Honda Toshiaki (1743-1820) ou L’Occident comme utopie

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CHAPITRE XI HONDA TOSHIAKI (1743-1820) OU L’OCCIDENT COMME UTOPIE Annick HORIUCHI La figure de Honda Toshiaki (1743-1820) a toujours occupé une place singulière dans l’historiographie japonaise. Mathématicien-calendériste de formation et de profession, familier du cercle des savants «hollandistes» (rangakusha) d’Edo sans partager leur compétence linguistique 1 , auteur de projets de réforme politique dans la mouvance des idéologues confucianistes du XVIII e siècle sans pourtant adhérer aux valeurs confucéennes, Toshiaki se classe difficilement dans les catégories habituelles du paysage intellectuel de cette époque 2 . Il reste que dans cette diversité de profils, c’est celui de l’économiste qui est de 1 La Hollande est le seul pays européen autorisé à commercer avec le Japon à la suite des mesures d’interdiction mises en place par les premiers Tokugawa dans les années 1630. Le mouvement dit des études hollandaises (rangaku), consistant à étudier les sciences occidentales par le biais de textes hollandais, prend véritablement son essor au milieu du XVIII e siècle, à la suite de la publication par Sugita Genpaku (1733-1817) et son équipe d‘un traité d’anatomie d’origine allemande. 2 La tâche de l’historien est en outre rendue difficile par le fait que la partie purement technique de son œuvre, relative aux mathématiques, à la science calendérique, et aux techniques de navigation, est restée inédite. Voir la liste des œuvres de Toshiaki dans Abe Makoto, «Honda Toshiaki no denkiteki kenkyû (Recherches biographiques sur Honda Toshiaki)».

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CHAPITRE XI

HONDA TOSHIAKI (1743-1820)

OU L’OCCIDENT COMME UTOPIE

Annick HORIUCHI La figure de Honda Toshiaki (1743-1820) a toujours occupé une place singulière dans l’historiographie japonaise. Mathématicien-calendériste de formation et de profession, familier du cercle des savants «hollandistes» (rangakusha) d’Edo sans partager leur compétence linguistique1, auteur de projets de réforme politique dans la mouvance des idéologues confucianistes du XVIIIe siècle sans pourtant adhérer aux valeurs confucéennes, Toshiaki se classe difficilement dans les catégories habituelles du paysage intellectuel de cette époque2. Il reste que dans cette diversité de profils, c’est celui de l’économiste qui est de

1 La Hollande est le seul pays européen autorisé à commercer avec le Japon à la suite

des mesures d’interdiction mises en place par les premiers Tokugawa dans les années 1630. Le mouvement dit des études hollandaises (rangaku), consistant à étudier les sciences occidentales par le biais de textes hollandais, prend véritablement son essor au milieu du XVIIIe siècle, à la suite de la publication par Sugita Genpaku (1733-1817) et son équipe d‘un traité d’anatomie d’origine allemande.

2 La tâche de l’historien est en outre rendue difficile par le fait que la partie purement technique de son œuvre, relative aux mathématiques, à la science calendérique, et aux techniques de navigation, est restée inédite. Voir la liste des œuvres de Toshiaki dans Abe Makoto, «Honda Toshiaki no denkiteki kenkyû (Recherches biographiques sur Honda Toshiaki)».

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loin le plus marqué et le mieux connu3. Toshiaki prône notamment une réforme4 vigoureuse de l’Etat (kokka) dans laquelle ce dernier reprendrait le contrôle des commerces intérieur et extérieur, s’impliquerait plus avant dans l’aménagement des voies fluviales, l’exploitation des métaux précieux et dans la mise en valeur des régions septentrionales (Ezo ou actuelle île de Hokkaidô, île de Sakhaline et archipel des Kouriles) alors peuplées par les Ainus.

Tout en lui accordant un certain pouvoir d’intuition, les historiens ont toujours mis en garde contre la forte propension de Toshiaki à l’approximation voire à l’exagération, ainsi que son habileté reconnue à puiser idées et connaissances dans son entourage. Cette réputation d’ «imposteur», ajoutée aux multiples questions soulevées par sa biographie, a contribué à accentuer sa position de savant marginal voire mineur5.

Pour étudier le personnage, les historiens ont souvent été amenés à dissocier en lui l’économiste, l’analyste politique, l’astronome, le mathématicien, l’explorateur des îles du nord, le spécialiste des tech-

3 Parmi les études consacrées entièrement ou partiellement à Honda Toshiaki, on

relèvera : 1) Le Kinsei no keizai shisô (La pensée économique dans la période pré-moderne), 1931, de Honjô Eijirô. 2) Honda Toshiaki shû (Recueil d’œuvres de Honda Toshiaki), 1935, abrégé dans cet article en HTS avec une introduction du même Honjô. 3) The Japanese Discovery of Europe, 1720-1830 de Donald Keene, 1952. 4) Meiji zen Nihon sûgakushi (Les mathématiques japonaises d’avant Meiji), vol. 4, 1959. 5) Le volume Honda Toshiaki, Kaihô Seiryô dans la collection Nihon shisô taikei, vol. 44, 1970. 6) Yokoyama Toshio, «“Ko Nihon Kamusasuka” to Rodonsai Toshiaki» (Honda Toshiaki et le “Kamchatka-Ancien Japon”).

4 Plan présenté dans l’une de ses œuvres principales qu’est le Keisei hisaku (Mesures secrètes pour réformer le monde) dont on trouvera une traduction partielle en anglais dans les annexes du livre de Donald Keene, The Japanese Discovery of Europe.

5 En ce sens, des rapprochements sont possibles avec Hiraga Gennai (1728-1779), un auteur inclassable, dont la vie tourmentée a contribué également à la marginalisation. Comme l’écrit Maës dans l’avant-propos de son étude, «il fut tour à tour ou simultanément naturaliste, prospecteur, inventeur, poète, auteur dramatique, romancier, peintre». Voir H. Maës, Hiraga Gennai et son temps.

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niques de navigation, etc.6 ; cette démarche a cependant débouché sur une représentation assez confuse de son œuvre, à laquelle pourtant chacun reconnaissait une personnalité certaine. Les articulations de sa pensée restaient donc à éclaircir.

C’est à cette tâche que Yokoyama Toshio7 s’est attelé dans une étude qui est à cette heure la plus éclairante sur la trajectoire de cet auteur. S’écartant de la traditionnelle traque des influences et des sources, contournant le problème posé par l’originalité ou l’authenticité des idées, suspendant tout jugement quant à la pertinence des options économiques de Toshiaki, Yokoyama prend le parti de dévoiler les rouages de son discours, d’en révéler les ambiguïtés, et enfin d’essayer de retracer le cheminement mental qui a conduit Toshiaki à désigner sa projection du Japon futur par «Ancien Japon (Konihon)8», en s’appuyant notamment sur les différentes perceptions du temps et de l’histoire présentes dans ses écrits.

Nous voudrions pour notre part montrer que, au delà des particu-larités notées par Yokoyama, on peut dégager une orientation plus générale et distinctive de l’écriture de Toshiaki, qui est celle de l’entreprise utopique. Cette lecture permettrait non seulement de donner sens à un discours donné jusqu’alors comme marginal mais aussi d’ouvrir la voie à une analyse des textes qui prendrait en compte ce décalage voulu ou inconscient par rapport à la réalité. La démarche s’annonce prometteuse pour l’ensemble du XVIIIe siècle japonais, qui

6 Voir par exemple Donald Keene, qui rejette en bloc sa facette d’homme de science.

Il considère que Toshiaki aurait quitté les mathématiques pour s’intéresser aux questions politiques, ce qui ne paraît fondé sur aucun document («He apparently lost interest in these sciences, however, and entrusting the work of teaching at his school to his pupil Sakabe, he devoted himself to political studies», Keene, The Japanese Discovery, p. 92). Les traductions qu’il donne dans l’annexe de son ouvrage sont malheureusement expurgées de toutes les remarques ayant un trait technique, Keene les considérant comme confuses : «Parts of its are so confused that few readers would care to wade through them», Ibid., p. 175).

7 Voir Yokoyama, «“Ko Nihon Kamusasuka” to Rodonsai Toshiaki». 8 Au cœur de l’argumentation de Yokoyama, on trouve l’idée que chez Toshiaki se

superposent plusieurs conceptions du temps, une conception du temps historique et une conception du temps anthropologique, la première pouvant subir des ralentissements et des accélérations selon les conditions dans lesquelles l’homme se trouve placé sur l’échelle de son développement programmé et nécessaire mais néanmoins entravé par différentes données.

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compte d’autres auteurs tout aussi inclassables ou fantasques que Toshiaki9.

Il reste que qualifier Toshiaki d’auteur utopique ne va pas de soi. Aucun de ses textes n’offre d’exemple de monde imaginaire, fonctionnant selon des normes volontairement insolites, ce qui est pourtant le propre du mode utopique10. Les mondes auxquels Toshiaki se réfère, l’Occident, d’une part, la Chine et le Japon, d’autre part, ont une existence bien réelle et l’auteur semble bien informé à leur sujet. Mais, contrairement aux usages de l’époque11, l’Occident n’apparaît pas sous les traits d’un objet d’étude, aux contours mal définis, qui commence seulement à livrer ses secrets grâce aux efforts des savants. Il y a dans l’Occident de Toshiaki, une autre dimension : il est à la fois terre bien connue et terre interdite, car les normes qui le gouvernent ébranlent, de par leur existence même, les fondements de l’ordre Tokugawa12. L’auteur ne cache pas que cet Occident a valeur de modèle, et que ses écrits visent précisément à susciter une adhésion en sa faveur. La réforme politique qu’il réclame est parcourue par l’idée de transposer ce modèle dans le contexte japonais.

Aussi, si le mode utopique dans le cas des écrits de Toshiaki ne s’affiche pas d’emblée comme tel, il peut, à l’analyse, être repéré à plusieurs niveaux. Dans sa description de l’Occident d’abord, dans la réforme qu’il préconise pour le Japon ensuite, réforme qui s’inspire d’une confrontation de la réalité japonaise avec le modèle occidental.

9 Nous pensons en premier lieu à Andô Shôeki (1703?-1762) et Hiraga Gennai. 10 Voici par exemple ce que Ruyer dit du mode utopique : «Le mode utopique appar-

tient par nature à l’ordre de la théorie et de la spéculation. Mais au lieu de chercher, comme la théorie proprement dite, la connaissance de qui est, il est exercice ou jeu sur les possibles latéraux à la réalité. L’intellect dans le mode utopique, se fait «pouvoir d’exercice concret» ; il s’amuse à essayer mentalement les possibles qu’il voit déborder le réel», L’utopie et les utopies, p. 9.

11 Dans le Seiyô Kibun (Récits d’Occident), qui date il est vrai du début du XVIIIe siècle, Arai Hakuseki (1657-1725) prend des précautions infinies pour établir la véracité des informations qu’il réunit à partir de sources variées : les marchands hollandais, Sidotti (le missionnaire italien entré clandestinement au Japon que Hakuseki fut chargé d’interroger) et enfin les écrits d’origine chrétienne conservés dans la bibliothèque du Shôgun.

12 Voir l’introduction du Seiiki monogatari dans NST 44 : 88.

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Le travail que nous entendons mener ici dépasse celui de la simple traque de la composante utopique dans le discours de Toshiaki. Il s’agit de mieux comprendre une réflexion de fond menée sur l’objet «Japon» en cette fin du XVIIIe siècle, réflexion qui, parce que basée sur un savant jeu d’abstraction et de transposition, a jusque là surpris le lecteur. Dès lors que l’on prend en compte cette spécificité, le discours de Toshiaki s’avère un outil extrêmement précieux pour l’historien, susceptible d’éclairer les limites de la contestation et de l’imaginaire politiques au tournant du XIXe siècle. Pour mener à bien cette étude, nous nous appuierons le plus souvent mais pas exclusivement sur les Contes d’Occident (Seiiki monogatari) et sur les Mesures secrètes pour réformer le monde (Keisei hisaku) les deux œuvres majeures de Toshiaki achevées en 1798, dans lesquelles sa vision politico-économique s’exprime de la manière la plus systématique.

1. L’ARRIÈRE-PLAN DE CRISE

Le discours de Toshiaki est indissociable de la crise endémique que traverse le pays dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Le paroxysme est atteint lors de la grande famine de Tenmei (années 1783-88) qui fait dans les régions du nord-est plusieurs centaines de milliers de morts13. Les répercussions se font sentir également dans la capitale Edo qui est secouée par les premières rébellions populaires (uchi kowashi) de son histoire. Incapable d’assurer l’approvision-nement des régions les plus touchées comme de réprimer une situation insurrectionnelle dans la capitale, le pouvoir des Tokugawa frôle la désintégration. En 1786, le bakufu procède à un remaniement de ses dirigeants. Le nouvel homme fort du pays, Matsudaira Sadanobu (1758-1829), met toute sa poigne et son charisme au service d’une réforme de l’administration qui, placée sous le signe du retour à la frugalité et du rigorisme moral, va permettre au régime de survivre.

Cette crise semble avoir conduit l’élite intellectuelle à s’interroger sur sa propre mission auprès de la population ainsi que sur la capacité

13 Fukaya Katsumi, «Jûhasseiki kôhan no Nihon», pp. 52-53. Voir aussi comme

témoignage le Nochimigusa de Sugita Genpaku, dans Haga Tôru, Sugita genpaku, Hiraga gennai, Shiba Kôkan, pp. 209-267.

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du régime à résoudre les difficultés. Ces interrogations accompagnent une recomposition du paysage intellectuel où, aux côtés de la tradition confucianiste qui poursuit sa mutation14, se développent deux nouveaux pôles de réflexion : les études dites «nationales» (kokugaku) et les études dites «hollandaises» (rangaku), qui partagent une égale défiance pour les discours confucianistes, jugés inaptes à remédier aux dysfonctionnements de la société.

Tout se passe comme si la crise avait délié les langues et libéré les esprits de leur devoir de respect par rapport au pouvoir établi : les critiques se font virulentes, les projets de réforme plus audacieux et, dans certains cas, c’est l’ordre existant lui-même qui est remis en question15. Ce nouveau ton n’est pas sans rapport avec l’évolution du statut des intellectuels. Les origines sociales des hommes qui se consacrent à l’étude sont plus diversifiées qu’il y a un siècle16. Ils sont par ailleurs trop nombreux pour espérer faire carrière auprès des seigneurs ou du bakufu et sont pour la majorité livrés à leur sort dans les villes, survivant au moyen d’expédients tels que la pratique de la médecine17.

Un autre facteur est l’extension de leur champ de connaissances. Après la publication du Nouveau livre d’anatomie (Kaitai shinsho) en 1774, les études hollandaises connaissent un développement très rapide. Ce mouvement de traduction, porté par l’intérêt pour les sciences occidentales, entre dans une période de maturité avec les travaux menés par des savants tels que Takahashi Yoshitoki (1764-1804), Shizuki Tadao (1760-1806), Yamamura Saisuke (1770-1807) et Ôtsuki Gentaku (1757-1827) dans des domaines aussi variés que l’astronomie ou la 14 Cette dernière, précisons-le, n’est nullement en perte de vitesse puisqu’elle trouve

en cette fin de siècle un renfort inattendu dans la personne de Matsudaira Sadanobu. Sadanobu est en effet connu pour son «Edit d’interdiction des doctrines hérétiques de l’ère Kansei (Kansei igaku no kin, 1790) par lequel il attribuait au Néo-confucianisme le statut d’idéologie officielle et qui faisait de l’école de Hayashi, jusque là affaire privée, une institution d’Etat. Voir Herman Ooms, Charismatic bureaucrat, p. 122.

15 Nous pensons en priorité à Andô Shôeki qui précède de quelques décades la période discutée ici.

16 Aoki Bunzô (1698-1769), connu pour avoir été l’un des premiers à entreprendre une étude systématique du hollandais, est issu d’une famille de poissonniers grossistes.

17 Voir par exemple les articles consacrés à Andô Shôeki et à Nakai Riken dans le présent ouvrage.

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physique, la géographie ou la médecine. Ces traductions, bien que non publiées, n’en ébranlent pas moins durablement la vision des sciences traditionnelles. Leur impact est un facteur essentiel de la liberté et de la lucidité nouvelles qui imprègnent la production de cette fin de siècle.

2. LE REGARD SUR LA CRISE

Issu d’une famille de guerriers probablement désargentée de la province d’Echigo (actuel Niigata), Toshiaki suit un parcours typique des intellectuels de cette époque. Attiré par une capitale en ébullition, il part y chercher fortune à l’âge de dix-huit ans. Il y trouve les maîtres les plus compétents pour se former dans ce qui constitue alors son domaine de prédilection : les mathématiques (qui englobent aussi l’astronomie et les techniques de relevé topographique) qu’il étend plus tard à la géographie et aux techniques de navigation occidentales. Cette formation technique lui permet d’ouvrir à son tour une école et de jouir d’une réputation certaine. Il doit surtout sa renommée à sa connaissance de la navigation occidentale, à ses diagnostics relatifs à la mise en valeur des régions et à ses positions tranchées en faveur de l’exploration et de l’exploitation des îles du Nord, des thèmes qui, en cette fin de siècle marquée par les incursions russes, ne laissent pas indifférents les dirigeants locaux18. Si la chance semble lui avoir souri à la fin de son existence où il put, à titre transitoire, bénéficier d’un statut de conseiller auprès du fief de Kaga, il aura passé l’essentiel de sa vie dans la précarité19 et dans la crainte que ses écrits lui attirassent les foudres des autorités. Les informations rassemblées par Abe Makoto20 montrent aussi que Toshiaki n’était pas pour autant un homme isolé. On lui

18 En témoigne la correspondance échangée entre Toshiaki et deux maîtres confucéens

du fief de Mito dans laquelle il évoque ses nouvelles acquisitions en matière d’ouvrages hollandais et ses projets de travail. La correspondance est rééditée dans le Honjô Eijirô (ed.), HTS.

19 Il écrit, dans les Mesures secrètes, qu’il eut l’occasion de visiter les provinces à trois reprises et qu’étant de condition misérable, il couchait dans les champs et dans les montagnes. NST 44 : 28.

20 Voir Abe Makoto, «Honda Toshiaki no denkiteki kenkyû».

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connaît plusieurs disciples et non des moindres, de nombreuses relations notamment dans le cercle «hollandiste»21.

Qu’il s’agisse des Contes d’Occident ou des Mesures secrètes, le discours de Toshiaki prend constamment appui sur des faits de société, qu’il dépeint souvent avec un luxe de détails et d’effets dramatiques. Dans le paysage social très dégradé qui se dégage de ses écrits, ce sont les paysans affamés et confrontés aux pires tourments qui occupent le devant de la scène. Le récit le plus longuement développé est celui où il décrit sa propre traversée des «contrées inhabitées» (hitonashizato) du Tôhoku au plus fort des famines et sa rencontre avec de malheureuses rescapées (muramura no shininokori) réunies dans une maison où elles ont trouvé abri. L’effet dramatique est obtenu par le contraste entre leur aspect qui n’avait plus grand chose d’humain (ninsô sarani saru no gotoshi, «leur physionomie était celle de singes22», et leur dignité face à leur malheur. Elles refusent en effet l’offre de Toshiaki de les conduire à la capitale, affirmant préférer finir leur jour sur les terres où leurs proches ont été enterrés (gashi suru tomo yahari kono chi ni shisuru ga michi nari, «dût-on en mourir de faim, notre Voie restera encore de s’éteindre en cette contrée»).

Mais le bas peuple n’est pas toujours présenté sous un jour aussi avantageux. Ainsi l’exemple de cette femme «méchante» qui aurait étranglé (kubi osae torite nejiri koroshi) et avalé «jusqu’au dernier des os» son fils de deux ans, «avec l’air de dire qu’elle ne faisait que restituer à son corps ce qui en était issu»23. Ou encore les références à la multiplication des cas d’infanticide constatée dans les campagnes où des nouveaux nés seraient «écrabouillés en secret et rendus méconnaissables»24 pour leur éviter «qu’ils n’aient à souffrir (plus tard) de s’écarter de la voie»25. Toshiaki attire également l’attention sur des phénomènes de piraterie qu’il juge plus graves encore pour l’atteinte qu’ils portent au tissu social. Il signale notamment les pratiques se développant sur les côtes désertes de l’île de Sado, où, les années de 21 On peut citer les noms de Sakabe Kôan (1759-1824) parmi les mathématiciens, et

Mogami Tokunai (1755-1836) parmi les navigateurs. Voir Tsukatani Akihiro, «Honda Toshiaki», p. 442.

22 Seiiki monogatari, NST 44 : 124. 23 Seiiki monogatari, NST 44 : 126. 24 Op. cit., p. 144. 25 Ibid.

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disette, des villageois se concertent pour attaquer les vaisseaux de passage, massacrer les passagers et piller les cargaisons26.

3. L’ARITHMÉTIQUE DE LA CRISE

Pour Toshiaki, les famines qui frappent le monde rural comme la misère des paysans et des guerriers ne seraient pas conjoncturelles mais structurelles. Elles proviendraient de l’endettement des daimyô à l’égard des marchands. Ces dettes astronomiques et insolvables se répercutent chroniquement sur les paysans sous forme de hausse des taxes et sur les guerriers sous forme de retenue des salaires. L’aggravation de la misère des premiers incite à l’abandon des terres, qui lui-même entraîne la stagnation de la production. Or celle-ci est incompatible avec la poussée démographique sans précédent que connaît le pays, résultant d’une longue période de paix27.

Cette explication de la crise n’est pas entièrement nouvelle. Elle s’inscrit dans la lignée des discours politico-économiques (keiseiron) apparus avec l’engagement croissant des maîtres confucéens dans la gestion économique du pays : Kumazawa Banzan (1619-1691), Arai Hakuseki (1657-1725), Ogyû Sorai (1666-1728) ou Dazai Shundai (1680-1747)28, pour ne citer que les plus connus, ont tous donné en leur temps leur lecture de la crise, en analysant les mécanismes de l’inflation, de l’économie monétaire, les effets nocifs de l’urbanisation sur les finances des guerriers, les perspectives qu’ouvrirait la

26 Keisei hisaku, NST 44 : 20. 27 C’est un des mérites attribués à Toshiaki que d’avoir intégré le phénomène

démographique dans la réflexion économique. Seiiki monogatari, NST 44 : 146. 28 Dans le Keizai hôgen, Toshiaki cite les noms de Kumazawa Banzan et d’Ogyû Sorai

comme les principaux théoriciens de l’économie de son temps ; il leur reproche cependant de ne pas avoir vu que les ressources d’un pays n’étaient pas inépuisables et que la clef de la richesse future résidait dans le commerce extérieur. Il précise en outre que le commerce extérieur rapporte des profits égaux de part et d’autre, du moment qu’il est basé sur l’échange de produits naturels. Si par contre, des produits manufacturés sont échangés contre des produits naturels, alors le commerce sera favorable à celui qui vend des produits manufacturés. Il souligne également l’intérêt de commercer avec des peuplades peu civilisées. Keizai hôgen, HTS : 113-118. L’idée que les daimyô et le bakufu devraient se lancer dans le commerce intérieur est déjà présente dans les écrits de Dazai Shundai.

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participation de ces derniers au commerce interprovincial, etc. Ces discours, notamment ceux de l’école d’Ogyû Sorai, ont fait, on le sait maintenant, de nombreux émules dans les campagnes, et certains fiefs du nord-est du Japon, les plus gravement touchés par la crise, sont même allés jusqu’à tenter, comme l’y invitait Ogyû Sorai, l’expérience d’une réimplantation des guerriers dans les campagnes29.

L’approche de Toshiaki n’en possède pas moins un cachet personnel qui tient, pensons-nous, au regard distant qu’il porte sur ces phénomènes et qui s’exprime par le biais d’estimations chiffrées. L’exemple le plus frappant est certainement celui du taux de croissance démographique, une notion qu’il est un des premiers à introduire dans le discours économique de l’époque. Elle est évaluée à 19,75 en 33 ans30, en raisonnant sur un taux moyen de reproduction : le chiffre est évidemment excessif selon les critères modernes.

Un autre exemple est donné par les bénéfices produits par le commerce de riz. Sachant que les années d’abondance, un marchand achète le shô31 de riz au prix de 5 à 6 mon dans les fiefs de Yonezawa ou d’Akita, situés dans le nord-est du Japon, et le revend au prix de 100 à Edo, Toshiaki conclut qu’avec un capital de 10 000 ryô les affaires lui rapporteraient environ 160 000 ryô, situation qu’il résume en disant : «Il est clair d’après ce qui précède que si on divisait le pays (tenka) en seize parts, quinze reviendraient aux marchands et une seule aux guerriers.»32

Il utilise un procédé d’analyse comparable pour aborder la question du surendettement des daimyô à l’égard des marchands. Toshiaki prend l’exemple exceptionnel et véridique d’un fief où le montant des dettes s’élève à 1 180 000 ryô. Toshiaki évalue à plus de 60 ans le temps qu’il faudrait au seigneur pour les éponger dans l’hypothèse maximale où il

29 Voir Kojima Yasunori, «Jugaku no shakaika : seiji kaikaku to sorai igo no jugaku

(Pratique sociale du confucianisme : réformes politiques et le confucianisme post-Sorai)».

30 Après un relevé détaillé des descendants produits par un couple en trente trois ans, Toshiaki conclut : «Le total des enfants et des petits-enfants est de 79. Ce sont les rejetons de deux couples, c’est-à-dire de quatre personnes. En divisant par 4, le nombre des pères et mères, on obtient 19,75. C’est la croissance correspondant à une personne en 33 ans», Seiiki monogatari, NST 44 : 146.

31 Le shô moderne est évalué à 1,8 litres. 32 Keisei hisaku, NST 44 : 33.

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verserait chaque année à ses créanciers l’intégralité des taxes prélevées sur sa terre de 60 000 koku33.

Ce recours systématique aux chiffres pour décrire des phénomènes est significatif. Il révèle la foi que cet auteur a dans les nombres pour rendre compte des mécanismes qui régissent la vie socio-économique d’un pays. Comme le montrent ces exemples, il s’agit plus de révéler les tendances actives, les schémas de fonctionnement que de dégager des lois exactes et vérifiables (même si cette préoccupation n’est pas totalement absente). Les nombres, et plus généralement les modes de raisonnement mathématiques, rendent cette réalité intelligible et, partant, maîtrisable.

A l’origine de cette foi, il y a sans nul doute sa longue pratique des sciences mathématiques, et plus précisément celles de l’astronomie et de la navigation. Un leitmotiv du discours scientifique de Toshiaki est que les sciences, et plus particulièrement les mathématiques, offrent une prise sur l’environnement naturel, là où ce dernier paraît a priori le plus inaccessible. Les mathématiques, aime-t-il à rappeler, permettent de déterminer la position d’un navire en l’absence de tout repère terrestre comme de mesurer le temps sans référence au mouvement solaire34. Cette représentation des mathématiques comme instrument de conquête et de maîtrise de l’espace et du temps ne jaillit pas du néant. En Chine comme au Japon, la science du calcul avait toujours été défendue dans les milieux lettrés au nom du rôle privilégié qu’elle jouait pour rendre compte des phénomènes célestes et des activités humaines35. Ce 33 Keisei hisaku, NST 44 : 27. 34 Voir par exemple les descriptions des dispositifs techniques envisagés par Toshiaki

dans le Keisei hisaku kôhen, NST 44 : 55 sq. 35 Voir par exemple les préfaces des traités mathématiques chinois à propos desquelles

J. C. Martzloff écrit : «Après ces brèves incursions historico-philosophiques, les textes des préfaces expliquent fréquemment pourquoi il est nécessaire d’étudier l’art du calcul. La réponse quasi-unanimement proposée et sans cesse répétée consiste à évoquer l’utilité d’un tel savoir, que ce soit pour évaluer les dimensions de l’univers – céleste ou terrestre – (cosmimétrie, topographie), ou bien, pour assurer le déroulement harmonieux de toutes les activités humaines où il est nécessaire de savoir compter : économie, grands travaux, art militaire, etc.» (Histoire des mathématiques chinoises, p. 47). On retrouve les mêmes caractéristiques dans le texte figurant sur les diplômes délivrés par l’école de Seki, l’école de mathématiques la plus influente à l’époque d’Edo. Voir Hirayama Akira et al., Seki Takakazu zenshû (Œuvres complètes de Seki Takakazu), p. 507.

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discours, quelque peu affaibli au Japon par la pauvreté des applications pratiques des mathématiques traditionnelles, va trouver un nouvel élan dans les milieux «hollandistes» où l’on découvre que les mathématiques sont au fondement des techniques occidentales. Toshiaki se situe parmi les premiers à réaffirmer le rôle primordial des mathématiques.

Il reste que la traduction fidèle des phénomènes en données chif-frées, ou l’application des connaissances mathématiques dans la connaissance des phénomènes naturels ou socio-économiques, ne sont pas les soucis premiers de notre (piètre ?) mathématicien. Les chiffres ont chez cet auteur avant tout valeur d’exemple, de démonstration. Ils font partie d’une rhétorique personnelle qui imprègne l’ensemble de son discours, et particulièrement quand il évoque les destins des hommes et des Etats.

4. DE L’IMPACT DE L’HISTOIRE ET DE LA GÉOGRAPHIE SUR LE DESTIN D’UN ETAT

Pour Toshiaki, tout pays est marqué par son degré d’ancienneté, c’est-à-dire, pour employer ses termes, par les «années écoulées depuis sa fondation». C’est son ancienneté qui commande son niveau de civilisation (jindô, littéralement la «Voie des hommes»), terme qui recouvre habituellement dans le discours confucianiste les rites et des pratiques telles que l’écriture, le calendrier ou la religion. Dans la course au développement que se livrent les pays du monde, c’est l’Egypte qui l’emporte de loin avec son ancienneté de six mille ans.

Si l’on s’interroge sur le pays qui, parmi ceux de ce monde, s’est engagé le premier dans la voie de la civilisation (jindô), on répondra que c’est l’Egypte située sur la côte-Est du continent africain. On dit que la civilisation serait née là, que la capitale en serait la plus grande ville du monde, qu’il faudrait douze journées de marche pour la traverser de bout en bout. En outre, un grand sage du nom d’Alexandre aurait vu le jour dans un pays limitrophe ; il aurait répandu son enseignement (guhô) jusque dans les pays de Judée, de Perse et d’Arabie. S’agissant de faits remontant à six mille ans auparavant, ils ne peuvent être qu’incertains. La chose s’est produite beaucoup plus tard en Chine et au Japon, plus de trois mille huit cents ans se sont écoulés depuis le règne de Yao et plus de mille cinq cents ans depuis l’empereur Jinmu. Cela n’atteint même pas la moitié de

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[l’ancienneté] de l’Egypte. Il n’est pas étonnant alors qu’il y ait chez nous quelques imperfections.36

Partant donc d’une hypothèse simple sur la maturité politique qu’une longue histoire peut conférer à un pays, Toshiaki parvient à une représentation du monde fortement hiérarchisée, dans laquelle l’Egypte occupe une position dominante. La brillante civilisation qui s’y est déployée est symbolisée par une cité aux dimensions grandioses. A côté, le Japon n’est qu’un pays neuf (shinkoku37), privé de cette clairvoyance (ryôchi) qui est le cachet de ceux qui ont derrière eux de longues années d’expérience38. A ces conditions fort désavantageuses, viennent s’ajouter deux gros handicaps : la proximité des guerres civiles39 qui pèse encore sur le fonctionnement du régime, d’une part, et la transition de la Voie par la Chine, un pays dont l’écriture compte jusqu’à plusieurs dizaines de milliers d’idéogrammes40.

Ce déterminisme temporel que l’on pourrait prendre comme un trait personnel de Toshiaki se rencontre aussi chez son contemporain Shiba Kôkan (1747-1818)41 ; il pourrait ainsi s’agir d’un argument développé par le milieu des savants «hollandistes» pour expliquer l’énorme écart constaté dans les performances techniques des Occidentaux et des Japonais ; si cet argument apportait quelque réconfort pour la fierté nationale, il était muet quant à la démarche à adopter pour enrayer le retard. C’est le déterminisme géographique développé en parallèle qui fournit cette piste et qui vient quelque peu atténuer le constat précédent en permettant à certains pays de progresser plus vite.

A la différence de Shiba Kôkan, qui n’hésitait pas à voir dans le climat et dans l’environnement géographique la source du sous-développement de certains peuples («Les [peuples] des pays chauds

36 Seiiki monogatari, NST 44 : 94. 37 Seiiki monogatari, NST 44 : 95. 38 Voir également le Kôeki ron, NST, p. 167-168. Dans l’ordre d’ancienneté, la Chine

précède le Japon avec ses trois mille ans. Quant au Japon, deux mille ans se sont écoulés depuis la fondation mythique de l’Empire par l’Empereur Jinmu.

39 Le régime des Shôgun Tokugawa fait suite à plusieurs siècles de guerres civiles qui s’achèvent au tout début du XVIIe siècle. Seiiki monogatari, NST 44 : 131.

40 Seiiki monogatari, NST 44 : 95. Keisei hisaku, NST 44 : 29. 41 Par exemple, c’est Shiba Kôkan qui dit : «Comparés à ces pays, la Chine comme le

Japon sont des pays neufs, qui n’ont guère d’ancienneté ; c’est comme s’ils n’avaient pas encore été fondés». Voir Tajiri, «Shiba Kôkan to “Nihon”zô», p. 156.

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sont toujours stupides», affirme-t-il42), Toshiaki insiste pour sa part sur l’impact du climat sur les richesses naturelles d’un pays et sur son développement43. Avec la foi inébranlable dans les chiffres que nous avons déjà pu constater, il énonce l’idée que, à latitudes égales, les climats sont égaux, de même que les potentiels de développement. La situation du Japon se présente sous les meilleurs auspices car son climat, de par sa latitude, est moins rude que celui de l’Angleterre qui, avec ses 50 à 60 degrés de latitude, se situe au même niveau que le Kamchatka44. Si l’Angleterre a pu devenir la plus grande puissance occidentale, tous les espoirs sont donc permis pour le Japon, mieux placé, d’autant plus que l’insularité joue en sa faveur45.

Ce déterminisme géographique, dont on voit qu’il est manié avec une certaine désinvolture, conduit parfois Toshiaki à basculer dans des considérations à la limite de l’absurde. Il peut ainsi affirmer que, malgré ses airs de terre désolée, le Kamchatka est promis au plus bel avenir en raison de sa latitude, comparable à celle de l’Angleterre ou de la Hollande46 ; que c’est seulement l’ignorance des maîtres confucéens qui serait responsable de sa réputation exécrable de terre aride, au climat hostile et peuplée de cyclopes. Pour les mêmes raisons, le fief de Matsumae (situé dans l’île de Hokkaidô) est jugé capable de briguer une position d’hégémonie similaire à celle de Pékin47.

Ainsi il ressort de ce raisonnement que, les déterminations géographiques, qui ne sont que des déterminations arithmétiques déguisées, ne sont pas aussi contraignantes qu’on pourrait le penser de prime abord. Elles ne pèsent négativement sur le destin d’un pays ou d’une société que si on en ignore toutes les implications. C’est pourquoi

42 Tajiri, «Shiba Kôkan to “Nihon”zô», p. 156. 43 Une idée que l’on retrouve également chez Kaibara Ekken (1630-1714) qui explique

que la constitution des Japonais, leurs goûts comme leurs pratiques diffèrent de ceux des Chinois en raison des particularités de leur environnement naturel (fûdo)». Voir Horiuchi, «Les savants japonais», p. 130.

44 Seiiki monogatari, NST 44 : 132. 45 Seiiki monogatari, NST 44 : 127. 46 Seiiki monogatari, NST 44 : 155. 47 Le fief de Matsumae bénéficiait d’un statut spécial à l’époque d’Edo : il ne

possédait par de terres en propre et tirait toutes ses ressources de ses activités d’administrateur commercial et d’intermédiaire entre les Ainus d’une part, et le bakufu d’autre part. Seiiki monogatari, NST, p. 132.

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Toshiaki place au premier rang des «missions de l’Etat» (kokumu), la pratique des mathématiques. Seules ces dernières permettent de distinguer l’essentiel de l’accessoire, d’éclaircir les priorités, d’ordonner les actions et de les anticiper48. Tournons-nous à présent vers les actions proprement dites envisagées par notre auteur.

5. L’ETAT ET LES INSTITUTIONS

Dans la situation de crise que traverse le Japon et dans les conditions historico-géographiques qui sont les siennes, le salut, selon notre théoricien, ne peut venir que d’une intervention directe de l’Etat sous forme de révision des «institutions» (seido). Ainsi, qu’il s’agisse des villageois qui pillent les vaisseaux ou des paysans qui portent atteinte à la vie de leur progéniture, c’est à l’Etat qu’en incombe la faute ultime : «C’est une grave défaillance politique de notre Etat (kokka seiji)»49, dit Toshiaki dans le premier cas, «Ceci résulte d’une insuffisance d’éducation (yôiku), d’enseignements (kyôji) et d’institutions»50 dit-il pour le second.

Que recouvre ici ce terme d’ «institution» (seido), qui, depuis, Ogyû Sorai, est au cœur du discours politique confucianiste ? On sait que pour ce dernier, il renvoyait à un ensemble de dispositions législatives et de règlements visant à régenter les mœurs et à rehausser le prestige de la classe guerrière (interdiction de libre circulation ou de libre diffusion des produits de luxe51). Dans les textes de Toshiaki, le terme renvoie aussi à un dispositif politique mais sa mise en place suppose un changement drastique d’état d’esprit : «Il faut à ce stade absolument

48 Keisei hisaku kôhen, NST 44 : 55. 49 Keisei hisaku, NST 44 : 20. 50 Seiiki monogatari, NST 44 : 144. 51 Pour Sorai, voir l’article d’Olivier Ansart dans le présent ouvrage. Les mesures

politiques préconisées par Sorai et exposées notamment dans Seidan (De la politique) sont légitimées au nom d’une conformité à la Voie des Sages de l’Antiquité. Pour ce dernier, la Voie des Anciens était une création humaine tout entière circonscrite dans le champ de la politique. Par Voie, il fallait entendre tout ce qui caractérise la civilisation des hommes dans la pureté même où elle a été conçue par les Sages Rois de l’Antiquité.

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prévenir les risques (yôjin) [que les famines ne se reproduisent], et par prévenir les risques, j’entends une réforme de fond (kaikaku)»52.

Comme le laissait présager son attention portée à la dynamique de la société, il ne s’agit plus de réprimer les tendances actives (ikioi) en présence, mais de les anticiper (enryo, tôku omonbakaru). L’action politique ne peut se concevoir sans prendre en compte les aspirations du peuple : il faut veiller, dit-il, «à ne pas rompre l’énergie (ikioi) des quatre peuples (shimin)53 qui, de jour en jour, de mois en mois, croissent en nombre»54.

La «réforme» en quatre points (yon dai kyûmu, littéralement «les quatre grandes urgences») exposée dans ses Mesures secrètes pour réformer le monde se résume en ces quatre mots : la poudre (utilisée à des fins civiles telles que l’aménagement des voies de navigation), les métaux précieux (pour assurer le financement des projets), les navires d’Etat et les îles colonisées. Ces quatre mots n’expriment d’ailleurs que des facettes différentes d’une même idée, à savoir que l’Etat doit se donner tous les moyens pour faciliter la communication et l’échange, à l’intérieur comme à l’extérieur du territoire national. S’agissant du commerce extérieur, il s’effectuera en priorité avec les îles placées «d’elles-mêmes» (shizen) sous sa dépendance (zokutô), îles dont l’exploitation (kaigyô) doit être menée parallèlement.

Sans revenir ici sur le détail de ses propositions qui sont relativement bien connues55, nous retiendrons surtout ici le formidable espoir placé dans la maîtrise du commerce et des transports maritimes, espoir qui constitue véritablement le moteur de la construction utopique de Toshiaki :

52 Seiiki monogatari, NST 44 : 128. 53 Le terme désigne la classification habituelle de la population selon les quatre

catégories (shi nô kô shô) : les guerriers, les paysans, les artisans et les marchands. 54 Keisei hisaku, NST 44 : 13. 55 Voir Donald Keene, The Japanese Discovery of Europe ainsi que l’introduction de

Honjô Eijirô dans le HTS. Les propositions de Toshiaki sont toutefois qualifiées peut-être trop hâtivement d’originales. L’idée d’une prise en charge par les seigneurs du commerce entre fiefs appartient déjà à Dazai Shundai dont clairement Toshiaki s’inspire. Quant à la colonisation d’Ezo, elle est évoquée par Kudô Heisuke (1734-1800) dans le Aka Ezo fûsetsu kô. Voir Ôtomo, Aka Ezo fûsetsu kô, p. 220.

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Le fondement du gouvernement réside dans la navigation, le transport maritime et le commerce (tokai-unsô-kôeki). En empruntant cette voie, on s’accorde à la spontanéité naturelle (shizen ni kanau), et l’on se conforme à la mission céleste (tenshoku ni nottoru)56. Alors, les produits de ce monde (tenka no kokusan) se répandront et le peuple ne manquera de rien. Les frais de transport sur terre comme sur mer s’en trouveront dimi-nués, les prix des marchandises s’équilibreront, et les griefs des peuples n’auront plus lieu d’être. Dès lors que ce dispositif (seido) sera établi, aucune année de disette ne pourra provoquer de famine. C’est là une politique de vertu immuable, un régime conforme à l’art naturel de gouverner (shizen chidô no seido).57

La prise en charge par l’Etat du commerce maritime se trouve donc investie d’un pouvoir colossal puisque, à elle seule, elle résoudrait la plupart des maux dont souffre la société japonaise : famines et disettes, tarissement des ressources du pays, conflits sociaux.

Comme on a déjà pu le constater en rapport avec la détermination qu’exercent les latitudes terrestres, le discours de Toshiaki peut quitter brusquement le terrain des considérations pratiques pour partir sur des projections utopiques. On notera qu’à chaque fois ses constructions prennent appui sur un système de justification : les lois de l’arithmétique pour la première, la spontanéité naturelle (shizen) pour la seconde58. Il est fort probable, bien qu’aucun texte ne permette de l’établir formellement, que ces deux arguments expriment au fond la même idée ; la spontanéité naturelle serait une logique inhérente aux choses, qui ne se révèlerait qu’au travers de lois arithmétiques. On comprendrait mieux alors l’assertion déjà mentionnée que la conformité à la spontanéité naturelle, qui est le devoir d’un bon souverain, passe par une bonne lecture mathématique des phénomènes.

56 Nous corrigeons ici le texte corrompu. Nous lisons tenshoku à la place de ten.ô,

terme qui a le mérite de donner sens à la phrase et qui est employé souvent dans le même genre de contexte par Toshiaki.

57 Shizen chidô no ben, HTS : 257. 58 On laissera de côté la généalogie de cette notion à laquelle recourent de nombreux

auteurs de cette époque. Voir J. Joly, Le naturel selon Andô Shôeki.

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6. QU’EST-CE QUE L’ETAT ?

Qu’il s’agisse de la mise sur pied d’une marine marchande d’Etat (kan no senpaku) ou des dispositifs politiques mentionnés plus haut, les propositions de réforme de Toshiaki présupposent l’existence d’un Etat (kokka) remplissant un certain nombre de conditions. S’agissant d’un concept central de son utopie, il convient d’y réfléchir en priorité.

Bien que Toshiaki ne manifeste que mépris pour l’étude des clas-siques chinois59, sa conception de l’Etat s’inscrit dans le droit fil des réflexions menées par Ogyû Sorai et Dazai Shundai (1680-1747). S’agissant d’une notion en pleine mutation au cours de cette période60, nous nous en tiendrons ici à donner quelques repères, sans chercher à rendre compte de son histoire dans son exhaustivité. Le point essentiel est que le terme kokka, employé par Toshiaki et qui aujourd’hui désigne l’Etat-nation, ne désigne pas forcément à cette époque un Etat souverain unique pour l’ensemble du territoire japonais. Si le Shôgun a le pouvoir de rayer un fief de la carte, les seigneurs n’en continuent pas moins en ce temps à jouir d’une autonomie administrative et économique sur leurs terres. Mais le projet politique de Sorai, tel qu’il est exposé dans le Seidan (De la politique), se donne clairement comme objectif la construction d’un Etat souverain autour de la personne du Shôgun. En témoigne notamment son affirmation du droit que le Shôgun a sur toutes les terres ainsi que sur tous les biens qui y sont produits. Le profil de l’Etat souverain se précise davantage sous la plume de Shundai chez qui, les questions trouvent une formulation plus théorique. On y voit notamment discutée la responsabilité qui lie le souverain à ses gou-vernés, son obligation à prendre en compte le contexte (toki), la logique

59 Il dit notamment «Les sages confucéens ont des Classiques, mais ils ne sont

d’aucune utilité. Les bouddhistes lisent les sutra mais comme l’habitude est de les ânonner, leurs voix nous parviennent telles celles de crapauds», Seiiki monogatari, NST 44 : 98.

60 Cette tâche, précisons-le, est ardue en raison du décalage qui existe toujours entre le discours théorique de ces savants, qui s’inscrit dans une tradition de critique textuelle, et le discours proprement politique, destiné à être lu par le seigneur ou le Shôgun. Selon les cas, la notion d’Etat, ne sera pas exprimée par les mêmes termes, et ne renverra pas à la même entité. Pour plus de détail, consulter Unoda Shôya dans «Kinsei juka no keiseiron (Les théories politiques confucianistes de l’époque pré-moderne)», ou Sasaki Jun.nosuke dans le Bakumatsu shakai no tenkai (Développement de la société du bakumatsu), pp. 7-26.

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interne des choses et des faits (le ri), la dynamique sociale (ikioi) et l’état d’esprit des gens (ninjô)61.

Ces ingrédients se retrouvent dans la conception de l’Etat (kokka) de Toshiaki, qui recourt à une série de termes (kuni, kokka, kan62) pour exprimer toujours la même idée d’un Etat unifié et souverain, une idée qui constitue d’évidence pour lui une hypothèse de travail63. Les nombreuses références de Toshiaki à la mission céleste de l’Etat64 et à la nécessité pour celui-ci de prendre en compte les tendances spontanées de la société indiquent qu’il partage avec l’école de Sorai l’espoir de voir émerger au Japon un Etat souverain qui s’engage davantage et de meilleure façon dans la gestion du pays et qui prenne davantage en compte les aspirations des gouvernés. Toshiaki insiste tout particulièrement sur la nécessité de l’attention protectrice et éducatrice dont le souverain doit entourer le peuple (buiku), attention qui doit se manifester par des actes concrets tels que l’amélioration des voies de communication et de la circulation des marchandises au sein du pays65.

Cette idée clé qui renouvelle incontestablement le ton du discours politique est étroitement liée à la représentation qu’il se fait des Etats européens. Or cette représentation possède, comme nous allons le voir dans la section suivante, une dimension utopique prononcée, qui affecte sensiblement l’image de l’Etat japonais dont il souhaite l’avènement. On peut dire pour résumer que l’Etat de Honda est la superposition subtile d’une conception de l’Etat peu ou prou partagée par les confucianistes de son époque et d’une conception idéalisée qui trouve son inspiration dans sa connaissance des pays européens. C’est cette superposition qui explique peut-être que ce terme revêt dans son discours des résonances plus modernes que celles que l’on a l’habitude de rencontrer dans les textes de cette époque.

61 Nihon tetsugaku shisô zensho, vol. 18, p. 28. 62 Les termes sont globalement les mêmes que ceux de Sorai et de Shundai. Le terme

kôgi (l’autorité publique) qui est le terme employé dès le XVIe siècle et jusqu’à Sorai pour exprimer les pouvoirs publics ne fait pas partir du vocabulaire de Toshiaki.

63 Nous suivons pour cette interprétation Tsukatani Akihiro, l’auteur des annotations du Keisei hisaku, dans NST 44. Il écrit par exemple dans une note que kokka désigne l’Etat unifié dans le discours de Honda, et que décomposé en kuni et en ie, le premier désigne le pays dans son ensemble, et le second, le fief.

64 Seiiki monogatari, NST 44 : 103. 65 Seiiki monogatari, NST 44 : 103.

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7. L’EUROPE COMME UTOPIE

Si l’on ne trouve pas dans les écrits de Toshiaki de récit mettant en scène sur le mode utopique un pays ou une cité imaginaires66, la description qu’il y donne des pays occidentaux revêt bien souvent un caractère utopique. A cette Europe idéalisée, Toshiaki emprunte de nombreux traits pour les transposer au Japon ; le transfert se fait dans un futur proche quand il évoque les «quatre urgences» mentionnées plus haut ou dans un futur plus lointain quand il évoque ce «Grand Japon» (Dainihon koku) également désigné d’ «Ancien Japon» qui devrait émerger autour du Kamchatka67. C’est lorsqu’il évoque ce pays merveilleux qu’il fait le plus manifestement œuvre d’utopiste, au sens où l’on entend ce terme de nos jours. Mais dans la présente étude, nous nous pencherons aussi bien sur sa représentation de l’Europe qu’à celles du Japon à court terme ou à long terme, car elles convergent toutes vers un seul modèle d’Etat. Ce dernier mérite à nos yeux une attention particulière, car il nous offre une photographie saisissante des aspirations du milieu intellectuel à la fin du XVIIIe siècle, aspirations conscientes ou inconscientes qui ne pouvaient s’exprimer que par le biais de cette sorte d’artifices.

Examinons tout d’abord les traits conférés à l’Europe : celle-ci est vue comme un ensemble relativement homogène d’ «Etats» dont les plus éminents représentants sont l’Angleterre, la France, l’Espagne, la Hollande, le Portugal, le Mexique, l’Italie, la Sibérie (sic). Le regard de Toshiaki se porte non pas tant sur l’organisation de la cité, du travail ou du marché, mais sur ce qui fonde la puissance d’un pays. Les Etats européens partageraient tous cette expérience fondamentale de s’être considérablement enrichis et renforcés «en puisant dans les ressources

66 On peut dire qu’en Occident, le conte utopique existe comme une véritable

tradition. Les auteurs médiévaux comme Thomas Moore ou Campanile n’ignorent pas les œuvres de Platon. De même les utopistes du XVIIIe siècle se conforment à des conventions d’écriture propres au récit utopique. Ce qui n’existe pas dans la tradition sino-japonaise. On peut seulement mentionner l’exemple de Hiraga Gennai, auteur de contes fantastiques sous le pseudonyme de Fûrai Sanjin. Voir H. Maës, «Les voyages fictifs dans la littérature japonaise».

67 Voir notamment la fin du Seiiki monogatari, NST 44 : 160-161.

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des autres pays et en les incorporant dans les leurs (takoku no kokuryoku o nukitori, jikoku ni torikumu68)», au moyen du commerce extérieur. L’exemple le plus spectaculaire est celui de l’Angleterre dont la flotte fait à ce jour l’admiration de tous alors même que sa position géographique ne la prédestinait guère à un tel avenir69. Dans son Kôeki ron (Des échanges), Toshiaki cite scrupuleusement les noms d’une centaine de ports anglais, en indiquant pour chacun, la latitude (toujours comprise entre cinquante et cinquante-quatre degrés) et la longitude, qui pour lui sont des critères déterminants pour juger de l’avenir du lieu. Ces ports, explique-t-il, organisent le départ de quelques milliers de grands navires de commerce de par le monde ; ils reviennent avec une cargaison de métaux précieux, d’objets rares ainsi que de savoureux mets et de fins produits. Le commerce extérieur constitue pour l’Angleterre la grande priorité de l’Etat. La magnificence des vaisseaux, leur solidité, leurs capacités de défense, sans parler de l’organisation de l’équipage, seraient sans commune mesure avec ce qui existe au Japon70. Grâce à cette politique, et grâce à leur connaissance en matière de navigation, d’astronomie et de mathématiques, toutes les richesses du monde convergent vers les terres d’Europe qui jouissent ainsi du plus grand essor.

Cette politique est possible car elle est menée par des souverains éclairés. Outre l’Angleterre qui est une référence absolue, Toshiaki cite longuement deux exemples, celui du fondateur de la Hollande et celui de Catherine II de Russie qui symbolisent, chacun, à ses yeux, un modèle à suivre. Le premier serait un homme ordinaire au départ qui, par amour pour son pays, mit toute son âme dans la mise en valeur de terres situées dans des régions froides et abandonnées que rien ne prédestinait à un tel avenir. Le miracle se produisit grâce aux grands navires qu’il fabriqua en suivant les instructions de maîtres européens, et grâce au commerce qu’il réalisa avec eux. La Hollande s’en trouva ainsi promue au rang des grandes puissances71.

68 Kôeki ron, NST 44 : 168. Il dit aussi, p. 166 : «Takoku no kingindô wo shibori

torite, wagakuni he torikomite kokuryoku wo atsukushi». 69 Kôeki ron, NST, p. 177. Voir aussi Seiiki Monogatari, NST 44 : 141. 70 Kôekiron, NST 44 : 168-177. 71 Le récit qui ne reflète guère les faits historiques est longuement développé dans le

Seiiki monogatari, NST 44 : 156-159.

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A propos de la tsarine Catherine II, Toshiaki insiste surtout sur sa grande vertu, et ses talents dans l’administration des terres conquises. Sur l’immense territoire qu’elle s’est constitué et qui comprend les îles septentrionales d’Ezo et le Kamchatka, elle avait établi des comptoirs commerciaux et su entourer les habitants d’une attention bienveillante (buiku)72. Elle s’était également révélée excellente dans l’aménagement de son territoire, comme le montre l’exemple du lac situé en Sibérie, où les travaux qu’elle avait entrepris avaient non seulement mis fin à des inondations répétées mais aussi amélioré sensiblement la communication dans la région73. Ces travaux-là avaient en outre été confiés à un homme de génie (eibutsu) à qui elle avait laissé une entière liberté d’action.

Toshiaki se réfère fréquemment à cette catégorie de personnages sans appartenance sociale particulière, caractérisés par l’esprit d’entreprise et par un savoir-faire pratique : désignés tour à tour de eibutsu (homme de génie), de gôketsu (homme d’envergure et d’audace) ou de eiyû (héros), ils portent en eux l’espoir de la nation. Ces êtres talentueux et ambitieux contribueraient directement à la richesse du pays :

A l’origine [de ce succès], il y a un régime consistant à sélec-tionner [dans le peuple] les hommes dotés de grands savoirs et de grandes capacités (daichi dainô). C’est parce qu’une université a été établie à Londres et que les individus doués de quelque compétence se voient financer leurs études, que les talents de quelque renom affluent de toutes parts, parfois de pays éloignés où l’on parle d’autres langues. Ils y polissent leur art, rêvent de se faire un nom et une carrière, et à force d’exercer leur esprit nuit et jour finissent par devenir des célébrités ; c’est ainsi que l’intelligence de certains se trouve pleinement épanouie, et que des gens pourvus de grands savoirs et de grandes aptitudes font leur apparition de même que sont inventés des objets et des produits remarquables.74

72 Kôeki ron, NST 44 : 181. 73 Une présentation très détaillée de cet épisode figure dans le Keizai hôgen, HRS,

101-104. Voir également Keisei hisaku, kôhen, NST, 70-71. 74 Kôekiron, NST 44 : 177. Voir également Keizai hôgen, HTS, p. 95. Seiiki

Monogatari, NST 44 : 120.

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L’Europe se distinguerait donc avant tout par les possibilités de pro-motion qu’elle offre aux hommes talentueux, quelle que soit leur origine sociale75, l’excellence de la formation qui leur est dispensée et par la nature des sciences qui y sont pratiquées. Sur ce dernier point, Toshiaki apporte quelque précision : «L’enseignement que les professeurs de ces écoles dispensent aux étudiants», dit-il en évoquant les universités d’Europe, «se veut hostile aux arts et aux belles lettres ; il ne reconnaît aucune autre voie (michi) que celle qui consiste à transmettre les vraies méthodes et les vrais principes qui seuls procurent des bénéfices à l’Etat»76.

Alors que l’éducation est fréquemment citée par notre auteur comme un élément capital d’une politique idéale, il n’en offre qu’une vision très succincte. Elle est symbolisée par l’université (daigakkô), une institution présente dans toutes les grandes capitales européennes, vers laquelle convergeraient tous les talents, qu’ils soient originaires du pays ou non. Trait distinctif de ces universités, elles seraient sous le patronage de l’Etat. On y ferait table rase des activités contemplatives ou spéculatives pour se préoccuper exclusivement des sciences utiles. L’étude des disciplines telles que mathématiques, astronomie ou navigation serait considérée comme prioritaire en Europe77. Leur calendrier serait à l’image même de cet esprit utilitaire et rationnel : conçu, à la différence du Japon, selon un schéma simple et invariable, il procurerait les repères indispensables aux paysans pour le travail de la terre78.

C’est également l’efficacité, c’est-à-dire, pour employer les termes de Toshiaki, l’absence de «déperdition» (temodori) de temps et d’efforts, qui caractérise la langue des Européens, construite autour

75 Toshiaki critique ailleurs le système de transmission des connaissances basé sur la

délivrance de diplômes ou permis (menkyo), un système pratiqué par la plupart des détenteurs de savoirs pratiques, telles les écoles de mathématiques. Voir Horiuchi, «Les mathématiques peuvent-elles n’être que pur divertissement ?».

76 Keizai hôgen, HTS, p. 95. 77 Keisei hisaku, NST 44 : 30. 78 Il faut savoir qu’à l’époque où Toshiaki parle, le calendrier officiel des Japonais est

un calendrier luni-solaire édité chaque année par la cour impériale et qui comporte entre autres, la liste pour l’année des mois courts et longs. C’est cette variabilité du calendrier d’une année à l’autre qui est ici critiquée. Seiiki monogatari, NST 44 : 106.

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d’un alphabet dont l’apprentissage suffit pour ouvrir la voie à la lecture. En comparaison, les Japonais qui ont suivi les Chinois dans leurs «travers» (kuse) épuisent leur énergie à apprendre des milliers de caractères, pendant qu’en Europe les savants construisent un véritable savoir fondé sur la connaissance des langues étrangères, des produits et de la situation de leur pays79.

En amont de ce dispositif utilitaire, Toshiaki entrevoit un Etat animé par la seule vertu et par le seul souci d’apporter le bien-être à son peuple. «A examiner l’art de gouverner des pays européens», dit-il, «on constate qu’ils ne cherchent pas à régner par la force mais uniquement par la vertu (toku)»80.

L’exemple le plus remarquable, cité à plusieurs reprises, est celui de l’Italie où le Pape, que Toshiaki identifie à tort comme l’empereur commun aux pays européens, est non seulement choisi pour sa vertu mais également tenu de respecter un règlement attaché à sa fonction81. Cette idée d’élire (senkyo) un souverain pour ses qualités et de lui imposer des règles de gouvernement représente une écart sensible par rapport à la conception traditionnelle du régime politique au Japon. La configuration la plus audacieuse (remontant à Kumazawa Banzan (1619-1691)82) plaçait au cœur du dispositif politique un souverain à l’écoute de son peuple et attentif aux critiques de ministres choisis pour leur compétence83. C’est précisément cette dernière formule que Toshiaki préconise pour le Japon dans ses Mesures secrètes comme si l’on touchait là les limites de ce qui pouvait être dit et proposé dans sa position et à son époque. Mais la première formule, bien que légèrement 79 Toshiaki propose ici la solution qui consisterait à ne plus employer que les kana,

une solution qui sera sérieusement considérée à l’époque Meiji, pour les mêmes raisons d’efficacité. Seiiki Monogatari, NST, p. 117. Ailleurs, Toshiaki revient sur la question de l’éducation en expliquant que les études devraient débuter par l’apprentissage de la physique (kyûri gaku), fondée sur les mathématiques, les mesures, les évaluations puis qu’il faut ensuite étudier les sciences occidentales. Seiiki monogatari, NST 44 : p. 90.

80 Op. cit., p. 98. 81 Op. cit., p. 99. 82 Voir le chapitre II du présent ouvrage. 83 Toshiaki explique plus en détail dans le Keisei hisaku, comment il conçoit une

politique vertueuse, à l’écoute du peuple, qui intègre les critiques, qui s’appuie sur les tendances naturelles de la société (jisei), et qui recourt à l’incitation (shimuke). Keisei hisaku, NST 44 : 85.

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retouchée, se retrouve dans sa projection du Japon futur, tour à tour désignée de Grand Japon (Dainihon koku) et d’Ancien Japon (Konihon koku).

La religion chrétienne joue dans ce régime un rôle important. Cette religion, considérée par Toshiaki comme la plus ancienne et donc la plus parfaite, constitue, selon lui, en comparaison du bouddhisme, un outil efficace pour faire évoluer le peuple. La reconnaissance par des grands hommes chinois (gôketsu) du rôle civilisateur de cette religion serait à cet égard un encouragement. L’adoption de cette religion par l’Etat japonais mérite considération ne serait-ce que pour se prémunir de l’appétit des puissances étrangères que ne manquerait de susciter le spectacle d’un peuple ignare84.

Le symbole le plus éloquent de l’attention que l’Etat européen porte à son peuple est donné par la conception de l’habitat. Cette architecture de pierre armée se distingue par sa solidité, sa bonne tenue en cas d’incendie85, la protection qu’elle offre contre le froid ou son système de chauffage86. Au delà des avantages pratiques, elle traduit une préoccupation certaine pour le confort et la sécurité du peuple, toutes choses qui pourraient avoir, avance-t-il, des répercussions sur le développement de son intelligence87. L’esprit de protection et de sollicitude qui anime cette conception de l’habitat se retrouve dans la description que Toshiaki donne de la cité occidentale. Les habitations sont cernées par des murailles en pierre, munies de canons. Une législation stricte, fondée sur la compassion (jihi) les régit. Elle exige de venir en aide aux personnes dans la détresse, aux infirmes, aux pauvres et aux malades. De nombreux hospices seraient tout particulièrement en France subventionnés par l’Etat88.

84 Seiiki monogatari, NST 44 : 101. 85 Rappelons qu’il s’agissait d’un fléau qui ravageait avec une ponctualité d’horloge

les grandes cités du Japon. 86 Seiiki monogatari, NST 44 : 123. Voir aussi Keisei hisaku, kôhen, NST 44 : 65. 87 Ibid. 88 Kôeki ron, NST 44 : 169. Toshiaki puise évidemment à de bonnes sources pour tenir

de tels propos. On sait en particulier qu’il avait accès au livre de géographie de l’Allemand Johann Hübners.

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8. L’UTOPIE COMME DÉSIR DE PUISSANCE

Ce relevé presque exhaustif des mérites attribués à l’Europe montre que cette dernière est, ici, à de nombreux égards une construction imaginaire. Elle l’est d’abord parfois par simple inexactitude des faits mentionnés : c’est le cas de l’histoire de la Hollande. Elle l’est surtout par omission : certains traits sont excessivement renforcés au dépens d’autres que l’on pourrait croire tout aussi importants. Très rares sont les allusions aux conflits meurtriers qui ont opposé et opposent ces puissances entre elles, aux luttes incessantes pour le pouvoir qui existent au sein de chaque puissance89. S’agissant des luttes pour la succession, Toshiaki semble dire qu’elles n’ont aucune raison d’être car les familles royales d’Occident privilégient les unions co-sanguines90. D’une façon plus générale, on peut considérer que l’Europe ainsi esquissée n’est qu’une coquille vide dans laquelle Toshiaki projette toutes ses aspirations. Si bien que cette construction nous en apprend autant sur le Japon de cette époque, et sur les aspirations de son auteur que l’objet «Europe» dont elle est censée être le reflet.

Cette image fabriquée renvoie avant tout – et les historiens ne s’y sont pas trompés – à une conscience aiguë que le salut du régime actuel passe par la recherche de nouvelles ressources à l’extérieur des frontières actuelles91 ainsi que dans l’engagement total de l’Etat dans le commerce et dans la protection de la population. Elle révèle aussi l’aspiration profonde d’une classe d’intellectuels à voir enfin leurs compétences reconnues par le pouvoir, et à voir se développer un espace de liberté où les «grands esprits» pourraient donner libre cours à leur imagination et à leur talent sans craindre les foudres du pouvoir92.

Cette composante psychologique se retrouverait, selon Ruyer, dans nombre d’utopies, notamment parmi les utopistes mineurs :

89 Cette remarque est surtout vraie pour le Seiiki monogatari. Elle est plus discutable

pour le Kôeki ron, ouvrage plus tardif, où son propos est plus virulent et agressif dans son ensemble. Le commerce y est présenté comme une guerre larvée et les conflits entre les puissances occidentales évoqués comme des nécessités eu égard à la défense de leurs intérêts. Kôeki ron, NST 44 : 181.

90 Seiiki Monogatari, NST 44 : 148. 91 «Sans se procurer les ressources d’autres pays, on n’accomplira rien», op. cit.,

p. 147. 92 Voir par exemple l’avant-propos du Seiiki monogatari, NST 44 : 88.

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Beaucoup d’utopistes mineurs sont des faibles qui protestent contre la réalité parce qu’ils n’y peuvent jouer un rôle à leur convenance, et qui cherchent une compensation à leur faiblesse. Ils se donnent de l’importance en réformant le monde en pensée, et en exerçant sur le monde tel qu’il est un ressentiment caché. Dans leur monde imaginaire, ils peuvent donner la toute-puissance au type d’homme qu’ils représentent et qu’ils estiment méconnu : au savant, au prêtre, au moine, au philosophe, à l’inventeur.93

Cette aspiration à jouer un rôle plus important dans les affaires du pays se manifeste parfois très explicitement dans les écrits de Toshiaki dans des phrases comme : «si des héros ou hommes d’envergure apparaissaient, alors ils pallieraient progressivement les insuffisances du gouvernement si bien que le pays s’en trouverait enrichi et promis à une plus longue vie»94. Elle s’exprime aussi indirectement mais non moins intensément dans la puissance accordée aux sciences. Toshiaki ne se lasse pas de marteler que l’expansion territoriale et commerciale est étroitement dépendante de la maîtrise des mathématiques, de l’astronomie, et des techniques de navigation, que cette maîtrise à elle seule résoudrait l’essentiel des problèmes de la société. Les mesures secrètes pour réformer le monde comme Les contes d’Occident fourmillent de longues descriptions de techniques développées par les occidentaux, telles le calendrier grégorien, l’architecture des navires occidentaux95 et des immeubles urbains, tous symboles de haute technologie pour notre auteur96. On notera qu’ils relèvent presque tous des domaines de prédilection de Toshiaki. Cette vision fragmentée conforte l’idée que le pouvoir prêté dans ce discours à la science occidentale est une expression à peine voilée du désir de puissance de l’auteur lui-même97.

Le culte des sciences et des techniques est une caractéristique fréquemment rencontrée dans les utopies occidentales, surtout à partir de la Renaissance. C’est un trait qui ira d’ailleurs en s’accentuant avec

93 Ruyer, L’utopie et les utopies, p. 38. 94 Seiiki monogatari, NST 44 : 98. 95 Op. cit., p. 113. 96 Op. cit., pp. 122-123. 97 Ce qui fait dire à Ruyer que «Un des traits les plus voyants de l’utopie est le

développement des techniques», p. 38.

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le progrès des sciences, le XIXe et le XXe siècles offrant par leurs romans d’anticipation des illustrations particulièrement riches. Comme le note Ruyer, les sciences dans les utopies ne diffèrent guère par leur nature de celles qui se pratiquent à l’époque où les textes sont écrits. La différence réside dans la démultiplication de la valeur qu’on leur attache tant dans la formation de l’élite que dans le bien-être qu’elles sont censées apporter à la société. Chez notre auteur, il apparaît que les sciences interviennent comme moyen de conquérir de nouveaux territoires (navigation), de connaître le monde (astronomie), de maîtriser le temps (horloges), de se protéger des violences de la Nature (maisons en pierre) comme de celles des hommes (canons), c’est-à-dire toujours comme moyen d’enrichir et de renforcer l’Etat et de procurer le bien-être au peuple.

En ce qui concerne le rôle des sciences dans la promotion sociale, le thème est bien présent dans l’Europe imaginaire de Toshiaki même s’il ne prend pas des formes aussi caractérisées que dans la Nouvelle Atlantide de Bacon où une Académie des Savants détenait une position spirituelle hégémonique au sein de la société. Les sciences et les hommes de science ne sont pas en mesure de modifier radicalement la définition des classes sociales ni les rapports de force entre ces dernières. Mais la tentation n’en est pas totalement absente. Lorsqu’il évoque le Grand Japon qui se construirait autour du Kamchatka, Toshiaki imagine que des hommes uniquement choisis pour leur compétence seront chargés d’en administrer les terres.

On transférera le nom de Japon sur la terre du Kamchatka et on rebaptisera notre pays “Ancien Japon”. On y installera des bara-ques, on élira parmi les plus humbles des hommes de génie, aussi bien pourvus de vertu que de talent, que l’on nommera à la tête des districts et des provinces (gunken) : dès lors qu’ils seront tenus de demeurer sur cette terre pour l’exploiter assidûment, le pays s’enrichira et, au fil des ans, connaîtra l’essor ; il finira ainsi par devenir le pays le plus riche du monde.98

Cette référence à un régime qui recruterait son personnel, sans discrimination, sur le seul critère de la compétence est suffisamment rare dans les écrits japonais de cette époque pour qu’on le souligne99. 98 Seiiki Monogatari, NST 44 : 160. 99 Plus loin, Toshiaki est plus explicite encore en disant que les fonctionnaires seraient

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Mais le passage n’est pas non plus dépourvu d’ambiguïté. Les dernières phrases laissent entendre que ces hommes seraient soumis sur cette terre à certaines contraintes émanant de la métropole, comme si la dissolution de la hiérarchie était un dispositif provisoire uniquement valable dans les territoires nouveaux.

9. TOSHIAKI UTOPISTE ?

Il reste que ces orientations pourraient paraître insuffisantes pour qualifier notre auteur d’utopiste. Un élément plus déterminant, à notre sens, est le caractère «fixiste»100 de cette Europe fabriquée, décrite ici comme un Etat à la configuration définitive, qui réalise à tous les niveaux une harmonie et une rationalité si parfaites (shodô zenbi)101 que rien ne semble pouvoir en ébranler la stabilité.

Lorsque l’on s’interroge sur la provenance [de cette richesse], on note en premier lieu que ce pays a derrière lui plus de cinq à six mille ans d’histoire, et qu’en conséquence il a établi son régime politique en ayant percé à jour toutes les vertus des voies existan-tes102, pénétré le fondement même de l’art de gouverner et en ayant éclairci la logique (dôri) par laquelle un Etat pouvait s’enrichir naturellement.103

choisis parmi les hommes de valeur quelle que soit leur origine sociale. Op. cit., p. 161.

100 Parmi les caractères relevés par Ruyer pour décrire les utopies, les plus intéressants sont certainement ce qu’il appelle le jeu utopique et le caractère fixiste. Le premier est assez bien décrit dans le passage suivant : «le mode utopique appartient par nature à l’ordre de la théorie et de la spéculation. Mais au lieu de chercher, comme la théorie proprement dite, la connaissance de ce qui est, il est exercice ou jeu sur les possibles latéraux à la réalité». Ruyer, op. cit., p. 9. Pour le second, il dit la chose suivante : «Le caractère fixiste des utopies sociales est lié au fait qu’elles veulent copier directement l’idéal au lieu d’obéir docilement à l’instinct du “mieux dans chaque circonstance”, qu’elles sont la réalisation d’un plan idéal imaginé une fois pour toutes, et qu’elles construisent une géométrie sociale», p. 70.

101 Kôeki ron, NST 44 : 181. 102 Il faut ici comprendre «voies» au sens très général des institutions et des domaines

du savoir. 103 Keisei hisaku, NST 44 : 31.

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Ces phrases identifient clairement le modèle européen à un modèle parfait qui aurait atteint l’essence même de l’art de gouverner. Aucun fait concret n’est ici appelé comme témoin. La perfection résulte de la seule ancienneté de sa civilisation, ancienneté qui assure l’efficacité et l’adéquation avec la spontanéité naturelle (shizen)104. «L’art de gouverner» n’est pas perçu dans ce contexte comme une politique au jour le jour dictée par les situations, mais bel et bien comme un ordre établi, figé dans sa conception, qui s’impose de par ses mérites incontestables à tous les autres pays qui ne se sont pas engagés dans la voie du changement.

Ce caractère «figé» du monde idéal provient en partie d’une conception excessivement simpliste et optimiste de l’efficace des institutions105. Dès lors que ces dernières sont en place, le bonheur ne peut qu’en découler106. En témoigne la description suivante de la richesse et de la puissance qui résultèrent pour la Hollande dès lors que les structures d’Etat furent mises en place. 104 Les exemples sont nombreux. On en trouve par exemple dans le Shizen chidô no

ben : «Les bénéfices du commerce se manifestent d’eux-mêmes» (kôeki no rijun wa shizen ni shite tôrai shi) ou «en adoptant cette voie, on se conforme à la nature» (kono micho wo osamuru toki ha, shizen ni kanai). Voir HTS, p. 257.

105 Le passage suivant du Keizai hôgen est également une belle illustration de l’optimisme qui imprègne la vision de Toshiaki quant aux effets immédiats des institutions : «S’ils (les Européens) ont percé à jour les limites de la logique des choses pendant les six mille ans d’histoire qui se sont écoulés depuis l’aube de la civilisation, c’est parce qu’ils ont compris qu’il n’y avait pas d’autre voie que d’introduire l’or, l’argent, et le cuivre des pays étrangers, qu’il n’y avait pas d’autre façon de le faire que par le commerce, que le commerce ne pouvait qu’être extérieur, que le commerce extérieur n’était possible que si l’on naviguait librement par delà les océans, que, pour ce faire, il n’y avait pas d’autre moyen que d’éclaircir les positions sur mer, que, pour cela, il n’y avait pas d’autre voie que celles de l’astronomie et de la géographie, et qu’en éclaircissant les lois de la navigation en haute mer et en l’enseignant au peuple, on pourrait traverser librement les océans, se rendre dans les pays et les îles alentour, commercer avec les rois et les ministres, toucher les immenses bénéfices attachés à l’or, à l’argent, et au cuivre et les intégrer dans leurs pays», Keizai hôgen, HTS, p. 111.

106 Cela rappelle ce que Ruyer disait de cette tendance des utopistes à surestimer le rôle des institutions : «Or les utopistes sont de naïfs “institutionalistes” en ce sens qu’ils font de l’institution une cause et non un effet. Ils en font une machine à produire des effets sociaux déterminés selon leurs liaisons et glissières. Ils ne voient pas qu’elle est une résultante, sinon organique, du moins dynamique», Ruyer, op. cit., p. 78.

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Au départ, les populations indigènes n’étaient que de vulgaires barbares, mais grâce à la grande vertu du fondateur, des héros et des hommes de génie ont afflué de tous les pays d’Europe, pal-liant progressivement ce qui manquait, ou les introduisant de pays étrangers ; si bien qu’elle [la Hollande] devient le pays le mieux loti [de la région]. En somme la richesse et la puissance d’un territoire résident dans les institutions et l’enseignement...107

Comme dans le cas de nombreuses utopies occidentales, la représen-tation de l’Etat idéal chez Toshiaki est indissociable d’une philosophie de l’histoire108. Si l’Europe est vue d’une manière aussi figée, c’est en partie à cause d’une conception tout aussi figée de la marche de civilisation ; cette dernière est uniforme pour tous les Etats et les différences ne s’expliquent que par le retard que certains pays ont pris pour s’engager dans le processus. Dans le Chôki ron (Sur l’instrument de pouvoir), notre auteur distingue trois paliers dans le progrès de l’humanité : le point de départ est celui du complet dénuement (Ezo) ; puis viennent le stade où seules manquent certaines choses (la campagne rurale) puis finalement celui où l’on ne manque de rien (la ville). Cette uniformité résiderait dans l’identité foncière des humains : «Dans la mesure où nous sommes tous des descendants de l’empereur Jinmu, nous sommes de la même espèce. Par conséquent, même les terres d’Ezo pourront devenir campagnes et même villes dès lors que l’habillement, l’habitat ou la nourriture s’y développeront»109.

Toutes les civilisations progressent donc, selon ce discours, vers un modèle unique d’Etat, qui pourvoit à tous les besoins matériels (habillement, habitat, nourriture) dans un cadre urbain. L’Europe, parce qu’elle incarne l’étape finale de cette marche, doit servir d’exemple ou de modèle à toutes les autres civilisations.

107 Seiiki monogatari, NST 44 : 158. 108 Ruyer écrit : «Celui qui croit déchiffrer le passé et le présent croit savoir aussi ce

que sera l’avenir ou, plus généralement, doit savoir ce qui doit être. A l’inverse, l’utopie normative, ou anticipatrice, suppose une certaine philosophie de l’histoire», L’utopie et les utopies, p. 75.

109 Chôkiron, HTS, pp. 209-210.

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CONCLUSION

De même que la découverte de la Chine a conduit des Européens à poser un regard neuf sur leur propre civilisation, la confrontation avec les puissances occidentales ajoutée au contexte de crise économique est l’occasion, pour certains Japonais, de reconsidérer leur propre culture sous un jour nouveau. Le regard de Toshiaki n’est pas celui d’un médecin qui prononcerait son diagnostic : il se nourrit d’un projet utopiste c’est-à-dire de cette expérience mentale distinctive qui consiste à imaginer ce que serait le monde si un certain nombre de règles de fonctionnement fondamentales de la société étaient modifiées.

Notre étude a montré que l’Europe ici décrite comme le stade ultime de la civilisation contenait en somme peu d’éléments authentiques. Les connaissances de Toshiaki semblent trop réduites pour qu’il puisse véritablement se référer à un modèle européen. Et puis telle n’est pas forcément son intention. Au total, il apparaît que nombre de réformes évoquées s’inscrivent dans le droit fil de débats qui agitent alors la communauté intellectuelle : l’éducation dispensée par l’Etat, la place des sciences exactes dans la formation de l’élite, l’intervention de l’Etat dans le commerce, l’exploitation des territoires du nord, etc.

L’exemple de Toshiaki est intéressant en ce qu’il nous éclaire sur les limites du concevable et de l’exprimable dans ce tournant du siècle. On notera que notre utopiste ne peut penser la société hors du cadre confucianiste : toute réforme, même de société, doit être menée à l’initiative et sous l’égide de l’Etat, c’est-à-dire d’un souverain bienfaisant. Le souverain, comme l’expriment les nombreuses expressions telles que le «Grand Japon», est celui de tous les Japonais. Le découpage du pays en fiefs ne fait pas partie de son horizon dès lors qu’il fait le saut utopique. Bien qu’elles soient au centre des préoccupations et objets d’une grande sollicitude, les forces vives de la société ne sont pas évoquées comme des acteurs susceptibles de prendre une part active au changement ; à l’exception seulement de ces «génies» à l’image de lui-même, qui sont amenés à jouer un rôle de premier plan. On notera en dernier lieu le trait le plus frappant et le plus significatif de sa construction utopique : la place qu’y occupent le commerce et l’essor économique. Alors que l’économie est la grande absente des utopies occidentales, elle détient dans celle de Toshiaki une position centrale voire écrasante parmi les activités humaines.

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