Construction sociale, biologie et évolution culturelle: un modèle intégratif de la pensée...

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Construction sociale, biologie et évolution culturelle : un modèle intégratif de la pensée raciale Luc Faucher et Edouard Machery 1. Introduction De nos jours, l’approche dominante dans le débat sur les races est le constructionnisme social. Les tenants de cette approche soutiennent que le concept de race ne réfère à aucune réalité biologique. Selon eux, il s’agit d’un concept pseudo biologique utilisé pour justifier et rationaliser le traitement inéquitable d’un groupe de gens par un autre. De plus, parce que le concept de race est une construction sociale, il est possible qu’il puisse être déconstruit (en dévoilant les étapes historiques de sa construction, par exemple) et, en fin de compte, éliminé. Pour les constructionnistes sociaux, un monde débarrassé du concept de race est donc conceptuellement possible 1 . Le constructionnisme social est devenu la position prévalente dans le débat sur les races principalement parce que, à partir des années 1970, on a commencé à reconnaître que le concept biologique de sous-espèce ne pouvait pas être appliqué aux 1 La question de savoir si l’élimination du concept est désirable est, bien sûr, un autre problème. Certains soutiennent, en effet, que le concept de race, malgré ses origines sulfureuses, peut maintenant jouer un rôle positif dans le processus menant à l’acquisition d’une identité pour des groupes autrefois opprimés (voir K. Appiah qui exprime cependant des réserves sur ce qu’il croit pouvoir être une nouvelle tyrannie identitaire [K. Appiah, « Racial identity and racial identification », dans Theories of race and racism : a reader, sous la direction de L. Back & J. Solomos, Londres, Routledge, 2000, p. 607-615]). Nous remercions Katheryn Gines d’avoir attiré notre attention sur cette question. 1

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Construction sociale, biologie et évolutionculturelle :

un modèle intégratif de la pensée raciale

Luc Faucher et Edouard Machery

1. IntroductionDe nos jours, l’approche dominante dans le débat sur les

races est le constructionnisme social. Les tenants de cetteapproche soutiennent que le concept de race ne réfère à aucuneréalité biologique. Selon eux, il s’agit d’un concept pseudobiologique utilisé pour justifier et rationaliser le traitementinéquitable d’un groupe de gens par un autre. De plus, parceque le concept de race est une construction sociale, il estpossible qu’il puisse être déconstruit (en dévoilant les étapeshistoriques de sa construction, par exemple) et, en fin decompte, éliminé. Pour les constructionnistes sociaux, un mondedébarrassé du concept de race est donc conceptuellementpossible1.Le constructionnisme social est devenu la position prévalente

dans le débat sur les races principalement parce que, à partirdes années 1970, on a commencé à reconnaître que le conceptbiologique de sous-espèce ne pouvait pas être appliqué aux

1 La question de savoir si l’élimination du concept est désirable est, biensûr, un autre problème. Certains soutiennent, en effet, que le concept derace, malgré ses origines sulfureuses, peut maintenant jouer un rôlepositif dans le processus menant à l’acquisition d’une identité pour desgroupes autrefois opprimés (voir K. Appiah qui exprime cependant desréserves sur ce qu’il croit pouvoir être une nouvelle tyrannie identitaire[K. Appiah, « Racial identity and racial identification », dans Theories ofrace and racism : a reader, sous la direction de L. Back & J. Solomos, Londres,Routledge, 2000, p. 607-615]). Nous remercions Katheryn Gines d’avoirattiré notre attention sur cette question.

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humains2. Or pour la pensée racialiste3, la couleur de la peauet les autres propriétés phénotypiques visibles (comme la formedu corps ou le type de cheveux) sont censées permettred’identifier différentes sous-espèces humaines, c’est-à-diredes populations de co-spécifiques qui sont génétiquement etmorphologiquement différentes les unes des autres. Mais, commel’a montré la biologie, cette idée est problématique. D’abord,il y a plus de variabilité génétique à l’intérieur des groupes

2 Voir J. Diamond (« Race without color », Discover Magazine, nov. 1994), R.Boyd & J. Silk (How humans evolved, New York, W. W. Norton, 2000), R. A.Brown & G. J. Armelagos (« Apportionment of racial diversity : a review »,Evolutionary Anthropology, 10, 2001, p. 34-40). Quoique le consensus autour dufait que le concept de race n’a pas de réalité biologique soit assez largeen biologie, il n’est pas sans faille. Par exemple, R. O. Andreasensoutient qu’il existe un concept légitime et parfaitement valide de racequi peut être appliqué aux humains (voir R. O. Andreasen, « A newperspective on the race debate », British Journal of Philosophy of Science, 49, 1998,p. 199-225. Ce concept de race ne fait pas référence aux caractéristiquesphysiques des individus, mais plutôt aux relations de descendance entre lespopulations humaines, relations qui sont identifiées grâce à lacladistique. Comme l’auteur le note, ce nouveau concept ne valide pas lesconceptions populaires de race : « Il est vraisemblable que, si les racesexistent véritablement, elles divisent le monde autrement que les catégoriesraciales populaires » (R. O. Andreasen, « A new perspective on the racedebate », p. 219). Certains soutiennent cependant que ce nouveau conceptn’a rien à voir avec celui de race et ne devrait donc pas être identifiéavec lui (J. M. Glasgow, « On the new biology of race », Journal of Philosophy,9, 2003, p. 456-474). D’autres, dont nous sommes, proposent de suivre leconseil de A. Montagu : dans la mesure où, pour le concept de race, «  […]la signification la pire ou la plus extrême est presque assurée de resterla plus courante et […] cette dernière tend à éliminer la signification quenous préférons » (p. 19), il vaut mieux trouver un autre terme pourdésigner les classes identifiées par la cladistique. Il suffit, pour notreargument, que l’on accepte que nos concepts populaires de race ne désignentaucune espèce naturelle (A. Montagu, The concept of race, New York, Free Press,1964). Voir L. Faucher ( « Que sont les races : essai de métaphysiqueappliquée ») et M. Feldman, R. Lewontin & M.-C. King (« Les races humainesexistent-elles ? », La Recherche, 377, juil.-août 2004, p. 60-64) pour unediscussion détaillée de cette question.3 Il importe de noter la distinction suivante : le racialisme est l’idée queles classifications établies sur la base de certaines caractéristiquesphysiques visibles (comme la couleur de la peau, la taille, les cheveux,etc.) ont une réalité biologique. Le racialisme doit être distingué duracisme, qui ajoute au premier un jugement de valeur (parfois positif, leplus souvent négatif ; voir L. A. Hirschfeld, Race in making. Cognition, culture, andthe child’s construction of human kinds, Cambridge (MA), MIT Press, 1996, p. 3). Danscet article, nous nous concentrerons sur le racialisme.

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raciaux qu’entre eux4. Ensuite, les classifications basées surdifférents traits phénotypiques ne se recouvrent pasparfaitement. Enfin, assigner un individu à une race ne procurepas la puissance inférentielle à laquelle on peut légitimements’attendre d’une espèce biologique5. Il est clair que lescaractéristiques visibles — ou de surface — des individus nesont pas corrélées de façon systématique avec descaractéristiques biologiques plus profondes6  : par exemple, larésistance à la malaria est répandue dans certaines parties del’Afrique (mais pas toutes), en Inde et dans la péninsule arabe; la tolérance à la lactose (la lactase adulte) est répanduedans le nord et le centre de l’Europe, mais aussi dans le nordde l’Inde ainsi que dans plusieurs parties de l’Afrique où l’onretrouve des tribus qui boivent du lait (les Fulani, parexemple); finalement, « ... classer les populations humaines àl’aide de l’allèle O du groupe sanguin ABO donne un résultatallant contre l’intuition groupant les Islandais avec lesJaponais, les Éthiopiens avec les Suédois, et ainsi desuite7 ». En bref, dire de quelqu’un qu’il est d’une couleur oud’une autre ne permet pas de prédire d’une manière fiable que

4 R. Lewontin («  The apportionment of diversity », Evolutionary Biology, 6,1972, 391-398) a montré que les différences entre les races ne rendentcompte que de seulement 6 % de toute la variation génétique dans l’espècehumaine. Dans un récent survol de la littérature, R. A. Brown & G. J.Armelagos (« Apportionment of racial diversity… ») confirment cepourcentage. En d’autres mots, si une race seulement survivait, 94 % de lavariation génétique humaine serait préservée ! Ce pourcentage s’accorded’autre part avec ce que nous savons au sujet de l’évolution de l’homosapiens (R. Boyd & J. Silk, How humans evolved, 2000, p. 545). Notez aussi quecette caractéristique ne s’applique pas à plusieurs espèces de singes : parexemple, il y a plus de variabilité génétique entre les populations dechimpanzés qu’à l’intérieur de celles-ci (ibid., p. 481).5 Nous ne nions pas que le concept de race permet de faire desgénéralisations, mais cela ne résulte pas du fait que nous avons isolé uneespèce biologique, mais plutôt du fait que le concept de race « continue àjouer un rôle fondamental en structurant et en représentant le mondesocial » (M. Omi & H. Winant, « Racial formation », dans Race critical theories,sous la direction de P. Essed & D. T. Goldberg, New York, Blackwell, 2002,p. 124). Par exemple, suggère M. Root, « les races affectent les revenus,le logement et les soins de santé, et ceux-ci, à leur tour, affectent lasanté […] Ceci a pour résultat que les races peuvent entrer dans plusieursgénéralisations biomédicales statistiquement robustes même s’il n’existepas de races biologiques » (« How we divide the world », Philosophy of Science,67, 2000, S629). Voir supra, section 2, une autre raison pour laquelle lesraces se comportent comme de quasi-espèces naturelles.6 Cf. J. Diamond, « Race without color ».

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l’individu en question partage d’autres propriétés biologiquesavec les autres individus de la même couleur. La biologie a donc nourri le « scepticisme racial » (c’est-à-

dire, l’idée que les races humaines n’existent pas) qui est àl’origine de la position des constructionnistes sociaux8. Commel’écrivait récemment Appiah, un des principaux défenseurs decette approche : «La vérité est qu’il n’y a pas de race : il n’y a rien dansle monde qui puisse faire tout ce que nous demandons aux racesde faire pour nous9. » Cependant, les constructionnistes sociaux ne sont pas

simplement des sceptiques vis-a-vis de la réalité des races.Ils soulignent aussi le caractère politique, l’instabilité etla diversité des concepts humains de race. Par exemple, Omi etWinant remarquent qu’un « effort doit être fait pour comprendreles races comme un complexe instable et “décentré” designifications sociales constamment transformées par des luttespolitiques10 ». D’autres suggèrent que la notion de race estune invention ou construction récente, datant du dix-huitièmesiècle et ayant pour origine les taxinomies de Linné etBlumenbach. Pour ces constructionnistes, il y a des époques oudes endroits où les gens n’ont aucun concept de race. Ainsi,Michael Banton écrit :

Je ne suis pas persuadé qu’il est opportun de parler de conscience raciale ou de racisme à desépoques ou des endroits où les gens n’employaient pas le concept de race. Les sentimentsdes Romains à l’égard des Celtes, par exemple, étaient indicatifs d’uneforme d’ethnocentrisme et d’antipathie vis-à-vis de certaines sortesd’étrangers, mais nous ne sommes pas justifiés de les appeler raciaux11.

7 L. Cosmides, J. Tooby & R. Kurzban, « Perceptions of race », Trends inCognitive Sciences, 7, 4, 2003, p. 173. 8 Contrairement à R. R. Sunderstrum («  Racial nominalism », Journal of SocialPhilosophy, 33, 2, 2002, p. 193-210), qui veut distinguer les « simplessceptiques » et les « nominalistes dynamiques », nous utilisonsl’expression « scepticisme racial » pour référer au scepticisme concernantla réalité biologique des races, l’attitude étant un dénominateur communentre ceux que Sunderstrum nomme les sceptiques et les nominalistes. Lelecteur aura deviné en lisant la note 6 infra que nous nous plaçons du côtédes nominalistes dynamiques. Voir également la prochaine section.9 K. Appiah, « Race, culture, identity. Misunderstood connections », dansColor conscious. The political morality of race, sous la direction K. Appiah & A.Gutmann, Princeton, Princeton University Press, 1996, p. 75. 10 M. Omi & H. Winant, « Racial formation », p. 123. 11 M. Banton, « The concept of racism », dans Race and racialism, sous ladirection de S. Zubaida, Londres, Tavistock, 1970, p. 18 (nous soulignons).Un autre exemple de cette position peut être trouvé dans un article deVirginia Dominiguez (« Exporting U.S. concepts of race. Are there limits to

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Michael Root fait une proposition similaire : Les races ne voyagent pas. Certains hommes qui sont noirs en Nouvelle-Orléans maintenant, y auraient été des octorons quelques annéesauparavant ou seraient blancs au Brésil aujourd’hui. Socrate n’aurait pas eude race à son époque à Athènes, alors qu’il serait un homme blanc auMinnesota12.

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L’approche contructionniste n’est pas sans qualités. Ellesouligne avec justesse, pensons-nous, le fait que les conceptshumains de race n’apparaissent pas dans un vide social. Nousverrons en particulier qu’elle met en relief correctement ladiversité des concepts humains de race. Toute explication duracialisme doit être compatible avec ces faits.

Malheureusement, cette approche n’est pas non plus dénuée dedifficultés. D’abord, elle n’explique pas pourquoi de sinombreuses cultures ont développé des concepts similaires de raceou des classifications basées sur des propriétésphénotypiques : pourquoi ces concepts envahissent-ils sifacilement les esprits? De plus, l’approche constructionnistene permet pas d’expliquer les traits communs entre les concepts de racespécifiques à des cultures données, comme le concept de race enAmérique du Nord au tournant du XXe siècle, le concept de raceen Europe au XIXe siècle, ou celui de l’Allemagne Nazi13 : ellen’explique pas pourquoi le contenu des concepts naïfs (folkconcepts) de race semble être le produit d’une contrainte sistricte. Ces questions n’ont pas été traitées par les tenantsde la construction sociale, ce qui a pour résultat quel’explication du racialisme qu’ils fournissent est incomplète. Il existe une littérature de plus en plus vaste en

psychologie évolutionniste et en anthropologie cognitive quicherche précisément à répondre à ces questions. Même si aucunconsensus n’a encore émergé de cette littérature, plusieurspropositions ont récemment été avancées visant à décrire les

the U.S. model? », Ethos, 65, 2, 1998, p. 369-399). Elle y soutient qu’audébut du XIXe siècle les habitants d’Hawaï « ne classifiaient pas les gensen termes de race ». Commentant des documents écrits après l’introductiondu concept américain de race pour fin de recensement, elle affirme que cesdocuments lui permettent de « contraster la vie avec et sans “race” avantque la possibilité de concevoir des races ne s’installe » (p. 371).12 M. Root, « How we divide the world », S631-S632  (nous soulignons).13 Cf. L. A. Hirschfeld, Race in making, Cambridge , MIT Press, 1996. 

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mécanismes cognitifs sous-tendant la production des conceptsraciaux14. Malheureusement, peu de travail sérieux a été fait pour

intégrer l’approche constructionniste et l’approcheévolutionniste, et ce en dépit du fait que plusieurs chercheursaient appelé de leurs voeux une telle intégration15. Nouscroyons comme ces derniers que toute explication satisfaisantede la cognition racialiste doit intégrer les deux approches.Dans cet article, nous tenterons cependant de dépasser lesvoeux pieux de nos prédécesseurs et d’établir des ponts entreles deux approches.Notre stratégie sera la suivante. Dans la section 2, nous

discuterons des principaux éléments de l’approchecontructionniste, en utilisant les distinctions proposéesrécemment par Ian Hacking16. Ces distinctions, que nous n’avonspas l’intention de critiquer, nous permettrons d’identifierplus précisément la contribution positive que lesconstructionnistes sociaux peuvent faire à une explicationcomplète du concept de race, mais nous soulignerons égalementcertains des problèmes que pose cette approche. Un remède à cesproblèmes consiste à prêter attention aux mécanismes cognitifssous-jacents à la pensée racialiste. Dans la section 3, nousprésenterons donc une théorie évolutionniste qui prétend mettreau jour un tel mécanisme en se fondant sur une distinction14 Voir, par exemple, L. A. Hirschfeld (« Do children have a theory ofrace? », Cognition, 54, 1995, p. 209-252 ; Id., Race in making… ; Id., « Theconceptual politics of race », Ethos, 25, 1, 1997, p. 63-92 ; Id., « On afolk theory of society. Children, evolution, and mental representations ofsocial groups », Personality and Social Psychology Review, 5, 2, 2001, p. 107-117) ;R. Kurzban, J. Tobby & L. Cosmides (« Can race be erased ? Coalitionalcomputation and social categorization », Proceeding of the National Academy ofScience, 98, 26, 2001, p. 15387-15392 ; Id., « Perceptions of race ») ; F.Gil-White (« How thick is blood ? The plot thickens… If ethnic actors areprimordialists, what remains of the circumstantialists/primordialistscontroversy? », Ethnic and Racial Studies, 22, 5, 1999. p. 789-820 ; Id., « Areethnic groups biological “species” to the human brain ? », CurrentAnthropology, 42, 4, 2001, p. 515-554 ; Id., « Sorting is not categorization.A critique of the claim that Brazilians have fuzzy racial categories »,Cognition and Culture, 1, 3, 2001, p. 219-250) ; pour une revue et unecritique, voir E. Machery & L. Faucher, « Why do we think racially? », dansCategorization in cognitive science, sous la direction de H. Cohen & C. Lefebvre,2005, Elsevier.15 L. A. Hirschfeld, Race in making.16 I. Hacking, The social construction of what? Cambridge, Harvard University Press,1999.

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entre différents types de groupes humains. Certains17

soutiennent en effet que l’existence de groupes ethniques aprovoqué des défis évolutionnistes qui ont du être résolus parun système cognitif spécifique. Selon cette théorie, les racesseraient un produit dérivé de ce mécanisme. Mais la référence àun tel mécanisme ne peut constituer qu’une partie del’explication. Nous devons encore intégrer la contributionpositive des constructionnistes sociaux à celle descognitivistes. Utilisant la théorie de l’évolution culturellede Boyd et Richerson18, nous proposerons dans la dernièresection un modèle qui s’efforce de réaliser une telleintégration.2. La théorie des espèces humaines de HackingNous aimerions prendre un moment pour justifier notre

jugement selon lequel les explications des constructionnistessociaux sont incomplètes. À cette fin, nous présenteronsquelques distinctions proposées par un des philosophes ayant leplus contribué à mettre en lumière et expliciter le contenu desthèses constructionnistes (même s’il refuse que l’on qualifiesa propre position de « constructionniste »). Nous appliqueronsles distinctions qu’il propose à la position constructionnisteà propos des races. Une fois ces distinctions en place, il seraplus aisé d’identifier les forces et les faiblesses del’approche constructionniste.2.1. Le nominalisme dynamiqueDans plusieurs articles, Ian Hacking défend une nouvelle

forme de nominalisme, forme qui selon lui s’adapte plusparticulièrement aux concepts des sciences humaines. Cenominalisme, qu’il nomme « nominalisme dynamique », a pourcaractéristique d’être plus sélectif que celui de sesprédécesseurs : il ne s’étend pas à l’ensemble de la réalité,mais seulement à une partie de celle-ci, celle que décrit lessciences humaines. Comme l’écrit Hacking,

Je soutiens que le nominalisme strict est inintelligible pour les

17 Par exemple, F. Gil-White, « How thick is blood?… » ; Id., « Are ethnicgroups biological “Species” to the human brain ? » ; Id., « Sorting is notcategorization… ».18 R. Boyd & P. J. Richerson. Culture and the evolutionary process, Chicago,University of Chicago Press, 1985 ; P. J. Richerson & R. Boyd, Not by genesalone. How culture transformed human evolution, Chicago, University of Chicago Press,2006.

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chevaux et les planètes ... Les gants sont différents : nous lesfabriquons. Je ne sais pas ce qui est venu en premier, la pensée ou lamitaine, mais elles ont évolué main dans la main ... Ma proposition ausujet de la fabrication des gens (making up people) est à l’effet que,par certains aspects intéressants, les personnalités multiples [ainsique les autres concepts des sciences humaines] sont davantage commedes gants que comme des chevaux19.

Dans le cas des concepts des sciences humaines, « nosclassifications et nos classes tendent à émerger main dans lamain20 ». Pour comprendre cette idée, nous devons introduireune distinction établie par Hacking.Hacking soutient qu’il y a une distinction entre les

« espèces indifférentes » et les « espèces (ou créatures)interactives ». Contrairement aux espèces indifférentes (commeles roches, la boue, les gènes, etc.) qui ne sont pas affectéesdans leur « essence » par la façon dont nous les catégorisons,les membres des espèces interactives réagissent aux conceptsqui sont utilisés pour les classifier. Les membres des espècesinteractives sont transformés par la façon dont ils sontcatégorisés. Comme l’écrit Hacking :

Auteur et frère constituent des classes de personnes, tout comme enfanttéléspectateur et Zoulou. Les personnes de cette classe peuvent prendreconscience qu’elles sont classifiées de cette manière. Elles peuventfaire des choix tacites ou même explicites, s’adapter ou adopter desmanières de vivre destinées à être mieux ajustées à la classificationmême qui peut leur être assignée, ou, au contraire, à s’en teniréloignées21.

Pour Hacking, les concepts comme ceux de race (mais aussiceux d’enfant, de femme immigrante ou de suicidé) dénotent descas paradigmatiques de ce qu’il nomme des « espèces humaines »(human kinds)22. Ces espèces humaines résultent du regroupementd’individus de façon non naturelle, et ce, à des fins sociales19 I. Hacking, « Making up people », dans Reconstructing individualism, sous ladirection de T. C. Heller, M. Sosna & D. E. Wellbery, Palo Alto, StanfordUniversity Press, 1986, p. 229.20 Ibid.21 I. Hacking, The social construction of what ?, p. 34.22 Dans son article de 1995 (« The looping effects of human kinds  » dansCausal cognition. A multidisciplinary debate, sous la direction de D. Sperber, D.Premack & A. J. Premack, Oxford, Clarendon Press, p. 351-394), Hackingutilise l’expression « espèce humaine » pour référer aux espèces utiliséespar les sciences humaines. Nous utilisons son terme de façon plus libéralepour désigner toute catégorie destinée à s’appliquer à des groupes humains.Nous ne voyons en effet pas pourquoi les effets décrits par Hackingdevraient uniquement être le propre des concepts des sciences humaines.

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(que ce soit le contrôle, l’oppression ou simplement l’étude).Nous qualifions ces regroupements de « non naturelle » parceque, dans ces cas, il n’y a pas de nature préexistante àdécouper, pas de fait naturel qui pourrait définir l’espèceindépendamment de nos croyances à son propos : au contraire,l’espèce est créée au même moment que le concept qui sert à ladésigner. Selon les constructionnistes, donc, quand le concept de race

est appliqué aux humains, il change la façon dont ceux-cipensent à eux-mêmes (c’est ce que Omi et Winant nomment, dansle cas des races, la « sujétion raciale » et Outlaw jr. « laracialisation »)23. Par exemple, Appiah soutient que les termesraciaux (et les concepts qui leur sont associés) n’affectentpas seulement l’environnement social et politique de ceux surlesquels ils sont apposés, mais également la façon dont lesgens se voient eux-mêmes :

[Les étiquettes raciales] ont non seulement des effets sociaux, maiségalement des effets psychologiques : elles informent la façon dontles gens se conçoivent eux-mêmes ainsi que leurs projets. Enparticulier, les étiquettes peuvent jouer un rôle dans la formationde ce que j’appelle l’identification, à savoir le processus parlequel un individu forme intentionnellement ses projets — y comprisles plans pour sa propre vie et la conception de ce qui est bien — enréférence aux étiquettes et aux identités disponibles24.

De quelle façon les étiquettes jouent-elles leur rôle dansl’identification ? Appiah ne le dit pas. Mallon dans unmanuscrit récent propose une explication qui fait appel à cequ’il nomme des « théories locales ». Ainsi, il écrit que23 Voir aussi T. C. Holt, « Marking race, race-making, and the writing ofHistory », The American Historical Review, 100, 1, 1995, p. 1-20. Notons que lesconcepts comme ceux de race peuvent être utilisés dans des contextesd’oppression (par exemple, ils peuvent être produits et utilisés par ungroupe dominant pour désigner un groupe opprimé) ou dans un contexted’affirmation (par exemple, lorsque le concept est utilisé ou produit defaçon positive par un groupe qui s’applique à lui-même le concept pouraugmenter l’unité et la cohésion du groupe en question). Souvent, les casdu premier type sont des cas d’application descendante du concept (top-down)en ce que le concept est imposé à un autre groupe par un groupe qui ledomine, alors que les cas du second type sont souvent des applicationsascendantes (bottom-up) puisque la source de l’application du concept est legroupe lui-même. Hacking montre que, dans certains cas, une pratiquedescendante d’étiquetage d’un groupe peut donner lieu à une pratiqueascendante à la suite d’une réappropriation de la catégorie par le groupequi avait été étiqueté (il donne l’exemple du mouvement gay). 24 K. Appiah, « Race, culture, identity… », p. 105.

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« [l]es projets des gens sont informés par la théorie localeconcernant ce que leur nature intrinsèque implique — unethéorie locale incorporée dans une conception qui rend certainsprojets ou certains comportements saillants ». Cette théorielocale spécifie ce qui est attendu, ce qui est convenable, ceque peuvent espérer les gens appartenant à une classe ou à ungroupe (comme les races blanches ou noires). En d’autres mots,la théorie spécifie les rôles sociaux des individus auxquelscette théorie s’applique (dans le cas des races, la théoriespécifie les conceptions ou croyances à propos de ce qui estapproprié ou non de faire lorsqu’on est blanc ou noir, parexemple). L’adoption généralisée des rôles sociaux par lesindividus d’un groupe explique le fait que des catégoriesproduites par les concepts d’espèces humaines se comportentparfois comme des espèces naturelles, en ce qu’elles permettentdes inférences valides à propos des individus appartenant à lacatégorie désignée par le concept, et ce, parce que lecomportement de ceux-ci est déterminé par des croyances(implicites ou explicites) au sujet de ce qu’il convient ou nonde faire.2.2. Les races sont des espèces transitoiresHacking propose une autre distinction qui est utile pour

comprendre la position constructionniste : celle entre lesespèces « transitoires » (« transient kinds ») et les espèces quenous nommerons « permanentes » (« permanent kinds »). Une espèceest transitoire si sa réalité dépend essentiellement decertains aspects d’une culture. Hacking avance que le succès duconcept d’une espèce transitoire et de la catégorie qui lui estassociée dépend de la niche culturelle qui caractérise unesociété à un moment donné. Une niche culturelle est un ensembled’idées et de pratiques sociales qui permettent à certainsconcepts, et pas à d’autres, de survivre et de prospérer à unmoment de l’histoire. Selon Hacking, si la niche d’une espècetransitoire disparaît, l’espèce disparaît également (c’est cequi se serait passé selon lui25 avec la fugue hystérique audébut du XXe siècle, lorsque la catégorie diagnostique del’hystérie fut rejetée par la communauté psychiatrique). Parcontraste, les espèces permanentes (en gros, ce que l’onappelle en philosophie les espèces naturelles, comme l’or,l’eau, les tigres) ne dépendent pas d’une culture particulière25 Cf. I. Hacking, Les fous voyageurs, Paris, Les empêcheurs de penser en rond,2002.

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pour leur existence, elles sont transculturelles ettranshistoriques (même si les stéréotypes ou concepts utiliséspour y faire référence peuvent changer26). Les espèces humainesconstituent le paradigme des espèces transitoires. Commel’écrit Hacking « [l]a différence principale entre les espècesnaturelles et les espèces humaines est que les espèces humainesne font sens que dans un certain contexte social 27». Comme nous l’avons vu, pour la plupart des chercheurs, qu’ils

soient constructionnistes ou non, les races humaines ne sontpas des espèces biologiques. Les constructionnistes ajoutent àce scepticisme racial l’idée que les races doivent être conçuescomme des espèces transitoires. Il existe plusieurs façons decomprendre cette idée.Premièrement, plusieurs constructionnistes insistent sur les

différences culturelles et historiques entre les différentesconceptualisations de l’appartenance raciale. Comme pour tousles autres concepts d’espèce humaine, le concept de racedépendrait d’une niche culturelle particulière. Son contenudevrait donc être localement ou culturellement spécifique. Parexemple, Pascoe a décrit en détail l’histoire de laconceptualisation de l’appartenance raciale aux États-Unis28.Elle insiste sur la prévalence d’une conceptualisationdichotomique de l’appartenance raciale après l’abolition del’esclavage. Selon cette conceptualisation racialiste,l’appartenance raciale ne peut être mixte ou admettre degradation. La règle de la goutte de sang (one drop of blood rule),selon laquelle un individu est noir si un seul de ses ancêtres(même lointain) était noir (et ce, en dépit du fait qu’ilpourrait avoir l’air parfaitement blanc), ainsi que les infâmeslois contre les alliances interraciales (« miscegenation laws »),qui empêchaient les relations sexuelles et les mariagesinterraciaux, sont deux exemples de cette conceptualisation.Cette façon de concevoir l’appartenance raciale se seraitmodifiée à partir des années 50 et 60. Les sociologues ontmontré, que de nos jours, de plus en plus d’Américainsutilisent des catégories raciales mixtes pour décrire leur

26 Voir à ce sujet I. Hacking, The social construction of what?, chap. 4.27 I. Hacking, « The looping effects of human kinds », p. 362 (noussoulignons).28 P. Pascoe, « Miscegenation law, court cases, and ideologies of “race” intwentieth-century america », The Journal of American History, 83, 1, 1996, p. 44-69.

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appartenance raciale29. Cette évolution est reliée auxnouvelles formes d’immigration et de pratiques sociales.D’autres études illustrent plutôt les différences entre les

conceptions raciales spécifiques à différentes cultures. Unexemple classique est la différence supposée entre les conceptsbrésiliens et américains de race30. Le système de relationsraciales aux États-Unis est considéré bi-racial alors que lesystème brésilien est censé être multiracial. Skidmore avancel’explication suivante : dans les deux pays, les descendantsmétissés étaient nombreux. Cependant, aux États-Unis, à causede l’esclavage, ces descendants étaient relégués dans lacatégorie « noir »; de cette façon, un propriétaire deplantation pouvait augmenter sa force de travail en ayant desrelations sexuelles, en général contraintes, avec ses esclavesde sexe féminin. Au Brésil, par contraste, il y avait un grandnombre de noirs et de mulâtres libres. Selon Skidmore31, cesdifférences entre les deux systèmes expliquent lesconceptualisations différentes de l’appartenance raciale dansles deux pays. Quelques constructionnistes vont plus loin. Comme nous

l’avons indiqué plus tôt, ils croient que le concept de raceest récent et que c’est une invention occidentale. Selon eux,il n’y avait pas d’individu blanc ou noir avant l’apparitiondes théories raciales en Europe au XVIIIe et XIXe siècles. LesGrecs, soutiennent-ils, ont peut-être divisé les gens seloncertaines catégories, mais ils auraient utilisé des catégoriesnon raciales pour le faire. Ils étaient apparemmentindifférents à la couleur de la peau et auraient été plussensibles à la provenance géographique des individus32. Selon29 Cf. T. E. Skidmore, « Bi-racial USA vs multi-racial Brazil. Is thecontrast still valid », Journal of Latin American Studies, 25, 2, 1993, p. 373-386 ;P. J. Aspinall, « The conceptualization and categorization of mixedrace/Ethnicity in Britain and North America. Identity options and the roleof the State », International Journal of Intercultural Relations, 27, 2003, p. 269-296.30 M. Harris, « Racial identity in Brazil », Luzo-Brazilian Review, 1, 6, 1963,p. 21-28 ; voir la discussion de Skidmore, « Bi-racial USA vs. multi-racialBrazil… ».31 Ibid., p. 377-378.32 Cf. J. Graves, The Emperor’s new clothes. Biological theories of race at the Millennium, NewBrunswick, NJ, Rutgers University Press, 2001. Selon Ward, les Grecs « …n’auraient pas manifesté d’intérêt pour des marqueurs tels que la couleurde la peau comme indicateur de différences morales ou intellectuelles »(« Ethos in the politics : Aristotle and race », dans Philosophers on race.Critical essays, sous la direction de J. L. Ward & C. Lott, Londres, Blackwell,

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ces constructionnistes, le racialisme résulte de l’applicationaux groupes humains des principes de la classificationbiologique, qui avaient d’abord été conçus pour les plantes etles animaux. Ce n’est qu’une fois les classificationsbiologiques développées au XVIIIe siècle que les scientifiquescomme Linné ou Blumenbach en ont appliqué les principes auxgroupes humains sur la base de leurs propriétésphénotypiques33. Cette forme de racialisme est parfois nomméele « racialisme scientifique ». En outre, cesconstructionnistes soutiennent que le racialisme scientifiqueest devenu partie intégrante de la culture européenne, parcequ’il fournissait une justification du colonialisme européen.2.3. Les problèmes du constructionnisme socialL’approche constructionniste est sans nul doute importante.

Selon nous, les constructionnistes insistent avec raison surl’aspect culturel des concepts humains de race : les concepts de races sontstructurés par leurs niches culturelles. Certainsconstructionnistes mettent également en évidence la diversité desconcepts humains de race34. Il est évidemment importantd’établir une distinction entre les conceptualisations racialesspécifiques aux cultures ou aux époques, ne serait-ce que parceque ces différentes conceptualisations affectent le typed’identité disponible à un individu à un moment donné dans uneculture donnée. Les constructionnistes ont également démontréque les distinctions raciales ont été utilisées à des fins sociales oupolitiques. Nous croyons que toute bonne théorie visant àexpliquer le racialisme doit tenir compte de tels faits.En dépit du fait que le constructionnisme social propose un

programme d’explication important, il reste qu’il n’est passans problème. Certains, dont nous sommes, sont en désaccordavec l’idée que le racialisme est un pur phénomène transitoire,c’est-à-dire un simple produit des conditions sociales etculturelles. Les données suggèrent au contraire que leracialisme repose (au moins en partie) sur des systèmescognitifs universels. Nous en voulons tout d’abord pour preuvele fait que plusieurs cultures, à des époques différentes, ontdéveloppé indépendamment des classifications des individus en2002, p. 15).33 S. J. Gould, « The geometer of race », Discover, 1994, p. 65-69.34 Voir T. E. Skidmore, « Bi-racial USA vs multi-racial Brazil… » ; P.Pascoe, « Miscegenation law, Court cases, and ideologies of “race” inTwentieth-Century America ».

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utilisant pour base leurs traits visibles (pas nécessairementla couleur de la peau cependant, mais parfois plutôt unensemble de comportements, un dialecte, une façon de se vêtir,etc.). Considérons brièvement quelques exemples.Platon, dans le Ménexène, utilise le concept de genos (en

gros, l’équivalent du concept d’espèce naturelle) pour désignerles Perses. Comme l’écrit Kamtekar35, dans ce dialogueplatonicien

… [L]e discours attribue les politiques guerrières athéniennes à lahaine particulière des Athéniens pour les barbares, haine qui estexpliquée par le fait que les Athéniens ont un sang grec pur — alorsque les autres Grecs ont un sang mélangé … (3)

Dans les Lois, Platon félicite les Athéniens et les Spartiatesd’avoir évité à leur « genos » d’être mélangé avec celui desPerses. On trouve des remarques similaires chez Aristote. Ce dernier

ne considère pas les barbares comme un véritable « genos », ilpense plutôt que ceux-ci peuvent être divisés en deux groupesd’individus (« ethne »), les Européens et les Asiatiques. Commel’écrit Ward :

En gros, [Aristote] maintient que les gens (ethne) provenant desparties froides du monde ont trop de courage (thumos) et pas assezd’intelligence (dianoia) et, en conséquence, manquent de gouvernepolitique, alors que les gens des parties chaudes du monde manquent decourage et donc se soumettent à la tyrannie et à l’esclavage ... Ilnomme les gens sauvages et ingouvernables des climats froids« Européens » et ceux des climats plus chauds, « Asiatiques »36.

Comme nous le voyons, Aristote croyait donc que différentsgroupes possédaient des dispositions psychologiques différentesqui se manifestaient dans des comportements et des structurespolitiques différentes. Étant donné sa propre théoriebiologique, il croyait également que ces propriétés étaient lerésultat de l’environnement dans lequel les individus de cesgroupes s’étaient développés37. En outre, quand des groupes sociaux physiquement différents

se sont rencontrés, ils ont régulièrement fait appel à des

35 R. Kamtekar, « Distinction without a difference. Race and genos inPlato », dans Philosophers on race. Critical essays, sous la direction de J. K. Ward &T. L. Lott, Londres, Blackwell Publishers, 2002.36 J. E. Ward, « Ethos in the politics. Aristotle and race », p. 21.37 Il faut noter que sur ce point Aristote ne traitait pas les humainsdifféremment des animaux. Voir section 4.

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systèmes de classification racialistes. Par exemple, même siles Chinois partageaient avec les Grecs cette croyance dans ledéterminisme environnemental38, il semble qu’à certains momentsde leur histoire, plus précisément au XIIe siècle, quand lesactivités maritimes et les contacts avec les étrangersaugmentèrent, leur conscience raciale se modifia et prit uneforme radicalement différente :

Aux yeux des Chinois, les Européens n’étaient qu’une autre variété decréatures physiquement défectueuses, comparable aux albinos dans lapensée occidentale : ils provoquaient de la curiosité mêlée à unsentiment de répulsion et de pitié. Leur complexion était non passimplement blanche [les Chinois se disaient eux-mêmes blancs à cetteépoque], mais « blanc cendré » (huibai), l’extériorisation des forcesdémoniaques qui avait conduit les démons étrangers à étendre leurexpansion au-delà des mers39.

Il semble donc que différentes cultures, à différents momentsde l’histoire, ont proposé des concepts fonctionnellementsimilaires à notre concept de race. Il est possible que ce faitait été masqué par une certaine exagération des différencesentre les cultures. Par exemple, alors que la conceptionbrésilienne de l’appartenance raciale est censée êtregrandement différente de la conception américaine, des travauxrécents en histoire, en anthropologie et en sociologie ontconduit plusieurs à nuancer ces propos40. Une distinctioncruciale proposée par les chercheurs est celle entre lediscours officiel et idéologique sur les races (l’idée de« démocratie raciale » développée par Gilberto Freyre auBrésil, par exemple) et les conceptualisations populaires.38 « Les Chinois et les barbares sont nés dans des endroits différents,endroits qui ont des atmosphères différentes, ce qui est responsable desdifférences dans leurs coutumes. Lorsque leurs coutumes sont différentes,leur compréhension et leurs comportements sont différents. » (F. Dikötter,The Discourse of race in Modern China, Standford, Stanford University Press. 1992,p. 27). Il semble que l’attitude des Chinois vis-à-vis des étrangers étaitambivalente. D’un côté, le confucianisme et le déterminisme environnementallaissaient penser qu’il était possible pour un barbare de devenir unChinois s’il changeait d’environnement et adoptait la façon chinoise devivre (quoique l’inverse n’était apparemment pas possible, « une foisChinois, toujours Chinois » semblait être la règle). D’un autre côté, entemps de conflit, les différences entre barbares et Chinois devenaientinaltérables et la supériorité des Chinois était réaffirmée (Ibid., p. 29).39 Ibid., p. 13-14.40 Voir T. E. Skidmore, « Bi-racial USA vs multi-racial Brazil… » ; G. R.Andrews, « Brazilian racial democracy, 1900-90. An American counterpoint »,Journal of Contemporary History, 31, 3, 1996, p. 483-507 ; F. Gil-White, « Sortingis not categorization… ».

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Ainsi, malgré le discours au sujet de la démocratie raciale, ladiscrimination raciale était importante au Brésil dans lesannées 50, suggérant qu’en dépit des affirmations sur sonabsence, le racialisme était un phénomène prévalent41. Nouscroyons qu’il faut garder cette distinction à l’esprit quand onanalyse des textes historiques comme ceux de Platon oud’Aristote. Il n’est pas certain que le déterminismeenvironnemental dont le dernier se fait le défenseur reflète laconception commune des races du Grec moyen de l’époque. Si les conceptualisations de l’appartenance raciale dépendent

exclusivement d’une niche culturelle particulière, commentexpliquer la présence, dans de si nombreuses cultures, defaçons de penser et de classer les individus qui soient sisemblables ? Le constructionnisme social bute sur cettedifficulté, puisqu’il est incapable d’expliquer les similaritésentre les différentes classifications phénotypiques et lescontraintes qui semblent les gouverner. Si lesconstructionnistes avaient raison, nous devrions nous attendreà une grande diversité des systèmes de classification selon lescaractéristiques phénotypiques et des concepts et croyancescorrespondants. Ce n’est pas le cas. Pourquoi ? Les constructionnistes pourraient ici s’entêter et maintenir

que l’idée de race est en fait une invention européennerécente. Ils pourraient soutenir quelque chose du genre : c’estvrai, d’autres cultures et d’autres époques ont probablementétabli des distinctions entre les gens, mais ces distinctionsdiffèrent de façon marquée des distinctions racialistesoccidentales modernes42.On peut accorder aux constructionnistes que nos concepts

racialistes sont culturellement spécifiques et qu’ils n’ont pasexisté à d’autres époques ou qu’ils n’existent pas dansd’autres cultures. Cependant, l’insistance desconstructionnistes à mettre de l’avant la spécificité de notrefaçon de penser les classifications phénotypiques obscurcit lesnombreuses similarités entre les systèmes phénotypiquesdéveloppés par plusieurs cultures. La façon dont, à travers lescultures, les gens pensent les classifications selon les

41 T. E. Skidmore, « Bi-racial USA vs multi-racial Brazil… » ; G. R.Andrews, « Brazilian racial democracy, 1900-90… ».42 Cf. M. Banton, « The concept of racism » ; V. R. Dominiguez, « ExportingU.S. concepts of race… » ; M. Root, « How we divide the world ».

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caractères phénotypiques semble plutôt relativement limitée.Hirschfeld résume bien cette idée lorsqu’il écrit :

D’un point de vue comparatif, les idées d’une société concernant lesraces reflètent largement la façon dont cette société utilise lesraces pour la régulation du pouvoir et de l’autorité. Étant donnéceci, nous devrions anticiper que des changements dans l’utilisationfaite de la race devraient conduire à des changements de l’idée derace elle-même. Autrement dit, si la race est une catégorie del’esprit parce qu’elle est une catégorie du pouvoir (et qu’elle a uneforme particulière comme idée à cause du rôle particulier qu’ellejoue dans la distribution du pouvoir), nous devrions nous attendre àce que la pensée raciale change significativement avec leschangements du support matériel et du contexte culturel sur lesquelselle repose. Curieusement, ce n’est pas toujours, en fait, même pasfréquemment, ce qui arrive43.

Ainsi, que l’on restreigne ou non l’application du terme« racialisme » à la façon occidentale de penser au sujet desclassifications des individus selon leurs caractéristiquesvisibles, les ressemblances de ce type de classifications d’uneculture à l’autre restent à expliquer. Étant donné cesressemblances, nous préférons dire que le racialisme est présent dansplusieurs cultures ou époques, même si chaque culture a développé son propreconcept de ce qu’est une race.Nous croyons que les données historiques concernant le

racialisme scientifique européen illustrent comment uneconceptualisation spécifique à une culture est influencée parune niche culturelle44. La biologie scientifique de Linné et

43 L. A. Hirschfeld, « The conceptual politics of race », p. 68.44 Gould montre comment la classification de Blumenbach fut elle-mêmeinfluencée par des facteurs culturels et idiosyncrasiques comme la croyancede Blumenbach que les premiers humains provenaient de l’Europe centraleainsi que le désir de symétrie de ce dernier qui le conduisit à introduireune nouvelle catégorie raciale, les Malaisiens. Des facteurs culturelslocaux peuvent également aider à expliquer pourquoi certaines idées serépandent rapidement dans une nouvelle culture. F. Dikötter maintient quele concept européen de race a trouvé un terreau fertile en Chine parcequ’il ne faisait que reconfigurer des notions préexistantes d’identité(« Introduction », dans The Construction of racial identities in China and Japan, sous ladirection de F. Dikötter, Hong Kong, Hong Kong University Press, 1997, p.1-11.). Par exemple, « les notions populaires de descendance patrilinéaireen Chine furent reconfigurées dans le discours raciale, qui profita de lasimilarité sémantique entre zu comme lignée et zu comme race » (p. 6) et« les définitions culturelles de “civilisation” versus “barbarisme” –répandues dans l’univers symbolique du confucianisme – furent radicaliséesen oppositions binaires entre groupes d’individus “avancés” et “primitifs”»(p. 7).

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Blumenbach a été intégrée à la biologie populaire européenne duXIXe siècle. Cette biologie populaire a contraint le concepteuropéen de race développé à ce moment. Enfin, les similarités entre les cultures suggèrent que

certains aspects universels de la cognition humaine pourraientêtre responsables à la fois du racialisme et des formes depensée similaires au racialisme. Nous pensons donc qu’uneapproche prenant en compte la cognition est requise pourexpliquer le racialisme. Nous allons même plus loin, enajoutant que cette approche de la cognition devrait être uneapproche informée par le point de vue évolutionniste.3. La cognition ethnique et le racialisme3.1. Les ethnies et l’évolution de la cognition sociale De nombreuses données empiriques suggèrent que les coalitions

– c’est-à-dire les groupes composés d’individus s’entraidant –et les groupes composés d’apparentés ne sont pas les seules« espèces humaines » importantes du point de vue del’évolution, c’est-à-dire les seuls groupes qui ont étésuffisamment stables durant l’évolution de l’espèce humainepour créer des pressions sélectives à même d’affecter lacognition humaine45. En plus des groupes composés d’apparentéset des coalitions de petite taille, nos ancêtres ont aussi vécudans des groupes plus larges, appelés « ethnies » ou « tribus »(Van den Berghe46 a fait une distinction semblable il y aquelques années). Ce niveau d’organisation sociale estspécifiquement humain. Si l’on se fie aux donnéesarchéologiques, les premières ethnies apparaissent il y a 50000ans47.Les ethnies (par exemple, les Nuer et les Dinka du Soudan,

les Iroquois en Amérique du Nord) sont de vastes groupes quipeuvent compter de quelques centaines à quelques milliers demembres. Elles sont souvent divisées en unités plus petites,45 Voir R. Boyd & P. J. Richerson, « Norms and bounded rationality », dansThe adaptive tool box, sous la direction de G. Gigerenzer & R. Selten,Cambridge, MIT Press, 2001, p. 281-296.46 P. L. Van den Berghe, « Race and ethnicity. A sociobiologicalperspective », Ethnic and Racial Studies, 1, 4, 1978, p. 401-411.47 Cf. R. G. Klein, The human career. Human biological and cultural origins, 2e édition,Chicago, Chicago University Press, 1999 ; certains paléoanthropologuescroient même qu’elles existaient auparavant – voir S. McBrearty & A. S.Brooks, « The revolution that wasn’t. A new interpretation of the origin ofmodern human behavior », Journal of Human Evolution, 39, 2000, p. 453-563.

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souvent appelées « bandes ». Le niveau ethnique d’organisationhumaine doit être distingué du niveau des bandes, entre autresparce que les mécanismes qui rendent possibles la coordinationet la coopération au sein des ethnies sont censés êtredifférents des mécanismes qui rendent possibles la coordinationet la coopération au sein des bandes. Par exemple, lacoopération au sein des bandes repose sur une forme d’altruismeréciproque, par exemple sur la réciprocité indirecte48. Lacoopération au sein des tribus reposerait sur d’autresmécanismes, qui impliquent des normes appuyées sur dessanctions49. Nous admettons que la notion traditionnelle d’ethnie, comme

un tout holiste et cohérent, est problématique50. Toutefois, denombreuses données suggèrent que nos ancêtres vivaient biendans de vastes groupes caractérisés par des normes propres.Nous ne décrivons pas en détail ici ces données51. Dans ce qui48 Voir Trivers, « The evolution of reciprocal altruism », The Quaterly Review ofBiology, 46, 1971, p. 35-57 ; R. Axelrod, The evolution of cooperation, New York,Basic Books, 1984 ; R. D. Alexander, The biology of moral systems, New York,Aldine de Gruyter, 1987.49 Voir R. Boyd & P. J. Richerson (Culture and the evolutionary Process ; Id., « Theevolution of cooperation in sizeable groups », Journal of Theoretical Biology, 132,1988, p. 337-356 ; Id., « Culture and cooperation », dans Beyond self-interest,sous la direction de J. Mansbridge, Chicago, University of Chicago Press,1990, p. 111-133 ; Id., « Punishment allows the evolution of cooperation(or anything else) in sizeable groups », Ethology and Sociobiology, 13, 1992, p.171-195 ; Id., « Complex societies. The evolution of a crudesuperorganism », Human Nature, 10, 1999. 253-289) ; J. Henrich, & R. Boyd(« The evolution of conformist transmission and the emergence of between-group differences », Evolution and Human Behavior, 19, 1998, p. 215-241).50 Nous avons conscience que la notion d’ethnie est extrêmement suspecte auxyeux de certains anthropologues. Les constructionnistes sociaux croient queles ethnies sont une invention coloniale. D’autres anthropologuessoulignent le fait que les individus manipulent librement leur appartenanceethnique. Il y a en outre de nombreuses différences entre les groupesethniques. Par exemple, le taux d’exogamie varie entre groupes ethniques(voir R. L. Kelly, The foraging spectrum. Diversity in hunter-gatherers lifeways,Washington, Smithsonian Institution Press, 1995). Nous faisons icil’impasse sur l’examen attentif de cette notion et l’acceptons pour lesbesoins de la discussion.51 Voir R. L. Bettinger, Hunter-gatherers. Archaeological and evolutionary theory, NewYork, Plenum, 1991, p. 203-205 ; R. Boyd & P. J. Richerson, « Norms andbounded rationality » ; J.-J. Hublin, « Évolution des hominidés et originedu langage », dans Gènes et culture, sous la direction de J.-P. Changeux,Paris, Odile Jacob, 2003 ; P. J. Richerson, R., Boyd & J. Henrich,« Cultural evolution of human cooperation », dans Genetic and cultural evolution ofcooperation, sous la direction de P. Hammerstein, Cambridge, MIT Press, 2003,

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suit, nous admettons que nos ancêtres vivaient regroupésethnies.Plusieurs chercheurs ont supposé que ce niveau d’organisation

sociale avait créé des forces sélectives sui generis. Par exemple,selon Boyd, Richerson et leurs collègues, en plus desmécanismes cognitifs qui ont été sélectionnés pour résoudre lesproblèmes liés à la vie au sein des groupes d’apparentés et descoalitions, Mère Nature aurait doté l’espèce humaine demécanismes cognitifs spécifiques dont la fonction est de nouscontraindre à respecter les normes de notre propre ethnie (enparticulier, les normes bénéfiques). Boyd et Richerson écriventainsi  :

L’existence d’un niveau tribal d’organisation est le trait dérivé leplus frappant de l’organisation sociale humaine. On ne trouve rien desemblable parmi les autres animaux. Ce niveau est fondamental pour lamanière dont nous nous sommes adaptés aux environnements danslesquels nous avons vécu. Nos manières de vivre sont extrêmementvariées, mais des groupes caractérisés par des marqueurs symboliquessont utilisés de façon constante comme des foyers de coopération, decoordination et de division du travail. L’hypothèse des instinctstribaux propose que, dans l’espèce humaine, des dispositions innées àvenir en aide aux membres de notre propre groupe ont étésélectionnées par co-évolution avec des institutions culturellesfavorisées par la sélection des groupes. Nous sommes adaptés à la vieau sein des tribus, et ces institutions sociales suscitent desadhésions fortes et, parfois, fanatiques52.

La vie ethnique a sans doute créé suffisamment de forcessélectives pour favoriser l’évolution d’une cognition ethniquespécifique, en sus de notre cognition liée à la vie dans desgroupes d’apparentés et dans des coalitions. À la suite deFrancisco Gil-White, nous avançons qu’il s’agit là de la clépour comprendre la cognition racialiste53.3.2. Un scénario adaptatif : la cognition ethnique etl’exaptation de la biologie naïve humaine

p. 369.52 R.Boyd & P. J. Richerson, « Norms and bounded rationality ».53 Dans un autre article (E. Machery & L. Faucher, « Why do we thinkracially ? »), nous discutons des explications alternatives des mécanismescognitifs qui sous-tendent le racialisme (Hirschfeld et Cosmides, Tooby etKurzan, par exemple). Nous y concluons qu’en dépit de ses limites, lathéorie avancée par Gil-White fournit l’explication la plus convaincante duracialisme.

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Gil-White accepte les idées présentées ci-dessus. Sur cettebase, il avance l’hypothèse évolutionniste suivante54. Notrecognition ethnique naïve a été exaptée à partir de notrebiologie naïve : nos ancêtres en sont venus à se représenterles ethnies comme si elles étaient des espèces biologiques.Cette exaptation a été adaptative, parce qu’elle a empêché lesinteractions peu profitables entre individus appartenant à desethnies différentes. Parce que les races ont en commun quelquespropriétés importantes avec les ethnies, elles sont traitéespar erreur comme si elles étaient des ethnies.Développons un peu cette proposition. Nos ancêtres ont évolué de

telle sorte qu’ils en sont venus à percevoir les ethnies comme des espècesbiologiques. Les ethnies ont donc été incluses parmi les objetsdu module de la biologie naïve, lui-même un produit del’évolution. Ce module contiendrait les connaissances innées etles biais de raisonnement qui sont en général appliqués auxespèces biologiques55. L’essentialisme est supposé être uncomposant crucial de ce module.Le module de la biologie naïve a été appliqué aux ethnies,

parce que les ethnies et les espèces ont plusieurs propriétésimportantes en commun. Les ethnies sont caractérisées par desensembles stables de normes transmises culturellement56, et desethnies différentes ont souvent des normes différentes57. Enconséquence, les individus qui appartiennent à la même ethnietendent à se comporter de manière semblable, tandis que desindividus qui appartiennent à des ethnies différentes tendent àse comporter différemment. En outre, les interactions entreindividus qui appartiennent à des ethnies différentes sont peuprofitables, quand ces interactions requièrent des normesd’action communes. Les humains ont conscience de ces coûts58.

54 F. Gil-White, « How thick is blood ?… » ; Id., « Are ethnic groupsbiological “species” to the human brain ? » ; Id., « sorting is notcategorization… ». 55 S. Atran, Cognitive foundations of natural History, Cambridge, Cambridge UniversityPress 1990 ; D. Medin & S. Atran, dir. publ., Folkbiology. Cambridge, MITPress, 1999.56 Cf. R. Boyd & P. J. Richerson, Culture and the evolutionary process, chap. 7 ;Id., Not by genes alone… ; J. Henrich & R. Boyd, « The evolution of conformisttransmission and the emergence of between-group differences ».57 Cf. R. Boyd & P. J. Richerson, Not by genes alone… ; Id., « Punishmentallows the evolution of cooperation… ».58 R. McElreath, R. Boyd & P. J. Richerson, « Shared norms can lead to theevolution of ethnic markers », Current Anthropology, 44, 2003, p. 122-130.

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Pour cette raison, les frontières ethniques ont probablementsouvent correspondu avec les limites des interactions sociales,en particulier pour les mariages. En conséquence, les mariages et lareproduction ont probablement souvent été endogames. Enfin, lesethnies sont distinguées par des marqueurs ethniques59. Nosancêtres arboraient sans doute souvent les signes de leurappartenance ethnique et prêtaient attention à ces signes(vêtements, scarification, dialecte etc.). Les parents et lesenfants arborent souvent les mêmes marqueurs. Les ethnies ontdonc en commun quatre propriétés avec les espèces : les ethniesont une morphologie distinctive à cause des marqueursethniques, les individus qui appartiennent à la même ethnie secomportent de manière semblable à cause des normes qu’ilspartagent, l’appartenance ethnique est transmise pardescendance et la reproduction est endogame.Cette application de la biologie naïve aux ethnies fut une

exaptation, et non une simple erreur d’application : autrementdit, l’application de la biologie naïve aux ethnies futadaptative et sélectionnée. Se représenter les ethnies comme sielles étaient des espèces peut être une bonne règleépistémologique – même si c’est de la mauvaise science. Carcela justifie des généralisations inductives à propos desautres ethnies sur la base de contacts limités. Puisque lesindividus qui appartiennent aux ethnies se comportent demanière semblable, ces généralisations ont sans doute souventété fiables. De manière plus importante, conceptualiser lesethnies en termes d’espèces réduit sans doute la fréquence desinteractions entre individus qui appartiennent à des ethniesdifférentes, en particulier, le mariage exogame. De nombreuxexemples illustrent les problèmes qui peuvent résulterd’interactions entre individus qui appartiennent à des groupesethniques différents. Le domaine des émotions fournit de trèsnombreux exemples. Les groupes ethniques ont des normes àpropos de l’expression des émotions (quelle émotion il estapproprié d’exprimer – et à quel moment). Considérons le cascélèbre de l’anthropologue Jean Briggs : elle fut victimed’ostracisme de la part de la communauté Inuit auprès delaquelle elle faisait son terrain parce qu’elle ne savait pasque l’expression de la colère était considérée comme une formed’infantilisme qu’il fallait décourager60. Considérons aussidans le domaine économique les résultats de Henrich et de ses59 Ibid.

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collègues. Au moyen de jeux expérimentaux menés dansdifférentes tribus, par exemple, de jeux du dictateur, ils ontrécemment montré que les normes de justice varient d’unesociété à l’autre61. Si ces résultats sont réellementreprésentatifs des normes de justice de ces groupes, on peutcomprendre aisément comment les membres d’un groupe peuventagir à leur insu d’une manière qui viole les normes de justiced’un autre groupe. Si les membres d’un autre groupe nerespectent aucune des normes que nous considérons commeimportantes ou fondamentales, le comportement des membres de cegroupe sera évalué de manière négative, on les considéreracomme des tricheurs par exemple. Si se représenter les ethniesen termes d’espèce conduit à préférer interagir avec lesmembres de sa propre ethnie et à être réticent à interagir avecles membres des autres ethnies, l’inclusion des ethnies dans ledomaine propre de notre biologie naïve fut adaptatif.3.3. Le racialisme : le déclenchement par erreur de notresystème cognitif ethnique

Les races, ainsi que d’autres groupes, déclenchent par erreur lemodule de notre cognition ethnique naïve basé sur la biologienaïve62. En effet, les propriétés physiques qui définissentl’appartenance raciale ressemblent aux marqueurs ethniques. Cesont des propriétés physiques qui sont communes aux parents etaux enfants. Ce déclenchement est une erreur, car les races nesont pas des ethnies – bien qu’elles puissent être ethnicisées.

60 J. Briggs, Never in anger. Portrait of an Eskimo family, Cambridge, Harvard UniversityPress, 1970.61 J. Henrich & F. Gil-White, « The evolution of prestige. Freely conferreddeference as a mechanism for enhancing the benefits of culturaltransmission », Evolution and Human Behavior, 22, 3, 2001, p. 165-196.62 L’idée d’un déclanchement par erreur d’un module darwinien a étéabondamment exploitée par les psychologues évolutionnistes. Selon eux, lesmodules ont été sélectionnés pour répondre aux défis adaptatifs de notreenvironnement adaptatif évolutionniste (comment choisir la bonne nourriture? comment choisir un ou une bonne partenaire de vie ? comment choisir unpartenaire de chasse ? etc.). Pour résoudre ces problèmes, les modulesutilisent des indices fiables (pas parfaitement fiables cependant) despropriétés adaptatives. Ainsi, par exemple, le goût sucré est-il un indicedu caractère maximalement nutritif d’un fruit ? Le problème est quel’environnement changeant (par exemple, sous l’impulsion de la culture),les indices peuvent en venir à perdre de leur fiabilité. Ainsi, dans uncontexte où l’on peut produire du sucre artificiellement, le goût sucrén’est plus un indice du caractère nutritif d’un aliment. Nous soutenonsqu’une idée similaire s’applique à la cognition ethnique.

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Il n’est donc pas adaptatif de conceptualiser les races entermes d’ethnies. En conséquence, notre biologie naïve n’a pasété exaptée pour être appliquée aux races.Si les races sont conceptualisées comme des ethnies, les

humains devraient tendre à valoriser les interactions avec desmembres de la même race et à éviter les interactionsinterraciales. Cela peut expliquer pourquoi dans les sociétésmultiraciales, les races tendent à former des groupescoopératifs. Puisque interagir avec des individus spécifiquesconduit à développer des normes comportementales et même desmarqueurs externes63, les groupes raciaux au sein de sociétésdonnées tendent à être ethnicisés.On pourrait trouver ces hypothèses sur la cognition ethnique

et le racialisme intéressantes, mais fort spéculatives. Commentcorroborer ou falsifier l’hypothèse exaptative sur la cognitionethnique et l’hypothèse non adaptationniste sur le racialisme ?C’est un souci fort raisonnable. Dans Machery et Faucher64,nous présentons en détail et examinons de manière critique lesdonnées avancées par les psychologues et les anthropologuesévolutionnistes pour venir à l’appui de leurs hypothèses. Noussoulignons que davantage de données empiriques sont requisespour vraiment corroborer ces hypothèses. Pourtant, celan’implique pas qu’il est impossible ou extrêmement difficiled’obtenir ces données. En bref, plusieurs types de donnéespeuvent corroborer ces hypothèses. Tout d’abord, si lacognition sociale de l’espèce humaine a été soumise à despressions évolutionnistes créées par la vie au sein desethnies, les humains doivent tendre à conceptualiser la naturedes ethnies de manière semblable d’une culture à l’autre.Remarquez que cela n’a pas à être le cas pour toutes lescultures – mais cela doit être la conceptualisation pardéfaut65. En outre, si notre cognition ethnique repose surnotre biologie naïve, les ethnies doivent tendre à êtreconceptualisées de manière semblable aux espèces animales d’uneculture à l’autre66. Cela permet de faire des prédictions63 R. McElreath et al., « Shared norms can lead to the evolution of ethnicmarkers ».64 E. Machery & L. Faucher, « Why do we think racially ? ».65 E. Machery & L. Faucher, « Social construction and the concept ofrace », Philosophy of Science, 72, 2005, p. 444-467.66 F. Gil-White, « How thick is blood ?… » ; Id., « Are ethnic groupsbiological “species” to the human brain ? » ; Id., « Sorting is notcategorization… ». Voir la section 4 supra.

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psychologiques sur les performances de sujets dans desexpériences mettant en jeu la cognition ethnique67. Cesprédictions peuvent être validées. Si l’hypothèse sur l’originedu racialisme est correcte, la manière dont les races sontconceptualisées doit être semblable à la conceptualisation desethnies et à la conceptualisation des espèces. Des données enpsychologie du développement corrobore ce fait68. Par ailleurs,d’autres types de prédictions psychologiques pourraient êtreavancées. Par exemple, les cognitions ethnique, biologique etracialiste ne devraient pas pouvoir être dissociées.L’importance des ethnies dans l’évolution humaine peut êtreétablie empiriquement au moyen de données paléoanthropologiques(voir les références mentionnées ci-dessus). Enfin, l’hypothèseselon laquelle les ethnies ont influencé l’évolution de lacognition sociale peut être corroborée, dans la mesure où ellepermet de rendre compte de comportements humains qui neseraient pas explicables autrement69.4. La culture et la cognition résultant de l’évolution : versune explication intégrée du racialisme4.1. Le système cognitif ethnique produit par l’évolutionDans cette section, nous présentons une description

schématique de la cognition ethnique humaine. Cette descriptionrepose sur les contributions importantes de Hirschfeld et deGil-White. L’idée centrale est que l’évolution de la cognitionhumaine a produit un système cognitif ethnique. Ce système estactivé par les races et par d’autres groupes sociaux qui ont oufinissent par avoir en commun certaines propriétés avec lesethnies. En conséquence, il pèse fortement sur la transmissionculturelle des stéréotypes raciaux propres à des cultures.Décrivons tout d’abord le système cognitif ethnique créé par

l’évolution de la cognition. L’importance évolutionniste desethnies suggère que Mère Nature nous a prédisposé à prêterattention aux marqueurs ethniques qui révèlent l’appartenanceethnique des individus70 : l’appartenance ethnique devrait êtreune primitive de notre encodage des propriétés des individus67 F. Gil-White, « Are ethnic groups biological “species” to the humanbrain ? ».68 L. A. Hirschfeld, Race in making… ; voir cependant la discussion critiquedans E. Machery & L. Faucher, « Why do we think racially ? ».69 Voir R. Boyd & P. J. Richerson, « Norms and bounded rationality » ; Id.,« Complex societies… » ; P. J. Richerson, R. Boyd & J. Henrich, « Culturalevolution of human cooperation ».

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(avec le sexe et l’âge, par exemple)71. Les données empiriquesprésentées dans la littérature récente sur le racialismeviennent à l’appui de cette hypothèse. Par exemple, même siKurzban et al.72 prétendent montrer que l’encodage racial peutêtre éliminé, leurs résultats montrent que l’appartenanceraciale est encodée même quand l’appartenance raciale estentièrement dépourvue de pertinence. Les résultats deHirschfeld73 montrent pareillement que les enfants encodent desinformations sur les races même quand elles sont dépourvues depertinence.En outre, l’évolution de la cognition humaine devrait nous

avoir prédisposés à établir une distinction entre les gens surla base de l’appartenance ethnique : nos interactions avec lesmembres de notre propre ethnie devraient être qualitativementdifférentes de nos interactions avec les membres d’autresethnies74. Il est possible que nous soyons disposés à préférerinteragir avec les membres de notre propre ethnie. Denombreuses données viennent à l’appui de cette hypothèse. Parexemple, on a montré que l’appartenance raciale affecte,souvent de manière inconsciente, nos comportements et nosémotions75 : par exemple, même quand les gens rejettentsincèrement les préjugés raciaux, ils peuvent manifester lessymptômes physiologiques de réactions émotionnelles quand onleur présente des images d’individus appartenant à d’autresraces76. Il est probable que nous avons aussi des règles de70 Cf. F. Gil-White, « Are ethnic groups biological “species” to the humanbrain ? » ; R. McElreath, R. Boyd & P. J. Richerson, « Shared norms canlead to the evolution of ethnic markers ».71 L’évolution nous a prédisposés à prêter attention aux marqueursethniques. Or, il n’y a plus guère d’ethnie stricto sensu. Mais de nombreuxgroupes politiques, par exemple les nations, sont très semblables auxethnies, dans la mesure où ils sont des groupes basés sur les normes. Parailleurs, ils sont aussi associés à des marqueurs ethniques.72 Voir « Can race be erased?… ».73 Cf. Race in making…74 Cf. F. Gil-White, « Are ethnic groups biological “species” to the humanbrain ? » ; R. McElreath, R. Boyd & P. J. Richerson, « Shared norms canlead to the evolution of ethnic markers ».75 Sur les émotions, voir, entre autres, E. J. Vanman, B. Y. Paul, T. A. Ito& N. Miller, « The modern face of prejudice and structural features thatmoderate the effect of cooperation on affect », Journal of Personality and SocialPsychology, 73, 1997, p. 941-959.76 Cf. E. J. Vanman & N. Miller, « Applications of emotion theory andresearch to stereotyping and intergroup relations », dans Affect, cognition, andstereotyping. Interactive processes in group perception, sous la direction de D. M. Mackie

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décision différentes pour interagir avec les membres de notrepropre ethnie et avec les membres des autres ethnies.Cela suggère que nous possédons peut-être un mécanisme

d’apprentissage des concepts d’ethnies, spécifique au domaine ethnique et produitpar l’évolution. De toute évidence, nous ne sommes pas prédisposésà avoir des concepts d’ethnies spécifiques, par exempleTORGUUD, NAVAJO, NUER : il n’y avait pas de Torguud, Navajo ouNuer quand les humains ont dû faire face aux forcesévolutionnistes créées par la vie dans les ethnies. Mais nouspouvons être prédisposés à apprendre les concepts d’ethniesd’une manière particulière. Appelons le mécanisme supposé aumoyen duquel nous apprenons les concepts des ethnies le systèmed’acquisition des concepts ethniques (SACE).Les expériences de Hirschfeld mettent en lumière, selon nous,

certains aspects de ce mécanisme77. En particulier, ellesmontrent que ce système opère de manière très précoce. Sesinputs ne sont pas nécessairement, et peut-être pasprincipalement, visuels. Les inputs linguistiques, par exemple,les noms comme « Torguud », peuvent être suffisants pouracquérir un concept d’ethnie. Néanmoins, les arguments de Gil-White sur l’importance des marqueurs ethniques suggèrent queles indices visuels, par exemple les propriétés physiques(scarifications…) et comportementales, déclenchent également leSACE. D’autres indices perceptuels, comme les indices auditifs(dialecte étranger ou accent particulier), sont sans douteégalement importants.L’argument évolutionniste proposé par Gil-White implique

aussi que ce mécanisme d’apprentissage repose sur notre biologie populaire.En conséquence, par défaut, nos concepts d’ethnies devraientressembler à nos concepts d’espèces animales. Ensuite, lesconcepts qui sont appris par un système cognitif propre à undomaine ont souvent un contenu par défaut. Quand ils sontacquis, certains aspects de leur contenu n’ont pas à êtreexplicitement enseignés ou transmis. Le système propre à undomaine complète avec des valeurs par défaut les aspects deleur contenu qui n’ont pas été explicitement enseignés ou

& D. L. Hamilton, Orlando, Academic Press, 1993, p. 213-238 ; D. M.Amodio, E. Harmon-Jones & P. G. Devine, « Individual differences in theactivation and control of affective race bias as assessed by startleeyeblink response and self-report », Journal of Personality and Social Psychology, 84,4, 2003, p. 738-753.77 Cf. Race in making…

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transmis78. Cette idée a été utilisée par Boyer pour expliquercertains aspects des concepts de dieux. Aucune culture n’adéveloppé un concept de dieu qui n’existe que le dimanche, bienque le fait que Dieu existe continuellement ne soit jamaisenseigné79. Il propose que les systèmes cognitifs qui créentces concepts les complètent avec l’hypothèse par défaut que,tout comme les autres individus, les dieux existentcontinuellement. La même chose est aussi vraie de nos conceptsd’ethnies. Autrement dit, quand notre système cognitif ethniquecrée le concept d’une ethnie, il le complète avec deshypothèses par défaut tirées de notre biologie80. Lesexpériences développementales de Hirschfeld et les expériencestransculturelles de Gil-White viennent à l’appui de cette idée.Notons un autre élément de notre cognition ethnique. Nous

devrions être disposés à raisonner de manière biologique àpropos des ethnies et, par extension, à propos des races. End’autres mots, nous devrions raisonner à propos des ethnies etdes races comme si elles étaient des espèces. Nous pourrionsfaire des inductions basées sur les catégories, comme nous lefaisons pour les espèces81. En outre, nos croyancesethniques/raciales devraient être relativement insensibles auxcontre-exemples. C’est en effet le cas des concepts d’espèceanimale. Ils encodent des connaissances génériques à propos desespèces. En conséquence, nos croyances biologiques ne sont pasinvalidées par les contre-exemples. Par exemple, si jerencontre un chien qui n’a que trois pattes, je ne vais pasmodifier ma croyance générique que les chiens ont quatrepattes. Pareillement, si un anti-sémite rencontre un Juifpauvre, il ne changera pas sa croyance raciste que les Juifssont riches.78 Voir P. Boyer, Religion explained. The evolutionary origins of religious thought, New York,Basic Books, 2001 ; Id., « Religious thought and behaviour as by-product ofbrain function », Trends in Cognitive Sciences, 7, 3, 2003, p. 119-124.79 Cf. P. Boyer, Religion explained… 80 Si les concepts d’ethnie et les concepts de race sont réellement leproduit de notre biologie naïve, nous devrions trouver d’autresressemblances entre ces concepts et nos concepts d’espèces animales. Larecherche sur notre biologie naïve est donc une source d’hypothèses àpropos de nos concepts d’ethnies et des autres concepts produits par notresystème cognitif ethnique.81 S. Gelman & E. M. Markman, « Categories and induction in youngchildren ». Cognition, 23, 1986, p. 183-209 ; Id., « Young children’sinductions from natural kinds. The role of categories and appearances »,Child Development, 58, 1987, p. 1532-1541.

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Enfin, puisque notre système ethnique est appliqué aux races,les hypothèses avancées dans les paragraphes précédentss’appliquent aussi à nos concepts de race. Les humains prêtentune attention spécifique à l’appartenance raciale etdiscriminent les individus sur cette base. Ils forment desconcepts de race sur la base de leur biologie naïve. Nous lescomplétons avec des hypothèses biologiques et nous raisonnons àpropos des races comme si elles étaient des espècesbiologiques. Cela est sans doute également vrai des autresgroupes sociaux qui déclenchent par erreur notre systèmecognitif ethnique. Par exemple, Hirschfeld82 soutient que lescastes indiennes peuvent déclencher par erreur le systèmeethnique des Indiens et peuvent être en conséquencebiologisées.4.2. Un attracteur pour la transmission de l’informationracialeDans cette section, nous nous concentrons sur le racialisme,

même si nous pensons que les mêmes idées peuvent être étenduesà d’autres groupes ethnicisés. Notre système cognitif ethniquecrée un attracteur qui détermine le cours de la transmissionculturelle des croyances racialistes83. En d’autres termes, ilfavorise la rétention des concepts racialistes qui sontcompatibles avec les hypothèses par défaut fournies par notrebiologie naïve84. Les concepts de race qui ne sont pascompatibles avec des hypothèses, par exemple les concepts non82 Cf. « The conceptual politics of race » et « On a folk theory ofsociety… ».83 D. Sperber, Explaining culture. A naturalistic approach, New York, Blackwell, 1996 ;P. Boyer, « Evolution of the modern mind and the origin of culture.Religious concepts as a limiting-case », dans Evolution and the human mind, sousla direction de P. Carruthers & A. Chamberlain, Oxford, Oxford UniversityPress, 2000, p. 93-112 ; S. Atran, In god we trust, Oxford, Oxford UniversityPress, 2002.84 Dans le même esprit, Hirschfeld écrit : « Je propose qu’une théorie dusens commun qui s’applique exclusivement aux espèces humaines contraint lamanière dont la pensée raciale change, que ce soit d’un point de vuehistorique ou pendant l’enfance. Cette théorie du sens commun affecte leschangements développementaux de manière particulière : pendant l’enfance,le modèle squelettique fournit la base pour acquérir et élaborer le modèleculturellement dominant, ce qui produit un système relativement stable decroyances; dans le changement historique, le modèle squelettique s’articuleaux conditions politiques, économiques et culturelles pour transformer unsystème de croyances adultes en un autre. Dans les deux cas, le modèlesquelettique contraint les versions du concept de race qui finissent parémerger. » (Race in making…, p. 16.)

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essentialistes de races, sont moins aisément mémorisés, plusaisément oubliés, etc. Ils doivent également être explicitementenseignés85.Comment cet attracteur oriente-t-il la transmission

culturelle des croyances racialistes ? Boyd, Richerson et leurscollègues ont avancé des modèles formels qui portent sur cettequestion86. Les idées de base sont les suivantes87. L’évolutiondes esprits humains fut telle que les humains sont disposés àacquérir des croyances, des valeurs, etc., provenant d’autresindividus, leurs parents culturels (qui ne sont pasnécessairement leurs parents biologiques, mais qui peuventaussi comprendre les amis, les modèles, les enseignants, etc.).Cette transmission culturelle est déterminée par plusieursbiais. Ces biais peuvent être décrits comme des forcesévolutionnistes qui sélectionnent les variantes culturelles88.Il convient de distinguer deux types de forces, les biais ducontenu et les biais du contexte89. Les biais du contenucorrespondent aux systèmes psychologiques qui favorisent latransmission d’un type particulier de croyances/concepts plutôtque d’autres. Ils sont appelés « attracteurs » par Sperber90,« rails cognitifs » (« cognitive tracks ») par Boyer91. Lesbiais du contexte favorisent l’acquisition descroyances/concepts à partir de parents culturels spécifiques.Par exemple, la transmission culturelle est conformiste : les

85 C’est un objet possible d’étude empirique (pour un exemple du typed’études qu’il faudrait entreprendre voir P. Boyer & C. Ramble, « Cognitivetemplates for religious concepts. Cross-cultural evidence for recall ofcounter-intuitive eepresentations », Cognitive Science, 25, 2001, p. 535-564).Sur les concepts religieux, voir P. Boyer, Religion explained…86 Cf. R. Boyd & P. J. Richerson, Culture and the evolutionary process ; J. Henrich &R. Boyd, « The evolution of conformist transmission and the emergence ofbetween-group differences » ; Id., « On modeling culture and cognition. Whycultural evolution does not require replication of representations », Cultureand Cognition, 2, 2, 2002, p. 87-112.87 Pour un résumé récent, voir J. Henrich & R. McElreath, « The evolution ofcultural evolution », Evolutionary Anthropology, 12, 2003, p. 123-135.88 Voir R. Boyd & P. J. Richerson, Culture and the Evolutionary Process.89 J. Henrich et R. McElreath, « The evolution of … ».90 Voir D. Sperber, Explaining culture…91 Voir P. Boyer, « Evolution of the modern mind and the origin ofculture… ». Voir aussi R. Boyd & P. J. Richerson, Culture and the evolutionaryprocess,  chap. 4 et 5 ; J. Henrich & R. Boyd, « On modeling culture andcognition… » ; J. Henrich, R. Boyd & P. J. Richerson, « Fivemisunderstandings about cultural evolution », dans Epidemiology of ideas, sousla direction de D. Sperber, Londres, Open Court, 2002.

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gens tendent à acquérir les croyances qui sont communes parmileurs modèles. La transmission culturelle est aussi orientéevers le prestige92 : les gens acquièrent les variantesculturelles qui sont endossées par les individus prestigieux.Appliquons ces idées à la transmission culturelle des

concepts de race. Le SACE, basé sur notre biologie naïve, créeune force du contenu puissante (un attracteur), qui sélectionnedes concepts de race biologiques au dépens de concepts de racenon biologiques. Nous supposons que les deux forces ducontexte, le conformisme et la sensibilité au prestige,affectent l’acquisition de nos concepts de race, et donc leurdistribution dans une population donnée. Ces deux forcespeuvent sélectionner pour ou contre une visions biologique desraces – en fonction des croyances endossées par la plupart desgens et par les individus prestigieux.Si ces trois forces favorisent une conception biologique, un

concept biologique de race est de toute évidence acquis par lesenfants et est largement distribué au sein de la population. Siles deux forces du contexte favorisent une conception nonbiologique, les gens auront tout de même tendance à acquérirdes concepts biologiques de race. Dans ce cas, l’attracteurcognitif crée par le SACE dominant les forces du contexte. Dansces conditions, le discours officiel, le discours des élitespar exemple, pourrait être anti-biologique, mais les gensbiologiseraient en fait l’appartenance raciale93. En revanche,le résultat peut être différent s’il y a deux forces ducontenu, une force favorisant les concepts biologiques de raceet une force favorisant les concepts non biologiques. Cela peutarriver si les valeurs morales d’une culture sont incompatiblesavec un concept de race biologique94. Dans ces circonstances,les attracteurs ne déterminent pas nécessairement le résultat

92 J. Henrich & F. Gil-White, « The evolution of prestige… ».93 F. Gil-White présente des cas semblables (« Are ethnic groups biological“species” to the human brain ? »).94 Les biais du contenu ne sont pas nécessairement innés. Ils peuventégalement être transmis culturellement. L’influence de ces biais peut êtreexpliquée par le fait qu’ils sont souvent associés à de puissantes émotionsnégatives, par exemple le dégoût. Pour des propositions semblables, voir S.Nichols (« The genealogy of norms. A case for the role of emotion incultural evolution », Philosophy of Science, 69, 2002, p. 234-255) et P. Rozin,M. Markwith & C. Stoess, « Moralization and becoming a vegetarian. Thetransformation of preferences into values and recruitment of disgust »,Psychological Science, 8, 1997, p. 67-73.).

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de la transmission culturelle des variantes culturelles95. Leconformisme et l’imitation en fonction du prestige peuventdéterminer les concepts qui sont acquis par les individus etdonc ceux qui se répandent dans une population donnée. Enconséquence, des concepts non biologiques de race pourraient serépandre dans une culture. Certaines données empiriquesviennent à l’appui de cette idée96. Le phénomène du « préjugéavec réserve » montre que l’individu qui est victime depréjugés peut avoir une émotion morale, par exemple, la honte,qui l’empêche d’endosser complètement ses préjugés et d’agirconformément à ceux-ci.On voit ainsi que notre cognition ethnique, qui est le

produit de l’évolution de la cognition humaine, crée un biaispsychologique en faveur des concepts biologiques. Nous avonstendance à apprendre des concepts biologiques de race. Si cebiais n’est pas compensé par d’autres biais psychologiques, ildétermine l’acquisition des concepts de race et leurpropagation dans les populations concernées. Cependant, celan’est nullement une fatalité. Car, si ce biais est efficacementcompensé par des biais psychologiques appris, la nature de nosconcepts de race dépend du conformisme et de la sensibilité auprestige.4.3. Les multiples visages des concepts de raceQu’en est-il des autres aspects des concepts de race ? Les

concepts de race varient d’une culture à l’autre et d’uneépoque à l’autre – même s’il y a de nombreuses ressemblancesentre eux. Nous avons expliqué l’origine de ces ressemblancesdans la section précédente : elles proviennent de l’existenced’un attracteur qui repose sur l’exaptation de notre biologienaïve dans le domaine ethnique. Expliquons maintenant pourquoion trouve différents concepts de race d’une culture à l’autreet d’une époque à l’autre.L’attracteur biologique n’est pas pertinent pour expliquer

les aspects de nos concepts propres à certaines cultures.Cependant, nous avons proposé que l’acquisition des conceptsest déterminée par de nombreux biais du contenu. Certaines

95 Voir J. Henrich & R. Boyd, « On modeling culture and cognition… » ; J.Henrich, R. Boyd & P. J. Richerson, « Five misunderstandings about culturalevolution ».96 Cf. G. Allport. The Nature of Prejudice, Reading, Addison-Wesley, 1979, chap.20.

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données suggèrent que les concepts de race propres à descultures dépendent, entre autres, du fait que, dans certainescultures, le système contagion/contamination97 – un système quiproduit un fort sentiment d’aversion à l’encontre despathogènes – est coopté dans la pensée ethnique : il en résulteque les membres des autres groupes sont considérés comme impurset que le seule présence d’un membre de ce groupe dans votrelignée est suffisante pour vous contaminer (on pense ici à laloi de « la goutte de sang » dont nous parlions plus haut). Siles règles et les normes qui sont adoptées par l’autre groupesont suffisamment différentes des règles et des normes qui sontadoptées par un groupe donné, le système de détection destricheurs peut aussi être activé. En conséquence, l’autregroupe pourrait être perçu comme composé de tricheurs, dans lamesure où ils ne cessent de transgresser les normes du groupe.Nous avançons aussi que les aspects propres à des culturesdonnées de nos théories naïves peuvent sélectionner certainsconcepts de race de préférence à d’autres. La diversité de nosconcepts peut aussi dépendre des aspects propres à des culturesdonnées de la biologie naïve locale98. Comme nous l’avons vudans la section 2, les formes de racialisme développées par lesChinois et les Grecs furent influencées non seulement par lesthéories du déterminisme environnemental99, mais aussi par desconsidérations cosmologiques (religieuses ou scientifiques).Nous ajoutons finalement à ces facteurs les forces duconformisme et de la sensibilité au prestige qui affectentégalement l’acquisition des concepts de race et leurdistribution dans une population donnée. Supposons, parexemple, qu’un individu rencontre deux concepts biologiques derace. Le concept biologique qui est endossé par les parentsculturels prestigieux est sans doute plus facilement transmisque l’autre.Or, ces forces du contenu sont des attracteurs propres à des

cultures données. En outre, les forces du contexte tendent àproduire des différences culturelles entre les groupes. Enconséquence, toutes les forces pertinentes tendent à créer desensembles d’information propres à des cultures. Ces ensembles

97 Cf. P. Boyer, « Comments on Gil-White’s  “Are ethnic groups biological‘species’ to the human brain” », Current Anthropology, 42, 4, 2001, p. 539.98 Cf. L. A. Hirschfeld, Race in making…, chap. 2.99 A supposer, dans le cas des Grecs, que les théories d’Aristote reflètentles théories populaires de son époque – ce qui n’est nullement certain.

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d’information peuvent être temporellement stables (inertieculturelle). Le fait que les gens possèdent des croyancesracialistes propres à des groupes et stables temporellement estcompatible avec cette hypothèse.5. ConclusionLes relations entre les constructionnistes sociaux et les

psychologues évolutionnistes ont souvent été conflictuelles. D.S. Wilson écrivait ainsi récemment :

 Ces débats [entre les constructionnistes sociaux et les scientifiquesqui s’inspirent de la théorie de l’évolution] sont devenus sipolarisés qu’ils révèlent les pires aspects tribaux de notre espèce.Chaque camp voit en l’autre un ennemi dont les positions n’ont nicontenu ni fondement rationnel, mais sont purement de natureidéologique. Les positions intermédiaires sont devenues des no man’s landoù personne n’ose s’aventurer. (manuscrit)

Nous croyons que le tribalisme auquel Wilson fait allusion aeu des conséquences très néfastes sur l’explication de lacognition humaine. Nous ne pensons pas qu’il y ait unantagonisme nécessaire entre les deux approches de la cognitionhumaine. De fait, cet article s’efforce de montrer qu’uneexplication satisfaisante de la cognition humaine doit intégreraussi bien les acquis du constructionnisme social que ceux dela psychologie évolutionniste.Le racialisme, c’est-à-dire la croyance que les

classifications phénotypiques correspondent à des espècesbiologiques, illustre ce point. On ne peut expliquer de manièresatisfaisante le racialisme sans prendre en considérationl’idée essentielle du constructionnisme : nos conceptionsraciales sont en partie transitoires. Cependant, sans unarrière-plan cognitif et évolutionniste, cette explication estincomplète. De nombreuses cultures à divers moments del’histoire ont développé des classifications selon lespropriétés phénotypiques et ces classifications se ressemblentles unes les autres – malgré d’importantes différences. Cesressemblances ne sont pas expliquées par les constructionnistessociaux. Comme nous l’avons vu, cela suggère que le racialismerepose sur un aspect universel de l’esprit humain.Bien que nous reconnaissions que les dés ne sont pas encore

jetés et que de nombreuses données empiriques doivent encoreêtre accumulées, nous croyons que les groupes ethniques, c’est-à-dire de vastes groupes d’individus qui ont en commun les

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mêmes normes, ont créé un défi adaptatif particulier pour nosancêtres. Puisqu’il fut adaptatif de prêter attention auxmarqueurs ethniques qui signalent l’appartenance ethnique desgens et de d’établir une distinction entre les gens sur cettebase, l’espèce humaine a acquis, au cours de son évolution, unsystème cognitif ethnique. Nous prêtons attention aux indicesethniques, nous avons des souvenirs spécifiques à propos del’appartenance ethnique, nous raisonnons de manière spécifiqueà propos des ethnies et nos préférences sont influencées parl’appartenance ethnique. L’élément central de ce système est labiologie naïve qui fut exaptée lors de l’évolution de lacognition humaine : puisque les ethnies et les espèces ont despropriétés importantes en commun (mariage endogame,comportements propres à des ethnies, marqueurs ethniques), nousnous représentons les ethnies comme si elles étaient desespèces. Cette façon de penser fut adaptative parce que celaréduisait la fréquence des mariages et plus généralement desinteractions entre individus appartenant à des ethniesdifférentes. Le racialisme est le résultat non adaptatif dudéclenchement de ce système cognitif ethnique.Ce système cognitif crée un attracteur pour la transmission

culturelle des croyances raciales. Nos concepts de race sontattirés vers l’essentialisme. Si l’essentialisme est le seulattracteur, les concepts de race sont essentialistes : lesautres forces qui influencent l’acquisition des concepts et lecours de l’évolution culturelle sont dominées par cetattracteur. Cependant, si le système cognitif ethnique estcontrebalancé par d’autres biais du contenu, par exemple pardes normes morales, la nature du concept de race et desconcepts de race qui prévalent dans une culture dépend duconformisme et de la sensibilité au prestige.Par ailleurs, les aspects non essentialistes des concepts de

race sont déterminés par les théories naïves propres à descultures données et par le conformisme et l’imitation sensibleau prestige. En conséquence, les gens endossent des stéréotypesraciaux qui sont propres à leur groupe et qui sonttemporellement inertes.Alors que les constructionnistes sociaux n’expliquent pas la

nature de la diversité culturelle, notre position peut enrendre compte. Elle explique la nature et les limites de cettediversité, puisque les croyances raciales sont attirées par un

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système cognitif évolué (notre cognition ethniquebiologisante). Notre position explique aussi pourquoi onretrouve des croyances raciales propres à des groupes.Plusieurs chercheurs ont reconnu la nécessité d’intégrer ce quenous savons à propos de la culture et ce que nous savons àpropos de la cognition et de son évolution100. Les chercheurscommencent tout juste à étudier ces interactions qui demeurentencore aujourd’hui mystérieuses. Nous avons conscience quenotre approche n’est qu’un petit pas dans cette direction. Maisde nombreux petits pas peuvent finir par produire un grandbond.101

100 D. Sperber, Explaining culture…  ; L. A. Hirschfeld, Race in making…  ; L.Faucher, « Émotions fortes, constructionnisme faible et éliminativisme »,Philosophiques, 25, 1, 1999, p. 3-35 ; R. Mallon & S. Stich, « The odd couple.The compatibility of social construction and evolutionary psychology »,Philosophy of Science, 67, 2000, p. 133-154 ; P. Boyer, Religion explained…101 Nous souhaitons remercier les éditeurs d’Enquête pour leur intérêt etleurs questions ainsi que Magalie Bouthillier pour la révisionlinguistique.

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