Bolívar, l’homme qui ne voulait pas être roi. L’échec de la mission Bresson (1829).

27
FABIENNE BOCK, GENEVIÈVE B ÜHRER-THIERRY, STÉPHANIE ALEXANDRE (coord.) /T L'ECHEC EN POLITIQUE, OBJET D'HISTOIRE

Transcript of Bolívar, l’homme qui ne voulait pas être roi. L’échec de la mission Bresson (1829).

FABIENNE BOCK,

GENEVIÈVE B ÜHRER-THIERRY,

STÉPHANIE ALEXANDRE (coord.)

/T

L'ECHEC EN POLITIQUE,

OBJET D'HISTOIRE

,

Textes réunis et établis par

Fabienne Bock Geneviève Bührer-Thierry

Stéphanie Alexandre

L'ECHEC EN POLITIQUE OBJET D'HISTOIRE

Actes du Colloque organisé par l'équipe d'accueil Analyse comparée des pouvoirs (EA 3350)

à l'Université Paris Est 26-27 mai 2005

L'Harmattan

© L'Harmattan, 2008 5-7, rue de l'Ecole polytechnique, 75005 Paris

http ://www.librairieharmattan .com diffusion . harmattan@wanadoo .fr

harmattan l@wanadoo .fr

ISBN : 978-2-296-05731-9 EAN : 9782296057319

TABLE DES MATIÈRES

FABIENNE BocK (Université de Paris-Est) : Introduction .................... 5

trc PARTIE: FIGURES DE L'ÉCHEC

Chapitre 1 : L'échec comme symptôme

PIERRE-JEAN SouRIAC (Université Paris lV) : Puissance publique et guerre civile : les échecs du baron de Terride en pays toulousain au temps des guerres de Religion ....................................................... 17

BENJAMIN MERCIER (Université Paris XII) : L'échec des contrôleurs généraux des finances (l 754-1759) .................................................... 35

PASCALE GIRARD (Université de Paris-Est) : « Por motives tan rateras». Les effets du refus dans les lndip etae des jésuites d'Espagne et de Sardaigne au xv11e siècle.. ........................................ 49

CHRISTOPHE BADEL (Université Rennes II) : L'usure de la noblesse sénatoriale à Rome ............................................................................. 67

Chapitre 2 : Les réactions à l'échec

ANTOINE FRANZINI (Université de Paris-Est) : La place de la vertu : les entreprises de Tommasino Fregoso en Corse (1462-1483) ................ 85

MARILYN N1couD (EFR/ENS LSH) : Le médecin, le patient et « l' échec thérapeutique» à la fin du Moyen Âge : réflexions sur un problème déontologique et pratique.... .................................... 93

MARION GoDFROY-TAYARD (EHESS) : L'échec de la guerre de Sept Ans et ses conséquences coloniales : Kourou ou le modèle physiocratique ....... ..... ............... ..... ..................... ......... .................. ... . 111

GEORGES LOMNÉ (Université de Paris-Est) : Simon Bolivar, l 'homme qui ne voulait pas être roi... ................................................. 129

FABIEN ARCHAMBAULT (Université de Grenoble 11): Une partie de campagne. La défaite de la Squadra azzura face à la Hongrie et l'échec de la démocratie chrétienne aux élections législatives de 1953 ............................................................................ 151

Irène HERRMANN (Universités de Genève et de Moscou) : Un échec sublimé? La recréation d'une continuité russe après l'effondrement de l'URSS (1993-2003) ..................................................................... 163

Chapitre 3 : Les résistances

AGNÈS BÈRENGER (Université de Paris IV) : L'impartialité du gouverneur de province dans l'empire romain : entre affirmations théoriques et réalité............................................... 179

BENOÎT GRÉVIN (Université Paris X, EFR): Le Royaume avorté. L'échec de la constitution de royaumes dans l'Europe « post-carolingienne » au bas Moyen Âge (x111e-xve siècles) ............. 191

CORINNE PÉNEAU (Paris XII) : « Et je me suis noyée dans le Bomilfjord ... ». L'échec de Magnus Eriksson, une construction politique......................................................................... 209

RENAUD VILLARD (Université Paris VII) : Du bon usage de l'échec: les souverains italiens du xv1e siècle face aux conjurations avortées.......................................................................... 227

2c PARTIE : DES HISTORIOGRAPHIES À REVOIR

ERIC LIMOUSIN (Université de Lorient) : L'échec des empereurs dans la chronographie de Michel Psellos........................................... 245

SANDRINE LEROU (Université de Paris X) : La défaite impériale dans le Moyen Âge grec, quelques clés de lecture de l'aune du religieux (x1e-x11e siècles).................................................................... 257

JOËLLE ALAZARD (Université de Paris X) : Charles le Chauve, un échec historiographique ....... ........... ... ........... .......... ........ ............ .. 271

HÉLOÏSE HERMANT (Université de Paris-Est, EHESS) : L'échec du « coup d'État » de Don José de Austria en 1669 ou les illusions de la reconstruction historiographique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 289

SERVANE MARZIN (Université de Paris X) : François Guizot et l'Europe: un nouvel éclairage sur l'échec de 1848 ........................... 307

PHILIPPE ÜLIVERA (Brest): Les faux-semblants de l'aveu. L'échec et sa mise en récit (à propos de la Bataille du Chemin des Dames, 1917)............................................................................... 321

PEDRO MoNAVILLE (Institut Universitaire Européen de Florence) : La décolonisation du Congo belge : le sens d'un échec consensuel.......................................................................................... 329

BOLIVAR, L'HOMME QUI NE VOULAIT PAS ÊTRE ROI. L'ÉCHEC DE LA MISSION BRESSON (1829)

Georges Lomné

Le 1 "' juin l 830, le marquis de Lafayette adressa ces mots à Simon Bolivar :

« Non, mon cher général, je ne consentirai pas à ravaler le grand nom de Bolivar et à descendre moi-même au point de vous imputer les inconvénients et les desseins d'une ambition vulgaire . La couronne fitt pour Napoléon une dégradation, comme son second mariage ji,t une mésalliance ; il ne sentit pas combien une magistrature populaire l 'é/evait au-dessus des trônes de / 'Eu­rope , et devant une étroite monomanie de pouvoir vinrent échouer les dons du caractère, de l'esprit, du talent , et la plus belle chance d 'une situation extraordinaire. JI lui manquait cet enthousiasme de dévouement à la cause de l 'humanité qui vous maintiendra, dans l'hémisphère essentiellement républi­cain, à la hauteur du titre de libérateur si justement donné à vos nobles efforts et à vos glorieux succès » 1

Le marquis avait pour ambition de réconcilier Bolivar avec le Colombien qui, à ses yeux, n'avait jamais cessé d'incarner les« principes de la liberté ré­publicaine» : le général Francisco de Paula Santander. Condamné à l'exil par le Libertador, Santander avait reçu en Europe un accueil apte à le consoler des « outrages » subis dans sa propre patrie 2 : en mars 1830, il commença de fréquenter le salon de Lafayette où, de concert avec Benjamin Constant et Destutt de Tracy, il vilipenda« l'ambition vulgaire» de Bolivar. Constant n'avait-il pas averti les Français, dès l'année précédente, que« l'homme extraordinaire» s'était mué en « usurpateur» et qu'il avait « sanctionné sa dictature par des exécutions et des meurtres »3 ? Mais l'opinion internationale inclinait désormais à bien pis : le césar républicain n'avait-il pas tenté de restaurer la monarchie, avec l'aide de Charles X ? Les gazettes rapportaient que le roi avait envoyé en Colombie un émissaire, du nom de Charles Bresson, afin de proposer secrètement une couronne à Bolivar.

1. Latàycllc au Général Bolivar , Lagrange, 1 cr juin 1830, Mémoires, corre;,po11da11ce et 111a1111scri ts d11 général Lafaye/le, publiés par sa famille , Paris , H. Fournier aîné, 1837-1838 , cité in H. Rodriguc z Plata , Santander en el exi /io. Pmceso-Prision-Destierro, 1828- 1832, Bogotâ , cd. Kelly, 1976, p. 604. 2. Santander à Juan Manuel Arrubla, Pari s, le 27 mars 1830, in Samander e11 el exilio ... , ibid. , p. 395. 3. Co11rrierfiw1çais, l cr janvier 1829, reproduit in M. Aguirrc Elorriaga, El Abate de Pradt en la eman cipacion hispanoam ericana ( 1800-1830), Caracas, UCAB, 1983, p. 336.

L'affaire avait échoué, pour d'obscures raisons, et Bolivar avait renoncé au pou­voir, en janvier 1830, abandonnant la Colombie à l'anarchie.

Très tôt, les libéraux néo-grenadins ont bâti la légende noire de Bolivar sur une conviction : dès 1826, le« héros du siècle» avait souhaité troquer le titre de « Libérateur» pour celui de« Roi de Colombie», ou celui d' « Empereur des Andes ». José Maria Samper écrivit ainsi que le « parti bolivien » avait souhaité « trahir la République» et« monarchiser (sic) le pays». Un tel plan, ourdi« par Bolivar et ses adeptes », consistait à établir la« présidence à vie » du Libertador, avant de le proclamer « roi constitutionnel ». À sa mort, un prince français lui aurait succédé, établissant les bases d'une dynastie héréditaire'. José Manuel Restrepo dénonça cette interprétation peu après : en provoquant l'échec de la mission Bresson, le Libertador s'était exempté de toute prétention monarchique au profit de celle d'une république dirigée par un président« élu à vie». Aux yeux de l'ancien ministre del 'Intérieur du Libertador, cette solution était un moindre mal puisqu'elle préservait l'indépendance nationale 2

. En ce sens , Bolivar se distinguait de San Martin ou d'lturbide, qui avaient pactisé avec la Sainte Alliance pour tenter d'asseoir leurs projets monarchiques en Argentine et au Mexique .

En 1951, Salvador de Madariaga dérangea les certitudes attachées à ces deux veines interprétatives . Dans sa biographie du Libertador , l'historien espagnol accor­dait une grande place aux papiers des chancelleries européennes et, en particulier, aux deux tomes du Quai d'Orsay consacrés à la mission Bresson 3. Pour la première fois, de nombreux documents étaient exhumés où apparaissaient les tergiversations colombiennes et européennes face au projet d'une monarchie constitutionnelle. L' intéressant postulat du« mode d'action oblique» était avancé: Bolivar aurait voulu faire croire qu'il était favorable à une monarchie constitutionnelle, sous protectorat britannique, afin de susciter un sursaut national que résumerait la formule : « Plutôt que cela , une Monarchie sous Bolîvar. »4 Madariaga y voyait la confirmation d'une aspiration née quatre ans plus tôt, durant la campagne du Pérou : « Bolivar voulait fonder un Empire dont il serait le premier monarque sous le titre de Libérateur, et Sucre le second sous le nom d 'Empereur [ ... ] Ce que recherchait Bolivar, c ' était la reconstitution de l'Empire espagnol sans le Roi

1. J. M. Sampcr , Apu11ta111ie11tus para la historia politica i socia l de la N11eva Gra11ada desde 1810 i especial­mente de la ad111i11istraci6n del 7 de Marzo, Bogo tâ, lmprcnta del Neo-Granadino, 1853, p. 133-144. 2. J. M. Restrepo, Historia de la Revo/11ci611 de Colombia (2e éd .: 1857), réed.: Medellin , Bedout , 1970, t. 6, p. 2 15-272 et, plus précisément , les page s 245-246 . 3. Les tomes 5 cl 6 de la Correspondance politique, Colombie. 4 . S. de Mada riag a, Bolfrar ( 195 1 ), traduit de 1 'a nglais par D. Guillet, Pari s, Ca lmann-L évy, 1955, t. 2, p. 233.

130

d'Espagne»'. Six ans plus tard, le Vénézuélien Caracciolo Parra-Pérez s'employa à réfuter l'argument dans un ouvrage monumentaF. Pour Parra-Pérez, l'histo­rien espagnol avait accordé trop de crédit à l 'œuvre de Carlos A. Villanucva, La Monarquia en América3, au détriment de la prudence interprétative du grand historien nord-américain, William Spence Robertson 4

Dans le cadre d'une réflexion sur les figures de l'échec en tant qu'objet d'his­toire, la mission Bresson est passionnante à plus d'un titre. En premier lieu, elle offre des phases qui montrent à quel point la ligne de partage entre l'échec et la réussite peut s'avérer mouvante. Aussi, aux yeux de Bresson, l'échec finit-il par l'emporter au-delà de toute détermination préalable. En second lieu, le caractère confidentiel de la mission perturbe les catégories de ) 'analyse. Les parties en présence sont versatiles et de légitimité incertaine. De plus, les divergences de vue qui règnent entre les acteurs de chaque camp autorisent à s'affranchir de la simple configuration d'un face-à-face diplomatique. L'appréhension rationnelle del' échec n'en est que plus difficile. Enfin, la faillite de la mission Bresson nous renseigne sur le naufrage de la république de Colombie et, en contrepoint, sur la naissance du mythe bolivarien.

La possibilité d'un « grand œuvre »

Peu avant son départ, Charles Bresson reçut de longues instructions du mi­nistre des Affaires étrangères, le Comte de la Ferronnays. Son « voyage » devait le conduire successivement au Mexique, au Guatemala, en Colombie, au Pérou, au Chili, puis dans les Provinces-Unies de la Plata et au Brésil. Il ne devait pas « se prolonger au-delà d'une année 5 » et avait« principalement pour objet l'état politique et financier de ces nouvelles républiques »6• À l'évidence, le roi et son ministre étaient inquiets de la propagande républicaine des États-Unis et de l'éventuelle mainmise del' Angleterre sur l'isthme de Panama. Le comte croyait déceler une mécanique commune à l'ensemble de ces pays, dans l'opposition

1. S. de Madariaga, Bolivar, op. cil., t. 2, p. 163. 2. C. Parra-Pércz, la Monarquia en la Gran Co/ombia, Madrid , Ediciones Cultura Hispanica , 1957, p. XIII. 3. Cf. les 4 volumes de C.A. Villanueva publiés sous le titre de la Monarquia en América : Bolivar y el general San Martin, Paris, Librairie Paul Ollendorff, 191 1 ; Fernando Vll y los Nuevos Es/ados, id., 1912 ; la Santa Alianza, id., 1912; El Imperia de los Andes, id., 1913. 4. W. Spence Robertson, Rise of the Spanish American Republics : As To/d in the lives ofTheir liberators, New York, Appleton, 1918 et France and latin-American J11depe11de11ce, Baltimore, The John Hopkins Press, 1939. 5. Comte de la Ferronnays, « Instructions pour M. Charles Bresson . Chargé par le Roi d ' une Mission en Amérique», Paris, le 2 juin 1828, AMAEP, Correspondance politique, Colombie, t. 5, .f" 14. 6. Ibid., f" 37.

131

de sa conviction que « ! 'ambition de Bolivar avait embrassé l'Amérique toute [sic] entière, et qu'il avait aspiré à se faire le chef de ce vaste empire». JI avait ajouté que le dévoilement du projet le rendait inexécutable et que le Libertador « ne pouvant être un homme mauvais (je répète ses expressions) [sic] il voudra paraître sans doute en bon citoyen » 1

• Mais Bresson précisait peu après qu'il avait rencontré à New York plusieurs « hommes sages et influents convaincus que les États du sud se sont égarés jusqu'ici dans la recherche d'un gouvernement qui leur soit propre », qui « travaillent en secret à les ramener à des institutions plus analogues à leurs besoins et à leurs habitudes» . Au premier rang d'entre eux figurait le Mexicain Miguel de Santa Maria, « ami intime de Bolivar» et ancien ministre de Colombie à Mexico, qui venait de faire embarquer le jeune fils de feu ! 'empereur Iturbide à destination de Carthagène. Au second rang, on trouvait les Colombiens José Maria de Salazar et Juan Garcia del Rio . Le premier avait été ministre de Colombie à New York dès 1827 et se consacrait à présent à l'étude du grec. Ce poète, chantre du vice-roi Amar y Borb6n avant de l'être de Bolivar, avait longtemps mis son patriotisme au service de Carthagène, dont Garcia del Rio était originaire . Ce dernier présentait un intérêt tout particulier : il avait été le mentor de l'idée monarchique auprès de San Martin, dès l'année 1822.

Bresson quitta les États-Unis, convaincu que Bolivar avait échoué dans son dessein« d'un grand tout» au service de son propre despotisme et que Salazar et Garcia del Rio montraient une voie plus raisonnable : celle de la monarchie constitutionnelle, réduite à la seule Colombie. À la fin du mois de décembre 1828, une rencontre fortuite avec l'aide de camp de Bolivar à La Nouvelle-Orléans le décida de renoncer au Mexique et de se rendre sans délais auprès de« l'homme qui a le mieux compris ces peuples et qui tente aujourd'hui de les rappeler au bon ordre et de les soumettre à des institutions plus analogues à leurs mœurs » . Encore fallait-il a1rncher le Libertador à l'influence de la« politique égoïste des Américains et des Anglais »2• À la Guayra, si Bresson continuait de penser que Bolivar était« le grand moyen du salut américain »3, son enthousiasme vint à être tempéré : « ici même, sur le premier théâtre des triomphes et de la popularité du libérateur, la désaffection s'est introduite dans les cœurs »4

• Quinze jours plus tard, il reprenait espoir à Carthagène en écoutant les propos du général Montilla. La Colombie allait convoquer un congrès constituant afin de délibérer d'un projet

I. Id., Washington , le 19 octobre 1828, ibid., f" 95. 2. Id., La Nouvelle-Orléans , le 26 décembre 1828, ibid., F 129-141 v. 3. Id., La Guayra, 23 janvier 1829, ibid., F 149. À cette date, le Comte de Portalis a déjà remplacé le Comte de La Ferronnays, victime d'une crise de paralysie . 4 . Id., La Guayra, 14 février 1829, ibid., F 157.

133

dont les contours semblaient arrêtés : « On renonce aux formes représentatives compliquées de la constitution de Bolivia, pour sc rapprocher de celles de la constitution d'Angleterre. Le Président serait élu à vie, du moins pour un très long terme, et investi de pouvoirs étendus » 1

• Le 15 avril 1829, Bresson arriva enfin à Bogota, avec Je jeune duc de Montebello, qui l'accompagnait depuis le début de son périple 2

• Le 18 avril, le« Commissaire de Sa Majesté» se présenta devant le Conseil des ministres de la République3, et des échanges de vue purent commencer entre Bresson et le ministre, secrétaire d'État au Département des Relations extérieures, Estanislao Vergara. Bresson précisa dans les premiers comp­tes rendus qu'il en adressa à Paris que, face à l'incertitude concernant 1 'avenir de la Colombie, la reconnaissance de l'indépendance du pays par la France pressait moins que ]'assurance de voir Bolivar se maintenir au pouvoir. li ne se priva pas, néanmoins, de faire miroiter la première au service de la seconde dans les« notes verbales» qu'il échangea à l'occasion avec Vergara 4

Au début du mois de mai 1829, une euphorie nouvelle gagna Bresson quand il se rendit compte que Garcia del Rio en personne avait mis à l'œuvre à Bogota les« plans monarchiques» qu'il lui avait exposés à New York et que le président du Conseil des ministres, José Maria del Castillo y Rada, et le ministre de la Guerre, le général Rafael Urdaneta, les avaient approuvés. Bresson s'appliqua à en détailler le contenu à Paris :

« Fatigués de leurs longues divisions intestines, désabusés de ces vaines théories républicaines inapplicables à la condition des habitants aspirant au repos, effrayés des conséquences de la mort du général Bolivar et voulant fon­der l'avenir pour leur pays et pour eux-mêmes, les principaux hommes de la Colombie, M. Castillo, les Ministres actuels et les membres du Conseil d'État réunis aux chefs de l'armée se sont entendus pour constituer la Colombie en Monarchie Constitutionnelle. [ .. .] Les Auteurs de ces projets, Monseigneur, voulant les revêtir des formes légales aux yeux du peuple et des autres nations, remettent au Congrès Constituant leur exécution. [ .. .] La question des Institu­tions résolue, celle des personnes se présentera. Les Chefs civils et militaires de

1. Id., Carthagène, 28 février 1829, ibid., f" 175v. 2. Il s'agit de Napoléon-Auguste Lannes, fils aîné du maréchal Lannes. L'interprète et secrétaire de la mission, Tcrnaux-Compans, dont Bresson se plaignait de« l' écriture illisible», les avait quittés à Carthagène pour se rendre à Panama. Il était prévu qu ' il rejoigne les deux diplomates à l'été, au prix d'un périple le conduisant par Guayaquil et Quito. 3. « S11pleme11to a la Gaceta de Colombia n° 410 », Bogota, 26 avril 1829. 4. Cf. Bresson au ministre des Affaires étrangères, Dépêche n° 18, Bogotâ, 3 mai 1829, AMAEP, ibid., f" l 98-222v.

134

l'État pensent devoir aux longs services du Général Bolivar, à son ascendant, à sa gloire de lui proposer d'abord la Couronne et en effet, il est difficile ou plutôt impossible de lui assigner une seconde place dans la Colombie: il faut qu'il y règne ou qu'ils 'en éloigne à jamais. Comme ce projet ne lui a été com­muniqué que depuis quelques jours et qu'on ne peut recevoir sa réponse avant trois semaines, l'on ignore comment il l'envisagera. Il écrivait dernièrement au Général Urdaneta «qu'il fallait en.finir; qu'il fallait prendre une assiette quelconque, et qu'il était déterminé à soutenir les décisions du Congrès de quelque nature qu'elles dussent être ». Ce paragraphe m'a été communiqué : implique-t-il qu'il accepterait la couronne ? Il n'est pas douteux qu'il refusât d'abord, qu 'il ne résistât longtemps[. . .]. Quoiqu'il en soit, Monseigneur, s'il laisse se développer les projets de ses amis (et je me résous difficilement à croire, quoiqu'on m 'assure du contraire, qu'ils ne les aient connus [sic au pluriel} à l'avance), s 'il ne les arrête pas dès aujourd'hui [. . .}, il finira par accepter le trône qui lui sera offert » 1

La seconde partie du plan était apte à susciter plus encore l'enthousiasme de Bresson. Ne souhaitant pas fonder la monarchie« sur la vie d'un seul homme fatigué, épuisé, qui pourrait à peine espérer», les auteurs de cette combinaison avaient songé à un successeur et« c'est à la France qu'ils veulent le demander» . En contrepartie, la France faciliterait au« Monarque Élu », i. e. Bolîvar, un emprunt de vingt millions de piastres payable en cinq ans 2

• Bresson résuma de ces mots l'attitude qu'il avait décidé d'adopter face à une proposition aussi incroyable : « mon objet est d'encourager ces projets sans y agir, et surtout sans engager ni compromettre en rien le Gouvernement de S. M. »3 .

Le lendemain, 5 mai, Urdaneta montra à Bresson une lettre dans laquelle Bolivar lui enjoignait de prendre contact avec le chargé d'affaires anglais Campbell afin de chercher un secours européen à l'anarchie qui s'installait partout en Amérique espagnole. Bresson y vit l'éclatante confirmation du sens de sa mission : il avait eu raison de ne pas rebrousser chemin face aux « nouvelles décourageantes » qui l'avaient accueilli au Venezuela. Il était temps que la France intervînt, alors même que les Colombiens étaient sur le point de se livrer à l' Angleterre 4

• Urdaneta in­carnait la possibilité d'un revirement inespéré au bénéfice de la France et Bresson demanda sur le champ à Paris de le munir de« pouvoirs secrets » afin de les utiliser

I. Id., Dépêche 11° 19, Bogotâ , les 4 , 5 et 6 mai 1829, AMAEP, ibid ., f" 224v-227 . 2.Jd., t" 227v-228. 3. Id., t" 230. 4. Id., t" 232-232v.

135

en « tems [sic] opportun et convenu ». À l'évidence, le commissaire du roi n'avait plus guère l'intention de poursuivre sa mission au Mexique 1

• Le lendemain, 6 mai, Urdaneta assura Bresson du caractère irrévocable du dessein monarchique en Colombie: « il s'agissait d'être ou de ne pas être» et la France offrait à pré­sent un« espoir plus flatteur» que I' Angleterre 2

• En outre, Urdaneta estimait« le changement déterminé dans l'esprit même du Général Bolivar qui ne différait de ses amis que dans les projets qui touchaient à sa propre élévation ». Le Libertador ne lui avait-il pas dit en personne : « Que le Congrès désigne un Prince et je le placerai moi-même sur le trône »3 ? Bresson suggéra alors à Urdaneta de nommer Bolivar« régent» et de choisir un prince« d'un âge tendre». Une solution qui lui semblait consensuelle et la seule qui fût acceptable par le Libertador. Bresson se prit alors à imaginer les conséquences de son entreprise à l'échelle de l'Amérique espagnole tout entière : « il faudrait la coloniser de nouveau, pour la placer au niveau du siècle, et justifier l'espoir qu'elle vient nous présenter »5

Le 6 juin, Bresson informa Paris que Bolivar était résolu à abandonner le ré­gime républicain et avait demandé à Urdaneta de préparer l'opinion en ce sens. Le Libertador, encore à Quito, ignorait la combinaison élaborée à Bogota et Bresson prenait peur à imaginer qu ' il ne soit à nouveau sujet à la« chimère se­crète et favorite de son esprit» : l'union du Pérou, de la Bolivie et de la Colombie en un seul État 6• Dans une nouvelle dépêche secrète, datée du 12 juin, Bresson analysait l ' installation du régime monarchique comme« une sorte de retour au régime Colonial» s'effectuant« à l'insu [sic]» de ses promoteurs. Le commerce de la France pouvait en attendre une « impulsion incalculable ». Au passage, il décochait un trait à Bolivar: il n'est pas sûr qu'il accepte un prince étranger tant « il a toujours eu la passion de passer pour l'homme nécessaire». On aurait la réponse à son retour à Bogota annoncé pour le mois d'août 7. Dès lors, une attente interminable commença pour Bresson. Le 21 juin, il apprit que Bolivar avait été informé à Quito, le 20 mai, de sa présence dans la capitale 8

• Maigre consolation en regard du« silence du Général Bolivar» à l'égard d'un plan dont il avait été informé par de multiples voies. Il était contraint aux conjectures : « li est évident, ou qu'il délibère, ou qu'il craint de se confier, par écrit à son plus fidèle ami,

1. Id ., t" 233-233v. 2. Id ., f" 234. 3. Id., f" 234v. 4. Id ., f" 235-236. 5. Bresson au ministre, Dépêche 11° 21 (chiffrée), Bogot a, le 2 juin 1829, AMAEP, ibid., f" 253-258v. 6. Du même au même, Dépêche n° 22 (chiffrée), Bogota , le 6 juin 1829, AMAEP, ibid. , f" 263-264v. 7. Id., Dépêche n° 23 (chiffrée), Bogot a, le 12 juin 1829, AMAEP, ibid., f" 265-271. 8. Id. , Dép êche 11° 24, Bogota, le 21 juin 1829, AMAEP, ibid., t" 273.

136

même, ou qu'il ne veut pas paraître dans les dispositions prises par des partisans et qu'il s'en remet entièrement à eux, pour le succès » 1

• Pénétrer les pensées de Bolivar devint pour Bresson une sorte d'obsession et il se mit à l'écoute des moindres ragots, alors« qu'une heure d'entrevue m'en apprendrait plus que toutes les inductions auxquelles je suis réduit à me livrer »2

• Le 8 juillet, la déception fut accentuée par la vacuité de deux courriers adressés par Bolivar : Bresson fit à l'occasion d'intéressantes remarques sur la différence entre le style dépouillé de la lettre adressé au compagnon d'armes-le Vénézuélien Urdaneta-et l'emphase de celle qu'il avait adressée au« philosophe à vaines théories», le Carthagénois Castillo y Rada. Dans les deux cas, concluait Bresson : « des spectateurs d'un ordre moral trop inférieur et trop étranger aux choses du monde », que Bolivar savait manipuler à merveille 3 • La description donnée par Bresson du contenu de la lettre reçue par Castillo prouve qu'il s'agit de celle que Bolivar avait adressée depuis Riobamba en date du 1 cr juin : se plaignant de la calomnie qui le frappait sans discontinuer, le Libertador précisait qu'il allait rentrer au plus vite à Bogotâ, mais qu'il ne comptait plus diriger le pays. Le courrier se terminait par ces mots :

« Dans nos pays, il ne peut y avoir de Libertador qui ne soit un tyran »4.

Face au silence persévérant de Bolivar, il s'agissait de se renfermer« dans une réserve et un silence plus stricts, encore, envers les membres de l'administration »5•

Le 28 juillet, Bresson comprit que Bolivar ne viendrait pas à Bogotâ avant l'autom­ne : le subit changement de conjoncture politique au Pérou avait très certainement ravivé son rêve de « l'union et l'Empire des trois États »6

• Aussi, le commissaire du roi dit-il clairement à Urdaneta ne plus se contenter désormais du langage « à demi mot» du Libertador et, le 14 août, il annonça à Paris sa volonté de rentrer

1. Bresson note qu'en sus des communications explicites d'Urdaneta , le plan a été exposé oralement à Bolivar par le général Silva . Les généraux Sucre et Flores avaient été informés du plan par d'Espinar , le secrétaire de Bolivar, cl n'attendaient qu ' un ordre pour passer à l'ac tion . Cf. Id ., Dépêche , n° 26 (chiffrée), Bogot.1, le 3 juillet 1829, AMA EP, ibid., f" 280-281. 2. Id ., Dépêche n° 27 (chiffrée), Bogola, le 4 juillet 1829, AMAEP, ihid. , I" 286-291. 3. Id., Dépêche n° 29 (chiffrée), Bogota, le 8juillct 1829,AMAEP , ibid., f" 294-295v. 4. « Carla seg unda. Al Sr. José Maria del Castillo, Riobamba , 1 cro de Junio de 1829 », in J . F. Blanco cl R. Azpurua, Doc11111e11tos para la historia de la vida pûblica del Libertador , Caracas, Edicioncs de la Presideneia de la Rcpublica, t. 13, p. 524 -525. La lettre adressée à Urdaneta est très ccrtaincmenl celle que Bolivar signa le 3 juin à Riobamba : elle ne contenait que des informations militaires ! Cf. Doc11111e11tos para la historia de la vida pûbli ca del Lib ertadm; ibid. , p. 540-542 . 5. Bresson au ministre, Dépêche n° 31, Bogota , le 21 juillet 1829, AMAEP, Correspondance politiqu e, Colombie, t. 5, f" 304. 6. Du même au même , Dépêche n° 33, Bogotâ, le 28 juillet 1829, AMAEP, ibid , f' 336-336v.

137

derechef en France. Quelques heures plus tard, une dépêche du comte de Portalis lui parvenait, le sommant de quitter Bogota, à destination du Mexique 1 ! Piqué au vif, Bresson crut bon d'expliquer à nouveau pourquoi il avait évité ce pays 2. Puis, le 28 août, reprenant toute sa superbe, il annonça à Paris que Bolivar était enfin sorti de son mutisme. Le Libertador avait fait savoir« qu'il accepterait pour lui-même, la Présidence à vie, mais qu'un sénat héréditaire et la désignation d'un Prince pour successeur, de concert avec une grande Puissance Européenne assureraient, seuls, l'avenir». Bresson soulignait que Bolivar était seul apte à« préparer» le pays à la monarchie et que les généraux Flores et Mosquera, qui avaient pressé le Libertador de «s'exprimer sans obscurité», avaient désigné clairement la France comme « le recours le plus certain» à ce« grand œuvre »3• Avec le recul, on reste interdit face au caractère providentiel de ce dénouement, alors même que le commissaire devait mettre un terme à sa mission. li souligna lui-même, avec quelque malice, que) 'annonce de son départ y avait certainement contribué 4•

Le 3 septembre, le Conseil des ministres confirma les dires de Bresson : il était urgent de « changer la forme de gouvernement, en décrétant une monarchie constitutionnelle ». Néanmoins, le Conseil estimait que Bolivar devait régner avec le titre de Libertador, réservant celui de « roi ou monarque» à son successeur. Le document se terminait en précisant qu'il convenait davantage à la Colombie de« choisir un Prince de la Maison Royale de France, parce qu'il est de la même religion que nous et du fait de nombreuses autres raisons politiques »5• Deux jours plus tard, le ministre des Affaires étrangères, Vergara, explicitait le décret dans une longue lettre adressée à Bresson. Il était notamment rappelé que le titre de Libertador était« une propriété de gloire» (sic, dans la traduction de l'époque) 6

pour Bolîvar et que son successeur, en l'occurrence un prince français, pourrait l'utiliser. Dès lors, on comprend que Bresson ait consenti à se séparer de son compagnon de voyage, le duc de Montebello, afin qu'il portât sur le champ ces infonnations à Paris 7 . Entre autres documents, le jeune pair de France emporta la traduction faite par Temaux-Compans d'un large extrait du texte encore inédit de la Meditaci6n tercera de Juan Garcia del Rio. La complicité que Bresson entretenait

1. Elle était datée du 5 mai. Cf. Id., Dépêche 11° 34, Bogota, le 14 août 1829, AMAEP , Correspondance poli-1ique, Colombie, 1. 6, 13- 16v. 2. Datée du 5 mai. Cf. Idem, Dépêche n° 35, Bogotâ, la 24 aoüt 1829, AMA EP, ibid, t" 17-20. 3. Id., Dépêche n° 38 (chiffrée), Bogotà , le 28 août 1829, AMAEP, ibid, t" 24-29v. 4. Id., t" 24. 5. Cil. in Caracciolo Parra Pérez , op. cit., p. 444. 6. Cf.« cl (titulo) de Libcrtador, que es para S. E. una propicdad de gloria »: Un auribut que lui conférait la Gloire d'avoir libéré l'Amérique méridionale. Vcrgara à Bresson , Bogota, le 5 septembre 1829, pièce jointe à la Dépêche n° 40 de Bresson au ministre , AMAEP, ibid, t" 48. 7. Bresson au ministre, Courrier« particulier» du 5 septembre 1829, AMAEP, ibid., t" 41-42.

138

avec le publiciste carthagénois, homme « de beaucoup de mesure et de saga­cité»', laisse à entendre que le Français était informé au mieux, voire participait depuis quelque temps, à l'élaboration du projet des proches du Libertador. De là provint peut-être sa soudaine indulgence à 1 'égard du« pas rétrograde néces­saire » de la présidence à vie, qui serait apte à faire passer « sans secousse » la Colombie de « son régime colonial, républicain et despotique tout à la fois, à la monarchie constitutionnelle »2

• Il puisa vraisemblablement à la même source la fenne conviction selon laquelle Bolivar« connaît d'avance» la combinaison« et qu'il coopère »3• Aussi, afin de ne pas« abandonner un ouvrage élevé à grands soins», Bresson décida sans autre procès de« s'écarter» des instructions de Paris en suspendant son départ de Bogota. Il n'était« plus maître de quitter la Colombie »4

• Le chargé d'affaires anglais, Campbell, devait le conforter dans ce choix quelques jours plus tard : Bolivar lui avait écrit, acceptant le principe monarchique mais émettant de sérieuses réserves à l'idée d'un prince Bourbon et d'une solution purement française 5• C'est alors que le général C6rdova décida d'opposer son« fanatisme pour la liberté» au désir de Bolivar de« ceindre le diadème »6

• La révolte d' Antioquia faisait écho, à un an d'intervalle, à la ten­tative d'assassinat du Libertador au nom de la préservation de la Constitution de 1821. Bresson ne s'en alarma pas au début, détaillant plutôt la façon dont le général Urdaneta avait muselé toute opposition à Bogota, y compris parmi les ressortissants étrangers 7

• Puis, il prit conscience de la puissance du parti anti­monarchiste et des menaces directes que contenaient les placards trouvés en place publique à Bogota contre celui « qui venait donner un roi à la Colombie et la rendre aux Bourbons »8. Dans les semaines qui suivirent, Bresson se complut dans un rôle de spectateur désabusé et, cela, dans l'attente de la réponse de Bolivar à la note du Conseil des ministres de début septembre : « Je n'ai plus jugé utile de suivre et d'interpréter ses paroles, ses écrits et ses actions [ ... ] c'est un Prothée (sic) politique, qui veut échapper à l'opinion par ses subites métamorphoses »9

Bresson attendait que la réunion du Congrès, annoncée pour janvier 1830, fût l'occasion du changement de régime auquel il aspirait. À la mi-novembre, un

1. Id., Dépêche n° 39, Bogotâ le 6 septembre 1829, AMAEP, ibid ., t" 59-78. 2. Id., Dépêche n° 40, Bogotâ , le 6 septembre 1829, AMAEP, ibid., f' 82. 3. Id., f' 83v. 4. Id., f' 86-87 . 5. Id. , Dépêche (chiffrée) n° 42, Bogotâ, le 13 septembre 1829, f' 90-93v. 6. « Manificsto que cl Gcncral Cordoba prcscnta a los Colombianos para informalos de los motivos , y objcto de su pronunciamiento », AMAEP, ibid ., f' 98-99 . 7. Bresson au ministre , Dépêche n° 44, AMAEP, Correspondance polilique, Colombie, t. 6, f' 110-117. 8. Id., Dépêche chiffrée, s.n°., Bogotâ, le 14 octobre 1829, ibid., f' 126. 9. Id., Dépêche, n° 52, Bogotâ, le 7 novembre 1829, ibid., l 47-147v.

139

obstacle de taille surgit pourtant au Venezuela : Urdaneta s'était imprudemment ouvert au général Paez de la mission de Montebello, provoquant une levée de boucliers dans ce pays contre 1 'idée d'un retour à la monarchie 1

• Des « plaquarts » invitant « à 1 'assassinat de Bolivar et des monarchistes » avaient recouvert les murs de Caracas2, alors même que Garcia del Rio s'apprêtait à publier à Bogota sa Meditaci6n cuarta, appelant sans détours à 1' instauration en Colombie de la« monarchie mixte», à l'image des régimes de Grande-Bretagne, des États­Unis, des Pays-Bas et de France 3

• C ' est alors qu'un courrier du Libertador vint jeter « la confusion et 1 'inquiétude » dans le Conseil des ministres : Bolivar y annonçait qu'il renonçait au gouvernement à partir du premier janvier. Bresson écrivit alors avec lassitude: « il n'y a plus de confiance visible, et tout ce qui s'est passé entre le gouvernement colombien et moi, est, à mes yeux, comme non avenu »4

• Le 20 décembre, il reprenait la plume pour écrire au prince de Polignac: « Je n'ai plus que de tristes détails à donner à Votre Excellence. L'existence de la Colombie est compromise [ ... ]. Les membres du gouverne­ment ne savent plus quelle marche suivre. Le Général Bolivar les a encouragés dans leurs démarches envers la France et l'Angleterre [ ... ] Et tout à coup, au premier cri populaire, il les compromet et les abandonne ! »5

• Le 27 décembre, à la veille de l'ouverture du Congrès constituant, Bresson écrivait de nouveau à Polignac:« Mais qu'espérer d'une assemblée que tant de passions, d'intérêts et d'inquiétudes agiteront dans tous les sens? »6

• Enfin, le 31 décembre, le ministre des Affaires étrangères colombien informait Bresson des raisons profondes de l'abandon du projet: « Le Libérateur-Président n'est pas disposé à prêter son appui à un projet dont la conséquence serait pour lui un agrandissement personnel que S. E. croit en contradiction avec sa carrière et avec les principes qu'Elie a constamment professés »7 . Bolivar entra finalement à Bogotâ, le 15 janvier, et Bresson put enfin le rencontrer, dès le lendemain, après ) 'avoir attendu près de neuf mois. Dans les mots qu'il adressa à Bolivar lors de l'audience, Bresson souligna qu'il« n'est pas de gloire plus belle que celle d'un grand pacificateur». Et le Libertador de lui répondre qu'il se désolait que le départ du diplomate privât la Colombie de l'espérance de voir reconnaître « l'indépendance de la

1. Id., Dépêche 11° 54, Bogota , le 20 novembre 1829, ibid. , f" 171-173. 2. Id., Dépêche n° 58, Bogota , le 28 novembre 1829, ibid., 181 v. 3. J. O. del Rio , Meditacio11es colombianas, rééd . : Bogota , cd. Incunables , 1985, 134- 142. 4. Bresson au ministre, Dépêche n° 61, AMAEP, Correspondance politique . Colombie, l. 6, I" 221-222. 5. Id., Dépêche n° 63, ibid., f" 226. 6. Id., Dépêche n° 64, ibid., f" 232v. 7. E. Vergara à Bresson , le 31 décembre 1829, Pièce jointe à la Dépêche n° 66, AMAEP, ibid., f" 236.

140

« Un nivellement général, c'est à dire un élément démocratique bien prononcé : rien ne surgit de la masse : noblesse, fortunes, talens (sic), noms acquis, rien ne frappe nos regards [. . .} une égalité désespérante rapproche le salon de la boutique . Que sera-ce donc que cette existence d'un monarque, isolée dans sa grandeur, sans point d 'appui , sans étais qui la maintiennent à son degré d'élévation, sans classes quis 'unissent forcém ent à elle, qui confon­dent forcément ave c elle leurs intérêts vitaux, qui durent et tombent par une même cause ? » 1•

Il est amusant de remarquer qu'à la même date le ministre de l'Intérieur de Bolivar , José Manuel Restrepo , a noté dans son journal privé que« l' opinion monarchique a commencé à gagner du ten-ain et l'on a vu qu 'une grande partie du peuple était en sa faveur. Les avocats et les étudiants de jeune âge s'y oppo­sent ainsi que quelques autres personnes aux idées exaltées [ .. . ].En un mot, on peut compter sur l'armée qui aime le Libertador, sur le clergé qui est toujours monarchiste et sur pratiquement tous les hommes de plus de trente ans »2

• Une telle différence de points de vue tenait au fait que Restrepo n'envisageait la mo­narchie qu'à travers Bolivar , tandis que Bresson croyait déjà au couronnement d'un membre de la famille d'Orléans . En septembre, alors que le projet semblait devoir prendre corps , Bresson continua d'écrire à Paris qu'en Col.ombie « les éléments monarchiques manquent; les mœurs nationales ne sont pas nées ; l'esprit public est nul »3 • Enfin, constatant l'échec définitif de ses tractations, Bresson concentra ses critiques sur Bolivar lui-même :

«l 'on ne s'exp lique plus sa mani ère d 'agir : il semble livré à mille sen­tim en ts et à mill e projets contrair es. Ses pensées , ses ordres du lendemain ne ressemblent plus à ceux de la veille : Tout est, chez lui , ince rtitude et contradiction : la faiblesse succède à l' énergie, le réve il à l 'assoupissement : On dirait l 'agonie d 'une grande âme. Une noble intelligence qui lutte et va s'éte indre >>4.

Il est significatif que Bresson n'envisagea jamais de mettre en avant les moda­lités d 'e xécution de sa mission pour en comprendre l'échec. À ses yeux, celui-ci

1. Id., 25 juillet 1829, ibid, I" 323v. 2 . J. M . Restrepo, Diario poli1ico y 111ili1ar, Bogota, lrnpr ema nac iona l, 1954, l. 2, p. 25. 3. Bresson au rninisirc, Dépêc he n° 40 , Bogota, 6 septemb re 1829, AMAEP , Currespo11da11ce poli1iq11e, Colombie, t.5, F 8 1v. 4 . Id., Dépêche n° 69, Bogotâ, 20 décembre 1829 , ibid., f" 227 .

142

ne relevait ni de sa propre conduite ni, bien évidemment, des instructions reçues de Paris. Les coupables n'étaient autres que la Colombie et son président. Or, sur ce point, le contraste est flagrant avec l'opinion du ministère français. Convaincues dès l'origine, par les rapports de Bresson et d'autres, que la Colombie n'était pas apte à recevoir une monarchie constitutionnelle, les Affaires étrangères envisageaient l'échec de la mission sur un autre plan : ce qui devait être une mission d'exploration et de soutien avait bien failli provoquer une grave crise internationale, en raison de l'inconséquence du commissaire lui-même ! Dès le mois de mai 1829, Portalis exprima le regret que Bresson eût abandonné le projet de faire escale à Vera Cruz : sa venue y aurait rassuré les négociants français, inquiets des événements révolu­tionnaires du pays. Le reproche était cinglant : « vous avez seulement cédé, trop facilement, au désir de vous mettre en rapport avec un Gouvernement régulier : et ne voyant que des troubles dans la situation du Mexique, vous avez préféré vous rendre en Colombie » 1

• Il était tout aussi significatif que P01talis rappelât à Bresson la nécessité de convaincre Bolîvar de renoncer« à exercer une influence quelcon­que sur les deux Pérou », mais, conscient que le Commissaire aurait bien du mal à « conférer avec lui» dans le sud de la Colombie, il enjoignait Bresson« de revenir à Carthagène » afin de se « rendre au Mexique », sans attendre la tenue du Congrès constituant à Bogotâ 2

• Si Po1talis avait une vision du théâtre américain plus ample que celle de Bresson, il s'inquiétait avec pragmatisme des réclamations des sujets du roi à l'égard de la Colombie et du Mexique, et de l'urgente nécessité d'aller surveiller au Guatemala les agissements d'un agent des Pays-Bas œuvrant au projet d'un canal interocéanique par le lac de Nicaragua. Rien par contre qui concernât la volonté de la France d'aider à un changement de régime3. En août, les reproches adressés à Bresson se firent plus vifs. Avec« beaucoup de regret», le Ministère lui annonçait que :

« Le Gouvernement du Roi n'a pas approuvé la forme que vous avez laissé donner à votre réception. Il a pensé que votre mission étant beaucoup plus confidentielle qu 'ostensible, il aurait été préférable de ne pas lui donner dès l'origine, l'espèce d'éclat qu'elle a reçu; mais il a surtout regretté que vous ayiez (sic) cru pouvoir parler au nom de Sa Majesté lorsque vous n'aviez d'elle aucune lettre de créance et que vous n'étiez porteur que de simples lettres ministérielles »4

1. Portalis à Bresson, Dépêche 11° 2, Paris , 5 mai 1829, ibid., f" 238. 2. Id., t" 240 cl 243. 3. Id., f" 241 v-242v. 4. Id., Dépêche chiffrée, sans numéro , Paris, août 1829, AMAEP, ibid. , t.6, F 32.

143

Il lui était également reproché d'avoir laissé beaucoup« trop de traces» écrites de ses négociations verbales avec le ministre Vergara, au risque de provoquer les foudres de la Cour de Madrid si elle venait à apprendre qu'on la regardait comme étant dans« une grande décadence »'. Mais il était swtout signifié au commissaire que le projet échafaudé par les Colombiens d'installer une monarchie dans leur pays paraissait à Paris d'une« exécution extrêmement difficile et incertaine »2•

Aussi, le gouvernement du roi était-il« parfaitement résolu à y rester étranger, lors même qu'il pourrait par cette détermination, voir diminuer des chances avantageu­ses pour le commerce maritime de la France »3. La décision était sans appel : les Colombiens agissaient sous le coup de la « lassitude » et de la « détresse », sans être pour autant désintéressés puisqu'ils réclamaient vingt millions de piastres en échange de cette mutation de gouvernement. S'ensuivait l'ordre de quitter Bogota sans attendre et de se rendre enfin au Mexique !

Au terme de ce qui a été dit, on pourrait avoir le sentiment qu'aux yeux du Département des Affaires étrangères Bresson avait échoué parce qu'il avait failli - très paradoxalement - réussir une entreprise pour laquelle il n'était pas mandaté ! Un rapport au ministre rédigé en novembre 1829 soulignait l'ambiguïté d'une mission qui avait« quelque chose de vague et d'équivoque» car« il était difficile qu'on ne la considérât pas en Amérique, soit comme une sorte d'espionnage ho­norable, soit comme une véritable mission diplomatique, deux choses également contraires à l'intention du Roi »4

• Du coup, Bresson s'était trouvé engagé« dans une situation fausse qu'il n'était peut-être pas en son pouvoir d'éviter »5

. C'est ce registre des circonstances, conduisant à un jeu de dupes, que nous souhaitons analyser à présent. L'extrême versatilité des acteurs ne jouerait-elle pas un rôle déte1minant dans la construction de l'échec ? Au premier chef, il faut envisager le Libertador lui-même, occupé dans la région de Guayaquil par la guerre contre le Pérou et dont le « silence » apparut si vexant à Bresson. Salvador de Madariaga a vu dans l'éloignement de Bolivar une tactique savamment calculée de double jeu : le général pouvait ainsi négocier en parallèle avec le chargé d'affaires bri­tannique Campbell et orienter ses choix au gré des circonstances. L'utilisation de médiateurs, en la personne des membres de son Conseil des ministres, aurait également permis au héros républicain de ne pas endosser personnellement le

1. Id., f" 33v. 2. Id., f' 34. 3. Id., f' 35. 4. « Rapport au ministre », Paris , 18 novembre 1829, AMAEP , ibid. , f' 169. 5. Id., f' 169.

144

choix monarchique. Dans les mémoires posthumes de Jean-Baptiste Boussingault, apparaît cette interprétation du silence de Bolivar à l'égard des Français :

« Vu à distance , il apparaissait entouré d 'une auréole qui disparaissait à mesure qu'on approchait de sa personne. Il le savait et c'est pourquoi il éludait, autant qu'il dépendait de lui, le contact du monde diplomatique ; il préférait rester invisible[. . .}. On voyait clairement qu'il ne se souciait pas de recevoir la visite du commissaire français. Je voyais M Besson [sic} et le duc de Montebello chez le consul général de France, M de Martigny . Les diplomates étaient piqués du peu d'empressement que le Libertador mettait à entrer en relation avec eux ; ils n '.Y comprenaient rien. Le ministre les avait reçus avec la plus grande déférence et le chef de l'État paraissait très peu soucieux de les recevoir. J'eus la clef de l'énigme par Pepe Paris qui, n'ayant jamais accepté aucune position officielle, était resté l'ami intime, le confident de Bolivar, qui lui mandait, au sujet del 'incident, combien il lui serait pénible, humiliant, de recevoir, dans son triste et mesquin quartier général, des envoyés français dont un était le.fils du maréchal Lannes, une des gloires du grand Empire. C'était, on le voit, un motif d'amour-propre»'.

À l'inverse se pose la question de la légitimité que les Colombiens pou­vaient accorder à Bresson. Au cours de sa mission, la direction du ministère des Affaires étrangères changea à trois reprises . Le comte de La Fen-onnays, auteur des instructions initiales données à Bresson dut céder son portefeuille au comte Portalis, après une crise de paralysie, le 14 mai 1829. Puis vint ensuite aux affai­res le comte de Polignac, du 8 août au 17 novembre. Or ce dernier, ultra notoire, ne pouvait attirer les sympathies des Colombiens autant que La Ferronnays ou, surtout, Portalis, dont la figure était attachée à ( 'Empereur. Bresson offrait donc un intérêt contradictoire : s'il permettait de faire l'économie de la versatilité du ministère français, le doute pouvait s'insinuer quant à la pérennité de sa légitimité diplomatique dès ( 'installation de Polignac aux affaires.

Face à Bresson, qui se prit de plus en plus à incarner la monarchie française aux yeux de ses interlocuteurs, qui trouvait-t-on à défaut de Bolivar rendu au rôle de Deus otiosus ? Assurément cinq protagonistes principaux : Juan Garcia del Rio, concepteur intellectuel du projet de monarchie constitutionnelle, le président du Conseil des ministres, José Maria del Castillo y Rada qui, de fàcto, faisait office

1. J.-8. Boussingault, Mémoires, Paris , Chamcrot et Renouard, t. 3, 1903, p. 179- 180. Boussingault résidait à Bogotâ depuis 1822 et ne portait guère de sympathie à Bolivar . li se trouve que le duc de Montebello était l'un de ses anciens camarades au Lycée impérial.

145

de président de la République par intérim depuis le 9 janvier 1829, et trois minis­tres : Estanislao Vergara (Affaires étrangères), José Manuel Restrepo (Intérieur) et Rafael Urdaneta (Guerre et Marine). Dans 1 'esprit de Bresson, la« déférence» de Vergara avait été rapidement éclipsée par la sympathie cffusive du général Urdaneta . Le jeune chargé d'affaires français, Auguste Le Moyne, rapporta que, peu après l'arrivée de Bresson à Bogotâ, le ministre de la Guerre avait organisé en son honneur une excursion aux chutes du Tequendama. Cinquante personnes de haut rang y avaient participé, dont tous les membres du corps diplomatique. Une surprise de choix avait même été réservée aux neuf Français présents : à l'approche de la cataracte, un orchestre soigneusement dissimulé derrière le feuillage avait joué leur hymne national 1 ! Par la suite, Bresson misa davantage sur le général que sur Castillo et Vergara qu'il considérait comme« moins décidés et plus timides que lui » dans la réalisation du plan monarchique. Selon José Manuel Restrepo, c'est à la mi-avril que le Conseil des ministres avait conçu l'idée« que nous avions besoin de changer de système et d'établir légalement une monarchie constitution­nelle». Et d'ajouter dans son journal , à la date du 13 mai:« Le Libcrtador n'a pas pris part à ce projet et nous ignorons ce qu'il en pensera »2

• L'historiographie conservatrice perpétuera ainsi l'idée que Bolivar était resté fidèle à la dimension républicaine de sa propre geste 3, tandis que les libéraux n'auront de cesse de rappeler que l ' ambition monarchique du Libertador remontait à 1826 et s'était édifiée plutôt sur la base d'un despotisme personnel. Il ne fait aucun doute que, si l'idée de la présidence à vie du libertador datait effectivement de la rédaction de la constitution bolivienne, celle d'une monarchie constitutionnelle copiée de l'Europe avait été introduite par Juan Garcia del Rio, avant d'être reprise par le président du Conseil des ministres, José Maria del Castillo y Rada. Également président du Conseil d'État - qui faisait office de Congrès depuis l'instauration de la dictature - , cet éminent professeur de droit rédigea durant de longues nuits un projet de constitution monarchique qui parut trop alambiqué au général Urdaneta, plus avide de fidélité au Libertador que d'artifices juridiques 4

. Durant la révolte de C6rdova, la générosité de Castillo à l'égard de l'ennemi ne trouva pas grâce au yeux d'Urdaneta, les brouillant durablement. Aussi , fatigué , Castillo démissionna­t-il de sa charge, le 10 novembre 1829, désignant V~rgara c01mne son successeur

1. A. Le Moyne , Voyages et séjo urs dans l'Amérique du Sud , la Nouvelle- Grenade, Sa11tiago de Cuba, la Jamaïqu e et/ 'Isthm e de Panama, Pari s, A. Quantin , 1880, éd . espagnole : Viaje y es ta11cia en la Nueva Granada , Bogota , Incunable s, 1985, p. 163-166. 2. J. M . Reslrcpo, op. cit., t. 2, p. 20. 3. J. M. Groot , Historia eclesiastica y civil de Nuevo Granada, Bogota , 2' éd . : Casa editorial de M. Rivas & Ca, t. 5, 1893, p. 302-315. 4 . A. Lecompte Luna, Castillo y Rada. El Grancolombia,w , Bogota, lnstituto Caro y Cucrvo , 1977, p. 109.

146

à la tête de l'État en attendant le retour de Bolivar. En somme, face à Bresson, Urdaneta avait progressivement incarné le Libertador.

Épilogue : le tropisme de la gloire

Quatre jours après avoir rencontré Bresson pour la première fois, en audience pu­blique, Bolivar publia une déclaration aux Colombiens dans laquelle il affirmait :

« Ceux-là même qui aspirent à la magistrature suprême se sont attelés à me fàire déchoir dans vos cœurs en m'attribuant leurs propres desseins. Ils ont voulu me faire passer pour l 'auteur de projets qu'ils ont eux-mêmes conçus, en m'attribuant le désir d 'une couronne qu 'ils m 'ont eux-mêmes offerte plus d'une fois et que j'ai refusée avec l 'indignation du républicain le plus farouche . Jamais , jamais, je vous le jure, je n'ai vu naitre dans mon esprit la sombre ambition d'un royaume . Mes ennemis l'ont créée de toutes pièces pour me perdre à vos yeux » 1•

Ces mots visaient le général José Antonio Paez, qui se vantait d'incarner l'op­position républicaine à la monarchie, depuis la province du Venezuela, alors qu'il avait lui-même proposé la couronne à Bolivar dès 18262• Mais pour l'homme de la rue, le désaveu porterait de facto sur tous ceux qui avaient œuvré au dessein monarchique et, en particulier, sur les plus fidèles soutiens du Libertador ! Aussi paradoxal soit-il, cet acte de foi nous invite à considérer avec prudence toute ex­plication mécaniste de l'échec de la mission. Autrement dit, il nous faut peut-être renoncer à en découvrir les causes immédiates, contradictoires suivant les acteurs envisagés, et réfléchir plutôt sur son caractère inéluctable .

Bolivar et ses partisans ont vanté à plusieurs reprises la dictature des Romains : elle permettait de sauver la république face à la tyrannie des rois ou face à l'anarchie des factions. En août 1828, instaurant la dictature après l'échec de la grande convention d 'Ocana , Bolivar s'est pris pour Cincinnatus avant que ses adversaires ne le désignent un mois plus tard à la vindicte de modernes Brutus. Luis Castro Leiva et Anthony Pagden ont souligné la faveur que le Libertador accordait à la liberté des Anciens au détriment de celle des Modernes 3

, ce que Bresson avait bien senti à la lecture de la Constitution de 1826 :

1. S. Bolivar: « El Libcrt ador a los Colombian os », Bogot a, J. A. Cuall a, 20 janvier 1830. 2. Cf. C.A. Villanucva, la Mo11arquia en América , t. 4, El Imperia de los Andes, op . cil., p. 5-80 . 3. L. Cas tro Lciva, Scminario del IDEA , Caracas, 1992 (inédit) et A. Pagdcn , El imperialis1110 espaii oly la ima­ginaci611 politica (Spani sh lmp eria/ism and the po/iti cal lmaginalion Yale, 1990), Plancta , 1991, p. 205-234 .

147

« la Constitution de Bo/ivia n'a jamais été goûtée en Colombie : elle est d 'une application compliquée et remplie de réminiscences classiques, puériles: On dirait l 'ouvrage d'un écolier de Rhétorique qui vient de finir son Tite-Live : Tribuns, Censeurs, Sénateurs , rien n y manque » 1

En l'occurrence,« l'écolier» n'était autre que Bolivar, dont Gaspard Théodore de Mollien avait réduit la figure, dès 1823, à celle de Sertorius, un chef de guérilla, signalant le glissement vers le« despotisme» que ne manquerait pas de susciter le seul attribut de Libertador2. Au lendemain de la tentative manquée d'assassinat du 25 septembre 1828, la« Rome du Collège » accentua ses droits, en Colombie, sur les idéaux de« l'esprit du siècle» associé aux conjurés. À cette date, Bresson était déjà en route vers la Colombie, porteur d'instructions qui ne prirent en compte que tardivement le raidissement autocratique de la jeune république. L'une des raisons pour lesquelles, peut-être, il s'estimera plus apte que le Département des Affaires étrangères à juger de l'évolution pofüique de la Colombie.

Dans la même veine, il faut avoir présent à l'esprit que Bresson est arrivé en Colombie alors même que ses habitants découvraient la violente polémique ayant opposé Benjamin Constant à l' Abbé de Pradt dans le Courrier français. L'accusation d'« usurpation», portée par le publiciste à propos du décret d'août l 828 instaurant la« dictature », avait atteint Bolivar au cœur car elle ternissait sa gloire, le présentant comme un épigone des tyrans de l 'Antiquité égaré dans le sièclc 3

• Or, dans cette architecture aérienne que constituait la Colombie, le registre de la Gloire était le levier le plus efficace de la souveraineté 4

. Bolivar ne vou lait pas être roi au sens où l'entendaient Juan Garcia del Rîo, les membres du Conseil des ministres ou, bien sûr, Bresson . Il souhaitait pour la Colombie, comme pour la Bolivie , un monarque républicain, un « point fixe» dans le « rôle du soleil, qui, du centre où il se tient ferme, donne vie à l'univers »5

. Mal interprétée en Europe, cette ambition risquait de l'éloigner à jamais du rang auquel l'avait élevé Byron et il lui fallait à présent y renoncer au profit d'une postérité sans tache.

1. Bre sson au ministre , Dépêche n° 33, Bogotâ, le 28 juillet 1829, AMAEP, Correspondan ce politique , Colombi e, l. 5, f" 337v. 2. G. T. de Mollien, Voyage dans la républiqu e de Colombia en 1823, Paris, A. Bertrand , 1824, l. 1, p. 195 et 208. 3. Cf . M. Aguirrc Elorriaga , op. l'it., 281-285 y 336-357 et H. Gourdon, « La querelle Bolivar . Paris-Bogotâ, 1829 », in Simon Bolivar, Laurence Tacou (dir.), Paris, L' Hcmc, 1986, p. 331-351. 4. L. Castro Lciva , la Gran Co/ombia . Una i/11si611 ilustrada, Caracas, Monte Avila cditorcs, 1985, p. 22-23 Cl p. 134-135. 5. S. Bolivar ,« Discours sur la Constitution de Bolivie », août 1825, in Simon Bolivar. l '11nité impossible , textes choisis et présentés par C. Minguct et A. Morvan , Paris, La Découverte, p. 199.

148

Le 25 janvier 1830, lors de la première d'une série de trois rencontres privées, le Libertador confia enfin à Bresson :

« Que s'il eût été soutenu par 1 'Europe et sans ses premiers engagemens [sic} de libéralisme, il eût établi dans tous les pays des gouvernements qui sous un déguisement républicain se seraient approchés du pouvoir Royal; que dans la Constitution Bolivienne, il n'avait pas même osé aller aussi loin qu'il en avait l'intention ; mais que maintenant il se sentait trop faible pour lutter, et qu'il n'avait plus à s'occuper que de sa gloire » 1•

Bresson comprit alors que le sens qu'il avait progressivement donné à sa mis­sion était voué, par nature, à un échec inéluctable.

Georges Lomné

Université de Paris-Est EA 3350-Analyse Comparée des Pouvoirs

Cité Descartes - Champs-sur-Marne 77454 Marne-la-Vallée Cedex

1. Bresson au ministre , Pièce jointe à la Dépêche n° 73, AMAEP, Correspondance politique , Colombie, t. 6, f" 330.

149