Histoire naturelle et sociale du commerce sous le Seconde Empire. Analyse du roman Au Bonheur des...

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1 Table des matières Introduction 2 Chapitre I : Avant le Second Empire I.1. La ville de Paris: chaque quartier une petite cité dans la ville. 4 I.2. Le petit commerce. 8 I.3. Dans le roman : Les personnages de Baudu, Colomban, Bourras, Gaujean et Robineau. 14 Chapitre II : Pendant le Second Empire II.1. La modernisation de la ville de Paris sous le Second Empire. 27 II.2. Le nouveau commerce 34 II.3. Dans le roman : le grand magasin, Mouret, la clientèle, les commis. 41 Chapitre III : Après le Second Empire III.1. Centre et périphérie. 55 III.2. Les améliorations sociales. 57 III.3. Denise, la nouvelle Ève d’une ère nouvelle. 62 Conclusion 68 Bibliographie 70 Remerciements 73

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Table des matières

Introduction 2

Chapitre I : Avant le Second Empire

I.1. La ville de Paris: chaque quartier une petite cité dans la ville. 4

I.2. Le petit commerce. 8

I.3. Dans le roman : Les personnages de Baudu, Colomban, Bourras, Gaujean

et Robineau. 14

Chapitre II : Pendant le Second Empire

II.1. La modernisation de la ville de Paris sous le Second Empire. 27

II.2. Le nouveau commerce 34

II.3. Dans le roman : le grand magasin, Mouret, la clientèle, les commis. 41

Chapitre III : Après le Second Empire

III.1. Centre et périphérie. 55

III.2. Les améliorations sociales. 57

III.3. Denise, la nouvelle Ève d’une ère nouvelle. 62

Conclusion 68

Bibliographie 70

Remerciements 73

2

Introduction

Cette recherche avait comme but de prendre en examen le passage de l’ancien

commerce (la boutique) au nouveau commerce (le grand magasin), à partir du

roman d’Émile Zola Au Bonheur des dames, onzième du cycle des Rougon-Macquart,

Histoire naturelle et sociale d’une famille sous le Second Empire, dans lequel l’auteur

observe et analyse les transformations survenues sous le Second Empire, mettant

en fiction une sorte d’anthropologie culturelle de la France du XIXème siècle et de

sa vie quotidienne. Le mémoire est organisé chronologiquement en trois parties,

sorte d’avant-pendant-après le Second Empire, qui prend en compte les cadres

urbanistique, politique, économique et social des trois périodes, afin de

comprendre les causes et les conséquences de la transformation radicale que la

France, et surtout la ville de Paris, a connu pendant la deuxième moitié du XIXème

siècle. Nous avons prêté une attention particulière à l’évolution du commerce, au

centre du roman de Zola, dans lequel l’auteur focalise son attention sur la

transformation de la figure du commerçant, en l’analysant d’un point de vue

anthropologique et culturel.

Le premier chapitre est consacré à l’étude du retard économique et social qui a

marqué la France jusqu’à la première moitié du XIXème siècle. L’organisation

urbanistique et la vie sociale avaient des caractéristiques qui remontaient encore

au Moyen Age et la pensée se fondait principalement sur le respect des traditions

patriarcales. Dans ce contexte, le commerce possède encore des caractéristiques

liées à la société des guildes et des corporations, avec des méthodes traditionnelles

comme la gestion familiale et l’utilisation du marchandage.

Dans la deuxième partie on affrontera le changement significatif et considérable

qui a lieu au début du Second Empire, plastiquement représenté par les travaux

d’aménagement du baron Haussmann, qui changent l’aspect de la ville de Paris.

La transformation esthétique de la ville est essentiellement liée au bouleversement

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social et économique du pays. Napoléon III impose le mot d’ordre de la

modernisation dans tous les domaines. On assiste aux innovations dans tous les

secteurs et dans celui du commerce naissent les grands magasins. Ce nouveau

type de commerce se base sur l’appui économique et législatif de l’État et sur

l’œuvre de séduction et d’innovation que les nouveaux et jeunes protagonistes

apportent, grâce à l’utilisation d’expédients tels que la publicité et les grandes

expositions. Pendant cette phase naît la figure du calicot, jeune arriviste

entreprenant doué d’idées brillantes, dont le seul but est de se lancer à la conquête

de la société. On voit aussi que cette vague de modernisation produit des effets

explosifs sur la société française : la différence entre riches et pauvres est de plus

en plus marquée, ainsi que les différences entre centre-ville et périphérie. Dans le

cadre du commerce, comme on peut voir dans la dernière partie du travail, il y a la

défaite totale du petit commerce, forcé à fermer ou à se transférer dans les

quartiers les plus pauvres de la ville, alors que le grand commerce continue à

proliférer grâce à ses techniques commerciales et à l’exploitation des employés.

Dans le roman il y a de forts renvois aux conditions dans lesquelles se trouvent les

commis du grand magasin et une profonde analyse de la société contemporaine ;

on y trouve également beaucoup de thèmes inspirés au premier socialisme

positiviste et à ses valeurs d’humanité. Au cours du roman, l’auteur parait être

tiraillé entre la défense de la tradition et celle de la modernité, mais son but réel est

de réveiller la conscience du lecteur sur les événements contemporains. Miroir de

la pensée de l’auteur est Denise, porteuse de valeurs d’humanité, fille du vieux

commerce mais épouse du nouveau. Elle représente le tournant d’une nouvelle

ère, celle d’une société plus humaine et moins mécanisée.

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Histoire « naturelle et sociale » du commerce sous le Second Empire.

Analyse du roman Au Bonheur des Dames d’Émile Zola.

Chapitre I : Avant le Second Empire

Premier paragraphe: La ville de Paris: chaque quartier une petite cité dans la

ville.

Au début du XIXème siècle, la ville de Paris du point de vue urbanistique se

présente, encore, en grand partie, comme une ville médiévale caractérisée par des

axes principaux, qui convergent vers les abords de l'île de la Cité mais, derrière

ces voies, la ville est souvent un labyrinthe de petites rues plus ou moins bien

entretenues. Cette disposition typique du Moyen-âge fut empirée à cause de

l’absence d’un plan urbanistique visant à résoudre le premier flux d’immigration

provinciale qui suivit la Révolution de 1791 qui, en 1806, amena à 650.000 le

nombre des citoyens dans la capitale.1 La résolution prise à l’époque est, au lieu de

remplacer les ruelles avec voies monumentales, celle de construire de nouveaux

bâtiments au fond des cours intérieures, voire de surélever les immeubles d’un ou

deux étages. Par conséquent, les édifices sont trop hauts par rapport à la largeur

des rues, le soleil et la lumière n’y arrivent pas, l’humidité et l’obscurité règnent.

Cette résolution peut être considérée une réelle forme d’urbanisme accumulatif.

Emile Zola dans les ébauches préparatoires pour la description de la fameuse rue

de la Goutte d’or où se déroule le roman L’Assommoir nous donne un exemple

vivant de tout cela :

1 Dates reportées dans les archives démographiques de Paris. On parle de premier flux puisque des autres

suivront au cours du XIXème siècle. Ces flux migratoires ont plusieurs causes comme : la révolution industrielles et, par conséquent, la naissance des grandes villes industrielles françaises, par exemple Lyon ou Paris ; la diffusion du marché et le développement de l’intervention de l’État dans l’économie ; les révolutions dans le domaine de l’agriculture avec l’utilisation des machines au lieu des personnes ; les transformations sociales telles la diffusion de l’alphabétisation et l’œuvre d’enrichissement culturel ; l’élargissement du secteur tertiaire dans les villes ; des motivations politiques, surtout l’enthousiasme qui suit la Révolution et l’importance que la ville de Paris acquiert surtout sous Napoléon I.

5

*<+ « Rue de la Goutte-d’Or : Du côté de la rue des Poissonniers, très populeux.

Du côté opposé, province. La grande maison entre deux petites est près de la rue

des Poissonniers, à quatre ou cinq maisons. Elle a onze fenêtres de façade et six

étages. Toute noire, nue, sans sculptures ; les fenêtres avec des persiennes noires,

mangées, et où des lames manquent. La porte au milieu, immense, ronde. A

droite, une vaste boutique de marchand de vin, avec salles pour les ouvriers ; à

gauche, la boutique du charbonnier, peinte, une boutique de parapluies, et la

boutique que tiendra Gervaise et où se trouvait une fruitière. En entrant sous le

porche, le ruisseau coule au milieu. Vaste cour carrée, intérieure. Le concierge, en

entrant à droite ; la fontaine est à côté de la loge. Les quatre façades avec leurs six

étages, nues, trouées des fenêtres noires, sans persiennes ; les tuyaux de descente

avec les plombs. En bas, des ateliers tout autour ; des menuisiers, un serrurier, un

atelier de teinturerie, avec les eaux de couleur qui coulent. Quatre escaliers, un

pour chaque corps de bâtiment A. B. C. D. Au dedans de longs [folio 107] couloirs

à chaque étage, avec des portes uniformes peintes en jaune. Il y a le côté du soleil,

et le côté où le soleil ne vient pas, plus noir, plus humide. Cour pavée, le coin

humide de la fontaine. Le jour cru qui tombe dans la cour. En face de la maison, il

y a une maréchalerie ; grand mur gris, sans fenêtre ; une porte béante au milieu

montre une cour pleine de charrettes et de carrioles, les brancards en l’air ; il y a

aussi une forge, on entend le ronflement du soufflet et l’on voit la lueur du

fourneau. Sur le mur, des fers à cheval peints en noir, en éventail. A droite et à

gauche de la porte, des échoppes, des trous, à devanture peinte. Un marchand de

ferraille, à la Bonne Friture, un horloger (réparations d’horlogerie). Des coucous,

au fond du trou, qui marchent ; à la vitrine des montres montrant leur boîtier

d’argent ; Le décrotteur. Les petits métiers parisiens. Devant le petit établi tout

plein d’outils mignons, et de choses délicates sous des verres, un monsieur en

redingote, proprement mis, qui travaille continuellement (l’image de la fragilité au

milieu du vacarme et des secousses de la rue populacière). [folio 108] Dans la rue il

y a des marchands de vin, à plafonds bas, une mercerie lingerie et bonneterie

d’ouvriers, des traiteurs, noirs, vastes, rideaux sales, verdure, salles avec des vitres

poussiéreuses jaunies au travers de la saleté desquelles on voit le jour ; de l’autre

côté, des épiciers, des fruitières. Il y a un rémouleur dans un trou. L’y grec formé

au fond de la rue par le prolongement de la rue de la Goutte d’Or et la rue de

Chartres. Des chats accroupis et ronronnant sur les portes. Des intérieurs entrevus

par les fenêtres ouvertes ; le lit défait, les guenilles traînant, les berceaux en

morceaux traînant ; un savetier, la terrine pleine d’eau où trempe la poix. Plus

tard, les maisons superbes, sculptées, à six étages, du boulevard Ornano, en face.

La Villa Poissonnière, de la rue Polonceau descendant à la rue de la Goutte-d’Or ;

jardins en étage, institutions. Les fontaines (bornes) qui coulent et qui mouillent

les rues. Le pavé, gros, bossué, avec des trous »2.

2 Transcriptions de la Bibliothèque nationale de France, Atelier pédagogique : Autour de l'Assommoir

d'Émile Zola de : Paris, BnF, Département des manuscrits, Naf 10271 f° 106, Paris, BnF, Département des

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Dans cet extrait l’auteur décrit parfaitement les conditions urbanistiques (quand

on parle d’urbanisme, on entend aussi bien l’architecture que la disposition des

édifices) et sociales de la capitale avant la révolution apportée par Haussmann

sous le Second Empire. Zola souligne la grandeur des édifices, leur hauteur

disproportionnée, le sens de monotonie structurale dû aux façades nues et noires,

sans décors, quelques fois même sans persiennes. L’obscurité est une présence

constante dans la description, causée par faute de lumière : les ruelles sont

ombreuses, les édifices noirs, tout est morne. L'atmosphère sombre est la

conséquence des tristes conditions structurales des bâtiments et même de

l’humidité qui mange et use les pierres des murs et le bois des portes et des

fenêtres. Le noir est la couleur dominante, c’est l’ombre éternelle mais aussi la

saleté. Les rues sont parsemées de poubelles, de déchets et de saletés, l’eau coule

incessamment des fontaines, des magasins, des maisons et s’accumule dans les

trous du pavé. L’air ne circule pas, les espaces sont réduits, les odeurs malsaines

des rues se mélangent avec celles des boutiques et des maisons (en plus les salles

de bains privées sont une rareté à l’époque, généralement les latrines se trouvent

dans les cours). Il faut aussi ajouter que les endroits décrits sont malsains à cause

de conditions hygiéniques inappropriées, une claire conséquence de l’absence

d’eau courante dans les bâtiments. En raison de tout cela, on ne s’étonnera pas

que ces quartiers soient considérés les plus grands foyers de maladies

infectieuses, comme par exemple le choléra qui se répand à Paris en 1832 et en

1849. La diffusion de ce type de maladie est due, d’une part aux tristes conditions

hygiéniques, de l’autre au rassemblement de gens qui vivent dans les fourmilières

qu’on vient de décrire. En effet, à partir de la Révolution de 1791, les quartiers

sont toujours plus surpeuplés et la foule est toujours plus pressée dans les ruelles.

Zola nous décrit des bâtiments de six étages, chacun peut être considéré un petit

univers (aussi bien dans l’Assommoir que dans Pot-bouille les histoires se déroulent

manuscrits, Naf 10271 f° 107 et Paris, BnF, Département des manuscrits, Naf 10271 f° 108. Dans Zola,

Émile Les Rougon-Macquart : histoire naturelle et sociale d'une famille sous le Second Empire, Paris,

Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade ;

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surtout dans des bâtiments-micro univers, dans lesquels habitent toutes les

couches de la société), où tous les représentants de la société à lui contemporaine

sont représentés. La caractéristique la plus évidente de chaque édifice est surtout

celle de la disposition hiérarchique des locataires des appartements. Généralement

au rez-de-chaussée se trouve un magasin, à l’entresol et au premier étage on

trouve le propriétaire du magasin et souvent de l’immeuble entier ; aux étages

centraux on retrouve la haute, la moyenne et la petite bourgeoisie (fonctionnaires

et commis) ; enfin, les derniers étages sont destinés aux ouvriers, aux domestiques

et aux étudiants. Le bâtiment est, donc, une sorte de pyramide à l’envers.3

Par conséquent, si chaque bâtiment peut être considéré un micro-univers, on peut

considérer par ailleurs le quartier entier comme un macro-univers. En 1795, la

Convention Nationale divise la ville de Paris en douze arrondissements

indépendants. Cet encadrement administratif renforce la déjà puissante

indépendance, présente à partir du Moyen-âge, qui caractérise chaque quartier. En

effet, la vie se déroule et se développe autour de la place principale, où se trouvent

les édifices des institutions (par exemple la mairie de l’arrondissement) et l’église.

Tout autour de la place et dans les rues secondaires, qui convergent en elle,

surgissent tous les types de petits magasins, à partir de ceux qui sont

fondamentaux pour satisfaire les exigences de la vie quotidienne (boulangerie,

3 Zola nous aide encore avec le schéma de la description du bâtiment où se déroule le roman Pot-bouille,

dans lequel on peut voir clairement la hiérarchie sociale décrite : « *…+ Rez-de-chaussée : Magasin de soie dont le gérant est Auguste Vabre. Entresol : Auguste Vabre (propriétaire de l’immeuble et du magasin) ; 1er étage : Théophile Vabre, sa femme Valérie (fille de M. et Mme Louhette) et leur fille Camille. Alphonse Duveyrier, sa femme Clotilde (fille de M. Vabre) et leur fils Gustave, 16 ans. Vit aussi chez les Duveyrier le père de Clotilde, M. Vabre, propriétaire de l’immeuble. Alphonse Duveyrier deviendra, à la mort de M. Vabre, le nouveau propriétaire de l’immeuble. 2ème étage : Monsieur inconnu « qui fait des livres », sa femme et ses deux enfants. Plus tard : Auguste Vabre avec sa femme Berthe (fille de M. et Mme Josserand) et son frère Saturnin Josserand.3ème étage : Mme Juzeur. Un locataire inconnu. Achille Campardon (architecte) sa femme Rose (fille de M. et Mme Domerge, et amie de M. et Mme Mouret) et leur fille Angèle, 14 ans. Plus tard, Gasparine (la cousine de Rose et maîtresse d’Achille) s’installe avec eux. 4ème étage : Octave Mouret (fils de François Mouret et Marthe Rougon, commis). Jules Pichon (Employé de ministère), sa femme Marie (fille de M. et Mme Vuillaume) et leur fille Lilitte. M. Josserand (travail au bureau) et sa femme Éléonore (sœur de Bachelard) avec trois de leurs quatre enfants : Hortense, Berthe et Saturnin. 5ème étage : (l’étage des domestiques), Lisa et Victoire (domestiques chez les Campardon). Hippolyte, Clémence et Julie (domestiques chez les Duveyrier). Louise (domestique chez Mme Juzeur). Adèle (domestique chez les Josserand). Françoise (domestique chez Théophile et Valérie Vabre). Rachel (domestique chez Auguste et Berthe Vabre). »

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charcuterie, pharmacie) jusqu’à ceux des produits plus particuliers (vêtements,

montres, parapluies, soie et tissu, gants, meubles). Chaque arrondissement est une

petite cité dans la grande, à mesure d’homme, qui doit posséder des représentants

de toutes les branches du commerce afin de satisfaire son public, qui est toujours

le même et qui ne songe pas à traverser la Seine pour profiter d’une occasion.

Marchands et bourgeois, enfermés dans leurs murailles, sont condamnés à acheter

exclusivement les uns chez les autres ce dont ils ont besoin. On est dans l’âge d’or

des habitudes, de la familiarité, de la routine et de la quotidienneté, l’âge d’or du

petit commerce.

Deuxième paragraphe : Le petit commerce

A partir du Moyen-âge le secteur de la production des marchandises et de leur

commerce est dominé par les guildes. Ce sont des communautés jurées de

commerçants et de négociants organisés en réseaux, dans les lieux où se déroulent

les foires. Ces communautés, dont le caractère obligatoire met en situation de

monopole collectif, ont un pouvoir de règlementation du travail (conditions de

l'apprentissage, de l'engagement, salaires, etc..), de la production (normes de

qualités, règles de l'art) et de la commercialisation (poids et mesures, conditions de

paiement, bourses). Les corporations les plus riches ou les plus grandes sont

représentées de droit au niveau politique, où elles imposent des décisions jusqu'à

la fin du XVIIIème siècle. Elles ont la responsabilité de la qualité des produits vis-

à-vis du public, et assurent à leurs membres la propriété collective des techniques,

des procédés et des modèles; ce faisant, elles garantissent à leurs membres un

domaine d'activité qui porte sur une catégorie de biens ou de services dont le

regroupement constitue la spécialité professionnelle. La prédominance des guildes

termine seulement en 1789 avec la Loi La Chapelier qui interdit les corporations.4

4 La Loi Le Chapelier, promulguée en France le 14 juin 1791, est une loi qui proscrit les organisations

ouvrières, notamment les corporations des métiers, mais également les rassemblements paysans et

9

C’est pour cela qu’à la fin du XVIIIème siècle, en France, le petit commerce

conserve encore les habitudes du Moyen-âge, au contraire de l’industrie pour

laquelle on commence à voir de petites améliorations et des allusions au boom

économique du XIX siècle.5 C’est pourquoi au début du XIXème siècle, à Paris,

mais aussi dans d’autres villes de l’Hexagone, le commerce est géré par deux

types de commerçants : le vendeur au détail et l’artisan.

La différence entre les deux est due à l’achat et à la production de la marchandise.

Si le commerçant achète chez le commis-voyageur le produit déjà prêt-à-vendre,

l’artisan achète seulement les matières premières et il se distingue par sa

production personnelle, qui peut être définie une vraie œuvre d’art. Il est encore

appelé maitre par ses apprentis, c’est un artiste qui se singularise par sa génialité,

son caractère introverti et quelque fois bourru. D’ailleurs, ses produits sont

exceptionnels, des œuvres d’art uniques, parfaites dans les détails et, comme on

dit, « chaque art a son prix », celui du produit artisanal est sans doute élevé, mais

le client est largement satisfait par la qualité, la beauté et l’exceptionnalité du

produit.

Au contraire, le vendeur au détail est le patron d’une boutique, assis derrière son

comptoir ou debout sur le pas de la porte dans l’attente de ses clients. Selon

l’opinion commune, c'est un homme à l’apparence tranquille et sereine, qui,

pendant les moments morts, pense à la vie future avec sa femme, quand, après

avoir bien économisé, il pourra se retirer et vivre bourgeoisement avec les

ouvriers ainsi que le compagnonnage. Cette loi suit de très près le décret d'Allarde des 2 et 17 mars 1791, tant dans ses objectifs que par leur proximité historique. Elle interdit de fait les grèves et la constitution des syndicats au cours du siècle suivant, mais aussi certaines formes d'entreprises non lucratives comme les mutuelles. Elle ne visait ni les clubs patronaux, ni les trusts et ententes monopolistiques qui ne furent jamais inquiétés. 5 Bien que moins marqués qu’en Angleterre, les premiers signes de la Révolution industrielle en France sont

visibles à la fin du XVIIIème siècle. Les innovations textiles anglaises se diffusent lentement, et les progrès dans la teinture sur toile dans l’usine d’Oberkampf ou dans l’est de la France sont importants. Dans la métallurgie, les Wendel se lancent dans l’aventure du Creusot, avec l’assistance technique de l’Anglais Wilkinson. Ils importent d’Angleterre le principe de la fonte au coke. Enfin, dans le secteur charbonnier se développent des entreprises importantes du point de vue de leurs effectifs (la Compagnie des mines d'Anzin fait travailler 3000 personnes en 1789) et de la modernité des moyens techniques utilisés (machines à vapeur pour pomper l’eau des mines).

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bénéfices gagnés et accumulés pendant toute une vie consacrée au travail ; mais

c’est aussi un tricheur qui pense toujours à gagner aux frais des clients6. Le but du

petit commerçant est celui-ci : faire une bonne vente avec un bon bénéfice, pour un

futur consacré à l’otium. C’est l’idée-base des commerçants de la vieille

génération, des habitants de la ville labyrinthique et habitudinaire, attitude

dévorée par la « machine infernale » du nouveau commerce, qui, à partir du Second

Empire, réveillera brusquement le vieux vendeur des ruelles obscures avec sa

lumière étonnante et aveuglante.

Cependant, pour mieux comprendre les révolutions économiques et sociales

apportées par le nouveau commerce dans la capitale, il faut analyser d’abord les

caractéristiques principales du petit commerce.

Le petit commerce a son point de départ dans les petites maisons des fabricants.

On prendra comme ville exemplaire Lyon, qui a été toujours considérée la ville

industrialisée par excellence. La Fabrique lyonnaise nait en 1536, et a son âge d’or

au cours du XVIIème siècle, quand la réputation de sa production gagne les cours

européennes, en concurrence avec la production italienne. Au début du XIXème

siècle, on assiste à la naissance d'un quartier manufacturier dans la ville qui

s’appelle Croix-Rousse et surtout d'une catégorie professionnelle spécifique: les

«canuts ». A ce moment là, la production lyonnaise de soieries reste organisée

selon un modèle de type préindustriel7. Une telle organisation soutient une

6 Dans la littérature française les plus anciens témoignages de la figure du commerçant remontent au

théâtre profane et comique du XIIIème siècle, mais, c’est avec le genre de la farce, qui se développe aux XVème et XVIème siècles, que le type du commerçant commence à se profiler plus précisément. Avec Molière le commerçant devient une figure bien précise et familière au public. Mais on trouve différents exemples de commerçant aussi bien dans le roman, comme par exemple dans Le négociant patriote de Lardelot, et Monsieur Guillaume dans la Maison du chat qui pelote de Balzac. 7 Au sommet de la pyramide, on trouve la « grande fabrique », composée de quelque 1 400 négociants-

banquiers appelés « fabricants » ou « soyeux », qui commandent et financent la fabrication des pièces et en assurent la commercialisation auprès de la clientèle. Les fabricants font travailler quelque 8 000 maîtres artisans tisserands, les « canuts », qui travaillent à la commande et à la pièce. Ils sont propriétaires de leurs métiers à tisser (familièrement appelés « bistanclaques »), de deux à six selon la taille de l’atelier. Les canuts emploient environ 30 000 compagnons, qui sont des salariés à la journée, mais vivent généralement chez le canut, qui les loge et les nourrit et dont ils partagent la condition. On fait également travailler des femmes, moins bien payées, et des apprentis ou garçons de course, qu’on appelle à Lyon des « brasse-roquets », tout cela composant un très large éventail de métiers : gareurs, satinaires, lanceurs, battandiers,

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production modeste, qui s’accorde bien avec la demande du petit commerce. Le

fabricant est donc un autre protagoniste du vieux commerce, c’est lui qui décide

les modes et les prix des produits, c’est la base de l’économie du pays.

A coté de la figure du fabricant, on trouve celle du commis-voyageur ou

commissionnaire. Puisqu’il est l’intermédiaire de la vente entre l’industriel et le

commerçant, on s’adresse à lui pour fournir les marchandises de toute espèce. Son

bénéfice se compose de la commission déterminée à l’avance que lui paie son

mandataire pour son service ; de la commission que lui paie le vendeur pour lui

avoir facilité l’écoulement de ses produits ; de la différence entre la valeur

officielle des tarifs et des cours et le prix réel d’achat. C’est là surtout que le

commissionnaire fait d’excellentes affaires. Il ne peut pas laisser le producteur

envoyer directement la marchandise aux clients, c’est la raison financière

personnelle. Pourtant, les risques sont nombreux car, la plupart du temps, le

commissionnaire achète avec son argent et livre à découverte, et il peut arriver

qu’il achète une quantité majeure de celle demandée8. Grâce à cette figure-là, le

vendeur ne doit pas s’éloigner de son petit règne et il peut choisir et acheter ses

produits sur des catalogues. Le commerçant est donc rarement en rapport direct

avec le producteur, cela comporte plusieurs désavantages pour lui. La

marchandise est gravée aussi bien du bénéfice du commis-voyageur que du

bénéfice de l’industriel, en autre il peut acheter seulement de petites quantités à

cause des difficultés de transport et pour le manque de grands capitaux; enfin, il

n’y a pas beaucoup de disponibilité de nouveaux produits. Tout cela comporte

une lourde charge de frais généraux, que le commerçant résout en ajoutant à son

prix d’achat un pourcentage plus considérable et en basant son gain sur chaque

metteurs en carte, liseurs de dessins, magnanarelles, monteurs, brocheurs, plieurs, moulineurs, ourdisseuses, ovalistes, remetteuses, tordeuses, dévideuses, passementières, guimpières, taffetaquières, teinturiers, finisseuses...L'unité de fabrication demeurant chez les particuliers, la Fabrique est un exemple type de "domestic system". 8 Documentation prise de la lettre du 2 juin 1881 de M. Céard à Zola ; fos 355-357 du manuscrit de l’œuvre

Pot-bouille conservé à la Bibliothèque nationale, Département des Manuscrits. Dans Zola, Émile Les

Rougon-Macquart : histoire naturelle et sociale d'une famille sous le Second Empire, Paris, Gallimard,

Bibliothèque de la Pléiade ;

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vente et non pas sur l’ensemble de ses opérations9. La conséquence la plus

éclatante de tout cela sont les prix élevés des produits, mais de toute évidence

n’est pas un problème pour le patron de la boutique, vu qu’il ne connait pas

encore ce que signifie le mot « concurrence ».

Quant au consommateur, il se défend du mieux qu’il peut. Mais, bien souvent, il

n’est pas le plus fort dans la lutte au marchandage. Il n’a pas la comparaison de sa

part, puisque les prix ne sont jamais marqués en chiffres connues. Quand il obtient

un rabais, après une discussion souvent interminable, il laisse encore dans les

mains du vendeur un grand bénéfice. Il est forcé de payer ce tribut sans mot dire,

sans même chercher à réagir, pas seulement par habitude, mais aussi parce qu’il

ne peut même pas concevoir une autre manière de faire. En plus, il y a d’autres

bénéfices pour le vendeur aux dépens de la clientèle, puisque outre à la vente

usuelle, il y a aussi les techniques de vente à crédit pour les petits employés et les

ouvriers, qui prévoient des intérêts usuraires sous forme d’augmentation de prix.

Malheureusement pour les classes les plus désavantagées, une fois saisies dans

l’engrenage, il leur est à peu près impossible de s’en désengager.

D’ailleurs, pas tout n’est pas désavantageux pour la clientèle, en effet, elle est

entourée de prévenances et d’attentions, elle est reçue avec toutes sortes d’égards :

on s’informe de sa santé, de celle de membres de sa famille, on lui parle de ses

propres affaires, on est aux petits soins pour elle. Ses habitudes, ses manies même

sont satisfaites. Pour les gens aisés, ayant du temps à perdre, il est plus agréable

de n’être pas reçu comme le dernier venu, de se sentir entourés de considération

et de respect. La boutique est considérée comme une deuxième maison, une autre

famille, qui connait le client et le flatte. Cette sensation de familiarité, de chaleur et

de tendresse, est bien donnée aussi de la gestion familiale et du milieu de la

boutique. Dans la petite maison, qu’on peut appeler comme cela aussi bien pour

les dimensions réduites que parce que la plupart des vendeurs habitent au

9 Documentation prise dans Les grands magasins de nouveautés et le petit commerce de détail, Thèse de

droit de H. Garrigues, Paris, 1898.

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deuxième étage du même bâtiment, la gestion est surtout familiale, de génération

en génération. Le patron, avec sa femme, se trouve secondé seulement par un ou

deux commis, il doit, donc, diviser son attention entre des occupations

innombrables, comme : acheteur, vendeur, cassier, comptable, contrôleur,

directeur, éducateur. Par conséquent, il y a des choses mal faites et du temps

perdu. Le commis est sans doute d’aide, mais la responsabilité retombe sur le seul

patron, qui conduit la gestion de la maison suivant les règles lui apprises de son

prédécesseur. Le commis suivra le même destin que son patron, après des années

d’apprentissage, il saura gérer la boutique et le petit commerce, il pourra marier la

fille du patron et continuer avec elle la tradition de famille. Il est considéré comme

un fils, c’est un membre de la famille, il mange avec eux, il sait tout ce qui se passe

derrière le comptoir, il connait les problèmes et les difficultés qui préoccupent le

patron, il a étudié les trucs du marchandage et les applique sur chaque client, il

connait par cœur chaque coin de la boutique, la position et les caractéristiques de

chaque produit, il se fait aimer par les clients, il connait leurs vies, leurs manies,

leurs goûts et leurs habitudes, il est entré entièrement dans la partie.

L’apprentissage a été difficile et dur, mais une fois appris les trucs et les règles, il

est facile de se tirer d'affaire dans le labyrinthe de la petite maison, entre les rayons

pleins de poussière et les boîtes en carton, à la seule lumière d’une lampe à

pétrole, d’une manière rapide puisque le client ne peut pas attendre longtemps.

Pourtant, le flux de clientèle dans la boutique n’est jamais constant, exception faite

pour certaines périodes de fête. Il peut donc se permettre plusieurs pauses, même

si dans un endroit obscur et humide.

En effet, les boutiques ne sont pas des paradis de lumière et de gaieté, les espaces

sont réduits, entre les rayons, le comptoir et les boîtes il ne reste vraiment que peu

de place pour se bouger. Le petit endroit est à peine ou mal illuminé, l’électricité

n’existe pas encore et elle ne se développera qu’à la fin du siècle. L’obscurité

provoque beaucoup d’humidité, contre laquelle rien ne peut la chaleur de la faible

chandelle. L’humidité apporte moisissure et une mauvaise odeur qui se somme à

14

celle qui provient de la rue devant la boutique. Obscurité, humidité, odeur de

pourri et de poussière et espaces réduits : voilà le paradis du commerce au début

du XIXème siècle, voilà l’endroit où le client devrait se sentir à l’aise, voilà sa

deuxième maison, voilà la petite maison du commerce au détail. Il n’est pas

étonnant qu’à l’ouverture du premier grand magasin, la foule parisienne, habituée

au petit paradis, tombe amoureuse de la nouveauté, du confort, de la luminosité et

du nouvel esprit du commerce.

La réaction du petit commerce à l’explosion des grands magasins n’a pas été

seulement de désespoir et de soumission. En effet, si la première réaction est la

critique amère et acre et le retrait, dans un second moment le vieux commerçant

comprend les nouvelles règles et cherche à s’y adapter en améliorant l’esthétique

de sa boutique et ses techniques de vente et de relation avec la clientèle.

Malheureusement, ces premières tentatives de résistance sont étranglées par la

puissance vigoureuse de la machine infernale qui dévore, surtout grâce à ses

capitaux garantis et toujours disponibles, les petits investissements des vieux

commerçants. Les efforts de la vieille génération ne peuvent rien contre la vague

des nouveautés, contre les révolutions des entreprises et esthétiques, contre

l’appui fondamental de l’état qui approuve, aide et incite le changement. C’est

une nouvelle ère, c’est un nouvel empire, c’est la révolution de l’industrie, de

l’économie, de la société, des coutumes, de l’urbanisme, c’est la naissance de la

vraie ville de Paris.

Troisième paragraphe : Dans le roman : Les personnages de Baudu, Colomban,

Bourras, Gaujean et Robineau.

L’évolution de la ville de Paris au XIXème siècle se retrouve dans les romans Pot-

bouille (1881) et Au Bonheur des Dames (1883) d’Emile Zola. Ces deux romans font

partie du cycle des Rougon Macquart, cycle qui porte comme sous titre Histoire

15

naturelle et sociale d’une famille sous le second empire. Les deux œuvres en question

peuvent être considérées deux épisodes chronologiquement successifs d’une

même thématique : l’évolution du commerce de l’ancien au nouveau. C’est le

thème principal du second épisode, plutôt que du premier où l’on retrouve

seulement les bases pour le développement successif. Les bases sont

essentiellement la boutique, qui dans Pot-bouille est encore traditionnelle et dans

Au Bonheur des Dames devient un grand magasin, et le personnage de Mouret, qui

dans le roman de 1881 est un simple commis, alors qu’en 1883 on le retrouve

patron d’un des plus grands magasins de nouveautés de la capitale. C’est donc un

retour du personnage.

Cette technique narrative est caractéristique de Zola. C’est la directe conséquence

du projet primaire de l’auteur, c’est-à-dire d’étudier les effets de l’héritage à

travers l’histoire des membres de la famille. Tout cela le conduit à pratiquer dans

toute l’œuvre l’expédient du retour, aussi bien pour les personnages que pour les

lieux. Il faut souligner que la technique de Zola est différente de celle de son

prédécesseur, et selon une partie de la critique son « maître », Honoré de Balzac ;

si dans la Comédie Humaine Balzac fait réapparaitre aussi les personnages

secondaires, Zola se concentre uniquement sur les composantes des Macquarts et

des Rougons. Pourtant celle du retour n’est pas la seule similitude entre les deux

écrivains. Zola est touché par l’influence balzacienne surtout du point de vue de la

description. Tous les deux prêtent une grande attention aux descriptions, qui sont

très minutieuses. Mais, si Balzac est défini un grand observateur, Zola développe

et améliore cet instinct. Ses descriptions précises et approfondies sont le résultat de

recherches sur le terrain, entretiens et observations, le tout attentivement noté sur

ses célèbres carnets. Chaque volume des Rougon Macquart est nourri d’une

documentation attentive, l’auteur opère de vraies investigations (il ne faut pas

oublier que Zola commence sa carrière comme journaliste). Pour Zola, le

romancier est fait d’un observateur et d’un expérimentateur : « L’observateur chez

lui donne les faits tels qu’il les a observés, pose le point de départ, établit le terrain

16

solide sur lequel vont marcher les personnages et se développer les phénomènes.

Puis, l’expérimentateur parait et institue l’expérience, je veux dire fait mouvoir les

personnages dans une histoire particulière, pour y montrer que la succession des

faits sera telle que l’exige le déterminisme des phénomènes mis à l’étude »10. Dans

son œuvre Zola observe et expérimente plusieurs milieux de la vie parisienne, il

analyse tous les aspects de la société sous le Second Empire, il saisit le grand

changement de la capitale et les grandes révolutions qui vont se mettre en œuvre.

Une des grandes révolutions du XIXème siècle est celle du commerce, Zola note la

fermeture des célèbres boutiques parisiennes, en même temps que l’ouverture des

grands magasins, il se demande les causes et les conséquences, et il décide de

dédier deux romans à cette thématique. Il se documente et les visite, comme un

touriste curieux ou, mieux encore, comme un journaliste avide des nouveautés.

L’auteur découvre d’abord l’univers du petit commerce. Dans Au Bonheur des

dames, on retrouve les six protagonistes de l’ancien commerce : le vendeur

traditionnel, le commis, l’artisan, le fabricant, le commis-voyageur, la dernière

génération des petits commerçants qui cherchent à réagir contre le nouveau

commerce.

Le vendeur traditionnel est représenté par M. Baudu. On le rencontre pour la

première fois sur le seuil de sa boutique regardant avec haine le grand magasin de

nouveauté Au Bonheur des dames, qui se trouve juste de l’autre coté de la rue,

devant sa boutique. Zola le décrit comme « un gros homme à cheveux blancs et à

grande face jaune »11, c’est l’exemplaire du vendeur traditionnel par excellence.

Plusieurs caractéristiques nous permettent de l’affirmer. D’abord, sa boutique

représente l’exemple typique de la petite maison, avec toutes les caractéristiques,

aussi bien négatives que positives. Zola la décrit comme ça :

10

Les principes du roman naturaliste sont exposés par Zola dans Le Roman expérimental (1880), recueil d’articles publiés dans la revue « Le Voltaire » en 1879. 11

Emile Zola, Au bonheur des dames, Paris, Edition Pocket, 1998, p. 11.

17

« Alors, juste devant eux, au-dessus du gros homme, ils aperçurent une enseigne

verte, dont les lettres jaunes déteignaient sous la pluie : Au Vieil Elbeuf draps et

flanelles, Baudu, successeur de Hauchecorne. La maison, enduite d’un ancien

badigeon rouillé, toute plate au milieu des grands hôtels Louis XIV qui

l’avoisinaient, n’avait que trois fenêtres de façade ; et ces fenêtres, carrées, sans

persiennes, étaient simplement garnies d’une rampe de fer, deux barres en croix.

Mais, dans cette nudité, ce qui frappa surtout Denise, dont les yeux restaient

pleins des clairs étalages du Bonheur des Dames, ce fut la boutique du rez-de-

chaussée, écrasée de plafond, surmontée d’un entresol très bas, aux baies de

prison, en demi-lune. Une boiserie, de la couleur de l’enseigne, d’un vert bouteille

que le temps avait nuancé d’ocre et de bitume, ménageait, à droite et à gauche,

deux vitrines profondes, noires, poussiéreuses, où l’on distinguait vaguement des

pièces d’étoffe entassées. La porte, ouverte, semblait donner sur les ténèbres

humides d’une cave. »12

et encore

« Mais Denise et les petits eurent une hésitation devant les ténèbres de la

boutique. Aveuglés par le plein jour de la rue, ils battaient des paupières comme

au seuil d’un trou inconnu, tâtant le sol du pied, ayant la peur instinctive de

quelque marche traîtresse. *<+Aussitôt, Pépé monta sur les genoux de sa sœur,

tandis que Jean, adossé contre une boiserie, se tenait près d’elle. Ils se rassuraient,

regardaient la boutique, où leurs yeux s’habituaient à l’obscurité. Maintenant, ils

la voyaient, avec son plafond bas et enfumé, ses comptoirs de chêne polis par

l’usage, ses casiers séculaires aux fortes ferrures. Des ballots de marchandises

sombres montaient jusqu’aux solives. L’odeur des draps et des teintures, une

odeur âpre de chimie, semblait décuplée par l’humidité du plancher. »13

On retrouve à l’extérieur la nudité, les tristes conditions architectoniques et

décoratives, le noir du bitume et de la saleté des maisons de la ville labyrinthique

du Moyen-âge. A l’intérieur les choses les plus frappantes sont l’obscurité et

l’humidité, qui font ressembler la maison à une cave où la lumière ne trouve pas

de place. Les espaces sont réduits, les personnages serrés entre le comptoir et les

autres meubles recouverts de poussière, l’odeur est acre et forte. La sensation

qu’on éprouve est celle d’une « répugnance instinctive pour ce trou de l’ancien

commerce »14, sensation éprouvée par Denise, la protagoniste du roman, quand elle

12

Ibidem, pp. 11-12. 13

Ibidem, pp. 14-15. 14

Ibidem, p. 21.

18

entre pour la première fois dans la petite maison de son oncle. Cette sensation est

renforcée par la vue des habitants de la « cave » :

« […] — Entrez, entrez, répétait Baudu. En quelques phrases brèves, il mettait au

courant madame Baudu et sa fille. La première était une petite femme mangée

d’anémie, toute blanche, les cheveux blancs, les yeux blancs, les lèvres blanches.

Geneviève, chez qui s’aggravait encore la dégénérescence de sa mère, avait la

débilité et la décoloration d’une plante grandie à l’ombre. Pourtant, des cheveux

noirs magnifiques, épais et lourds, poussés comme par miracle dans cette chair

pauvre, lui donnaient un charme triste. ». 15

Le manque de lumière, la poussière et l’humidité affaiblissent les santés des

propriétaires de la maison, la pâleur causée par l’anémie est la caractéristique la

plus frappante de ces êtres qui habitent dans l’obscurité. Pourtant Baudu est bien

fier de sa famille qu’il conduit comme son commerce, avec « l’habitude patriarcale

de la maison » :

« C’était l’habitude patriarcale de la maison. Le fondateur Aristide Finet, avait

donné sa fille Désirée à son premier commis Hauchecorne ; lui, Baudu, débarqué

rue de la Michodière avec sept francs dans sa poche, avait épousé la fille du père

Hauchecorne, Élisabeth : et il entendait à son tour céder sa fille Geneviève et la

maison à Colomban, dès que les affaires reprendraient. S’il retardait ainsi un

mariage décidé depuis trois ans, c’était par un scrupule, un entêtement de probité :

il avait reçu la maison prospère, il ne voulait point la passer aux mains d’un

gendre, avec une clientèle moindre et des opérations douteuses. Baudu continua,

présenta Colomban qui était de Rambouillet, comme le père de madame Baudu ;

même il existait entre eux un cousinage éloigné. Un gros travailleur, qui, depuis

dix années, trimait dans la boutique, et qui avait gagné ses grades rondement !

D’ailleurs, il n’était pas le premier venu, il avait pour père ce noceur de Colomban,

un vétérinaire connu de tout Seine-et-Oise, un artiste dans sa partie, mais

tellement porté sur sa bouche, qu’il mangeait tout. » 16.

C’est la tradition, ce sont les règles da l’ancienne guilde, il faut les respecter parce

qu’elles ont toujours marché et ont toujours enrichi le commerçant. Baudu est fier

de son passé et de son chemin, il désire ardemment que Colomban, son premier

commis, suive son même parcours, il se revoit quand il l’observe, c’est pour cela

qu’il a déjà tout décidé et organisé pour le jeune homme. Baudu le traite comme

15

Ibidem, p. 14. 16

Ibidem, pp. 18-19.

19

un fils, le soigne et il est fier de lui. Il lui a enseigné toutes les règles, il l’a élevé à la

bonne école, celle des bonnes manières et des finesses, du marchandage et de

l’affabilité. Colomban de sa part a tout appris, il est le premier commis, il sait se

dégager dans la petite maison et traiter avec les clients. Il a les mêmes idées que

son patron et maitre, comme lui il haït le nouveau commerce, et se trouve à l’aise

dans la petite boutique, qu’il peut imaginer sienne. Baudu s’obstine, et avec lui sa

famille, à rester sur ses positions, même s’il sait que les temps vont changer à bref,

mais l’attachement qu’il a pour la vieille et bonne école, celle de « L’art n’est pas

de vendre beaucoup, mais de vendre cher » 17 le conduit à continuer sur sa route,

à dédaigner les changements en acte dans la capitale, les travaux urbanistiques, les

nouvelles modes, mais surtout la nouvelle école du commerce, celle contraire à la

première, celle de vendre beaucoup et à bas prix, celle des grands magasins. Il haït

le monstre qui, jour après jour, dévore la place et ses voisins, le monstre lumineux

qui attire les gens comme des insectes, le monstre qui le dévorera : le grand

magasin Au Bonheur des dames.

Juste à côté de ce monstre lumineux se trouve « prise entre le Bonheur et un grand

hôtel Louis XVI »18 la boutique du second protagoniste du vieux commerce :

l’artisan Bourras. Les conditions de la masure sont pires que celles de la maison

Baudu, quasi à refléter l’aspect physique du propriétaire : « Bourras était un grand

vieillard à tête de prophète, chevelu et barbu, avec des yeux perçants sous de gros

sourcils embroussaillés »19. Il tient un commerce de parapluies, mais à la différence

de Baudu, qui achète des produits déjà prêt-à-vendre, Bourras sculpte et construit

ses produits, il est l’artiste du quartier. Si Baudu est attaché au respect de la

tradition commerciale, Bourras est attaché à la qualité des produits. C’est lui qui

sculpte les manches des parapluies, il sait que chaque produit est unique au

monde, il en connait la réelle valeur, c’est la rareté, c’est la qualité. Aucune

fabrique ne pourrait égaler ses créations. C’est de l’art, pas du simple commerce. Il 17

Ibidem, p. 28. 18

Ibidem, p. 25. 19

Ibidem, p. 25.

20

dédaigne les reproductions en série que le nouveau commerce répand dans toute

la ville, il abhorre le manque d’imagination, de création, de fantaisie. Le nouveau

commerce lance la mode de la répétition, les rues de Paris deviennent des défilés

de clones. Bourras aime la singularité, le particulier, il est lui-même singulier « Les

premiers jours, elle (Denise) n’osait lever la tête, gênée de le sentir autour d’elle,

avec sa crinière de vieux lion, son nez crochu et ses yeux perçants, sous les touffes

raides de ses sourcils. Il avait la voix dure, les gestes fous, et les mères du quartier

terrifiaient leurs marmots en menaçant de l’envoyer chercher, comme on envoie

chercher les gendarmes. Cependant, les gamins ne passaient jamais devant sa

porte, sans lui crier quelque vilenie, qu’il ne semblait même pas entendre »20, mais

c’est normal, il est un artiste, il possède l’esprit et l’humeur saturnins. Pourtant,

son caractère devient pire jour après jour à cause du voisinage avec le grand

magasin, il est toujours en colère :

« Toute sa colère de maniaque s’exhalait contre les misérables qui déshonoraient

son métier, en vendant du bon marché, de la camelote, des articles dont les chiens,

disait-il, n’auraient pas voulu se servir .Denise tremblait, quand il lui criait

furieusement :— L’art est fichu, entendez-vous !< Il n’y a plus un manche propre.

On fait des bâtons, mais des manches, c’est fini !< Trouvez-moi un manche, et je

vous donne vingt francs ! »21.

C’est son orgueil d’artiste qui parle, qui le pousse à combattre, comme un Don

Quichotte, avec un canif comme épée, contre le monstre, qui deviendra bientôt

une vraie manie, une persécution qui le conduira au seuil de la folie et à la ruine

économique.

Si Baudu et Bourras sont les voix des commerçants, M. Gaujean est la voix des

fabricants. Il fait partie des petits fabricants de Lyon, petites maisons de

production qui n’ont pas de rythmes élevés, puisqu’elles sont encore liées aux

rythmes de la vieille école. Ce sont ceux qui n’ont pas encore connu entièrement la

révolution industrielle et l’introduction des machines. Cette production aux

20

Ibidem, p. 196. 21

Ibidem, p. 197.

21

rythmes lents et artisanaux peut soutenir seulement une petite demande de

produits, c’est-à-dire la demande du petit commerce. Avec l’introduction des

machines à tisser on observe la naissance d’un nouveau type de fabricant, le riche

fabricant, qui, avec ses nombreuses machines, peut soutenir l’incessante demande

de produit à bas prix des grands magasins. Ce mécanisme est bien expliqué par

Gaujean pendant un dîner avec un petit commerçant :

« Seuls, les riches fabricants de Lyon, comme Dumonteil, pouvaient accepter les

exigences des grands magasins ; ils se contentaient d’alimenter avec eux leurs

métiers, quittes à chercher ensuite des bénéfices, en vendant aux maisons moins

importantes. Mais Gaujean était loin d’avoir les reins solides de Dumonteil.

Longtemps simple commissionnaire, il n’avait des métiers à lui que depuis cinq ou

six ans, et encore faisait-il travailler beaucoup de façonniers, auxquels il fournissait

la matière première, et qu’il payait tant du mètre. C’était même ce système qui,

haussant ses prix de revient, ne lui permettait pas de lutter contre Dumonteil, pour

la fourniture du Paris-Bonheur. Il en gardait une rancune, il voyait en Robineau

l’instrument d’une bataille décisive, livrée à ces bazars des nouveautés, qu’il

accusait de ruiner la fabrication française. »22.

Gaujean connait bien ce qui se passe vraiment dans les fabriques, il l’éprouve sur

sa peau tous les jours. Les petits fabricants se retrouvent étranglés entre les riches

fabricants et la perte de la clientèle habituelle, c'est-à-dire les petits commerçants

(à cause de la concurrence des grands magasins). C’est pour cela qu’ils peuvent

être considérés les chefs de la révolte contre le nouveau commerce. Gaujean est le

représentant de la ligue des petits qui cherchent à bloquer cette nouvelle vague du

commerce, ils savent bien que s’il laissent tout tomber, s’ils laissent se développer

le nouveau type de commerce, pour eux ce sera la fin et la ruine. Alors les petits se

coalisent et luttent contre le Goliath de l’économie, ils cherchent des alliés dans les

petits commerçants qui survivent et les convainquent à s’unir avec eux pour la

« grande bataille ». Dans le roman, Gaujean trouve comme allié M. Robineau. Il lui

montre d’abord la triste réalité :

« — Ça devient impossible, répétait-il. Ils arrivent chez Dumonteil, n’est-ce pas ?

se réservent la propriété d’un dessin, emportent du coup trois cents pièces, en

22

Ibidem, pp. 200-201.

22

exigeant une diminution de cinquante centimes par mètre ; et, comme ils payent

comptant, ils bénéficient encore de l’escompte de dix-huit pour cent< Souvent,

Dumonteil ne gagne pas vingt centimes. Il travaille pour occuper ses métiers, car

tout métier qui chôme est un métier qui meurt< Alors, comment voulez-vous que

nous, avec notre outillage plus restreint, et surtout avec nos façonniers, nous

puissions soutenir la lutte ? Robineau, rêveur, oubliait de manger. — Trois cents

pièces ! murmura-t-il. Moi, je tremble, quand j’en prends douze, et à quatre-vingt-

dix jours< Ils peuvent afficher un franc, deux francs meilleur marché que nous.

J’ai calculé qu’il y a une baisse de quinze pour cent au moins sur leurs articles de

catalogue, quand on les compare à nos prix< C’est ce qui tue le petit commerce. Il

était dans une heure de découragement. Sa femme, inquiète, le regardait d’un air

tendre. Elle ne mordait point aux affaires, la tête cassée par tous ces chiffres, ne

comprenant pas qu’on se donnât un pareil souci, lorsqu’il était si facile de rire et

de s’aimer. Pourtant, il suffisait que son mari voulût vaincre : elle se passionnait

avec lui, serait morte à son comptoir. — Mais pourquoi tous les fabricants ne

s’entendent-ils pas ensemble ? reprit violemment Robineau. Ils leur feraient la loi,

au lieu de la subir. Gaujean, qui avait redemandé une tranche de gigot, mâchait,

avec lenteur. — Ah ! pourquoi, pourquoi< Il faut que les métiers travaillent, je

vous l’ai dit. Quand on a des tissages un peu partout, aux environs de Lyon, dans

le Gard, dans l’Isère, on ne peut chômer un jour, sans des pertes énormes< Puis,

nous autres qui employons parfois des façonniers ayant dix ou quinze métiers,

nous sommes davantage maîtres de la production, au point de vue du stock ;

tandis que les grands fabricants se trouvent obligés d’avoir de continuels

débouchés, les plus larges et les plus rapides possible< Aussi sont-ils à genoux

devant les grands magasins. J’en connais trois ou quatre qui se les disputent, qui

consentent à perdre pour obtenir leurs ordres. Et ils se rattrapent avec les petites

maisons comme la vôtre. Oui, s’ils existent par eux, ils gagnent par vous< La crise

finira Dieu sait comment ! — C’est odieux ! conclut Robineau, que ce cri de colère

soulagea. »23.

Seulement la vérité une fois connue Robineau, se décide à entrer dans la bataille, il

s’allie avec la ligue pour combattre le monstre. Ce sont les seuls qui puissent le

faire, parce qu’ils sont jeunes, ils représentent la dernière génération du petit

commerce, et connaissent la vérité et surtout les trucs et les techniques utilisés par

le nouveau commerce. Ils décident d’utiliser les mêmes armes que leur ennemi.

Les fabricants augmentent la production, baissent les prix et prolongent le crédit.

Le commerçant dépense une fortune pour la publicité, renouvèle la boutique,

23

Ibidem, pp. 202-203.

23

achète une quantité majeure de produit, renonce à toutes les techniques

traditionnelles du vieux commerce, change entièrement. La bataille commence :

« Quinze jours plus tard, la lutte s’engageait entre Robineau et le Bonheur des

Dames. Elle fut célèbre, elle occupa un instant tout le marché parisien. Robineau,

usant des armes de son adversaire, avait fait de la publicité dans les journaux. En

outre, il soignait son étalage, entassait à ses vitrines des piles énormes de la

fameuse soie, l’annonçait par de grandes pancartes blanches, où se détachait en

chiffres géants le prix de cinq francs cinquante. C’était ce chiffre qui révolutionnait

les femmes : deux sous de meilleur marché qu’au Bonheur des Dames, et la soie

paraissait plus forte. Dès les premiers jours, il vint un flot de clientes : madame

Marty, sous le prétexte de se montrer économe, acheta une robe dont elle n’avait

pas besoin ; madame Bourdelais trouva l’étoffe belle, mais elle préféra attendre,

flairant sans doute ce qui allait se passer. La semaine suivante, en effet, Mouret,

baissant carrément le Paris-Bonheur de vingt centimes, le donna à cinq francs

quarante ; il avait eu, avec Bourdoncle et les intéressés, une discussion vive, avant

de les convaincre qu’il fallait accepter la bataille, quitte à perdre sur l’achat ; ces

vingt centimes étaient une perte sèche, puisqu’on vendait déjà au prix coûtant. Le

coup fut rude pour Robineau, il ne croyait pas que son rival baisserait, car ces

suicides de la concurrence, ces ventes à perte étaient encore sans exemple ; et le

flot des clientes, obéissant au bon marché, avait tout de suite reflué vers la rue

Neuve-Saint-Augustin, tandis que le magasin de la rue Neuve-des-Petits-Champs

se vidait. Gaujean accourut de Lyon, il y eut des conciliabules effarés, on finit par

prendre une résolution héroïque : la soie serait baissée, on la laisserait à cinq

francs trente, prix au-dessous duquel personne ne pouvait descendre, sans folie.

Le lendemain, Mouret mettait son étoffe à cinq francs vingt. Et, dès lors, ce fut une

rage : Robineau répliqua par cinq francs quinze, Mouret afficha cinq francs dix.

Tous deux ne se battaient plus que d’un sou, perdant des sommes considérables,

chaque fois qu’ils faisaient ce cadeau au public. Les clientes riaient, enchantées de

ce duel, émues des coups terribles que se portaient les deux maisons, pour leur

plaire. Enfin, Mouret osa le chiffre de cinq francs ; chez lui, le personnel était pâle,

glacé d’un tel défi à la fortune. Robineau, atterré, hors d’haleine, s’arrêta de même

à cinq francs, ne trouvant pas le courage de descendre davantage. Ils couchaient

sur leurs positions, face à face, avec le massacre de leurs marchandises autour

d’eux. »24.

Malheureusement les petits trouvent dans cette bataille leur Waterloo, ils ne

peuvent rien contre les grands, ce n’est pas un conte de fées, c’est la réalité, c’est la

défaite.

24

Ibidem, pp. 206-207.

24

Tous les protagonistes du petit commerce ont une chose en commun : la haine

envers le grand commerce. Les motivations tour à tour sont diverses, attachement

à la tradition (Baudu), attachement à la qualité et à l’originalité du produit

(Bourras), et, enfin, attachement à l’argent et volonté de résistance. Ce sentiment

de haine parcourt tout le roman, mais il y a une sorte d’évolution. Au début, ce ne

sont que le dédain et l’envie qui se révèlent dans les bruits et les fausses nouvelles

sur le propriétaire du grand magasin :

« Nous ne voulons pas t’influencer< Seulement, si tu savais quelle maison ! Par

phrases coupées, il conta l’histoire de cet Octave Mouret. Toutes les chances ! Un

garçon tombé du Midi à Paris, avec l’audace aimable d’un aventurier ; et, dès le

lendemain, des histoires de femme, une continuelle exploitation de la femme, le

scandale d’un flagrant délit, dont le quartier parlait encore ; puis, la conquête

brusque et inexplicable de madame Hédouin, qui lui avait apporté le Bonheur des

Dames. — Cette pauvre Caroline ! interrompit madame Baudu. Elle était un peu

ma parente. Ah ! si elle avait vécu, les choses tourneraient autrement. Elle ne nous

laisserait pas assassiner< Et c’est lui qui l’a tuée. Oui, dans ses constructions ! Un

matin, en visitant les travaux, elle est tombée dans un trou. Trois jours après, elle

mourait. Elle qui n’avait jamais été malade, qui était si bien portante, si belle !< Il

y a de son sang sous les pierres de la maison. »25.

Des faussetés on passe aux critiques et aux insultes sur le nouveau commerce

et ses techniques :

« Il poursuivit d’une voix vengeresse, on eût dit que la chute du Bonheur des

Dames devait rétablir la dignité du commerce compromise. Avait-on jamais vu

cela ? un magasin de nouveautés où l’on vendait de tout ! un bazar alors ! Aussi le

personnel était gentil : un tas de godelureaux qui manœuvraient comme dans une

gare, qui traitaient les marchandises et les clientes comme des paquets, lâchant le

patron ou lâché par lui pour un mot, sans affection, sans mœurs, sans art ! »26.

Plus le grand commerce s’enrichit et se développe plus l’envie et la haine

laissent la place au désespoir :

« — Tout ça, ce sont des fantasmagories. Le commerce est le commerce, il n’y

a pas à sortir de là< Oh ! je leur accorde qu’ils réussissent, mais c’est tout.

Longtemps, j’ai cru qu’ils se casseraient les reins ; oui, j’attendais ça, je patientais,

tu te rappelles ? Eh bien ! non, il paraît qu’aujourd’hui ce sont les voleurs qui font

25

Ibidem, pp. 26-27. 26

Ibidem, p. 28,

25

fortune, tandis que les honnêtes gens meurent sur la paille< Voilà où nous en

sommes, je suis forcé de m’incliner devant les faits. Et je m’incline, mon Dieu ! je

m’incline< » 27

Ce sont les mots de Baudu qui a tout perdu, les clients, l’argent, la maison à la

campagne (fruit d’une vie consacrée au commerce), et sous peu sa fille et sa

femme. Enfin, c’est le désespoir qui règne, la fin du vieux commerce est

représentée par deux morts (Mademoiselle et Madame Baudu) et une tentative de

suicide (Robineau). La scène de l’enterrement de la fille de Baudu est l’une des

scènes les plus émouvantes de l’ouvrage

« Dès neuf heures, Denise était venue, pour rester auprès de sa tante. Mais,

comme le convoi allait partir, celle-ci, qui ne pleurait plus, les yeux brûlés de

larmes, la pria de suivre le corps et de veiller sur l’oncle, dont l’accablement muet,

la douleur imbécile inquiétait la famille. En bas, la jeune fille trouva la rue pleine

de monde. Le petit commerce du quartier voulait donner aux Baudu un

témoignage de sympathie ; et il y avait aussi, dans cet empressement, comme une

manifestation contre le Bonheur des Dames, que l’on accusait de la lente agonie de

Geneviève. Toutes les victimes du monstre étaient là, Bédoré et sœur, les

bonnetiers de la rue Gaillon, les fourreurs Vanpouille frères, et Deslignières le

bimbelotier, et Piot et Rivoire les marchands de meubles ; même mademoiselle

Tatin, la lingère, et le gantier Quinette, balayés depuis longtemps par la faillite,

s’étaient fait un devoir de venir, l’une des Batignolles, l’autre de la Bastille, où ils

avaient dû reprendre du travail chez les autres. En attendant le corbillard qu’une

erreur attardait, ce monde vêtu de noir, piétinant dans la boue, levait des regards

de haine sur le Bonheur, dont les vitrines claires, les étalages éclatants de gaieté,

leur semblaient une insulte, en face du Vieil Elbeuf, qui attristait de son deuil

l’autre côté de la rue. Quelques têtes de commis curieux se montraient derrière les

glaces ; mais le colosse gardait son indifférence de machine lancée à toute vapeur,

inconsciente des morts qu’elle peut faire en chemin. [<+ À Saint-Roch, beaucoup

de femmes attendaient, les petites commerçantes du quartier, qui avaient redouté

l’encombrement de la maison mortuaire. *<+ On dut remonter la rue Saint-Roch et

passer une seconde fois devant le Bonheur des Dames. C’était une obsession, ce

pauvre corps de jeune fille était promené autour du grand magasin, comme la

première victime tombée sous les balles, en temps de révolution. » 28

Il est là le petit univers des petits; ils se sont réunis pour la dernière fois, pour

marcher ensemble vers la fin. Ils accompagnent un cercueil, mais ils sont tous des

cadavres. La grande famille du vieux quartier défile compacte, dans un sentiment

27

Ibidem, p. 221. 28

Ibidem, pp. 379-382.

26

de tristesse et désespoir, consciente de la fin d’une ère, leur ère. Pourtant, même

dans cet épisode de tristesse, le sentiment commun, la haine, ne s’évanouie pas,

résiste dans les yeux, dans les regards pleins de colère adressés aux vitrines claires

et éclatantes de gaieté, quand tout, autour, est morne et sombre. C’est une

manifestation muette, dans le silence de la scène l’on entend seulement les pas

noyés dans la boue, mais on imagine les hurlements de rage et de douleur. C’est

leur dernière manifestation, ils veulent montrer à tout le monde leur condition, ils

veulent montrer ce que c’est que la ruine, les effets collatéraux de la splendeur du

nouveau commerce, le vrai visage du monstre qui se cache derrière les vitrines

éclatantes. Seulement Bourras, l’artiste, éclate, dans le digne silence général, avec

des mots qui résument le sentiment de la communauté :

« — Nous devrions tous nous coller dans ce trou, dit Bourras à Denise, qui

était restée près de lui. Cette petite, c’est le quartier qu’on enterre< Oh ! je me

comprends, l’ancien commerce peut aller rejoindre ces roses blanches qu’on jette

avec elle. » 29.

Il s’adresse à Denise, qui travaille dans le grand magasin, mais il voudrait

hurler aux vitrines insensibles, à la foule qui sourit entourée de soie et des

dentelles dans le grand magasin, aux commis qui les regardent comme un

spectacle au théâtre, à la ville de Paris tout entière qui les a oubliés.

Si cet épisode touche profondément la protagoniste, et même le lecteur, le seul qui

reste indifférent est le monstre, qui continue à « garder son indifférence de

machine lancée à toute vapeur, inconsciente des morts qu’elle peut faire en

chemin »30.

29

Ibidem, p. 385. 30

Ibidem, p. 380.

27

Chapitre II : Pendant le Second Empire

Premier paragraphe : La modernisation de la ville de Paris sous le Second

Empire.

Selon l’historien W. Whitman Rostow, le take off du tournant économique et social

français se situe entre 1820 et 1840. En effet, avant cette période, c’est-à-dire au

début du XIXème siècle, la France souffre d’un certain nombre de défauts qui

l’empêchent de connaître une croissance économique comparable à celle du

Royaume-Uni. Les causes sont principalement la faiblesse de l’essor

démographique, qui réduit les débouchés intérieurs, le retard technologique, le

manque structurel de charbon et l’insuffisance des réseaux de transport.

1820 peut être considéré le point de départ du décollage économique de

l’Hexagone, grâce à une croissance superlative du produit agricole, qui amène à

une élévation du pouvoir d’achat et, donc, à l’essor des industries des biens de

consommations. Il faut ajouter aux progrès agricoles le développement des

transports, la première ligne de chemin de fer est ouverte en 1832 et le réseau

atteint les 3000 km en 1850. En même temps, la société connaît des transformations

importantes. Les flux migratoires vers les grandes villes du pays deviennent de

plus en plus fréquents et massifs. La concentration de l’industrie en unités à haute

densité est associée au mouvement de la population vers les grandes villes, c’est le

phénomène de l’urbanisation. Par conséquent, c’est pendant cette période que la

ville de Paris commence à changer son aspect pour répondre à l’augmentation de

sa population. Dans les années ’20, le retour de la paix et le renouveau de

l’économie favorisent le lancement de vastes opérations de lotissement dans la

capitale avec la réorganisation de certains quartiers. Mais c’est en 1833, quand de

Claude Berthelot de Rambuteau est nommé à nouveau préfet, que l’urbanisme de

Paris connaît une première et nouvelle orientation. Rambuteau s'appuie sur la loi

28

d'expropriation pour cause d'intérêt public31 de 1841 pour lancer la rénovation de

Paris. C'est lui, avant Haussmann, qui imagine les grands boulevards et avenues

qui doivent assainir les quartiers centraux et faciliter les transports publics. La

formule des boulevards-promenades de Louis XIV devient le principe structurant

de l'ensemble de la trame urbaine. Rambuteau lance la restructuration des Halles,

mais réalise surtout, de 1838 à 1844, la rue qui porte aujourd'hui son nom. C'est la

première fois qu'on détruit un quartier pour percer une rue au centre de Paris. Sa

largeur de 13 mètres est alors considérable. L'action de Rambuteau porte aussi sur

les équipements urbains : plantation d'arbres le long des avenues, égouts,

éclairage au gaz et même urinoirs. Il reste fidele à sa devise : « de l’eau, de l’air, de

l’ombre », mais c’est seulement le début.

Le XIXème siècle a été nommé le siècle de la modernisation. Ce long procès de

transformation de la vie humaine a plusieurs étapes : industrialisation,

urbanisation, révolution de l’agriculture, transition démographique, capitalisme,

coûts et sacrifices. L’industrialisation représente le passage de la manufacture

domestique à la production industrielle pour le grand marché. L’urbanisation

amène les grandes villes à avoir une puissante influence sur les provinces. La

révolution de l’agriculture demande une haute productivité pour répondre aux

besoins de la population urbaine, donc la recherche et l’utilisation des machines,

produits chimiques et nouvelles cultures. La transition démographique se base sur

la croissance de la population, qui dépend de l’augmentation du revenu, du

progrès technologique dans le domaine de la santé, de l’hygiène, et des maladies

infectieuses. L’explosion démographique a des conséquences fondamentales sur

l’économie, surtout pour la croissance de la main d’œuvre et pour la naissance du

grand marché et, donc, du capitalisme. Cependant la modernisation a amené à la

création des faubourgs et surtout à toutes les problématiques que les grandes 31

L'expropriation administrative pour cause d'utilité publique est une disposition du droit français permettant à l’acquéreur (l’État) de forcer un possesseur à céder son bien contre son gré. L’expropriation administrative ne peut être légale que si elle est effectuée pour des raisons d'utilité publique. La définition est assez vague, le juge administratif ayant un large pouvoir d'appréciation qui lui permet d'en déterminer les contours.

29

villes possèdent encore, c’est-à-dire la surpopulation, la criminalité, la pollution,

le manque d’espaces verts, la routine, l’aliénation et l’usure des rapports sociaux.

En 1852, avec la prise du pouvoir de Napoléon III, commence la vraie période de

modernisation de la France. L’historien Maurice Agulhon note que « l’histoire

économique et culturelle » du Second Empire se caractérise par « une période

prospère et brillante ». La politique intérieure du dernier empereur est caractérisée

par des affinités avec les théories Saint-Simonistes32, c’est-à-dire une politique

économique fortement étatiste qui a pour objectif la relance de la croissance et la

modernisation des structures. En vingt ans la situation du pays changera

considérablement.

Les changements apportés par cette puissance moderniste touchent tous les

secteurs. Les étapes les plus importantes sont essentiellement le développement

des voies de communication33, le développement des sources de crédit34, la remise

32

Le Saint-Simonisme est une doctrine socio-économique et politique, dont l'influence au XIXème siècle fut déterminante, et qui peut être considéré comme la pensée fondatrice de la société industrielle française. Saint-Simon, pour terminer avec les révolutions du XVIIIe et XIXe siècles, les guerres, l'ancien régime avec ses privilégiés, ses inégalités, ses injustices, l'intolérance, l'égoïsme, son obscurantisme, son féodalisme, proposait de changer de société. Une société fraternelle dont les membres les plus compétents (industriels, savants, artistes, intellectuels, ingénieurs) auraient la tâche d'administrer la France le plus économiquement possible, afin d'en faire un pays prospère, où règnent l'esprit d'entreprise, l'intérêt général et le bien commun, la liberté, l'égalité et la paix. 33

Sous l’impulsion de l’Empereur et du ministre des travaux publics, Pierre Magne, dont la politique est caractérisée par un engagement financier de l'État dans les entreprises ferroviaires, le pays rattrape et dépasse sa rivale d'outre-Manche pour atteindre près de 20 000 km de voies ferrées en 1870, sur lesquelles circulent annuellement plus de 11.000 000 voyageurs et 45 000 000 tonnes de marchandises. Le chemin de fer dessert désormais toutes les grandes et moyennes villes françaises. Les incidences sont considérables sur de nombreux secteurs industriels, que ce soient ceux des mines, de la sidérurgie, des constructions mécaniques et des travaux publics. Parallèlement, le gouvernement porte également ses efforts sur la construction et l'entretien des routes ainsi que sur les ouvrages d'arts puis, à partir de 1860, sous l'impulsion de l'Empereur, sur le développement des voies navigables avec la construction de nouveaux canaux. Enfin, l'État bonapartiste favorise le développement de la télégraphie électrique mais aussi les fusions et la création de grandes compagnies maritimes de navigation (les messageries maritimes, la compagnie générale transatlantique etc.) ainsi que la modernisation de la flotte et l'essor du commerce maritime par l'équipement des grands ports, notamment celui de Marseille. Pierre Milza, Napoléon III, Perrin collection « Tempus », 2006, pp. 471-473. 34

Napoléon III multiplie également les sources de crédit et d'argent à bon marché en réformant le système bancaire dans le but de mieux faire circuler l'argent, de drainer l'épargne afin de favoriser le décollage industriel du pays. Avec la création de grandes banques de dépôt, le système bancaire est démocratisé avec l'entrée en vigueur du décret du 28 février 1852 favorisant l'établissement d'instituts de crédit foncier comme le Crédit Foncier de France pour le monde agricole et le Crédit Mobilier, une banque d'affaires dirigée par les frères Pereire jusqu'en 1867 et destinée à financer les sociétés industrielles, notamment celles du chemin de fer mais aussi l'omnibus parisien ou l'éclairage au gaz. De nombreuses grandes banques

30

en cause du protectionnisme35, l’intérêt vers les nouveautés technologiques36,

l’intérêt vers les classes sociales les plus pauvres37 et enfin vers les œuvres de

mécénat38.

de dépôt sont créées, tels le Comptoir d'Escompte de Paris, le Crédit Industriel et Commercial (décret impérial de 1859) et le Crédit Lyonnais. Par ailleurs, le rôle de la Banque de France évolue et, poussée par l'Empereur, elle s'engage dans le soutien au développement économique tandis que la loi du 24 juin 1865 importe en France le chèque comme moyen de paiement. Parallèlement, le droit des sociétés est adapté aux exigences du capitalisme financier. Ainsi la loi du 17 juillet 1856 créait la Société en Commandite par Actions, celle du 23 mai 1863 fonde la Société à responsabilité limitée (SARL) et celle du 24 juillet 1867 libéralise les formalités de création de sociétés commerciales dont les Sociétés Anonymes. Ibidem, pp. 478-481 et 486. 35

L'influence des saint-simoniens sur la politique économique se manifeste par la politique mise en œuvre par l'Empereur pour mettre fin au protectionnisme économique face à la concurrence étrangère, et ce en dépit de l'opposition des industriels français. Ainsi, le 15 janvier 1860, la conclusion d'un traité de commerce avec l'Angleterre, négocié secrètement entre Michel Chevalier et Richard Cobden, fait alors figure de « coup d'État douanier ». Ce traité, abolissant non seulement les droits de douane sur les matières premières et la majorité des produits alimentaires entre les deux pays, mais supprimant également la plupart des prohibitions sur les textiles étrangers et sur divers produits métallurgiques, est suivi par une série d'accords commerciaux négociés avec d'autres nations européennes (la Belgique, le Zollverein, l’Italie, et l’Autriche). Cette ouverture économique des frontières stimule alors la modernisation du tissu industriel français et de ses modes de production. Alain Plessis, Napoléon III : un empereur socialiste ? Magazine « L'Histoire » n°195, janvier 1996. 36

Capitale de l'Europe au même titre que la Londres victorienne, Paris accueille de grandes réunions internationales telles que l'exposition universelle de 1855 et celle de 1867 qui lui permettent de mettre en avant l'intérêt de la France pour les progrès techniques et économiques. L'exposition universelle de 1867, qui a lieu dans un Paris transformé et modernisé par le baron Haussmann accueille notamment dix millions de visiteurs et des souverains venus de toute l'Europe. Intéressé personnellement par tout ce qui relève du progrès technique, l'Empereur finance lui-même les travaux d’Alphonse Beau de Rochas sur le moteur thermique à quatre temps. Thèse d'Édouard Vasseur, L'Exposition universelle de 1867 : apothéose du Second Empire et de la génération de 1830, École des Chartes, 2001. 37

À partir de 1862, la politique sociale de Napoléon III se montre plus audacieuse et novatrice que durant la décennie écoulée. En mai 1862, il fonde la Société du prince impérial, destinée à prêter de l'argent aux ouvriers et à aider les familles temporairement dans le besoin. Son projet de loi visant à créer une inspection générale du travail, pour faire respecter la loi de 1841 sur le travail des enfants, est cependant révoqué par le Conseil d'État. En dépit de toutes ces déconvenues pour se rapprocher des ouvriers, Napoléon III décide de maintenir ce qu'il considère être son œuvre sociale. Des soupes populaires sont organisées pour les pauvres alors que se mettent en place les premiers systèmes de retraites et qu'une loi fonde une Caisse d’assurance décès et une Caisse d’assurance contre les accidents du travail (1868). Le 2 août 1868, une loi abroge un article du code civil qui donnait primauté, en cas de contentieux, à la parole du maître sur celle de l’ouvrier. Le 23 mars 1869, le Conseil d’État refuse de valider le projet de suppression du livret ouvrier, une demande récurrente de Napoléon III. En décembre, la bourse du travail est inaugurée à Paris. Sur la période, si la grande misère recule et si le niveau de vie des ouvriers reste précaire, leur pouvoir d'achat a cependant réellement augmenté alors que les périodes de sous-emploi se font plus brèves. Dans le même temps, Victor Duruy, le ministre de l'instruction publique, par ailleurs universitaire et historien dont l'ambition est « l'instruction du peuple », met l'accent sur l'enseignement populaire. Il ouvre l'enseignement secondaire aux jeunes filles et s'efforce, à partir de 1865, de développer l'enseignement primaire, en dépit de l'hostilité de l'Église catholique qui craint une perte de son influence. Bien qu'ayant plaidé auprès de l'Empereur avec succès, puis auprès du Corps législatif sans succès, la constitution d'un grand service public de l'enseignement primaire, gratuit et obligatoire, il impose, en 1866 et 1867, l'obligation pour chaque commune de plus de 500 habitants d'ouvrir une école pour filles, l'extension de la gratuité de l'enseignement public du premier degré à 8 000 communes, l'institution d'un certificat d'études primaires sanctionnant la fin du cycle élémentaire et développe les bibliothèques scolaires. Il rend obligatoire dans les programmes scolaires du primaire l'enseignement de l'histoire et de la géographie,

31

La capitale reflète l’esprit moderne qui envahît le Seconde Empire. Napoléon III a

la volonté de moderniser Paris. Il a vu à Londres un pays transformé par la

Révolution industrielle et une grande capitale pourvue de grands parcs et de

réseaux d'assainissements et veut en faire la copie avec sa capitale. Pour mettre en

œuvre tout cela il s’en remet à Georges Eugène Haussmann, homme d'action

rigoureux et organisé, qu'il nomme préfet de la Seine en juin 1853 avec pour mission

« d'aérer, unifier et embellir la ville ». L’objectif qui lui est donné est, donc, la

réhabilitation du centre ville. Haussmann a pratiquement carte blanche, puisqu’il

est toujours soutenu par l’empereur qui, selon les principes Saint-Simonistes,

encourage les capitalistes à lancer de grands travaux aux bénéfices de la société.

Ce sont les banques, en plein expansion, qui constituent le pivot du système

économique. Les travaux seront, donc, décidés et encadrés par l’état, mis en

œuvre par les entrepreneurs privés et financés par l’emprunt des banques39. Quant

au cadre législatif et réglementaire, il est aménagé pour faciliter les travaux et

assurer l’homogénéité des nouvelles artères40. Les transformations apportées par

restitue la philosophie dans le secondaire et y introduit l'étude de l'histoire contemporaine, les langues vivantes, le dessin, la gymnastique et la musique. Pierre Milza, Napoléon III, Perrin collection « Tempus », 2006, pp.495-497. 38

Passionné par les sciences et bien informé sur les dernières inventions, Napoléon III entretient des rapports privilégiés avec les savants dont il se plait à écouter les conférences et à suivre les expériences. L'appui de Napoléon III au projet de Ferdinand de Lesseps, par ailleurs cousin de l'Impératrice, de percer le canal de Suez est déterminant à plusieurs occasions. Après plusieurs hésitations, l'Empereur accepte de patronner l'entreprise et de faire pression diplomatiquement sur l'Empire Ottoman, hostile au projet. Il sauvera encore à plusieurs reprises les travaux en les soutenant face au vice-roi d'Égypte (1863-1864), une nouvelle fois face au Sultan (1865-1866) et encore en 1868 en consentant un emprunt pour renflouer la compagnie de Lesseps au bord de la faillite. Éric Anceau, Napoléon III, un Saint-Simon à cheval, Tallandier, 2008, pp. 370-371 et 413-414. 39

Le système est très simple et très rentable : Dans un premier temps, l'État exproprie les propriétaires des terrains concernés par les plans de rénovation. Puis il détruit les immeubles et construit de nouveaux axes avec tous leurs équipements (eau, gaz, égouts). Haussmann, contrairement à Rambuteau, a recours à des emprunts massifs pour trouver l'argent nécessaire à ces opérations, soit de 50 à 80 millions de francs par an. À partir de 1858, la Caisse des travaux de Paris est l'outil privilégié du financement. L'État récupère l'argent emprunté en revendant le nouveau terrain sous forme de lots séparés à des promoteurs qui doivent construire de nouveaux immeubles en se conformant à un cahier des charges précis. Ce système permet de consacrer chaque année aux travaux une somme deux fois plus élevée que le budget municipal. , Patrice de Moncan, Le Paris d'Haussmann, éditions du Mécène, 2009, pp. 7-25. 40

Le décret du 26 mars 1852 relatif aux rues de Paris, adopté un an avant la nomination d’Haussmann, met en place les principaux outils juridiques : l'administration décide seule du périmètre des expropriations. Il devenait donc possible de tailler large dans le vieux tissu urbain, les parcelles non utilisées par la voie publique, bénéficiant d'une très forte plus-value, restaient la propriété de la ville, et échappaient aux anciens propriétaires. Cependant, il n'était pas question de réduire les indemnités dues à ces derniers. Ce sont sur ces dispositions qu'Haussmann allait surtout s'appuyer pour mener sa politique de grands travaux,

32

le préfet touchent tous les cadres de la capitale. Du point de vue de la circulation

on établit trois réseaux. Le premier, qui est le plus connu, est la grande croisée

Nord-sud / Est-ouest (1854-1858): l'axe rue Sébastopol - boulevard St-Michel / rue

de Rivoli se croise sur la place du Châtelet. Le centre de la croisée est dégagé : l'île

de la Cité (surtout à l'Est) ainsi que les Halles. Le second (1858-1860) permet

d'étendre la circulation depuis le centre : travaux autour de la future place de la

République, la rue de Rome, travaux autour de l'Étoile, de Chaillot, de l'École

Militaire, de la Montagne Sainte-Geneviève. Le troisième réseau est fait avec la

volonté de relier la "Petite Banlieue" annexée en 1860, au reste de Paris. Dans le

cadre de l’esthétique et de la monumentalité il réalise des églises (St-Augustin et la

Trinité), de grands équipements (l'Opéra, la Bibliothèque Nationale, le palais de

Justice, la Préfecture de Police, les Halles Baltard) et les mairies de chaque

arrondissement. Dans un souci d'hygiène, on construit un grand réseau

d'adduction d'eau, on choisit un système d'aqueduc à la romaine (qui permet de

faire venir une eau de source lointaine puis de la distribuer à domicile par

abonnement) et on achève un réseau de 560 kilomètres d'égouts. Enfin, "un

système végétal" est aussi mis en place. L'ingénieur Jean-Charles Alphand (qui

succède à Haussmann en 1870), a créé les Bois de Boulogne et de Vincennes, les

parcs des Buttes-Chaumont, de Monceau et de Montsouris, plus les jardins

d'arrondissement et les squares. Des arbres sont aussi plantés dans toutes les

avenues, sauf celle de l'Opéra. En plus le haussmannisme ne se contente pas de

très dispendieuse mais très efficace. Cet outil permettra de raser une bonne partie de l’Île de la Cité ou encore tout le quartier, extrêmement peuplé, situé entre le Châtelet et l'Hôtel-de-Ville (le quartier des Arcis). Après 1860, toutefois, le Conseil d'État réduisit le pouvoir discrétionnaire de l'administration, rendant plus difficiles les expropriations ; obligation pour les propriétaires à nettoyer leurs façades et à les rafraîchir tous les dix ans ; règlementation du nivellement des voies de Paris, de l’alignement des immeubles, du raccordement à l’égout. Les pouvoirs publics interviennent à la fois sur le gabarit des immeubles par la voie réglementaire, et sur l’aspect esthétique même des façades par le moyen des servitudes : le règlement de 1859 permet de faire monter les façades jusqu’à 20 mètres de hauteur dans les rues de 20 mètres de largeur qu’Haussmann est en train de percer, alors que la hauteur maximale était de 17,55 mètres auparavant. Les toits doivent toujours s’inscrire sous une diagonale à 45 degrés ; la construction d’immeubles le long des nouvelles voies est soumise à des conditions particulières sur l’aspect des façades ; les maisons mitoyennes doivent avoir « les mêmes hauteurs d’étage et les mêmes lignes principales de façade » ; l’utilisation de la pierre de taille est obligatoire sur les nouveaux boulevards. Ibidem, pp. 30-31.

33

tracer des rues et de créer des équipements, il intervient aussi sur l’aspect

esthétique des immeubles privés. Le front sur rue de l’îlot est conçu comme un

ensemble architectural homogène. L’immeuble n’est pas autonome et doit

construire un paysage urbain unifié avec les autres immeubles sur la percée

nouvelle41.

Dans le cadre social on assiste à un déplacement rapide des quartiers riches vers

l’ouest de Paris et, au même temps, au regroupement des espaces populaires,

rejetés par les classes riches, dans les IIIème, IVème et XIème arrondissements.

L’empereur désire une capitale bourgeoise, à la hauteur des temps, peuplée

d’habitants intéressés aux nouvelles tendances, au luxe, à l’argent, à la propriété et

à la spéculation. C’est une société faite d'opportunistes, de nouveaux riches,

souhaitant à tout moment d’étaler leur richesse. C'est un monde où l'ordre social

est renversé, dans lequel le plus petit employé peut devenir une des adresses les

plus connues du tout Paris, du fait de la folie de conquête à laquelle se livre

chacun. La nouvelle et moderne bourgeoisie doit habiter le centre ville, lui donner

de la vie et de la vitesse, il faut chasser les vieux habitants et leurs habitudes lentes

et routinières. Alors, on fait triompher l’intérêt privé, qui prend le nom d’intérêt

public, l’expropriation se révèle en toute sa cruauté, suivie de sa fidele

« compagnonne » la spéculation.42 Les bâtiments et leurs propriétaires originaires

deviennent autant d’objets et de chiffres modifiables ou destructibles au gré de la

41

La réglementation et les servitudes imposées par les pouvoirs publics favorisent la mise en place d’une typologie qui mène à son terme l’évolution classique de l’immeuble parisien vers la façade caractéristique du Paris haussmannien : rez-de-chaussée et entresol avec mur à profonds redans ; deuxième étage « noble » avec un ou deux balcons ; troisième et quatrième étage dans le même style mais avec des encadrements de fenêtre moins riches ; cinquième étage avec balcon filant, sans décorations ; combles à 45 degrés. La façade s’organise autour de lignes horizontales fortes qui se poursuivent souvent d’un immeuble à l’autre : balcons, corniches, alignement parfait des façades sans retraits ni saillies importantes. Le modèle de la rue de Rivoli s’étend à l’ensemble des nouvelles voies parisiennes, au risque d’une uniformisation de certains quartiers. Sur la façade, les progrès des techniques de sciage et de transport permettent d’utiliser la pierre de taille en « grand appareil », c’est-à-dire sous forme de gros blocs et non en simple placage. Les rues produisent un effet monumental qui dispense les immeubles de recourir à la décoration : les sculptures ou moulages ne se multiplieront que vers la fin du siècle. Ibidem, 58-59. 42

Zola analyse cette thématique dans le roman La Curée (1871-1872) surtout à travers Saccard, personnage profondément cupide et fin stratège, qui prend part à la Curée, via des spéculations relatives à la vente d'immeubles et de terrains parisiens à l'occasion de la réalisation des projets d'aménagement du baron Haussmann.

34

modernité. Les vieux habitants sont contraints à se déplacer hors du centre. Là, ils

se regroupent et forment la zone à risque de barrières, un espace de rejet à la

ceinture des hôpitaux et des industries. Les pauvres sont rejetés aux périphéries.

Le préfet veut assurer la fin des émeutes qui ont caractérisé la période passée43 en

chassant les classes laborieuses. Le résultat est la création, dans la banlieue, de la

vieille ville, un lieu où la modernisation n’arrive pas, où trouve place une autre

culture, ou mieux, la vieille culture qui, au lieu de s’évanouir, a seulement

déménagé.

Deuxième paragraphe : Le nouveau commerce

Le protagoniste du nouveau commerce est sans doute le calicot44, le jeune

bourgeois intelligent, qui a bien compris le changement en acte et veut faire

fortune à partir de rien. Richepin dans le Gil Blas du 21 novembre 1881 donne une

description de ce nouveau type : « Le calicot d’aujourd’hui, c’est un engagé

volontaire dans cette grande armée du négoce et de la spéculation où l’on peut

conquérir tous les grades à la pointe de son activité, de son intelligence, de son

audace<Tel calicot, qui a commencé par vendre deux sous de fil, est devenu

ensuite chef de rayon, puis intéressé, et se trouve aujourd’hui être copropriétaire

dans ces maisons énormes qui ont l’importance et le budget d’un ministère<Il y a

des bacheliers, par exemple. Oh ! Ceux-là, comme je les admire ! < Au lieu de

gémir ou de s’indigner sur les routines universitaires dont ils étaient victimes, au

lieu de ces faiblesses puériles, ils se sont raidis dans leur virilité, ils ont bravement

jeté leurs lauriers aux orties, comme on y jette un froc, ils ont fourré leur diplôme

43

Le souvenir des révolutions de 1830 et 1848 est encore vivant chez Napoléon III et ses collaborateurs. Plusieurs experts supposent que la construction des boulevards si amples est due aussi bien pour éviter la disposition des barricades qui ont caractérisé les révolutions du passé que pour faciliter les mouvements des soldats en cas de futures émeutes. 44

Calicot vient du nom de la ville de Calicot, où l’on n’a d’abord fabriqué que le tissu. Terme de mépris. Il a été employé la première fois dans Le Combat des montagnes ou la Folie Beaujon, d’E. Scribe et H. Dupin, jouée aux Variétés le 12 janvier 1817 ; un des personnages était un marchand de nouveautés nommé Calicot.

35

inutile au fond d’une malle, et ils se sont forgé eux-mêmes l’arme inconnue dont

ils avaient besoin pour faire leur trou dans le monde »45. Richepin utilise le mot

aujourd’hui parce qu’il sait bien que le calicot du Second Empire est bien différent

de son prédécesseur des années vingt. En effet, déjà à partir de la période de Louis

Philippe, les marchands de nouveautés font leur apparition dans la capitale, en

supplantant, dans la vie économique comme dans le vocabulaire à la mode, les

boutiques. Ce sont des commerçants qui cherchent à renouveler et à stimuler

l’économie en introduisant de nouvelles formules de commerce, comme

l’utilisation de la presse et la disposition du crédit de la haute banque, elle-même

en expansion. Cette première génération d’entreprise est bien décrite et étudiée

par Balzac dans Grandeur et décadence de César Birotteau (1837). Pourtant les

magasins de nouveautés, qui ont ébloui Balzac dans les années trente, n’ont pas

survécu aux secousses économiques et sociales qui ont marqué la révolution de

1848. La Belle Fermière, La Chaussée d’Antin, le Coin de la rue, crées sous Louis

Philippe, sont apparus dans un Paris encore provincial, ils ont, donc, sombré.

C’est seulement avec les transformations qui ont caractérisé le Second Empire,

qu’un nouveau type de commerce peut naître et se développer. Le mot-clé du

changement économique en général est concentration ; vastes sociétés, ayant à leur

disposition des capitaux énormes, prennent la place des entreprises individuelles,

ou même des petites associations. Cela arrive à tous les secteurs, industries

textiles, métallurgie, transports, finance, agriculture et au commerce. Les causes

qui ont transformé l’organisation commerciale sont les mêmes que celles qui ont si

puissamment modifié les autres cadres : liberté économique, augmentation des

besoins, découvertes et inventions. De ces différents facteurs, celui dont l’action a

été peut être la plus puissante, est certainement l’introduction des machines. Elles

remplissent toutes les fonctions autrefois exclusivement exercées par les bras de

l’homme et, en plus, transportent les produits. Le développement des moyens de

transports a eu une forte influence sur l’organisation du commerce de détail. La 45

Richepin, Le Calicot, « Gil Blas » du 21 novembre 1881.

36

création des chemins de fer, en rapprochant les distances, produit un double

mouvement. D’une part, il devient possible au commerçant de saisir le client, non

seulement d’un bout de la ville à l’autre, mais d’un bout du pays à l’autre ; d’autre

part, le client aussi peut se déplacer et choisir, entre les concurrents, celui qui offre

le plus d’avantages. Désormais, le point de vue change, les ambitions s’éveillent, il

faut mettre la main sur la clientèle immense que la fortune des événements de la

période livre. Pour atteindre ce but il faut offrir au consommateur un avantage

évident, assez considérable, pour le décider à se déplacer. Ce qui peut être le plus

agréable au public, c’est de voir diminuer les prix exorbitants auxquels il est

habitué. C’est en cherchant de triompher par le bon marché que quelques

commerçants intelligents ont eu l’idée des premières réformes qui leur ont attiré

rapidement une clientèle nombreuse.

Les premières en date de ces réformes sont l’introduction de la vente au comptant,

qui permet de diminuer, de prix, le montant des intérêts et celui des non-valeurs46

et le marquage des prix en chiffres connues. La différence entre les prix des

maisons anciennes et ceux de leurs nouveaux concurrents est, de cette façon, très

appréciable. Cependant, le commerçant qui pratique la vente au comptant et en

chiffres connues, écoule le stock entier de ses marchandises et se trouve, à

nouveau, en possession de son capital, augmenté des bénéfices réalisés. Il peut,

donc, faire de nouveaux achats et obtenir, des producteurs, des conditions très

favorables parce qu’il paye en comptant. Une seconde fois, il écoule rapidement

les marchandises qu’il a achetées. En continuant ainsi à faire circuler son capital, à

le transformer en marchandises presque aussitôt revendues qu’achetées, il obtient,

au bout de l’année, un bénéfice considérable. C’est une méthode de commerce

nouvelle, qui ne se base plus sur la vente à gros bénéfice, mais sur celle à petit 46

Jusqu’à ce moment là, on vendait à peu près uniquement à crédit. Il y avait donc, dans une vente de l’ancien commerce deux opérations juridiques bien distinctes : d’une part la vente proprement dite ; d’autre part, le prêt par le marchand à l’acheteur, du montant du prix. Pour ne pas diminuer son gain, le commerçant devait donc, au prix du comptant, ajouter le montant de l’intérêt de son argent pendant la durée du crédit et prélever encore tant pour cent, afin de s’assurer contre le non-paiement des débiteurs insolvables. Par la vente au comptant, la séparation fut nettement établie entre le commerce des marchandises et celui des capitaux.

37

bénéfice cumulatif. L’entreprise grandissant, on peut apporter d’autres

perfectionnements qui concernent l’entreprise proprement dite (meilleure

organisation du travail, diminution des frais généraux, grande surface de crédit) et

les procédés commerciaux nouveaux destinés à attirer la clientèle et à la retenir.

La méthode de division du travail théorisée par Adam Smith affirme que dans une

entreprise où est employé un personnel suffisamment nombreux, on obtient une

production plus importante en divisant les tâches entre les individus, de façon que

chacun puisse tendre son attention sur un seul objet, afin d’acquérir une grande

habileté, de faire vite et bien et de ne pas perdre de temps en passant d’une

occupation à une autre. Ce système est appliqué aux grands magasins où, grâce au

personnel nombreux, on sépare les tâches commerciales et on spécialise les

employés dans chacune d’elles. On y distingue trois catégories de services : la

partie commerciale, la partie administrative, la direction et le contrôle.

Le comptoir ou rayon est l’unité constitutive du grand magasin. Dans chaque

comptoir les vendeurs sont occupés uniquement, tous les jours, à recevoir la

clientèle, à la servir et à faire débiter à la caisse la marchandise vendue. L’unique

intérêt du vendeur ou commis est celui de vendre la quantité majeure de produits,

puisque son bénéfice est proportionnel au chiffre des ventes qu’il a conclues. A la

tête de chaque rayon est placé un chef qui le dirige et qui en est le responsable. Ses

fonctions sont nombreuses et variées. Il est chargé de l’administration et de la

surveillance, des achats pours le compte du rayon et donc des relations avec les

producteurs. Pour cela il est assisté d’un certain nombre de seconds qui dirigent

plus spécialement la vente d’une partie du rayon, exercent la surveillance et

maintiennent la discipline. Cependant le chef du comptoir est très important,

puisqu’il est chargé de la partie intelligente et d’initiative : c’est le cerveau du

rayon. Il est toujours en rapport avec la direction, il lui expose les projets et

demande les crédits nécessaires à leur exécution. Il s’entend aussi avec les

fabricants, cherche à démêler avec eux les tendances de la mode pour la saison qui

38

va commencer et s’efforce de trouver l’article à sensation destiné à attirer le public.

C’est lui qui fixe les prix et les rabais que subiront les articles, c’est lui qui donne

les ordres pour les étalages et prépare la publicité. Il est le véritable commerçant,

qui a les justes intuitions et qui sait même étudier les techniques des rivales. Il n’a

pas à se préoccuper des questions matérielles, comme la tenue des livres ou les

opérations de caisse, il doit seulement exploiter son esprit d’initiative. En effet, les

services administratifs sont concentrés, chacun sous une seule direction, pour tout

l’ensemble du magasin. Les principaux sont le service des caisses, celui de la

comptabilité, de la correspondance et de la publicité. A côté il y a les secondaires,

qui se multiplient en raison de l’importance de la maison, qui sont la surveillance,

le chauffage, l’éclairage, le balayage, le service des livraisons, le service d’incendie.

Chacun de ces services comporte un personnel spécial, ayant les connaissances

techniques nécessaires. Enfin, dominant tout l’ensemble, il y a la direction, confiée

tantôt à un seul, tantôt à plusieurs gérants, choisis, non pas à raison de

l’importance de leurs capitaux, mais pour leur capacité reconnue. La direction sert

de lien entre toutes les pièces de la machine, lui donne l’impulsion et en règle le

mouvement. Il y a là une meilleure distribution des tâches qui laisse au facteur

actif toute son indépendance, il y a aussi une grande économie des frais

généraux47.

Dans le cadre économique, le nouveau commerce a à sa disposition, grâce à la

politique étatiste du Second Empire, des capitaux puissants qui offrent une vaste

surface de crédit. Ces capitaux sont utilisés aussi bien pour les achats auprès des

fabricants que pour les procédés destinés à attirer le public. En achetant au

comptant directement au producteur, le grand magasin a à disposition des rabais

considérables chez les fabricants, puisque les commandes sont toujours faites par

très grandes quantités et les paiements suivent de près la livraison des 47

A ce point de vue, si l’on compare les charges de la petite boutique à celles du grand bazar, on se rend compte rapidement de la supériorité de la grande entreprise sur la petite. En effet, la part supportée par chaque rayon, dans la location de l’immeuble, est inférieure au loyer qu’aurait à payer une boutique de même importance. Les frais de chauffage, d’éclairage, de balayage et d’entretien sont aussi moins lourds, proportionnellement, pour le grand magasin que pour le petit détaillant.

39

marchandises, en plus, le magasin ne doit pas payer le bénéfice pour le commis-

voyageur. Il en résulte que le grand magasin peut mettre en vente sa marchandise

avec une différence de 25 à 30% au-dessous du prix de revient.

L’autre partie des capitaux est utilisée pour atteindre le but principal : attirer le

public. En concomitance avec les travaux haussmanniens, les grands magasins

renouvèlent leur aspect esthétique en se conformant à la mode et aux directives

urbanistiques et architecturales de la période. Les caractéristiques les plus

frappantes sont l’utilisation de nouveaux matériels comme le verre et le fer, de

nouvelles technologies comme l’électricité, la vapeur et le chauffage répandu, une

esthétique éblouissante et lumineuse. La foule parisienne est attirée par cette

explosion de lumière, couleur et luxe, la nouveauté est absorbante, la foule se

laisse transporter à l’intérieur de ce bâtiment si différent des autres. Mais l’œuvre

de séduction n’est pas seulement esthétique, au contraire, le public est attiré

surtout par les techniques économiques mises en acte. Le prix fixe et marqué en

chiffres connues a supprimé le marchandage ; le client voit tout de suite à quoi se

tenir ; il sait qu’il n’y a qu’un prix, le même pour tous et que c’est à prendre ou à

laisser. Il y a une économie de temps pour le vendeur et pour l’acheteur. Un

second procédé pour attirer la clientèle est l’utilisation de la publicité, qui se

produit en trois formes différentes : la presse, la publication de catalogues

périodiques, les expositions. Le développement des transports, permettant

d’atteindre un nombre de lecteurs bien plus élevé, a nécessairement provoqué le

développement de la presse. Les commerçants les plus avisés comprennent

immédiatement le parti qu’ils peuvent tirer du journal et de la brochure pour

augmenter le cercle de leur clientèle. Ils prennent ainsi l’habitude des réclames

répétées à la quatrième page des journaux. Mais ils veulent avoir leur publicité à

eux, principalement destinée à tenir en haleine leur nombreuse clientèle : la

publication de catalogues périodiques répond à ce but. Enfin, avec le système des

grandes ventes ou expositions périodiques, les grands magasins invitent le public

à profiter des avantages exceptionnels qu’on lui offre sur les articles dont la saison

40

invite à s’approvisionner. Chacune de ces expositions est soigneusement combinée

de façon à correspondre aux besoins d’une clientèle composée d’éléments très

différents. Au commencement de la saison, le choix considérable attire toutes les

personnes de condition aisée qui peuvent payer le prix fort et qui désirent, surtout,

ne pas porter plus longtemps les modes de l’année précédente. En fin de saison, la

mise en vente des soldes et des occasions permet aux bourses économes de

profiter des rabais destinés à débarrasser le magasin du stock non encore liquidé,

et qui doit disparaitre pour faire place aux marchandises nouvelles. L’œuvre de

séduction du public se révèle aussi dans les commodités qu’on lui offre, lui

épargnant toute sorte de soucis et de fatigue. Le client n’a qu’à faire son choix et à

donner son adresse. Il n’est pas obligé de payer, il n’est pas même engagé à l’égard

du commerçant. Les articles désignés lui sont envoyés à domicile avec la facture.

De retour chez lui, l’acheteur a encore le loisir d’examiner à nouveau ce qu’on lui

apporte, de l’accepter ou de le rendre. Il faut ajouter que le client, dont le temps est

précieux, trouve ressemblé dans un espace restreint, les choses les plus diverses

dont il peut avoir besoin. D’autre part, celui qui a quelque loisir rencontre un

passe-temps agréable à parcourir toutes ces galeries qui présentent le spectacle

animé et varié d’un véritable champ de foire. Il peut se reposer dans des salons

tranquilles, où l’on met à sa disposition des journaux, des livres et de quoi faire sa

correspondance. S’il lui prend envie de se désaltérer, on lui sert gratuitement des

rafraichissements et des gâteaux. On lui épargne la peine de gravir les étages, au

moyen d’ascenseurs ou de plans inclinés.

Si l’on tient compte de toutes ces diverses considérations, on comprendra

facilement que le consommateur ait pris l’habitude de courir au grand magasin,

toutes les fois qu’il avait à faire un achat de quelque importance, et que la petite

boutique se soit trouvée peu à peu abandonnée par sa clientèle la plus fidèle, au

point de n’avoir plus qu’à fermer ses portes ou à attendre la faillite.

41

Troisième paragraphe. Dans le roman : le grand magasin, Mouret, la clientèle,

les commis.

La personnification des objets est une technique stylistique caractéristique de

l’œuvre de Zola. Dans chaque roman du cycle Les Rougons Macquarts le

protagoniste réel est un objet inanimé auquel l’auteur donne des caractéristiques

humaines au cour de l’histoire et qui devient le personnage principal, autour

duquel tout se déroule. Si dans L’Assommoir on a l’alambic et dans Germinal la

mine, dans Au bonheur des dames le grand magasin recouvre le rôle principal du

roman. Zola en suit le procès de développement, il observe son parcours, de

l’origine, comme petit magasin de nouveautés, jusqu’à la transformation en

monstre symbole du capitalisme qui, jour après jour, dévore le quartier entier. La

première apparition du magasin se trouve dans le roman préparatoire Pot-Bouille,

où il a encore l’apparence d’une simple boutique :

« C’était, à l’encoignure des rues Neuve-Saint-Augustin et de la Michodière, un

magasin de nouveautés dont la porte ouvrait sur le triangle étroit de la place

Gaillon. Barrant deux fenêtres de l’entresol, une enseigne portait, en grandes

lettres dédorées : Au Bonheur des Dames, maison fondée en 1822 ; tandis que, sur les

glaces sans tain des vitrines, on lisait, peinte en rouge, la raison sociale : Deleuze,

Hédouin et Cie.48 »

et à l’intérieur

« Alors, pendant deux heures, le jeune homme visita le magasin. Il le trouva mal

éclairé, petit, encombré de marchandises, qui débordaient du sous-sol,

s’entassaient dans les coins, ne laissaient que des passages étranglés entre des

murailles hautes de ballots. À plusieurs reprises, il s’y rencontra avec

Mme Hédouin, affairée, filant par les plus étroits couloirs, sans jamais accrocher

un bout de sa robe. Elle semblait l’âme vive et équilibrée de la maison, dont tout le

personnel obéissait au moindre signe de ses mains blanches. Octave était blessé

qu’elle ne le regardât pas davantage. Vers sept heures moins un quart, comme il

remontait une dernière fois du sous-sol, on lui dit que Campardon était au

premier, avec Mlle Gasparine. Il y avait là un comptoir de lingerie, que tenait cette

demoiselle. Mais, en haut de l’escalier tournant, derrière une pyramide faite de

48

Émile Zola, Pot-Bouille, Paris, G. Charpentier, p.16.

42

pièces de calicot symétriquement rangées, le jeune homme s’arrêta net, en

entendant l’architecte tutoyer Gasparine. 49 ».

Pourtant, dans le roman successif, dans le premier chapitre, la boutique est déjà

devenue, seulement trois ans après50, un grand magasin, même si dans la première

phase :

« *<+ et ce magasin rencontré brusquement, cette maison énorme pour elle, lui

gonflait le cœur, la retenait, émue, intéressée, oublieuse du reste. Dans le pan

coupé donnant sur la place Gaillon, la haute porte, toute en glace, montait jusqu’à

l’entresol, au milieu d’une complication d’ornements, chargés de dorures. Deux

figures allégoriques, deux femmes riantes, la gorge nue et renversée, déroulaient

l’enseigne : Au Bonheur des Dames. Puis, les vitrines s’enfonçaient, longeaient la rue

de la Michodière et la rue Neuve-Saint-Augustin, où elles occupaient, outre la

maison d’angle, quatre autres maisons, deux à gauche, deux à droite, achetées et

aménagées récemment. C’était un développement qui lui semblait sans fin, dans la

fuite de la perspective, avec les étalages du rez-de-chaussée et les glaces sans tain

de l’entresol, derrière lesquelles on voyait toute la vie intérieure des comptoirs. En

haut, une demoiselle, habillée de soie, taillait un crayon, pendant que, près d’elle,

deux autres dépliaient des manteaux de velours. 51»

et à l’intérieur

« Mais, de l’autre côté de la rue, ce qui la passionnait ; c’était le Bonheur des Dames,

dont elle apercevait les vitrines, par la porte ouverte. Le ciel demeurait voilé, une

douceur de pluie attiédissait l’air, malgré la saison ; et, dans ce jour blanc, où il y

avait comme une poussière diffuse de soleil, le grand magasin s’animait, en pleine

vente. Alors, Denise eut la sensation d’une machine, fonctionnant à haute

pression, et dont le branle aurait gagné jusqu’aux étalages. Ce n’étaient plus les

vitrines froides de la matinée ; maintenant, elles paraissaient comme chauffées et

vibrantes de la trépidation intérieure. Du monde les regardait, des femmes

arrêtées s’écrasaient devant les glaces, toute une foule brutale de convoitise. Et les

étoffes vivaient, dans cette passion du trottoir : les dentelles avaient un frisson,

retombaient et cachaient les profondeurs du magasin, d’un air troublant de

mystère ; les pièces de drap elles-mêmes, épaisses et carrées, respiraient,

soufflaient une haleine tentatrice ; tandis que les paletots se cambraient davantage

sur les mannequins qui prenaient une âme, et que le grand manteau de velours se

gonflait, souple et tiède, comme sur des épaules de chair, avec les battements de la

gorge et le frémissement des reins. Mais la chaleur d’usine dont la maison

49

Ibidem, p.18. 50

L’action de Pot-Bouille s’étend entre octobre 1861 et novembre 1863; celle de Au Bonheur des Dames dure d’octobre 1864 à février 1869. 51

Émile Zola, Au bonheur des dames, Paris, édition Pocket, 1998, p.8.

43

flambait, venait surtout de la vente, de la bousculade des comptoirs, qu’on sentait

derrière les murs. Il y avait là le ronflement continu de la machine à l’œuvre, un

enfournement de clientes, entassées devant les rayons, étourdies sous les

marchandises, puis jetées à la caisse. Et cela réglé, organisé avec une rigueur

mécanique, tout un peuple de femmes passant dans la force et la logique des

engrenages. Denise, depuis le matin, subissait la tentation. Ce magasin, si vaste

pour elle, où elle voyait entrer en une heure plus de monde qu’il n’en venait chez

Cornaille en six mois, l’étourdissait et l’attirait ; et il y avait, dans son désir d’y

pénétrer, une peur vague qui achevait de la séduire.52 ».

Le magasin a changé totalement, on peut noter le début de l’œuvre

d’agrandissement, l’entreprise commence à dévorer la place autour d’elle, le désir

d’expansion répond à la soif de pouvoir et d’enrichissement du nouveau

commerce, caractérisé par le mouvement d’accumulation intensive.

L’agrandissement accompagne la restauration stylistique du bâtiment, qui prête

attention au décor et aux ornements. Les yeux de la jeune fille de province se

perdent dans l’immensité du bâtiment, dans le labyrinthe tracé par le gribouillage

de la décoration, aveuglés par la luminosité des vitrines et par le spectacle

séduisant des chutes de marchandise. Le verbe séduire est décliné de toutes les

manières et se répète incessamment dans tout le texte. C’est le but du grand

magasin : séduire la foule qui passe, attirer les yeux, les faire perdre parmi les

produits, les couleurs, les lignes et les tournants, qui enveloppent le passant et le

convaincre à entrer dedans. C’est une action éclatante, qui surprend la personne,

c’est du sublime. La jeune fille éprouve un sentiment mixte de peur, par les

dimensions et l’effet choquant de l’ensemble, et de désir d’y pénétrer, désir auquel

elle ne peut pas résister. Cette fièvre qui prend la jeune protagoniste juste au début

du roman, augmente et s’accroit au pas avec le développement du grand magasin.

Dans le final Zola nous montre le résultat de l’œuvre de modernisation, une sorte

de Tour Eiffel du commerce :

« La rue du Dix-Décembre, toute neuve, avec ses maisons d’une blancheur de craie

et les derniers échafaudages des quelques bâtisses attardées, s’allongeait sous un

limpide soleil de février ; un flot de voitures passait, d’un large train de conquête,

52

Ibidem, pp.20-21.

44

au milieu de cette trouée de lumière qui coupait l’ombre humide du vieux quartier

Saint-Roch ; et, entre la rue de la Michodière et la rue de Choiseul, il y avait une

émeute, l’écrasement d’une foule chauffée par un mois de réclame, les yeux en

l’air, bayant devant la façade monumentale du Bonheur des Dames, dont

l’inauguration avait lieu ce lundi-là, à l’occasion de la grande exposition de blanc.

C’était, dans sa fraîcheur gaie, un vaste développement d’architecture

polychrome, rehaussée d’or, annonçant le vacarme et l’éclat du commerce

intérieur, accrochant les yeux comme un gigantesque étalage qui aurait flambé des

couleurs les plus vives. Au rez-de-chaussée, pour ne pas tuer les étoffes des

vitrines, la décoration restait sobre : un soubassement en marbre vert de mer ; les

piles d’angle et les piliers d’appui recouverts de marbre noir, dont la sévérité

s’éclairait de cartouches dorés ; et le reste en glaces sans tain, dans les châssis de

fer, rien que des glaces qui semblaient ouvrir les profondeurs des galeries et des

halls au plein jour de la rue. Mais, à mesure que les étages montaient, s’allumaient

les tons éclatants. La frise du rez-de-chaussée déroulait des mosaïques, une

guirlande de fleurs rouges et bleues, alternées avec des plaques de marbre, où

étaient gravés des noms de marchandises, à l’infini, ceignant le colosse. Puis, le

soubassement du premier étage, en briques émaillées, supportait de nouveau les

glaces des larges baies, jusqu’à la frise, faite d’écussons dorés, aux armes des villes

de France, et de motifs en terre cuite, dont l’émail répétait les teintes claires du

soubassement. Enfin, tout en haut, l’entablement s’épanouissait comme la

floraison ardente de la façade entière, les mosaïques et les faïences reparaissaient

avec des colorations plus chaudes, le zinc des chéneaux était découpé et doré,

l’acrotère alignait un peuple de statues, les grandes cités industrielles et

manufacturières, qui détachaient en plein ciel leurs fines silhouettes. Et les curieux

s’émerveillaient surtout devant la porte centrale, d’une hauteur d’arc de triomphe,

décorée elle aussi d’une profusion de mosaïques, de faïences, de terres cuites,

surmontée d’un groupe allégorique dont l’or neuf rayonnait, la Femme habillée et

baisée par une volée rieuse de petits Amours. *<+ Une surprise immobilisa ces

dames. Devant elles, s’étendaient les magasins, les plus vastes magasins du

monde, comme disaient-les réclames. À cette heure, la grande galerie centrale

allait de bout en bout, ouvrait sur la rue du Dix-Décembre et sur la rue Neuve-

Saint-Augustin ; tandis que, à droite et à gauche, pareilles aux bas-côtés d’une

église, la galerie Monsigny et la galerie Michodière, plus étroites, filaient elles

aussi le long des deux rues, sans une interruption. De place en place, les halls

élargissaient des carrefours, au milieu de la charpente métallique des escaliers

suspendus et des ponts volants. »53

et à l’intérieur

« Ce qui arrêtait ces dames, c’était le spectacle prodigieux de la grande exposition

de blanc. Autour d’elles, d’abord, il y avait le vestibule, un hall aux glaces claires,

53

Ibidem, pp. 402-403 et 408.

45

pavé de mosaïques, où les étalages à bas prix retenaient la foule vorace. Ensuite,

les galeries s’enfonçaient, dans une blancheur éclatante, une échappée boréale,

toute une contrée de neige, déroulant l’infini des steppes tendues d’hermine,

l’entassement des glaciers allumés sous le soleil. On retrouvait le blanc des vitrines

du dehors, mais avivé, colossal, brûlant d’un bout à l’autre de l’énorme vaisseau,

avec la flambée blanche d’un incendie en plein feu. Rien que du blanc, tous les

articles blancs de chaque rayon, une débauche de blanc, un astre blanc dont le

rayonnement fixe aveuglait d’abord, sans qu’on pût distinguer les détails, au

milieu de cette blancheur unique. »54.

Le magasin rejoint le sommet de sa grandeur, il a dévoré toutes les vieilles

boutiques et a imposé son architecture polychrome et dorée, le noir a disparu, le

blanc étincèle et aveugle. La structure monumentale devient l’emblème de la

nouvelle société, son ordre décoré a fait oublier le passé, qui a été englouti par le

monstre moderne. Les pierres et le bois ont été substitués par le verre et le fer, les

matériaux caractéristiques du nouveau style. La luminosité éclatante a substitué

l’obscurité du passé, les rues amples et monumentales sont éclairées par

l’électricité, les vitrines resplendissent, les produits eux-mêmes brillent de pureté.

Tout est candide et virginal, la tristesse sombre du passé est balayée par une vague

de limpidité. À l’intérieur, le magasin frémit de vie et de chaleur, on se perd entre

la marchandise et les couloirs, le client est étonné et se laisse entrainer par le

courant humain qui l’entoure. La foule est “vorace”, prise par l’obsession de

toucher, essayer, tâter et se laisser caresser et envelopper par le nouveau luxe; on

perd la cognition du temps et de l’espace, la femme est la proie d’un rêve, celui

étincelant et, au même temps, inquiétant de la modernité métropolitaine. Zola lui-

même, dans les descriptions, a un style qui ouvre les portes à l’esthétisme et à

l’hyper narcissisme. On y trouve une sorte de fétichisme de la marchandise mais,

au même temps, l’auteur ne renonce pas à son égard circonspect et à son attitude

critique. En effet, si dans un premier temps l’auteur lui-même est pris par l’extase,

par la suite son esprit d’observateur analytique et objectif se réveille, et comprend

la vraie nature qui se cache derrière le masque doré. Le temple de la

modernisation est une machine infernale chauffée et vibrante, qui ne peut pas 54

Ibidem, p.409.

46

s’arrêter, sa course est incessante et sa faim jamais satisfaite. Cette machine donne

de la majesté et prétend l’âme et l’argent de ses victimes. Elle s’en fiche du destin

de ses proies, des conséquences dégénératives et négatives produites. Elle a un but

à atteindre et rien ne peut l’empêcher.

La personne qui tient les fils de tout est le directeur du grand magasin. Il incarne

l’âme et l’esprit de la modernisation, c’est l’enfant du siècle. Dans Au bonheur des

dames c’est Mouret. Il incarne le modèle exemplaire du calicot, dans la préparation

au roman Pot-Bouille Zola le décrit comme

« Très malin, faisant son chemin par les femmes. Ayant compris les temps

modernes. Quelque argent même. Le type du jeune bourgeois

intelligent<jouissant et ne voulant pas que rien change. L’idée du commerce

décuplée, l’idée de spéculer sur le luxe. Le petit-fils de paysan arrivé par

l’éducation, et grâce à 89. Mais actif et relativement honnête. Pas un Saccard. Très

gai et très bon enfant. Il est venu à Paris pour faire fortune ; c’est lui qui doit

conduire le roman : fouillant, flairant, tâchant de faire son affaire, se promenant

ainsi parmi la bourgeoisie, et me la donnant. Il couchera avec d’autres »55

et encore dans la préparation de Au Bonheur des Dames

« Justement mon Octave est excellent. Un garçon sans trop de scrupules, que je

ferai honnête relativement dans le succès. Il est bachelier, mais a jeté son diplôme

au vent. Il est avec les actifs, les garçons d’action qui ont compris l’activité

moderne, et il se jette dans les affaires, avec gaieté et vigueur. Fortune

considérable. Ne pas oublier son côté de fantaisie dans le commerce, son audace

qui ont séduit Mme Hédouin, plus calme et plus droite. Mais lui laisser surtout

son côté femme, sa science de la femme, qui l’a poussé à spéculer sur la

coquetterie de la femme »56.

Mouret possède principalement deux habilités : l’une est l’art de séduire, l’autre la

créativité. Il met à profit la première pour pouvoir utiliser la deuxième, mais le

tout pour atteindre son but. Il séduit d’abord les femmes. Il les utilise pour leur

argent, comme dans le cas de Mme Hédouin, pour leur connaissance et

importance dans la haute société, c’est le cas de Mme Desforges, et, enfin, pour

55

Zola, Ébauche à Pot-Bouille, fos 383-384. Dans Zola, Émile Les Rougon-Macquart : histoire naturelle et sociale d'une famille sous le Second Empire, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade ; 56

Zola, Ébauche à Au Bonheur des Dames, fos 107-113. Dans Zola, Émile Les Rougon-Macquart : histoire naturelle et sociale d'une famille sous le Second Empire, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade ;

47

découvrir leurs goûts et leurs manies, puisque il a compris qu’elles sont la vraie

âme du commerce. Pour Mouret tout aboutit à l’exploitation de la femme. Il

l’utilise mais en même temps il élève un temple consacré exclusivement à ses

goûts, à ses manies et à sa coquetterie. Dans le grand magasin, elle est la reine,

adulée et flattée dans ses faiblesses, entourée de prévenances, parce qu’elle paye

d’une goutte de son sang chacun de ses caprices57. Cette attention obsessive pour le

client est le résultat du changement fondamental qui se produit dans l’univers de

la clientèle. Elle devient la base du commerce, avec les révolutions apportés sous le

Second Empire elle a le pouvoir de choix, c’est elle qui décide maintenant. C’est

pour cela que Mouret ne pense qu’à elle, il cherche sans relâche à imaginer des

séductions plus grandes et c’est à ce point-là que sa deuxième habilité intervient. Il

est un génie créatif. C’est lui l’artiste esthète, celui qui décide les décorations,

l’aspect extérieur de sa cathédrale, les nouvelles modes, les genres de publicités,

les techniques de vente, tous les détails qui doivent choquer et attirer la foule

parisienne. Ses décisions sont toujours outre mesure :

« — Mais pourquoi cherchez-vous à ménager l’œil ? dit-il. N’ayez donc pas peur,

aveuglez-le< Tenez ! du rouge ! du vert ! du jaune ! Il avait pris les pièces, il les

jetait, les froissait, en tirait des gammes éclatantes. Tous en convenaient, le patron

était le premier étalagiste de Paris, un étalagiste révolutionnaire à la vérité, qui

avait fondé l’école du brutal et du colossal dans la science de l’étalage. Il voulait

des écroulements, comme tombés au hasard des casiers éventrés, et il les voulait

flambants des couleurs les plus ardentes, s’avivant l’un par l’autre. En sortant du

magasin, disait-il, les clientes devaient avoir mal aux yeux. Hutin, qui, au

contraire, était de l’école classique de la symétrie et de la mélodie cherchées dans

les nuances, le regardait allumer cet incendie d’étoffes au milieu d’une table, sans

se permettre la moindre critique, mais les lèvres pincées par une moue d’artiste

dont une telle débauche blessait les convictions. — Voilà ! cria Mouret, quand il

eut fini. Et laissez-le< Vous me direz s’il raccroche les femmes, lundi ! »58

Il applique la même passion et la même vitalité dans les affaires :

« Mouret se jetait en poète dans la spéculation, avec un tel faste, un besoin tel du

colossal, que tout semblait devoir craquer sous lui. Il y avait là un sens nouveau

57

Émile Zola, Au bonheur des dames, cit., p.83. 58

Ibidem, p.54

48

du négoce, une apparente fantaisie commerciale, qui autrefois inquiétait madame

Hédouin, et qui aujourd’hui encore, malgré de premiers succès, consternait parfois

les intéressés. On blâmait à voix basse le patron d’aller trop vite ; on l’accusait

d’avoir agrandi dangereusement les magasins, avant de pouvoir compter sur une

augmentation suffisante de la clientèle ; on tremblait surtout en le voyant mettre

tout l’argent de la caisse sur un coup de cartes, emplir les comptoirs d’un

entassement de marchandises, sans garder un sou de réserve. Ainsi, pour cette

mise en vente, après les sommes considérables payées aux maçons, le capital

entier se trouvait dehors : une fois de plus, il s’agissait de vaincre ou de mourir. Et

lui, au milieu de cet effarement, gardait une gaieté triomphante, une certitude des

millions, en homme adoré des femmes, et qui ne peut être trahi. Lorsque

Bourdoncle se permit de témoigner certaines craintes, à propos du développement

exagéré donné à des rayons dont le chiffre d’affaires restait douteux, il eut un beau

rire de confiance, en criant : — Laissez donc, mon cher, la maison est trop

petite! »59.

Il représente l’esprit vital du nouveau commerce, il se lance dans les affaires,

invente nouveaux et frappants mécanismes de vente, cherche l’appui de la banque

et de l’État, affaiblit la clientèle, la haute société, les banques et même ses

employés. Il est l’Aristide Boucicaut du monde littéraire60. Son génie n’est pas

59

Ibidem, pp. 39-40. 60

Aristide-Jacques Boucicaut, né le 15 juillet 1810 à Bellême et mort le 26 décembre 1877 à Paris, est un entrepreneur et homme d'affaires français. Aristide Boucicaut a débuté sa carrière commerciale comme simple commis chapelier dans la boutique paternelle à Bellême qu’il quitte en 1828 pour suivre comme associé un marchand d’étoffes ambulant. En 1829, il entre comme vendeur au Petit Saint-Thomas, rue du Bac à Paris. Devenu chef de rayon, il épouse, en 1836, Marguerite Guérin, une employée de la maison. En 1852, il s’associe au propriétaire d’un magasin de mercerie et de nouveautés à l’enseigne du « Bon Marché », sis rue de Sèvres, et se lance d’emblée dans la distribution de masse qui devait, en l’espace de quelques années, révolutionner le commerce de fond en comble. En 1863, il rachète les parts de participation de son associé Paul Videau et reste seul propriétaire de l’affaire. Le Bon Marché va alors rapidement décupler son chiffre d'affaires, passant d’un commerce de 4 rayons avec 12 employés à 450 000 francs de chiffre d’affaires au plus gros grand magasin du monde avec 1 788 employés. L’idée du concept de grand magasin est venue à Aristide Boucicaut suite à l’Exposition universelle de 1855, où il s’était perdu. Cherchant à recréer l’expérience de profusion de biens qu’il y avait connue, il a inventé les notions de libre accès pour le consommateur sans obligation d’acheter, le prix fixe déterminé par étiquetage qui élimine le besoin de marchander, un assortiment très étendu vendu en rayons multiples laissant à la clientèle la possibilité de se perdre pour déambuler et dénicher de bonnes affaires, une politique de bas prix assise sur une marge de profit réduite et une prompte rotation des marchandises, la possibilité de retourner et d’échanger la marchandise insatisfaisante et des soldes à intervalles réguliers. Le Bon Marché offrait en outre de nombreux agréments à sa clientèle : magasin équipé d’ascenseurs, livraison à domicile, buffet et journaux gratuits, ballons distribués aux enfants. L’usage de la réclame était systématisé : affiches, catalogues, vitrines, animations. En 1856, le premier catalogue de vente par correspondance est lancé. Aristide Boucicaut a également inventé les principes de commission sur les ventes et de participation aux profits pour ses employés. L’exemple d’Aristide Boucicaut a rapidement fait école à Paris et dans le monde, notamment aux États-Unis. En l’espace de quelques années, de nombreux magasins parisiens ouvrent qui copient la formule commerciale du Bon Marché : le Louvre en 1855, le Bazar de l’Hôtel de Ville (BHV) en 1856, À la Belle Jardinière en 1856, le Printemps en 1864, la Samaritaine en 1869, les Galeries Lafayette en 1894. Ses principaux concurrents, notamment Jules Jaluzot, fondateur du Printemps et Marie-Louise Jaÿ,

49

compris par les autres, qui ne sont pas habitués à toutes ses révolutions, pourtant

son habilité de séducteur fait oublier les préventions et le scepticisme initiaux.

Mais, comme la nouvelle société qu’il représente, Mouret lui-même a une face

cachée, derrière les couleurs et la gaieté de façade, il y a une âme spéculatrice et

affairiste qui ne connaît pas ce que sont les scrupules. Le grand magasin abuse du

public en lui vendant un produit de bon marché apparent, mais qui ne possède

que rarement la qualité intrinsèque correspondant au prix d’achat. La technique

de Mouret est simple :

« — Nous perdrons quelques centimes sur l’article, je le veux bien. Après ? le beau

malheur, si nous attirons toutes les femmes et si nous les tenons à notre merci,

séduites, affolées devant l’entassement de nos marchandises, vidant leur porte-

monnaie sans compter ! Le tout, mon cher, est de les allumer, et il faut pour cela

un article qui flatte, qui fasse époque. Ensuite, vous pouvez vendre les autres

articles aussi chers qu’ailleurs, elles croiront les payer chez vous meilleur marché.

Par exemple, notre Cuir-d’or, ce taffetas à sept francs cinquante, qui se vend

partout ce prix, va passer également pour une occasion extraordinaire, et suffira à

combler la perte du Paris-Bonheur< Vous verrez, vous verrez ! »61.

Il ne s’agit que de séduire et convaincre un public qui a totalement changé, qui

croit, maintenant, de posséder le pouvoir et de pouvoir choisir. Au contraire il a

seulement trouvé un ennemi plus affaiblissant et plus tricheur. Le nouveau luxe et

les offres spéciales l’aveuglent, le lancement des nouvelles modes l’attire, la

flatterie l’enchante, il ne résiste pas aux nombreuses tentations, il se perd dans le

labyrinthe de la nouveauté inconsciemment, il tombe malade de la nouvelle

maladie de l’achat compulsif qui l’amène à des actions hors des règles.62 Dans le

roman on retrouve plusieurs types de femmes qui composent la clientèle, mais ce

cofondatrice de La Samaritaine, étaient d’anciens employés du Bon Marché. Avenel, George D’, Le mécanisme de la vie moderne, Paris, A. Colin, 1900; 61

Émile Zola, Au bonheur des dames, cit., p. 45. 62

On commence à parler de “la névrose des grands bazars”, avec sa forme aigue, “la manie du vol”. Zola dans son carnet note : « Beaucoup de femmes se contentent d’examiner et de palper les étoffes. Elles ont gratis les jouissances de toucher et du regard…chez beaucoup de sortantes, la face a un particularisme bizarre. La prunelle est extrêmement dilatée. Et puis, sous les yeux des toutes jeunes, il y a une couche de bistre – momentanée, parce qu’elle serait trop précoce ! à coup sûr, il y a là un mode nouveau de névrose ! Les grands bazars sont pour les femmes des maisons de tentations. ». Zola, ébauche à Au Bonheur des Dames. Dans Zola, Émile. Les Rougon-Macquart : histoire naturelle et sociale d'une famille sous le Second Empire, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade ;

50

qui choque vraiment, c’est l’idée de la clientèle comme une foule vorace et sans

contrôle qui envahit le grand magasin :

« Enfin, on rouvrit les portes, et le flot entra. Dès la première heure, avant que les

magasins fussent pleins, il se produisit sous le vestibule un écrasement tel, qu’il

fallut avoir recours aux sergents de ville, pour rétablir la circulation sur le trottoir.

Mouret avait calculé juste : toutes les ménagères, une troupe serrée de petite-

bourgeoises et de femmes en bonnet, donnaient assaut aux occasions, aux soldes et

aux coupons, étalés jusque dans la rue. Des mains en l’air, continuellement,

tâtaient « les pendus » de l’entrée, un calicot à sept sous, une grisaille laine et

coton à neuf sous, surtout un Orléans à trente-huit centimes, qui ravageait les

bourses pauvres. Il y avait des poussées d’épaules, une bousculade fiévreuse

autour des casiers et des corbeilles, où des articles au rabais, dentelles à dix

centimes, rubans à cinq sous, jarretières à trois sous, gants, jupons, cravates,

chaussettes et bas de coton s’éboulaient, disparaissaient, comme mangés par une

foule vorace. Malgré le temps froid, les commis qui vendaient au plein air du

pavé, ne pouvaient suffire. Une femme grosse jeta des cris. Deux petites filles

manquèrent d’être étouffées. *<+Ces dames, saisies par le courant, ne pouvaient

plus reculer. Comme les fleuves tirent à eux les eaux errantes d’une vallée, il

semblait que le flot des clientes, coulant à plein vestibule, buvait les passants de la

rue, aspirait la population des quatre coins de Paris. Elles n’avançaient que très

lentement, serrées à perdre haleine, tenues debout par des épaules et des ventres,

dont elles sentaient la molle chaleur ; et leur désir satisfait jouissait de cette

approche pénible, qui fouettait davantage leur curiosité. C’était un pêle-mêle de

dames vêtues de soie, de petite-bourgeoises à robes pauvres, de filles en cheveux,

toutes soulevées, enfiévrées de la même passion. Quelques hommes, noyés sous

les corsages débordants, jetaient des regards inquiets autour d’eux. Une nourrice,

au plus épais, levait très haut son poupon, qui riait d’aise. Et, seule, une femme

maigre se fâchait, éclatant en paroles mauvaises, accusant une voisine de lui entrer

dans le corps. »63

Si sa réussite a comme base principale l’exploitation des femmes, la machine

infernale se nourrit surtout des plus faibles, c’est-à-dire du vieux commerce. Avec

l’appui du Baron Hartmann, qui représente le Crédit Immobilier mais aussi l’État,

Mouret met en œuvre l’expropriation du quartier et l’écrasement du petit

commerce. Dans les dialogues avec le Baron il démontre la cruauté infime et la

froideur calculatrice typique de la modernisation.

63

Émile Zola, Au bonheur des dames, cit., pp. 249-250 et 251.

51

« Puis, ils causèrent devant la fenêtre du salon voisin, debout, baissant la voix.

C’était toute une affaire nouvelle. Depuis longtemps, Mouret caressait le rêve de

réaliser son ancien projet, l’envahissement de l’îlot entier par le Bonheur des

Dames, de la rue Monsigny à la rue de la Michodière, et de la rue Neuve-Saint-

Augustin à la rue du Dix-Décembre. Dans le pâté énorme, il y avait encore, sur

cette dernière voie, un vaste terrain en bordure, qu’il ne possédait point ; et cela

suffisait à gâter son triomphe, il était torturé par le besoin de compléter sa

conquête, de dresser, là, comme apothéose, une façade monumentale. Tant que

l’entrée d’honneur se trouverait rue Neuve-Saint-Augustin, dans une rue noire du

vieux Paris, son œuvre demeurait infirme, manquait de logique ; il la voulait

afficher devant le nouveau Paris, sur une de ces jeunes avenues où passait au

grand soleil la cohue de la fin du siècle ; il la voyait dominer, s’imposer comme le

palais géant du commerce, jeter plus d’ombre sur la ville que le vieux Louvre. »64.

La nouvelle vague bouleverse le vieux quartier et ses habitants, sans se préoccuper

de le leurs conditions et des conséquences produites :

« Maintenant, les murs s’élevaient au premier étage ; des échafauds, des tours de

charpentes, enfermaient l’île entière ; sans arrêt, on entendait le grincement des

treuils montant les pierres de taille, le déchargement brusque des planchers de fer,

la clameur de ce peuple d’ouvriers, accompagnée du bruit des pioches et des

marteaux. Mais, par-dessus tout, ce qui assourdissait les gens, c’était la trépidation

des machines ; tout marchait à la vapeur, des sifflements aigus déchiraient l’air ;

tandis que, au moindre coup de vent, un nuage de plâtre s’envolait et s’abattait

sur les toitures environnantes, ainsi qu’une tombée de neige. Du reste, la situation

allait empirer encore. En septembre, l’architecte, craignant de ne pas être prêt, se

décida à faire travailler la nuit. De puissantes lampes électriques furent établies, et

le branle ne cessa plus : des équipes se succédaient, les marteaux n’arrêtaient pas,

les machines sifflaient continuellement, la clameur toujours aussi haute semblait

soulever et semer le plâtre. Alors, les Baudu, exaspérés, durent même renoncer à

fermer les yeux ; ils étaient secoués dans leur alcôve, les bruits se changeaient en

cauchemars, dès que la fatigue les engourdissait. Puis, s’ils se levaient pieds nus,

pour calmer leur fièvre, et s’ils venaient soulever un rideau, ils restaient effrayés

devant la vision du Bonheur des Dames flambant au fond des ténèbres, comme

une forge colossale, où se forgeait leur ruine. Au milieu des murs, à moitié

construits, troués de baies vides, les lampes électriques jetaient de larges rayons

bleus, d’une intensité aveuglante. Deux heures du matin sonnaient, puis trois

heures, puis quatre heures. Et, dans le sommeil pénible du quartier, le chantier

agrandi par cette clarté lunaire, devenu colossal et fantastique, grouillait d’ombres

noires, d’ouvriers retentissants, dont les profils gesticulaient, sur la blancheur crue

des murailles neuves. L’oncle Baudu l’avait dit, le petit commerce des rues

64

Ibidem, pp. 323-324.

52

voisines recevait encore un coup terrible. Chaque fois que le Bonheur des Dames

créait des rayons nouveaux, c’étaient de nouveaux écroulements, chez les

boutiquiers des alentours. Le désastre s’élargissait, on entendait craquer les plus

vieilles maisons. Mademoiselle Tatin, la lingère du passage Choiseul, venait d’être

déclarée en faillite ; Quinette, le gantier, en avait à peine pour six mois ; les

fourreurs Vanpouille étaient obligés de sous-louer une partie de leurs magasins ; si

Bédoré et sœur, les bonnetiers, tenaient toujours, rue Gaillon, ils mangeaient

évidemment les rentes amassées jadis. Et voilà que, maintenant, d’autres ruines

allaient s’ajouter à ces ruines prévues depuis longtemps : le rayon d’articles de

Paris menaçait un bimbelotier de la rue Saint-Roch, Deslignières, un gros homme

sanguin ; tandis que le rayon des meubles atteignait les Piot et Rivoire, dont les

magasins dormaient dans l’ombre du passage Sainte-Anne. On craignait même

l’apoplexie pour le bimbelotier, car il ne dérageait pas, en voyant le Bonheur

afficher les porte-monnaie à trente pour cent de rabais. Les marchands de

meubles, plus calmes, affectaient de plaisanter ces calicots qui se mêlaient de

vendre des tables et des armoires ; mais des clientes les quittaient déjà, le succès

du rayon s’annonçait formidable. C’était fini, il fallait plier l’échine : après ceux-là,

d’autres encore seraient balayés, et il n’y avait plus de raison pour que tous les

commerces ne fussent tour à tour chassés de leurs comptoirs. Le Bonheur seul, un

jour, couvrirait le quartier de sa toiture. ».65

Les grands travaux assument un aspect dégénératif, ils changent totalement

l’ordre des choses dans le quartier, l’action de amélioration devient une action de

destruction et reconstruction à partir de zéro, qui efface entièrement l’histoire et la

tradition préexistantes. Les habitants du vieux quartier, symboles du passé, sont

forcés à le quitter définitivement, pour laisser la place au moderne.

Mais les effets négatifs du nouveau commerce se répercutent aussi à

l’intérieur du grand magasin. En effet, la logique du profit et de la concurrence est

instillée aux autres engrenages de la machine, les employés du grand magasin.

L’introduction du bénéfice sur la vente conduit à la naissance d’une haute

concurrence entre les commis, qui se transforme en une vraie lutte pour la

survivance :

« Alors, avant de descendre dans le magasin jeter leur coup d’œil habituel,

tous deux réglèrent encore certains détails. Ils examinèrent le spécimen d’un petit

cahier à souches que Mouret venait d’inventer pour les notes de débit. Ce dernier,

ayant remarqué que les marchandises démodées, les rossignols, s’enlevaient 65

Ibidem, pp. 227-229.

53

d’autant plus rapidement que la guelte donnée aux commis était plus forte, avait

basé sur cette observation un nouveau commerce. Il intéressait désormais ses

vendeurs à la vente de toutes les marchandises, il leur accordait un tant pour cent

sur le moindre bout d’étoffe, le moindre objet vendu par eux : mécanisme qui

avait bouleversé les nouveautés, qui créait entre les commis une lutte pour

l’existence, dont les patrons bénéficiaient. Cette lutte devenait du reste entre ses

mains la formule favorite, le principe d’organisation qu’il appliquait

constamment. Il lâchait les passions, mettait les forces en présence, laissait les gros

manger les petits, et s’engraissait de cette bataille des intérêts. Le spécimen du

cahier fut approuvé : en haut, sur la souche et sur la note à détacher, se trouvaient

l’indication du rayon et le numéro du vendeur ; puis, répétées également des deux

côtés, il y avait des colonnes pour le métrage, la désignation des articles, les prix ;

et le vendeur signait simplement la note, avant de la remettre au caissier. De cette

façon, le contrôle était des plus faciles, il suffisait de collationner les notes remises

par la caisse au bureau de défalcation, avec les souches restées entre les mains des

commis. Chaque semaine, ces derniers toucheraient ainsi leur tant pour cent et

leur guelte, sans erreur possible. »66

Le caractère familier caractéristique du vieux commerce a totalement disparu,

le pouvoir de l’argent est totalitaire, les commis sont prêts à se dévorer entre eux.

Dans les couloirs du magasin, on assiste à une compétition choquante, faite de

ruses, trucs, sabotages et bruits qui courent. L’égotisme règne. Derrière l’ordre

esthétique demandé, derrière la beauté des uniformes et les faux sourires, se cache

l’opportunisme sans scrupules vers les clients et les collègues. L’hypocrisie est

l’attitude caractérisant, le client croit d’être le patron incontesté du magasin, mais

il est seulement la victime du commis, qui l’affaiblit avec ses sourires, sa

disponibilité, sa tendresse hypocrite, c’est seulement son argent qui l’intéresse, le

client n’est plus une personne connue, l’habitué d’autre fois, mais un chiffre qu’il

faut augmenter. L’intérêt qu’on éprouve vers lui est seulement matériel et

calculateur, les sentiments ont disparus. Le commis est, donc, un soldat au service

du patron, il en copie l’attitude et les intérêts, conscient que lui-même n’est qu’un

autre chiffre sur le carnet du directeur. Celui-ci ne se préoccupe pas des conditions

de travail des employés, au contraire, il n’a aucune difficulté à les exploiter sans

cesse :

66

Ibidem, pp. 40-41.

54

« — Mais, fit remarquer Bourdoncle, maintenant que vous avez tout brouillé

et tout jeté aux quatre coins, les employés useront leurs jambes, à conduire les

acheteuses de rayon en rayon. Mouret eut un geste superbe. — Ce que je m’en

fiche ! Ils sont jeunes, ça les fera grandir< Et tant mieux, s’ils se promènent ! Ils

auront l’air plus nombreux, ils augmenteront la foule. Qu’on s’écrase, tout ira

bien ! »67

L’indifférence et l’exploitation sans scrupules sont, donc, les deux caractéristiques

principales du nouveau commerce, caractéristiques parfaitement cachées par la

façade renouvelée et luxueuse et les sourires serviles. Pourtant, l’œil critique et

observateur de Zola se concentre proprement sur ces deux caractéristiques. Dans

Au Bonheur des Dames il ne veut pas s’arrêter à la surface des choses, il refuse la

juste admiration inactive des nouveautés apportées par la modernisation, il décide

d’aller plus loin, d’examiner avec attention les faits qui l’entourent. C’est pour cela

qu’il se documente attentivement sur le procès de développement des grands

magasins, sur les nouvelles techniques de vente et de publicité, sur le changement

des modes et de la clientèle, donc sur le changement de la société. C’est son but,

analyser la société sous différents points de vue. Seulement de cette manière il

peut découvrir la vérité qui se cache sous la lumière aveuglante, le mythe de

l’argent qui a révolutionné une société entière. Cet argent qui se traduit en

possession et accumulation, et qui amène aux appétits bruts et à la richesse pour

peu et à la pauvreté pour plusieurs. Dans le roman on remarque un double

mouvement de l’auteur, d’une part l’exaltation des changements positifs de la

société parisienne sous le Second Empire, de l’autre les conséquences négatives

pour les plus brimés. Dans le deuxième mouvement on peut retrouver cette âme

socialiste, qui est devenue célèbre dans le roman Germinal, mais qui se révèle dans

la préoccupation de l’auteur pour les conditions misérables, aussi bien du vieux

commerce que des employés du grand magasin. Cet esprit philanthropique et

humaniste s’incarne dans la protagoniste du roman Denise.

67

Ibidem, p. 247.

55

Chapitre III : Après le Second Empire.

Premier paragraphe : Centre et périphérie.

La seconde révolution industrielle en France comprend deux parties séparées par

une période de crise économique. La deuxième phase correspond à la période la

plus heureuse de l’histoire sociale et économique de l’Hexagone, la Belle Époque.

Les innovations et les inventions du Second Empire ne sont que les prémices et les

bases pour celles de la période suivante.

Pour ce qui concerne la ville de Paris, miroir principal de la société, elle est divisée

en deux parties principales : le centre ville et la périphérie, ou mieux « les »

périphéries68.

Pendant le Second Empire la richesse économique du pays se reflète dans la

capitale et dans la société. Le capitalisme et l’industrialisation changent les goûts

des citoyens et leurs lieux d’activité. Le bourgeois sûr de lui, prétentieux, arrogant

se dédie principalement au travail et il croit pouvoir couvrir avec le luxe extérieur

la modestie de ses origines et le caractère mixte de la nouvelle société mondaine

peuplée surtout par le demi-monde69. Sa vie se partage entre les affaires et les

loisirs, par conséquent, la ville elle-même est divisée en zones, celles de l’économie

et celles du loisir. La culture française se transforme, se fait plus simple et moins

intellectuelle, Paris devient la capitale de l’Europe non plus pour l’art ou la

culture, mais surtout pour les divertissements. La métropole du plaisir se remplit

68

Ce sont les deux effets sur le plan de la répartition de l’habitat à Paris : les rénovations du centre-ville ont entraîné une augmentation des loyers qui a obligé les familles pauvres à partir vers les arrondissements périphériques. On le constate sur les données de population: en 1861 : 1

er arrondissement 89 519, 6

e 95

931, 17e 75288, 20

e 70060 ; en 1866 : 1

er 81665, 6

e 99115, 17

e 93193, 20

e 87844 ; en 1872 : 1

er 74286, 6

e

90288, 17e 101804, 20

e 92712. En plus, certains choix urbanistiques ont contribué à créer un déséquilibre

entre la composition sociale de Paris de l’ouest, riche, et de l’est, défavorisé. Ainsi, aucun quartier de l’est parisien n’a bénéficié de réalisations comparables aux larges avenues entourant la place de l'Étoile dans les XVIe et XVIIe arrondissements. Les pauvres se concentrent alors dans les quartiers laissés de côté par les rénovations. 69

Le terme « Demi Monde » définit la société mondaine et équivoque parisienne. Il dérive de l’œuvre de A. Dumas fils Le Demi monde (1855) qui représente les amours et la corruption du milieu parisien qui n’est ni bourgeoisie ni haute société.

56

d’une part d’opéras70, de théâtres, de restaurants, de grands magasins71,

d’expositions universelles72, de café-concert et de cabarets73, autant de plaisirs

prêt-à-gouter et à bon marché. Si pendant la journée la foule masculine se dirige

vers le centre de l’économie, où surgissent banques, bourses et bureaux, la foule

féminine peuple les grands magasins. Mais une fois le soleil couché, tout le monde

se renverse vers les zones des loisirs, la foule anonyme et désintéressée du jour se

transforme en une vague riante pleine de vie. La ville lumière démontre la

plénitude de sa splendeur, prête à accueillir ses nouveaux riches protagonistes des

spectacles sociaux qui se jouent dans les cabarets éclatants de la capitale, c’est pour

cela que Paris prend le nom de « la guinguette de l’Europe ».

Au centre ville pulsant de vie sociale s’oppose la périphérie, lieu où la politique du

progrès a isolé les habitants de la vieille capitale et les classes les plus pauvres.

Dans la banlieue cohabitent diverses tâches de la société : vieux commerçants,

ouvriers, immigrés. Les bâtiments dépouillés et désorganisés accueillent les rejetés

de la société. Ici règnent la pauvreté des milieux, la saleté, la détérioration, les

tristes conditions hygiéniques et le retard des infrastructures, c’est-à-dire les

conditions dans lesquelles se trouvait Paris avant le Second Empire. Hors du

centre, l’ancienne population retrouve le passé et les habitudes qui lui ont été

70

L’Opéra Garnier est inaugurée provisoirement en 1867, sera terminée en 1875. En plus, cette époque est connue comme celle de l’apogée de l’Opéra-comique. 71

Le premier grand magasin, le « Bon Marché » est fondé en 1852. Lui suivront « Les grands magasins du Louvre » (1855), « à La Belle Jardinière » (1856), « Les Grands Magasins du Printemps » (1865), « La Samaritaine » (1865). 72

La seconde exposition universelle, dite Exposition universelle d'Art et d'industrie, eut lieu du 1er avril au 3 novembre 1867 sur le Champs-de-Mars. 41 pays sont présents pour l'exposition. L'ingénieur Jean-Baptiste Krantz dirige à partir de 1865, avec l'architecte Léopold Hardy, la construction d'un gigantesque édifice ovale de 490 mètres sur 380 mètres. Jamais un bâtiment aussi vaste n'avait été construit en si peu de temps : deux ans. C'est un chantier où s'affairent 26 000 ouvriers. Autour du bâtiment principal dans des jardins conçus par l'ingénieur Jean-Charles Alphand et le paysagiste Jean-Pierre Barillet-Deschamps qui illustrent les principes paysagers de l'époque, se retrouvent disséminés une centaine de petits pavillons nationaux et industriels. Il est nécessaire de remblayer et d'aplanir les terrains. La colline du Trocadéro est donc nivelée et les terres retirées servent à constituer le parc du Champs-de-Mars. La première Gare du Champs-de-Mars, dont les lignes rejoignent la petite ceinture, est construite afin de faciliter l'acheminement des matériaux, puis des visiteurs. Le bâtiment principal bâti en maçonnerie et en fer est divisé en six galeries thématiques concentriques et en tranches radiales par pays, avec au centre un jardin et le musée de l'histoire du travail. 73

En 1860 naissent l’Alcazar d’été, puis l’Eldorado, la Scala, l’Horloge, les Ambassadeurs. Puis en 1867 naissent les Folies Bergère et l'Olympia.

57

arrachés et, en même temps, la familiarité, l’esprit de cohabitation, de fraternité se

réveillent chez les habitants. Mais avec les habitudes on retrouve aussi les

stéréotypes, les périphéries sont considérées des lieux malsains, dangereux et des

foyers de délinquance74. L’État cherche alors à améliorer75 les conditions de ces

zones rouges, mais les mesures prises ne donnent pas de résultats effectifs et

durables, c’est pour cela qu’elles peuvent être considérées seulement des

améliorations temporelles, dont le vrai résultat est le détachement fort et marqué

entre centre ville et périphérie, qui existe encore aujourd’hui.

Deuxième paragraphe : les améliorations sociales.

La dernière partie du Second Empire est caractérisée par le réveil du monde

ouvrier. En effet, à partir de 1862, obéissant à la maxime Saint-Simoniste « Le but

de mon entreprise est d'améliorer le plus possible le sort de la classe qui n'a pas

d'autre moyen d'existence que le travail de ses bras. Cette classe est la plus

nombreuse », la politique sociale de l'Empereur se montre plus audacieuse et

74

Le mot banlieue se charge de connotations dépréciatives au début du XIXe siècle. L'espace périphérique des grandes agglomérations est alors regardé comme le lieu où vit une population géographiquement proche, mais qui conserve des attitudes provinciales vues comme arriérées, car elle ne vibre pas au rythme de la ville. C'est dans les Misérables de Victor Hugo, le mépris qu'exprime la chanson de Gavroche lorsque l'autorité fait donner des gardes nationales de banlieue contre les émeutiers de juin 1832 :« On est laid à Nanterre, C'est la faute à Voltaire, Et bête à Palaiseau, C'est la faute à Rousseau. ». On trouve encore l'écho de ce contenu péjoratif du concept de « banlieue » lors de l'apparition du terme « banlieusard », attesté pour la première fois en 1889, à l’occasion d’une polémique de nature politique entre élus de Paris et élus de banlieue, les premiers accusant les seconds d’être des ruraux, attardés et réactionnaires, des « banlieusards ». Le terme a rapidement perdu de sa charge péjorative pour venir désigner les actifs – ouvriers et surtout employés – résidant en banlieue et venant travailler tous les jours à Paris par les chemins de fer, les bateaux ou les tramways. Ce qu’on est convenu d’appeler les « migrations alternantes » ou les « mouvements pendulaires » sont déjà importantes à Paris avant 1914. « Banlieusard » a gardé ce sens jusqu’à nos jours. 75

Le 1er janvier 1860, en application de la loi du 16 juin 1859, les faubourgs de Paris, situés au-delà de l'ancien mur des Fermiers généraux jusqu'à l'Enceinte de Thiers, furent annexés, ce qui conduisit au redécoupage complet des arrondissements. Vingt arrondissements furent créés, sur des limites totalement nouvelles, et le numérotage en spirale fut institué. Un long axe traverse les 19e, 20e et 12e arrondissements, parallèlement au mur des Fermiers généraux et à l'enceinte de Thiers (actuels boulevards des Maréchaux) : rue Simon-Bolivar, rue des Pyrénées, avenue Michel-Bizot. D'autres axes permettent de traverser ces arrondissements en direction du centre. En plus, Haussmann met en avant la création, très complexe, du bois de Vincennes, destinée à fournir aux populations d’ouvriers une promenade comparable au bois de Boulogne. Par ailleurs, les quartiers insalubres « nettoyés » par Haussmann n’abritaient guère de bourgeois.

58

novatrice vers les classes les plus pauvres76 que durant la décennie précédente.

Bénéficiant de ces réformes, les ouvriers voient ainsi leurs droits augmenter, mais

ils prennent aussi conscience de plusieurs choses les concernant : la précarité de

leurs conditions de travail ou de leurs logis. Le monde ouvrier se rend compte de

sa situation misérable. C’est dans cette classe sociale que l’on trouve la plus forte

mortalité enfantine, avec quelques hausses parfois, dues à différentes crises. De

plus, c’est dans ce monde que s’accentuent les écarts sociaux entre patrons et

employés. On observe aussi une grande instabilité du marché du travail, qui reste

encore, même dans le domaine industriel, très saisonnier. Enfin, la classe ouvrière

a une fausse impression de précarité face au luxe affiché par la bourgeoisie. En

1864 se forme l'Association internationale des travailleurs (AIT) alors dominée par

les réformistes et les proudhoniens. Elle ouvre un bureau en France en 1865, dirigé

76

En mai 1862, il fonde la société du prince impérial, destinée à prêter de l'argent aux ouvriers et à aider les familles temporairement dans le besoin. Son projet de loi visant à créer une inspection générale du travail, pour faire respecter la loi de 1841 sur le travail des enfants, est cependant retoqué par le Conseil d'État. La même année, sous les encouragements des parlementaires réformistes (Darimon, Guéroult) et de l'élite ouvrière, il subventionne l'envoi d'une délégation ouvrière conduite par Henri Tolain à l'exposition universelle de Londres. Pour l'économiste et homme politique socialiste Albert Thomas, « si la classe ouvrière se ralliait à lui [Napoléon III], c'était la réalisation du socialisme césarien, la voie barrée à la République. Jamais le danger ne fut aussi grand qu'en 1862. ». De retour de Londres, la délégation ouvrière demande l'application en France d'une loi permettant aux travailleurs de se coaliser sur le modèle de ce qui se faisait en Grande-Bretagne et dans le contexte des élections de 1863 et de celles complémentaires de 1864. Tolain et les militants ouvriers, dont Zéphyrin Camélinat, rédigent le manifeste des soixante, un programme de revendications sociales qui affirme son indépendance vis à vis des partis politiques, notamment les républicains, et présentent des candidats (qui seront battus). L'Empereur appuya néanmoins leur vœu sur le droit de coalition qui fut relayé au parlement par Darimon et le Duc de Morny. Malgré les réticences du Conseil d'État, le projet de loi préparé par Émile Ollivier est adopté avec 221 voix contre 36 par le Corps Législatif et 74 voix contre 13 au Sénat. Ratifiée et promulguée par Napoléon III, la loi du 25 mai 1864, appelée aussi loi Émile Ollivier, reconnait pour la première fois le droit de grève en France du moment qu'il ne porte pas atteinte à la liberté du travail et s'exerce paisiblement. En dépit de la reconnaissance de ce droit de grève, les syndicats demeurent prohibés. Une circulaire impériale du 23 février 1866 demande d'abord aux préfets de laisser se tenir les rassemblements ayant des revendications purement économiques. Puis, le droit d'organisation des salariés dans des associations à caractère syndical est reconnu dans une lettre du 21 mars 1866 et par un décret du 5 août 1866, portant création d'une caisse impériale des associations coopératives. Le 30 mars 1868, les chambres syndicales sont officiellement tolérées par le gouvernement, mais les syndicats eux-mêmes ne seront pas autorisés avant la loi Waldeck-Rousseau en 1884. Des soupes populaires sont organisées pour les pauvres alors que se mettent en place les premiers systèmes de retraites et qu'une loi fonde une caisse d’assurance décès et une caisse d’assurance contre les accidents du travail (1868). La loi du 6 juin 1868 légalise le droit de réunion, bien qu’on ne doive y traiter que d’industrie, d’agriculture ou de littérature ; tout enjeu politique ou religieux y est interdit. Le 2 août 1868, une loi abroge un article du code civil qui donnait primauté, en cas de contentieux, à la parole du maître sur celle de l’ouvrier. Le 23 mars 1869, le Conseil d’État supprime le livret ouvrier, une demande récurrente de Napoléon III, puis en décembre, la bourse du travail est inaugurée à Paris. Anceau Éric, Napoléon III, un Saint-Simon à cheval, Tallandier, 2008, pp. 423-427.

59

par Henri Tolain. Pourtant, tout n’est pas noir dans le monde ouvrier ; l’ascension

sociale y est toujours possible, et il y a encore des possibilités de vie plus aisée

concernant certains secteurs. En effet, on voit un certain nombre de simples

ouvriers gravir l’échelle sociale jusqu’à devenir les patrons de leur propre

entreprise, rachetée ou fondée. En ce qui concerne ces dernières, on constate

l’importance des réseaux familiaux et des associations pour la fondation

d’entreprises ; rares sont ceux qui parviennent à se débrouiller seuls dans ce

monde. L’association reste donc encore la meilleure solution. Enfin, on remarque

que le nombre de livrets de Caisse d’Épargne au sein de la classe ouvrière

augmente, ce qui montre bien que celle-ci parvient tout de même à améliorer sa

situation jusqu’à avoir quelques économies.

La prise de conscience des droits fondamentaux ne concerne pas seulement le

monde ouvrier, mais aussi celui du commerce. En effet, pendant la dernière partie

de l’empire des révolutions sociales ont lieu dans cet univers, la première

concernant la condition du commis du grand magasin, l’autre le destin du vieux

commerce.

Dans la première phase du développement du grand magasin, au sein de

l’organisation gérante, on trouve un type de féodalité dont le résultat est le

manque absolu de droits et d’indépendance pour le commis, qui n’est qu’un

numéro, une pièce de la machine. Les conditions de travail, pendant cette phase,

sont inacceptables et insoutenables. Le commis doit rester debout toute la journée,

il ne connaît point de repos, son travail excessif quelque fois est exigé même le

dimanche. Quelques-uns, forcés à surveiller les étalages au dehors, sont exposés à

toutes les intempéries des saisons. Leurs confrères, cantonnés à l’intérieur,

manquent d’air respirable. Tous ont une nourriture mauvaise, absolument

insuffisante. Ils sont mal payés, et leurs appointements sont encore diminués par

de nombreuses amendes infligées à tout propos. En plus, ils risquent toujours

d’être envoyés « à la caisse » pour n’importe quelle raison, sans aucune possibilité

60

de se justifier ou de se défendre, surtout pendant la morte-saison puisqu’il faut se

débarrasser des poids inutiles. Ce type de traitement pousse le commis à la lutte

pour la survivance, il considère ses collègues des ennemis dangereux parce qu’ils

peuvent lui prendre sa place. Les rapports sociaux sont quasi inexistants parce

qu’il est défendu de s’entretenir avec les autres pendant les heures de travail, et

surtout d’avoir une quelconque relation intime avec eux, même dans le temps

libre. La chose la plus choquante est que le commis supporte tout cela dans

l’espoir qu’un jour il pourra monter de rang, jusqu’à devenir administrateur, chose

rare et bien difficile. Pourtant dans la seconde phase du développement du grand

commerce, on commence à voir des améliorations dans les conditions de travail

du commis. Le premier grand magasin qui met en œuvre des révolutions de

portée sociale est le Bon Marché, surtout grâce à l’œuvre de Madame Boucicaut,

femme du propriétaire. Elle établit, à partir de 1876, une Caisse de Prévoyance,

une Caisse des Retraites77 et une Caisse de dépôts78. La Caisse de Prévoyance est la

plus importante, puisqu’elle est le fruit de la collaboration des employés, qui

contribuent ainsi à l’augmentation du solde de cette Caisse. Son but est d’assurer

aux dépendants plusieurs bénéfices, comme des cours gratuits de langues

vivantes, de musique, d’escrime ; en plus elle permet le logement gratuit aux plus

indigents, les soins médicaux gratuits, une allocation pour la femme employée en

maternité et, enfin, une indemnité pour les employés appelés au service militaire.

Le commis commence à être considéré, finalement, un être humain qui a des

besoins et des droits, sa position s’améliore considérablement comme d’ailleurs

son rendement.

L’autre changement important concerne le destin du vieux commerce et surtout sa

réaction au développement du grand magasin. La première réaction des petits

commerçants est celle d’utiliser les même armes que ses ennemis, c’est-à-dire de se

77

Cette Caisse fonctionne en faveur de tout employé comptant 20 ans de présence. Elle est alimentée au moyen d’une somme prélevée annuellement sur les bénéfices de la maison, sans aucune retenue sur les salaires. 78

Cette caisse reçoit les fonds des employés et leur sert un intérêt de 6%.

61

grouper dans un vaste local, chacun devant contribuer aux frais de loyer et

d’entretien en proportion de l’importance de son installation. De là, la création du

Palais Bonne-Nouvelle, et, plus tard, celle du Bazar de l’Industrie, à Paris. Cette

innovation ne réussit pas, car en se regroupant, les commerçants ne se sont pas

syndiqués. C’est juste une juxtaposition de petites boutiques, non pas une

association d’intérêts communs. Il faudra attendre longtemps avant d’entrevoir

une vraie réaction du petit commerce. La cause de cette longue période

d’immobilité est due aussi bien à la politique en faveur du progrès conduite par

l’empire, qu’aux conditions trop désavantageuses dans lesquelles se trouvait le

petit commerce. En effet, les premières tentatives de résistance ont été tentées en

1880, après la fin du Second Empire et une crise économique nationale. Mais cette

première tentative est sans résultat, comme celles qui eurent lieu en 1883 et 1886.

C’est seulement en 1887, la guerre finie et l’explosion des grands magasins

modérée, que se constitue La Ligue syndicale pour la défense des Intérêts du Travail, de

l’Industrie et du Commerce, comprenant un grand nombre d’adhérents ; elle a

comme but de conserver la vie du petit commerce en attaquant dans le cadre

législatif les grands magasins. En 1887 la ligue publie son programme sur le

journal La Crise Commerciale : « La cause que nous entreprenons intéresse les arts,

l’agriculture, la banque, la finance, les propriétaires, commerçants, fabricants,

patrons, ouvriers, voyageurs, employés et serviteurs. En un mot, toutes les classes

de la société sont atteintes par ces grandes maisons qui accaparent la fortune

publique et nuisent à l’intérêt des plus riches, comme des plus pauvres ». C’est

seulement après cette déclaration que l’État se décide à intervenir en établissant la

proportionnalité des charges et en modifiant les mesures fiscales79. On applique

l’arbitraire afin de faire triompher, finalement, la justice.

79

Chaque magasin paiera autant de patentes qu’il tient de spécialités; il paiera tant pour cent sur les chiffres d’affaires; Il paiera en proportion du nombre des commis employés; il paiera tant pour cent sur le bénéfice net.

62

Troisième paragraphe : Denise, la nouvelle Ève d’une ère nouvelle.

Au Bonheur des Dames est publié en 1883, c’est-à-dire treize ans après la chute du

Second Empire. Pendant cette période plusieurs événements de portée politique et

sociale se sont passés, comme la Commune, les améliorations des conditions de

travail dans les grands magasins, le réveil des ouvriers et les premières réactions

du petit commerce. Zola concentre son œuvre sur le Second Empire, mais il le

contamine souvent avec les deux premières décennies de la Troisième République

(1870-1890). En effet, la peinture d’une époque donnée se subordonne à celle, plus

large, des milieux, et profite de la curiosité que l’auteur manifeste pour l’actualité.

C’est pour cela que dans le roman on retrouve des événements qui n’ont pas

réellement eu lieu pendant l’arc temporel du déroulement du roman. Il ne s’agit

pas d’une faute de l’auteur, mais d’une décision prise pour souligner les

événements contemporains à la rédaction du roman, et surtout pour réveiller

l’attention et la conscience du lecteur sur ce qui se passe autour de lui. Zola se

concentre principalement sur les conditions de travail des commis du grand

magasin et sur le destin malheureux du petit commerce, ce sont les deux

thématiques sociales les plus frappantes du roman. Pour les analyser plus de près

il utilise sa protagoniste principale : Denise.

C’est une jeune fille dont les origines se retrouvent dans le petit commerce, vu

qu’elle est fille et nièce de commerçants et a travaillé dans une boutique de

province ; mais à l’arrivé dans la capitale elle trouve place dans le grand magasin

« Au Bonheur des Dames », où elle parcourt la carrière du commis jusqu’à

atteindre les grades les plus élevés, pour épouser, enfin, le patron du magasin.

C’est à travers ses yeux que l’auteur peut montrer la réalité cachée du Second

Empire, puisqu’elle est en contact aussi bien avec le petit commerce qu’avec le

grand. Denise éprouve les souffrances des deux univers. Grâce à cette jeune fille le

lecteur a accès à la réalité cachée derrière les deux divers comptoirs. Du grand

magasin elle éprouve la fatigue, l’humiliation causée par les autres commis, la

63

lutte pour la survivance avec tous les types de ruses, le manque de relations

sociales, les tristes conditions matérielles de travail, comme le logement spartiate,

la nourriture insuffisante et la chaleur étouffante. D’autre part elle connaît aussi

bien le petit commerce, son obscurité, sa froideur, son entêtement et sa pauvreté.

De tous les deux elle explore les côtés négatifs et positifs. Elle est au milieu,

tiraillée entre ces deux différentes réalités, la tradition et le progrès. En effet, la

personnalité de Denise est composée de deux parties, l’une attachée à la tradition

et à la famille, d’où dérive l’importance qu’elle donne à ses frères et aux Baudu,

l’autre enchantée par le nouveau type de commerce, d’où sa passion pour le

progrès, son âme juvénile et moderne qui comprend le changement en acte dans la

société80. Pendant tout le roman elle est tourmentée, surtout quand les

conséquences du nouveau commerce, dont elle est partisane, commencent à se

voir au détriment du vieux commerce.

« Denise, cette nuit-là, eut encore une insomnie. Elle venait de toucher le fond de

son impuissance. Même en faveur des siens, elle ne trouvait pas un soulagement.

Jusqu’au bout, il lui fallut assister à l’œuvre invincible de la vie, qui veut la mort

pour continuelle semence. Elle ne se débattait plus, elle acceptait cette loi de la

lutte ; mais son âme de femme s’emplissait d’une bonté en pleurs, d’une tendresse

fraternelle, à l’idée de l’humanité souffrante. Depuis des années, elle-même était

prise entre les rouages de la machine. N’y avait-elle pas saigné ? ne l’avait-on pas

meurtrie, chassée, traînée dans l’injure ? Aujourd’hui encore, elle s’épouvantait

parfois, lorsqu’elle se sentait choisie par la logique des faits. Pourquoi elle, si

chétive ? pourquoi sa petite main pesant tout d’un coup si lourd, au milieu de la

besogne du monstre ? Et la force qui balayait tout, l’emportait à son tour, elle dont

la venue devait être une revanche. Mouret avait inventé cette mécanique à écraser

le monde, dont le fonctionnement brutal l’indignait ; il avait semé le quartier de

ruines, dépouillé les uns, tué les autres ; et elle l’aimait quand même pour la

grandeur de son œuvre, elle l’aimait davantage à chacun des excès de son pouvoir,

malgré le flot de larmes qui la soulevait, devant la misère sacrée des vaincus. »81

80

« Denise se prenait d’affection, en voyant leur tendresse. Elle tremblait, elle sentait la chute inévitable ; mais elle n’osait plus intervenir. Ce fut là qu’elle acheva de comprendre la puissance du nouveau commerce et de se passionner pour cette force qui transformait Paris. Ses idées mûrissaient, une grâce de femme se dégageait, en elle, de l’enfant sauvage débarquée de Valognes. » Émile Zola, Au bonheur des dames, cit., pp.208-209. 81

Ibidem, p. 401.

64

Pourtant Denise, après de nombreux et vains efforts pour aider le vieux

commerce, se décide à épouser totalement le nouveau commerce, vu que

l’entêtement de l’autre est trop fort. Cette décision de Denise peut se relier au fait

que pendant la période de rédaction du roman la réaction du petit commerce

traverse encore la phase embryonnaire, alors que plusieurs améliorations dans la

condition du commis sont déjà réalisées dans le grand magasin. L’attachement

excessif à la tradition et l’inactivité du petit commerce découragent Zola et donc la

protagoniste elle-même :

« — Monsieur Bourras, répéta Denise, en tâchant de l’emmener à l’écart, vous

savez qu’on ne vous abandonnera pas. Il sera pourvu à tous vos besoins< Il se

redressa. — Je n’ai pas de besoins< Ce sont eux qui vous envoient, n’est-ce pas ?

Eh bien ! Dites-leur que le père Bourras sait encore travailler, et qu’il trouvera de

l’ouvrage où il voudra< Vrai ! ce serait trop commode, de faire la charité aux gens

qu’on assassine ! Alors, elle le supplia. — Je vous en prie, acceptez, ne me laissez

pas ce chagrin. Mais il secouait sa tête chevelue. — Non, non, c’est fini, bonsoir<

Vivez donc heureuse, vous qui êtes jeune, et n’empêchez pas les vieux de partir

avec leurs idées. Il jeta un dernier coup d’œil sur le tas des décombres, puis s’en

alla, péniblement. Elle suivit son dos, au milieu des bousculades du trottoir. Le

dos tourna l’angle de la place Gaillon, et ce fut tout. »82

La blessure est encore trop fraiche et enflammée, la rage et l’entêtement nient toute

possibilité de rapprochement. C’est pour cela que Zola se concentre

principalement sur l’univers du commis, pour lequel il nourrit beaucoup d’espoir,

terminant le discours sur le vieux commerce avec une attitude de désespoir et

d’impuissance. Si la protagoniste rien ne peut pour le destin du petit commerce,

pour ceux du commis elle a, au contraire, un rôle déterminant. Dans la dernière

partie du roman on la retrouve gérante d’un rayon entier et principale conseillère

du directeur. C’est elle qui apporte de l’humanité dans le grand magasin. La

particularité de Denise est de ne pas se laisser embobiner par l’argent, du

nouveau commerce elle apprécie la nouveauté, l’intelligence, la vitalité et la gaieté,

mais pas le « dieu » argent, vers lequel elle ne nourrit aucun intérêt. C’est pour

cela que, quand elle achève une tâche importante dans la hiérarchie du magasin,

82

Ibidem, p.398.

65

elle ne se laisse pas tenter par l’argent ou par des songes de gloire, mais continue à

travailler soigneusement avec sa « douceur obstiné et la conviction souriante »,

elle a conservé la chasteté de son âme. Denise est proposée par Zola comme le

modèle auquel chaque commis devrait se tenir, elle renferme toutes les

caractéristiques positives du commerce et refuse les négatives. L’auteur nous

donne comme exemplaire ce personnage qui conserve les vertus du passé comme

la générosité, le zèle, la bonne éducation et le sens de la famille, tout en ouvrant

son esprit à la nouveauté et au progrès, de qui elle refuse cependant la partie

démoniaque, c’est-à-dire l’obsession de l’argent et la manie de l’exploitation de

n’importe quoi ou de n’importe qui. Avoir consacré son existence à la famille et au

travail lui a donné une maturité et un humanisme qui se révèlent dans l’apport

fondamental qu’elle donne aux conditions de travail de ses collègues, et

pratiquement à la maison tout entière :

« Ainsi, depuis son entrée au Bonheur des Dames, elle était surtout blessée par le

sort précaire des commis ; les renvois brusques la soulevaient, elle les trouvait

maladroits et iniques, nuisibles à tous, autant à la maison qu’au personnel. Ses

souffrances du début la poignaient encore, une pitié lui remuait le cœur, à chaque

nouvelle venue qu’elle rencontrait dans les rayons, les pieds meurtris, les yeux

gros de larmes, traînant sa misère sous sa robe de soie, au milieu de la persécution

aigrie des anciennes. Cette vie de chien battu rendait mauvaises les meilleures ; et

le triste défilé commençait : toutes mangées par le métier avant quarante ans,

disparaissant, tombant à l’inconnu, beaucoup mortes à la peine, phtisiques ou

anémiques, de fatigue et de mauvais air, quelques-unes roulées au trottoir, les plus

heureuses mariées, enterrées au fond d’une petite boutique de province. Était-ce

humain, était-ce juste, cette consommation effroyable de chair que les grands

magasins faisaient chaque année ? Et elle plaidait la cause des rouages de la

machine, non par des raisons sentimentales, mais par des arguments tirés de

l’intérêt même des patrons. Quand on veut une machine solide, on emploie du

bon fer ; si le fer casse ou si on le casse, il y a un arrêt de travail, des frais répétés

de mise en train, toute une déperdition de force. Parfois, elle s’animait, elle voyait

l’immense bazar idéal, le phalanstère du négoce, où chacun aurait sa part exacte

des bénéfices, selon ses mérites, avec la certitude du lendemain, assurée à l’aide

d’un contrat. Mouret alors s’égayait, malgré sa fièvre. Il l’accusait de socialisme,

l’embarrassait en lui montrant des difficultés d’exécution ; car elle parlait dans la

simplicité de son âme, et elle s’en remettait bravement à l’avenir, lorsqu’elle

s’apercevait d’un trou dangereux, au bout de sa pratique de cœur tendre.

66

Cependant, il était ébranlé, séduit, par cette voix jeune, encore frémissante des

maux endurés, si convaincue, lorsqu’elle indiquait des réformes qui devaient

consolider la maison ; et il l’écoutait en la plaisantant, le sort des vendeurs était

amélioré peu à peu, on remplaçait les renvois en masse par un système de congés

accordés aux mortes-saisons, enfin on allait créer une caisse de secours mutuels,

qui mettrait les employés à l’abri des chômages forcés, et leur assurerait une

retraite. C’était l’embryon des vastes sociétés ouvrières du vingtième siècle.

D’ailleurs, Denise ne s’en tenait pas à vouloir panser les plaies vives dont elle avait

saigné : des idées délicates de femme, soufflées à Mouret, ravirent la clientèle. Elle

fit aussi la joie de Lhomme, en appuyant un projet qu’il nourrissait depuis

longtemps, celui de créer un corps de musique, dont les exécutants seraient tous

choisis dans le personnel. Trois mois plus tard, Lhomme avait cent vingt

musiciens sous sa direction, le rêve de sa vie était réalisé. Et une grande fête fut

donnée dans les magasins, un concert et un bal, pour présenter la musique du

Bonheur à la clientèle, au monde entier. Les journaux s’en occupèrent, Bourdoncle

lui-même, ravagé par ces innovations, dut s’incliner devant l’énorme réclame.

Ensuite, on installa une salle de jeu pour les commis, deux billards, des tables de

trictrac et d’échecs. Il y eut des cours le soir dans la maison, cours d’anglais et

d’allemand, cours de grammaire, d’arithmétique, et géographie ; on alla jusqu’à

des leçons d’équitation et d’escrime. Une bibliothèque fut créée, dix mille volumes

mis à la disposition des employés. Et l’on ajouta encore un médecin à demeure

donnant des consultations gratuites, des bains, des buffets, un salon de coiffure.

Toute la vie était là, on avait tout sans sortir, l’étude, la table, le lit, le vêtement. Le

Bonheur des Dames se suffisait, plaisirs et besoins, au milieu du grand Paris,

occupé de ce tintamarre, de cette cité du travail qui poussait si largement dans le

fumier des vieilles rues, ouvertes enfin au plein soleil. »83.

Denise représente le tournant pour une évolution du commerce. Elle a compris

que seulement en offrant des conditions de travail acceptables, l’employé peut

travailler d’une manière excellente. Elle n’apporte pas une vraie idéologie, mais

plutôt de l’humanité chrétienne à l’intérieur de la machine. Denise est l’idéal

devenu réel, avec sa simplicité, sa bonté et son refus de toutes formes de luxe, elle

s’impose à la volonté des autres, mais sans être un tyran. Son personnage incarne

le socialisme qui ne cherche point la révolution, mais l’amélioration, c’est de la

praticité simple et rapide. Protagoniste de l’un des rares romans à l’happy end de

Zola, Denise représente le symbole de l’espoir dans une nouvelle société, qui se

forme jour après jour, réforme après réforme, d’une manière civile et non violente.

83

Ibidem, pp.366-368.

67

C’est pour cela qu’on peut la considérer une sorte de Nouvelle Ève d’une ère

nouvelle.

68

Conclusion

Ce mémoire a eu pour objet l’analyse, à partir du roman de Zola Au Bonheur des

Dames, des causes et des conséquences du passage du petit au grand commerce

sous le Second Empire. Pendant la phase de documentation, j’ai remarqué

l’existence d’une grande quantité de textes centrés sur l’une ou l’autre typologie

de commerce, contre un manque presque total de textes qui comparent les deux.

La plupart des textes cherchent à souligner surtout un aspect particulier de

l’argument, comme par exemple le changement du client ou l’importance de la

publicité, mais peu d’entre eux donnent une description générale de la typologie

en question. D’aide fondamentale, pour mes recherches, ont été la thèse de

doctorat de 1898 Les grands magasins de nouveautés et le petit commerce de détail de

Henri Garrigues, surtout pour ce qui concerne le cadre économique-législatif et

l’utilisation d’une terminologie appropriée, et le texte Napoléon III de Pierre Milza

(2006), utile pour mieux comprendre le contexte sociologique, historique et

politique de la période. En ce qui concerne l’autre partie du travail, celle littéraire,

fondamentales ont été les Ébauches de Zola, grâce auxquelles j’ai pu comprendre la

méthode de travail de l’auteur, son attention minutieuse pour la documentation et

ses objectifs proposés dans la réalisation de son œuvre. Le but de Zola est de faire

un poème de l’activité moderne et, en même temps, d’analyser et d’en souligner

les aspects négatifs et positifs pour éveiller la conscience du lecteur. La

particularité du roman est donc le double mouvement de l’auteur, partagé entre

l’intérêt vers les classes les plus faibles, thème qui revient souvent dans toute son

œuvre, et une vive curiosité pour la modernité, symbolisée par la grande

importance donnée à la description du grand magasin. L’intérêt du public

pendant les décennies, révèle à quel point Zola ait été un excellent interprète de

son époque, mais, en même temps, un précurseur des époques successives. En

effet, le roman à peine reconnu à l’époque, connaît successivement un grand

succès de public, se plaçant en 1993 à la quatrième place dans le classement du

tirage de l’entière production de Zola. Les excellentes qualités de cet auteur sont

69

donc confirmées : Zola observateur et peintre non seulement de son époque mais

aussi de celles à venir.

70

Bibliographie

Bibliographie de l’auteur

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Zola Émile, Au bonheur des dames, préface de Jeanne Gaillard ; édition établie et

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Zola Émile, Les Rougon-Macquart : histoire naturelle et sociale d'une famille sous le

Second Empire, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade » ;

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organisé par l'université François Rabelais de Tours, ds. Revue d'histoire du XIXe siècle,

23|2001, mis en ligne le 15 octobre 2002. URL:

http://rh19.revues.org/index321.html.

Charpy Manuel, Formes et échelles du commerce d’occasion au XIXe siècle. L’exemple

du vêtement à Paris, ds. Revue d'histoire du XIXe siècle, 24 | 2002, mis en ligne le 20

juin 2005. URL : http://rh19.revues.org/ index373.html

Charpy Manuel, L’ordre des choses. Sur quelques traits de la culture matérielle

bourgeoise parisienne, 1830-1914, ds. Revue d'histoire du XIXe siècle, 34 | 2007, mis en

ligne le : 01 juin 2009, URL : http://rh19.revues.org/index1342

Chauvaud Frédéric, James F. McMillan, France and Women. 1789-1914, Gender,

Society and Politics, Londres/ New York, Routledge, 2003 (1ère édition 2000), 337 p.

ISBN : 0-415-22603-1. », ds. Revue d'histoire du XIXe siècle, 31 | 2005, mis en ligne le

18 février 2006. URL:http://rh19.revues.org/index980.html

Daviet Jean-Pierre, Mémoires de l’entreprise française du XIXe siècle, ds. Revue

d'histoire du XIXe siècle, 23 | 2001, mis en ligne le 04 mars 2008. URL :

http://rh19.revues.org/index313.html

Plessis Alain, Note critique. L'échelle du monde. Essai sur l'industrialisation de

l’Occident, ds. Revue d'histoire du XIXe siècle, 23 | 2001, mis en ligne le 15 octobre

2002. URL : http://rh19.revues.org/index320.html.

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Remerciements

In occasione del completamento di UNA PARTE dei miei lunghi studi, vorrei

ringraziare vivamente alcune persone che con il loro aiuto hanno contribuito al

buon (si spera!) esito di questo progetto.

In primo luogo la relatrice della mia tesi, la Prof.ssa Parisse, che mi ha guidato

durante questo periodo. Il suo atteggiamento positivo, le sue conoscenze e la sua

enorme disponibilità sono state di gran valore per la redazione della mia ricerca.

Ringrazio, inoltre, la Dott.ssa Ornella Calvarese per i suoi consigli e la grande

pazienza dimostrata nei miei confronti. Un sincero grazie anche al personale della

Biblioteca della Facoltà di Lettere e Filosofia per l’efficienza e la disponibilità nel

reperimento delle fonti e dei materiali utilizzati.

Grazie alla mia famiglia per il suo sostegno fondamentale e per il rispetto di ogni

mia (testarda ed impulsiva) decisione. Grazie Jack, grazie Sandra, grazie Marietta,

grazie Tata&Mimmi o Mimmi&Tata (così non litigate!)!

Ora le altre famiglie, senza le quali mi sarei laureata MOLTO prima senza però

aver vissuto veramente! Grazie a tutti i colleghi universitari, agli avventori de Ju

Boss, del Farfarello, dello Student Bar e del Bar Fortuna, alla Prata’s Crew, alle

compagne di Giglie, agli Erasmus, insomma, a tutti/e coloro che hanno offerto

vitto, alloggio, sostegno psicologico, un balcone ed un sorriso ad una vecchia

barbona come me!

Per Tonio, Cora e Cherie lascio parlare qualcun altro:

I wanna thank you for the things you’ve done/ I wanna thank you for your

generosity/ and I’ll never be alone/ that’s because you are my friend/ Been through

thick and thin together/ through the ups and downs, yet we still remain/ and I can

talk to you forever/ that’s because you’re my friend/ Before I met you, I was real

low/ now everyone know, now that I know you/ hey, I'm real high/ I wanna thank

you for the day and nights/ I wanna thank you for the breath of life/ without you

I'd be lost/ That's because, that’s because you are my friend/ Just as long, just as

long as you're my friend/ That's because, that’s because you are my friend/ You

are my friend.

Balalìn, Balalàn

Sara Del Rossi