Borduin et Dugelay : Influences de la France au Chiapas à l'époque du deuil (XIXe siècle)

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Les Français au Mexique XVIIIe-XXIe siècle, vol. 1. Migrations et absences Javier Pérez Siller et Jean-Marie Lassus (sous la Dir.) Les deux ouvrages collectifs Les Français au Mexique XVIIIe-XXIe siècle (vol. 1). Migrations et absences et Les Français au Mexique XVIIIe-XXIe siècle (vol. 2). Savoirs, réseaux et représentations constituent une approche novatrice des migrations vues sous l’angle de la mondialisation et des sensibilités. Pour la première fois, un groupe de 40 chercheurs s’est réuni pour faire un bilan des recherches sur le sens de trois siècles de présence française au Mexique, contribuant ainsi à éclairer d’un regard nouveau l’histoire des relations franco-mexicaines. Ils ont examiné les flux migratoires, les transferts de savoirs et de techniques, la marginalité des migrants ou leurs réseaux, les traces qu’ils ont laissées, les négoces ou institutions qu’ils ont fondés, les fictions, les représentations et les conflits d’interprétation qui en résultent pour mesurer leur impact dans la société de réception. Plus qu’un simple inventaire, ce premier volume Migrations et absences offre ainsi de nouvelles pistes de recherche sur les phénomènes migratoires, en multipliant les approches patrimoniales, régionales, militaires, démographiques, politiques, et en accordant une place particulière aux correspondances de ces migrants français qui témoignent des sensibilités les plus diverses et rendent compte d’une aventure tant individuelle que collective. Lugar de Edición: Paris Editorial: L’Harmattan-BUAP (ICSyH)-Université de Nantes (CRINI) Fecha: 2015 Páginas: 416 pp. ISBN : 978-2-343-05608-1 Índice de la Obra: Préface Jean-Marie Lassus et Javier Pérez Siller Introduction : Une aventure intellectuelle commune Javier Pérez Siller PREMIÈRE PARTIE : MIGRATION, COMMUNAUTÉS ET RÉGIONS Les rives du rio Nautla, au nord de Veracruz : Un patrimoine franco-mexicain Patrick Lafarge La migration française à San Luis Potosi dans la première moitié du XIXe siècle Ma. Isabel Monroy Castillo Borduin y Dugelay : influences de la France au Chiapas à l’époque du deuil Luz Bermúdez Soldats du corps expéditionnaire restés au Mexique (1862-1867) Solène Garotin Profil démographique, géographique et économique des Français au Mexique, 1882- 1930 Delia Salazar

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Les Français au Mexique XVIIIe-XXIe siècle, vol. 1. Migrations et absences

Javier Pérez Siller et Jean-Marie Lassus (sous la Dir.)

Les deux ouvrages collectifs Les Français au Mexique XVIIIe-XXIe siècle (vol. 1).

Migrations et absences et Les Français au Mexique XVIIIe-XXIe siècle (vol. 2).

Savoirs, réseaux et représentations constituent une approche novatrice des migrations

vues sous l’angle de la mondialisation et des sensibilités.

Pour la première fois, un groupe de 40 chercheurs s’est réuni pour faire un bilan des

recherches sur le sens de trois siècles de présence française au Mexique, contribuant

ainsi à éclairer d’un regard nouveau l’histoire des relations franco-mexicaines. Ils ont

examiné les flux migratoires, les transferts de savoirs et de techniques, la marginalité

des migrants ou leurs réseaux, les traces qu’ils ont laissées, les négoces ou institutions

qu’ils ont fondés, les fictions, les représentations et les conflits d’interprétation qui en

résultent pour mesurer leur impact dans la société de réception.

Plus qu’un simple inventaire, ce premier volume Migrations et absences offre ainsi de

nouvelles pistes de recherche sur les phénomènes migratoires, en multipliant les

approches patrimoniales, régionales, militaires, démographiques, politiques, et en

accordant une place particulière aux correspondances de ces migrants français qui

témoignent des sensibilités les plus diverses et rendent compte d’une aventure tant

individuelle que collective.

Lugar de Edición: Paris

Editorial: L’Harmattan-BUAP (ICSyH)-Université de Nantes (CRINI) Fecha: 2015

Páginas: 416 pp.

ISBN : 978-2-343-05608-1

Índice de la Obra:

Préface Jean-Marie Lassus et Javier Pérez Siller

Introduction : Une aventure intellectuelle commune Javier Pérez Siller

PREMIÈRE PARTIE : MIGRATION, COMMUNAUTÉS ET RÉGIONS

Les rives du rio Nautla, au nord de Veracruz : Un patrimoine franco-mexicain

Patrick Lafarge

La migration française à San Luis Potosi dans la première moitié du XIXe siècle Ma. Isabel Monroy Castillo

Borduin y Dugelay : influences de la France au Chiapas à l’époque du deuil Luz Bermúdez

Soldats du corps expéditionnaire restés au Mexique (1862-1867) Solène Garotin

Profil démographique, géographique et économique des Français au Mexique, 1882-

1930 Delia Salazar

Des politiques migratoires aux réalités du terrain : Les conflits d’interprétation et les

processus d’altérité dans le Nord-ouest mexicain Elsa Carrillo-Blouin

La Compagnie Générale Transatlantique : Le Havre, Saint-Nazaire, rivales ou

complices ? Véronique Basille Reyes

DEUXIÈME PARTIE : LETTRES, RÉCITS DE VOYAGE ET JOURNAUX

Lettres de « l’autre monde » : la correspondance de François de Fossa pendant son

séjour au Mexique (1798-1803) Annick Foucrier

L’aventure mexicaine : lettres d’une jeune fille d’autrefois : Thônes-Jicaltepec (1890-

1895) Jean-François Campario

Place d’une famille dans l’immigration française au Mexique à travers les yeux d’un

jeune migrant : Marcel Joachim Jean-Sébastien Joachim

Lettres de Léon Martin à ses parents. Un employé Barcelonnette dans la ville de

Mexico, 1902-1905 Leticia Gamboa Ojeda

Les français au Mexique en 1855. Image collective dans les lettres d’un voyageur

suisse Guy Rozat

Le journal de Jean-Baptiste Lissarrague ou les possibilités exploratoires d’un récit de

voyage Beñat Cuburu-Ithorotz

L’émigration ubayenne au Mexique : Rôle et échos du Journal de Barcelonnette (1882-

1944) Hélène Homps

LISTE DES AUTEURS INDEX DE NOMS, LIEUX, INSTITUTIONS ET NÉGOCES TABLE DES MATIÈRES

México Francia: presencia, influencia, sensibilidad, ICSyH-Benemérita Universidad Autónoma de Puebla,

2006. Fundador y director: Javier Pérez Siller.

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espagnol), s’il accentue d’une part le rôle marginal joué par le Chiapas dans la première immigration au Mexique, permet d’autre part d’analyser leur anony-mat comme faisant écho à d’autres cas existants tant au Mexique qu’en Amérique Centrale. Combien d’hommes et de femmes comme eux sont-ils arrivés de l’étran-ger dans des localités reculées et se sont tellement bien intégrés dans leur com-munauté d’accueil qu’ils ont y laissé des racines profondes, même si leur souve-nir s’est aujourd’hui évanoui ?

Voici donc à partir de ces infor-mations trouvées un peu au hasard, les parcours préliminaires de Borduin et Dugelay (père et fils) à San Cristóbal. Il faut situer leur complémentarité et dif-férence dans un siècle troublé que l’on est tenté de qualifier « de deuil », étant donné qu’il s’agit d’une période de changements marqués par des guerres régionales, nationales et internatio-nales ; des épidémies constantes au Mexique et au Guatemala et – dans le cas de la ville qui nous intéresse – la perte définitive des pouvoirs de l’État en 1892. De même, leur parcours qui témoigne des premières influences locales de la culture française en fait aussi les prédécesseurs de ceux qui, provenant de ce pays, visitent actuellement le Chiapas ou y résident. Parmi eux, nous rendons ici hommage à don Andrés Aubry, Fran-çais et Chiapanèque de notre époque, qui consacra une grande partie de sa vie à partager et à expliquer la réalité des populations du Chiapas 7.

Principales villes du Chiapas. En majuscules son anci-enne capitale, l’actuelle San Cristóbal de Las Casas. Source : LRBH, 2008.

7 Sociologue, historien et activiste français (1927-2007). Pionnier dans le travail de récupération d’archives histo-riques de la région et très concerné par les processus sociaux des dernières décennies au Chiapas.

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Les premiers Français au Chiapas.

L’alcaldía mayor de Chiapa appartint à l’époque coloniale à la Capitainerie Géné-rale du Guatemala, en formant par son abrupte géographie une vaste frontière

entre le territoire centre-américain et la Nouvelle Espagne 8. En 1528, une poignée d’Espagnols fonda un village qui, connu à partir de 1536 sous le nom de Ciudad Real de Chiapa (aujourd’hui San Cristóbal de Las Casas), allait deve-nir pendant plus de trois siècles la ca-pitale politique et religieuse de la pro-vince. Les difficultés de communication et l’absence de minerais précieux sur ce territoire ne tardèrent pas à s’ajouter au brutal système de colonisation pratiqué par les conquistadors. Les habitants de la ville, connue aussi sous le nom de Chiapa de los Españoles (malgré une forte

présence de la population indigène dès sa fondation), se sont rapidement sentis victimes de l’oubli et de l’indifférence du gouvernement central de Mexico ou, à partir de 1531, de celui de Guatemala. Cette situation de confinement a favorisé un système de pouvoir ambigu, et le sentiment d’infériorité est devenu une justi-fication supplémentaire des encomenderos et des notables du cabildo (Conseil muni-cipal) pour exploiter la nombreuse population indigène, qui ne fut plus traitée que comme une ressource dont on devait tirer un maximum de bénéfices.

La restriction d’accès à ses possessions d’outre-mer, jalousement imposée par la Couronne d’Espagne durant les siècles de colonisation, explique l’absence de Français et d’autres étrangers au Chiapas. Pourtant, le dominicain anglais Tho-mas Gage nous a transmis le témoignage de celui qui fut probablement le premier Français habitant le sol chiapanèque. Dans sa traversée de l’Amérique septentrio-nale entre 1620 et 1637, Gage signale que le frère français Thomas de Rocalano, alors prieur de Comitán (à la frontière avec le Guatemala), était sous ces latitudes

Capitainerie générale du Guatemala, à laquelle appartint le Chiapas jusqu’à son annexion au Mexique en 1824. Source : LRBH, 2008.

8 Donéravant nous nous référerons à ce territoire sous le nom de Chiapas, pour éviter des possibles confusions avec l’actuelle ville Chiapa de Corzo. L’alcaldía mayor de Chiapa et la gobernación de Soconusco furent deux juridictions séparées jusqu’à la création de la Intendencia de Chiapa, en 1786.

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pesos de son salaire de député, la Trésorerie de l’État qui était dans une situation difficile fit la sourde oreille, probablement parce que cette proposition impliquait le règlement préalable de ces honoraires, retenus en attente de meilleures condi-tions financières. Aujourd’hui, une rue centrale de San Cristóbal porte le nom de Diego Dugelay. Sans qu’on sache s’il s’agissait d’une proposition de son père en 1848, ou de son propre choix trente ans après, cette rue était la seule à laquelle le projet prévoyait d’attribuer le nom d’un héros mésoaméricain, Guatimoczin [sic].

Dugelay se retira de la vie publique en 1892. Opposé au transfert de la capi-

64 Id. La somme due n’est pas précisée.

Proposition d’arbre généalogique de la famille Dugelay, XIXe siècleSource : LRBH, 2008.

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prouve également que, bien que les attentes aient été imparfaitement satisfaites, le Chiapas n’a pas eu un rôle d’ouverture purement passif et eut aussi recours à des mécanismes de sélection, d’acceptation et d’assimilation de ces rares individus, qui, à l’instar de nos personnages, vinrent au Chiapas avec l’intention de s’y éta-blir et de commencer une nouvelle vie. L’influence mutuelle aboutit dans ces cas-là à la disparition des limites strictes entre « le Français » et « le Chiapanèque », créant ainsi de nouvelles relations et de nouvelles identités sociales.

Par ailleurs, nous pouvons voir dans les dénominations diverses octroyées aux étrangers un indicateur de leur possible acceptation ou rejet au Chiapas. Nous croyons ainsi que la première distinction de 1821 entre « Espagnols et étrangers » est une apparente redondance révélant l’identification sociale de Ciudad Real, encore peu concernée par l’opposition croissante entre peninsulares y criollos 69. L’expression, utilisée par la municipalité de Ciudad Real (voir p. 70), peut révéler d’ailleurs une certaine volonté de continuité après l’Indépendance. A la différence de villes telles que Tuxtla, Chiapa ou Comitán, les habitants de la capitale d’alors hésitaient entre un désir d’émancipation et leur intérêt à conserver leurs privi-lèges coloniaux. Ainsi loin d’instaurer une rupture radicale, le poids de la tradi-tion centenaire comme le centre « espagnol » de la province faisait qu’on octroyait aux Espagnols un statut intermédiaire entre l’ancien colonisateur et l’étranger européen, idéal « civilisateur » dans lequel on voulait se reconnaître.

En revanche, la perception de cette proximité ne s’étendit pas toujours aux régions limitrophes de l’État. En choisissant de s’unir au Mexique en 1824, au lieu de faire partie des Provinces Unies d’Amérique centrale, le Chiapas se convertit en gardienne pointilleuse de la frontière nationale du Sud mexicain. Pendant au moins soixante ans, ignorant le passé qui unissait jadis la région géographiquement et politiquement, les gouvernements du Mexique et du Guatemala se sont conti-nuellement appliqués à définir leurs limites juridictionnelles afin de contrôler, selon les intérêts du moment, le passage des personnes, des idées et des « épidé-mies contagieuses »70. Bien que chaque côté de la frontière représentât un refuge politique pour les factions dissidentes respectives, ceux qui arrivaient du Guate-mala furent parfois désignés avec méfiance comme « émigrés »71.Un phénomène semblable s’est produit avec l’État voisin de Tabasco. Après avoir en vain cherché à unir les deux provinces en 1821, la perception politique du Chiapas s’inversa

69 Les peninsulares étaient les individus nés en Espagne, alors que les criollos étaient les descendants des Espagnols nés dans les Amériques. 70 BMOB-ACH, tome IV, 61-1p. 1832 ; tome IV, 232-1ff, 1837 ; tome VI, 224, 1857. Voir aussi AGN, justicia ar-chivo, exp. 119, sup. 108, 1837-1850.71 BMOB-ACH, tome IV, 61-1p. 1832, San Cristóbal.

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en 1841. Dès lors, les intentions de « conquête » furent dénoncées et le dépar-tement voisin considéré, selon la déclaration du gouverneur de l’époque (grand-père de Diego Dugelay), comme étant le « plus inférieur de la République »72. Ce que l’on craignait était l’arrivée depuis ce lieu d’étrangers indésirables, « sans patrie ni fortune », « uniquement obsédés par l’incendie, la destruction, le pillage et la mort »73.

Malgré les encouragements et les restrictions, le projet de « peupler » le Chia-pas ne se déroula pas comme le souhaitaient les gouvernements et les groupes de pouvoir. Après des décennies sans voir se réaliser les changements attendu après l’Indépendance, les autorités de l’État, en 1861, n’hésitèrent pas à affirmer que la pauvreté et le manque de prospérité étaient dus au « manque d’étrangers »74. L’absence de ces derniers devint le signe de la stagnation et de l’impossibilité de développement, ce qui renvoyait la région à un sentiment de marginalisation sem-blable à celui des siècles passés. La dépendance nichée dans les sphères gouverne-mentales et sociales, outre le risque implicite de provoquer une paralysie, fit naître de nouveaux arguments pour accuser les Indigènes d’être, comme à l’époque co-loniale, responsables du retard et de la misère qui caractérisaient ce territoire. La population indigène du Chiapas n’était pas reconnue en tant qu’« habitante » de l’État, mais comme main d’œuvre et comme principale « ressource attractive » à exploiter. Ces véritables étrangers sur leur propre sol voyaient alors s’abattre sur eux la faute morale qui les stigmatisait comme obstinément opposés au progrès, ou comme les continuateurs d’un persistant et honteux état de « barbarie ». Mais paradoxalement, ils recevaient également l’immense fardeau d’être les princi-paux instruments de la prospérité longtemps convoitée de ceux qui les accusaient.

Le besoin des « frères d’outre-mer » ne prit pas fin en 1821 et ne concer-nait pas seulement les aspects économiques ou politiques. Il s’agissait aussi d’une attitude mentale collective qui méprisait le potentiel interne dans l’attente d’un changement messianique venu de l’extérieur. En 1889, le gouverneur en poste se plaignait encore de la distance et de l’« absolue » carence de chemins qui inter-disaient au Chiapas l’élan et le progrès qui découlent de l’immigration. Malgré le confinement et le manque de communications (situation qui persista au moins jusqu’en 1950), il insistait aussi sur son espoir que bientôt l’immigration soit réalisée pour peupler nos déserts, [dans] le but d’exploiter toutes les richesses que notre territoire privilégié possède 75. Trois ans après, le gouverneur Emilio Rabasa transféra la capi-

72 BMOB-ACH, tome V, 7. 1p. San Cristóbal, 13 abril 1841.73 Id.74 BMOB-ACH, tome VII, Memoria de Gobierno por Juan José Ramírez, 2 octobre 1861. San Cristóbal.75 BMOB-ACH, tome IX. Memoria de gobierno presentada por Manuel Carrascosa, 1889.

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tale du Chiapas à Tuxtla Gutiérrez. Sa campagne de modernisation, soutenue par Porfirio Díaz depuis le centre du pays, permit un nouvel essor des cultures inten-sives au Chiapas, notamment celle du café dans la région du Soconusco, à laquelle on a fait allusion au début de ces lignes. Entre-temps, la France nomma en 1883 Léopold Goût premier agent consulaire à la ville portuaire de Tonalá ; suivi en 1910 par Amadée Cadillac à Tapachula.