De battre mon choeur: Jacques Audiard et Alexandre Desplat ...
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De battre mon choeur : Jacques Audiard et AlexandreDesplat ou la scénarisation musicale d’une tragédie
ordinaireGérard Dastugue
To cite this version:Gérard Dastugue. De battre mon choeur : Jacques Audiard et Alexandre Desplat ou la scénarisationmusicale d’une tragédie ordinaire. Stéphane Kalla. Espace-temps et mémoire de l’œuvre d’art, 2,L’Harmattan, pp. 5-22, 2016, Esthétique et herméneutique, frontières de l’image et du sens Chine-France, 978-2-343-10697-7. �hal-02884053�
De battre mon chœur : Jacques Audiard et Alexandre Desplat
ou la scénarisation musicale d’une tragédie ordinaire.
Gérard Dastugue
(C.E.S., Institut Catholique de Toulouse)
Je ressentais d’un coup tout le poids du passé, de la douleur de la vie et de la mémoire inaltérable,
je restais seul […], seul avec le temps et la tristesse et la peine du souvenir,
la cruauté de mon existence et de ma mort encore à venir.
Les Bienveillantes avaient retrouvé ma trace.1
Jonathan Littell, Les Bienveillantes
Dans le paysage cinématographique français, le duo que forment Jacques Audiard et
Alexandre Desplat fait figure de (rare) exception, celle d’un tandem apparu ensemble sur
l’écran2. L’année 1994 marque en effet les débuts du réalisateur, qui n’avait jusqu’alors
officié que comme monteur et scénariste, et du compositeur dont les quelques partitions pour
la grande toile restaient parcimonieuses et - corrélativement ne bénéficiant pas d’édition
discographique – rendait sa reconnaissance encore aléatoire. Avec Regarde les hommes
tomber (1994), Audiard et Desplat établissent les fondations d’une œuvre intense, sombre,
magnifiée dans la mise en scène de son propre devenir. Suivront Un héros très discret (1996),
Sur mes lèvres (2002), De battre mon cœur s’est arrêté (2005), Un prophète (2009) et De
Rouille et d’Os (2012), six films3 à la reconnaissance critique et souvent publique, où la
musique s’évade au-delà du simple accompagnement ou faire-valoir esthétique pour
s’instaurer très rapidement comme une valeur ajoutée narrative à un récit pourtant chevillé
dans ses dialogues et ses rebondissements.
En 2002, Alexandre Desplat définissait ainsi son métier :
Mon but en composant pour le cinéma et en travaillant en complicité avec un metteur en scène, c’est de
faire apparaître des choses que l’image ne montre pas […] Si on enlève la musique, le film perd une
dimension. Il ne perd pas de sa force, de son exploit technique, du jeu des comédiens, mais il y a une
sorte de sixième sens qui disparaît.4
Ce sixième sens dont parle Alexandre Desplat, cette valeur ajoutée de la partition
musicale, telle que décrite par Michel Chion5, va trouver chez Jacques Audiard terrain
1 Jonathan Littell, Les Bienveillantes. Paris : Gallimard, 2006, p. 894. Il s’agit ici des deux dernières phrases du
roman. Le titre renvoie aux Euménides, tragédie d’Eschyle, dans laquelle les Erinyes, déesses censées persécuter
les coupables de parricides, se changent en Euménides (les bienveillantes) à la demande d’Athéna, pour sauver
Oreste ayant tué sa mère Clytemnestre pour venger son père Agamemnon. 2 Jacques Audiard est né en 1952 et Alexandre Desplat en 1961
3 Pour Deephan, son septième film, récompensé de la Palme d’Or au Festival de Cannes 2015, Jacques Audiard
n’a pas collaboré avec Alexandre Desplat. A l’heure où nous écrivons ces lignes, le film n’est pas encore sorti en
salles. 4 In Vincent Perrot, B.O.F. Musiques et compositeurs du cinéma français. Paris : Dreamland éditeur, 2002, p. 67
5 Michel Chion, La Musique au Cinéma, Paris, Editions Fayard, p.205 : « la valeur ajoutée est cet effet en vertu
duquel un apport d’information, d’émotion, d’atmosphère, amené par un élément sonore, est spontanément
projeté par le spectateur (l’audio-spectateur, en fait) sur ce qu’il voit, comme si cela en émanait naturellement.
Ce qui l’amène souvent, paradoxalement, à critiquer le son – ou la musique – comme étant « redondants » avec
d’expérimentation, de développement et surtout d’évolution. A l’image de ses personnages
riches en aspérités qui traverse des épreuves dans un apprentissage de vie, le rôle et la
construction de la musique vont, au cours de ces cinq récits, s’ériger en une indissociable
scénarisation musicale6.
Jacques Audiard le confesse,
Il y a une chose qui me surprend toujours, c’est qu’Alexandre « lit » très bien et très vite un film. Quand
vous êtes dans un processus de tournage, de montage, à un moment donné vous perdez la vision
synthétique de votre film et je sais que quand je vais montrer le film à Alex, il m’aidera vite à séparer le
bon grain de l’ivraie. Il voit tout de suite ce qu’est le film… Sa grande qualité en dehors de sa musique,
c’est qu’il voit le film que je suis en train de faire au moment où moi, je ne le vois plus très bien7.
Alexandre Desplat est avant tout un cinéphile, amateur et collectionneur de bandes
originales de films. Ce grand amoureux des partitions d’Amarcord de Nino Rota, Spartacus
ou The Misfits d’Alex North ou du Mépris de Georges Delerue a, depuis sa plus tendre
enfance, affûté son regard sur l’écran, étudiant ainsi le pouvoir de la musique dans sa création
émotionnelle et dans sa participation à la mise en scène, dans sa valeur ajoutée.
Ainsi, cette collaboration qui s’établit très en amont du projet, à la lecture du script,
permet au compositeur de travailler en profondeur sa narration musicale, son climat, son
instrumentation, visiter le champ des possibles, comme un laboratoire de recherche et de
développement :
Comme tous les grands metteurs en scène de cinéma ou de théâtre, Jacques attend que ses
collaborateurs le surprennent. Avec lui, j’ai toute latitude d’éviter le convenu, l’évidence, le pléonasme
de l’image. Je pars en recherche d’une sonorité, d’un flot, d’une idée, d’un geste musical qui couvre le
film en le remplissant d’une émotion8.
La collaboration est ainsi qualifiée d’ « idéale » par le compositeur : « il me recadre
s’il pense que je me suis trop éloigné de mon chemin, mais il a aussi l’intelligence de me
laisser m’égarer et ensuite nous en parlons »9. De ces égarements, de ces hypothèses, de ces
expérimentations, il faut retracer le parcours narratif qui construit l’œuvre avec ses aspérités
et ses constantes.
Regarde les hommes tomber : les fondations minimalistes
Dans Regarde les hommes tomber10
, trois hommes que rien ne semble relier se
cherchent, se croisent, se flairent dans une ambiance de sous-préfecture où Jacques Audiard
transfère déjà les codes du film noir. Il y a un goût de l’inexorable, de la destinée implacable
des personnages et d’une fin que le titre même du film semble annoncer, enfermant par là
même ces personnages-pions sur l’échiquier du déterminisme.
Le script de Regarde les Hommes Tomber traitait d'une chose incroyable que je n'ai pas vue souvent au
cinéma : comment manier le temps qui s'écoule, les temps parallèles qui ne vont pas à la même vitesse
ce qu’il voit, comme si son et musique n’étaient que l’ombre, l’émanation, le double de l’image, alors que cette
dernière est vue à travers ce qu’on entend, et qu’elle est structurée, marquée, impressionnée totalement par le
son ». 6 Voir Alain Lacombe et Claude Rocle, “La scénarisation musicale” in La Musique du Film. Paris : Editions
Francis Va de Velde, 1979, pp. 119-121. « Scénariser une musique revient à refuser les effets et la
schématisation thématique et à utiliser le mieux possible une combinatoire instrumentale susceptible de servir
l’indissociabilité de l’alliage son/image […] La scénarisation musicale permet une extrapolation, art de la
distance. Elle est le produit d’une compréhension du propos inhérent au discours filmique », p. 120. 7 In Perrot, p. 68
8 Ibid, p. 68
9 Ibid, p130
10 Scénario de Jacques Audiard et Alain Le Henry d’après le roman de Terri White Triangle (1982)
dans le film ? Il y a un personnage qui va à une vitesse, et un autre à une vitesse différente, un moment,
ils vont se retrouver. Ce mouvement, cette quête appelait une mécanique, une technique que possède en
elle la musique répétitive. (...) La simplicité, c'est ce que je recherche le plus. C'est certainement la
première fois dans un film que j'ai pu aller découper jusqu'à l'os une partition musicale, trouver les
éléments les plus simples et les plus visibles, sans qu'ils soient simplistes. "11
La partition, si elle reste marquée de l’amour du compositeur pour ses confrères et
aînés Bernard Herrmann, Georges Delerue ou Antoine Duhamel, puise également son
inspiration dans le sérialisme répétitif d’un Steve Reich ou d’un John Adams. Obsessionnelle
jusqu’à la transe, linéaire et pourtant évolutive, elle s’inscrit dans un système de vectorisation
qui draine proleptiquement l’écoute, accentuant ainsi l’attente d’une éventuelle (et finale)
résolution.
Car il y a chez le metteur en scène la crainte de la mélodie, comme « un clin d’œil
appuyé du compositeur au spectateur »12
. Et si dans Regarde les hommes tomber, le récit se
scande d’une mélodie envolée, celle-ci tendra à disparaître dans les films suivants au profit
d’une démarche rythmique avant de laisser place à des partitions essentiellement
harmoniques.
Un héros très discret : la fosse à l’écran
Dans ce récit d’un menteur ordinaire13
qui gravit peu à peu les échelons de la
reconnaissance dans le marasme d’une France d’après-guerre qui tente de se reconstruire,
l’influence minimaliste se retrouve également dans la construction du personnage.
L’apprentissage de son rôle se marie aux scansions répétitives de cordes qui martèlent,
comme une marche au pas, la lente avancée d’Albert Dehousse (Mathieu Kassovitz) vers son
destin, destin qui finira bien par lui échapper. Parler de la musique avec Alexandre m’a obligé à mettre à l’épreuve ce qui ne sont souvent à ce
moment-là, que des hypothèses formelles, des intuitions… Pour cette histoire, je voulais, par exemple, à
certains moments, voir l’orchestre en train de jouer la musique du film afin de renforcer ce qui me
semblait être le caractère épique de cette aventure, son côté « petit opéra d’un homme ordinaire »...14
Il est en effet peu courant de voir un orchestre jouer à l’écran la musique d’un film
dans une diégétisation contextuelle de la partition. Ici, c’est bien la musique off (partition
originale) qui est entendue jouée à l’écran par les musiciens du Traffic Quintet (interprètes de
la musique d’Alexandre Desplat), musiciens qui ne sont nullement relayés à l’écran par une
légitimation scénaristique. Ils apparaissent à l’image, ils appartiennent au film mais non à la
diégèse : ils n’appartiennent pas à l’univers d’Albert Dehousse.
« Nous pouvions imaginer un orchestre sur scène (ou dans une fosse) commentant les
épisodes de la vie d’Albert Dehousse » affirme Alexandre Desplat, « à la manière d’un chœur
antique »15
. C’est pourtant bien de musique « in » qu’il s’agit puisque la source se trouve
ancrée à l’image, mais sa fonctionnalité est « off » car il s’agit bien de la musique du film
11
Master-Class au Festival de Cannes, 21 mai 2006, disponible sur
http://www.festivalcannes.fr/fr/article/42053.html 12
« Alexandre Desplat raconte Jacques Audiard », notes internes au livret du CD, Play-Time, 2006. 13
Scénario de Jacques Audiard et Alain Le Henry d’après le roman de Jean-François Deniau (1989) 14
Entretien avec Jacques Audiard publié dans le livret interne du CD de la bande originale de Un héros très
discret, Odéon Soundtracks, 1996 15
Entretien avec Alexandre Desplat publié dans le livret interne du CD de la bande originale de Un héros très
discret, Odéon Soundtracks, 1996. Le film emprunte aussi la structure formelle de la tragédie grecque dans le
recours à un prologue et un épilogue parlés (un Albert vieilli – incarné par Jean-Louis Trintignant – se raconte).
(celle que l’on peut éventuellement entendre sur le CD). Imagine-t-on un film entrecoupé
d’inserts sur l’enregistrement même de sa partition ?16
Cette présence des musiciens jouant en direct procède de ce que Michel Chion nomme
l’acousmètre, un personnage « ni dedans ni dehors (par rapport à l’image) : ni dedans parce
que l’image de sa source –le corps, la bouche – n’est pas incluse, mais ni dehors non plus
parce qu’il n’est pas franchement positionné off sur une estrade imaginaire »17
, et de souligner
qu’il s’agit là d’ « une catégorie de personnages à part entière, propres au cinéma parlant, et
dont la présence toute particulière se soutient de leur absence même à l’image »18
.
Ce jeu sur le « in » et le « off » souligne, de manière visuelle et musicale, les
incessants allers-retours d’Albert entre réel et fiction, entre sa condition véritable et les
mensonges qu’il crée et joue. Cette insurrection du « off » à l’écran établit une distanciation
vis-à-vis du récit « in », semblant adresser au spectateur le contrepoint déréalisé relativisant
les mensonges d’Albert. J’ai une conception assez étroite de la mise en scène, et donc il faut faire vivre l’extérieur, la musique
doit toujours élargir le cadre. Si la musique sert trop l’image, cela ne marche pas. Alexandre crée
toujours un effet Cinemascope avec sa musique, il étire l’espace, il fait du hors-champ musical 19
.
Sur mes lèvres : hors-champ et intériorité20
Le film s’ouvre sur les crédits (producteur, acteurs, titre, réalisateur) accompagné de la
partition originale. Première image du film, gros plan sur une main qui installe sur son oreille
gauche un appareil auditif. La musique se fait toujours entendre (nappes de cordes et
glockenspiel) ainsi que le bruit de frottement de l’appareil contre l’oreille, perçu par le
spectateur comme s’il était le personnage à l’écran. L’héroïne boit ensuite quelques gorgées
d’eau au robinet (la scène se passe visiblement dans des toilettes d’entreprise), mais le
spectateur ne saisit ces occurrences sonores (qu’il visualise pourtant) qu’au travers de
l’intériorité même du personnage. Pas de bruit d’eau ou de nuisance extérieure, l’appareil
auditif est installé mais non branché. Il semble donc que le spectateur soit alors plongé dans
une focalisation interne, marquée par cette intériorisation sonore : la caméra, si elle n’est pas
subjective, colle très près du visage, comme pour épouser ce regard.
Au changement de plan suivant, le spectateur est sorti de sa torpeur provisoire par la
sonnerie d’un téléphone de bureau, en amorce. La caméra est désormais extérieure et présente
l’héroïne dans son environnement professionnel (son visage, son corps, son activité sont ainsi
abruptement et intégralement exposés). Elle est secrétaire, le téléphone est donc un outil
quotidien, peut-être harcelant. L’écoute, la perception auditive appartiennent donc à son
champ de compétences.
Le film s’ouvre ainsi sur une ambigüité de focalisation. La musique originale, par
essence non-diégétique, ouvre normalement le film. Mais l’insertion d’occurrences sonores
clairement ancrées au personnages, diégétise le point d’écoute et par conséquent le point de
vue.
Là où naturellement seul le spectateur peut entendre la musique, il se retrouve dès les
premières images à entendre ce qu’entend le personnage féminin. La séquence suivant le
16
Citons le film de Claude Lelouch Un homme qui me plaît (1969), musique de Francis Lai, dans lequel le
personnage principal interprété par Jean-Paul Belmondo est compositeur de musiques de films. 17
Michel Chion, L’audio-vision, son et image au cinéma, Paris, Nathan, collection « Cinéma et Image », 1990,
p.109 18
Ibid. 19
Cécile Carayol et Philippe Monthaye, entretien avec Jacques Audiard, Cinéfonia, n°11, avril 2005, p. 36. 20
Voir Gérard Dastugue, « D’où vient la musique ? Frontières et porosités de la bande-son », actes du colloque
Musique et Cinéma : harmonies et contrepoints, Interlignes, décembre 2010, pp.37-56
générique (le bureau) permet un équilibre des données perçues entre spectateur et personnage.
La musique originale réapparaît quelques secondes plus tard dans une fonction conjonctive (il
s‘agit d’un montage de situations montrant la secrétaire au travail) et d’illustration, loin du
hiatus d’ouverture.
A partir de ce film, Jacques Audiard fait évoluer ses personnages dans des strates
musico-sonores superposées, où la bande-son, outre les dialogue et les sons, se minent de
musiques de source autour desquelles le compositeur doit trouver sa voie.
Ces musiques de source, je ne lutte pas contre elles mais, au contraire, je m’en sers comme point
d’appui. Il faut dire que Jacques est un metteur en scène complet, avec une vision globale de son film,
en terme d’image, de montage, de mixage. Il sait exactement comment et pourquoi concevoir telle
lumière, enchaîner deux plans, amalgamer des bruits quotidiens, de la dance et de l’orchestre. Se servir
bêtement de la musique pour meubler un trou ou créer une liaison ne l’intéresse pas. De fait, dans Sur
mes lèvres ou De battre, ma partition naît sous de la techno, s’y superpose, l’écrase avant d’être
sèchement guillotinée21
.
Le film propose ainsi de nombreux moments où l’espace sonore est habité de cette
ambigüité annoncée dès l’ouverture, se divisant en strates entre son, musique originale et
dialogue. Dans des situations de saturation sonore (séquence de boîte de nuit), Carla coupe
son appareil et le spectateur avec elle s’isole de ces nuisances. La musique originale est
cependant toujours perceptible comme l’instinct mélodramatique de sa surdité, comme la
musique de son silence.
Dans Sur mes lèvres, la fantaisie - au sens américain du terme fantasy, le rêve, le fantasme – que peut
avoir Emmanuelle Devos de devenir une jeune femme moderne, n'est pas donnée par la musique de
boîte de nuit mais par la musique originale qui lui apporte à la fois sa profondeur tragique, cette
profondeur d’une femme qui souffre, et son désir amoureux. La musique représente finalement ce
qu’elle n’entend pas, un univers de sensations plus qu’un univers sonore.22
De battre mon cœur s’est arrêté : la tragédie ordinaire
Nous l’avons vu précédemment, chez Audiard, la musique accompagne, scande,
commente tel un chœur antique, le cheminement lent et inexorable d’un personnage vers sa
chute ou sa rédemption. Cela est particulièrement prégnant dans De battre qui voit Tom
(Romain Duris), petit escroc dans l’immobilier sous l’emprise de son père, revenir à son
amour du piano en souvenir de sa mère défunte23
.
Dans les films de Jacques, il y a toujours un destin à accompagner. Au fil des années, on a construit
notre collaboration sur cette idée de suivre de plus en plus le personnage principal. Et je pense que Sur
mes lèvres en est la première réussite. Un héros très discret était trop dispersé, Regarde les hommes
tomber aussi d’une certaine manière, même s’il y avait trois personnages. Dans Un héros très discret,
on a réussi à créer un univers sonore, étrange avec la musique, mais sans réussir à s’accrocher au
personnage. Peut-être que je n’ai pas trouvé la clé à ce moment-là. Peut-être l'ai-je trouvée dans Sur mes
lèvres avec le personnage interprété par Emmanuelle Devos qu’on a réussi à suivre. De battre mon cœur
s’est arrêté est vraiment l’aboutissement de cette recherche-là. De s’accrocher au personnage principal
et suivre son destin. C’est vrai qu’il y a quelque chose de très profond, très sombre et très tragique dans
les films de Jacques. Violent, comme une tragédie grecque. Avec de l’humour, comme une tragédie
grecque24
.
21
« Alexandre Desplat raconte Jacques Audiard », notes internes au livret du CD, Play-Time, 2006. 22
Entretien avec Alexandre Desplat réalisé par Gérard Dastugue, Paris, Le Divan du Monde, 3 juin 2006. 23
Le film est une adaptation-remake par Jacques Audiard et Tonino Benaquista du film de James Toback
Fingers (1978) 24
Ibid.
De battre… s’ouvre sur une conversation entre Sami (Gilles Cohen) et Tom sur la
mort du père, le fait de devenir adulte, et de finalement devenir le père de son propre père.
Cette conversation, non musicale, s’apparente pourtant à une ouverture opératique, et
fonctionne en deux parties, dès lors qu’elle aborde thèmes et motifs qui seront entendues au
long du film. Le thème (musical) de Tom et la thématique (psychologique) du rôle du père
(interprété par Niels Arestrup).
Dans la scène suivante, Tom est dans une voiture qui traverse un tunnel. La musique
se fait à l’image du visuel, abstraite, désincarnée, révélant ainsi l’intériorité du personnage et
annonçant, comme un indice cognitif lancé au public, la focalisation interne qui va
accompagner tout le récit. Tom semble alors hors du temps. A la sortie du tunnel – et dans un
effet similaire à la scène d’ouverture de Sur mes lèvres - la musique « off » s’arrête,
guillotinée par la musique « in « de l’auto-radio, alors que Tom (et le spectateur avec lui)
replonge dans le réel. Ainsi, la musique, éthérée et suraigüe, entre dès les premières images en
contraste saisissant avec l’univers violent et bruyant dans lequel le personnage évolue.
Le film adopte le point de vue de Tom qui est de chaque plan. Pour le spectateur, ce
récit en focalisation interne permet, comme dans les deux films précédents, des glissements
diégétiques sonores et musicaux. Dans De battre mon cœur s’est arrêté, on devine que ce garçon a en lui une lumière, un désir de beauté,
un désir d’autre chose que cette vie triviale qui est la sienne, mais rien ne nous le fait comprendre
vraiment. La musique, selon moi, pouvait avoir ce rôle-là25
.
Le thème musical est ici décomposé. Il n’apparaît pleinement et souverainement que
dans la séquence finale du combat avec Minskoff mais il est déjà présent, en filigrane, dès le
début du film, ralenti, avec quelques notes de piano égrainées dans le suraigu. Les notes vont
ensuite se rapprocher peu à peu, la mélodie va se structurer sur cette séquence finale d’où le
piano est totalement absent. « Au début », dit Desplat, « Duris est désagrégé, flottant, il est
comme dans un tunnel où de petites lumières scintillent ; à mesure qu’il avance, le chaos
s’organise et, à la fin, on entend enfin le thème».26
Cécile Carayol27
détermine le motif de Tom comme exprimant sa dualité, en le
divisant en deux parties :
- une ligne mélodique A en piano suraigu, accompagné de cordes en harmonique : le
souvenir de la mère
- une partie chorale B, verticale, aux cordes dans le registre medium-grave :
l’emprise du père
L’approche musicale de De battre se refuse d’abord à l’évidence pléonastique que le
sujet et l’image demandent a priori. Le piano étant déjà un personnage visible à l’écran, sa
présence dans la partition se doit d’être parcimonieuse. L’instrument est ici un double, un
double des touches du piano (à l’image du costume noir et de la chemise blanche de Tom), un
double incarné du souvenir de la mère dont on n’entend que le jeu pianistique et la voix, un
double intérieur comme un chant des sirènes étirant le personnage de ses lointains souvenirs
d’enfance (sa mère jouant du piano) à ses aspirations (devenir concertiste à son tour).
L’évolution du personnage se réalise parallèlement à celle de la musique. D’une
ouverture dans le suraigu, les notes de piano, diffuses, éparses, entame une sorte de berceuse,
tant la sonorité du piano se rapproche ici du glockenspiel. Au fil du récit, tandis que Tom
25
Ibid. 26
« Le musicien de Hollywood », in Le point, 19 février 2009 27
Cécile Carayol, « De battre mon cœur d’est arrêté, une illustration d’un nouveau symphonisme dans le cinéma
français contemporain » in Actes du colloque La Musique de Film : harmonies et contrepoints , Interlignes,
Institut Catholique de Toulouse, décembre 2010, p. 244.
délaisse peu à peu sa vie réelle pour cette passion musicale – qui s’avèrera constituer une
nouvelle vie – la partition glisse dans les graves pour pleinement s’exprimer lors de la bagarre
avec Minskoff. Comme dans Les Bienveillantes de Jonathan Littell (voir citation en exergue),
le héros est tragique en ce qu’il est finalement rattrapé par ses propres démons, ses fantômes
du passé auxquels il va se confronter mais qu’il finira par vaincre pour aborder sa nouvelle
vie de manière apaisée.
Adolescent Adulte
Agressif Apaisé
Escroc Musicien
Fils Père
S’opère ainsi une conversion musicale du personnage de Tom. D’abord vieil
adolescent, escroc immobilier parfois violent et fils d’un père qui le charge de basse besognes,
il grandit, par la réalisation de son vœux, par la prise en main de son destin musical, vers un
âge adulte, une vie apaisée de musicien, devenant comme dans le récit de Sami le père de son
propre père. Il y a donc évolution (i) horizontale (ou chronologique) du souvenir maternel au
devenir musical (ii) verticale de l’aigu vers le grave, du rêve vers la profondeur du réel.
Un prophète : tuer le père…
Un prophète28
n’est pas aussi musical que le film précédent. Univers carcéral oblige,
ambiance étouffante, angles de vue claustrophobiques. Bien plus qu’un simple film de prison,
l’ascension d’une petite frappe, Malik (Tahar Rahim) qui, par le jeu d’alliances et
d’humiliations, va devenir un caïd.
En ce sens, une véritable filiation s’opère avec De battre mon cœur s’est arrêté dans
cette évolution d’un personnage vers son âge adulte. Ce n’est pas dans et par la musique qu’il
va évoluer mais par sa capacité stratégique, politique et linguistique (il parvient peu à peu à
parler le corse en observant ceux qui l’ont pris sous leur tutelle). Notons également une
citation de ce même film lorsque Malik discute avec le responsable des enseignements
carcéraux quant à son apprentissage de la lecture : le thème musical de De battre se fait alors
entendre.
Mais Un prophète permet, plus encore que les quatre précédents films de Jacques
Audiard, de mettre à jour une récurrence forte, celle de la figure paternelle : l’arnaqueur
paternaliste dans Regarde les hommes tomber, l’agent de probation dans Sur mes lèvres, le
père opportuniste dans De battre mon cœur s’est arrêté et enfin le chef de gang corse dans Un
prophète. Ces multiples figures du père sont amenées au cours des récits, à se détruire, par
meurtre (Regarde…, De battre…) par emprisonnement (Sur mes lèvres) ou par humiliation et
isolement (Un prophète).
Ici, dans sa lente (mais inexorable) ascension, Malik gagne du pouvoir par abnégation
et pugnacité. En arrivant au sommet de l’échelle de la hiérarchie de la cour de prison, il tue
symboliquement César Lucciani (Niels Arestrup), son mentor et protecteur, pour n’en laisser
à terre qu’un homme vieillissant et isolé. C’est ainsi que le héros très discret tue son « père »
spirituel, en prenant sa place et en se faisant un nom29
. Devenu caïd, il devient dans les
28
Scénario de Jacques Audiard, Thomas Bidegain, Nicolas Peufaillit et Abdel Raouf Dafri 29
Une lecture psychanalytique soulignerait le caractère personnel de cette démarche, propre au metteur en scène.
A travers ces cinq films, le fils de Michel Audiard (1920-1955) cherche à se faire un prénom, ou un nom
véritable qui ne serait pas dans l’ombre du père, scénariste et dialoguiste de renom. On peut également soutenir
que les multiples récompenses obtenues par Jacques Audiard pour ses films l’éloignent du caractère plus
populaire de son père, une mise à distance, un démarquage compartimenté, un isolement.
dernières images un père de substitution, s’occupant de la famille de son ami Ryad qui vient
de mourir.
Se retrouve également un procédé dramatique que Jacques Audiard et Alexandre
Desplat utilisent sur les trois derniers films : l’utilisation du matériau musical original comme
sound design allié à un ancrage diégétique. Ainsi, lors de la fusillade visant à récupérer
Marcaggi, les coups de feu assourdissent Malik. Dans la scène suivante, il n’entend plus rien.
La musique cependant continue, avec la voix perceptible, mais les sons du réel sont eux
atténués. Cet effet rappelle bien entendu la démarche acoustique de Sur mes lèvres. Seuls
restent la focalisation interne sonore et la musique de fosse comme pour rappeler que la
dramatisation musicale, même éthérée et retenue, s’ancre au personnage, affiche son
intériorité pour mieux la sublimer. Pour Cécile Carayol30
, « le vide créé par l’absence du son
est rempli par une musique du « presque-rien », diffuse, diaphane, entre deux, presque
coupable dans sa présence. Coupable d’être simplement nécessaire. Coupable d’annuler les
sons du réel pour mélodramatiser la pensée et l’action du personnage, comme si ce dernier
était le seul à pouvoir l’entendre.
… Pour devenir père à son tour : de Rouille et d’Os
« Je m'étais fait à l'idée qu'Audiard était une marque déposée par mon père. J'étais le
fils. Point. […] J'ai cessé d'être un jeune orphelin, maintenant ».31
C’est par ses mots que
Jacques Audiard semble introduire à la presse son sixième film. Après la consécration d’Un
Prophète, monopolisant les accessits, Audiard Jacques se débarrasse de la statut du
Commandeur, celle d’Audiard Michel, un père présent dans les esprits, un scénariste et
dialoguiste populaire peu reconnu par l’académie. Figure tutélaire. Emblématique.
Omniprésente. Se faire un nom, ne plus être « fils de » .
De Rouille et d’Os parle d’un père, biologique, qui traîne à intégrer son statut affectif.
Sa rencontre avec Stéphanie, au corps abîmé, sectionné, va le pousser à aimer différemment.
De là va naître le sentiment de paternité. Le film aborde la question de la reconstruction
lorsque tout est brisé : les jambes prothétiques de Stéphanie s’opposent à l’incapacité d’Ali
d’intégrer son fils comme prolongement de son propre corps.
La musique d’Alexandre Desplat tend ici davantage encore à l’abstraction : refus de la
mélodie au profit de climats harmoniques, jeux de sonorités (l’orchestral se dispute à
l’environnement sonore). La construction musicale des débuts semble s’être effondrée comme
pour relancer une dynamique, trouver un nouveau souffle. Faire table rase et solder les
comptes. Comme le metteur en scène semble se débarrasser du poids d’un nom pour se faire
un prénom, le compositeur met fin à la mélodie, plonge toute thématique dans l’oubli (il n’y a
pas de motif musical clairement identifié32
) pour approcher, par petites touches
impressionnistes, l’essence même du récit.
Ce n’est donc pas un hasard si le dernier film du cinéaste, Dheepan (2015), Palme
d’Or au dernier festival de Cannes, aborde la question de la famille, créant ainsi une filiation
entre Malik, Ali et Deephan et ce qu’ils deviennent : père de substitution, père d’affection,
père de protection.
30
Cécile Carayol, « De battre mon cœur s’est arrêté, une illustration d’un nouveau symphonisme dans le cinéma
français contemporain » in Actes du colloque La Musique de Film : harmonies et contrepoints , Interlignes,
Institut Catholique de Toulouse, décembre 2010, p. 256phan 31
Jacques Audiard dans L’Express, 17 mai 2012 (propos recueillis par Eric Libiot) 32
Du moins à la vision du film où l’utilisation du matériau musical est parcimonieux. L’écoute isolée de la
musique d’Alexandre Desplat montre une construction plus travaillée.
De l’épure… Un auteur se caractérise par les pièges ou les indices qu’il sème de film en film,
construisant petit à petit – par-delà les genres ou les intrigues – un univers cohérent drainé par
une artère fémorale thématique où les constantes suivantes peuvent se retrouver : le choix de
l’instrumentation et de la tonalité rythmique, les jeux incessants entre diégétique et non-
diégétique jusqu’à un hors-champ narratif et musical qui scelle le personnage dans son
intériorité, l’emprise du destin et de la figure tutélaire.
Le cinéma de Jacques Audiard s’inspire de la tragédie antique. Si les personnages sont
généralement des hommes ordinaires, le cinéaste crée des mythes modernes, enserrant une
petite frappe, un voyou, ou une secrétaire de bureau dans les tourments d’un destin incontrôlé.
C’est une tragédie non-épique, une tragédie de l’ordinaire. Chaque personnage a son talon
d’Achille, sa fêlure, sa faille, qui composera sa perte autant que sa renaissance.
« Plus nous progressons ensemble, moins les lignes mélodiques se font remarquer.
Comme si je les érodais. Le drame est là mais sans être trop dessiné »33
affirme Alexandre
Desplat tandis que ses partitions pour Audiard semblent se diffuser en un univers sonore
encerclant et noyant les héros pour mieux les sublimer. Dans cette épure, cette « simplicité
frisant la sècheresse »34
, le tragique en sort grandi car reposant sur sa propre fondation et
l’élévation des héros. Ceux-là sont fatigués, indomptés jusqu’à la mort, et dans le chant qui
accompagne leur sortie de scène, le chœur (antique) de battre ne cesse. Rideau.
33
« Alexandre Desplat raconte Jacques Audiard », notes internes au livret du CD, Play-Time, 2006. 34
Cécile Carayol, entretien avec Alexandre Desplat, Excessif.com, 16 avril 2008