histoire contemporaine des pays concernés. Les travaux sur le PAP présentent par exemple souvent le passé de cette organisation comme une traitrise vis-à-vis de la cause révolutionnaire9 et le rendent responsable de l’avènement de régimes

cia aprista en la Argentina a fines de la década de 1930 », Apuntes, no 67, 2010, p. 37-65.

7.–  Schwartzberg S., « Rómulo Betancourt  : from communist anti-imperialist to a social democrat with US », Journal of Latin American Studies, v°29, no 3, 1997, p. 613-665.

8.–  Davila L.R, « Rómulo Betancourt and the development of Venezuelan natio-nalism (1930-1950)  », Bulletin of Latin American Research, v°12, no  1, 1993, p. 49-63 ; Figueroa H., Historia del APRA, 1926-1984, Lima, Editorial Inkart, 1986.

9.–  Manrique N., “Usted fue aprista!” Bases para una historia critica del APRA, Lima, Fondo Editorial Pontificia Universidad Catolica del Peru, 2009.

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actuels comme par exemple l’État populiste d’Hugo Chavez au Venezuela10. S’extraire de ces assimilations brouillant la compréhen-sion des objets politiques est une nécessité pour qui désire analyser ces phénomènes dans leur complexité. C’est la posture adoptée ici dans l’étude des formations apristes, notamment le PAP et AD.

Les réseaux transnationaux, un observatoire privilégié de l’histoire croisée du PAP et d’AD Le PAP et AD ne font pas seulement partie de la même famille poli-tique du fait de leurs références anti-impérialistes communes. Leurs principaux dirigeants échangèrent entre eux des correspondances épistolaires soutenues durant plusieurs décennies et ils se réunirent à plusieurs reprises lors de sommets anti-impérialistes internationaux. Il fallut cependant attendre le Congrès de Lima de 1960 pour que ne soit adoptée une déclaration commune stipulant que ces organisations appartenaient à la famille des « partis populaires » latino-américains. Par ailleurs, les fondements institutionnels de ces deux partis poli-tiques notaient les liens anciens et profonds qui unissaient ces deux forces vives latino-américaines. Malgré cette histoire connectée par-tagée, l’historiographie est demeurée très timorée face à la possibilité de l’existence de réseaux transnationaux11. Elle s’est plutôt concentrée sur la trajectoire nationale12 de chacune de ces institutions, minimi-sant de ce fait l’importance décisive des phases d’exils ayant accom-pagné la création de ces deux partis (en amont, ou consécutivement) ainsi que les périodes d’internationalisation des années 1948-1957.

Analyser l’histoire croisée13 du PAP et d’AD, c’est d’abord com-prendre les caractéristiques historiques, politiques et sociales des périodes où se produisirent les interdépendances entre ces deux

10.–  Ellner S., « El apogeo del populismo radical en Venezuela y sus consecuen-cias », Revista Venezolana de Economia y Ciencias Sociales, no 1, 1997, p. 77-100.

11.–  Melgar Bao R., «  Huellas, redes y prácticas del exilio intelectual aprista en Chile  », in Altamirano C. (sous la dir.), Historia de los intelectuales en América Latina, Buenos Aires, Katz, 2010, p. 146-168. ; Ameringer C., The democratic Left in Exile: the Antidictatorial Struggle in the Caribbean 1945-1959, Coral Gables, University of Miami Press, 1974.

12.–  Serxner S., Acción Democrática de Venezuela: its origin and development, Grainesville, University of Florida Press, 1959. ; Klaren P., Formación de las haciendas azucareras y orígenes del APRA, Lima, IEP Ediciones, 1970.

13.–  « D’abord, l’histoire croisée appartient à la famille des démarches relationnelles qui, à l’instar de la comparaison, des études de transfert, plus récemment de la connected et de la shared history, interrogent des liens matérialisés dans la sphère sociale ou simplement projetés, entre différentes formations historiquement constituées. », in Werner M., Zimmermann B., « Penser l’histoire croisée : entre empirie et réflexivité », Werner M., Zimmermann B., De la comparai-son à l’histoire croisée, Paris, Seuil, 2004, p. 16.

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groupes politiques. Or, cette question demeure indissociable des exils qui ont été une réalité très importante dans leur vie institutionnelle. Le PAP a en effet connu deux phases d’exil, de 1932 à 1946 et de 1948 à 1956, tandis que les militants d’AD et de ses précurseurs (ARDI et PND) ont connu l’exil entre 1928 et 1941, puis entre 1948 et 1957 à l’instar du PAP. Cette histoire marquée par des exils plaçant les militants au sein de configurations internationales offre un cadre particulièrement propice pour la mise à l’épreuve d’une hypothèse concernant l’existence de réseaux transnationaux interpersonnels et inter-organisationnels. L’objectif de ce livre est donc double. Il s’agit d’une part de mettre à jour les réseaux transnationaux composés par les plus importants membres de ces partis et leurs cercles relationnels, à des périodes peu étudiées et pourtant cruciales dans la trajectoire de ces partis. D’autre part, ce travail cherche à montrer le poids et l’im-pact des relations interpersonnels dans l’élaboration d’un « système d’action  »14 transnational à travers l’objet représenté par les partis populaires apristes, principalement le PAP et AD.

À l’échelle « interne » des partis, il s’agit de démontrer en quoi ces relations interpersonnelles ont été le principal moteur de leur structu-ration en deux ensembles fortement cloisonnés : celui formé par les élites dirigeantes tenant les partis et leurs proches (que nous appelons ici les « élites politiques/partisanes », appellation sur laquelle nous reviendrons) d’un côté, et les militants de base de l’autre. Ces derniers n’étaient pas connectés aux nœuds de réseaux, donc exclus de nom-breux registres de l’activité des partis, notamment la prise de déci-sion et l’orientation doctrinaire. Cette structure existe tant dans les périodes d’exils que dans les périodes de légalité politique. L’ouvrage montre toutefois que ce fut durant les exils que se sont structurés les liens entre personnes contribuant à fabriquer, renforcer et à maintenir cette dichotomie. Au-delà de la hiérarchisation « interne » du PAP et d’AD, l’étude montre également comment les liens interperson-nels entre leurs élites ont influencé la mise en place de circulations, d’échanges et d’activités communes entre les deux partis, ainsi qu’au sein de la famille populaire apriste.

Des modes d’engagements transnationaux différenciés Les réseaux transnationaux du PAP et d’AD étaient le résultat de micro-interactions sociopolitiques. Ils répondaient aussi à des logiques de mobilisations propres à l’anti-impérialisme latino-américain de tendance « apriste » né dans le courant des années vingt. Leur déve-

14.–  Crozier M., Friedberg E., L’acteur et le système. Les contraintes de l’action collective, Paris, Seuil, 1997.

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loppement s’explique par l’importance accordée à l’internationalisa-tion des pratiques politiques par des acteurs politiques s’étant formés idéologiquement dans une décennie où toute une génération latino-américaine s’unit autour de la croyance en une «  communauté de destin » continentale. Cette donnée explique en partie pourquoi les dirigeants de ces deux formations politiques travaillèrent main dans la main de la fin des années vingt jusqu’à la fin des années soixante-dix. Leurs engagements transnationaux possédaient des caractéristiques « processuelles »15 communes qui se manifestaient entre un univers relationnel entièrement tourné vers l’action publique et différents périodes d’engagement militant. Ce lien se caractérisait par des conti-nuités et des discontinuités variables, ainsi que par différentes tem-poralités. On peut parler ici de « cycles de mobilisation »16, tant les données quantitatives montrent des oscillations dans la participation aux combats internationaux. Ces « engagements différenciés »17 se limitaient en effet presque exclusivement aux périodes d’exils poli-tiques, alors qu’elles étaient quasi existantes entre 1945-1948 lorsque le PAP et AD avaient une activité politique légale.

Ces éléments nous ont conduit à voir les rapports ordinaires des individus au politique, des trajectoires individuelles, mais surtout à étudier quantitativement les liens «  forts  » et «  faibles  »18 dans les réseaux sociaux des dirigeants politiques étudiés. Afin de mener à bien ces interrogations, ce travail repose sur une double référence à l’histoire et à la sociologie. Le choix de méthodes, l’intérêt porté aux temporalités et aux temps du politique ainsi que notre volonté d’ex-pliquer la nature sociale des engagements transnationaux inscrivent cet écrit dans le champ de la sociohistoire du politique19. Il s’agit, en appliquant à nos sources plusieurs outils méthodologiques, de ques-tionner et d’expliciter la nature des liens sociaux dégagés grâce à notre exploration empirique.

15.–  Fillieule O., «  Post-scriptum  : proposition pour une analyse processuelle de l’engagement militant », Revue française de science politique, no 1, 2002 /2, p. 199-215. 

16.–  Tarrow S., « Cycles of Collective Action: Between Moments of Madness and the Repertoire of Contention », Social Science History, no 2, 1993, p. 281-307.

17.–  Lefebvre R., «  Modèle de l’engagement différencié et transformations du militantisme du Parti Socialiste », Politix, v°26, no 102, 2013, p. 9-33. 

18.–  Moutoukias, Z., « Lazos débiles/Lazos fuertes y la organización espacial de los negocios en Hispanoamérica colonial (Segunda mitad de siglo XVIII)  », in Bertrand M. (coord.), Configuraciones y redes de poder. Un análisis de las relaciones sociales en América Latina, Caracas, Fondo Editorial Tropykos, 2002, p. 15-27.

19.–  Offerle M., Rousso H. (sous la dir.), La fabrique interdisciplinaire. Histoire et science politique, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2008.

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Nous insistons sur l’importance des mécanismes et des réseaux sociaux qui permirent aux membres des partis de transformer leur interdépendance réciproque dans des espaces sociaux communs en une logique d’intégration à l’échelle transnationale. Nous avons ainsi voulu mettre en lumière les modalités à travers lesquelles les dirigeants étudiés purent ou non constituer des sphères de circulation capables de peser sur leur organisation respective. Nous avons pour cela choisi d’analyser les liens entre des pratiques interpersonnelles, des discours et la construction d’une politisation locale et globale, c’est-à-dire des éléments témoignant d’interactions hors des frontières20 de l’activité politique traditionnelle et à l’intérieur du champ politique. D’un autre côté, nous avons pris soin d’expliciter la nature du jeu politique institutionnel, mais également pourquoi les cadres dirigeants du PAP et AD choisissaient de « faire de la politique » en prétendant ne pas connaître les contraintes et les règles du jeu politique.

Les circulations des pratiques, des savoir-faire partisans et des caté-gories de légitimation ont également attiré notre attention. En même temps, nous nous sommes intéressé à la façon dont les acteurs se met-taient en scène et appréhendaient leurs actions militantes (discours, stratégies et comportements, différentiation ou équivalence entre espace public et domaine souterrain). C’est pourquoi nous avons pri-vilégié une démarche qui expliquait, grâce à l’analyse des sources men-tionnées, les justifications discursives des individus, leurs pratiques et leurs positions dans leur organisation nationale.

Ce livre étudie par conséquent des politisations transnationales à travers une multitude de données empiriques. Il s’agit de voir des processus de « dépassement des limites », de déterritorialisation et de transfiguration d’objets sociaux non naturellement considérés comme politiques, sans pour autant se limiter à une simple explo-ration des stratégies personnelles. Ce travail accorde de ce fait une grande importance à la dimension relationnelle des activités poli-tiques tout en reprenant la lecture processuelle de la « politisation » proposée par le politiste Jacques Lagroye. La « politisation » apparaît en effet dans cet ouvrage comme  : «  la requalification des activités sociales les plus diverses, requalification qui résulte d’un accord pra-tique entre des agents sociaux plus enclins, pour de multiples raisons, à transgresser ou à remettre en cause la différentiation des espaces des activités »21. Cette conception de la sociohistoire du politique et de

20.–  Arnaud L., Guionnet C. (sous la dir.), Les frontières du politique. Enquête sur les processus de polilisation et dépolitisation, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2005.

21.–  Lagroye J., « Les processus de politisation », in Lagroye J. (sous dir.), La politisation, Paris, Belin, 2003, p. 361.

Du pain et de la liberté 19

ses objets a profondément nourri nos développements. Elle demeure l’ossature de ce projet éditorial : ouvrir l’étude du PAP et d’AD vers d’autres disciplines, vers de nouveaux objets, vers l’histoire croisée et le comparatisme.

Cette dernière préoccupation a fait dialoguer notre travail empi-rique avec une série de questions qui ont établi la trame de nos interro-gations. Tout d’abord, nous avons voulu faire sortir l’historiographie sur le PAP et AD du domaine réservé de l’histoire intellectuelle. Cela nous a conduit à nous interroger non plus sur leurs idées com-munes, mais plutôt sur les motivations sociopolitiques des principaux acteurs qui entreprirent des correspondances lors des différents exils. Il s’agissait de ce fait de réfléchir sur le sens institutionnel à donner à ces échanges et si ces derniers créèrent des « dépendances institu-tionnels »22 qui firent bouger les lignes de ces deux partis politiques. Enfin, il s’agissait d’analyser les réseaux transnationaux comme un système organisationnel afin de comprendre les effets de l’internatio-nalisation des carrières individuelles sur les trajectoires idéologiques nationales du PAP et d’AD.

La pratique épistolaire comme pratique codifiée et généralisée Les dirigeants du PAP et d’AD considéraient l’activité épistolaire comme l’un des socles de l’activité militante. Ils estimaient en effet que l’envoi et la réception de lettres politiques étaient non seulement une nécessité organisationnelle, mais également un devoir militant pour tout membre des instances dirigeantes. Ce type d’écriture poli-tique participa à la mise en place d’une culture organisationnelle où chaque individu était classé selon son degré d’appartenance au parti : partisans, sympathisants ou amis des partis concernés23. Les lettres furent un répertoire d’action très utilisé, surtout durant les phases d’exils antérieures ou postérieures à la fondation du PAP et d’AD. Ce furent au total plus d’un millier de lettres qui furent échangées au sein de chaque parti politique et au-delà des frontières partisanes natio-nales. À l’instar des engagements des acteurs dans les activités anti-

22.–  Pierson P., « Path Dependence, Increasing Returns and the Study of Politics », American Poltical Science Review, no 2, 2000, p. 251-267.

23.–  « Les adhérents ont tous les droits et par conséquent toutes les obligations. Les sympathisants ont juste les obligations. Les amis sont les personnes qui sont d’accord avec les cinq points centraux du programme du parti et qui ne militent pas activement en son sein pour des raisons spéciales. », « Cómo funcionan las secciones en el extranjero del Partido Aprista Peruano », APRA, Revista quin-cenal. Organo de la sección Aprista, v°2, no  4, 1933, p.  15, Fond Parti Apriste Péruvien, Archives de l’Ibero-Amerikanisches Institut (IAI).

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impérialistes transnationales, les correspondances furent discontinues et leur volume varia énormément. Pour le cas du PAP, elles se concen-trèrent majoritairement durant la phase d’exil qui précéda la naissance du parti en 1930, c’est-à-dire au temps de l’APRA (1924-1930). Elles furent également très importantes durant la période 1932-1945 lorsque les membres du PAP furent persécutés et contraints de se réfugier dans les pays voisins. En ce qui concerne AD, la majorité des lettres se situait durant les dictatures de Juan Vicente Gómez (1928-1935), de Carlos Delgado Chalbaud (1948-1952) et de Marcos Pérez Jiménez (1953-1958).

L’activité épistolaire n’était pas uniquement réservée aux groupes dirigeants. Elle était également le fait des lecteurs qui savaient « lire entre les lignes » (ce qui explique pourquoi la circulation de ce type de ressources politiques était si contrôlée). Elle était en réalité ouverte à l’ensemble de la communauté transnationale de tradition anti-impé-rialiste « apriste ». Cet espace d’interdépendance incluait des par-tisans politiques appartenant à des organisations comme l’APRA, le PAP, l’ARDI, AD ou dans un moindre mesure le MNR ou le Parti Libéral Colombien. Les sympathisants étaient surtout des intellec-tuels qui faisaient partie des cercles relationnels des partisans et/ou effectuaient des activités au sein du réseau : soutien, diffusion d’infor-mations, participation à des congrès, etc. Quant aux amis, ils étaient des proches des partisans ou des sympathisants. Tous ces individus étaient les animateurs d’un phénomène de circulation idéologique de grande ampleur dont les expressions les plus abouties furent publiées à titre individuel ou dans des revues politico-intellectuelles comme par exemple Amauta, Repertorio Americano ou encore Combate. Ce phé-nomène épistolaire favorisa la création, la diffusion et la circulation d’autres types de matériaux comme par exemple les lettres circulaires, les manifestes, les mémos, les télégrammes et les articles à caractère programmatique. Il fut aussi à l’origine des rapprochements interper-sonnels et inter-organisationnels ainsi que des amitiés ininterrompues entre dirigeants politiques de tradition « populaire apriste ».

Cette pratique politique transnationale était liée à une contrainte politique extrême : l’exil politique. Reste à en analyser le sens. Que les dirigeants du PAP ou d’AD aient été obligés de ruser afin de dépasser les frontières de leur organisation politique respective montre bien qu’ils faisaient partie d’une institution et qu’ils devaient respecter un certain ordre institutionnel. Dans ces circonstances, leurs choix personnels avaient des conséquences à la fois individuelles et institu-

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tionnelles24. En effet, ils étaient les détenteurs d’une autorité militante et d’une légitimité organique qui les rendaient incontournables en matière d’orientation programmatique. Leurs décisions engageaient donc leur organisation et leurs pratiques s’inséraient dans des dyna-miques institutionnelles même si leur «  art de gouverner  » repo-sait sur l’usage du secret, du code et du rituel. Leurs participations à des réseaux transnationaux à travers un usage raisonné des corres-pondances renforcèrent dès lors leur pouvoir de domination sur les instances décisionnelles nationales tout elles magnifièrent certaines trajectoires politiques individuelles. L’étude de ces pratiques épisto-laires demeure par conséquent particulièrement pertinente pour saisir le complexe mélange de pragmatisme, de croyances et de stratégies qui caractérisait la famille « populaire apriste ».

Les pratiques que l’on vient de décrire sommairement ont dicté le choix de notre méthodologie qui allie analyse qualitative de contenu des lettres, dépouillement des archives et surtout analyse quantitative de réseaux sociaux25. De ce fait, nous avons travaillé sur des sources qui illustraient les dynamiques en cours (affrontements, tensions, syner-gies), et qui servaient de lieu de passage entre univers de production et de réception. Nous avons étudié pour cela l’émergence, la diffusion et la circulation de correspondances et autres matériaux (lettres circu-laires, manifestes, mémos, livres, revues, etc.) qui témoignaient de la vigueur d’échanges à l’échelle internationale. Nous avons également examiné les discours idéologiques produits par les acteurs afin d’ex-pliciter le rôle de la politisation discursive dans des dynamiques de rapprochement inter-organisationnel. Cela nous a conduit à travailler sur le plus grand nombre de lettres, de matériaux autobiographiques, de production politico-culturelles (revues et écrits idéologiques) et de documents partisans tout en procédant à des analyses quantitatives et qualitatives grâce à une base de données relationnelle créée à cet effet. C’est ainsi qu’afin de ne pas limiter nos investigations aux seuls parti-sans politiques pour lesquels nous ne disposons que peu de sources en raison des aléas de l’histoire (exils, destruction de matériels par les dic-tatures péruviennes et vénézuéliennes ou par les militants eux-mêmes, problème de conservation des fonds, absence de fonds), nous avons décidé dès le début de la recherche de procéder à une reconstruction de leurs réseaux transnationaux.

24.–  Greiv A., « Théorie des jeux et analyse historique des institutions. Les institu-tions économiques du Moyen Âge », Annales. Histoire, Sciences Sociales, v°53, no 3, 1998, p. 597-633.

25.–  Degenne A., Forse M., Les réseaux sociaux. Une approche structurale en socio-logie, Paris, Armand Colin, 1994.

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L’exploitation de lettres s’est appuyée sur une base de données relationnelle conçue à partir du logiciel filemaker. Cette base a été élaborée pour saisir différents types de sources : des lettres mais aussi des articles, des livres, des manifestes et des discours. Ces éléments ont été traités à travers un processus de classification dessiné à cette occasion (analyse quantitative). Leur contenu a également fait l’objet d’un examen au cas par cas, d’un résumé et d’une synthèse (analyse qualitative). Les différents individus qui participaient aux activités des réseaux transnationaux ont été caractérisés en fonction de leur profil et de leur proximité aux partis. Il s’agissait de répondre aux trois types d’obstacles auxquels cette perspective était confrontée. Premièrement, nous ne disposions pas de toutes les lettres écrites par les membres du réseau. Nous avons donc travaillé en fonction des matériaux décou-verts dans les archives. Le corpus s’apparente de ce fait à un échantillon et représente une part fragmentaire du réseau. Deuxièmement, nous avons été confrontés à la problématique de la nature instrumentale des sources étudiées. En effet, si la singularité politique des dirigeants des partis populaires apristes résultait pour une large part de leur singula-rité objective, elle était aussi le fruit d’un travail de manipulation sym-bolique tendant à imposer des imaginaires politiques : le chef vénéré, l’homme aux réseaux transnationaux, le grand historien à l’œuvre monumentale, l’homme de poigne, etc. Troisièmement, nous avons voulu dépasser les problèmes posés par l’hétérogénéité des sources, le peu de fiabilité de certaines lettres ou leur absence. Ces facteurs parti-cipent en effet à brouiller les données, ce qui nous a poussé à délimiter le champ d’action transnational d’après les mentions présentes dans les correspondances. Nous avons aussi croisé les correspondances avec d’autres sources écrites (les revues, les mémoires, les documents poli-tiques partisans) afin d’enrayer cette difficulté.

La politique « sans en avoir l’air »La prise en compte des relations interpersonnelles pour comprendre la politique transnationale des dirigeants du PAP et d’AD n’a presque jamais attiré l’attention des chercheurs. De la même façon qu’ils ont tardé à s’intéresser aux mouvements sociaux liés à ces organisations, ils sont longtemps restés réticents à l’idée d’étudier ces prétentions à faire de la politique « sans en avoir l’air »26. Ce choix s’explique par le fait que ceux-ci jugeaient ces pratiques comme illégitimes, sans intérêt et mal adaptées à l’analyse du savoir-faire scientifique. Pourtant si l’on examine de près l’histoire du PAP et d’AD, les phases d’exil occupent

26.–  Le Gall L., Offerle M., Ploux F. (sous la dir.), La politique sans en avoir l’air. Aspects de la politique informelle, XIXe-XXe, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012.

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une place considérable dans le passé de ces institutions comme dans celui de leurs principales figures organiques. Par ailleurs, il existe de nombreuses sources autobiographiques ou des correspondances qui témoignent de l’existence de configurations à l’échelle internationale entre dirigeants « populaires apristes ».

Il importe toutefois d’être prudent quant à l’originalité suppo-sée de ces démarches. En premier lieu, des modes d’action politique « non conventionnels » peuvent être repérés ailleurs. Il existe de nom-breuses propositions très intéressantes qui ont montré des dynamiques d’échanges dans le cadre de circulations internationales. L’histoire des exils27 par exemple a été pionnière dans l’étude de ce type de phéno-mènes. Elle a apporté de nombreuses informations sur les logiques de transferts et de circulation qui permirent l’essor d’idées économiques, politiques voire culturelles. L’histoire connectée latino-américaniste a par exemple mise en lumière l’impact des circulations sur la naissance de communautés intellectuelles transnationales28, sur la circulation des savoirs d’expertise29 voire sur la traduction de nouvelles pratiques médicales à travers l’examen d’expériences comme l’exil, les voyages professionnels ou les conférences de spécialistes.

Par ailleurs, les travaux sur les partis communistes ont fait partie des premières propositions qui ont permis de dépasser la question de l’étiquetage et du regroupement des sources « politiques ». Ils ont ainsi permis de voir les multiples formes que revêtait la politisation voire l’activité politique tout court. Comme l’a montré la littérature sur les livres politiques et notamment l’importante tradition d’études sur les autobiographies dans le monde communiste30, de nombreuses sources (les documents biographiques, autobiographiques, les livres d’histoire ou les mémoires écrits par des hommes politiques ou des intellectuels « d’appareil ») demeurent des productions politiques si elles répondent à deux impératifs. Le premier est de devoir se diriger à un public politisé qui joue le rôle de médiateurs entre les auteurs et le grand public. Le second est d’assurer le développement d’un réfé-

27.–  Aprile S., Le siècle des exilés. Bannis et proscrits de 1789 à la Commune, Paris, CNRS Éditions, 2010.

28.–  Deves-Valdes E., Redes intelectuales en América Latina. Hacia la constitu-ción de una comunidad intelectual, Santiago, Institutos de Estudios Avanzados, Universidad de Santiago de Chile, 2007.

29.–  Herrera Leon F., Herrera Gonzalez P. (coord.), América Latina y la organización Internacional del Trabajo. Redes, cooperación técnica e institucionali-dad social (1919-1950), Morelia, Universidad de Michoacan de San Nicolas de Hidalgo, Universidad de Monterrey, Universidad Federal de Fluminense, 2013.

30.–  Pennetier C., Pudal B. (sous la dir.), Autobiographies, autocritiques, aveux dans le monde communiste, Paris, Belin, 2002.

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rentiel identitaire qui puisse diffuser des valeurs afin de cultiver les logiques de différentiation entre le parti et le reste de la société.

Malgré ces avancées, nous croyons que ces domaines de recherche sont loin d’avoir épuisés toutes leurs ressources et potentialités. Nous adhérons aux propositions formulées par les tenants d’une lecture plus relationnelle31 des activités politiques voire les travaux sur la professionnalisation politique32 pour qui l’idée d’une frontière de l’activité partisane devient problématique dès lors que les acteurs utilisent tous les ressorts, ressources et autres capitaux de leur univers relationnel pour peser sur le devenir politique de leur organisation. Nous pensons en effet que ces travaux sont très adaptés à l’étude des cadres temporels de l’action, car ils lisent les engagements politiques comme des processus et tiennent compte des comportements qui dépassent le champ politique institutionnel. Ils permettent ainsi de sortir des dichotomies classiques qui réifient certains objets : acteur/groupe, engagement individuel/engagement collectif, démarche per-sonnelle/conditionnement structurel. Ils aident enfin à mieux saisir les dynamiques politiques, dans la mesure où ces écrits déplacent le champ d’analyse sur des phénomènes de circulation, de négociation et d’appropriation à tous les niveaux.

De l’interdépendance à l’intégrationChaque partie de ce livre contribue à l’explication du mode de fonc-tionnement des différentes articulations qui faisaient vivre les actions collectives et les réseaux transnationaux des partis populaires apristes, particulièrement le PAP et AD. Le chemin socio-historique est triple.

Dans un premier temps (Première Partie : Les règles d’un jeu poli-tique transnational), nous présentons les « règles du jeu ». Il s’agit d’une part des contextes sociopolitiques au sein desquels se mobili-sèrent les individus et les groupes étudiées, et d’autre part, des outils (revues, correspondances, etc.) utilisés pour ces mobilisations.

Dans le premier chapitre, nous revenons sur les raisons politiques qui causèrent le départ en exil des acteurs. Ce chapitre explique la montée en puissance dans les années vingt des forces contestataires

31.–  Diani M., Mcadam D. (eds.), Social movements and relational approaches to collective action, Oxford, Oxford University Press, 2003. Schwartz M., The party networks: The Robust Organization of Illinois Republicans, Madison, University of Wisconsin Press, 1990.

32.–  Offerle M. (sous la dir.), La profession politique. XIX-XXe siècles, Paris, Belin, 1999.  ; Ait-aoudia M., Deze A., « Contribution à une approche sociolo-gique de la genèse partisane. Une analyse du Front National, du Movimiento Sociale Italiano et du Front Islamique du Salut », Revue Française de Science Politique, v°64, no 4, 2011, p.631-658.

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contre le régime autoritaire de Leguía (1919-1930) et la dictature Juan Vicente Gómez (1908-1935) au Venezuela. Il souligne notam-ment les origines étudiantes du PAP et d’AD, ainsi que le lien existant à l’époque entre répression et mobilisation.

Quant au deuxième chapitre, il complète ce travail de présentation en montrant quels étaient les répertoires d’actions collectives utilisés par les acteurs. Ce chapitre revient sur les phénomènes de circula-tion et réappropriation qui permirent aux individus de se mobiliser et résister durant les exils. Il explicite d’un autre côté les origines de la phase d’exil de 1948-1957. Il insiste tout particulièrement sur le contexte qui provoqua le départ en exil des dirigeants d’AD après 3  ans d’exercice du pouvoir ( Junte civico-militaire de 1945-1948). Ensuite, il montre les conséquences politiques du coup d’État contre le président péruvien Bustamante  y  Rivero (1945-1948). Il signale notamment l’importance de cette rupture pour le PAP qui possédait le plus important groupe parlementaire entre 1945 et 1948.

Dans un second temps (Deuxième partie  : Émergence, Profes-sionnalisation et Institutionnalisation politique), nous revenons sur les dynamiques sociopolitiques qui permirent aux individus et aux partis de survivre durant les exils. D’un point de vue chronologique, il s’agit de se pencher sur le cas du PAP en exil puis sur le processus qui permit la genèse de l’Agrupación Revolucionaria de Izquierdas de Venezuela (ARDI), fondée à Barranquilla en 1931. Cette étape mar-qua les débuts politiques de la « Génération de 1928 », c’est-à-dire les anciens étudiants vénézuéliens qui furent chassés de leur pays en 1928. La partie est structurée en trois chapitres thématiques couvrant chacune de ces périodes.

Le troisième chapitre présente les réseaux égocentrés des princi-paux dirigeants d’AD et du PAP à différentes étapes de leur vie poli-tique. Il s’agit des réseaux personnels de l’ancien président vénézuélien Betancourt, de l’historien péruvien Luis Alberto Sanchez et du fon-dateur de l’APRA Haya de  la Torre. Ce chapitre explique pourquoi ces réseaux permirent de mettre en place des règles au sein d’autres espaces d’exilés au point de matérialiser les frontières institutionnelles de chacun des partis.

Le quatrième chapitre insiste sur les transformations progressives qui se produisirent à l’intérieur des espaces politiques de résistance en exil. Il revient sur les étapes durant lesquelles les cercles d’exilés réus-sirent à institutionnaliser et à formaliser leurs actions  : 1924-1930 (APRA), 1932-1945 (PAP) et 1948-1956 (PAP) pour le cas péru-vien ; 1928-1935 (ARDI) puis 1948-1957 (AD) pour le cas vénézué-

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lien. Il montre notamment les actions, les pratiques et les décisions qui firent naître des groupes politiques en exil.

Quant au cinquième chapitre, il complète notre étude en mon-trant l’importance qu’avaient les pratiques discursives sur les actions collectives de résistance aux dictatures. À travers une exploration des discours de Betancourt, Sanchez et Haya de la Torre, il analyse le poids qu’avaient les discours dans la construction de carrières politiques à l’intérieur des cercles d’exilés nationaux et au-delà.

Le dernier volet de cette démarche socio-historique (Troisième Partie : Du réseau au système d’action transnational) se centre sur les conséquences des liens interpersonnels entre dirigeants organiques. À travers une analyse des effets de ces configurations sur la structuration croisée du PAP et de l’ARDI entre 1931 et 1935, puis du PAP et d’AD entre 1948 et 1957, nous explicitons les mécanismes qui produisirent l’ouverture, puis la fermeture des frontières institutionnelles. Les deux derniers chapitres visent ainsi à montrer que le travail socio-historique sur les réseaux transnationaux étudiés ne pouvait se contenter d’une explication exclusivement centrée sur la diachronie des évènements. Il existait en effet une conjonction de facteurs synchroniques qu’il fal-lait appréhender au cas par cas et qui pouvait apporter des réponses.

Le sixième chapitre témoigne des rivalités et tensions produites par les choix antérieurs de Betancourt en matière d’institutionnalisa-tion (nouer des liens et maintenir ses liens avec ses amis du PAP entre 1928 et 1935). Il met à jour des échanges inter-organisationnels entre l’ARDI et le PAP dans les années trente.

Le septième chapitre explique le processus d’ « aggiornamento »33 qui entraîna la transformation doctrinaire du PAP et d’AD entre 1948 et 1949 : l’abandon d’une culture politique insurrectionnelle au profit d’une culture du compromis avec les forces de droite (armée, Église, oligarchie, Démocrates-Chrétiens, etc.). Ce chapitre revient ainsi sur les réseaux, les circulations et les débats (secrets ou cantonnés à des échanges entre grands dirigeants des partis nationaux) qui surgirent au sein des réseaux personnels de Betancourt et de ses amis apristes. Il revient sur les étapes et le rôle que jouèrent les réseaux nationaux.

33.–  «  Parler d’aggiornamento, c’est suggérer qu’une transformation, affectant l’ensemble des pratiques et le corpus doctrinaires de l’institution, déroule ses implications, exigeant du corps des clercs un intense travail de rationalisation susceptible de donner forme et sens à cette mutation. Souvent scandé par des moments cérémoniels où l’institution confirme sa fidélité à son “être passé” tout en essayant de redéfinir les règles du jeu, l’aggiornamento ne se visibilise que progressivement aux yeux mêmes de ceux qui peuvent y participer le plus activement. », Pudal b., Prendre parti. Pour une sociologie historique du PCF, Paris, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1989, p. 282.

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Il étudie la revue Combate publiée à San José du Costa Rica à partir de 1958 et qui avait comme éditeurs Haya de  la Torre, Betancourt, Figueres et Monge.