Delbos Husserl

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Victor Delbos (1911) Husserl Sa critique du psychologisme et sa conception d’une Logique pure Un document produit en version numérique par Bertrand Gibier, bénévole, professeur de philosophie au Lycée de Montreuil-sur-Mer (dans le Pas- de-Calais) Courriel: [email protected] Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"

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Victor Delbos (1911)

“ HusserlSa critique du psychologisme

et sa conception d’uneLogique pure ”

Un document produit en version numérique par Bertrand Gibier,bénévole,

professeur de philosophie au Lycée de Montreuil-sur-Mer (dans le Pas-de-Calais)

Courriel: [email protected]

Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciencessociales"

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Site web:http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/

index.htmlFondée et dirigée par Jean-Marie Tremblay,

professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi

Une collection développée en collaboration avec la BibliothèquePaul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à ChicoutimiSite web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

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Cette édition électronique a été réalisée par Bertrand Gibier, bénévole, professeur de philosophie au Lycée de Montreuil-sur-Mer (dans le Pas-de-Calais), [email protected] ,à partir de :

Victor Delbos (1911)

“ HUSSERL. Sa critique du psychologisme et sa conception d’une Logique pure” (1911)

Une édition électronique réalisée à partir del'article de Victor DELBOS, (historien de laphilosophie) “ HUSSERL. Sa critique du psychologismeet sa conception d’une Logique pure. ” Leçon faite àl’École des Hautes Études sociales. In Revue demétaphysique et de morale, XIXe année, n° 5, sept.-oct. 1911, pp. 685-698.

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Édition complétée le 27 novembre 2002 à Chicoutimi,Québec.

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Victor DELBOS

“ HUSSERL. Sa critique du psychologisme et saconception d’une Logique pure. ”1.

in Revue de métaphysique et de morale, XIXe année,n° 5, sept.-oct. 1911, pp. 685-698.

Cet article écrit par Victor Delbos est l’un despremiers consacrés en France à Husserl. [BertrandGibier.]

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L’explication des règles de la connaissance peutêtre poursuivie et présentée sans aucun doute deplus de deux façons ; mais, dès que l’on se croitautorisé à simplifier, il est tout de même possiblede concevoir que c’est dans l’une ou l’autre desdeux grandes directions suivantes qu’elle peut êtreengagée. Ou bien elle se donne pour fin essentiellede définir les lois idéales de la pensée logique,d’en développer rigoureusement la significationrégulatrice et impérative, sans avoir égard auxconditions de fait qui ont porté les esprits à enprendre conscience, même peut-être sans avoir égardaux transactions qu’elles sont plus ou moinsobligées de consentir pour s’appliquer à tels outels objets ; ou bien au contraire, dépouillant lapensée logique de l’apparente rigueur de ses formes1 Leçon faite à l’École des Hautes Études sociales.

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propres, elle tendra surtout à la replacer dansl’ensemble des événements qui composent la viementale, à la prendre dans sa signification réelle,mêlée de contingences et de compromissions, à latraiter en tout cas comme un fait, sujet aux mêmesrecherches génétiques et aux mêmes déterminationscausales que les autres faits psychologiques. Lapremière de ces deux façons est celle qui est laplus fidèle à la tradition ; c’est qu’en effet elleest celle qui fut pour les philosophes la plusnaturelle et pendant un temps la seule possible àpratiquer. La pensée logique, par ce qu’elle a derégulier et de clair, s’offre d’elle-même à laréflexion ; elle accomplit ses démarches dans lalumière ; elle est incomparablement plus aisée àsaisir que la plupart des états psychologiques, quis’appellent, se combinent, se déterminent selon desaffinités imprévues et obscures ; et c’estprécisément parce qu’elle était la plus claire, laplus capable d’être fixée, qu’elle a imposélongtemps le type auquel on ramenait bon gré mal gréles autres formes de la vie mentale. Cependant, àmesure que la psychologie est devenue davantage unescience d’observation positive et d’expérience, nonseulement elle a dissipé de plus en plus le préjugéd’une vie mentale qui ne serait guère qu’une logiqueréalisée, mais encore elle a été portée às’attribuer le pouvoir de ramener aux conditions dumilieu psychologique la structure et lefonctionnement de la pensée logique. Par là, dureste, elle a souvent prétendu ne faire quemanifester d’une façon particulière sa souveraineté,justifiée par le principe, qu’il n’est rien pournous qui ne soit, directement ou indirectement, unedonnée de la conscience.

Cette prétention de la psychologie à être toute laphilosophie ou du moins l’essentiel de laphilosophie a reçu dans ces derniers temps,principalement en Allemagne, l’appellation de« Psychologisme » : appellation dont je ne sauraisdire qui l’a inventée — l’inventeur fut sans doute

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quelqu’un que la prétention offensait ; et ce n’estpas la seule fois qu’une doctrine a reçu de sesadversaires le nom attaché à sa notoriété ; —appellation qui en tout cas convient parfaitement,dès qu’à l’usage s’efface le souvenir de la petiteintention malveillante qui a pu l’inspirer.Cependant, malgré la force croissante que luiconféraient les conquêtes de la Psychologie, lepsychologisme devait se heurter à, ce qui, dans laconnaissance authentique des choses, en constituel’objectivité, impossible à résoudre, semble-t-il,en simples états ou données de la conscience d’où,par action, un effort en vue de reconstituer avecune rigueur plus systématique la logiqueindépendamment de la psychologie, et pour lesconceptions issues de cet effort le nom de« Logicisme ». « Psychologisme » et « Logicisme »,sont des termes nouveaux pour d’assez ancienneschoses. Le Logicisme, je viens de le dire, a été,comme doctrine ou comme tendance, inhérent auxphilosophies rationalistes et même parfois auxautres ; quant au Psychologisme, n’est-il pas,depuis Hume et même depuis Berkeley ; la carac-téristique de l’École anglaise, très portée, commeon sait, à ne voir dans les rapports logiques quedes schèmes, fictifs dans leur abstraction, derelations mentales concrètes ? N’est-il pas ladisposition là plus foncière du récent pragmatisme ?Cependant c’est surtout en Allemagne et en Autricheque Psychologisme et Logicisme se sont rencontréssous cette forme expresse. Constitué par Brentano,le Psychologisme est représenté, avec des nuances depensée d’ailleurs différentes, par des philosophestels que Marty, Stumpf, Lipps, Uphues, etc. ; il ades affinités étroites avec l’empirio-criticismed’Avénarius, avec les analyses et les vues d’ErnestMach, avec la philosophie immanente de Schuppe et deRehmke. Contre lui en revanche se dresse leLogicisme des néo-kantiens, d’un Hermann Cohen parexemple, et de ses disciples, ou le Logicismeformaliste d’un Husserl. C’est de ce dernier que jedois vous entretenir : je ne pourrai guère, dans les

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limites de cette leçon, vous exposer que lespréliminaires et les idées directrices d’une œuvrequi du reste n’a mis son plan à exécution que dansdes recherches partielles, assez difficiles à suivredans le détail. Mais si je dois, pour réparer enquelque mesure cette lacune, rendre hommage àl’ingéniosité très subtile et souvent vigoureuse queHusserl a apportée dans ces recherches, j’estimecependant que sa critique du Psychologisme et saconception d’une logique pure gardent une valeurpropre en même temps qu’une signification plusgénérale et plus accessible.

Husserl ne saurait pécher par l’ignorance de ladoctrine qu’il combat ; car cette doctrine, ill’avait un moment adoptée dans sa Philosophie de l’arith-métique, dédiée à « son maître, M. Brentano » (1891).Il était naturellement parti, nous avoue-t-il lui-même, de l’opinion régnante d’après laquelle c’estde la psychologie que la logique en général, et mêmela logique déductive, doit attendre son explicationphilosophique. De fait, tant qu’il s’était agiuniquement de l’origine des notions mathématiques oude la formation des méthodes pratiques, l’analysepsychologique avait paru aboutir à des résultatsclairs et féconds. Mais dès qu’il avait fallu passerdes combinaisons psychologiques de l’esprit àl’unité logique du contenu de la pensée, elles’était montrée incapable de continuité et derigueur. Dès lors il devenait indispensable de sedemander si l’objectivité de la mathématique et detoute science en général est compatible avec uneexplication purement psychologique de la penséelogique.

Dès le début de ses « Logische Untersuchungen » (ErsterTheil : Prolegomena zur reinen Logik, 1900), Husserl pose ences termes les questions controversées sur l’objet,la nature et les procédés de la Logique : La Logiqueest-elle une discipline théorique ou un artpratique ? Est-elle une science indépendante desautres sciences, en particulier de la psychologie ou

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de la métaphysique ? Est-elle une discipline qui n’aaffaire qu’à la simple forme de la connaissance,sans souci de ce qui en est la matière ? A-t-elle lecaractère d’une discipline démonstrative a priori, oubien celui d’une discipline empirique et inductive ?Il y a entre ces questions diverses une solidaritételle que quiconque résout l’une d’elles dans unsens, décide par là même du sens dans lequel il doitrésoudre les autres.

Pour justifier le sens dans lequel il les résoutquant à, lui, Husserl relève surtout le caractèresystématique de la science, qui ne se borne pas àaccumuler des connaissances isolées, mais qui netransforme des connaissances en vérités, que toutautant qu’elle les lie par des raisons susceptiblesde constituer une unité théorique ; ni la suite desraisons n’est arbitraire, ni la valeur des raisonsn’est spéciale à l’objet qu’elles comprennent. Cesont là des caractères qui ne nous frappent plusautant qu’ils le devraient, parce que notre pratiquejournalière de la science les enveloppe, mais quin’en représentent pas moins les conditionsconstitutives de la science. Il doit y avoir pourdéterminer ces conditions, pour expliquer lapossibilité de la science en général, une scienced’une certaine sorte, qui soit une doctrine de lascience, une Wissenschaftslehre. Et cette doctrine de lascience ne peut en un sens être que normative : carpour savoir si une science est vraiment une science,si une méthode est vraiment une méthode, il faut lescomparer l’une et l’autre à la fin qu’elles doiventréaliser. Or c’est à la Logique qu’il appartientd’exposer ce qui constitue l’idée de la science.Cependant l’expression de « normative » necaractérise qu’imparfaitement la Logique et peutmême contribuer à en altérer la notion ; car ellepeut laisser entendre que, posant naturellement desrègles, la Logique est un art pratique qui se suffitcomme tel. Or des propositions normatives ne sontvéritablement justifiées que si elles se fondent surdes propositions théoriques dont elles sont comme

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des applications à certains objets : les lois de laLogique, idéales si l’on veut, n’en ont pas moinsune réalité et une valeur indépendantes de touteapplication aux choses.

Mais les propositions théoriques fondamentales surlesquelles repose la Logique conçue comme disciplinenormative, ne peuvent-elles et ne doivent-elles pasêtre fournies par la psychologie ? C’est à l’examende cette question que Husserl consacre la plusgrande part de ses prolégomènes à la logique pure ; et nonseulement il combat le psychologisme qui se donneouvertement comme tel ; mais encore il s’applique àdépister le psychologisme modeste ou honteux qui seréfugie dans les parties obscures des doctrines ; ila incontestablement le flair subtil et l’attaquevigoureuse, et l’on dirait bien que certains descoups qu’il porte sont décisifs.

Voici d’abord, telles que Husserl nous lesprésente, la thèse et l’argumentation despsychologistes : La Logique n’est qu’une sectionparticulière ou une dépendance de la psychologie. Dequoi en effet s’occupe-t-elle ? De concepts, dejugements, de raisonnements, de déductions,d’inductions, de classifications, toutes choses quiappartiennent à la vie mentale et qui sont seulementmises à part en vue de certaines fins particulièresqu’elles permettent d’atteindre. D’ailleurs, àsupposer qu’on veuille leur faire une situationprivilégiée, la psychologie saura bien lesreprendre : car comment lui dérober l’analyse descaractères tels que affirmation ou négation, véritéou fausseté, qui accompagnent l’accomplissement desopérations logiques ? En vain insistera-t-on,suivant une distinction assez commune à laquelle laphilosophie de Kant et celle de Herbart ontcommuniqué une nouvelle autorité, entre la penséetelle qu’elle est, objet de la psychologie, et lapensée telle qu’elle doit être, objet de la logique.La pensée telle qu’elle doit être est un casparticulier de la pensée telle qu’elle est. Il

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appartient à la psychologie d’établir les loisnaturelles de la pensée, les lois de tous lesjugements, qu’ils soient vrais ou faux ; la vérité,c’est-à-dire le caractère normal de certains de cesjugements, ne les met point en dehors des recherchesqui doivent comprendre tous les jugements ; et quantaux règles qu’il faut suivre pour bien juger, ellesne sont que les règles qu’il faut suivre en effetpour penser de telle sorte que les dispositions etla nature propre de la pensée l’exigent ; elles sontdonc identiques, ainsi que le dit Lipps, avec leslois naturelles de la pensée même. Si la logiquen’est point la physique de la pensée, elles n’estrien du tout. On dira peut-être qu’elle doit être,non la physique, mais l’éthique de la pensée, enrelevant ce que l’expression « lois de la pensée » ad’équivoque, en observant que, d’un côté, il s’agitdes lois selon lesquelles se produisent et sesuccèdent les opérations intellectuelles, tandisque, de l’autre, il s’agit des lois qui définissentle rapport de ces opérations à la vérité ; et l’onprétendra que la recherche très légitime des loisdans le premier sens laisse intact le droit à larecherche des lois dans le second sens. À cela ilest aisé de répondre que d’une certaine manière lalogique a en effet un tout autre objet que lapsychologie ; elle est une technologie de laconnaissance ; mais comment traiter de liaisonsidéales des concepts et des jugements sans enconnaître l’enchaînement naturel et le mode natureld’apparition ? Ces liaisons idéales ne sont, ausurplus que des moyens pour investir notre penséed’un caractère d’évidence, qui lui-même estdéterminé, suivant la causalité naturelle, parcertains antécédents. Une éthique qui nes’appuierait pas sur une physique ne serait qu’unechimère.

Le psychologisme apparaît donc, en fort bonneposture, et il faut avouer, nous dit Husserl, queses adversaires ne lui ont pas. toujours disputéavec une suffisante vigueur ses apparents avantages.

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Pourtant, à ne prendre déjà qu’en grosl’argumentation qui vient d’être reproduite, si elleétait juste dans le fond, elle prouverait uniquementl’utilité ou la nécessité d’une collaboration de lapsychologie à la logique ; elle ne démontrerait pasque la psychologie dût fournir à la logique sesprincipes essentiels. Elle invoque des raisons tropvagues pour avoir le droit d’exclure, toute, autrediscipline qui pourrait prétendre, avec des titrestout aussi sérieux, fonder directement ouindirectement la logique.

Au reste la psychologie ne pourrait donner à lalogique que ce qu’elle a, et ce qu’elle a est fortloin d’égaler, pour ce qui est de la logique, ce quela logique possède. Il y a une discordance frappanteentre l’indétermination ou l’inexactitude des loispsychologiques et l’exactitude ou la rigueur desprincipes logiques, des lois qui gouvernent lesyllogisme et les diverses espèces de raisonnements,même les raisonnements en matière probable, dès quela probabilité en est mathématiquement comprise. Àsupposer que l’on voulût ou que l’on pût rendre leslois psychologiques plus exactes qu’elles ne lesont, on ne saurait oublier malgré tout que ceslois, établies, comme toutes les lois naturelles,par voie d’expérience et d’induction, ne sont pasapodictiquement certaines, et qu’elles n’autorisentguère, pour les prévisions de l’avenir, que desconjectures raisonnables. Or des lois logiques,telles que, par exemple, le principe decontradiction, énoncent des affirmationscatégoriques, absolument certaines. Nous ne nousbornons pas à présumer que de deux contradictoires,l’une est vraie, l’autre est fausse. Nous en sommessûrs, sans restriction et sans condition. Et ainsi,au reste, des propositions mathématiques pures.

Mais allons plus loin. Mesurer la pensée à seslois logiques, ce n’est pas avoir à la traiter commesi ces lois logiques étaient des lois naturelles,destinées à en expliquer la formation et le

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développement. On confond trop aisément les loislogiques avec les opérations des jugements danslesquelles elles se manifestent, alors qu’ellesservent plutôt à constituer le contenu de cesjugements. Et de ce que les actions de juger, commetelles, dépendent de circonstances soumises à la loide causalité, on conclut que le fond même desjugements est déterminé en vertu de cette loi. Maisil y a lieu de remarquer que la légalité logiquegarde son caractère irréductible, qu’elle ne serésout pas, comme la causalité naturelle, dans unesuite de termes qui s’appellent et se succèdent.Aucune loi logique n’implique des faits commematière ; aucune loi logique n’est en elle-même uneloi pour des faits. L’élément de vérité qui entredans les sciences d’expérience n’est en lui-mêmequ’une possibilité idéale, seulement cum fundamento inre. Mais rigoureusement il serait absurde deconsidérer la vérité comme un fait, comme quelquechose de déterminé dans le temps. Sans doute unevérité peut signifier qu’une chose est, qu’un étatest donné, qu’une succession d’états se produit ;mais la vérité même est en dehors de tout temps ; sil’on la liait aux faits de telle sorte qu’elleapparût ou disparût avec eux, nous aboutirions àcette idée de la loi qui naît et meurt en quelquesorte d’après une loi : absurdité manifeste.

Voyons le psychologisme à l’œuvre. Stuart-Mill,voulant expliquer le principe de contradiction, entrouve le fondement dans ce fait, que croire et nepas croire sont deux états d’esprit différents quis’excluent l’un l’autre, que pour nous la lumière etl’obscurité, le bruit et le silence, la successionet la simultanéité sont choses telles que lorsquel’une d’elles est présente, l’autre est absente.Voilà le fait fréquent, dont le principe decontradiction serait tout simplement l’expressiongénéralisée. Mais déjà Stuart-Mill fait subir ausens du principe une altération grave : àl’impossibilité que deux contradictoires soientvraies il substitue l’incompatibilité des actions de

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juger qui leur correspondent, et il aboutit pour soncompte à l’énonciation suivante : Deux actes decroyance contradictoirement opposés ne peuventcoexister, — énonciation vague, et qui témoigne bienà quel point ce subtil penseur, quand il essaie dedéfendre ses principes empiriques, voit se dissipertout son génie. Dans quels cas en effet deux actesde croyance opposés ne peuvent-ils pas coexister ?Dira-t-on qu’ils ne le peuvent pas au même moment,dans le même individu ou dans la même conscience ?Mais sur quoi se fonde une telle assertion ? N’y a-t-il pas des états plus ou moins pathologiques,états concevables et sans doute même réels, danslesquels un homme croit percevoir et tient pourvraies deux choses opposées ? Répliquera-t-on qu’ils’agit de l’homme à l’état normal ou de l’homme entant qu’homme ? Mais l’ « état normal », le « juge-ment sain », l’ « homme en tant qu’homme » sont destermes à définir, et dont la définition, pourl’approprier l’usage que l’on en veut faire ici,supposerait précisément les principes logiques. — Lemême genre d’argument vaudrait contre, lesinterprétations psychologiques que l’on tente duraisonnement et du syllogisme.

Voyons le psychologisme dans ses conséquences. Cesconséquences peuvent se résumer en une : lescepticisme. Le scepticisme porte sur les conditionsde la possibilité d’une théorie en général,conditions qui sont de deux sortes : d’un côté lafaculté de distinguer entre les jugements aveugleset les jugements évidents, condition noétique ; del’autre, la possession d’éléments capables deconstituer une unité théorique en général, conditionproprement logique. Le scepticisme ainsi entendu,qu’il ne faut pas confondre avec le scepticismemétaphysique qui prononce l’impossibilité deconnaître les choses en soi, est insoutenable. Iln’y a pas lieu d’insister beaucoup sur lescepticisme qui allègue simplement l’inévitablerapport de toute affirmation au sujet individuel ;il faut considérer avec plus d’attention cette forme

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de relativisme qui rapporte l’affirmation à l’espècehumaine, le relativisme anthropologique. Cerelativisme-là, on le retrouve à des degrés diverschez des logiciens contemporains, plus atténué peut-être, quoique très réel, chez Sigwart, plus radicalchez Benno Erdmann. Or, dans ses différentesexpressions, il n’en est pas moins incompatible avecune notion précise de la vérité. Car il permet desupposer que ce qui est vrai pour l’espèce humainepourrait ne pas être vrai pour une autre espèced’êtres intelligents. Or jusque dans cette thèse estenveloppée, hors de la considération d’une diversitéd’espèces d’êtres intelligents, l’affirmation d’unevérité.

En somme, le psychologisme s’appuie sur troispréjugés illégitimes :

1° Des prescriptions destinées à régler une partde la vie psychique ne peuvent être fondées quepsychologiquement. — À quoi il faut répondre que deslois dont dérive l’unité théorique de toute sciencene peuvent relever d’une science de faits, qu’il y ad’ailleurs une différence essentielle entre des loislogiques pures et des règles techniques del’intelligence proprement humaine. C’est ladifférence qu’oublient des logiciens du genre d’unStuart-Mill ou d’un Sigwart quand ils envisagent lascience sous son aspect subjectif plutôt que sousson aspect objectif ; ils insistent exclusivementsur les problèmes méthodologiques.

2° La logique traite des représentations, desconcepts, des jugements, des raisonnements, desdémonstrations. Or ce sont là des phénomènes ou desopérations psychologiques : comment donc lespropositions qui s’y rapportent ne seraient-ellespas psychologiques, elles aussi ? — Si cet argumentavait une valeur quelconque, il devrait conduire àfaire de toute science, même de la mathématique, unepartie de la psychologie : car l’on ne se représentepas des nombres sans compter, on n’obtient pas dessommes sans additionner ni des produits sans

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multiplier. Toutes les opérations mathématiques sontliées incontestablement à des actes psychiques. Maisles objets des mathématiques, auxquels peuvents’assimiler les objets de la logique pure, n’enrestent pas moins des objets idéaux qui ne sont enrien donnés. La logique d’aujourd’hui confond tropfacilement la série psychologique des faits deconnaissance dans lesquels la science se réaliseavec l’enchaînement logique des choses qui constituespécifiquement la science.

3° Toute vérité consiste dans un jugement ; etnous ne tenons un jugement pour vrai que s’il estévident. Or l’évidence est un état psychique, unsentiment dont on peut déterminer, selon desrelations causales, les antécédents psychiques. —Husserl ne conteste pas que ce caractère psychiqued’évidence n’appartienne aux jugements vrais ; maisil conteste que ce caractère en constitue le fond.Le jugement évident dépend de deux sortes deconditions : d’abord de conditions psychologiques,telles que l’attention, la concentration del’intérêt, la force d’esprit ; ensuite etessentiellement de conditions idéales qui valentpour toute conscience possible, et par suite pournotre conscience.

Ces préjugés dissipés, toute la force apparente dupsychologisme s’évanouit.

Les arguments qui servent à réfuter lepsychologisme atteignent également une conceptiontoute voisine, la conception d’Avenarius et de Mach,qui explique les idées directrices et les règles dela science par le principe de la moindre action oude l’économie de la pensée. Les étroites affinitésde cette conception avec le psychologismeapparaissent très manifestement dans la Psychologiede Cornelius. Selon cette conception, la science estavant tout une adaptation, et les formules les plusabstraites dont elle se sert ne sont que des moyensde figurer et d’interpréter l’expérience avec la

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moindre dépense. — Husserl ne se défend pasd’admettre la vérité partielle de cette conceptiontéléologique ; il reconnaît la lumière qu’elle peutrépandre sur la nature et le sens de l’évolutionhumaine ; bien mieux, il lui accorde une grandevaleur explicative, insuffisamment développée parMach, pour ce qui est de la découverte et de la miseen œuvre des procédés spéciaux, des méthodes, de latechnique de la science ; mais la confusion etl’erreur commencent dès que l’on veut transférer cemode d’explication aux lois de la logique pure ; carla question n’est pas de savoir comment naîtl’expérience, l’expérience naïve ou scientifique,mais quel contenu elle doit avoir pour être uneexpérience objectivement valable. En ce sens, ce quinous intéresse, ce n’est pas le devenir de notrereprésentation du monde, c’est le droit en vertuduquel telle représentation du monde, fournie par lascience, l’emporte sur toute autre. Et quant àl’œuvre de simplification ou d’économie qu’accomplitla science, il faut la prendre, non pour lacondition, mais pour l’effet de la rationalité de lapensée logique. C’est parce que la pensée logiquepose un idéal de compréhension déductive que nouspouvons interpréter tout effort qui va dans cettedirection comme un effort pour simplifier et pouréconomiser ; mais sans cet idéal même, quoi de plusvague que le principe de l’économie ? Les tentativesd’Avenarius et de Mach reposent sur un husteronproteron.

Mais après toutes ces critiques, qu’enferme doncl’idée de la Logique pure telle que Husserll’entend ? Nous avons dit au début que la scienceest essentiellement système, unité théorique deconnaissances vraies. Qu’est-ce qui détermine cesystème, cette unité théorique ? C’est l’unité deslois rationnelles, unité qui provient, soit d’unprincipe. fondamental unique, soit d’une liaison deprincipes homogènes. Aux exigences de la scienceidéale satisfont les sciences dites improprementabstraites, et qui tiennent en effet leur unité, non

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pas de l’unité de leur matière ou de leur objet,mais de l’unité de leurs procédés d’explication :ces sciences, on les appellerait plutôtnomologiques ; l’unité dont se réclament lessciences dites concrètes, et qui leur vient de cequ’elles s’appliquent aux mêmes objets particuliersou au même genre empirique d’objets, n’est point uneunité essentielle. Les sciences nomologiques sontles sciences fondamentales, et c’est à elles quetentent de se rattacher les sciences concrètes dèsqu’elles prétendent à plus de rigueur. Ce n’est pasau reste décider par là de la valeur respective desdeux sortes de sciences. L’intérêt théorique n’estpas le seul que l’on doive considérer. Il y a desintérêts esthétiques, moraux, pratiques, qui peuventet doivent entrer en ligne de compte. Mais ce qu’ilest juste de soutenir, c’est que, là ou l’intérêtthéorique prime tout, le fait particulier et laliaison empirique n’ont aucune valeur, ou plutôtn’ont de valeur que comme point de départ pourl’élaboration d’une théorie générale.

Le problème essentiel de la Logique, c’est doncle problème concernant les conditions de lapossibilité de la science en général, de lapossibilité de la théorie et de l’unité déductive.Il s’agit d’abord de définir les concepts primitifsqui font l’enchaînement de la connaissance : cesconcepts sont naturellement les concepts des formesde liaisons élémentaires, grâce auxquelles estpossible l’unité déductive des propositions, parexemple, la liaison conjonctive, disjonctive,hypothétique, qui fait passer de certainespropositions à des propositions nouvelles ; en outreles formes de liaisons des éléments significatifsdes propositions simples, et ceci conduit à étudierles diverses formes de sujet, de prédicat, etc. Il ya des lois définies pour les complicationsprogressives par lesquelles une pluralité illimitéede formes nouvelles sort des formes primitives, etces lois r entrent naturellement dans le cercled’études que nous traçons. En rapport avec les

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concepts qui sont les catégories de la significa-tion, il y a des concepts qui sont les catégoriesobjectives formelles, concepts d’objet, d’unité, depluralité, de rapport, de liaison, etc. Dans tousles cas, ce sont toujours des concepts indépendantsde toute matière particulière de connaissance ; cesont des concepts que l’on obtient par la réflexionsur la fonction de la pensée. Il faut en déterminerl’origine, non pas, bien entendu, l’originepsychologique, mais l’origine logique ; c’est à direqu’il s’agit d’en savoir le sens et d’en marquer lasignification distinctive. Et quand on n’a pasaffaire à des concepts simples, il y a lieu deretrouver le sens des concepts élémentaires qui lescomposent, ainsi que les concepts de leurs modes deliaison formelle. — Un second groupe de problèmesconcerne l’établissement des lois qui ont leurprincipe dans les catégories dont nous venons deparler, et qui ont trait, non plus à leurcomplication, mais à la valeur objective des unitésthéoriques fondées sur elles : ces lois constituentà leur tour des théories, théorie des raisonnements,dont fait partie la syllogistique, théorie pure desnombres, etc. — Un troisième ordre de recherchesaurait pour but la théorie des diverses formespossibles de théories ; il y a un ordre de procédésdéfinis, d’après lequel nous construisons les formespossibles, nous produisons leur enchaînement,régulier et nous les convertissons les unes dans lesautres en variant leurs facteurs essentiels. Lamathématique formelle, en ce qu’elle a de plusuniversel, nous fournit un type partiel de ce quecette recherche devrait réaliser. Au surplus, ledéveloppement de la théorie logique nous fait dedivers côtés pénétrer dans la mathématique pure :les théories du raisonnement, du syllogisme, ne sontelles pas revendiquées par les mathématiciens ? Iln’y aurait lieu de protester contre ce fait que sil’on avait appris la mathématique uniquement chezEuclide, que si, méconnaissant le développement dela mathématique moderne, on prétendait toujoursexclure de la mathématique tout ce qui n’est pas

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nombre et quantité. Reste cependant une différenceentre le mathématicien et le philosophe. Lemathématicien n’est pas à la vérité un théoricienpur ; c’est un constructeur qui, tout en ne visantqu’à des suites de raisons formelles, édifie lathéorie comme un ouvrage d’art. Il y a donc uneautre œuvre à élever, la théorie des théories, etcette oeuvre revient au philosophe.

Mais cet étroit rapprochement de la logique et dela mathématique ne va-t-il pas exclure du domaine dela logique les sciences de fait qui s’établissentpar l’expérience ? Oui et non. Dans ces sciences, lathéorie est simplement supposée ; elle se développed’après des lois qui pour la pensée sont, non pascertaines, mais simplement probables. Seulement laprobabilité a ses lois qu’une logique complète doitcomprendre.

Il faut se borner ici à exposer dans sa généralitél’idée que Husserl se fait de la Logique pure. Cen’est pas que lui se soit arrêté là, bien qu’à vraidire il n’ait pas directement et méthodiquementconstitué l’œuvre dont il a avec autant d’énergieque de subtilité défini le sens. Aux Prolégomènes,qui ont été le principal objet de cette exposition,il a ajouté dans une seconde partie de son ouvragedes études touchant la phénoménologie et la théoriede la connaissance (1901). Et certes c’est dans ledétail, souvent très abstrait et compliqué, de cesétudes qu’il faudrait entrer pour saisir, en cequ’elle a de plus propre, la direction de la penséede Husserl : les limites aussi bien que le caractèrede cette exposition ne permettent pas, aujourd’hui,un tel effort. Disons cependant en quelques mots ceque Husserl entend par la phénoménologie : elle estune description et une analyse de ces événements quisont la représentation, le jugement, laconnaissance ; elle doit occuper un domaine neutreentre la psychologie, qui vise l’explication causaleet génétique de ces événements, et la logique pure,qui s’occupe des lois idéales ; mais elle s’applique

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surtout à suivre et à analyser les opérations quipermettent à ces lois d’être posées.

Mais voici où se marque bien la tendance deHusserl dans la constitution de cettephénoménologie. C’est sans doute sous l’influence de« psychologistes », de Hume, de Stuart Mill, deBrentano qu’il en a conçu l’idée ; mais s’il a eupar là le souci de mettre à la base de sonrationalisme une sorte de positivisme, il n’en a pasmoins conçu la phénoménologie, telle qu’il l’apratiquée, dans le sens des exigences de la logiquepure. Il ne cherche pas en effet à décrire des faitsempiriques, tels qu’en pourrait comprendre unepsychologie humaine ou animale ; il cherche àatteindre l’essence de certaines opérations deconscience, les nécessités idéales qui sontinhérentes à la perception, à l’imagination, àl’acte de signifier ou de juger. Il s’applique àdémêler dans ces événements, dans la représentationpar exemple, les actes en vertu desquels quelquechose est posé dans la conscience, et d’autre partl’intention, au sens scolastique du terme, parlaquelle ces positions se réalisent, sesingularisent dans des états particuliers. Laprimauté des éléments abstraits sur les élémentsconcrets qui les figurent : tel est donc l’espritdes analyses phénoménologiques de Husserl, et ilfaut convenir qu’il en a été parfois heureusementinspiré, par exemple, dans la critique très serréequ’il a faite du nominalisme moderne, des théoriesde Berkeley et de Hume sur les idées généralesabstraites. Mais on peut se demander parfois avecinquiétude si cette phénoménologie n’est pas portéeà violer la neutralité promise, si, légitime sansdoute dans son principe, elle ne tend pas ça et là àse substituer à la psychologie même, de telle sortequ’elle aspirerait, suivant une observation deWundt 1, après avoir exclu le psychologisme de lalogique, à l’exclure de la psychologie.

1 Wundt Kleine Schriften, I, p. 580.

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Là serait évidemment le vice le plus radical, s’ilétait plus que dans des formules accidentelles, del’idée de la logique pure et de la phénoménologiequi s’y rattache. Car par là serait compromise laconception très juste de l’indépendance de lalogique à l’égard de la psychologie, conception quine peut être sauvegardée que si l’on rend à lapsychologie son indépendance à l’égard de toutintellectualisme et de tout logicisme. Contre lesnotions utilitaires, pratiques, téléologiques de laconnaissance, contre ces notions que le pragmatismerécent a recueillies et rendues plus diffuses, unedoctrine comme celle de Husserl a le mérite deredresser l’esprit dans sa fonction essentiellementthéorique, essentiellement régulatrice, de restituerle droit des significations logiques, précises etrigides, si arbitrairement ramenées à des approxi-mations, si arbitrairement rendues fluides pourpouvoir mieux convenir à l’indétermination decertaines façons de penser. Reste à savoir si lalogique pure, telle que l’entend Husserl, par excèsde rigidité formelle, par abus de l’espritmathématique, ne risque pas de livrer le mondedonné, le monde de la science positive, àl’indétermination du sub-logique, si elle estcapable de relier, autrement que par descompromissions et des artifices, la pensée àl’expérience. Il faudrait pour en juger que l’étudede son œuvre fût plus complète, comme aussi l’œuvrede Husserl même.

Fin du texte.