Faire et défaire l'histoire des civilisations

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La peur des Arabes et de l’islam est entrée dans la science. On règle à présent ses comptes avec l’Islam en se disant sans « dette » : « nous » serions donc supposés ne rien devoir, ou presque, au savoir arabo- musulman. L’Occident est chrétien, proclame-t-on, et aussi pur que possible. Ce livre a plusieurs « affaires » récentes pour causes occasionnelles. Occasionnelles, parce que les auteurs, savants indignés par des contre- vérités trop massives ou trop symptomatiques, s’appuient sur ces dé- bats pour remettre à plat le dossier de la transmission arabe du savoir grec vers l’Occident médiéval. Occasionnelles, parce que les différentes contributions cherchent à cerner la spécificité d’un moment, le nôtre, où c’est aussi dans le savoir que les Arabes sont désormais devenus gênants. Il est donc question ici des sciences et de la philosophie arabo- islamiques, des enjeux idéologiques liés à l’étude de la langue arabe, de ce que « latin » et « grec » veulent dire au Moyen Âge et à la Renaissance, de la place du judaïsme et de Byzance dans la transmission des savoirs vers l’Europe occidentale, du nouveau catholicisme de Benoît XVI, de l’idée de « civilisation » chez les historiens après Braudel, des nouveaux modes de validation des savoirs à l’époque d’Internet, ou de la manière dont on enseigne aujourd’hui l’histoire de l’Islam dans les lycées et collèges. Il est question dans ce livre des métamorphoses de l’islamophobie. Pour en venir à une vue plus juste, y compris historiquement, de ce que nous sommes: des Grecs, bien sûr, mais des Arabes aussi, entre autres. Philippe Büttgen est chargé de recherche au CNRS (Laboratoire d’études sur les monothéismes, Paris). Alain de Libera est directeur d’études à l’École pratique des hautes études et professeur à l’université de Genève. Marwan Rashed est professeur à l’École normale supérieure. Irène Rosier-Catach est directrice de recherche au CNRS (Laboratoire d’histoire des théories linguistiques, Paris) et directrice d’études à l’École pratique des hautes études. Les Grecs, les Arabes et nous Sous la direction de Philippe Büttgen, Alain de Libera, Marwan Rashed, Irène Rosier-Catach fayard Couverture Atelier Didier Thimonier Vignettes couverture : En haut à gauche : BnF ; en haut à droite : BnF ; en bas à gauche : DR ; en bas à droite : Bibliothèque municipale d’Avranches. Photogravure MCP Sous la direction de Philippe Büttgen, Alain de Libera, Marwan Rashed, Irène Rosier-Catach Les Grecs, les Arabes et nous fayard Enquête sur l’islamophobie savante ouvertures 9:HSMCLD=[ZVX]Z: 36-0295-0 IX-2009 00 prix TTC France ISBN 978-2-213-65138-5 001105_GRECS ARABES NOUS:Exe grecs arabes et nous 153 235 def 05/08/09 06:49 Page1

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La peur des Arabes et de l’islam est entrée dans la science. On règleà présent ses comptes avec l’Islam en se disant sans «dette » : «nous »serions donc supposés ne rien devoir, ou presque, au savoir arabo-musulman. L’Occident est chrétien, proclame-t-on, et aussi pur quepossible.

Ce livre a plusieurs « affaires » récentes pour causes occasionnelles.Occasionnelles, parce que les auteurs, savants indignés par des contre-vérités trop massives ou trop symptomatiques, s’appuient sur ces dé-bats pour remettre à plat le dossier de la transmission arabe du savoirgrec vers l’Occident médiéval. Occasionnelles, parce que les différentescontributions cherchent à cerner la spécificité d’un moment, le nôtre,où c’est aussi dans le savoir que les Arabes sont désormais devenusgênants.

Il est donc question ici des sciences et de la philosophie arabo-islamiques, des enjeux idéologiques liés à l’étude de la langue arabe, de ceque « latin » et « grec » veulent dire au Moyen Âge et à la Renaissance,de la place du judaïsme et de Byzance dans la transmission des savoirsvers l’Europe occidentale, du nouveau catholicisme de Benoît XVI, del’idée de « civilisation» chez les historiens après Braudel, des nouveauxmodes de validation des savoirs à l’époque d’Internet, ou de la manièredont on enseigne aujourd’hui l’histoire de l’Islam dans les lycées etcollèges.

Il est question dans ce livre des métamorphoses de l’islamophobie.Pour en venir à une vue plus juste, y compris historiquement, de ceque nous sommes : des Grecs, bien sûr, mais des Arabes aussi, entreautres.

Philippe Büttgen est chargé de recherche au CNRS (Laboratoire d’études surles monothéismes, Paris).

Alain de Libera est directeur d’études à l’École pratique des hautes études etprofesseur à l’université de Genève.

Marwan Rashed est professeur à l’École normale supérieure.Irène Rosier-Catach est directrice de recherche au CNRS (Laboratoire

d’histoire des théories linguistiques, Paris) et directrice d’études à l’École pratique des hautes études.

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Sous la direction de

Philippe Büttgen,Alain de Libera,

Marwan Rashed,Irène Rosier-Catach

Les Grecs, les Arabes et nous

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Enquête sur l’islamophobie savante

o u v e r t u r e s9:HSMCLD=[ZVX]Z: 36-0295-0 IX-200900 € prix TTC France

ISBN 978-2-213-65138-5

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CHAPITRE DEUXIÈME

Faire et défaire l’histoire des civilisations

par Blaise Dufal

« East is East and West is West1. »

retour à la « civilisation » : braudel aujourd’hui

L’année 2008 aura vu le retour sur le devant de la scène scientifi que et médiatique d’une fi gure tutélaire qui avait été tenue en retrait au cours des dernières années : celle de Fernand Braudel. Henri Guaino, conseiller spécial du président Sarkozy, a justifi é le désormais célèbre discours de Dakar en se réclamant du concept de civilisation défi ni par Braudel2. L’infl exion de la diplomatie française, qui promeut à

1. Rudyard Kipling, Th e Ballad of East and West, Londres, 1889. 2. Cf. le discours prononcé par le président de la République française à

l’université de Dakar le 26 juillet 2007 : http://www.elysee.fr/elysee/elysee.fr/francais/interventions/2007/juillet/allocution_a_l_universite_de_dakar.79184.html, et son exégèse par Henri Guaino, publiée dans Le Monde du 27-28 juillet 2008 : « Nulle part il n’est dit que les Africains n’ont pas d’histoire. Tout le monde en a une. Mais le rapport à l’histoire n’est pas le même d’une époque à une autre, d’une civilisation à l’autre […]. L’idéologie du progrès est propre aux Lumières […]. Dans les sociétés paysannes, le temps cyclique l’emporte sur le temps linéaire, qui est celui de l’Histoire. Dans les sociétés modernes, c’est l’inverse […]. L’homme moderne est angoissé par une Histoire dont il est l’acteur et dont il ne connaît pas la suite. Cette conception du temps qui se déploie dans la durée et dans une direction, c’est Rome et le judaïsme qui l’ont expérimentée les premiers. Puis il a fallu des millénaires pour que l’Occi-dent invente l’idéologie du progrès […]. Cela ne veut pas dire que dans toutes les autres formes de civilisation il n’y a pas eu des progrès, des inventions cumulatives. Mais l’idéologie du progrès telle que nous la connaissons est pro-pre à l’héritage des Lumières. »

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présent une approche des relations internationales en termes civilisa-tionnels, prend pour garant scientifi que une fi gure majeure de l’his-toire des Annales. Alain Minc, autre personnalité politico-médiatique proche du pouvoir, place son Histoire de France3 sous l’autorité et la recommandation de Braudel.

Dans le monde de l’édition scientifi que, deux ouvrages d’historiens, Sylvain Gouguenheim4 et Th ierry Camous5, font appel aux théories braudéliennes pour étayer une conception de l’histoire qui puise dans une psychologie des masses et dans une vision fi gée des antagonismes culturels. La référence à Braudel est double : elle permet, d’une part, d’insister sur l’importance de la problématique « méditerranéenne » des liens entre le monde arabo-musulman et le monde chrétien occi-dental6 et, d’autre part, de promouvoir une approche historiogra-phique fondée sur le concept de civilisation7. Or, dans ces ouvrages, la Méditerranée n’est plus envisagée comme la mer intérieure d’un monde commun, mais comme une frontière séparant des entités identitaires en confl it8, le lieu de construction d’une civilisation occi-dentale fondée sur le rationalisme grec et le christianisme, et surtout son opposition à l’Orient9.

3. « Je le fais, si l’on m’autorise cette confi dence, avec la bénédiction posthume de Fernand Braudel qui m’avait murmuré, il y a vingt-cinq ans : “Écrivez une his-toire de France : il n’y a pas de plus bel exercice intellectuel. N’ayez pas peur des historiens : ils ont besoin que l’on braconne sur leurs terres.” » Alain Minc, Une histoire de France, Paris, Grasset, 2008, p. 9. Voir notre compte rendu : http://cvuh.free/spip.php?article218.

4. Sylvain Gouguenheim, Aristote au Mont-Saint-Michel. Les racines grecques de l’Europe chrétienne, Paris, Seuil, « L’Univers historique », 2008 (abr. AMSM).

5. Th ierry Camous, Orients/Occidents, 25 siècles de guerres, Paris, PUF, 2007.6. « La Méditerranée est coupée de frontières culturelles, frontières majeures et

frontières secondaires, toutes cicatrices qui ne guérissent pas et jouent leur rôle », ibid., p. 170.

7. « Toute civilisation repose d’abord sur un espace, un territoire qui leur est propre, que les hommes ont peuplé, façonné, défendu », ibid., p. 169. « Une civi-lisation se caractérise en partie par le système juridique qu’elle met en place et sur lequel repose son organisation », ibid., p. 163.

8. « Cette altérité confl ictuelle pose le problème des identités respectives des deux civilisations », ibid., p. 167.

9. « L’Europe a, dans le domaine de la pensée et de la religion, de fortes origines méditerranéennes : la Grèce et le christianisme. Mais elle n’a pas hérité de tout ce que les civilisations de la Méditerranée avaient créé. Le christianisme lui-même s’est modifi é et forgé au contact de l’Empire romain, puis de l’ensemble de l’Europe », ibid., p. 172.

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Braudel, référence majeure des sciences sociales en France, est invoqué comme garantie de scientifi cité pour bénéfi cier de l’aura du grand historien des Annales. Le recours à cette fi gure de novateur, que l’on ne peut a priori soupçonner de conservatisme ou de racisme, relève d’une stratégie idéologique qu’il convient d’identifi er comme telle. Le fondateur de la Maison des sciences de l’homme, référence centrale des sciences sociales, est désormais cité comme caution intel-lectuelle et morale chaque fois que l’on s’avance sur les terrains glis-sants de l’identité nationale et de la civilisation10. Cet usage d’une autorité ne relève pas uniquement du name dropping. Il est parallèle, par exemple, à l’utilisation présidentielle de la « politique de civilisa-tion » prônée par le philosophe Edgar Morin11.

Si nous faisons donc l’hypothèse que ce retour à Braudel consti-tue une instrumentalisation à des fi ns intellectuelles et politiques, ces entreprises de récupération doivent nous inciter à réexplorer les conceptions braudéliennes pour en dégager les ambiguïtés et les zones d’ombre qui rendent la récupération possible12. Face à Braudel aujourd’hui, de nombreux historiens font un détour, ou se contentent d’une vue de loin ; la référence est courante, voire indispen sable, mais n’implique pas nécessairement une lecture approfondie ni même une construction critique. La remise en cause de ses théories remonte à quelques années, mais elle n’a pas réellement modifi é l’image publique de Braudel. Une critique de ses conceptions doit prendre en compte les conséquences historiographiques et en situer l’impact sur des géné-rations d’intellectuels français. La notion de civilisation, employée cou-ramment par les historiens, recouvre une évidence, un lieu commun scientifi que. Il faut pourtant considérer ses attendus intellectuels et idéologiques, expliciter la vision de l’histoire qu’elle construit. L’absence de questionnement sur la civilisation et ses multiples usages met en

10. Henri Guaino, dans l’interview précédemment citée (cf. note 2), répond à ceux qui pointaient la vision raciste du discours de Dakar par cette question qu’il croit simplement rhétorique : « Raciste, Braudel ? »

11. Edgar Morin, Pour une politique de civilisation, Paris, Arléa, 2002. Edgar Morin distingue la culture, ensemble des croyances, des valeurs propres à une communauté particulière, de la civilisation, qui est ce qui peut être transmis d’une communauté à une autre (techniques, savoirs, science).

12. Dans le genre « retour à Braudel », on peut aussi signaler le récent essai de François-Xavier Verschave, qui a remis au goût du jour les analyses économiques de Braudel dans une recherche d’alternatives politiques : La Maison-monde. Libres lectures de Braudel, Paris, Éditions Charles-Léopold Mayer, 2005.

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porte-à-faux la communauté des historiens : faute de s’être acquittée de sa tâche critique, elle se retrouve piégée par ceux qui invoquent le père fondateur pour renforcer leur position idéologique.

la civilisation du mont-saint-michel

Dans Aristote au Mont-Saint-Michel, Sylvain Gouguenheim développe une vision de l’histoire proche de la théorie huntingtonienne de l’anta-gonisme entre des civilisations défi nies comme des identités culturelles, structurées par des religions13. Véritables acteurs historiques détermi-nant les modes de transmission culturelle, ces religions seraient intégra-lement saisissables à partir de leurs livres saints14. Pour Gouguenheim, le Coran ou la Bible fi xent l’essence d’une civilisation : les événements historiques ne constituent à ses yeux que la conséquence mécanique de la confrontation entre les textes sacrés15. Les « civilisations » seraient les produits culturels d’une évolution linéaire et cohérente qui rend cha-cune irréductible aux autres16. Cette typologie civilisationnelle, fondée notamment sur des critères linguistiques et psychologiques17, est placée

13. « Dans le long face-à-face entre l’Islam et l’Occident », AMSM, p. 14 ; « Le fossé entre les deux civilisations médiévales ne cessa de se creuser », AMSM, p. 189 ; « On tentera, pour fi nir, de comparer les civilisations médiévales chrétienne et musulmane du Moyen Âge en posant les questions de leur identité et de leur per-méabilité respectives, de la nature et du degré de leurs échanges », AMSM, p. 21.

14. « En dernière instance, on est donc renvoyé au contenu des deux religions et au statut de leurs livres saints pour comprendre la diff érence d’évolution entre les deux civilisations », AMSM, p. 166.

15. « Durant le Moyen Âge, deux civilisations se fi rent donc face. L’une com-binait l’héritage grec et le message des Évangiles, l’esprit scientifi que et l’enracine-ment dans une tradition religieuse dont l’Église se voulait la garante. L’autre était fi lle du Livre de Dieu, du livre incréé. Elle était fondamentalement amarrée à son axe central, le Coran : tout ce qui se déroule dans le temps reconduit à la matrice originelle des sourates éternelles », AMSM, p. 200.

16. Gouguenheim parle du « développement culturel de l’Occident », AMSM, p. 10.

17. « L’absence totale de terme scientifi que dans la langue arabe : les conquérants étaient des guerriers, des marchands, des éleveurs, non des savants ou des ingénieurs », AMSM, p. 88 ; « Cette absence de curiosité explique en partie que le Moyen Âge off re un saisissant face-à-face de plusieurs siècles, plus souvent violent que pacifi que, entre deux civilisations », AMSM, p. 167 ; « On s’étonne d’une critique si sévère envers un monde européen qui a cherché à ériger en science l’étude des autres civilisations alors qu’aucune d’entre elles ne paraît avoir manifesté la même envie », AMSM, p. 208.

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sous l’autorité de Jung et des « structures collectives de l’inconscient individuel18 ».

Le livre opère le passage d’une catégorisation taxinomique à sa justifi cation scientifi que, en s’appuyant sur une construction formelle comparable aux ressorts rhétoriques d’une pensée des peuples19. La question identitaire est présentée comme l’objet majeur et légitime de l’historien20. Tout collectif, toute société, toute collectivité humaine, serait détentrice d’une identité unique et permanente, dont l’étude permettrait à l’historien de cerner les véritables caractéristiques. Cette approche méthodologique exprime une volonté de comparaison entre ces civilisations pour « établir quels furent leurs apports respectifs au progrès humain, scientifi que ou philosophique21 ». Il s’agit donc d’éta-blir scientifi quement une « hiérarchie entre civilisations » pour défi nir une « civilisation supérieure22 ». Cette hiérarchie s’instaure à plusieurs niveaux23 : le thème (représentation du monde), les traits (coutumes, pratiques, techniques), les structures (relations institutionnelles et juri-diques qui encadrent). Cette approche comparatiste des civilisations se veut éloignée d’un comparatisme anthropologique dont Gouguen-heim considère qu’il mène à un relativisme moralement dangereux. Sa méthode confond ainsi d’entrée de jeu le jugement de valeur et l’analyse scientifi que ; ce faisant, elle révèle la profonde composante morale du concept de civilisation.

la raison grecque de la civilisation occidentale

L’idée de civilisation apparaît en français au xviiie siècle pour désigner à la fois un processus historique de progrès et le résultat

18. AMSM, p. 180 ; cf. les analyses de C. Reynaud Paligot, « La psychologie des peuples et ses dérives », Revue internationale de synthèse, 1, 2005, p. 125-146.

19. Sur ces questions, nous renvoyons à l’ouvrage fondamental de J.-P. Faye, Langages totalitaires. Critique de la raison/de l’économie narrative, Paris, Hermann, 1972.

20. « Une nation n’existe qu’à la condition que ses membres aient, ou se recon-naissent, un passé commun » ; « l’identité est donc un objet légitime de l’enquête historique », AMSM, p. 178-179.

21. AMSM, p. 22.22. AMSM, p. 14 et p. 16.23. AMSM, p. 192.

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de cette évolution24. La civilisation renvoie alors dans l’imaginaire commun à ce qui caractérise l’urbanité antique et présuppose un particularisme de l’Occident. L’ambiguïté du concept de civilisa-tion tient donc au fait qu’il défi nit un ensemble social, culturel et économique en fonction de critères ethnocentrés. Mais ce concept a aussi pour fonction de construire artifi ciellement un continuum entre l’Antiquité grecque et le monde moderne européen. La civili-sation occidentale est défi nie selon une histoire commune qui puise sa cohérence dans un « esprit » reliant Périclès à Kant, en passant par le Christ25. En niant les mouvements et les évolutions au profi t des permanences, cette vision de l’histoire fi nit par nier l’histoire.

La civilisation occidentale serait caractérisée par la raison, cette « raison occidentale », inventée dans la Grèce classique et pleinement déployée grâce au christianisme. Gouguenheim attribue à cette reli-gion, au cœur de l’identité européenne, un rôle providentiel : elle aurait selon lui rendu possible le développement de l’exception cultu-relle grecque et assuré la supériorité de l’Occident sur les autres civili-sations. Il s’agit donc à travers le concept de civilisation de réaffi rmer l’« identité chrétienne du monde occidental26 ». Cette notion ne vient pas conclure une argumentation scientifi que, elle accomplit plutôt une prédiction autoréalisatrice : on pose d’emblée une dichotomie fondamentale entre « civilisations » concurrentes, et le récit caricatural qu’on déroule à la suite devient la preuve même de son existence.

L’entreprise de récupération de la « raison grecque », concept anthropologique analysé notamment par Jean-Pierre Vernant, est au cœur du livre de Sylvain Gouguenheim. Placée en exergue27, la réfé-rence à la pensée de Vernant est aussi très présente dans l’ouvrage de Th ierry Camous évoqué en introduction28. Vernant a montré

24. Émile Benveniste, Civilisation. Contribution à l’histoire du mot, Paris, PUF, 1955 ; G. M. Pfaum, Geschichte des Wortes Zivilisation, Munich, 1961 ; P. Beneton, Histoire de mots, culture et civilisation, Paris, Les Presses de Sciences-Po, 1975 ; « Civi-lisations. Retour sur les mots et les idées », Revue de synthèse, t. 129, n° 1, 2008.

25. « Est-ce forcer le trait que penser que cette aspiration de l’esprit européen à une pensée libre et à un examen critique du monde trouve, au moins en partie ses racines dans les enseignements du Christ conciliés avec la curiosité universelle de la Grèce antique ? », AMSM, p. 55.

26. AMSM, p. 9.27. « Les Grecs nous ont, en grande partie, inventés. »28. Cf. à ce sujet le débat qui nous a opposé à l’auteur dans l’article sur le site

du Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire : http://cvuh.free.fr/spip.php?article193.

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que le discours sur la raison a joué un rôle majeur dans les repré-sentations anthropologiques des cités grecques au moment de leur constitution aux vie-ive siècles av. J.-C.29. Il est ici convoqué pour justifi er l’affi rmation d’une spécifi cité de l’histoire de l’Occident qui serait défi nie par le développement de la raison30. Au mépris de la méthode anthropologique, l’analyse de Vernant est décontextuali-sée, pour devenir une généralité, un stéréotype : à la suite des Grecs de l’Antiquité, les Occidentaux seraient les seuls à avoir su faire de la raison « un instrument au service de la pensée et de la connais-sance du monde31 ».

Dans cette discussion sur la « raison grecque » et l’identité culturelle de l’Occident, Gouguenheim s’en prend particulièrement à Marcel Détienne, qui n’a pourtant a priori aucun lien avec le débat sur la transmission arabe de la pensée grecque. Le but de Gouguenheim n’est donc pas d’apporter des éléments de connaissance sur la diff usion des savoirs au Moyen Âge ; il s’agit de s’opposer à ceux qui, comme Détienne, ont réagi vigoureusement contre les utilisations abusives du concept de « raison grecque ». Dans son livre Comment être autoch-tone. Du pur Athénien au Français raciné 32, Détienne déconstruit la conception braudélienne de la civilisation et dénonce les usages poli-tiques dont L’Identité de la France a fait l’objet dans la France des années 1980, au moment de l’émergence du Front national33. C’est à la lumière de ce débat que s’éclaire la référence de Gouguenheim à Maurice Barrès. Détienne, dans son analyse du mythe national fran-çais, a en eff et montré que la vision braudélienne de la France était particulièrement proche de celle de l’auteur de la Colline inspirée.

La vive attaque contre Détienne, obstacle à la récupération de Ver-nant, souligne le caractère stratégique que cette récupération revêt aux yeux de Gouguenheim. Il s’agit d’opérer la captation d’une pensée qui a fortement marqué les sciences sociales en France, et qui est au sur-plus attachée à une personnalité hors du commun. Vernant incarne

29. Jean-Pierre Vernant, Les Origines de la pensée grecque, Paris, PUF, 1962 ; Les Ruses de l’intelligence. La mètis des Grecs (avec Marcel Détienne), Paris, Flam-marion, 1974. Cf. aussi J. Brunschwig, G.E.R. Lloyd (éd.), Le Savoir grec, Paris, Flammarion, 1996.

30. AMSM, p. 70. 31. AMSM, p. 176.32. M. Détienne, Comment être autochtone. Du pur Athénien au Français raciné,

Paris, Seuil, 2003 (cf. notamment p. 138-143).33. F. Braudel, L’Identité de la France, Paris, Flammarion, 1986.

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la fi gure de l’intellectuel français engagé, jeune résistant sous Vichy et membre actif du soutien à la cause algérienne lors de la guerre d’in-dépendance. Les engagements politiques de Vernant apportent à qui se réclame de lui une dimension de légitimité « éthique » supplémen-taire. Du point de vue de Gouguenheim, l’emprunt a tout l’attrait d’une prise de guerre : l’argument d’autorité est ici parfait34.

l’héritage : enjeux idéologiques du comparatisme

Au-delà de la polémique, le débat va au cœur du problème : l’usage du concept de civilisation est lié à la question du compara-tisme comme méthode historique35. Ce problème majeur et complexe des sciences sociales est évacué en quelques lignes par Gouguenheim avec une désinvolture étonnante. Arguant de l’évidence, il récuse les méthodes anthropologiques au nom du combat contre le relativisme36. Les excès du relativisme de l’anthropologie comparée auraient abouti à une négation de la spécifi cité occidentale37. Renversant sommai-rement la critique postmoderne, qu’il assimile à un nouvel ethno-centrisme, l’auteur entend redécouvrir le fondement historique de diff érences qu’il qualifi e d’essentielles38. L’entreprise devient alors militante, portée par une dénonciation des philosophes qui auraient

34. Ce type d’usage d’un auteur est confi rmé par l’annexe consacrée à Sigrid Hunke, unitarienne, grande défenseur de l’Islam, érigée en passionaria de l’islamo- gauchisme par un Sylvain Gouguenheim soucieux d’agiter le mythe du péril rouge- brun grâce à la proximité de Hunke avec Himmler. Ici encore, aucun argument scientifi que ne vient étayer la démonstration de l’auteur, qui se contente de quel-ques sondages sur Google et d’un raisonnement par contamination personnelle.

35. Sur cette question, cf. notamment E. W. Said, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, Paris, Seuil, 2005, l’ouvrage polémique de Marcel Détienne, Com-parer l’incomparable, Paris, Seuil, 2000, et la synthèse de Jack Goody, L’Orient en Occident, Paris, Seuil, 1999, avec la mise au point d’Étienne Anheim et Benoît Grevin, « Les sciences sociales et le comparatisme (sur M. Détienne et J. Goody) », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 49/4bis, p. 122-146.

36. « Parler d’hellénisation paraît donc abusif, et dénature la civilisation musul-mane en lui imposant, par ethnocentrisme, une sorte d’occidentalisation qui ne correspond pas à la réalité […]. [L’hellénisation] demeura un phénomène intellec-tuel, sans prise sur les mentalités collectives attachées à la foi, ni sur les structures politiques, sociales ou juridiques », AMSM, p. 166.

37. Ce combat est notamment porté par le pape Benoît XVI, qui voit dans le « relativisme » la cause majeure de la perte des valeurs chrétiennes dans le monde.

38. AMSM, p. 138.

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proclamé la mort de l’homme et qui, de ce fait, sont tenus responsa-bles d’une prétendue perte des valeurs occidentales39. Cette caricature participe d’une vision que l’on pourrait rapprocher de certains cou-rants néoconservateurs et qui tend à réaffi rmer le caractère absolu ou intrinsèquement supérieur des valeurs de l’Occident chrétien dans la perspective d’un combat idéologique40. Ainsi, lorsque Gouguenheim, à propos d’un rapport commandé par la Commission européenne, s’insurge contre une histoire qui suivrait les diktats du politique41, il chasse le politique pour mieux le réintroduire par le biais de consi-dérations culturelles. Cette revendication de liberté pour l’historien est actuellement l’apanage de certains penseurs « libéraux » qui, sous couvert d’indépendance et d’objectivité, nient la portée sociale du discours historique et évacuent le politique du social42. Le compa-ratisme essentialiste porté par Gouguenheim présuppose les termes de la comparaison au lieu de prendre pour objet de la recherche la construction des termes comparés. Il ne cherche pas à ressaisir les dynamiques, mais à fi xer les identités de ces civilisations ; il fractionne l’humanité en communautés hiérarchisées selon des degrés de perfec-tion, au mépris de la critique de l’ethnocentrisme qu’il peut formuler par ailleurs.

Une telle démarche relève d’un fondamentalisme culturel qui, « au lieu de défendre l’idée de caractères spécifi ques des diff érentes races, met l’accent sur les diff érences entre les patrimoines cultu-rels et sur leur incommensurabilité43 ». Gouguenheim recherche

39. AMSM, p. 70.40. Gouguenheim fait référence à la typologie de Jacques Soustelle développée

dans Les Quatre Soleils (Paris, Plon, 1967, rééd. CNRS Éditions, 2009). Ce per-sonnage très controversé, successivement antifasciste, pacifi ste, résistant, gaulliste, membre de l’OAS, a été réintégré à l’EPHE à la demande de Fernand Braudel, qui l’admirait. Développant une vision cyclique de l’histoire, Soustelle préfère parler de décadents plutôt que de primitifs et décrit des civilisations comme des soleils qui éclairent la pénombre de l’humanité. La civilisation occidentale du xxe siècle serait celle du cinquième soleil.

41. « Bizarrement, après que le monde occidental a été la cible d’un acte de guerre, il devient urgent d’enseigner que ceux qui l’ont commis sont les tenants d’une religion pacifi que… Qui cherche-t-on à dissuader ? », AMSM, p. 204, note 7.

42. À propos de la pétition en faveur de la Liberté pour l’histoire, cf. la critique proposée par le CVUH : http://cvuh.free.fr/spip.php?article210.

43. Verena Stolcke, « Europe : nouvelles frontières, nouvelles rhétoriques de l’exclusion », in L’Europe entre cultures et nations, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1996.

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les preuves historiques des « racines culturelles de l’Europe44 ». Il déploie pour cela une vision de l’histoire constituée de continuités structurantes et déterminantes, en faisant de l’histoire la science des permanences et des fi nalités linéaires45. Il confond mémoire et his-toire, et emploie volontiers les termes d’origine, de racines ou d’héri-tage46. La question des racines de l’Europe, celles que les Européens veulent bien aujourd’hui se reconnaître, est un enjeu mémoriel et identitaire dont les déterminations ne peuvent servir d’hypothèses de recherche. Cette dimension de choix dans les héritages possibles est pourtant revendiquée par l’auteur comme une preuve supplé-mentaire du génie occidental : « L’Europe a choisi Socrate plutôt que l’Athènes qui le mit à mort47. » On relèvera ici une première caractéristique de l’histoire des civilisations, dans laquelle des abs-tractions agissent et pensent, à l’intérieur d’un récit peuplé de méta-acteurs quasi intemporels.

Chez Gouguenheim, comme nous le verrons aussi chez Braudel, les civilisations, pseudo-personnages historiques, ont des tendances, des goûts et des prédispositions48. La marque de l’Occident est sa prédisposition au rationalisme. Ce rationalisme serait « hérité » des Grecs, et le terme d’héritage affi rme la légitimité de cette revendica-tion. La métaphore génétique de la fi liation est d’ailleurs fi lée et sert d’argument pour affi rmer la centralité du moment carolingien dans la construction de la civilisation occidentale : « Ce monde carolin-gien voit en la Grèce sa mère. Il n’ignore rien de son importance civilisationnelle49. » En ré-incarnant et en re-spatialisant la problé-matique historique de l’Occident, Gouguenheim signe un retour à Braudel contre Foucault, retour à une histoire qui privilégie « le

44. AMSM, p. 18.45. « Un fi l directeur [qui] part des cités grecques et unit les Européens à travers

les âges », AMSM, p. 198.46. « Nier l’existence de racines revient à nier la prolongation des sociétés humai-

nes à travers le temps, autrement dit le fait d’avoir une histoire », AMSM, p. 178.47. AMSM, p. 175.48. « Il n’en reste pas moins que la tendance de la civilisation occidentale, dès

que se développe la pensée grecque, c’est sa poussée vers le rationalisme, donc vers un dégagement par rapport à la vie religieuse », F. Braudel, Grammaire des civilisa-tions, Paris, Flammarion, 1987, p. 55.

49. AMSM, p. 37. Gouguenheim affi rme plus loin que l’époque carolingienne aurait « renoué tant avec le contenu du savoir grec qu’avec son état d’esprit » (AMSM, p. 164).

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goût des grands ensembles50 » au détriment de l’analyse de tissus com plexes et multiples. Du reste, si Braudel a été l’un des premiers historiens à accueillir favorablement les travaux de Michel Foucault, il a aussi complètement évacué l’aspect subversif et antimoderne du projet foucaldien pour n’en retenir que l’étude du progrès de la raison, conquête majeure de « notre » civilisation occidentale, et la confi rmation qu’« une civilisation atteint sa vérité personnelle en rejetant ce qui la gêne dans l’obscurité51 ». Contre le relativisme anthropologique et le postmodernisme, l’approche civilisationnelle devient une sorte de via media pour l’historien soucieux de conser-ver et justifi er la spécifi cité occidentale tout en donnant l’impres-sion de répondre au défi du comparatisme.

le monument braudel

Si, sur la question de la civilisation, Braudel constitue la réfé-rence majeure dans le paysage intellectuel français, c’est pour deux raisons de niveaux diff érents. La première, évidente, tient à la per-sonne. Figure intellectuellement et institutionnellement centrale des sciences sociales en France dans la seconde moitié du xxe siècle, per-sonnage multiple, contrasté, aussi contesté qu’admiré, Braudel fut aussi un savant familier des interventions télévisées et radiodiff usées, un chercheur connu, même vaguement, bien au-delà de la sphère intellectuelle.

L’autre raison de la centralité de Braudel pour la question qui nous occupe est son ouvrage intitulé Grammaire des civilisations, publié en 1987, 1993 et 2008. Sous ce titre, Braudel a repris une partie du collectif rédigé en 1963 avec Suzanne Baille et Philippe Robert, Le Monde actuel. Histoire et civilisations, qui visait à écrire une histoire planétaire du monde contemporain. Ce livre est devenu un véritable totem, c’est-à-dire un ouvrage que tout le monde cite,

50. André Burguière, L’École des Annales, une histoire intellectuelle, Paris, Odile Jacob, 2006, p. 192.

51. Fernand Braudel évoque l’Histoire de la folie à l’âge classique paru en 1961 chez Plon : « Le triomphe de la raison s’accompagne en profondeur d’une tempête longue et silencieuse ; d’une démarche quasi inconsciente, quasi ignorée, et qui est pourtant la sœur de cette victoire qu’a été en pleine lumière la conquête du ratio-nalisme et de la science classique », Grammaire des civilisations, op. cit., p. 63-64.

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que l’on ne discute plus, que l’on ne critique pas : un monument du savoir.

La thématique civilisationnelle traverse toutefois l’ensemble des travaux de Braudel, notamment Civilisation matérielle, économie et capitalisme52, qui a été au cœur de nombreux débats sur la spé-cifi cité du développement économique de l’Occident. En vérité, c’est tout le projet historiographique de Braudel qui est carac-térisé par l’emploi du concept de civilisation. Ce concept, pour-tant, n’a pas été abordé dans les débats sur Braudel au cours des années 1980-199053. La discussion sur sa portée méthodologique et épistémologique est, par exemple, absente du recueil Fernand Braudel et l’histoire, publié en 199954. Il ne s’agit pas ici de rou-vrir le débat sur « Faut-il brûler Braudel55 ? », mais de s’interroger sur la pertinence de certains de ses concepts en sciences sociales aujourd’hui, à commencer par celui de civilisation. Le prestige du nom propre a parfois caché les faiblesses conceptuelles ; et les condamnations moralisantes ont conduit à minimiser l’impor-tance du moment braudélien. Il vaut peut-être mieux tenter de comprendre ce moment, pour faire ensuite le tri à l’intérieur du monument Braudel. Si la grammaire braudélienne des civilisations a tant fasciné les historiens, c’est sans doute du fait de son carac-tère défi nitif, affi rmatif et volontariste, qui pouvait rassurer des générations perdues dans la « crise de l’histoire ». C’est aussi le résultat d’une séduction, celle d’une écriture fascinante, expres-sion d’une ambition de compréhension de la totalité du monde.

un flou grammatical

Telle qu’elle est construite par Braudel, la notion de civilisation constitue une sorte de trou noir dans lequel viennent s’engloutir toutes les abstractions utilisées par l’historien. Braudel défi nit une civilisation par son aire géographique, sa démographie, ses modes

52. Publié chez Armand Colin en 1979 en 3 volumes.53. François Dosse, « Les Héritiers divisés », in Lire Braudel, Paris, La Décou-

verte, 1998, p. 157-170.54. J. Revel (éd.), Fernand Braudel et l’histoire, Paris, Hachette, 1999. 55. Titre du n° 192 de la revue Histoire en 1995 : cf. l’article de François Dufay

(p. 78-80).

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de production, ses structures étatiques (administratives, militaires), sa culture (religion, idéologie, art), sa langue. Les caractéristiques d’une civilisation ne sont pas diff érentes de celles des sociétés, mais la civilisation dépasse le caractère contingent et temporelle-ment limité de la réalité sociale56. La civilisation est le résultat des tensions entre les sociétés qui la forment, des antagonismes et des évolutions qu’elles produisent57. Cet « ensemble des ensembles », regroupant des cultures et des sociétés, est « la première et la plus complexe des permanences58 », celle qui permet à l’historien de sor-tir de l’opacité et de l’hétérogénéité du fait historique pour donner un sens global.

La volonté de réduire le multiple se manifeste notamment dans l’étude de ce que Braudel nomme la civilisation matérielle, notion qu’il élabore en regard de celle de civilisation économique défi nie selon les modes de production et les modalités d’échanges59. La civi-lisation apparaît ici avant tout comme un moyen de relier le matériel et le spirituel60. C’est une manière, pour l’historien, de construire des cohérences, d’apporter une explication rationnelle reliant les réalités les plus triviales et matérielles aux productions intellectuelles les plus élevées61. Braudel élabore son concept de civilisation dans le but de

56. « Sur le plan de la durée, la civilisation enjambe, implique des espaces chro-nologiques bien plus vastes qu’une réalité sociale donnée », Grammaire des civilisa-tions, op. cit., p. 49.

57. « Pas de civilisations sans sociétés qui les portent, les animent de leurs ten-sions, de leurs progrès […] la civilisation tel un miroir serait la machine à enregis-trer ces tensions et ces eff orts », ibid., p. 47.

58. F. Braudel, « Histoire des civilisations : le passé explique le présent », in Écrits sur l’histoire, Paris, Flammarion, 1969, p. 255-314.

59. « Une zone d’opacité, souvent diffi cile à observer faute d’une documentation historique suffi sante, s’étend au-dessous du marché ; c’est l’activité élémentaire de base que l’on rencontre partout et qui est d’un volume tout simplement fantasti-que. Cette zone épaisse, au ras du sol, je l’ai appelée, faute de mieux, la vie maté-rielle ou la civilisation matérielle », F. Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, I, op. cit., 1967, p. 8.

60. « La notion de civilisation est au moins double. Elle désigne à la fois des valeurs morales et des valeurs matérielles » ; « les civilisations sont des économies » et « des mentalités collectives », Grammaire des civilisations, op. cit., p. 49, 50 et 53.

61. « Les civilisations créent, en eff et, des liens, c’est-à-dire un ordre, entre des milliers de biens culturels en fait hétéroclites, à première vue comme étrangers les uns aux autres, depuis ceux qui relèvent de la spiritualité et de l’intelligence jusqu’aux objets et aux outils de la vie quotidienne », Civilisation matérielle, écono-mie et capitalisme, op. cit., p. 64.

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penser la diff usion des biens culturels, les échanges62, les liens, les apports mutuels et les formes de résistance aux acculturations. Mais sa terminologie, qui distingue la culture – « civilisation qui n’a pas encore atteint sa maturité, son optimum, ni assuré sa croissance » – de la civilisation proprement dite – « qui, à travers des séries d’éco-nomies, des séries de sociétés, persiste à vivre en ne se laissant qu’à peine et peu à peu infl échir63 » –, ne résiste pas à la tentation de la hiérarchie et du jugement de valeur. D’autre part, sa volonté de com-préhension des dynamiques historiques l’amène à bâtir des ensembles schématiques et monolithiques. Son constat fi nal, qui défi nit la civi-lisation comme ce qui résiste aux infl uences extérieures64, a un fort accent essentialiste. Le concept braudélien de civilisation déploie une approche à la fois déterministe et fi naliste65, infl uencée par des for-mes de l’anthropogéographie et de la géopolitique développées par-ticulièrement en Allemagne à la fi n du xixe66. La pensée hégélienne structure cette vision de l’histoire du monde67 : si Braudel écrit une histoire matérialiste, il n’abandonne pas pour autant une forme de téléologie qui imprègne le concept de civilisation.

Toute l’analyse braudélienne des civilisations est parcourue par la dialectique entre la Civilisation et les civilisations68. Alors même que Braudel tente de donner une représentation claire des rapports struc-turels entre sociétés et civilisations, son propos est troublé par des considérations qui amènent fi nalement à défi nir comme civilisations les sociétés considérées comme les plus brillantes69. Braudel s’intéresse

62. « Chaque civilisation exporte, reçoit des biens culturels », Grammaire des civilisations, op. cit., p. 45.

63. Civilisation matérielle, économie et capitalisme, op. cit., p. 79.64. « Ni par la force brutale, consciente ou non de ce qu’elle fait ; ni par la force

nonchalante qui s’abandonne aux hasards, aux bénévolences de l’histoire ; ni par l’enseignement le plus largement distribué, le plus gloutonnement avalé une civi-lisation n’arrive à mordre sensiblement sur le domaine de l’autre », F. Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, II, Paris, Armand Colin, 1966, p. 95.

65. « Je suis convaincu que le premier essor d’un peuple en détermine la suite », F. Braudel, « Économie et société. Réfl exions d’un historien de la modernité », in Economia e società della Magna Grecia, Naples, 1975, p. 12.

66. G. Jorland, « Fernand Braudel et la révolution industrielle », Critique, XLIII, 1987, p. 506-530.

67. M. Crépon, Les Géographies de l’esprit. Enquête sur la caractérisation des peu-ples de Leibniz à Hegel, Paris, Payot, 1996.

68. Grammaire des civilisations, op. cit., p. 46.69. Ibid., p. 49.

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notamment à l’analyse des rapports entre la fonction homologante de la civilisation occidentale et les résistances issues des autres civilisa-tions, et il cherche à retracer la généalogie de ce processus d’homolo-gation. La Civilisation constitue ainsi une manière de comprendre les bouleversements du présent ; la Civilisation « met à l’épreuve toutes les civilisations ». C’est d’ailleurs dans la course au progrès techni-que que se manifestent des diff érences de civilisation. Non seulement Braudel n’évacue pas la dimension morale du terme de civilisation, mais il la pose au contraire d’une façon toute hégélienne comme par-tie intégrante de cet outil de compréhension et de comparaison des sociétés.

Le concept de civilisation permet à Braudel de déployer une « histoire au long souffl e » visant à rendre visibles « des réalités de très longue durée70 ». Il apparaît comme la projection sociale, culturelle et économique de la « longue durée ». Braudel cherche à dépasser le simple cadre d’une société donnée71, comme si ce cadre était celui de l’anthropologie et de la sociologie et qu’au-delà commençait le territoire propre de l’historien. Les concepts de civilisation et de lon-gue durée articulent l’histoire du passé et du présent dans la démar-che braudélienne qui se focalise sur les formes de continuité72. La civilisation permet par exemple à l’historien de faire tenir ensemble structure et conjoncture73. Mais on ne sait plus vraiment ce que fait ressortir le concept de civilisation, quel est son apport historique, dès lors qu’il écrase les évolutions, la temporalité et les diff érences.

Braudel a décrit la civilisation en recourant à la métaphore de la maison remplie d’objets, chacun valant comme un trait culturel, dans une disposition dont l’ordre représente l’idée de cohérence culturelle74.

70. Ibid., p. 69.71. « Dans l’espace, elles transgressent les limites des sociétés précises (qui

baignent ainsi dans un monde régulièrement plus vaste qu’elles-mêmes et en reçoivent, sans toujours en être conscientes, une impulsion, des impulsions par-ticulières) », « Histoire des civilisations : le passé explique le présent », op. cit., p. 303.

72. « Les civilisations sont des continuités » ; « Une civilisation est toujours un passé, un certain passé vivant », Grammaire des civilisations, op. cit., p. 56.

73. « Ce qui change, ce qui se meut dans la vie des civilisations, est-ce le meilleur, est-ce la totalité de cette voie même ? Non sans doute. Ici se retrouvent structure et conjoncture, instant et durée, et même très longue durée », La Méditerranée…, II, op. cit., p. 95.

74. « Une civilisation, c’est d’abord un espace, une aire culturelle, disent les anthropologues, un logement. À l’intérieur […] imaginez une masse très diverse

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Cette métaphore a souvent été reprise pour signifi er l’apport fon-damental de Braudel. Elle ne rend cependant pas compte des mul-tiples développements de l’historien sur la question, non plus que des diff érences, voire des contradictions, qui opposent les diverses acceptions du terme de civilisation. La gloire du modèle braudé-lien vient de sa capacité à articuler l’enchevêtrement des diff érents niveaux d’analyse et de causalité, mais son concept de civilisation construit un ensemble clos et défi nitif. La civilisation est le mouve-ment et la stabilité, c’est la résolution des contraires, l’aboutissement des dialectiques. Or ce concept n’articule rien, n’explique rien, il est un tout qui désigne un tout, une tautologie qui ne prend sens que par les valeurs qu’elle véhicule et par la place qu’elle a tenue dans les confl its disciplinaires.

l’impérialisme historique

Braudel voulait bâtir un modèle d’histoire planétaire où l’histo-rien de l’économie structurerait le récit, en occupant par ailleurs le centre d’un carrefour de disciplines75. Cette ambition est au cœur de son projet intellectuel dès l’expérience brésilienne des années 1930. C’est à ce moment que Braudel élabore son enseignement autour d’une histoire de la civilisation censée échafauder l’histoire univer-selle. Il tient notamment une conférence sur la « pédagogie de l’his-toire par rapport à la civilisation76 », puis une autre, en captivité, sur

de biens, de traits culturels, aussi bien la forme, le matériau des maisons, leur toit, que tel art de la fl èche empennée, qu’un dialecte ou un groupe de dialectes, que des goûts culinaires, une technique particulière, une façon de croire ; une façon d’aimer, ou bien encore la boussole, le papier, la presse de l’imprimeur. C’est le groupement régulier, la fréquence de certains traits, l’ubiquité de ceux-ci, qui sont les premiers signes d’une cohérence culturelle. Si à cette cohérence dans l’espace s’ajoute une permanence dans le temps, j’appelle civilisation ou culture l’ensemble, le total du répertoire. Ce total est la forme de la civilisation ainsi reconnue », « Histoire des civilisations : le passé explique le présent », op. cit., p. 292.

75. G. Gemelli, « La Méditerranée di Fernand Braudel oltre l’oceano : i per-corsi di une storiografi a planetaria », Rivista di storia contemporanea, n° 1, 1979, p. 111-127.

76. F. Braudel, « Pedagogia de historia », Revista de historia, VI, n° 23, 1955, p. 3-22.

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l’« histoire mesure du monde77 ». Ce dernier texte révèle une dimen-sion fondamentale du concept braudélien de civilisation : il s’agit d’une création à visée institutionnelle destinée à assurer l’hégémonie de l’histoire dans la recomposition des sciences sociales78. Les civi-lisations apparaissent comme des monstres quasi divins, éternels et invisibles mais seuls véritables acteurs de l’histoire79, entités dont la compréhension est réservée à certains grands sages, observateurs éclai-rés du monde. Braudel construit de manière explicite la civilisation comme une catégorie visant à établir un « classement nécessaire80 », une « hiérarchie réfl échie des sociétés81 ». Il s’agit de dépasser l’opacité du réel pour le rendre intelligible, le soumettre à la raison historique, et atteindre ainsi à une compréhension qui embrassera les œuvres de l’humanité jusque dans leurs détails les plus contingents82. Le concept de civilisation synthétise le projet d’une histoire totale, il est le bien

77. Cf. la conférence de Roger Chartier sur ce texte : http://www.archivesaudiovisuelles.fr/FR/_video.asp?id=56&ress=454&video=86504&format=68.

78. On retrouve cette volonté hégémonique chez un des élèves de Braudel, Fré-déric Mauro, « Pour une classifi cation des sciences humaines », in Méthodologie de l’histoire et sciences humaines. Mélanges en l’honneur de Fernand Braudel, Toulouse, Privat, 1973, p. 397-408 : « C’est surtout au progrès des sciences historiques que servira cette reclassifi cation […] l’histoire sociale est […] la synthèse de toutes les sociologies diff érentielles » (p. 407).

79. « Les civilisations survivent aux bouleversements politiques, sociaux, économiques, même idéologiques que, d’ailleurs, elles commandent insidieu-sement, puissamment parfois » ; « S’il y a, eff ectivement, une infl ation de la civilisation, il serait puéril de la voir, au-delà de son triomphe, éliminant les civilisations diverses, ces vrais personnages, toujours en place et doués de lon-gue vie », F. Braudel, « Histoire des civilisations : le passé explique le présent », op. cit., p. 303.

80. « C’est un fait que chaque univers de peuplement dense a élaboré un groupe de réponses élémentaires et a une tendance fâcheuse à s’y tenir, en raison d’une force d’inertie qui est l’une des grandes ouvrières de l’histoire. Alors une civili-sation, qu’est-ce, sinon la mise en place d’une certaine humanité dans un certain espace ? C’est une catégorie de l’histoire, un classement nécessaire », Civilisation matérielle, économie et capitalisme, op. cit., p. 642.

81. « Longue durée et civilisation, ces ordres préférentiels appellent à côté d’eux le classement supplémentaire inhérent aux sociétés, omniprésentes elles aussi […]. Le problème reste celui d’une classifi cation, d’une hiérarchie réfl échie des sociétés. Nul n’échappera, et dès le plan de la vie matérielle, à cette nécessité-là », ibid., p. 642-643.

82. Pour Braudel, la civilisation est « ce qui, à travers des séries d’économies, des séries de sociétés, persiste à vivre en ne se laissant qu’à peine et peu à peu infl é-chir », Grammaire des civilisations, op. cit., p. 67.

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propre de celui « qui prétend à l’intelligence du monde83 ». C’est à la fois une arme dans le combat intellectuel et institutionnel et la mani-festation de cette volonté hégémonique de l’historien dans le paysage des sciences sociales84.

La longue durée et la civilisation sont les outils intellectuels forgés par Braudel pour faire valoir la légitimité de la démarche historique face aux déploiements intellectuels et institutionnels de l’anthropo-logie et de la sociologie. Dans son débat avec Claude Lévi-Strauss85, Braudel fait de la civilisation un argument pour conserver à l’histoire sa position de science totale ; il ne faut pas laisser aux autres sciences sociales le soin de faire émerger les structures et les permanences. Le concept de civilisation est revendiqué comme un outil de comparaison, de décentrage par rapport à tout ethnocentrisme. Sa mise en œuvre dans une « histoire de la recherche des similitudes, condition au vrai de toute science sociale86 », est une manière pour l’historien d’occuper un terrain intellectuel a priori réservé aux anthropologues. Pour Brau-del, la comparaison « a une fonction de type instrumental […] elle sert à fournir le sens de la multiplicité et de la richesse d’une expérience historique de large portée dont le postulat est […] l’unité de l’esprit humain87 ». On voit ici la diff érence par rapport à Lévi-Strauss, qui cherche par la comparaison à dissoudre l’unité de l’homme88.

De la même façon, lorsque Braudel reproche à Marcel Mauss de ne pas avoir assez marqué les permanences dans la défi nition des civi-lisations, c’est à nouveau sur la dimension de continuité qu’il insiste. L’historien se fait le chantre de la quasi-immobilité, l’observateur de ces invariants qui apparaissent alors comme les découvertes majeures de l’anthropologie et assurent à cette discipline un pres-tige intellectuel et institutionnel remarquable. Mais le reproche fait à Mauss apparaît aujourd’hui comme la marque de la diff érence entre la conception maussienne, extrêmement nuancée et attentive aux implications idéologiques, et la conception braudélienne, noyant

83. « Histoire des civilisations : le passé explique le présent », op. cit., p. 304.84. « Ainsi de l’observatoire des civilisations, la vue porte, doit porter très au

loin, au bout de la nuit de l’histoire, et même au-delà », La Méditerranée…, II, op. cit., p. 111.

85. F. Braudel, « Histoire et sciences sociales : la longue durée », Annales ESC, 1958/4, p. 725-753.

86. F. Braudel, L’Identité de la France, op. cit., p. 14.87. G. Gemelli, Fernand Braudel, Paris, Odile Jacob, 1995, p. 124.88. C. Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, Paris, Plon, 1962, p. 326.

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sous des fl ots d’écriture une imprécision structurelle. L’analyse maus-sienne du concept de civilisation reste aujourd’hui l’une des plus per-tinentes produites sur la question89. Mauss se méfi e de ce concept, et, attentif aux débats de son époque, il met en garde contre ses usages politiques, notamment face à la menace des nationalismes90. Face à cette rigueur intellectuelle et de cette vigilance idéologique, l’indéter-mination théorique, élément constant du discours braudélien91, en constitue aussi la principale limite et condamne la Grammaire des civilisations à être rapprochée des grandes fresques historiques à la Michelet plutôt que de l’histoire-problème des Annales, ou de Vidal de La Blache plutôt que de Durkheim.

civilisation : un effet d’écriture

« Toute tentative d’explication historique globale, telle que l’his-toire des civilisations », oblige à « multiplier temps et images à l’unité, comme les couleurs du spectre solaire, dûment mêlées, restituent obligatoirement la lumière blanche92 » : cette leçon de méthode et d’écriture de l’histoire est au cœur des ambiguïtés de la « civilisation » selon Braudel. L’histoire globale implique et nécessite une écriture dont les métaphores nombreuses et parfois réussies se substituent à une véritable argumentation. La civilisation constitue un personnage central du récit historique braudélien ; elle est même le protagoniste qui donne son unité au récit. La civilisation agit et est agie, elle reçoit, refuse, accepte, diff use à l’intérieur et à l’extérieur d’elle-même diff érentes catégories de biens et de valeurs. Ces personnifi cations ont

89. Marcel Mauss développe ses considérations dans un article fondateur, « Civi-lisation, éléments et formes », repris plusieurs fois par la suite et publié d’abord dans H. Berr, L. Febvre, L. Weber, M. Mauss, Civilisation : le mot, l’idée, Paris, La Renaissance du livre, 1930. Pour voir l’évolution de sa pensée sur cette ques-tion, on se reportera aussi à l’article coécrit avec Émile Durkheim, « Note sur la notion de civilisation », L’Année sociologique, 12, 1913, p. 46-50.

90. Sur l’engagement républicain de Mauss et sa crainte du nationalisme, cf. notamment l’introduction de Nathan Schlanger à une édition anglaise d’arti-cles de Marcel Mauss, Techniques, Technology and Civilization, New York-Oxford, Berghahn Books, 2006, avec la recension de Christine Laurière dans L’Homme, 185-186, janv.-juin 2008, p. 499-502.

91. G. Gemelli, Fernand Braudel, op. cit., p. 128.92. Grammaire des civilisations, op. cit., p. 28.

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des destins qui évoluent à l’intérieur même de l’œuvre braudélienne. Les Civilisations s’insèrent entre les Empires et les Sociétés dans La Méditerranée en 1949. En 1966, au contraire, elles passent après les Sociétés pour couronner la partie sur les « destins collectifs ». Braudel aff ûte ainsi son arme institutionnelle et lui assigne une place à chaque fois plus grande dans ses schémas d’écriture.

Grâce à la civilisation et à ses « destins », Braudel confère une cadence dramatique à un récit qui, à force de faire émerger des struc-tures et des permanences, serait menacé d’immobilisme. Les crises et les confrontations de ces civilisations font la trame d’un récit qui veut redonner à l’histoire son sens tragique93. Les guerres sont envisagées comme des moments particulièrement révélateurs, le moteur de la mise en intrigue. On retrouve ici une affi nité particulière entre Brau-del et Spengler et, au-delà, toute la mouvance huntingtonienne94 : les civilisations sont destinées à s’entrechoquer, et ce « choc » crée le mou-vement de l’histoire. De ce mouvement, l’écriture braudélienne se veut le décalque et surtout le révélateur95. Elle se substitue à l’impossible énoncé de la complexité historique pour mettre en avant, non pas des schémas structuraux d’explication, mais des lignes de fuite et d’aff ron-tement qui prennent corps (et âme) dans le passage à l’écriture.

Notre analyse de ce travail d’écriture n’est pas une réfutation de la mise en récit, plus que jamais tâche essentielle de l’historien, mais une critique de ses eff ets lorsque le récit conduit à des affi rmations péremptoires. C’est là l’une des caractéristiques des nombreux écrits actuels sur le « choc des civilisations », qui ont trouvé en Braudel leur modèle. En plaçant au-dessus des faits des entités abstraites censées constituer la réalité profonde et signifi ante, ils légitiment aussi une forme d’écriture « libérée » des canevas scientifi ques. Si l’on a repro-

93. « Chaque époque a peut-être l’histoire qu’elle mérite, la lampe historique qui convient exactement à sa vue et à sa marche. Les époques heureuses et trop paisibles se contentent de lampes minuscules. Il faut les grands cataclysmes, les malheurs où l’homme et les peuples ressentent d’instinct le tragique du destin, pour que la grande histoire puisse jeter ses lumières, devenues nécessaires et sans doute bienfaisantes », F. Braudel, « L’histoire, mesure du monde », in Les Ambitions de l’histoire, Paris, Éd. de Fallois, 1997, p. 16-17.

94. Sur la question du « choc des civilisations », nous renvoyons en dernière instance au récent ouvrage de T. Todorov, La Peur des barbares. Au-delà du choc des civilisations, Paris, Robert Laff ont, 2008.

95. Cf. Jacques Rancière, Les Mots de l’histoire. Essai de poétique du savoir, Paris, Seuil, 1992.

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ché à Braudel, notamment aux États-Unis96, l’abondance du discours, le déluge de récit et le torrent de paroles, en France cette critique a trop souvent été considérée comme positive, comme une marque du génie de l’auteur.

Pourtant, si cette forme d’écriture de l’histoire peut être sauvée, c’est surtout pour ses vertus pédagogiques. De fait, pour bien comprendre l’importance du concept de civilisation, il faut rappeler que la Gram-maire des civilisations a été conçue par Braudel comme un manuel sco-laire à l’usage des classes de terminale97. Dans ce « méta-manuel », la civilisation apparaît comme l’instrument didactique par excellence pour articuler les diff érents niveaux temporels et géographiques. La civilisa-tion a pour mission pédagogique d’unifi er l’exposition des recherches scientifi ques et de donner une perspective cohérente et accrocheuse à l’enseignement de l’histoire. Tout au long de sa carrière, Braudel a participé aux commissions ministérielles d’élaboration des program-mes scolaires. Son projet pédagogique articulé autour du concept de civilisation est parallèle et contemporain de celui de la « nouvelle his-toire » américaine. Dans les années 1970, certains historiens, reprenant un mouvement des années 1930, ont élaboré un projet éducatif global destiné au citoyen des sociétés démocratiques modernes, afi n d’assurer le fondement culturel du progrès de ces sociétés98. Braudel, en faisant du « fait civilisationnel » le centre de l’articulation d’un nouvel ensei-gnement de l’histoire, s’inscrit dans une démarche similaire qui sou-ligne les continuités historiques et donc le lien entre passé et présent. Cette justifi cation du métier d’historien se place néanmoins dans une tout autre perspective que celle tracée, par exemple, par Marc Bloch. Il ne s’agit pas de transférer les questionnements d’une époque à une autre, dans un va-et-vient créateur d’intelligibilité, mais de mettre en œuvre des processus de reconnaissance et d’identifi cation propres à défendre l’intérêt contemporain de l’enseignement de l’histoire. C’est une forme d’écriture de l’histoire profondément structurée par l’idée

96. G. Gemelli, Fernand Braudel, op. cit., p. 212.97. N. Alleu, « De l’histoire des chercheurs à l’histoire scolaire », in M. Develay

(éd.), Savoirs scolaires et didactiques des disciplines, une encyclopédie pour aujourd’hui, Paris, ESF, 1995, p. 123-162.

98. C. A. Beard, A Charter for Social Sciences in the Schools, New York, Schrib-ner’s, 1932 ; C. E. Merriam, Civic Education in the United States, New York, Schribner’s, 1934 ; H. W. Hertzberg, Historical Parallels for the Sixties and Seven-ties. Primary Sources and Core-Curriculum Revisited, Washington, DC, National Council for the Social Studies, 1971.

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de la position suréminente d’un historien qui, en parlant de civilisa-tion, fait référence à un lieu prédéfi ni où lui-même se situe99.

une vision colonialiste

Le concept de civilisation constitue aussi une forme de réaction face à la fragmentation de l’histoire sous l’infl uence américaine, à laquelle Braudel est très hostile dans les années 1970, contraire-ment à la biographie offi cielle qui brosse le portrait d’un intellectuel ouvert aux infl uences anglo-saxonnes100. Pourtant, à bien des égards, Braudel apparaît comme un homme des années 1930101. Sa vision de l’Afrique, par exemple, est particulièrement marquée par l’in-fl uence de Hegel et de sa maxime : « les peuples heureux n’ont pas d’histoire102 ». Des études récentes ont mis en lumière son incom-préhension des mouvements anticolonialistes103 et féministes104, ainsi

99. Ce retour à une grammaire fi xe peut être interprété comme une réaction face aux disséminations grammaticales postmodernes : cf. Jacques Derrida, Le Droit à la philosophie du point de vue cosmopolitique, Paris, Verdier/Éd. de l’Unesco, 1997.

100. Pierre Daix, dans une biographie qui tend à l’hagiographie (Braudel, Paris, Flammarion, 1996), défend la thèse d’un Braudel à l’écoute des mouvements de la déco-lonisation et problématisant le concept de civilisation pour rendre compte des tensions de son temps (p. 364-365). Cf. J. Suret-Canale, « Braudel vu par Pierre Daix », La Pensée, n° 307, 1996, p. 153-162. Fernand Braudel avait lui-même contribué à forger sa propre légende : « Personal Testimony », Journal of Modern History, 44, 1972, p. 448-467.

101. Pour un panorama plus large et critique, nous renvoyons aux analyses de Carole Reynaud-Paligot, La République raciale. Paradigme racial et idéologie républi-caine 1860-1930, Paris, PUF, 2006 et Races, racisme et antiracisme dans les années 1930, Paris, PUF, 2007.

102. Hegel, La Raison dans l’histoire, Paris, Plon, 1965, p. 245-269 : « Ce que nous comprenons en somme sous le nom d’Afrique, c’est un monde anhistorique non développé, entièrement prisonnier de l’esprit naturel et dont la place se trouve encore au seuil de l’histoire universelle. » Cette vision hégélienne informe aussi le discours de Dakar : cf. l’article d’Olivier Pironnet, « Les sources hégéliennes du discours de Nicolas Sarkozy à Dakar », Le Monde diplomatique, nov. 2007.

103. S. Feierman, « African History and the Dissolution of World History », in Africa and the Disciplines, Chicago, University of Chicago Press, 1993, p. 167-212 ; C. Liauzu, S. Hamzaoui, N. Benallègue (éd.), Les Intellectuels français au miroir algé-rien, Nice, Centre de la Méditerranée moderne et contemporaine de l’Université de Nice, n° 3, 1984, p. 14-15 ; K. Ross, Fast Cars, Clean Bodies. Decolonization and the Re-Ordering of French Culture, Cambridge Mass., MIT Press, 1995, p. 186-191.

104. C. Reynaud Paligot, « Les Annales de Lucien Febvre à Fernand Braudel : entre épopée coloniale et opposition Orient/Occident », French Historical Studies, janv. 2009.

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que sa « peur » d’un « confl it racial » généré par l’importante immi-gration qu’a connue la France dans la seconde partie du xxe siè-cle105. C’est pour cette raison que Braudel revient aujourd’hui sur le devant de la scène : il est un de ceux qui ont toujours défendu le caractère positif de la colonisation106. Dans sa génération, Brau-del fait partie de ceux qui conçoivent l’Europe comme une unité systémique modèle et en appellent à un universalisme guidé par les valeurs occidentales107.

Braudel affi rme ainsi que, grâce à la colonisation, la civilisation a pénétré l’Afrique noire qui a pu ainsi entrer dans l’histoire108. C’est à travers son rapport à l’Occident109 que l’Afrique construit son devenir historique, et ce devenir est interprété en termes de « tra-hison ». Le concept de civilisation présuppose « un partage initial entre sociétés dotées d’une conscience historique et sociétés qui en seraient dépourvues […] ce partage absolu, tracé par le jugement d’une histoire occidentale et qui ne doit rien à l’analyse compa-rative110 ». Cette manière de concevoir le rapport des civilisations à leur propre histoire, en le mettant au cœur de leur défi nition, place Braudel dans une lignée intellectuellement et politiquement conser-vatrice. Il recourt encore au terme de race quand celui-ci a disparu

105. Dans L’Identité de la France, Braudel fait peu de place à la question de l’immigration : cf. Gérard Noiriel, Le Creuset français. Histoire de l’immigration XIXe-XXe siècle, Paris, Seuil, 1988, p. 47-67.

106. Grammaire des civilisations, op. cit., p. 167-170.107. « Dans cette façon de vivre le dépaysement se révèle la distance qui existe

entre le vécu de Braudel et celui de nombreux intellectuels de sa génération, notamment Paul Nizan et Michel Leiris qui, suivant le chemin tracé par André Gide dans son Voyage au Congo, cherchent à se détacher des modèles culturels européens grâce à l’expérience du concret vécue au contact d’autres civilisations et au choc mental et intellectuel qu’elle provoque », G. Gemelli, Fernand Braudel, op. cit., p. 56.

108. « Mais aujourd’hui, il y a quelque chose de changé dans l’Afrique noire : c’est, tout à la fois, l’intrusion des machines, la mise en place d’enseignements, la poussée de vraies villes, une moisson d’eff orts passés et présents, une occi-dentalisation qui a fait largement brèche, bien qu’elle n’ait certes pas pénétré jusqu’aux moelles », « Histoire des civilisations : le passé explique le présent », op. cit., p. 313.

109. « Pour l’essentiel, les jeux sont toujours faits d’avance. L’Afrique du Nord n’a pas trahi l’Occident en mars 1962, mais dès le milieu du viiie siècle, peut-être même avant la naissance du Christ, dès l’installation de Carthage, fi lle de l’Orient », La Méditerranée…, II, p. 95.

110. M. Détienne, Comparer l’incomparable, op. cit., p. 62-64.

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de la plupart des études sérieuses de l’époque. Dans Grammaire des civilisations, il analyse par exemple l’Afrique en fonction d’une psychologie raciale111. On perçoit dans l’œuvre de Braudel l’infl uence importante de plusieurs fi gures emblématiques de la culture colo-niale112 : la psychologie des peuples d’André Siegfried113 et la « psycho-logie ethnique » de Fernand Grenard114, ainsi que les considérations de Georges Hardy sur la psychologie du nomade. On peut noter également l’impact des conceptions du géographe Émile-Félix Gau-tier qui représente la diff érence entre Orient et Occident comme une « cloison étanche », un abîme culturel et religieux qui renvoie en dernière instance à des diff érences dans la structure même du cerveau115. C’est aussi dans ce contexte intellectuel que s’inscrit l’œu-vre de Braudel ; son concept de civilisation apparaît alors non pas comme une grande innovation mais plutôt comme une « révolution conservatrice116 ».

la grande fresque

Le plus étonnant est sans doute que, lors de sa republication après la mort de Braudel, la Grammaire des civilisations ait été accueillie comme l’illustration la plus forte de sa pensée novatrice alors que ce livre était déjà marqué par ses archaïsmes au moment

111. Grammaire des civilisations, op. cit., p. 152-158, 171, 184, 465-471. À ce propos, cf. les deux textes de Claude Lévi-Strauss, Race et histoire, Paris, Unesco, 1952 et Race et culture, Paris, Unesco, 1971 et l’analyse historiographique de M. Kail et G. Vermes (éd.), La Psychologie des peuples et ses dérives, Paris, CNDP, 1999.

112. S. Dulucq, Aux origines de l’histoire de l’Afrique. Historiographie coloniale et réseaux de savoir en France et dans les colonies françaises d’Afrique subsaharienne (fi n XIXe siècle-1960) (sous presse).

113. C. Reynaud Paligot, « André Siegfried et la question raciale », Sociétés et Représentations, n° 20, 2005, p. 269-285.

114. Cf. aussi l’ouvrage de G. A. Heuse, La Psychologie ethnique, Paris, Vrin, 1953.

115. É.-F. Gautier, Histoire et historiens de l’Algérie, Paris, Libraire de France, 1931, p. 19 et 34 ; Un siècle de colonisation. Études au microscope, Paris, Alcan, 1930, p. 203-204, 223-224 ; Mœurs et coutumes des Musulmans, Paris, Payot, 1931, p. 257.

116. Nous employons ce terme sans référence directe au contexte de la républi-que de Weimar. Cf. D. Eribon, D’une révolution conservatrice et de ses eff ets sur la gauche française, Paris, Léo Scheer, 2007.

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de sa première parution vingt ans plus tôt. Le fait est que Brau-del n’a pas actualisé sa problématique civilisationnelle au regard de l’évolution des sciences sociales tout au long de la seconde moitié du xxe siècle. Cette Grammaire semble participer au débat intellectuel des années 1920-1930, celui-là précisément que cer-tains voudraient reprendre aujourd’hui dans les mêmes termes. La problématique braudélienne apparaît avoir été engendrée par le traumatisme de la Première Guerre mondiale ; elle s’est structurée autour des questions de l’humanisme et du progrès. Braudel reste fi gé dans un débat certes fondateur des sciences sociales, mais qui a entre-temps perdu sa fécondité : les essais de grandes fresques historiques sur les civilisations, qui ont fl euri dans l’entre-deux-guerres, ont eu un fort impact idéologique et « médiatique », mais ont laissé fi nalement peu de traces en termes d’apports scientifi -ques. S’il s’oppose à Toynbee117, qui est l’un de ses interlocuteurs favoris, ainsi qu’à Spengler118 et à sa vision cyclique des civili-sations119, Braudel reste marqué par leurs usages de ce concept empreint de philosophie de l’histoire et construit une histoire à grands traits, toujours marquée par l’historicisme.

La conception braudélienne de la civilisation est, en outre, for-tement liée au dialogue avec Georges Friedmann sur l’humanisme moderne120 : dans le contexte d’une machinisation radicale et massive de l’économie, l’historien cherche une voie pour sauver l’Occident. Braudel, sur un ton de prophète, insiste d’ailleurs sur l’éclatement des contraintes qui pèsent sur la production et le travail : « La puis-sance matérielle de l’homme soulève le monde, soulève l’homme, l’arrache à lui-même, le pousse vers une vie inédite121. » La vision économiste, infl uencée par le marxisme, et l’utilisation de la longue

117. A. Toynbee, L’Histoire, un essai d’interprétation, Paris, Gallimard, 1951 (version abrégée de A Study of History, Londres, Oxford University Press, 1934-1939).

118. O. Spengler, Le Déclin de l’Occident (1918), Paris, Gallimard, 1931-1933.

119. « Pour accepter que les civilisations d’aujourd’hui répètent le cycle de celle des Incas, ou de telle autre, il faut avoir admis, au préalable, que ni la technique, ni l’économie, ni la démographie n’ont grand-chose à voir avec les civilisations », « Histoire des civilisations : le passé explique le présent », op. cit., p. 311.

120. G. Friedmann, La Crise du progrès, esquisse d’histoire des idées 1895-1935, Paris, Gallimard, 1936.

121. « Histoire des civilisations : le passé explique le présent », op. cit., p. 310.

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durée apparaissent parfois comme un vernis chargé de rendre audible et séduisant un propos qui, malgré son souci pour l’articulation des niveaux d’analyse, aboutit à construire une fresque historique aven-tureuse. Dans le climat des années 1950-1960, marqué par un sen-timent d’uniformisation de l’économie planétaire, Braudel s’oriente vers l’étude d’une « transformation massive du monde ». Cette atten-tion à un événement conçu sans précédent et le souffl e lyrique qui traverse toute l’œuvre de Braudel font écho aux voix d’un Paul Valéry et d’un Charles Péguy, attentifs à la crise du monde occi-dental et attachés à la défense de ses valeurs122. Le maître-livre brau-délien, La Méditerranée, est conçu comme une réponse à cette crise de la modernité européenne123. Face aux contestations de l’« identité occidentale », Braudel réaffi rme, au cours de son débat avec Imma-nuel Wallerstein124, la centralité de l’Europe dans la généalogie de la modernité125.

La question de la spécifi cité de l’Occident, de son développement économique et de son hégémonie culturelle, est tout à fait légi-time et hante l’ensemble du développement des sciences sociales. Mais la démarche braudélienne ne joue pas réellement le jeu du comparatisme : elle enferme cette problématique dans une vision surplombante de l’histoire du monde, où la recherche de cohéren-ces globales et signifi antes se fait le plus souvent au mépris de la multitude irréductible des faits. L’œuvre braudélienne se manifeste alors comme la projection d’une vision du monde déterminée par une inquiétude existentielle, et dépassée par sa propre force d’écri-ture et de conviction.

122. Pour une réfl exion plus large sur les représentations mentales des intellec-tuels français concernant les non-Occidentaux, nous renvoyons à l’ouvrage déca-pant de T. Todorov, Nous et les autres. La réfl exion française sur la diversité humaine, Paris, Seuil, 1989. Cf. aussi W. Stoczkowski, « Racisme, antiracisme et cosmolo-gie lévi-straussienne. Un essai d’anthropologie réfl exive », L’Homme, n° 182, 2007, p. 7-52.

123. G. Gemelli, Fernand Braudel, op. cit., p. 231.124. Wallerstein fut le directeur du centre Fernand-Braudel pour l’Étude de

l’économie, des systèmes historiques et des civilisations.125. F. Braudel, « Th e Expansion of Europe and the longue durée », in H.

M. Wesseling (éd.), Expansion and Reaction. Essays on European Expansion and Reaction in Asia and Africa, Leyde, Leiden University Press, 1975, p. 18-27.

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la civilisation, un projet éditorial

Au-delà de l’impact du modèle braudélien, la « civilisation » a connu un grand succès éditorial. Ce terme y a gagné son carac-tère d’évidence et sa diff usion auprès d’un large public. Ce concept est passé au-delà du champ savant et a tiré une partie de sa légi-timité de cette position extérieure, transcendante au discours de la spécialisation. En 1954, Lucien Febvre lance la collection Des-tins du monde, qui poursuit le rêve encyclopédique de Henri Berr et de sa collection Évolution de l’humanité126. La représentation fi naliste et européano-centrée de la civilisation est manifeste dans ces entre prises, même si celles-ci ont produit d’importants ouvra-ges et permis aux historiens de se lancer dans le chantier du com-paratisme. La civilisation devient dans les années 1960-1970 une évidence historiographique construite par les collections de réfé-rence que sont celle dirigée aux Presses universitaires de France par Maurice Crouzet, l’Histoire générale des civilisations, et celle, chez Arthaud, Les Grandes Civilisations, dirigée par Raymond Bloch127. D’éminents historiens ont participé à ces entreprises qui ont marqué le paysage intellectuel français et contribuent à rendre accessibles au grand public les avancées de la recherche historique128 : on retrouve ces objets de prestige dans de multiples bibliothèques, bien au-delà des cercles universitaires. Ces collections, qui présentent tour à tour l’histoire de la Chine, de la Grèce ou de l’Inde, sont caractérisées par leur orientation braudélienne, sans pour autant qu’au fi l de ces nombreux tomes et de leurs dizaines de milliers de pages la

126. L. Febvre, « Sur une nouvelle collection d’histoire », Annales ESC, 1, 1954, p. 1-6.

127. Il faut aussi noter l’existence des éditions Recherche sur les civilisations qui « ont été créées par le ministère des Aff aires étrangères en 1980, afi n de rendre publics les résultats de travaux d’archéologues français travaillant à l’étranger et dont les recherches sont fi nancées par la Direction générale de la coopération inter-nationale et du développement ».

128. « Cette collection répond à un besoin nouveau. Au désir d’une lecture agréable, à la nécessité de la synthèse et des larges vues d’ensemble se joignent désormais, chez tous les lecteurs, le goût de la précision, l’exigence d’un contact direct avec les documents et les monuments, le besoin aussi d’un guide qui exerce à l’analyse et oriente vers des recherches plus spécialisées », Raymond Bloch, préface à La Civilisation de l’Occident médiéval, Paris, Arthaud, 1965, p. 9.

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« civilisation » soit le moins du monde défi nie et problématisée. À l’heure de la modernité retrouvée des Trente Glorieuses, tous ces projets ont pour but de dresser un bilan historique des civilisations qui n’exclut pas toujours le jugement de valeur129.

Pierre Chaunu, qui rédige deux tomes consacrés à La Civilisation de l’Europe classique et à La Civilisation de l’Europe des Lumières, est un de ceux qui recourent le plus volontiers à la notion : « La civilisa-tion est un héritage, un héritage qui se transforme et qui s’accroît130. » C’est donc à propos de l’Occident et surtout de la modernité que le terme de civilisation devient signifi ant et intéressant pour les his-toriens : l’ethnocentrisme est ici assumé sans ambages. Quant au tome VII sur l’époque contemporaine, dirigé par Maurice Crouzet, il s’intitule tout simplement À la recherche d’une civilisation nouvelle et déploie une réfl exion sur la technologie et l’économie occiden-tales dans leur rapport avec les « restes du monde ». Ces collections mettent donc bien en œuvre la dialectique de la Civilisation et des civilisations qui sous-tend toute l’approche de Braudel. Grâce à elles, celle-ci va se répandre tant dans la sphère scientifi que que dans la sphère médiatico-culturelle.

Deux volumes de l’Histoire générale des civilisations construisent une histoire comparée de l’Occident et de l’Orient. Le tome III sur le Moyen Âge, dirigé par Édouard Perroy, a pour sous-titre L’Expansion de l’Orient et la naissance de la civilisation occidentale131 ; le tome IV, consacré aux xvie-xviie siècles et dirigé par Roland Mousnier, s’intitule Les Progrès de la civilisation européenne et le déclin de l’Orient (1492-1715)132. La formulation des titres est exemplaire d’une approche des civilisations en termes de croissance et de décadence. Entre l’Orient et l’Occident, le déclin de l’un est indexé sur la croissance de l’autre : les deux entités sont structurellement opposées. Dans la lignée de Lucien Febvre, le découpage même de ces collections construit l’image d’une civilisation occidentale qui serait née au Moyen Âge. L’unité de l’Occident médiéval apparaît alors non comme un constat

129. Ibid., p. 12.130. Paris, Arthaud, 1966 et 1971 (p. 503).131. Paris, 1961.132. Roland Mousnier (1907-1993), historien moderniste qui s’est vivement

opposé à l’historiographie marxiste, fut le fondateur, aux côtés de Victor-Lucien Tapié et d’Alphonse Dupront, du Centre de recherches sur la civilisation de l’Europe moderne en 1958.

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scientifi que, mais comme un impératif logique et moral destiné à marquer le début d’un processus dont le développement exceptionnel nécessite une origine frappante.

les origines de la civilisation médiévale

Le lieu commun de la « civilisation médiévale » a connu plusieurs infl exions. Au xixe siècle, ce terme acquiert une profonde complexité, du fait des usages multiples et pas toujours cohérents qu’en font les auteurs français. Il est cependant encore lié à la vision des Lumières, celle de la civilité. Louis de Bonald (1754-1840) écrit que « la civilisa-tion est raison et vertu dans la société133 ». « Civilisation » désigne une forme particulière de culture, celle qui se développe en ville et qui vise à l’acculturation de tous. Le terme est ainsi lié à une vision du progrès et de l’universel. Chez Guizot et Michelet, le terme peut être employé comme synonyme de sociabilité134. La sociabilité du Moyen Âge est alors perçue à l’aune d’une civilisation romaine censée avoir disparu jusqu’à la Renaissance135. Le Moyen Âge et sa légende noire consti-tuent alors une « catégorie identitaire de l’altérité136 », la face cachée de la civilisation, qui ne tirerait son salut que de l’héritage grec ou de la Renaissance à venir. Le Moyen Âge n’est pas un moment historique à part entière ; il n’a pas de spécifi cité ni de caractéristique propre.

Dans les années 1930, ce terme revêt un usage scientifi que précis en histoire médiévale : il sert principalement à opérer des distinctions. C’est notamment le cas dans l’ouvrage de Joan Evans, La Civilisation en France au Moyen Âge137, et dans celui d’Henri Moss, La Naissance du

133. Louis-Ambroise de Bonald, Th éorie du pouvoir politique et religieux, Constance, 1796, I, chap. III.

134. François Guizot (1787-1874), Histoire de la civilisation en France, Paris, 1830 et Histoire de la civilisation en Europe, Paris, 1828. Cf. M. Agulhon, « La sociabilité est-elle objet d’histoire ? », in E. François (éd.), Sociabilité et société bour-geoise en France, en Allemagne et en Suisse, Paris, Éditions du Comité des travaux historiques et scientifi ques, 1987, p. 13-22.

135. À titre d’exemple et parmi de très nombreux ouvrages, nous citerons Eus-tache Louis Joseph Toulotte, Histoire de la barbarie et des lois au Moyen Âge. De la civilisation et des mœurs des anciens, comparées à celles des modernes, de l’Église et des gouvernements, des conciles et des assemblées nationales chez diff érents peuples, et particulièrement en France et en Angleterre, Paris, 1829.

136. Je dois cette expression à Gil Bartholeyns.137. J. Evans, La Civilisation en France au Moyen Âge, Paris, Payot, 1930.

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Moyen Âge, 395-814. Le livre de Moss traite du « choc des civilisations » entre Barbares et Romains138. L’auteur, spécialiste de Byzance, embrasse la cause de l’héritage byzantin et défend sa place dans la transmission de la culture gréco-romaine, marque, selon lui, de la civilisation139. La culture grecque informerait encore « notre » Occident, son territoire légi-time, reconquis après les invasions barbares140. Pour dépasser le débat, vif dans les années 1920-1930, sur les origines de l’art chrétien, Moss propose une classifi cation opposant notamment un style hellénistique et un style sémitique141. Moss voit dans l’Islam une autre forme d’« union de la culture hellénistique et de la culture sémitique » qui connaît divers moments de prospérité et de décadence, souvent en décalage avec l’Oc-cident chrétien142. L’Islam, intrinsèquement lié au nomadisme143, surgit comme une « ruée » qui a détruit l’équilibre méditerranéen144.

Si, dans le détail, le livre de Moss fait fi gure d’ancêtre de celui de Gouguenheim, l’enquête sur l’usage du terme de « civilisation » chez les historiens, et singulièrement chez les médiévistes, ne doit pas être limitée aux rapports Orient/Occident145. La question soulevée est celle

138. H. S. L. B. Moss, La Naissance du Moyen Âge, 395-814, Paris, Payot, 1937. L’expression « choc des civilisations » constitue le titre d’un des chapitres (p. 78). Il est étonnant de constater que ce livre, peu connu des spécialistes du haut Moyen Âge, et dont l’intérêt n’est somme toute qu’historiographique, fi gure parmi les usuels de la BnF.

139. Moss était spécialiste de Byzance : cf. N. H. Baynes, H. S. L. B. Moss, (éd.), Byzantium. An Introduction to East Roman Civilization, Oxford, Clarendon Press, 1961. « On commence à rendre justice à la grandeur de l’œuvre accomplie par Byzance et au véritable caractère de la civilisation qui perpétua la tradition romaine sur les rives du Bosphore », La Naissance du Moyen Âge, 395-814, op. cit., p. 7.

140. « Ce qu’il y a de plus curieux ce fut la reconquête de l’Italie méridionale par la langue, les mœurs et les institutions de la Grèce, comme l’hellénisme classi-que avait fait quinze siècles auparavant. Cette évolution continua jusqu’au xie siècle […] des traces en subsistent encore aujourd’hui », ibid., p. 167.

141. Ibid., p. 115. 142. « La civilisation de l’Islam ne fut pas, comme on l’a souvent supposé, une

civilisation asiatique, s’opposant de façon irréconciliable à celle de l’Europe. Elle naquit au contraire des mêmes éléments que ceux qui ont contribué à former le fond de la pensée chrétienne primitive, c’est-à-dire de l’union de la culture hellé-nistique et de la culture sémitique », ibid., p. 183.

143. « Les nomades, surgissant brusquement à toutes les périodes de l’histoire des immuables steppes de l’Asie », ibid., p. 116.

144. Ibid., p. 159.145. On signalera pourtant la vivacité du débat avec la toute récente publi-

cation de David Levering Lewis, God’s Crucible. Islam and the Making of Modern Europe, 570-1215, New York, W. W. Norton and Co, 2008.

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du rapport dialectique de l’historien au passé et au présent. Johan Huizinga, auteur en 1920 d’un livre fondateur, L’Automne du Moyen Âge, défi nit l’histoire comme la « forme intellectuelle dans laquelle une civilisation se rend compte de son propre passé146 ». L’histoire du monde devient constitutive de la civilisation contemporaine, et l’his-torien devient le médiateur de l’identité de la civilisation147. La pro-blématique civilisationnelle est ainsi placée au cœur de la pratique de l’histoire dans un monde élargi148. Pour Huizinga, qui rédige en 1935 une Crise de la civilisation, la civilisation est un concept téléologique qui permet aux historiens d’articuler l’abstrait et le concret et de pro-duire ainsi une connaissance totale149. À ce titre, elle répond donc au besoin d’une connaissance générale et organisatrice dans un monde globalisé et destructuré, dans les années 1930-1940 comme dans les années 1990-2000. Le terme de civilisation est ici revendiqué comme propre à la démarche de l’historien. Sa centralité dans le processus intel-lectuel empêche tout questionnement sur son utilisation concrète : la civilisation apparaît comme l’objet légitime de l’historien, elle préexiste donc à son travail de recherche, et même le conditionne.

un enjeu méditerranéen

Cette évidence historiographique implique de défi nir la Civilisa-tion face aux autres civilisations. Elle énonce implicitement une ana-logie entre la Civilisation et l’Occident. Lucien Febvre, dans son livre

146. J. Huinzinga, « A Defi nition of the Concept of History », in R. Klibansky, H. Paton (éd.), Philosophy and History. Essays Presented to Ernst Cassirer, Oxford, Cla-rendon Press, 1936, rééd., Londres-New York, 1975, p. 1-10 : « Th e character of the civilization determines what history shall mean to it, and of what kind it shall be » (p. 9).

147. « Our civilization is the fi rst to have its past the past of the world, our his-tory is the fi rst to be world history », ibid., p. 8 ; « History itself, and the historical consciousness, becomes an integral constituent of the civilization ; subject and object are recognized in their mutual interdependence », ibid., p. 10.

148. « Civilization […] that word is best adapted to indicate the ideal totalities of social life and creative activity realized in a defi nite time and place which for our thinking constitute the units in the historical life of mankind. We are entitled to speak of a civilization, no less than of a people, a society, as a thinking subject. » Huizinga ajoute : « Without falling by the use of this metaphor into the gross anthropomorphism which constitutes one of the chief dangers to historical thought », ibid., p. 8.

149. « Civilization has meaning only as a process of adaptation to an end ; it is a teleological concept, as history is an explicitly purposive knowing », ibid., p. 6-7.

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L’Europe. Genèse d’une civilisation, fait de l’Europe une « construction historique », création médiévale née de la scission de l’Orient et du Maghreb150. Cette rupture fondamentale avec le monde romain ferait passer le monde musulman « pour des siècles, pour toujours peut-être dans le cercle de l’anti-Europe151 ». L’unité méditerranéenne s’en trouve alors brisée, le commerce entre l’Orient et l’Occident cesse ; une « déchi-rure », une « cassure » s’opèrent pour aboutir à la « fermeture » de la Médi-terranée par les Arabes. La démarche de Febvre, identifi ant un moment précis comme la naissance de l’Occident par la disparition d’un paradis perdu que serait le monde méditerranéen, a fortement infl uencé Fer-nand Braudel. Cette interprétation se retrouve dans des thèses comme celle d’Andrew C. Hess152, qui souligne le rôle primordial du confl it entre Christianisme et Islam dans la défi nition des racines historiques de l’identité européenne. Ce préalable théorique, cette rupture entre un monde méditerranéen vu a posteriori comme positif et un monde moderne spécifi é par l’opposition Orient/Occident, est au fondement de nombreuses recherches sur l’époque médiévale, moment charnière et constitutif de cette dichotomie.

L’historien Henri Pirenne a eu une grande infl uence sur le projet braudélien d’étude de La Méditerranée153. Il est intéressant de remar-quer que les tenants actuels du choc des civilisations dans l’histo-riographie française, Th ierry Camous comme Sylvain Gouguenheim, font un usage important de cette référence. Comme Braudel, Pirenne est ici envisagé comme le gage vénérable de la validité du paradigme civilisationnel en histoire. Dans son Histoire de l’Europe154, il insiste

150. Marcel Détienne (Comparer l’incomparable, op. cit., p. 30) souligne d’ailleurs à quel point Marc Bloch et Lucien Febvre étaient diff érents dans leur approche du comparatisme et dans leur conception scientifi que du national. Pour Febvre, « la nation est l’incomparable » : cf. L. Febvre, Honneur et patrie, Paris, Perrin, 1996.

151. Lucien Febvre, L’Europe. Genèse d’une civilisation, cours professé au collège de France en 1944-1945, établi, prés. et ann. par Th érèse Charmasson et Brigitte Mazon, avec la collab. de Sarah Lüdemann, préf. Marc Ferro, Paris, Librairie aca-démique Perrin, 1999.

152. Andrew C. Hess, Th e Forgotten Frontier. A History of the Sixteenth Century Ibero-African Fronteer, Chicago, University of Chicago Press, 1978.

153. Sur cet historien, cf. notamment B. Lyon, Henri Pirenne. A Biographical and Intellectual Study, Ghent, E. Story-Scientia, 1974. Braudel reconnaît sa dette envers Pirenne dans « Ma formation d’historien », in Écrits sur l’histoire, II, Paris, Flammarion, 1977.

154. H. Pirenne, Histoire de l’Europe, Bruxelles, La Renaissance du livre, 1936 (inachevé et édité à titre posthume).

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sur le rapport étroit entre les conquêtes de l’Islam et la formation du Moyen Âge occidental. Pirenne fait du grand schisme d’Orient de 1054 un marqueur fondamental de la civilisation occidentale ; les invasions barbares auraient préservé les institutions politiques romai-nes et la culture classique, et donné naissance à la « civilisation méro-vingienne155 ». Dans son livre Mahomet et Charlemagne156, il développe la thèse selon laquelle Charlemagne, nouvel empereur romain, est le fondateur de l’Occident. Sans Mahomet toutefois, poursuit Pirenne, Charlemagne n’aurait pas existé. C’est donc une nouvelle fois une opposition frontale qui crée l’histoire et son mouvement. La conquête de la Méditerranée par les musulmans aurait eu pour conséquence une séparation défi nitive et radicale entre Orient et Occident et la destruction de la civilisation méditerranéenne héritée des Grecs et des Romains157. Un vif débat sur la portée et l’importance de cette rupture divisa alors les historiens, l’hypothèse de Pirenne étant vive-ment critiquée dès les années 1940158. Cette thèse a été reprise dans les années 1980 par Richard Hodges et David Whitehouse159, qui

155. À ce propos, on peut remarquer l’infl uence décisive de Fustel de Cou-langes (L’Invasion germanique et la fi n de l’Empire, Paris, Hachette, 1891) sur Henri Pirenne.

156. « Le caractère essentiel de la Romania reste méditerranéen », H. Pirenne, Mahomet et Charlemagne, Paris, 1922 (rééd. PUF, 1970), p. 101. « En d’autres termes, l’unité méditerranéenne qui constitue l’essentiel de ce monde antique se maintient dans toutes ses manifestations. L’hellénisation croissante de l’Orient ne l’empêche pas de continuer à infl uencer l’Occident par son commerce, son art, les agitations de sa vie religieuse. Dans une certaine mesure, on l’a vu, l’Occident se byzantinise », ibid., p. 103.

157. « L’Islam a rompu l’unité méditerranéenne que les invasions germaniques avaient laissé subsister. C’est là le fait le plus essentiel qui se soit passé dans l’his-toire européenne depuis les guerres puniques. C’est la fi n de la tradition antique. C’est le commencement du Moyen Âge, au moment même où l’Europe était en voie de se byzantiniser », ibid., p. 120. « La Méditerranée occidentale, devenue un lac musulman, cesse d’être la voie des échanges et des idées qu’elle n’avait cessé d’être jusqu’alors », ibid., p. 215.

158. Deux historiens s’opposent alors à Pirenne : R. S. Lopez, « Mohammed and Charlemagne. A Revision », Speculum, 18, 1943, p. 14-38 et Maurice Lom-bard, « Mahomet et Charlemagne », Annales ESC, 3, n° 2, 1948, p. 188-199. Sur cette polémique, cf. les analyses de Peter Brown, « Mohammed and Charlemagne by Henry Pirenne », Daedalus, 103, 1974, p. 25-33 et de B. Lyon, « A Reply to Jan Dhondt’s Critique of Henri Pirenne », Handelingen der Maatschappij voor Geschie-denis en Oudheidkunde te Gent, 29, 1975, p. 3-25. Cf. aussi A. de Libera, « Orient/Occident, amnésie et xénophobie », Manière de voir, 82, août- sept. 2005, p. 58-61.

159. R. Hodges, D. Whitehouse, Mahomet, Charlemagne and the Origins of Europe, Londres, G. Duckworth, 1989.

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350 Les Grecs, les Arabes et nous

établissent leur entreprise de périodisation longue de la christianisa-tion sur des bases archéologiques.

présences et absences de civilisation

Cette conception de la « civilisation médiévale », comme bloc naissant opposé à d’autres blocs et génétiquement relié à l’Occident moderne, est extrêmement répandue dans l’historiographie fran-çaise. Dans le premier numéro des Cahiers de civilisation médié-vale de janvier-mars 1958, Gaston Berger promeut une histoire des civilisations qu’il veut humaniste et attentive aux « causes psycho-logiques ». Cette démarche scientifi que entend placer au cœur de la médiévistique la dynamique d’un « progrès de la connaissance » orienté vers des « valeurs universelles160 ». Elle s’inscrit dans la longue quête d’une réhabilitation du Moyen Âge dont il s’agit d’affi rmer la « souveraine maturité dans l’ordre intellectuel et artistique161 ». L’infl uence de Jacob Burckhardt est manifeste dans cette analyse de la civilisation qui passe notamment par l’étude de l’œuvre d’art (peinture et littérature), « miroir des idées et de la civilisation162 ». Cette histoire de la civilisation médiévale entend éviter le piège de l’ethnocentrisme en étudiant les autres civilisa-tions et leurs inter actions163, grâce à un déplacement du regard de

160. « L’histoire des civilisations remet l’homme au centre du tableau. Elle veut mettre en évidence les causes psychologiques et sociales des découvertes plus que les raisons qui fondent leur valeur. Partout elle veut rattacher les œuvres à leurs conditions. Elle nous montre ainsi quelles étapes l’humanité a parcourues sur le long chemin qui nous a conduit là où nous sommes. Mais une civilisation n’est pas faite seulement d’éléments susceptibles d’être ajoutés les uns aux autres. Elle ne peut se réduire au progrès des connaissances, au perfectionnement des techniques ou, plus généralement, à la poursuite de valeurs universelles, de mieux en mieux assurées et de plus en plus clairement aperçues », Cahiers de civilisation médiévale, I, 1958, p. 3.

161. René Crozet et Edmond Labande : « Que l’Occident ait atteint au xiie siè-cle une souveraine maturité dans l’ordre intellectuel et artistique, nous sommes fondés de plus en plus à le croire », ibid., p. 7.

162. J. Burckhardt, La Civilisation de l’Italie au temps de la Renaissance, 1860 (trad. fr. Paris, Plon-Nourrit, 1885).

163. « Si l’objet des travaux du Centre est situé dans le temps, il ne doit pas l’être dans l’espace. Pour comprendre ce que fut la civilisation de l’Europe occi-dentale aux temps où fl eurissait l’art roman, on ne peut se dispenser d’aborder la

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l’historien en direction de l’anthropologie164. Toutefois, l’analyse parallèle n’implique pas une mise en perspective critique et ne fait, la plupart du temps, que reproduire des catégorisations préalables. Le concept de civilisation n’est pas problématisé165, alors même qu’il « commande aussi bien les diverses activités du Centre de Poitiers que le programme de notre revue166 ». Posé comme une évidence, il se transforme en un fait historique dont il s’agit d’ob-server le destin. Dans le panorama réalisé pour le cinquantenaire du CESCM (Centre d’études supérieures de civilisation médié-vale) de Poitiers, créé en 1953, on ne trouve aucune interrogation réfl exive sur ce qu’est la « civilisation médiévale », alors même que l’expression est employée à de nombreuses reprises. Cette approche civilisationnelle, marquée par Braudel, s’inscrit dans la défi nition d’un « esprit », d’une « vérité167 » teintée du mystère de l’indicible et de l’invisible168 que l’historien est seul apte à saisir. La civilisation est conçue la plupart du temps comme une identité culturelle qui se manifeste par une radicale diff érence avec d’autres identités et d’autres cultures169. Mais si la civilisation est pour l’historien un thème central, ou à tout le moins une formule170, elle n’est à aucun

civilisation musulmane ou celle de Byzance », René Crozet et Edmond Labande, « Liminaire », Cahiers de civilisation médiévale, op. cit., p. 6.

164. « L’étude d’une civilisation disparue ne peut consister uniquement à placer chacun de ses éléments dans une série particulière de causes et d’eff ets. Elle doit tendre aussi à nous en faire sentir la cohérence interne ; pour cela, elle ne sup-primera pas notre personnalité, elle l’invitera seulement à s’ouvrir, pour adopter provisoirement une manière de voir, de penser, de sentir, diff érente de celle vers laquelle nous incline notre propre milieu », ibid., p. 4.

165. Cf. par exemple l’article de René-Henri Bautier, « Conclusions. “Empire Plantagenêt” ou “espace Plantagenêt”. Y eut-il une civilisation du monde Plantage-nêt ? », Cahiers de civilisation médiévale, XXIX, 1986, p. 139-147.

166. P. Skubiszewski, « Notre revue : saisir une civilisation », Cahiers de civilisa-tion médiévale, XXXIX, 1996, p. 3-8.

167. « Nous permettre de saisir un esprit, restituer cet esprit dans sa vérité. Tel doit être le but de toute recherche sur la civilisation », ibid., p. 4.

168. « Ce que nous percevons dans la vie d’une société comme dissemblable de toute autre formation historique […] les caractères propres d’une civilisation : ces choix et attitudes récurrents qui traversent, mystérieusement, les diff érents champs de l’activité humaine et qui, par-delà les stratifi cations sociales possibles et malgré la diversité des formes d’expression, les rapprochent les uns des autres », ibid.

169. Ibid.170. Comme celles de « civilisation du geste », « civilisation du textile » ou « civi-

lisation de l’image » reprises par de nombreux historiens.

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352 Les Grecs, les Arabes et nous

moment l’occasion d’une démarche réfl exive sur ses propres caté-gories interprétatives.

Georges Duby, auteur avec Robert Mandrou d’un livre sur La Civilisation française171, participe au tome de l’Histoire générale des civilisations sur le Moyen Âge172. Il recourt abondamment à la notion de civilisation, notamment pour le xiiie siècle173, moment considéré par l’historiographie traditionnelle comme l’apogée du Moyen Âge. Il parle ainsi du « rayonnement de la civilisation française » et de son « aff aiblissement progressif » à la fi n du xiiie siècle174. Une nou-velle fois, l’approche civilisationnelle est marquée par la recherche de caractères dominants permettant de réduire l’hétérogénéité175. En l’occurrence, l’unité de l’Occident médiéval se retrouve dans l’élan général vers la connaissance, qui constituerait la marque spécifi que de cette civilisation. Celle-ci apparaît comme le début d’un long che-minement dont l’aboutissement nécessaire serait la modernité. Cette vision réduit l’approche des sociétés, en les cantonnant à des modèles fi xes et naturalistes176. Par de longs développements sur la théolo-gie, l’humanisme, la spiritualité et le littéraire, Duby défi nit la civi-lisation avant tout par ses productions artistiques et intellectuelles, d’une façon donc beaucoup plus restreinte en termes de tempora-lité et d’objets que dans le concept braudélien. Le progrès technique, conséquence de l’essor intellectuel, est la marque de la civilisation occidentale177.

171. G. Duby, R. Mandrou, La Civilisation française, 2 vol., Paris, Armand Colin, 1958 (très souvent réédité). Robert Mandrou dirigea avec Philippe Ariès la collection Civilisations et mentalités chez Plon.

172. É. Perroy (éd.), L’Expansion de l’Orient et la naissance de la civilisation occidentale, Paris, PUF, 1961.

173. Ibid., p. 393.174. C’est même le titre d’une sous-partie (p. 389) ; « les dimensions de la civi-

lisation médiévale » est un autre titre (p. 404).175. « En même temps s’estompaient quelques-uns des traits, qui, du temps où

rayonnait la civilisation française, avaient donné son apparente unité à l’Occident chrétien », ibid., p. 409.

176. « Au terme du Moyen Âge, les hommes d’Occident semblent avoir trouvé les réponses qu’ils avaient cherchées sans relâche au cours des temps diffi ciles », ibid., p. 552.

177. « Comme tous les progrès techniques, l’invention de l’imprimerie est l’ex-pression d’une civilisation, la réalisation d’un besoin et le couronnement d’une recherche », ibid., p. 573.

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Faire et défaire l’histoire des civilisations 353

Le jugement de valeur reste néanmoins bien présent dans cet usage du terme, une nouvelle fois associé à l’universalisme178 et à un comparatisme dont la fi nalité première est de mesurer des avancées et des retards par rapport à un hypothétique progrès179. Duby envisage la civilisation en termes de « vitalité », de « fécon-dité180 ». Il construit ainsi un système cohérent, donne au Moyen Âge une forme conciliable avec la modernité mais, par ce biais, il relie l’Antiquité gréco-romaine au monde moderne, au détriment même de son objet d’étude, le Moyen Âge181. Pour lui comme pour Braudel, la civilisation est un acteur de l’histoire, une fi gure essen-tielle et constitutive du récit historique182 qui par ses déclins et ses essors lui donne vie183. Elle permet en outre aussi une valorisation du travail de l’historien qui parvient à réduire la complexité du réel pour le rendre accessible aux non-spécialistes. Cette fonction rhéto-rique de la « civilisation » réapparaît en d’autres endroits de l’œuvre de Duby, sans souci de cohérence, notamment dans ses études sur la féodalité et le monde rural médiéval. On trouve ainsi des énoncés plus que généraux du type : « Dans la civilisation de ce temps, la campagne est tout. »

178. « Cette civilisation qui se voulait universelle tout en affi rmant sa diversité et où l’État défi nissait son abstraction », ibid., p. 403.

179. « Deux traits essentiels caractérisent à nos yeux les civilisations entre le ve et le xe siècle : d’une part, l’élargissement de leurs horizons géographiques ; d’autre part, l’avance certaine que prennent alors, sur une civilisation occidentale encore en enfance, les grands empires asiatiques ou le monde musulman », Introduction d’Édouard Perroy, ibid., p. 2.

180. « Fermentation féconde, pourtant, que cet eff ort de l’esprit vers un enri-chissement des connaissances particulières ou que cet élan de l’âme vers un chris-tianisme vivant ; et signe d’une vitalité d’autant plus remarquable de la civilisation occidentale que ni l’autorité spirituelle de la papauté ni le magistère des Universités ne parviennent plus à la contrer, à plus forte raison à en infl échir vers un but commun les expressions multiples », ibid., p. 418.

181. « L’idée de nation venait à point nommé soutenir le principe romain de la souveraineté, sur lequel rois et princes d’Occident tentaient d’asseoir leur pouvoir », ibid., p. 416.

182. « Avec Colomb la civilisation occidentale partait à la conquête du monde », ibid., p. 579.

183. « Occident musulman […] fi dèle à une civilisation qui, dans bien des domaines, malgré les ruines et les déclins partiels, demeure fl orissante », ibid., p. 523.

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354 Les Grecs, les Arabes et nous

sortir de la « civilisation médiévale »

Jacques Le Goff est l’auteur, entre autres, d’un livre qui a mar-qué des générations d’historiens : La Civilisation de l’Occident médié-val, paru dans une des collections précédemment évoquées, chez Arthaud184. Si Le Goff ne distingue pas entre société et civilisation185, son usage du terme de civilisation se place dans la lignée braudélienne d’une articulation du temps (longue durée) et de l’espace (ouverture de l’horizon géographique)186. Dans un autre article, Le Goff reprend à Édouard Salin l’idée d’une « civilisation mérovingienne », sans toute-fois défi nir la portée intellectuelle de ce réemploi ni l’articuler avec le concept de civilisation médiévale187. Quant à sa tentative pour cerner l’« homme médiéval188 », elle s’inscrit dans une entreprise éditoriale qui, dans les années 1980, fait pendant à celles que nous avons déjà évoquées. Ici toutefois, le terme de « civilisation » est évacué au profi t d’un recentrage sur une typologie historique des attitudes humaines, en lien notamment avec la question de la « naissance de l’individu » au Moyen Âge189. Ce changement révèle une évolution radicale chez Le Goff , qui prend alors pleinement en compte les apports de l’anthropologie.

Si Le Goff se place d’abord dans le sillage de Braudel, son usage du terme « civilisation » va évoluer sous l’infl uence de Lévi-Strauss et de Norbert Elias, qui lui ont apporté une dimension réfl exive

184. J. Le Goff , La Civilisation de l’Occident médiéval, op. cit.185. Ibid., p. 17.186. La dette braudélienne de Le Goff n’est pas ici explicitement reconnue. « À

Maurice Lombard je dois non seulement la révélation et le goût des grands espaces de civilisation (et donc de ne pas séparer l’espace et le temps, les grands horizons et la longue durée) », J. Le Goff , « Préface », Pour un autre Moyen Âge. Temps, travail et culture en Occident, Paris, Gallimard, 1977, p. 13.

187. J. Le Goff , « Culture cléricale et traditions folkloriques dans la civilisation mérovingienne », Pour un autre Moyen Âge, op. cit., p. 223-235. Cf. É. Salin, La Civilisation mérovingienne d’après les sépultures, les textes et le laboratoire, Paris, A. et J. Picard, 1949-1958. Salin ne problématise pas non plus le concept de civilisation, même si pour lui celui-ci constitue le cœur de l’articulation entre histoire (intellec-tuelle et culturelle) et archéologie (culture matérielle).

188. J. Le Goff (éd.), L’Homme médiéval, Paris, Seuil, 1989.189. M.-D. Chenu, L’Éveil de la conscience dans la civilisation médiévale, Paris,

Vrin, 1969.

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trop souvent absente du projet braudélien190. Le Goff a cherché à reproduire le décentrement par la « pensée sauvage » pour analyser le monde médiéval comme une société primitive. Par là, il se déta-chait de l’impératif fi naliste de la modernité. L’œuvre de Cliff ord Geertz, en distinguant sous-systèmes culturels et civilisations, en sou-lignant les dangers méthodologiques de l’emploi de ce dernier terme et en critiquant les limites inhérentes à certaines formes de compa-ratisme, constitue une autre référence importante dans la trajectoire intellectuelle de Jacques Le Goff . Celui-ci prend alors ses distances avec les grandes fresques civilisationnelles191, ainsi qu’avec les modes de l’écriture de l’histoire que concevait, entre autres, Georges Duby. L’approche réfl exive d’un Norbert Elias va structurer le projet du « long Moyen Âge », explicitement placé dans la lignée des recherches sur le « processus de civilisation192 ». Le Goff parle alors plus volon-tiers de Chrétienté occidentale que de civilisation193, et son projet intellectuel va se concentrer sur les conceptions de l’homme et de Dieu, l’imaginaire et les structures mentales communes qui défi nis-sent le Moyen Âge194, en abandonnant la problématique civilisation-nelle historiciste195. À sa suite, et sous l’infl uence notamment de Jack

190. N. Elias, Dynamique de l’Occident, Paris, Calmann-Lévy, 1975. 191. « Il y a dans l’évolution de l’humanité, au moins par grandes masses,

des phases, des systèmes en lent mouvement qui fournissent des repères utiles et permettent de mieux articuler l’eff ort de rationalisation scientifi que que font les historiens pour mieux apprivoiser le passé », J. Le Goff , « Préface », L’Imaginaire médiéval, Paris, Gallimard, 1985, p. XI.

192. J. Le Goff , « Pour un long Moyen Âge », in L’Imaginaire médiéval, op. cit., p. 7-13. Norbert Elias avoue lui-même avoir beaucoup hésité avant d’em-ployer le terme de civilisation, qu’il défi nit fi nalement comme le processus socio- et psycho-génétique à travers lequel les Européens ont progressivement acquis des caractéristiques conçues par leurs descendants comme des marques innées de supériorité. Sur les conceptions de la civilisation chez Elias, cf. N. Heinich, La Sociologie de Norbert Elias, Paris, La Découverte, 1997 et H. P. Duerr, Le Mythe du processus de civilisation. Nudité et pudeur, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1998. Cf. aussi S. Mennell, « L’étude des processus de civilisation et de décivilisation », in Y. Bonny, E. Neveu, J. M. De Queiroz (éds.), Norbert Elias et la théorie de la civilisation. Lectures critiques, Rennes, Presses uni-versitaires de Rennes, 2003, p. 27-36.

193. Après l’« éveil de l’Occident médiéval » à l’époque carolingienne et « après l’an mille les choses deviennent sérieuses. La Chrétienté entre vraiment en scène », La Civilisation de l’Occident médiéval, op. cit., p. 88.

194. Ibid., p. 451-452.195. J. Le Goff , Pour un autre Moyen Âge, op. cit.

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356 Les Grecs, les Arabes et nous

Goody196, Jérôme Baschet, qui recherche, dans une problématique que n’aurait pas reniée Braudel197, « les ressorts fondamentaux de la dynamique occidentale », montre bien que l’analyse historique de l’essor occidental nécessite de « s’interroger sur les notions de barbarie et de civilisation et [de] mettre en doute la possibilité de jauger les sociétés humaines en fonction d’une telle opposition [:] c’est à cela que nous invite l’histoire du Moyen Âge198 ». Baschet met en garde les historiens contre les « risques d’une essentialisation de la diff érence entre l’Occident et tous les autres199 ».

abandonner la civilisation

L’omniprésence du concept braudélien de civilisation dans l’his-toriographie contraste avec sa faible structuration conceptuelle. Les ambiguïtés de ce concept, qui avait pour but de produire du consen-sus dans les sciences sociales pour en assurer l’unité et la synthèse, ont placé les historiens face à des problèmes méthodologiques qu’ils ont eu tendance à laisser de côté, en se contentant de se référer à l’œuvre braudélienne, sans l’interroger. Cette notion constitue une particu-larité de l’historiographie française, et sa prégnance peut expliquer pourquoi les sciences humaines et sociales ont eu tant de mal à pen-ser véritablement le concept de culture200. Ce genre de tentatives de

196. Dans L’Orient en Occident (op. cit.), Jack Goody déconstruit l’arrière-plan téléologique de la supériorité de l’Occident et démontre scientifi quement, dans des analyses précises et des synthèses discutées avec soin, le peu de pertinence des étu-des insistant sur l’individualisme occidental (mythe fondateur des sciences sociales). Cf. également E. W. Said, L’Orientalisme, op. cit.

197. « Même si c’est le capitalisme qui réalise pleinement la domination de la planète par l’Occident à partir du xixe siècle, c’est dans l’existence du système féodal qu’on peut situer l’exception historique d’où surgit la première dynamique de l’Europe et les débuts de son entreprise de conquête du monde », J. Baschet, La Civilisation féodale, Paris, Aubier, 2004, p. 513.

198. Ibid., p. 33 et p. 21.199. Ibid., p. 511. « Si (jusqu’à aujourd’hui) tout fait de civilisation est la

mesure des rapports de domination qu’il présuppose, les jugements de valeur en matière de comparatisme ne peuvent qu’être suspendus au profi t d’un balancement de l’ambivalence », ibid., p. 529.

200. « Il est clair que le contexte idéologique propre à la France du xixe siè-cle a bloqué l’émergence du concept descriptif de culture. Sociologues et eth-nologues étaient eux-mêmes trop imprégnés de l’universalisme des Lumières pour penser la pluralité culturelle dans les sociétés autrement qu’en référence à

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synthèse et de fresque apparaissent souvent dans des périodes où les recherches scientifi ques se sont trop éloignées du public et donnent une impression de fragmentation excessive. Le renouveau actuel de cette « histoire traduite en formule201 » peut se comprendre comme une tentative pour combler le fossé grandissant entre la sphère scien-tifi que et la sphère sociale.

Le retour actuel du concept de civilisation clôt la parenthèse des années 1980-1990, où le politiquement correct socialiste l’avait éva-cué, sans pour autant entreprendre la déconstruction intellectuelle de ce concept et de ses usages. L’appropriation de Braudel par Henri Guaino et les historiens du « choc des civilisations » constitue à pré-sent une arme de défense contre toute accusation de racisme ; elle s’inscrit dans une stratégie de brouillage des lignes intellectuelles et de captation des références traditionnelles de la gauche française. À ce titre, l’usage actuel de Braudel est à rapprocher de l’entreprise idéo-logique de la Nouvelle Droite et de son combat métapolitique202. Le concept de civilisation, qui forme des ensembles « métaculturels », permet de présenter les tensions politiques, économiques et sociales selon des grilles de lecture qui les réduisent à leurs dimensions cultu-relles pour mieux les fi ger.

La notion de civilisation est imprégnée par l’universalisme fran-çais de la IIIe République, ainsi que par la politique de colonisation et d’acculturation symbolisée par Jules Ferry. Elle fut alors utilisée pour énoncer une identité occidentale tout en évitant de parler de

la civilisation », D. Cuche, La Notion de culture dans les sciences sociales, Paris, La Découverte, 2004, p. 23.

201. Cette formule est utilisée par Lucien Febvre pour décrire les démarches de Spengler et de Toynbee. Il replace notamment l’ouvrage de Spengler dans le contexte troublé de l’Allemagne des années 1930. Cf. L. Febvre, « Deux philoso-phies opportunistes de l’histoire. De Spengler à Toynbee », in Combat pour l’his-toire, Paris, 1992, p. 118-143 (p. 122).

202. Cf. un des recueils de textes d’Alain de Benoist, Kulturrevolution von rechts. Gramsci und die Nouvelle Droite, Krefeld, Sinus Verlag, 1985 ainsi que l’article d’un autre membre du GRECE, Jacques Marlaud, « Métapolitique : la conquête du pouvoir culturel. La théorie gramscienne de la métapolitique et son emploi par la Nouvelle Droite française », Interpellations. Questionnements méta-politiques, 2004, p. 121-139. On comparera avec cette déclaration : « Au fond, j’ai fait mienne l’analyse de Gramsci : le pouvoir se gagne par les idées. C’est la première fois qu’un homme de droite assume cette bataille-là », Nicolas Sarkozy, Le Figaro, 17 avril 2007.

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358 Les Grecs, les Arabes et nous

christianisme, dans le contexte très tendu du confl it religieux203. D’un siècle à l’autre, la « civilisation » continue de désigner avant tout un regard rétrospectif sur sa propre histoire, et est à placer, à ce titre, au côté des approches mémorielles et identitaires du monde. Cette valorisante reconnaissance de soi implique un ethnocentrisme incom-patible avec les exigences actuelles des sciences sociales. La civilisation articule la nation et l’Occident ; elle structure, en la déterminant for-tement, l’une des interrogations majeures des historiens occidentaux de la seconde moitié du xxe siècle : l’Europe.

En histoire médiévale, la réfl exion sur les racines chrétiennes de l’Europe se trouve à l’arrière-plan de nombreuses recherches scienti-fi ques204. Cette réfl exion n’a pas besoin du concept monolithique de civilisation, qui masque la dynamique et la diversité du réel, objets de l’enquête historique. Mais le chercheur doit aussi se débarrasser de la problématique des origines qui instaure une fi nalité construisant cha-que situation sociohistorique comme un aboutissement nécessaire et inéluctable. L’historien, par la déconstruction des enjeux de mémoire qui déterminent la problématique des origines et des racines, peut proposer au public et à l’enseignement des analyses qui permettent à la société de mieux comprendre le passé et son rapport à ce passé205.

203. J. Lalouette, La Séparation des Églises et de l’État. Genèse et développement d’une idée, 1789-1905, Paris, Seuil, 2005.

204. Cf. notamment les ouvrages de deux historiens majeurs du Moyen Âge : Rémi Brague, Europe. La voie romaine, Paris, Critérion, 1992 et Jacques Le Goff , L’Europe est-elle née au Moyen Âge ?, Paris, Seuil, 2004.

205. Cet article a bénéfi cié des relectures amicales, des riches suggestions et des remarques précieuses de Frédéric Audren, Gil Bartholeyns, Alain Boureau, Irène Catach, Anne-Valérie Dulac, Emmanuel Kreis, Sylvain Piron, Benny Sèbe et Fré-déric Vagneron. Qu’ils en soient tous ici profondément remerciés.

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TABLE DES MATIÈRES

Les Grecs, les Arabes et nousEnquête sur l’islamophobie savante

Philippe Büttgen, Alain de Libera, Marwan Rashed, Irène Rosier-CatachIntroduction ................................................................................ 7

I. TABULA RASA ................................................................. 19

1. Irène Rosier-CatachQui connaît Jacques de Venise ? Une revue de presse ............... 21

Appendice : Luca Bianchi, Deux poids, deux mesures .............. 48

2. Hélène BellostaScience arabe et science tout court ............................................ 53

3. Djamel Kouloughli Langues sémitiques et traduction. Critique de quelques vieux mythes ............................................................................. 79

II. DE MAHOMET À BENOÎT XVI ............................... 119

1. Marwan RashedLes débuts de la philosophie moderne (viie-ixe siècle) ............. 121

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372 Les Grecs, les Arabes et nous

2. Alain de LiberaLes Latins parlent aux Latins .................................................. 171

Appendices : Ruedi Imbachy, « …en l’absence de tout lien avec le monde islamique » ....................................................... 208

John MarenbonLes Collationes de Pierre Abélard et la diversité des religions ............................................................................ 209

3. Jean-Christophe AttiasJudaïsme : le tiers exclu de l’« Europe chrétienne » .................. 217

4. Christian FörstelLes Grecs sans Byzance ........................................................... 223

5. Philippe Büttgen Avicenne à Ratisbonne. Introduction à la théologie comparative ....................................................... 235

III. LA DISCIPLINE HISTORIQUE ............................... 259

1. Annliese Nef Enseigner l’histoire de l’Islam médiéval. Entre soupçon et contradiction ....................................................................... 261

2. Blaise Dufal Faire et défaire l’histoire des civilisations ................................ 317

3. Alain Boureau L’astérisque gaulois. La discipline historique aux aff aires indigènes ............................................................... 359

Les auteurs et Légende des vignettes de couverture................. 367

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