Communication, déchéance du corps chez loakira

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La Trilogie de Mohamed LOAKIRA est une œuvre majeure dans l’univers littéraire marocain. Sa trace est marquante du fait de son originalité créative. Une œuvre qui, pour le moins qu’on puisse dire, est habitée et régie par la trans-culturalité et la multi- appartenance de son créateur. Marocain de nationalité, amazigh d’origine, français de langue d’écriture, marxiste d’idéologie et musulman de mémoire. Ce travail est le fruit d’une réflexion qui a été commencée en deuxième année de master « Lettres et expressions artistiques », lorsque nous avions choisi de travailler sur Mohamed Loakira en projet de fin d’étude, et avant dans le séminaire de M. A. Kamal. Peut-être que c’est un peu tôt de parler de fructification, ce n’est qu’une floraison printanière, suite d’une irrigation hivernale et en attente d’ensoleillement estival. Il porte comme titre « La déchéance du corps dans la trilogie de Mohamed Loakira », cet écrivain qui nous a sublimés par une écriture ultramoderne. Cette thématique de la déchéance du corps a été déjà appréhendée dans notre mémoire, sous la direction fructueuse de M. Khalid Hadji, dans ce que nous avions

Transcript of Communication, déchéance du corps chez loakira

La Trilogie de Mohamed LOAKIRA est une œuvre

majeure dans l’univers littéraire marocain. Sa trace

est marquante du fait de son originalité créative.

Une œuvre qui, pour le moins qu’on puisse dire, est

habitée et régie par la trans-culturalité et la multi-

appartenance de son créateur. Marocain de nationalité,

amazigh d’origine, français de langue d’écriture,

marxiste d’idéologie et musulman de mémoire.

Ce travail est le fruit d’une réflexion qui a été

commencée en deuxième année de master « Lettres et

expressions artistiques », lorsque nous avions choisi

de travailler sur Mohamed Loakira en projet de fin

d’étude, et avant dans le séminaire de M. A. Kamal.

Peut-être que c’est un peu tôt de parler de

fructification, ce n’est qu’une floraison printanière,

suite d’une irrigation hivernale et en attente

d’ensoleillement estival.

Il porte comme titre « La déchéance du corps dans

la trilogie de Mohamed Loakira », cet écrivain qui

nous a sublimés par une écriture ultramoderne. Cette

thématique de la déchéance du corps a été déjà

appréhendée dans notre mémoire, sous la direction

fructueuse de M. Khalid Hadji, dans ce que nous avions

eu le soin d’appeler « L’écriture de la perte », cette

perte qui a été décrite dans l’écriture dans une

première partie, pour l’être approchée dans le corps,

dans une partie seconde et finale.

Nous allons esquisser par une définition des

termes formant l’intitulé de ce travail, pour arriver

à bien lire cela dans l’œuvre de Mohamed Loakira.

1- Précision méthodologique   :

La déchéance en langue française se prête à

plusieurs significations, c’est l’action de déchoir,

état de ce qui est déchu ; tomber dans un état

inférieur à celui où on était, s’abaisser. Comme terme

de droit, il prend le sens de « perte légale d’un

droit pour n’avoir pas rempli des obligations ». En

théologie, il signifie  « perte de l’état de grâce

originelle ». Mais toutes ces significations tournent

autour de la perte d’une qualité ou d’une quantité.

En théories de pensée, ou plus exactement en

philosophie, la déchéance est apparue avec Heidegger

comme étant un état de l’être-dans-le-monde. Cet état

de l’être-là déchu est celle de l’étant dispersé dans

le monde, accaparé par les autres et déterminé sans

cesse par rapport à eux. Il est soumis à l’emprise

d’autrui et dépossédé de son être soi-même. Il est

sous « la dictature du on » selon l’expression de

Heidegger. C’est une sorte d’aliénation, selon

Sartre ; autrui, ce « moi qui n’est pas moi » est

aliénant. Ainsi peut-on dire, somme toute, que la

déchéance est la perte de son être (Heidegger) ou de

sa liberté (Sartre) dans autrui.

Celui qui a donné une grande importance au corps

est M. Merleau-Ponty, le corps pour lui n’est pas une

simple réalité matérielle, mais c’est un ensemble de

significations vécues, un foyer de sens, il est

« sensible au double sens de ce qu’on sent et de ce

qui sent »1

Le corps est le point de départ de toute relation

à l'être, il n'est pas du tout passif, mais l'œuvre de

la perception. C’est en quelque sorte un processus de

subjectivation du sujet vis-à-vis du monde. Il est

évident que dans la phénoménologie, l’importance du

corps se rapporte nécessairement à l’expérience du

corps. Parce que le corps est le seul instrument de

connaissance du réel qu’il saisit directement. Dans la

1Merleau-Ponty, (Maurice), Le visible et l’invisible, Gallimard, Tel, p : 313

Phénoménologie de la perception2, Merleau-Ponty donne à voir

l’enracinement de l’homme dans le monde par son corps.

Il s’agit d’expliciter la structure de la perception

qui est un mode d’accès privilégié aux choses. Il

affirme : «Je considère mon corps, qui est mon point

de vue sur le monde, comme l’un des objets de ce

monde»3. Le corps se trouve au centre de cette

phénoménologie de la perception qui décrit le monde.

Ainsi Merleau-Ponty révèle l’état de l’être

phénoménologique qui correspond à l’expérience du

corps :

« Mon corps est à la fois voyant et visible. Luiqui regarde toutes choses, il peut aussi seregarder, et reconnaître dans ce qu’il voit alorsl’"autre côté" de sa puissance voyante. Il se voitvoyant, il se touche touchant, il est visible etsensible pour soi-même. [… C’est] un soi parconfusion, narcissisme, inhérente de celui qui voità ce qu’il voit, de celui qui touche à ce qu’iltouche, du sentant au senti – un soi donc qui estpris entre des choses, qui a une face et un dos, unpassé et un avenir… »4.

Le corps est voyant et visible, touchant et

touché ainsi que sentant et sensible simultanément.

Merleau-Ponty relève l’état coextensif de ces deux

modalités de l’être phénoménologique qui correspondent2 Merleau-Ponty, (Maurice), Phénoménologie de la perception, Gallimard, 1945.3 Ibid, p: 85.4 L'œil et l'esprit, op. cit., p: 18-19.

à l’évidence de l’expérience du corps. Il n’y a donc

plus de distinction absolue entre sujet et objet dans

son corps phénoménal. Il va de soi que, pour le

phénoménologue, le monde ne peut pas être distingué du

corps:

« visible et mobile, mon corps est au nombre deschoses, il est l’une d’elles, il est pris dans letissu du monde et sa cohésion est celle d’une chose»5.

Dans ce cas, la déchéance du corps serait

comprise comme une perte de son état coextensif. Dans

le sens où on peut dire que le corps est déchu et

perdu quand il perd un pôle de sa double

fonctionnalité et plus précisément celui de l’objet6.

Si le corps n’arrive pas à se sentir comme objet,

alors on est en droit de dire qu’il est en état de

dispersion dans le monde et s’il n’arrive pas à sentir

les objets qui l’entourent, on est dans ce qu’on

appelle « l’objet perdu ». Donc, la déchéance du corps

est quasiment liée à une perte de son état objectif.

Comme nous avons eu le soin d’expliquer ci-dessus la

dispersion dans le monde en terme d’être sous « la

dictature du on » heideggerienne ou l’aliénation5 Ibid, p: 19.6 L’objet ici signifie le fait de se considérer comme objet ou de considérerun objet autre que soi.

sartrienne, nous allons essayer d’expliciter, tant que

possible, la notion de l’objet perdu.

Nous débuterons la clarification de l'objet perdu

par ce que nomme Jacques Lacan "l'objet (petite) a".

Selon Lacan, "l'objet a" est un objet cause du désir.

Ainsi cet objet de désir pour Lacan est perdu et tous

les objets qui se proposent au sujet désirant ne sont

que des substitutions de l'initial objet perdu. On

pourrait dire que la théorie lacanienne des objets a

reprend, en la systématisant, la théorie freudienne

des objets partiels, ces objets dont le sujet a du se

séparer, le sein dans le sevrage, les selles dans

l'apprentissage de la propreté.

Pour Pasqual Quignard7 l'origine de l'objet perdu

«est d'abord un phénomène subjectif qui prend son

origine dans la carence, l'absence, la privation,

l'invisibilité»8. L'objet perdu vient d'un manque, de

la sensation même qu'il devrait y avoir quelque chose

là où il n'y a rien.

Après cette mise en train méthodologique,

essayons à l'instant de trouver les traces de cette

déchéance du corps au "corps" même du texte loakiréen.7 Quignard, (Pascal), Sordidissimes, Edition Grasset, 2005.8 Ibid, p: 226.

2- La dispersion des personnages

dans le monde de fiction   :

La déchéance des personnages comme étant des

êtres dispersés dans cet horizon signifiant qui est

l’univers fictionnel, dans ce monde possible, est

régie par leur acceptation de la doxa, par leur

intégration des règles sociales, par l’incarnation de

ce qu’on dit, de ce qu’on juge bon ou mauvais. C’est

une manière de s’oublier dans ce qui est commun, que

cela soit les traditions ou les relations sociales,

etc.

Le personnage le plus représentatif de cette

catégorie est sans aucun doute celui de Lalla Chama,

tout la portait à être aliénée, son éducation

traditionnelle qui lui a donnée cette image inférieure

de la femme soumise, de celle attirante, objet de

plaisir. Ainsi peut-on lire au début de L’Esplanade :

« Toute jeune, Lalla Chama était au fait des normesstrictes de cette foire à chair. Elle veillaittoujours à être présentable, douce, obéissante afind’attirer l’attention des nicheuses, d’être l’objetde tous les désirs, d’étaler intelligemment sabeauté, son charme, ses bonnes manières et derendre, de ce fait, les filles de son âgeinvendable »9

9 E. C. S, p : 11.

De telle sorte, le narrateur-conteur dessine

l’archétype de la femme traditionnelle marocaine, tous

les clichés et les idées reçues sont présents. Lalla

Chama ne vit nullement pour elle-même, elle a perdu

son authenticité, ou plus exactement, elle n’a pas

d’authenticité, elle prend l’image de ce que l’on veut

d’elle. Son éducation était machinale comme on

fabrique une marchandise pour une clientèle

particulière :

« Ah ! L’air hautain, racé qu’elle prenaitlorsqu’elle accompagnait sa mère aux mariages, auxaprès-midi festifs entre femmes, réunion propicepour exposer et vendre la marchandise lustrée etbien empaquetée. »10

Ce lexique commercial, qui caractérise le corps

féminin, est le summum de la déchéance de l’être

féminin dans la société patriarcale et machiste.

Pire encore est le passage suivant :

« Les fouineuses ne négligeaient aucune partie ducorps : de l’haleine, de la transpiration à ladenture, la chevelure, aux poils des jambes ; duteint des joues, des ongles, du blanc d’œil à lataille, à la forme des hanches. »11

Plus que la marchandisation du corps, on assiste

ici à une forme d’esclavage, d’animalisation du corps

10 Ibid, p : 10.11 Ibid, p : 11.

féminin. Car une femme est considérée, dans cette

société traditionnelle, comme une machine de

reproduction et de plaisir, elle doit être bien huilée

et bien belle afin qu’elle puisse jouer son rôle

agréablement.

La vie du foyer, cette vie à deux, ce corps à

corps entre l’être masculin et celui féminin n’échappe

pas à la décrépitude, quant à lui. La femme dépossédée

par sa beauté éphémère et sa convoitise, l’homme par

sa force physique et financière et sa concupiscence.

C’est l’image de la vie conjugale que le texte

loakiréen présente pour déconstruire :

« Lalla Chama magnifie encore les soirs d’hiverlorsque Ba Jelloul, jeune marié passionné, revenaitchargé de présents, de fraicheur, de désirs ardentset de liasses de billets qu’il répandait à sespieds en lui chuchotant à l’oreille, la maincaressant ses seins […] - Tu mérites mieux que cela, toi joliesse de ma

vie ! »12

Sitôt la beauté s’affaiblie que l’intérêt cherche

un autre chemin, un autre corps qui pourrait aiguiser

le plaisir.

« Monsieur est servi. Un plat bourré d’épicesaphrodisiaques, préparé avec finesse, sur desbraises étouffées touts une existence.

12 Ibid, p :12

Monsieur fait le difficile, pousse le plat du boutdes doigts.Madame arrondit les angles.Entre deux paroles en instance, Madame insinue àMonsieur qu’elle est pure et passionnément prêtes’il daignait la prendre cette nuit, autant de foiset comme bon lui semble. Monsieur feint la fatigue et l’incapacité de seremembrer, radote la peine du jour, le manqued’aide, les difficultés de labourer la terre. Sans attendre de réponse, Ba Jelloul tourne le dosà la pénombre. Il s’allonge de tout son long sur lalarge banquette en cèdre massif et tire lacouverture à hauteur du menton.Le porc ronfle déjà. »13

Terrible condition humaine que celle de Lalla

Chama, victime d’une société qui classe la femme dans

la catégorie la plus basse de l’échelle sociale.

Ce qu’on doit signaler, en l’occurrence, est

l’usage excessif de la polyphonie dans la narration.

Ce qui joue un rôle important dans le fait de

l’installation de la doxa et des idées reçues et leur

intégration par le personnage en question, à savoir

Lalla Chama :

« Lalla Chama regrette l’enfant adorée qu’elle fut.Enfant baignant dans le musc blanc, la soie, lespromesses de l’infinitude du bonheur, de laquiétude et de l’aisance dans un foyer douillet.La nostalgie de se sentir entourée d’égards etd’amour l’évide en silence. Si vite volatilisé letemps où elle fut la coqueluche de tout le quartier[...]

13 Ibid, p :16

Regrette-elle aujourd’hui de ne plus être invitéecomme avant aux mariages et aux après-midi festifsentre femmes ? »14

Dans cet extrait, les paroles du narrateur

s’entremêlent avec celles du personnage de Lalla

Chama. On pourrait dire que c’est un discours rapporté

à l’indirect libre. Ce type de discours rapporté a de

spécial cette possibilité de voler les mots aux

personnages pour les mettre dans une hybridité

discursive d’une grande saveur littéraire. De plus,

cette hybridité dans le discours donne aux paroles un

caractère général cristallisant tous les clichés et

les idées reçues de la société où naissent et se

développent les personnages.

3- Le morcèlement des corps

érotisés:

Les personnages des récits de Loakira s'identifient

à une partie de leurs corps. Dans cette

fragmentation du corps, l'identité des personnages

est donc tronquée. Toujours est-il que les

personnages passent par une identification

14 Ibid, p :10

partielle, organe par organe, jusqu'à ce que le

lecteur arrive à reconstituer le portrait de

chacun, sinon dans la plupart des cas, il est voué

à l'impossible reconstitution. Ce morcèlement ôte à

l'individu son intégralité qui forme son entité

pour le rendre un simple attribut. Ainsi le corps

semble être désuni et fragmenté.

«Il [Mamoun] prend sa bien-aimée en bandoulière, lacajole enduit son front, son cou de salive, laisseses mains paître sur les tétons, la colonnevertébrale, entre les cuisses et la fente. Il sesent traversé par un frisson inaccoutumé, secouerpar les palpitations de (son) membre [...]Débordant de joie, Mamoun continue à raconter àZoubida des histoires à dormir debout.Elle reste suspendue à ses lèvres barbouilléesd'écume apaisante.»15

Dans ce passage, les deux corps de Mamoun et de

Zoubida, sa bien-aimée, se décomposent, se

fragmentent, s'échangent et s'entrelacent même. Ainsi

la désagrégation laisse imaginer l'union des deux

corps en un seul.

Du coup, le désir charnel peut être qualifié, le

cas échéant, comme un désir de posséder le corps

propre du bien-aimé. En effet s'effectue

l'entrecroisement à l'unisson des deux corps, à tel

15 L'Esplanade des Saints, op. cit., p:114

point que l'un se perd dans l'autre mutuellement.

Cependant, cette re-union finale ne passe que par une

dés-union initiale, de telle sorte que chaque membre

retrouve son antidote, telle une aimantation qui les

gagne et les fait tendre l’un vers l’autre tout en

restant rémanente même après leur séparation.

«Une sensation étrange le gagne.Mains moites, tremblantes, comme voulant sedétacher de son corps. Crampes. Fourmillements dansles pieds. Cheveux dressés, comme suspendus par despinces à linges. Une envie folle de bouger s'emparede tout son être.»16

Il s'agit de presque la même chose concernant la

relation mère-fils. Lorsque Mamoun sent un attachement

vertigineux envers sa mère, il est à constater un

morcèlement du corps maternel au point que cela

envisage une envie phagocytaire, dans une volonté de

se retourner là où il est sorti pour la première fois,

l'enceinte matricielle.

« Il [Mamoun] rit, écoute son corps, crie d'extase,lorsqu'elle [la mère] s'éclate, pérennise sesabsences […] Il se surpasse, inventant desprétextes et des combines pour s'éterniser en elle,habiter chaque parcelle de son territoire, quitte àsquatter, à son corps défendant, les battements deson corps et être le rythme […] Les deux seconfondent en un souffle enlié.»17

16 Ibid, p:114.17 Ibid, p:42.

Ce qu'il est à remarquer le plus dans ce passage

est sans aucun doute l'utilisation excessive des

adjectifs possessifs au point d'en perdre l'origine

nominale qu'ils remplacent, celui de la mère ou celui

du fils. Cela justifie clairement ce que nous voulons

faire entendre par la re-union des deux corps aimantés

par un fort attachement.

Cette relation dépasse des fois son caractère

maternel pour atteindre un degré incestueux:

«Mamoun languit de serrer fortement sa mère contrelui […] Il se crée les occasions pour humer sonodeur et cacher sa tête entre ses seins qu'ilaimerait tant sucer, tenir dans ses mains, enmordre les tétons. Il se laisse bercer par le songed'avoir embouché sa partie intime et claironne hautet fort sa béatitude en s'entendant avouer:Suis-je vraiment sorti d'ici? Alors je veux yretourner.J'affiche le désir ardent d'y rester, non sept oumême neuf mois, mais une éternité. Et vivement larésurrection chaque soir!Là, il ne comptera ni le temps révolu, ni celui àégrené sans pouvoir le canaliser, ni celui restant,encore embourbé dans l'improbabilité de sarencontre, pourtant bien inscrit sur le front.»

Ce désir incestueux est lui-même celui de

regagner ce royaume originel, ce lieu obscur et perdu

pour toujours, ce lieu où l'enfant avait constitué une

partie de sa mère, presque un membre parmi les autres

membres. Là où la notion du temps n'est guère celle du

monde visible. Là où l'éternité rejoint l'instant.

De ce fait se justifie le recours du narrateur,

dans L'Inavouable, à l'image du fœtus qu'a incarné

Mamoun après avoir vécu une perdition totale:

« il s’éloigne du palpable, se laisse embarquerdans les fantasmes qu’il prend pour des réalités…ilse surprend ramassé sous la couverture en laineécrue en position du fœtus »

A noter que même dans nos traditions marocaines,

il est très usité de mettre les nouveau-nés, par un

accouchement précoce, à l'intérieur de la laine écrue

comme substitution à l'utérus maternel.

De telle manière, nous pouvons dire maintenant

que la perte du corps en celui de la mère n'est autre

qu'une recherche de l'endroit initial, l'objet perdu,

ainsi la sacralité du corps maternel n'est qu'une

substitution du premier. Mais encore, nous pouvons

ajouter que le glissement de Mamoun dans le corps de

sa bien-aimée lui révèle sa perte capitale, ainsi, le

désir sexuel peut-être qu'il surgit du désir né de

cette recherche acharnée, néanmoins jamais satisfaite.

4- La perte du corps par le sexe:

La perte du corps dans le récit de Loakira se

présente encore comme perte de contrôle, de la

maîtrise du corps, de ses organes vitaux, parfois

celui de la continence qui est une des manifestations

de cette décrépitude ; vécue aussi comme une perte de

l'indépendance du corps et de sa dignité. C'est une

sorte de corps soumis à la volonté sexuelle de son

possesseur, qu'il soit le même individu ou un autre.

Pour clarifier ce point nous allons essayer de

mettre en exergue trois cas saillants:

D'abord, l'homme, pris par un fort désir sexuel,

perd le contrôle de l'élan de son corps, de ses

membres génitaux, tel son pénis. L'exemple de Ba

Jelloul est très illustratif pour ce point:

«Ba Jelloul, en transe, fort préoccupé par lesdélices terrestres, s'en remplit les yeux enégrenant les parties saillantes des corps qu'ildevine rencontrer sur son passage […] Coq débile, lâché dans une basse-cour, il sedésaltère et se délecte.Il se lacère, s'éparpille, marche à trois pattes[…] Maintenant il butine à sa guise, fornique avecles yeux, laisse son membre s'allonger. Il faitdurer le plaisir et se prévaut ses conquêtesimaginaires.»18

18 Ibid, p:85-86-87.

Le personnage de Ba Jelloul présente quasiment,

dans l'œuvre, l'archétype de celui possédé par les

désirs charnels à en perdre la conscience. Il est à

constater également, que la perte passe aussi par la

jouissance comme insatisfaction des désirs sexuels et

leur maintien dans une phase attentive et

fantasmatique:

«Il s'imbibe d'eau-de-vie, se gave de platsrelevés, mijotés fume du kif kif, danse, chante,fornique et fornique à perdre la notion du temps.Le jour savoure l'arrivée de la nuit et la nuit serefait une virginité, domine et se prolonge. Lesfilles choisies passent sous son corps,disparaissent. D'autres reviennent fraîches etdélassées. A lui de refaire l'effort, hululer,hennir, hurler ou chanter à la lune.Mais à force de s'étourdir sur des blocs de chairinsensible, de patauger et de se relever ivre deleurres, à force de farfouiller sans déceler detrésors, la lassitude ramène Ba Jelloul à laraison.Il finit par avoir l'impression d'agoniser sur deslèvres usées par trop de frottements et demorsures, accentuées par un rouge-baiser fade etdélébile, sur des sacs de viande épaissis etflasques.»19

L'appétence sexuelle, au lieu de calmer la soif

de Ba Jelloul, le rend insensible aux attirances de

ces maitresses, le corps féminin se neutralise à ses

yeux et l'acte devient "fade" et "délébile". Ainsi

19 Ibid, p:149.

l'excès du désir produit l'impossible plaisir. Après

la jouissance, le désir quitte le corps et les traces

qu'il a laissées deviennent, à leur tour, vides de

sens et abjectes, aux yeux mêmes de la personne chez

qui elles avaient pu, quelques instants plus tôt,

susciter violemment ce désir.

En suite il s'agit du cas de la femme dont

l'existence se limite à satisfaire le plaisir sexuel

de son mari, ainsi est-elle vue comme une masse de

chair érotisée:

«Elle est la masse de chair qui est tenue d'êtrebelle, fraîche, chaleureuse, aguichante pour égayerle retour de son mari, lever les jambes quand ill'ordonnera et s'évertuer à satisfaire ses désirs àsens unique, à supporter ses fantasmes et sessecrets d'alcôves.Lalla Chama ne vit que pour les autres»20.

Enfin, le cas de l'enfant pris par "la toile

d'araignée" d'un homosexuel positif. Ainsi soumis à

ses attraits sexuels, il perd tout contrôle de son

corps et devient son acolyte. De telle sorte, son

existence se limite à la production de la jouissance

de son maître:

«Il (l'enfant enlevé par des kidnappeurshomosexuels) deviendra objet ne valant la savate

20 Ibid, p:43.

d'un vagabond. Sera méprisé, n'existant que selonle bon vouloir de ses ravisseurs. Vivra dansl'obscurité des grottes. Ne touchera plus le soleildes yeux, ni constatera le changement des saisons.Fera le ménage. Allumera les bougies […] Servira àmanger. Débarrassera la table […], attendantdocilement que ses maîtres daignent le prendre sanségard, l'un après l'autre […] Cet enfant est mort,Ô! Clarté de mon existence […]Il vivra une vie d'enfer, de l'enfance à la mort,maltraité, humilié, rudoyé, vendu et acheté à baspris. Sa parole, baliverne sur baliverne,n'intéressera même l'oreille d'un sourd. Saposition sociale sera dégradante pour ne pas direinexistante.»21

5- La perte de la perte:

Dans A corps perdu et L'Inavouable, Mamoun endure deux

circonstances causant d'ultimes souffrances. Il est

question de la perte de ses proches, de sa propre

famille. C'est plus précisément la mort de sa mère et

la disparition de ses enfants, les diablotins. Une

telle séparation que nous pouvons assimiler à même la

mort encore.

Suivons la même lignée de pensée qu'on a

développée plus haut, le corps de la mère, mais aussi

celui du fils et de la fille, n'est qu'un objet de

substitution qui remplace l'objet perdu initialement,

21 Ibid, p: 105-106.

à savoir la matrice maternelle. Toujours selon un

point de vue psychanalytique.

Cependant, lorsque cet objet de substitution se

perd à son tour, nous sommes en mesure de parler d'une

perte de la perte.

Cette perte seconde s'avère être d'une nature

destructrice, dans la mesure où l'individu se

déstabilise et manque tout contrôle de son corps et de

son être en entier. Ainsi Quingard explique-t-il que

«celui qui a subi la perte rejoint le perdu au sein de

son gémissement, il quitte son corps et se décompose

dans l'atmosphère du monde.»22

N'est-il pas le même sort de Mamoun après la mort

de Lalla Chama? Ne s'élance-t-il pas, introduit par

un discours direct ?

«Aucun des disparus ne comblera le vide ressenti enmoi. Il va grandissant. La vraie séparation conduitl'endeuillé par voies et par chemins, dépouillé deces petites choses qui donnent un sens auquotidien. Relève-toi, Mère. Je suis de retour […]Aucun des disparus, fut-il cher ou proche, ne vautla quelconque poussière qui frôle tes cheveux, tespieds.Une étrange sensation l'enrobe.Elle l'anime d'une force inexplicable, d'uneimpatience telle qu'il pousse loin, très loin le

22 Quignard, (Pascal), Sordidissimes, op. cit. p: 21.

pas et le pas, s'imagine voltigeant entre ciel etterre […]»23

Nous sommes alors, en plus de l'errance due au

chagrin de la séparation, en face d'une certaine

sacralisation de l'image maternelle. Perdant son

corps, son image s'angélise, se divinise jusqu'à

acquérir une puissance surnaturelle, "une force

inexplicable". Elle devient un objet sacré. Cette

sacralisation se manifeste dans le texte par la

majuscule de la première lettre "Mère".

De plus, la perte de la mère fait penser à la

naissance qui est la perte du premier royaume de

Mamoun:

« (la mort) d'un être cher creuse le néant autourde soi, amplifie le cri de naissance et rendprésent les futilités enfouies dansl'inattention.»24

Suivant cette idée, la mort est semblable au feu,

comme l'a bien démontré Gaston Bachelard, dans son

ouvrage majeur, La psychanalyse du feu. Elle est

destruction et renaissance:

«le feu suggère le désir de changer, de brusquerle temps, de porter toute la vie à son terme, à son

23 A corps perdu, op. cit., p: 9.24 Ibid, p: 10.

au-delà […] L'être fasciné entend l'appel dubûcher. Pour lui, la destruction est plus qu'unchangement, c'est un renouvellement.»25

La même chose regagne Mamoun, après avoir été la

victime d'une perte de mémoire touchant des scènes de

son enfance où Lalla Chama lui racontait des contes

fantastiques. Il affirme avec un ton fort:

« Debout le mort, se dit-il.Debout et marche parmi les morts.Re-nais autrement du dedans.»26

En outre, il est utile d'ajouter que Mamoun a

vécu également la perte initiale à deux reprise, la

première lors de sa naissance et la seconde à

l'instant de quitter la maison paternelle, étouffé par

le cynisme d'un père sans pitié.

«Lalla Chama avait poussé, voire jeté Mamoun dansle noir:- Bon vent, poussin. Cours, cours. Déploie tes

ailes, ne regarde pas en arrière […] Quitte cettemaison, cette impasse […] Dénie le lieu de tanaissance […] Change de chair, de nom, dedestinée […] Donne toi une nouvelle vie, re-naisailleurs. N'importe où. N'importe comment.

La rage avec laquelle cette expulsion a été décidéeet exécutée n'avait d'égale que la douleurjouissive de l'enfantement.»27

25 Op.. cit, p:39. 26 A corps perdu, op. cit., p: 12.27 Ibid, p:19-20.

Il faut dire que ce thème de la re-naissance est

fort présent chez Loakira. La mort est re-naissance,

la séparation est re-naissance. Qu'en est-il alors de

son recueil de poème N'être? Cette négation de l'être,

cette perte de l'être n'est-elle pas une re-naissance?

D'autant plus que même phonétiquement les deux

expressions se rapprochent (n'être et naître).

Ainsi peut-on relier cela à la notion de "la

métaphore vive" chez Paul Ricœur, dans la mesure où la

métaphore assigne un "penser plus" au sens initial. Le

"est" de la copule signifie "être" et "n'être pas" qui

désigne ce que l'imagination laisse en suspens, en

"épochè"28, comme présence parmi d'autre de l'être.

Suivons le même chemin, nous avons le droit de dire

que la re-naissance chez loakira est une naissance

dans l'imagination différente de la première.

Pour en conclure, il faut dire que la perte dans

le corps est perçue dans l'écriture loakiréenne comme

une sorte de déchéance de ce dernier. C'est la

dégénérescence, l’abaissement et la détérioration de

l'être de Mamoun suite aux aléas qu'il a subis;

commençant par une relation troublée avec un père et

un frère à la limite de l'humanité, passant par la28 Cf. Ricœur, (Paul), La métaphore vive, Edition Seuils, 1975.

mort difficilement digérée de sa mère, et finissant

par la séparation forcée avec ses diablotins. Tout

cela a influé négativement l'épanouissement de son

corps.

Ainsi cette dégradation du corps qui accompagne

une crise de l'être justifie le recours aux

sordidissimes29 et au registre bestial:

« Tu es sale, dégoutant, cochon dans une porcherieambulatoire. Tu pues des pieds et des aisselles.As-tu oublié que tu as chié dans ton froc, que tun’as pas arrêté de péter depuis avant-hier ? »30

A tel point d'atteindre une attitude masochiste,

réclamant la répugnance de son propre corps:

«  Qui donnerait plus ?...le corps appartient àcelui qui le porte. »31

Ou encore:

« Il dépècera sa peau avec ses propres griffes, enboira le sang chaud et se donnera en offrande auxloups affamés ».Que risque-t-il après une telle déchéance ?»32

29 Néologisme de Pascal Quignard que nous aurons le soin de traiter juste après.30 A corps perdu, p: 34.31 Ibid, p: 43.32 L'Inavouable, p:101.

Cette déchéance est-elle-même qui poussera Mamoun

à une tentative de suicide dans L'Inavouable.