Analyse traductologique de la traduction de "Les Muses" (extrait)

59
Université de Zagreb FACULTE DE PHILOSOPHIE, LETTRES ET SCIENCES HUMAINES ANALYSE TRADUCTOLOGIQUE DE LA TRADUCTION DE « LES MUSES » (EXTRAIT) MÉMOIRE DE MASTER MASTER EN LANGUE ET LETTRES FRANÇAISES MENTION TRADUCTION présenté par: Sanja SEKELJ Directeur de recherche: Nenad Ivić Décembre 2013

Transcript of Analyse traductologique de la traduction de "Les Muses" (extrait)

Université de Zagreb F A C U L T E D E P H I L O S O P H I E , L E T T R E S E T

S C I E N C E S H U M A I N E S

ANALYSE TRADUCTOLOGIQUE DE LA TRADUCTION

DE « LES MUSES » (EXTRAIT)

MÉMOIRE DE MASTER MASTER EN LANGUE ET LETTRES FRANÇAISES

MENTION TRADUCTION

présenté par:

Sanja SEKELJ

Directeur de recherche: Nenad Ivić

Décembre 2013

  2

Sommaire 1. Introduction ...................................................................................................................................... 3

2. Notre proposition de traduction ....................................................................................................... 6

3. Analyse traductologique ................................................................................................................ 22

3. 1. Terminologie philosophique .................................................................................................. 23

3. 1. 1. Être/l’être ....................................................................................................................... 25

3. 1. 2. Le sens ............................................................................................................................ 27

3. 1. 3. Pluralité/singularité/le singulier pluriel .......................................................................... 30

3. 1. 4. (Le/se) toucher/la touche ................................................................................................ 33

3. 2. Différences entre langues synthétiques et analytiques ........................................................... 36

4. Conclusion ..................................................................................................................................... 39

5. Bibliographie .................................................................................................................................. 41

6. Annexe : Texte de l’original .......................................................................................................... 43

  3

1. Introduction

« Il n’y a ni concepts, ni catégories, ni universaux, ni rien de ce genre… nul mot isolé n’a de

sens. Il a une image mais quelconque – et le mot ne prend son sens que dans une organisation – par

élimination entre ses sens. » C’est avec cette citation de Valéry que Jean –René Ladmiral

commence son essai intitulé Éléments de traduction philosophique où il explique qu’ordinairement

toute tentative de classement des types de traduction finit par une opposition binaire (Ladmiral,

1981, p. 19) : la traduction littéraire et la traduction technique, d’où il s’ensuit que les

professionnels qui se consacrent à un tel métier se divisent eux-mêmes en traducteurs littéraires et

traducteurs techniques. Néanmoins, Ladmiral affirme qu’il est possible de trouver des typologies

qui voudraient échapper à cette « coupure littéraire », en divisant, le plus souvent, les types de

textes dans encore plus de catégories, mais que ceux-ci peuvent se ramener, en fin de compte, à la

catégorie des textes techniques (Ladmiral, 1981, p. 21).

Toutes ces classifications ne se prêtent pas pourtant à la traduction philosophique dont

l’importance était soulignée par l’auteur cité à plusieurs reprises*. Or, il arrive souvent que les

traducteurs littéraires rejettent la traduction philosophique en expliquant qu’il s’agit d’une

« science » avec son propre jargon et sa terminologie, alors serait-il habituel que ce soient les

traducteurs techniques qui s’occupent de celle-ci, tandis que les traducteurs techniques, de leur côté,

disent que ce « jargon » philosophique n’est ni stable ni cohérent et, encore plus, qu’il dépend de la

conceptualisation propre à chaque philosophe, alors serait-il normal que se soient les traducteurs

littéraires qui s’en occupent ? Ladmiral, quant à lui, croit qu’il y a une « spécificité de la traduction

philosophique » (Ladmiral, 1981, p. 22), et c’est du reste pourquoi il propose, lui aussi, une

typologie des types de traduction, qui comporterait, outre les traductions littéraire et technique, la

traduction philosophique comme type de traduction à part entière (Ladmiral, 1981, p. 23). Mais ce

type de traduction aurait une tâche plus exigeante, parce que c’est à elle qu’il attribue le rôle du

moyen de développement de la théorie et de la pratique de la traduction en général et la détermine

comme élément principal de la formation des traducteurs (Ladmiral, 2005, p. 96-106).

Nous ne nous occuperons pas de l’utilité de la traduction philosophique en tant que partie de

la formation fondamentale des traducteurs, mais ce qui nous semble intéressant est de soulever la

question de cette « spécificité » de la traduction philosophique et d’étendre un peu la question de

l’appartenance de la traduction philosophique à d’autres types de traductions (ou, en d’autres

termes : faire voir pourquoi ces autres types de traduction la « rejettent »).

* Cf. par exemple Jean –René Ladmiral (2005) Formation des traducteurs et traduction philosophique. Méta : journal des traducteurs, vol. 50, n°1, p. 96-106.  

  4

Mais il faut d’abord signaler que Ladmiral n’est pas le seul à insister sur la spécificité de la

traduction philosophique. Tantôt les théoriciens s’interrogent sur les compétences du traducteur des

textes philosophiques (Guery, 2005) – c’est-à-dire est-il satisfaisant que le traducteur possède des

compétences linguistiques parfaites, ou est-il nécessaire qu’il possède également des compétences

en matière de philosophie ? –, tantôt ils mettent en évidence la spécificité de la terminologie

philosophique (entre autres : Rée, 2001 ; Brownlie, 2002 ; Fédier, 2005).

Comme il nous a été donné de traduire nous-même un texte philosophique, notamment un

extrait du livre Les Muses écrit par Jean –Luc Nancy, nous nous sommes heurtés à beaucoup de

problèmes dont parlent les auteurs mentionnés ci-dessus. C’est pourquoi nous allons nous occuper

avec la plupart des difficultés déjà mentionnées au cours de l’analyse traductologique, qui se situera

après notre proposition de traduction, et utiliser ce moment pour faire connaître au lecteur un

intéressant propos de François Fédier qui distingue deux types d’action traduisante – une division

vers laquelle il arrive à travers les mots de Marina Zvétaieva, poétesse et traductrice de

poésie : « On dit Pouchkine intraduisible. Pourquoi ? Chaque poème est la traduction du spirituel en

matériel, de sentiments et de pensées en paroles. Si on a pu faire une fois en traduisant le monde

intérieur en signes extérieurs (ce qui frise le miracle !), pourquoi ne pas pouvoir rendre un système

de signes par un autre ? C’est beaucoup plus simple : dans la traduction d’une langue en une autre le

matériel est rendu par le matériel, la parole par la parole, ce qui est toujours possible. » (cité par

Fédier, 2005, p. 485) Ces deux types de traduction qu’il distingue donnent un sens différent au titre

de son article, c’est-à-dire à ce que signifie l’intraduisible. En parlant spécifiquement du discours

philosophique et en citant quelques exemples où un terme est porteur de sens multiples qui ne

peuvent pas être transposés à la fois dans la langue cible, il reste optimiste et dit que dans de tels

cas, l’intraduisibilité « ne signifie pas du tout ici quelque infranchissable limite » (Fédier, 2005, p.

484). Certes, il est parfois impossible de garder tous les sens d’un mot, et c’est pourquoi on doit

toujours savoir au fond qu’on ne traduit pas des mots, mais un texte, or il faut qu’on s’interroge

« sur la vie du sens au milieu des mots » (Fédier, 2005, p. 484).

Comme il a été déjà dit, nous allons nous tourner vers les problèmes que nous avons

rencontrés au sein d’une analyse traductologique. Mais il faut quand même mentionner un objectif

que nous nous sommes fixé dès le début du travail traduisant : nous avons voulu éviter, tant que

possible, l’emploi des mots internationaux, ce qui s’est montré plus difficile que nous ne l’avions

prévu. Pour ce qu’il faut dire du texte de Nancy, nous avons travaillé selon l’hypothèse que chaque

mot est employé savamment et qu’il faut, dans la plupart des cas, garder plusieurs sens d’un mot à

l’esprit. Cette hypothèse s’est offerte d’elle-même, grâce aux quelques exemples où cette pratique

de l’auteur est plus qu’évidente. Nous avons donc dû conserver des mots internationaux en quelques

occurrences où le mot « croate » éloignerait trop le lecteur de la signification de l’original. En plus,

  5

quand on pense à la traduction des œuvres philosophiques et théoriques contemporaines du français

en croate, on peut s’apercevoir que le « choix de traduction » le plus courant consiste en une

transposition directe de ces mots internationaux. Nous avons donc opté pour le choix de mesurer

l’enjeu de chaque telle occurrence isolément, en gardant à l’esprit la relation du sens de ce mot avec

les autres sens dans la phrase, du même qu’avec la relation de cette phrase avec le texte dans son

entièreté.

Dans la suite de ce travail nous allons, en premier lieu, présenter notre proposition de la

traduction d’un extrait du livre Les Muses et, en second lieu, nous allons analyser en détail les

difficultés auxquelles nous nous sommes heurté dans le processus de la traduction.

  6

2. Notre proposition de traduction

Zašto postoji više umjetnosti, a ne samo jedna? (rasprava o mnoštvenosti svjetova)

Muze vuku svoje ime od korijena koji označuje žestinu, žustru napetost koja se vine u

nestrpljivosti, čežnji ili ljutnji, napetost koja gori za znanjem i stvaranjem. U mirnijem tumačenju

može se reći – „pokreti duha“ (mens dolazi od istog korijena). Muza oživljuje, raspiruje, nadražuje,

pobuđuje. Ne bdije toliko nad oblikom koliko nad snagom. Ili točnije – snažno bdije nad oblikom.

No ta snaga izvire u množini. Otprve je dana u višestrukim oblicima. Postoje Muze, a ne

Muza. Njihov se broj mogao razlikovati, kao i njihovi atributi, no Muza bi uvijek bilo nekoliko.

Zanima nas to višestruko porijeklo te je ono razlog zbog kojeg Muze kao takve nisu naša tema –

one samo posuđuju svoje ime, to ime otprve višestruko, kako bismo mogli postaviti sljedeće

pitanje: „Zašto postoji više umjetnosti, a ne samo jedna?“

*

Može ga se postaviti barem pod pretpostavkom – što je i potrebno – da ono samo može biti

održavano u svojoj jedinstvenosti i jedinstvu pitanja. Pod pretpostavkom, dakle, da se može doći do

principa dovoljnog razloga zbog mišljenja te mnoštvenosti i da se sama mnoštvenost ovdje neće na

kraju pojaviti umjesto principa. Što može značiti princip (ili razlog, ili bit) koji ne bi bio princip

mnoštvenosti, već mnoštvo samo kao princip? I po čemu bi to trebalo pripadati isključivo biti

umjetnosti?

*

No prije svega – treba li pitanje „Zašto postoji više umjetnosti?“ postaviti? Je li opravdano

postaviti ga?

Postoje dva vrlo jednostavna i dobro poznata načina kojima se ono odbacuje, izbjegava ili

jednostavno uopće ne ističe kao pitanje.

1. Možemo se zadovoljiti tvrdnjom da je mnoštvenost poznanica umjetnosti. Istinu govoreći, to čak

uopće ne tvrdimo, već utvrđujemo – a ne mora li se nužno iznijeti ta tvrdnja? Zbog toga tu

  7

mnoštvenost većinom ne preispitujemo, već se zadovoljavamo podvrgavanjem mnoštvenosti testu

„klasifikacije“ ili (nekoć) „hijerarhije“ umjetnosti. No, ne znamo sasvim kako rasporediti

klasifikaciju sâmu te zato, uostalom, ona i poznaje toliko inačica u toku povijesti, i to ne samo što

se tiče njezine unutarnje podjele (kako poredati priznate umjetnosti?), već i što se tiče proširenja

njezine nadležnosti (što treba priznati kao umjetnosti?). Tako da bi trebalo pristupiti klasifikaciji

klasifikacija te procijeniti spektar rasijanosti umjetnosti prema teorijama umjetnosti. Možemo

zamisliti opsežnost te zadaće, osobito ako bi je trebalo proširiti na rasijanost ovlasti umjetnosti (npr.

glazba kao umjetnost zvukova, vremena ili prostora, slikarstvo kao umjetnost vida ili vidljivoga,

svjetlosti ili boje i td.). No pitanje koje bismo mogli nazvati „ontološkim“ – pitanje jedinstva te

mnoštvenosti nije postavljeno. Jedinstvo je ili pretpostavljeno, kao nejasno jedinstvo supsumcije –

„umjetnost“ općenito – ili je mnoštvenost prihvaćena bez preispitivanja njezina vlastita poretka –

singular plural umjetnosti, umjetnosti [les arts]. Bez obzira na to jesu li razrađene ili nerazrađene,

transcendentalne ili empirijske, velika većina – ako ne i sve – tih teorija u većini slučajeva to pitanje

preskače, i to na vrlo vidljiv način. (Moglo bi se nadodati da u ovom području ne postoji ekvivalent

principa koji, barem regulativno, upravlja područjem znanosti – princip matematizacije. No to ne

znači da mnoštvenost znanosti također ne bi trebalo ispitati.)

Adorno ide toliko daleko da izjavljuje sljedeće: „Umjetnička djela pokazuju da univerzalni

pojam umjetnosti nije nikako dovoljan da se umjetnička djela shvate […] umjetnost ne bi bila

najviši pojam njezinih rodova“, te namjerava utvrditi upravo suprotno – „pokret diskretno

međusobno razdvojenih momenata u kojem se sastoji umjetnost“.1**Usprkos tomu, ne upušta se u

analizu te diskretnosti razmatrane zasebno. Osim toga, i kao što je vidljivo, on jedva na

odgovarajući način priziva raznolikost „rodova“ umjetnosti koju radije ostavlja prekrivenom

višestrukošću „djela“ i koju, dakle, kao takvu ne podređuje režimu pitanja. Međutim, on je

1 Theodor W. Adorno, Aesthetische Theorie, Frankfurt am Main: Suhrkamp, str. 271-272. – Adorno je također autor eseja Die Kunst und die Künste iz kojeg pamtimo sljedeće rečenice: „ Nasuprot umjetnostima, umjetnost je jedno sebe-izgrađivanje, koje se u svim pojedinačnim sadržava onoliko potencijalno, koliko svaka pojedinačna mora stremiti, da od slučajnosti njenih kvazi prirodnih momenata, kroz njih samu sebe oslobodi. Jedna takva ideja umjetnosti u umjetnostima ne treba se shvatiti pozitivno, u njenoj jednostavnoj stvarnosti, već jedino kao negacija. […] Svoju dijalektičku bit ona ima po tome, što ona svoje kretanje k jedinstvu ispunjava jedino kroz mnoštvo. Inače bi kretanje bilo apstraktno i nemoćno. Njen odnos prema empirijskom sloju samoj je umjetnosti bitan. Preskoči li ga ona, tada ostaje ono, što ona drži svojim duhom, njoj izvanjsko poput neke tvari; samo usred empirijskog sloja postaje duh sadržajem. Konstelacija umjetnosti i umjetnosti [die Künste] stanuje u umjetnosti samoj.“ (u: Ohne Leitbild: Parva Æsthetica, Frankfurt am Main: Suhrkamp, 1969., str. 186-187). – Zaista, suvremeno pitanje moglo bi biti upravo pitanje pojmovna ne-identiteta umjetnosti koji prouzrokuje (ili se pokazuje kao) slabo prepoznatljiv identitet „umjetnosti općenito“, a koji u isti mah ponovno otvara pitanje partikulariteta umjetnosti [les arts] u krilu te „općenitosti“, gdje ovo drugo briše i istovremeno pojačava ono prvo. Tako je Thierry de Duve pisao: „Nikad se ne bismo trebali prestati čuditi, ili uzbuđivati, nad time da naša epoha smatra potpuno legitimnim da je netko umjetnik, a da nije slikar, ili književnik, ili glazbenik, ili kipar, ili sineast... Je li modernost izumila umjetnost općenito?“ (iz: Au nom de l’art, Paris: Minuit, 1989.) * Navodi tekstova koje je autor citirao, a koji u originalu nisu na francuskom jeziku, preuzeti su iz knjiga prevedenih na hrvatski jezik. U slučaju da tekst nije preveden na hrvatski jezik, a bili smo u mogućnosti konzultirati original, citati su preuzeti i prevedeni iz originalnog teksta. Riječ je o navodima njemačkih filozofa koje je s njemačkog na hrvatski jezik preveo Kristijan Gradečak. (op. prev.)

  8

zasigurno jedan od onih koji se toj gesti najviše približavaju jer piše također da „umjetnosti kao

takve ne iščezavaju bez traga u umjetnosti“.1*

Zadržavši primjer Adorna, na općenit ćemo način naslutiti da ako je ontološko pitanje

singulara plurala Muza izbjegnuto, to je zato jer se podrazumijeva a priori da nismo sasvim u

registru ontologije, već u onom tehnologije. Pitanje može li tehnologija činiti ili podrazumijevati

ontologiju nije postavljeno.

2. Drugi način – možemo se osloniti na tvrdnju da postoji jedna umjetnost, jedna bit umjetnosti. To

je najčešće „filozofski“ odgovor (što ne znači da je prisutan samo u tekstovima koji su smatrani

„filozofskim“; može ga se naći i u dosta izjava umjetnika). Postoji li zaista više umjetnosti? Nije li

ono što razumijemo kao mnoštvenost u krajnjoj liniji samo skup pojava ili trenutaka jedne

jedinstvene zbiljnosti (jedinstvene Ideje, supstancije ili subjekta) ili ne oblikuje li ona izražajno

obilje jedne jedinstvene geste, istog bitnog nagona?

Na ovoj krajnosti spektra može se čak i dogoditi da „umjetnost“ prestupi svoju vlastitu

razliku (ili diskretnost). Tako je u Dodatku svojem Izvoru umjetničkog djela iz 1961. godine

Heidegger mogao izjaviti da u tom eseju „umjetnost ne vrijedi ni kao okružje postignuća kulture ni

kao jedna pojava duha, ona pripada u prigodu, iz koje se tek određuje ‘smisao bitka’“.2† Ne samo

da u bîti ne prebiva u raznolikosti vlastitih „modaliteta“ ni vlastitih „djela“, umjetnost više ne

prebiva ni u umjetnosti. Njezina je singularnost još u izvorištu, toliko dobiva na dostojanstvu koliko

je se manje može vidjeti kao „umjetnost“ te još manje kao višestrukost umjetničkih praksi.

*

U jednom ili drugom slučaju umjetnost bi, dakle, bila ispod ili iznad vlastitoga pojma.

Moglo bi se također reći i ovako: „umjetnost“ se pojavljuje samo u napetosti između dvaju pojmova

umjetnosti, jednog tehničkog i drugog uzvišenog, a sama ta napetost obično ostaje bez pojma.

1 Theodor W. Adorno, nav. dj., str. 297. – Osim toga, Étienne Souriau ovo je pitanje izričito postavio u djelu: La Correspondance des arts, Paris: Flammarion, 1969., str. 67 i 101. – „Kako to da postoji više umjetnosti?“ – No, njegov odgovor ostaje pri raznolikosti onog što zove „osjetilne qualia“ te na praktičnim, tehničkim i društvenim uvjetima njihova udjelovljenja. Svaki odgovor koji tako ostaje pri skupu ograničenja, koja nastoje rascijepiti umjetnost od izvanjskosti, zapravo ne dotiče pitanje. Sasvim nedavno je Gérard Granel napisao: „Ne postoji pojmovni identitet Umjetnosti, ni broja umjetnosti, ni svake od njih.“ („Lecture de l'Origine“, u: L’Art au regard de la phénoménologie, Toulouse : Presses universitaires du Mirail, 1993.)  2 Martin Heidegger, Izvor umjetničkog djela, Zagreb: AGM, 2010., str. 153. – Trebalo bi ipak precizno navesti na koji način Heidegger, određujući tako bit umjetnosti, ostavlja isto tako otvorenu, pa čak i nametnutu, mnoštvenost umjetnosti kao jedinu stvarnost jedne toliko udaljene „biti“ (koja također obuhvaća, sudeći prema drugim odlomcima, nužnost djela kao „stvari“. – O toj temi vidjeti u: Alexander Garcia-Düttmann, Das Gedächtnis des Denkens, Frankfurt am Main: Suhrkamp, 1991., str. 220 i slj.) Prisjetit ćemo se kako je inače Nietzsche u djelu Richard Wagner in Bayreuth mogao pozdraviti dolazak „totalnog umjetničkog genija“ u epohi u kojoj se čovječanstvo bilo naviklo, kao na zakon, vidjeti umjetnosti odvojene jedne od drugih. (u: Oeuvres philosophiques complètes, II, trad. Pascal David, Paris: Gallimard, 1988., str. 146)

  9

To ne znači da je treba – a ako je treba, je li uopće moguće? – supsumirati pod jedan pojam.

No to u svakom slučaju znači da ne možemo izbjeći razmišljanje same te napetosti. Umjetnost i

umjetnosti jedna drugoj pripadaju bez rješenja u nutrini, na napet i otegnut način u vanjštini. Bi li

umjetnost bila res extensa, partes extra partes?

*

Nije na odmet podsjetiti na ono što čitav svijet zna: kako je Zapad počeo govoriti o

„umjetnosti“ i „umjetnostima“ nakon vremena kada je govorio o Muzama.

Mi kažemo „umjetnost“ u jednini i bez dodatnih određenja odnedavno, od razdoblja

romantizma (treba dodati da se u francuskom govori „art“ pod utjecajem njemačke riječi Kunst koja

je u tom smislu već određena). Ranije, u vremenu Kanta i Diderota, govorilo se o „lijepim

umjetnostima“ koje se inače još razlikovalo od „lijepih književnosti“ (ali u istom je trenutku jedna

prevladavajuća tendencija željela svrstati poredak i bit svih tih praksi pod „poeziju“; ovom ćemo se

vratiti). Još ranije, umjetnosti – mehaničke i slobodne (još jedna raznolikost) – nisu imale mnogo

veze s našom umjetnošću (najviše što možemo jest pronaći razliku skupine umjetnosti oponašanja,

prema tradiciji koja seže do Aristotela i Platona, no koja se sasvim ne podudara s podjelom

mehaničkog i slobodnog).

Naposljetku – i kao što je dobro poznato – ta lingvistička anamneza premješta nas s

„umjetnosti“ na „tehniku“. Ono što se u imenu Muza već singulariziralo u upotrebi pars pro toto

(no je li postojao totum kora Muza u pravom smislu riječi? – to je cijelo pitanje) – dakle, muzika –

bilo je τέχνη µουσική. I kao što je također poznato, ne čini nam se da ono što mi u moderno vrijeme

shvaćamo pod „umjetnošću“ ima puno veze s tehnikom (prihvaćanje ili potraga za „tehnološkom

estetikom“ u ikojem obliku ništa ne mijenja te prije potvrđuje odmak koji bismo željeli prekoračiti

ili odagnati). Nama su umjetnost i tehnika čak toliko različiti da je naslov „umjetnost i tehnika“,

koji je već bio tema više izlaganja i više izložaba, nužno shvaćen kao iskaz problema, a ne kao

tautologija. Pozorno ispitivanje na kraju bi vjerojatno pokazalo da bi izraz oblika „umjetnost i⁄ili

tehnika“ na svoj način itekako mogao sažeti enigmu našeg vremena, vremena koje bi prepoznalo da

je opskrbljeno, čak i prekomjerno, mišljenjem o umjetnosti bez izuma umjetnosti i obiljem tehnike

bez mišljenja tehnike. No treba napomenuti da su i jedna i druga u svojoj opreci ujedinjene svojim

zajedničkim opiranjem prema onom što još ponekad zovemo „prirodom“. Takvi su barem dojmovi

– naši dojmovi – te nesumnjivo ima još stvari o kojima bi trebalo misliti.

Tako bi naše pitanje, dohvaćeno na temelju lingvističke anamneze, moglo značiti i sljedeće:

Zašto sada postoje dva smisla riječi „umjetnost“? Zašto postoje umjetnost i tehnika, tako da prva

nije druga i da je u dosta pogleda isključuje te da je put jedne prema drugoj sve samo ne zajamčen?

  10

Zašto se dakle umjetnost razdijelila? I zašto se razdijelila na takav način da se s jedne strane

– sa strane „umjetnosti“ – jedinstvo pretpostavljenog roda čini ponajmanje ravnodušno, a ponajviše

buntovno, naspram mnoštvenosti pretpostavljenih vrsta, dok se s druge strane – sa strane „tehnike“

– jedinstvo roda (je li to uopće potrebno dokazivati) odmah shvaća kao ostvareno u mnoštvenosti

beskrajno umnogostručenih vrsta.

*

Međutim, je li se podjela umjetnosti dogodila u našoj povijesti ili joj je ona urođena? Je li

ikada imala to jedinstvo koje umećemo u upotrebu jedne riječi?

Zaista, već je kod Platona naznačena unutrašnja podjela čitavog poretka ποίησεις έργασίαι

τέχναις, izuma proizvedenih tehnikama ili umjetničkom djelatnošću:1*pars pro toto, dijelu τέχναι

koji obuhvaća muziku i metriku pripisano je generičko ime ποίησις. Ta prva, pradavna podjela,

dana kao surova jezična činjenica, ustvari razdvaja tehnike od njih samih i sa strane stavlja, zajedno

s ποίησις, ono što će postati, i to vjerojatno ne slučajno, naziv glavna pretendenta na prvo mjesto

među lijepim umjetnostima ili čak na ulogu pokazatelja njihove biti („sva [je] umjetnost u biti

pjesništvo [Dichtung]“, izjavljuje Heidegger koji nesumnjivo razlikuje Dichtung od Poesie,

„jezično djelo, pjesništvo u užem smislu“, no odmah dodaje kako ovo drugo i dalje „ima istaknuto

mjesto u cjelini umjetnosti“.2†„Poezija i⁄ili tehnika“ – nema sumnje da je to u dosta pogleda

hajdegerovski iskaz moderna problema. Nema sumnje također ni da mnoštvenost umjetnosti u tome

iščezava, kao uostalom i mnoštvenost tehnika.)

Podjela rastavlja naziv proizvoda, ποίησις, od naziva procesa ili načina proizvodnje, τέχνη.

Ono što je tako od početka razdijeljeno jest proizvodeća radnja, ἐργασία ili ἐργάζοµαι, čin čiji je

subjekt δηµιουργός, onaj koji djeluje, udjelovljuje. Djelovanje ili djelo zapravo nije bilo podijeljeno

prema višestrukosti svojih primjena, već prema dva pola od kojih svaki teži jedinstvu: proizvod i

proizvodnja, ili još bolje – svršena i nesvršena radnja. A između njih – nepreispitana raznolikost

djela i načina djelovanja.

1 Gozba, 205b. – Kako bismo procijenili ulog onog što načinje podjelu umjetnosti i tehnike, treba prvo podsjetiti na trostruku karakteristiku τέχνη: više ili manje skriveno znanje ili „recept“, smisao priličnosti (καιρός) njegove primjene, točno ograničeno polje te primjene (v. Jean-Marie Pontévia, Tout a peut-être commencé par la beauté, Bordeaux: William Blake&Co., 1985., str. 42-44. – Pontévia proširuje analize J.-P. Vernanta). „Recept“ ili „majstorija“ („Handgriff“ „skrivene umjetnosti“ kantovskog shematizma...) ide ukorak s omeđenjem polja te oni zajedno određuju bitnu mnoštvenost τέχναι. „Umjetnost“ bi na kraju, u trenutku svojeg navodnog „kraja“, sačuvala samo smisao καιρός, koji bi bio prilijepljen beskonačnom širenju polja (koje postaje „prikaz Ideje“) i „majstorije“ (koja postaje „genij“). Tako bi izgubila mnoštvenost τέχναι. Prikazala bi se kao τέχνη koja je nesigurna u sebe samu i u apsolut (u sebe samu kao apsolut). O postajanju-umjetnosti umjetnosti [les arts] naći ćemo više dragocjenih smjernica u djelu De la facture, neobjavljenoj disertaciji Pierre-Damiena Huyghea, Strasbourg, 1994. 2 Martin Heidegger, nav. dj., str. 127.

  11

Između njih postoji također i način na koji svaki od dva pola ništa ne želi znati o drugom te

nije začudno da se iz toga na kraju pomalja krajnja napetost između umjetnosti i tehnike – napetost

čiji se πάθος koleba između odbojnosti i privlačnosti.

Trebalo bi proći sve trenutke povijesti koja vodi dovde: kako se uzastopno određuju cjeline

„umjetnosti“ i „tehnika“, koje prakse prelaze s jedne na drugu i iz kojih razloga, kako nastaje nova

podjela između grčkog i latinskog naziva za proizvodnju, između umjetnog i umjetničkog, između

inženjerstva i genijalnosti, koje umjetnosti na kraju slove kao „lijepe“ i zašto se tehnike od početka

smještaju pod oznakom neviđene ružnoće, kako se na kraju ta napetost istovremeno razdražuje i

zamućuje – lijepim umjetnostima koje prikazuju svoje procese i materijale proizvodnje, dok se

tehnike ovjenčavaju terminom design – i kako ta pometnja, taj nemir omogućuje i čini nužnim

pitanje koje pokušavamo postaviti.

*

No ovdje ćemo samo proučiti kako se ustanovljuje moderan poredak umjetnosti u jednini, u

jednini koja je tendenciozno ne-mnoštvena (treba li uopće podsjetiti da to krši prvotno značenje

riječi singuli, „po jedan“). Učinit ćemo to na pojednostavljen način jer su te epizode, uostalom,

poznate. Ta je uspostava filozofijska, kao i čitava njezina povijest od Platona. Dobro znamo da je

klima vremena takva da se filozofiji prigovara njezino izrabljivanje ili njezino tumačenje

umjetnosti. No sama „umjetnost“, njezino sučeljavanje s „tehnikom“, kao i njezin nesiguran te

slabo ispitan status mnoštvenosti, filozofijska su određenja. U pitanje treba dovesti upravo jedan vid

onog što će filozofijska gesta pokazati i onog što će ostaviti u sjeni. Pitanje o mnoštvenosti

umjetnosti, na pozadini pitanja „umjetnosti i tehnike“ – to je pitanje upotreba i zloupotreba

filozofije u pogledu demiurgije općenito ili pitanje granica koje filozofija sebi postavlja sâmom

izgradnjom svojih koncepta umjetnosti i tehnike (Adorno to naziva: „Umjetnost i bijeda

filozofije“1*).

Možemo predstaviti scenarij u tri čina: Kant, Schelling, Hegel.

Za Kanta je podjela lijepih umjetnosti samorazumljiva. Njihova je raznolikost dana, treba je

samo podijeliti. To se radi „[principom] analogije umjetnosti s vrstom izraza, kojim se ljudi služe u

govoru“, to jest trodioba „u riječima, mimici i tonu“2†(„govorna umjetnost, likovna umjetnost i

umjetnost igre osjeta“). Ipak, ta dioba sadrži klicu svojeg vlastitog ukidanja jer Kant izjavljuje da

„[s]amo veza tih triju vrsta sačinjava potpuno saopćavanje onog koji govori“, a da se ne zapita o

1 Theodor W. Adorno, nav. dj., str. 383. 2 Immanuel Kant, Kritika moći suđenja, Zagreb: Naprijed, 1976., § 51. Éliane Escoubas vrlo je dobro analizirala koliko je ta dioba krhka, kako na svoj način ponovno cjelinu prekriva dijelom i kako ne uspijeva zadržati sve umjetnosti pod definicijom umjetnosti-modela (u: Imago mundi, Paris: Galilée, 1986., str. 68-79).

  12

povlastici koja je tako dana jeziku. Kant bi se po svoj logici trebao začuditi nad odsutnošću

jedinstvene umjetnosti koja bi odgovarala potpunom saopćavanju. Iako je ta jedinstvena umjetnost

odsutna te nije čak ni prizvana, ipak možemo naići na „vez[u] lijepih umjetnosti u jednom te istom

proizvodu“,1*a postoje tri vrste takve veze (rimovana tragedija, didaktična pjesma, oratorij) koje

odgovaraju „prikaz[u] uzvišenog, ukoliko pripada lijepim umjetnostima“. Sve se dakle odigrava

nanovo: povlastica jezika, trodioba bez objašnjenja (zašto bi postojalo više umjetnosti za samo

jedno uzvišeno?) te napokon, potpora pomoću „prikaza“ nečeg što zapravo prelazi poredak

svojstven umjetnostima i što nesumnjivo oblikuje klicu „Umjetnosti“ shvaćene apsolutno. Nešto

„uzvišeno“ udaljuje se od mnoštvenosti umjetnosti, prezire je ili rasplinjava, čak ide i onkraj

umjetnosti.

Drugi čin, Schelling: niti dvanaest godina nakon treće Kritike, Schelling u svojem

predavanju o filozofiji umjetnosti objašnjava da umjetnost ostvaruje „[p]rikaz apsolutnog s

apsolutnom indiferencijom općega i posebnog u posebnom“ što određuje „simboličko“,2†a čiji je

vrhovni oblik jezik. Tako se razlika između područja umjetnosti izlaže, na primjer, ovako: „Tako je

likovna umjetnost samo umrla riječ, ali ipak riječ […] dok naprotiv na dubljem stupnju, u glazbi

[…] ono živo ušlo je u konačno, izgovorena riječ[.]“3‡Umjetnost je pronašla ili proizvela svoje

jedinstvo. Ne samo da raznolikost umjetnosti više nije samorazumljiva, već je po principu (u

najsnažnijem smislu izraza) supsumirana pod bitno i beskonačno jedinstvo.

Treći čin, Hegel. Ovaj put „čvrsto jedinstvo“ umjetnosti4 § i „raščlanjenost“ njezinih

historijskih „formi“ ponovno zahtijevaju, kao svoj treći dijalektički moment, „zbiljnost u elementu

same izvanjskosti“ koja mora biti ona „pojedinih umjetnosti“. U tom se pogledu „ideal […] razlaže

na svoje momente i njima daje jednu za sebe samostalnu opstojnost […] ukoliko ono jednako tako

jesu same forme umjetnosti koje zadobivaju svoje postojanje putem pojedinih umjetnosti“. U

nekom je smislu ta samostalnost svakako apsolutna jer odgovara na temeljni zakon umjetnosti, a to

je objava Ideje kao takve u izvanjskosti kao takvoj. Isto tako, iako se Hegel osjećao dužnim dodati

da ta samostalnost umjetnostima ne oduzima mogućnost da se jedna drugoj „mogu približavati,

bivstveno se jedna na drugu vezivati i uzajamno upotpunjavati“ – što pretpostavlja da samostalnost

umjetnosti [les arts] i dalje ostavlja neriješenu cjelovitost umjetnosti – moment odvojene

izvanjskosti ipak je bitan samoj biti umjetnosti.

1 Isto, § 52. 2 Friedrich Wilhelm Joseph Schelling, Filozofija umjetnosti, Zagreb: Hrvatska sveučilišna naklada, 2008., str. 41. 3 Isto, str. 114. 4 Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Werke. Bd. 14. Vorlesungen über die Ästhetik, Frankfurt am Main: Suhrkamp, 1970., str. 245-246. (Isto i za sljedeće bilješke, ako nema druge napomene.) – Iako je opće usmjerenje teksta u najmanju ruku različito, za cjelokupnost tog postanka možemo se pozvati na: Jean-Marie Schaeffer, L’Art de l’âge moderne, Paris: Gallimard, 1991.

  13

Na određen je način moderna napetost od samog početka na svojem vrhuncu. Mnoštvenost

umjetnosti toliko je bitno neumanjiva, koliko je i jedinstvo umjetnosti apsolutno. Tu napetost, koja

je toliko utjecala na cijelu Hegelovu Estetiku, zasigurno omogućuje činjenica da bi se umjetnost

trebala rastvarati i uzdizati vlastiti kraj u elementu misli. Ovdje nećemo pokazati kako se ta vrhovna

radnja zaustavlja i ne može okončati.1*Zapamtit ćemo samo da je apsolutna posljedica i sukladnost

samoprelaženja umjetnosti ono što bismo mogli nazvati otvrdnućem umjetnosti u materijalnoj,

neumanjivoj razlici.

*

Čini se da se ta razlika odmah nudi kao razlika među osjetilima. Ništa, čini se, nije toliko

bolno očito kao sljedeće: razlika među umjetnostima zavisi o razlici među osjetilima. Takav je

upravo i Hegelov prijedlog:2†„umjetnost […] bi sada bila također i za čula, tako da određenost ovih

čula i njima odgovarajuće materijalnosti […] mora dati temelj podjele za pojedine umjetnosti“.3‡

Na ovom bi se mjestu pitanje razlike među umjetnostima trebalo preobraziti u pitanje razlike

među osjetilima. I možda je to zaista isto pitanje. No kako treba shvatiti tu istovjetnost?

Najuobičajenije samorazumljivo tumačenje – koje svi više ili manje svjesno nosimo sa

sobom – hoće reći da podijeljenost osjetila, i ona sama uzeta zdravo za gotovo, suzdržava, razdire i

ograničava umjetnički izražaj. Prema tome, umjetnost po pravu ostaje jedinstvena i onkraj osjetila,

čak i ako taj položaj ostaje nejasan. Ako je, naprotiv, umjetnost zamišljena tako da treba biti „za

čula“, to jest ako u njima ima trenutak i smisao svoje istine i djelatnosti, ipak se podrazumijeva da

nije ondje samo kako bi dobavila dodatne osjetilne podražaje (uzgred rečeno, čitavo pitanje

umjetnosti moglo bi biti postavljeno ovako: čemu osjeti koji su navodno dopunski ? Čemu su oni

dodatak i na mjesto čega dolaze?).

Odnos dviju razlika, one među umjetnostima i one među osjetilima, ne dopušta, dakle, da se

njime postupa olako. Njihov identitet i njihova razlika ne sadrže ništa manje nego strukturu i ulog

smisla i⁄ili osjetilā onog što se možda uvijek prebrzo naziva „umjetnost“.*

Odnos tih dviju razlika, ili tih dvaju razmaka, ne dopušta da se njime postupa olako utoliko

više što smo brzo navedeni na drugu vrstu razmatranja: razlika između osjetila, odnosno razlika

1 V. „Portrait de l'art en jeune fille“, u: Le Poids d’une pensée, Montreal: Le Griffon d'argile-Grenoble⁄PUG, 1991. Druga verzija u: L’Art moderne et la Question du sacré, čiji je princip naznačen u: Le Sens du monde, Paris: Galilée, 1993., str. 199-200. – Dodajmo ovdje da bi svaka shema analize mogla primiti točno odgovarajuću verziju na planu povijesti proizvođača djela, u nizanju figura koje možemo odrediti kao „obrtnika“, „genija“ i „umjetnika“.  2 Hegel uostalom samo nastavlja dugu tradiciju o suglasju umjetnosti i osjetila, koja je prilično potvrđena i koja se osobito razvijala od neoplatonizma talijanske renesane. – V. Luise Vinge, The Five Senses, Lund: CWK Gleerup, 1975. 3 Hegel, nav. dj., str. 254. * Ovdje počinje igra različitim značenjima koje ima riječ le sens u francuskom jeziku (slično kao i the sense u engleskom ili der Sinn u njemačkom) koja istovremeno može značiti smisao, osjetilo ili smjer. Ovdje smo ovisno o kontekstu riječ prevodili sa smisao ili osjetilo, a na nekim smo je mjestima, na kojima su istaknuta oba značenja, prevodili sa smisao⁄osjetilo. (op. prev.)

  14

između pet osjetila i dopunska razlika ili razlike koje tamo uvijek unosi želja za grupiranjem i⁄ili

stupnjevanjem, ta razlika i sama mnoštvena te odavno potvrđena kao τόπος (v. bilješku 1, str. 13)

možda je, na koncu, samo rezultat „umjetničke“ radnje ili artefakt proizveden „tehničkim“

sagledavanjem percepcije. Jednom riječju, proizvod „umjetnosti“ ne bi bila osjetilnost kao takva,

već sama raspodjela ili raspodjele osjetila. Nećemo se upustiti u analizu te proizvodnje. Možda ona

uostalom ni ne može biti privedena kraju, ako se nešto poput jedinstvena principa „umjetnosti“ ne

može naći izvan jedne intrinzične raznolikosti kojoj bi „osjetilo“ samo bilo naziv ili pokazatelj.

Drugačije rečeno, vrtjeli bismo se u krug. No možda se zaista radi o krugu, o onom što bi na način

analogan „hermeneutičkom krugu“ trebalo razmatrati kao estetički krug [aisthétique].

*

Iako se ne možemo zadržati na pobližem ispitivanju poteškoća na koje nailaze svi pokušaji

jednostavnog izvođenja umjetnosti iz osjetila i⁄ili s obzirom na osjetila, ipak ćemo ukratko sabrati

njihove nužne razloge.

1. Heterogenost osjetila nije homotetična heterogenosti umjetnosti (to je, uostalom, ono što i sâm

Hegel odmah ističe; to mu ne predstavlja pravu poteškoću jer s jedne strane na stranu stavlja

sustavnu dedukciju racionalnosti pet osjetila, dakle njihovu homogenizaciju, a s druge

samoprelaženje osjetilnosti umjetnosti [l’art]; nećemo se na ovom dulje zadržati). Klasična

raspodjela pet osjetila ne upućuje na pet umjetnosti ili još čak i postavlja beskonačne probleme

„minornih“ umjetnosti (npr. kulinarstvo, umjetnost parfema). Što se tiče opipa, koji duga tradicija

ustanovljuje kao paradigmu ili kao bit osjetila uopće, on se ne otvara ni prema jednoj vrsti

umjetnosti. (Kad kažemo da je kiparstvo umjetnost dodira, evociramo dodir na daljinu – što je

možda također bit opipa, no to ipak ne poništava ono što u skulpturi premašuje opip.) Zauzvrat,

napomenut ćemo da umjetnost općenito ne može ne dirnuti, u svakom smislu riječi (i baš ta svrha,

to Hegelovo „za čula“, ostavlja po strani svu moralnu ili intelektualnu svrhu; upravo ona iziskuje da

u barem jednom izvjesnu značenju postoji samo „umjetnost za umjetnost“).

2. Sâmu heterogenost osjetila je nemoguće ustaliti, bilo da razmatramo, na primjer, ulogu onog što

Aristotel zove „zajedničkim osjetima“ (kretanje, oblik, veličina), bilo da se pitamo o boli kao

posebnom osjetilu,1*bilo da suvremenom fiziologijom znatno premašimo pet osjetila kako bismo

onkraj Aristotelovih zajedničkih osjeta uočili osjetila akceleracije ili napetosti organa i da uz to, u

pokušaju da obuhvatimo cjelokupno životinjsko carstvo, uvidimo raspodjelu na „mehanoreceptore“

1 V. npr. Erwin Straus, Du sens des sens, Paris: Millon, 1989.

  15

(tlak, dodir, vibracija, istezanje i td.), „termoreceptore“, „fotoreceptore“, „kemoreceptore“,

„elektromagnetske receptore“, ili čak još prema drugim kriterijima na „eksteroreceptore“,

„proprioceptore“ (djelovanje tijela na sebe samo), „interoreceptore“ (probava, krvni pritisak,

urogenitalni osjeti i td.).

3. Prema samom priznanju fiziologa, svaka dioba ostaje nezadovoljavajuća i zahtijeva pozivanje na

pojam „integracije osjetila“. Uvijek se, dakle, javlja trenutak u kojem čulno jedinstvo mora biti

ponovno uspostavljeno naspram osjetilne apstrakcije. Čini se da bi tome moglo odgovarati

sinestezijsko jedinstvo ili „suglasja“ (između ostalih, Baudelaire, Verlaine, Debussy) koja se

potražuju upravo u očitoj povijesnoj korelaciji s položajem „umjetnosti“ u jednini i referiranja na

„genij“, kao i sa zahtjevom za „totalnom umjetnošću“. No brzo se uviđa da bi se percepcijska

integracija i njezino proživljeno iskustvo1*prije smjestili na sasvim oprečnom kraju od umjetničkog

iskustva te da poetička „suglasja“ ne spadaju u red percepcijskog jedinstva, koje zanemaruje

„suglasje“ kao takvo i poznaje samo integriranu simultanost (koja je, štoviše, integrirana prema

strogom procesu selekcije ili apstrakcije: kaže se da mozak upotrebljava samo 1% od nekih

dvadeset megabita osjetilnih informacija koje prima po sekundi; koji god bio smisao tog razmjera,

možemo reći da percepcija nije napravljena baš „za čula“).

Zapravo, kada povezujemo umjetnosti s osjetilima, najčešće nejasno slijedimo dvostruku

logiku (koja bi se na primjeran način mogla objasniti Hegelom):

a) logika izvanjskosti, „osjetilnog predstavljanja“ ili sebeizvanjštenja Ideje koje bi trebala

sačinjavati Istinu umjetnosti;

b) logika homologije sa živućim osjetilnim jedinstvom (s osjetnošću kao svojinom života),

logika koja se na koncu pokazuje imitativnom i koja se po jednoj svojoj krajnosti sukobljava

sa svim poznatim poteškoćama teorija imitacije, a po drugoj krajnosti sa svim poznatim

aporijama zahtjeva za „totalnom umjetnošću“ (koje je nesumnjivo predvidio Kant u svojim

nedoumicama o umjetnosti uzvišenog). Osim toga, dvije vrste poteškoća vraćaju jedna na

drugu: umjetnost nije imitativna niti joj život pruža model.

Kako bismo nadišli tu antinomiju, možemo samo težiti sinesteziji koja je po prirodi

drugačija, nekoj drugoj osjetilnoj integraciji, vlastitom smislu umjetnosti (ili osjetilā u umjetnosti).

1 „Sinestezijska percepcija je pravilo.“ – Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris: Gallimard, 1945., str. 265. – Nećemo priznati kontinuitet koji, čini se, Deleuze pretpostavlja između perceptivne sinestezije (koju preuzima od Merleau-Pontyja) i „egzistencijalne komunikacije“ osjetila u umjetničkom iskustvu (v. Logique de la sensation, I, Paris: La Différence, str. 31). Ako u obama slučajevima zaista postoji jedinstvo ili sinteza, onda one nisu iz istog reda, a taj se odmak može dokučiti i kod samog Deleuza. Na ovo ćemo se vratiti. – Kod Deleuza bismo se također mogli vratiti i do razrade koju predlaže za razlikovanje moći u kantovskom smislu, gdje je svaka moć razmatrana kao mjesto pojedinačne vježbe, te je nesvodiva na „zajednički osjet“.

  16

Taj će se „smisao⁄osjetilo“ pojaviti (ili barem dobiti svoje ime) s estetikom XVIII. stoljeća, a

naslijedit će ga romantizam. Anonimni autor pjesme O čulima iz 1766. piše:

„ Taj têk za Lijepim, to metafizičko čulo,

šesto je čulo, čija je neizreciva nagrada

za toliko prostih umova,

samo problematično biće.“1*

No šesto čulo, ne samo u smislu još jednog osjetila, već osjetila koje nadilazi osjetilā

(nadosjetilno), takvo je osjetilo nužno osjetilo uznesenja osjetila, odnosno njihova raspadanja ili

njihova pročišćenja.

Osim ako se ne radi o mišljenju metafizičkog smisla „fizičkog“ koje ostaje „fizičko“, dakle

osjetilno, i singularno pluralno. To je nesumnjivo temelj problema. Singular plural je pravilo i

problem „umjetnosti“, kao i „smisla⁄osjetila“ ili smisla osjetila, smislena smisla njihove osjetilne

razlike. Ovdje vrijedi isto što i kod imaterijalnosti duše kako je dokazuje neoplatonska tradicija:

duša osjeća jer je čitava u svakom osjećajućem dijelu tijela te zbog toga nije ni u jednom dijelu, nije

nijedno tijelo. Isto rasuđivanje vrijedi i za svako izdvojeno osjetilo: osjetilo kao takvo nedjeljivo je

od svojeg osjećanja i zato je „toliko više prodorno, koliko je umanjeno“: tako je s viđenjem koje se

događa preko zjenice oka i viđenjem sebe dušom koje se odvija bez ijedne lokalne ekstenzije.2†No

tada rasuđujemo kao da bi ne-prostor mogao biti krajnja redukcija prostora ili, u suprotnom slučaju,

kao da redukcija ne bi pretpostavljala ekstenziju koju reducira...

4. Ako, naprotiv, ostajemo pri heterogenosti osjetila, možemo slijediti dva puta:

- ili, kroz Aristotela, u svakom osjetilu razmatramo dvostruki pokret patnje i udjelovljavanja, gdje je

ovo drugo iz reda λόγος, ali jednog λόγος koji je sâm, po singularu pluralu, samo „sebe-osjećanje“

„osjećanja“ ili njegovo „sebe-izricanje“ na osjećanju kao takvom, u njegovoj singularnosti;3‡

- ili ostajemo na materijalnom i „patičkom“ polu osjetila, na njihovoj jednostavnoj heterogenosti, te

ćemo odgađati pitanje njezina principa: kod Platona ili Aristotela naići ćemo na heterogenost

elemenata; prema modernoj fiziologiji, diferencijaciji materijalnih stanja ili tijela dodat ćemo

diferencijaciju stanja određena „iritabilnošću“, koja se i sama diferencijalno usklađuje s različitim

1 Navedeno u: Luise Vinge, nav. dj., str. 156.    2 Sveti Augustin, De quantitate animæ, XIV, 24 i Marsilio Ficino, Théologie platonicienne de l’immortalité des âmes, I, knjiga VII, Paris: Belles-Lettres, 1964. – Nije slučajno što se film stalno vraća na temu kinestezije penetracije u oko, kao i na prikaz „zamjene“ – više ili manje naivne – svih umjetnosti. Npr. Andaluzijski pas (Luis Buñuel, 1928.), 2001: Odiseja u svemiru (Stanley Kubrick, 1968.), Freejack (Geoff Murphy, 1991.). 3 V. Pierre Rodrigo, „Comment dire la sensation? Logos et aesthesis en De Anima, III, 2“, u: Études phénoménologiques, br. 16, Bruxelles, izd. Ousia, 1992.  

  17

stanjima sredine. Vidljivo je da bismo samo proizveli ono što bismo mogli nazvati „hiletičkim

krugom“: krug sebe-odnošenja materijalne diferencijacije kao takve ili materije kao sâme

diferencijacije i, posljedično, kao odnos sâm. Taj krug –materija diferenciranih na materijalnost kao

razliku – ne bi bio ništa drugo nego krug heterogenosti izvora i izvora heterogenosti. Otada bi

trebalo govoriti da heterogenost umjetnosti iz toga proizlazi – no tako ne bismo mogli objasniti što

joj je vlastito u odnosu na materijalnu i čulnu heterogenost općenito, gdje bi umjetnost bila

jednostavna specifikacija – ili da su umjetnosti i „umjetnost“ način konstitucije ili predočavanja –

ili točnije, konstitutivna predočavanja – tog izvornog kruga. (Što ne bi, primjetimo to u prolazu, po

pravu i u konačnici, isključilo umjetnosti ili tehnike koje zovemo znanosti. No to je drugo pitanje).

*

Tako ni osjetila kao takva ni njihova integracija nisu uvjeti ni modeli umjetnosti [les arts].

Ovdje prije vrijedi isto što i kod Freudove analize preliminarna užitka – analiza koju Freud pomoću

hijazma ili usporedbe povezuje s analizom onog drugog Vorlusta, što je prema njemu estetički

„predužitak“.1*Vorlust posjeduje dvije povezane karakteristike: karakter napetosti, nesvršenosti s

jedne strane, te karakter „zonalne“ raznolikosti. I kao što u seksualnom poretku konačno

„olakšanje“ poništava erotski nadražaj, tako i u estetskom poretku zadovoljstvo dano nagonima više

ne pripada istom poretku. Uostalom, Freud koristi istu riječ – Reiz – kako bi označio nadražaj i

dražest. Erotska i estetska čulnost održavaju se na raznolikosti koja uzmiče od integracije ili

jedinstva.

(Ovdje se može dodati, i to bi bio potpuni hijazam dvaju registara: u mjeri u kojoj je ta

raznolikost jednaka, jer spada u red osjetilnog ili „forme“, ne bismo mogli estetiku podrediti erotici,

kao ni erotiku estetici. No njihova bi recipročna heterogenost oblikovala hijazam pomoću kojeg se

događa singularno sebe-odnošenje heterogenosti općenito. Erotizam umjetnosti ili u umjetnosti s

jedne strane, umjetnosti ili tehnike voljenja s druge, ne bi se mogle misliti u drugom kontekstu. Taj

kontekst nesumnjivo obuhvaća i usporedbu, kojom se poigrava Platon, između upotrebe riječi

ποίησις za samo jednu vrstu tehničkih proizvoda i upotrebe riječi ἔρος za samo jednu vrstu žudnji.

Ako je ἔρος mišljen kao ποίησις – naročito kao ποίησις „ljepote“, i to ljepote koja neprestano ide od

„tjelesa“ prema „znanosti“ – ποίησις bi zaista mogao biti mišljen kao ἔρος, a Freud bi na svoj način,

i nakon nekolicine drugih, bio nasljednik tog hijazma ili zapletaja).

Erogene zone nemaju samosvojnu vrijednost, nisu određene svrhom. Freud piše: „Prije

svega, zadovoljstvo nastaje kroz podesno senzibilno uzbuđivanje takozvanih erogenih područja: kao

takva, mogu vjerojatno djelovati sva mjesta na koži i svaki osjetilni organ, a možda čak i svaki

1 V. Sigmund Freud, Tri rasprave o teoriji seksualnosti, Zagreb: Stari grad, 2000., str. 130.

  18

organ[.]“1*Što se tiče erogene uloge, ona je određena samo povećanjem nadraženja imajući u vidu

olakšanje: „Jer, uloga koja pri tome pripada erogenim područjima, sasvim je jasna. Što je važilo za

jednu, važi i za sve druge. Sve se one koriste kako bi odgovarajućim nadraživanjem stvorile

određenu količinu užitka iz kojeg proizlazi povećanje napetosti, a time i potrebna motorička

energija za provođenje seksualnog čina do kraja.“2†S kvalitativnom indiferentnošću u pozadini,

zone, na paradoksalan način, imaju dakle kvantitativnu svrhu. Treba shvatiti da njihov karakter

zona, njihova diskretnost (u matematičkom smislu) i heterogenost proizlaze iz te funkcije: kad

kažeš količina, kažeš dodatni rast i diskontinuitet. A kad kažeš žudnja, kažeš „traženje većeg

užitka“. Žudnja (napetost Vorlusta) je diskretnost užitka.

Što god da se inače govori o energetskom modelu, on ovdje barem ima svrhu uvažavanja

diskontinuiteta i dis-lociranja užitka ili αἴσθησις općenito,3‡što istovremeno znači uvažavanje

αἴσθησις kao da je bez ijedne općenitosti ili prije – kao da ima samo dis-lociranu općenitost, partes

extra partes, ne samo res exstensa na kartezijanski način, već opće i generičko biti-izvan-sebe,

zoniran bitak takozvana „osjetilna“ stanja.4§

*

Kvalitativna indiferentnost zona izlaže se prvenstvom opipa: u njemu završava proces

nadraženja (vizualno nadraženje Freud odmah zamjenjuje nadražnošću diranjem, a već je ranije

izjavio kako se prvo „nakon više analiza“5**svodi na drugo, kao i vjerojatno sva ostala nadraženja).

Dakle, opip za cijelu tradiciju nije ništa drugo, kao što smo već spomenuli, doli „osjet čitava tijela“,

kao što to kaže Lukrecije.6††Opip nije ništa drugo doli dodir čitava osjeta i svih osjetila. On je

njihova čulnost kao takva, osjećana i osjećajuća. No opip sam, kao osjetilo i, prema tome, kao ono

što se osjeća osjećajući ili, još bolje, kao ono što osjeća sebe osjećajući se jer ne dodiruje, a da ne

1 Sigmund Freud, nav. dj., str. 153. – Freud samo dodaje: „[P]ostoje i određena istaknuta erogena područja, čija je uzbudivost od početka osigurana nekim organskim pripremama.“ 2 Isto, str. 129-130. 3 Možda treba spomenuti da je sva αἴσθησις užitak, ukoliko je zainteresirana i, prije svega, zainteresirana za sebe, kao „sebe-osjećanje osjećanja“ koje za Aristotela označava αἴσθησις i koje, osim toga, svaku pretpostavku „zajedničkog osjeta“ čini bekorisnom. Bol bi, zauzvrat tomu, bila αἴσθησις koja odbija sebe samu, u smislu da se osjeća odbijati se.  Vidjeti u: Jean-Luc Nancy, Le Sens du monde, Paris: Galilée, 1993., str. 226. i slj. – Treba također uputiti na neke od  analiza koje je nedavno predložio Jérôme Porée u: La Philosophie à l’épreuve du mal. Pour une phénoménologie de la souffrance, Paris: Vrin, 1994. 4 Osim toga, nesumnjivo nismo dovoljno promislili što upliće nestajanje „sekundarnih“ kvaliteta kod Descartesova komadića rastopljena voska: njihova se recipročna izvanjskost ovdje rasplinje i istovremeno eks-ponira u geometrijskoj ekstenzivnosti. 5 Sigmund Freud, nav. dj., str. 71. 6 Lukrecije, De rerum natura, II, 434-435. – Među brojnim drugim primjerima, vidjeti također: Brillat Savarin, Physiologie du goût, Paris: Hermann, 1975., str. 44: „Opip je dao život svim umjetnostima, svim vještinama, svim industrijama.“ – No to ne sprečava ovog autora da, prema primjeru više drugih, skupini pet osjetila doda rodno osjetilo koje se, kaže on, ne svodi na opip; zauzvrat, osjetilo boli ostaje mu nepoznato; no bila bi potrebna opsežna studija koja bi opisala varijacije sensoria prema vremenima i mjestima.

  19

dodiruje i sebe samog, dirnut onim što dira i jer ga dira, opip predstavlja pravi trenutak osjetilne

izvanjskosti, predstavlja ga kao takva i kao osjetilna. Ono što čini opip jest „taj prekid koji

uspostavlja dodirivanje sebe-dodirivanja, dodirivanje kao sebe-dodirivanje“.1*Opip jest interval i

heterogenost dodirivanja. Opip je bliska daljina. Omogućuje osjećanje onog što omogućuje

osjećanje (ono što osjećanje jest): blizina udaljenog, približnost intimnog.

Osjetilo dodira – možda bi bilo bolje reći samo dodir, ili bi trebalo zadržati glagolsku

vrijednost riječi, kao kada kažemo „osjećanje“ – dodirivanje, dakle, ima „prvenstvo“ ili

„povlasticu“ tek dok samo sebi ništa ne podređuje: ono jest ili čini samo opću ekstenziju ili osobitu

ekstrapoziciju osjećanja. Dodirivanje je sjedinjeno [fait corps] s osjećanjem ili dodirivanje od

osjećanja čini tijelo, ono nije ništa drugo nego korpus osjetila.

Osjećanje i sebe-osjećanje-osjećanja, koje sačinjava osjećanje samo, uvijek je ujedanput

osjećanje da postoji ono drugo (ono što osjećamo) i da postoje druge zone osjećanja, koje su

zanemarene od one koja osjeća u tom trenutku ili koje ona dodiruje sa svih strana, ali samo

granicom na kojoj prestaje biti zonom koja jest. Svako osjećanje dodiruje ostatak osjećanja kao ono

što ne može osjetiti. Vid ne vidi zvuk, niti ga ne čuje, iako se on nalazi i u njemu, ili na njemu

samom, on dodiruje to ne-viđenje i dirnuto je njime...

Indiferentnost ili sinestezijska sinergija sastoji se od autoheterologije dodirivanja. Dodir

osjetila mogao bi, dakle, biti raspodijeljen i raspoređen na onoliko načina koliko želimo: ono što ga

čini dodirom koji jest je dis-lokacija, principijelna heterogenizacija.

*

No, prema tome, što dakle čini umjetnost ako to nije, sve u svemu, dodirivanje

principijelne⁄om heterogenosti „osjećanja“? U toj heterogenosti u principu koja se sama pretvara u

heterogenost principa, umjetnost dodiruje dodirivanje samo: drugačije rečeno, ona ujedanput

dodiruje „sebe-dodirivanje“ koje je svojstveno dodirivanju i „prekid“ koji mu nije ništa manje

svojstven. Drugim riječima, mogli bismo reći: umjetnost dodiruje imanenciju i transcendenciju

dodirivanja, ono što se još može izraziti ovako: dodiruje transimanenciju onog biti-u-svijetu.

Umjetnost nema posla sa „svijetom“ shvaćenim kao jednostavna izvanjskost, kao sredina ili kao

priroda. Ima posla s onim biti-u-svijetu u njegovu iskrsnuću samom.

Iz istog razloga ona dodiruje živuće objedinjenje osjetilnog – no, ovaj put „dodirivati“ treba

shvatiti kao uzdrmati, uznemiriti, destabilizirati ili dekonstruirati. Umjetnost na taj način dodiruje

ono što, od sebe, φύϛει, uspostavlja sintetičko jedinstvo i kontinuitet svijeta života i djelovanja. Ovo

posljednje u krajnjoj liniji nije toliko osjetilni svijet, koliko razumljiv svijet oznaka, svrha i

1 Jacques Derrida, „Le toucher“. Engleska verzija u: Paragraph, vol. 16⁄2, Oxford, 1993.

  20

prijelaznosti i možda ne toliko svijet koliko, u krajnjoj liniji, sredina, Umwelt (onaj s „1%

informacija“). Umjetnost tamo izdvaja ili nameće trenutak svijeta kao takva, biti-svijetom svijeta,

ne kao sredina u kojoj se kreće subjekt, već kao izvanjskost i ekspozicija jednog bića-u-svijetu,

izvanjskost i ekspozicija formalno dohvaćene, odvojene i prikazane kao takve.

Prema tome, svijet je dis-lociran u mnoštvene svjetove ili točnije u neumanjivu mnoštvenost

jedinstva „svijet“: to je a priori i ono transcendentalno umjetnosti. Ona pokazuje da je objava

svijeta uvijek prvenstveno objava fenomena od kojih je svaki „fenomen-svijeta“.1*Pokazuje da se

osjećaj-za-svijet, i posljedično smisao svijeta, od početka daje samo u dis-lociranju svojeg

jedinstvena i jedinična smisla „osjetila“ u općem zoniranju kojem težimo u jednoj ili drugoj

diferencijalnoj raspodjeli osjetila.

No, ono što umjetnost pokazuje – odnosno, ono što dodiruje i što istovremeno udjelovljuje

pomoću τέϰνη – jest da se ne radi baš o diferencijaciji koja se pridodaje organskom jedinstvu, ni o

diferencijalu kao kontinuiranoj varijaciji: radi se o tome da jedinstvo i jedinstvenost svijeta jesu i

nisu ništa drugo nego jedninska razlika jednog dodira i jedne zone dodira. Svijeta ne bi bilo da

nema diskretnosti zona (ekstenzija koja je starija od svakog izvora): zapravo, samo ta diskretnost

omogućuje stvari da bude ono što jest, odnosno stvar po sebi, što ne znači „stvar dohvaćena u biti

koja je uzmaknuta u najveću dubinu, s onu stranu privida“, već stvar sâma, odnosno stvar na sebi ili

stvar uz sebe sâmu. Kako bi neka stvar kojim slučajem mogla imala „nešto“ poput „nutrine“ ili

„intimnosti“, ipak treba prvo biti ona sâma, dakle dispozicionirana točno na sebi sâmoj (mogli

bismo reći: postavljena na sebe sâmu i dodirujući se tako, bliska⁄daleka, u sebi udaljena).2†

Ta dispozicija upliće dis-poziciju, upliće se kao dis-pozicija, diskretnost, mnoštvenost i

heterogenost „zona“. One uopće nisu samo raznolike lokalizacije u homogenom prostoru. One su

istovremeno, zbog razmještaja koji nije prostoran već ontološki („prostor“ je ovdje ime za „ono

biti“), apsolutne razlike prikazivanja ili onog biti-u-svijetu kao takva. Zato je Heidegger mogao

1 Prema riječima Merleau-Pontyja, koje preuzima i produžuje Marc Richir u, „Fenomenologiji boja“: „ Boje nisu prvenstveno boje stvari, već boje svijeta […] fenomeni-svijeta postoje samo u množini i u beskonačnom vraćanju od jednog do drugog.“, u: La Couleur, Bruxelles: Ousia, 1993., str. 186. – Dodajmo i sljedeće: „Slika se treba transformirati u doticaju s drugim slikama kao i boja u doticaju s drugim bojama. Jedno plavo nije isto što i plavo kraj jedne zelene, jedne žute, jedne crvene. Nema umjetnosti bez transformacije.“ – Taj fragment odmah prati i sljedeće: „Istinito za film ne može biti istinito i za kazalište, i za roman, i za slikarstvo.“ – Robert Bresson, Notes sur le cinématographe, Paris: Gallimard, 1975., str. 16. 2 Postoje dvije odlične formulacije stvari po sebi: prvu (u vezi s Kantom) je ponudila Corinne Énaudeau: „Ne postoje, međutim, dvije stvari, jedna pritajena, stvarna, druga očita, varljiva, već samo jedna: egzistirajući fenomen. Stvar po sebi nije uzrok fenomena, njemu izvanjska (njegov su uzrok samo drugi fenomeni), ona nije najveća dubina, supstancija, supstrat koja u njemu nalazi izobličen način izražaja. Ona je izričito ista 'stvar' kao i on, ali ukoliko se ona ne pojavi.“ („Le psychique en soi“, u: Nouvelle Revue de psychanalyse, br. 48, Paris, 1993., str. 37-59); a drugu Werner Hamacher: „Hegelova formulacija, prema kojoj je prostor 'izvanjskost na (an) sebi samoj', ispravlja ogromnu povlasticu koja je neutemeljeno pridana [u vezi s prostorom] onom izvanjskom, zahvaljujući njegovu neprimjetnom 'na': prostor je – dakle, nije – na, nije izvanjskost, već prizemljenje, lateralnost.“ („Amphora“, u: Triptyk, br. 9, Stockholm, 1993., str. 8-15).

  21

pisati sljedeće: „Trebali bismo naučiti prepoznavati da su stvari sâme mjesta – a ne da su samo na

svojem mjestu na samo jednom mjestu.“1*

Biti-u-svijetu (koje je ono biti svijeta) ne zbiva se i ne može se zbiti prema općenitosti (koja

je sâma osobit τόπος, i to onaj, na primjer, diskursa o umjetnosti općenito) ni prema univerzalnosti

shvaćenoj kao ishodište izvorne jedinstvenosti i jedinstva. Ili točnije, „točka pogleda“ jednog

intuitus originariusa nije ona jednog bića-u-svijetu i to je uostalom razlog zašto to nije „pogled“.

Ako je „točka“ (dakle, bez dimenzije), to je ona „stvaranja“ svijeta. Stvaranje svijeta nije u

svijetu.2†No, ako bi se stvaranje zbilo, za stvaratelja kao takva ne bi bilo nikakva razmještaja,

nikakva „zoniranja“: ni mjesta, ni boje, ni zvukovi, ni mirisi. Prije bi se trebalo reći da je stvaranje

(i posljedično stvaratelj, koji nije ništa drugo nego svoj čin) sâmo razmještaj i razlika zona. To bi

navelo na izjavu da je stvaranje dodirivanje ili dodir onog biti-u-svijetu.

Tako je intuitus derivativus dan, ako na tren zadržimo kantovsku analogiju, prema dodiru

izvanjskosti i nesuglasnosti dodira. No ne zadovoljava se, ovaj put protivno Kantu, formama

prostora i vremena: potrebna mu je višestrukost „osjetilnih kvaliteta“ koje čine ono „po-sebi“ ili

„na-sebi“ stvari. Empirijsko je ovdje transcendentalno. No to „empirijsko“ nije nešto što možemo

samo zatvoriti u kategorije kao što su „boja“, „zvuk“ i td. Ne postoji „ova“ boja, ne postoji čak ni

„ovo“ crveno. Kako to kaže Wittgenstein: „Jednu boju općenito moći imenovati, ne znači još nju

moći točno kopirati. Vrlo lako mogu reći 'Ovdje vidim jedno crvenkasto mjesto' i time ne moći

smiješati boju koju prepoznajem kao točno istu. […] Zamislimo, netko pokaže na jednom mjestu

šarenicu u jednom rembrandtskom licu i kaže 'Zid u mojoj sobi bi trebao biti obojen u ovu

boju'.“3‡Ono empirijsko nije pretpostavljena „osjetilna poznanica“, nije pretpostavljeno osjetilni

subjekt. Ono empirijsko je tehnika lokalnoga, prikaz mjesta.

1 „L'art et l'espace“, u: Questions IV, Paris: Gallimard, 1976., str. 103. – Naravno, nije slučajno što ovaj tekst ocrtava analizu prostora i razmaka, odnosno motiva koji je prepoznat kao neumitan za analize u Bitak i vrijeme (v. nav. dj., str. 46.), u vezi s umjetnošću, i analizu umjetnosti takve kakva jest, a u tom tekstu je implicitno prepoznata kao nesvodiva na supsumciju pod Dichtung što se tvrdilo u „Izvoru umjetnosti“. Pažljivo bi ispitivanje pokazalo da je Heidegger ovdje započeo, takoreći protiv svoje volje, analizu povezanosti „lokalnog“ razmaka i razlike među osjetilima. 2 Zato je značajno da metafizika (a uz nju možda i teologija) stvaranja lavira između potpunog iščeznuća stvaranja (Spinozin Bog je svijet, a ne njegov stvaratelj, iako Spinoza zadržava taj termin – vidjeti opovrgnuće ex nihila, Pensées métaphysiques, X) i njegove identifikacije s tehničkom i⁄ili umjetničkom radnjom, čega je najbolji primjer, pripremljen zapravo kod Descartesa, Leibnizov Bog: birajući između svih mogućih svijetova, koje vidi, ovaj je zapravo već najbolji „na svijetu“ od svih tih mogućih.  3 Ludwig Wittgenstein, Remarks on Colour = Bemerkungen über die Farben, Los Angeles: California University Press, 1978., str. 252-260.

  22

3. Analyse traductologique

L’objectif de ce travail est de présenter une proposition de traduction d’un extrait de l’œuvre

Les Muses écrit par Jean –Luc Nancy, ainsi que son analyse traductologique correspondante. La

question qui se pose tout au début est la suivante : pourquoi faire une analyse traductologique (et

non pas une analyse terminologique) d’un texte qui fait partie des textes scientifiques ?

Bien que le texte de Nancy se situe dans un domaine bien défini, celui de la philosophie, son

discours présente quelques particularités qui ne se prêteraient à l’analyse terminologique qu’avec

une difficulté considérable. Il n’est pas rare que Nancy utilise le champ lexical entier d’un mot en

activant ainsi toutes les significations de ce mot. Il n’est pas rare non plus que, dans un tel

processus, il emploie un même signifiant dans plusieurs sens simultanément. En traduisant le

traducteur/lecteur doit donc en tenir compte et traduire chaque occurrence d’un même mot selon le

contexte. C’est pourquoi le processus de la traduction dite « technique » ne pouvait pas s’employer

systématiquement, c’est-à-dire qu’il n’est pas possible de déterminer des termes, de trouver leurs

équivalents croates, et de les appliquer, sans devoir trop y réfléchir, à chaque occurrence.

La plupart des problèmes que nous avons rencontrés étaient effectivement les problèmes

terminologiques. Une grande partie de l’analyse porte donc sur les difficultés de la terminologie

philosophique (3.1.) ou, plus précisément, sur quelques particularités de la terminologie

philosophique de Nancy (3.1.1. Être/l’être ; 3.1.2. Le sens ; 3.1.3. Pluralité/singularité/le singulier

pluriel ; 3.1.4. (Le/se) toucher/la touche). Il va sans dire que les difficultés posées par la

terminologie n’étaient pas les seules que nous avons rencontrées en traduisant ce texte, mais les

autres tombent dans le domaine des différences habituelles de la transposition d’un texte du français

en croate : il s’agit de phénomènes tels que l’emploi intensif des participes, les différences entre

l’emploi des temps grammaticaux, l’emploi du passif et du subjonctif, l’usage des tournures

idiomatiques à la langue française, etc. Nous avons décidé de ne pas nous attarder sur ces

difficultés, puisqu’elles représentent des problèmes inhérents à n’importe quelle traduction du

français en croate, et ne sont pas caractéristiques uniquement du texte de Nancy. Néanmoins, parmi

ces difficultés dites communes à tout texte, nous allons, quand même, consacrer une partie de notre

analyse aux différences entre langues synthétiques et analytiques puisque le texte de Nancy nous

fournit quelques exemples intéressants et frappants où cette différence peut produire une difficulté

de traduction (3.2.).

Avant de commencer l’analyse, il faut encore dire que le texte de Nancy est difficile, mais

qu’il n’est pas impossible à comprendre et traduire, à savoir qu’il n’est pas « intraduisible ».

  23

Cependant, il y a des cas où le croate ne permet pas que la traduction soit aussi élégante que l’est le

texte original français.

3. 1. Terminologie philosophique

Revenons d’abord à la remarque faite dans l’introduction, qui dit que les traducteurs

technique et littéraire rejettent, les uns et les autres, la traduction philosophique. Il existe

indiscutablement une terminologie propre à la philosophie. Si l’on s’adhère à cette opinion, on doit

poser la question de savoir pourquoi les traducteurs techniques éliminent la traduction

philosophique de leur champ d’activité ?

Ordinairement, quand on est en train de traduire un texte scientifique (ou « technique », si

l’on conserve la terminologie ladmiralienne), on localise premièrement, dans ce texte, les termes

appartenant à la science en question. C’est autour de ces termes que se développe le reste du texte,

ces termes ayant toujours la même signification, à savoir la même traduction. Si la philosophie était

seulement une science parmi les autres, on pourrait appliquer le même processus sans réfléchir.

Pourtant, le problème principal auquel on fait face dans la traduction philosophique est qu’un terme

philosophique, bien qu’il puisse avoir un même signifiant tout au long de son développement, ne

doit pas toujours porter un même sens. Cela pourquoi un philosophe extériorise les idées à l’aide de

sa propre terminologie. Ou, pour le dire autrement : « À la différence cependant de la terminologie

technique et scientifique où les termes sont élaborés et normés au sein d’une communauté de

spécialistes, les termes philosophiques sont associés de façon intime à des individus. » (Brownlie,

2002, p. 296)

Un autre aspect important de la terminologie philosophique est que les philosophes utilisent

souvent des mots « ordinaires », à savoir des mots dont on se sert dans la vie quotidienne. À ce

propos, Alain Rey distingue deux types des termes quant au domaine de la philosophie : termes

empruntés aux vocabulaires courants et termes qu’on ne trouve pas dans les vocabulaires courants

(Brownlie, 2002, p. 297). Autrement dit, il n’est pas rare qu’un philosophe emprunte un mot de la

langue quotidienne ; ce mot devient, dès lors, un terme dans son propre discours (et doit être traité

comme tel), tandis qu’il reste un mot ordinaire dans d’autres domaines. Il y a d’innombrables

exemples d’une telle pratique : les termes principaux de la philosophie, tel que l’être, le néant, la

vérité, pour en nommer seulement quelques-uns, sont empruntés du vocabulaire courant. On doit se

souvenir seulement du terme Dasein qu’emploie Martin Heidegger, ou du différend de Jean-

François Lyoatrd, pour voir que cette pratique est encore abondamment présente aujourd’hui. Dans

ces cas-là, soit le mot quotidien est utilisé dans un autre sens qu’il n’a pas habituellement soit il est

  24

imprégné d’un trait significatif particulier. D’un autre côté, il n’est pas rare non plus qu’un

philosophe, essayant d’extérioriser ses pensées le mieux possible, crée des mots nouveaux. Peu

importe de quel cas s’agit-il, ces termes sont élaborés par un philosophe dans un contexte culturel

spécifique, ce qui veut dire qu’il n’y a pas de termes préexistants dans d’autres langues. Il serait

utile de donner quelques exemples qui montreront, d’une manière évidente, ce dont il a été question

jusqu’ici :

- la différence que Kant établit entre les termes « Objekt » et « Gegenstand » en allemand ne

peut pas être transposée en français ; pour traduire ces deux mots, le français en connaît

seulement une – « l’objet » (il faut mentionner qu’on a réussi à trouver une solution à ce

problème en croate : on traduit les termes de Kant par « objekt » et « predmet »

respectivement) ;

- le verbe capital de Hegel, « aufheben », a pour celui-ci trois significations différentes qu’il

est impossible de faire passer en français, c’est-à-dire il est impossible de transposer les trois

significations à la fois avec un seul terme, la traduction la plus courante étant le verbe

« relever » (en croate, on n’a pas réussi à résoudre cette difficulté non plus: la traduction la

plus courante est le verbe « ukidati » qui recouvre seulement une des trois significations) ;

Quand on procède à la traduction d’un texte philosophique, il faut donc, tout de même,

essayer de discerner les termes pertinents. À cause de la spécificité de la terminologie

philosophique, décrite ci-dessus, nous apercevons pourquoi un traducteur pourrait avoir des

problèmes avec une telle tâche : il peut arriver que le traducteur ne reconnaisse pas un mot,

provenant de la langue quotidienne, comme un terme. Pourquoi cela est-il important ? Dans un texte

philosophique il est important de distinguer les termes du lexique général : le lexique général aide

au lecteur de déchiffrer la signification propre du terme que le philosophe y introduit, alors ce

lexique doit être traduit le plus clairement possible ; les termes pertinents, de leur côté, doivent être

traduits par un même « choix de traduction » à chaque occurrence. Selon Brownlie, à ces deux

procédés de la traduction philosophique (discerner les termes, répéter une même traduction pour

chaque terme pertinent) il faut ajouter un autre aspect dont un bon traducteur doit se soucier : il faut

tenir compte des traductions antérieures du philosophe en question, et, si le choix de traduction pour

les termes était satisfaisant, répéter ces choix dans sa propre démarche, afin de stabiliser la

terminologie de ce philosophe dans la langue cible (Brownlie, 2002, p. 299).

Maintenant, revenant au texte de Nancy, il faut dire que son texte est plein de terminologie,

tantôt la sienne, tantôt celle d’autres philosophes. Quant à la terminologie d’autres philosophes

auxquels il fait référence, tel que Kant, Hegel, Adorno, Derrida, Deleuze et bien d’autres, et aux

  25

termes philosophiques qui sont aujourd’hui un topos commun, nous devons admettre que le texte de

Nancy est assez accessible, car presque toutes les références sont soigneusement et copieusement

fournies des citations qui nous font découvrir l’auteur de la citation employée, ou, s’il s’agit

seulement de la mention d’un terme au sein du texte, la plupart du temps, le nom du philosophe est

aussi précisé.

Pour ce qui est de la terminologie propre à Nancy, elle était plus difficile à identifier, la

plupart du temps s’agissant de « termes empruntés aux vocabulaires courants ». Dans les pages qui

suivent, nous allons présenter les cas les plus perturbants, à savoir les occurrences qui nous ont posé

beaucoup de problèmes dans la transposition en langue cible.

3. 1. 1. Être/l’être

Nous allons commencer l’analyse avec un problème que l’on pourrait désigner comme

problème général ou typique de la traduction philosophique du français vers le croate. La forme

française, « être », ou bien « l’être », peut signifier en même temps « qualité de ce qui est », ou

simplement « ce qui est », mais aussi « le fait d’être ». Bien que la différence puisse sembler

insignifiante, elle est en fait capitale. Le Dictionnaire de philosophie que nous avons

consulté* explique la différence cruciale : « l’être » dans le sens de « ce qui est » suppose quelque

chose, n’importe quelle chose, qui est. Chaque être, en tant qu’être, est, cependant, quelque chose

de bien défini (sinon il serait le non-être ou le néant), et il « est » seulement parce qu’il prend part à

l’être. L’être en tant que « le fait d’être », que le Dictionnaire définit comme la notion principale de

la philosophie, ne signifie pas, par contre, une chose ou un être bien défini, ou moins encore

l’essence de quelque chose, mais la présence de l’être en sa totalité, rien d’autre que le fait que

l’être est, et non pas qu’il n’est pas. Les traductions croates pour ces deux mots sont « biće » pour

l’être en tant que « ce qui est » et « bitak » ou « biti » pour l’être en tant que « le fait d’être ». Alors,

le problème principal qui se pose quand on traduit du français en croate est de percevoir de quel

sens de l’ « être » il s’agit. Un autre doute qui s’introduit, et qui concerne la langue cible en ce cas-

ci, c’est-à-dire le croate, est le choix de traduction entre « bitak » et « biti » pour l’être en tant que

« le fait d’être ». Le Dictionnaire de philosophie révèle que « bitak » et « biti » désignent en effet la

même notion et que « bitak » est seulement le substantif fait du verbe « biti ». Cependant, en parlant

avec des professionnels de ce domaine, nous avons eu l’impression qu’une différence existe quand

même. Une différence de choix personnel peut-être, qui préfère mettre l’accent sur l’inaccompli et

la fluidité en utilisant le verbe « biti », mais une différence quand même.

* Filozofijski rječnik (1989) Zagreb : Nakladni zavod Matice hrvatske.

  26

En traduisant un extrait du texte de Nancy nous avons dû réfléchir sur la problématique

exposée ci-dessus. En effet, Nancy fait jouer la terminologie propre à Heidegger : il s’agit d’un

terme très connu et répandu de Heidegger – l’être-au-monde, qui se rapporte à la « condition

nécessaire de l’existence humaine » (cf. Dictionnaire de la langue philosophique, 1962).

Regardons, maintenant, trois exemples du texte de Nancy :

(1) [I]l [=l’art] touche à l’immanence et à la transcendance du toucher, ce qui peut aussi s’énoncer :

à la transimmanence de l’être au monde. […] Il [=l’art] a affaire à l’être au monde dans son

surgissement même.

(2) L’art y découpe ou y force le moment du monde comme tel, l’être-monde du monde, non pas

comme un milieu où se meut un sujet, mais comme extériorité et exposition d’un être-au-monde.

(3) L’être-au-monde (qui est l’être du monde) n’a pas lieu et ne peut pas avoir lieu selon la

généralité […], ni selon l’universalité entendue comme la ressource d’une unicité et d’une unité

d’origine.

En premier lieu, nous avons dû reconnaître le terme du Heidegger, ce qui n’était pas trop

difficile : quand on recherche le terme sur l’internet, l’équivalent français et presque toujours

accompagné du terme original allemand (« In der Welt sein »), et, en plus, Nancy fait référence à

Heidegger un peu plus loin dans le texte. En second lieu, à partir du terme original et de sa

traduction en français, nous avons cherché le terme croate : bien que dans la traduction croate de

Sein und Zeit ce terme soit traduit par « bitak-u-svijetu », nous avons opté pour le choix de « biti-u-

svijetu », parce qu’il nous a semblé que l’équivalent croate comportant le verbe correspond mieux

au sens de l’original. Alors, la traduction du premier exemple, cité ci-dessus serait : « [U]mjetnost

dodiruje imanenciju i transcendenciju dodirivanja, ono što se još može izraziti ovako: dodiruje

transimanenciju onog biti-u-svijetu. […] Ima posla s onim biti-u-svijetu u njegovu iskrsnuću

samom. » Le lecteur voit maintenant pourquoi la langue croate avait besoin d’un mot nouveau,

séparé, substantivé pour « être » au sens de « le fait d’être » : le croate étant une langue synthétique,

elle se sert des cas pour exprimer les idées et les fonctions que le français exprime à l’aide des

prépositions et des articles. Alors, si dans cet exemple-ci nous employons un verbe, qui évidemment

ne peut pas être décliné, il faut ajouter un pronom déterminatif qui joue le rôle de l’article français,

ou bien roman (nous allons y revenir).

Le deux autres exemples cités ci-dessus font voir l’avancement (ou le jeu) de ce terme

heideggérien dans le discours de Nancy. Voici les traductions pour le deuxième et troisième

  27

exemple respectivement : « Umjetnost tamo izdvaja ili nameće trenutak svijeta kao takva, biti-

svijetom svijeta, ne kao sredina u kojoj se kreće subjekt, već kao izvanjskost i ekspozicija jednog

bića-u-svijetu, izvanjskost i ekspozicija formalno dohvaćene, odvojene i prikazane kao takve. » ;

« Biti-u-svijetu (koje je ono biti svijeta) ne zbiva se i ne može se zbiti prema općenitosti […]ni

prema univerzalnosti shvaćenoj kao ishodište izvorne jedinstvenosti i jedinstva. »

3. 1. 2. Le sens

Avant de commencer l’analyse du deuxième groupe des problèmes terminologiques,

regardons d’abord un exemple du texte original et de sa traduction correspondante, qui feront voir,

d’une manière flagrante, la problématique liée au deuxième groupe des difficultés terminologiques,

et qui rapprocheront ce groupe de problèmes de celui décrit ci-dessus, ce qui fera voir, en même

temps, la systématicité du développement du discours de Nancy :

(4) Il [=l’art] fait paraître qu’un sens-de-monde, et que, par conséquent, le sens du monde ne se

donne qu’en disloquant d’origine son sens unique et unitaire de « sens » dans le zonage général

qu’on vise sous telle ou telle distribution différentielle des sens.

Pokazuje da se osjećaj-za-svijet, i posljedično smisao svijeta, od početka daje samo u dis-lociranju

svojeg jedinstvena i jedinična smisla „osjetila“ u općem zoniranju kojem težimo u jednoj ili drugoj

diferencijalnoj raspodjeli osjetila.

Le Dictionnaire Littré en ligne donne vingt-deux acceptions du nom « sens », mais, en fin

de compte, elles peuvent se ramener à trois : « le sens » comme « faculté d’éprouver les impressions

que font les objets matériels, correspondant à un organe récepteur spécifique », « le sens » comme

« idée ou ensemble d’idées intelligible que représente un signe ou un ensemble de signes » ou plutôt

comme « idée intelligible à laquelle un objet de pensée peut être rapporté et qui sert à expliquer, à

justifier son existence », « le sens » comme « direction ».

Dans la langue quotidienne et dans les textes non-philosophiques, la différence entre ces

sens n’est pas difficile à percevoir grâce au contexte. Mais, et comme nous l’avons déjà évoqué

dans l’introduction, Nancy utilise ce terme en gardant à l’esprit toutes les significations du mot.

(Les « jeux de mots » que Nancy y introduit en conservant plusieurs sens de ce mot – notamment,

les premiers deux décrits ci-dessus – nous paraissent comme un des traits les plus beaux de son

texte et cela nous a amené à la question suivante : qu’est ce que le « sens » et le « sens » ont en

commun pour qu’un même mot soit fixé pour les deux ?)

  28

Ce qui s’est montré problématique dans la transposition de ce terme en une autre langue,

notamment le croate, était de transposer un signifiant avec plusieurs signifiés dans une langue qui

connaît un signifiant isolé pour chaque signifié en question. (Il faut noter que ce problème

n’existerait pas dans la traduction du terme en allemand ou en anglais puisque ces langues n’ont

qu’un mot qui recouvre toutes ces significations.) Alors, nous avons procédé à la traduction de ce

terme en gardant plusieurs sens à l’esprit, mais nous avons essayé, quand même, d’identifier quel

sens l’emporte sur les autres : c’est à partir de ce sens « prédominant » que le choix de traduction a

été fait. L’exemple suivant montre la méthode décrite ci-dessus :

(5) Leur identité et leur différence [=entre les arts et les sens] ne contiennent pas moins que la

structure et l’enjeu du sens et / ou des sens de ce qu’on appelle peut-être toujours trop vite

l’ « art ».

Njihov identitet i njihova razlika ne sadrže ništa manje nego strukturu i ulog smisla i⁄ili osjetilā

onog što se možda uvijek prebrzo naziva „umjetnost“.

Cet exemple est, en effet, la première instance où la polysémie du terme « sens » devient

évidente. Comme la traduction de ce terme ne pouvait pas être parfaite – le signifiant croate ne

pouvait pas garder toute la gamme des signifiés, qui est présente dans le signifiant français – nous y

avons introduit une note de traducteur où nous avons expliqué la polysémie du terme en français et

notre méthode traductionnelle de celui-ci.

Cependant, pour certaines occurrences il nous semblait qu’aucune signification ne l’emporte

pas sur les autres. Dans un tel cas, nous avons traduit un mot français par deux mots croates :

(6) Le singulier pluriel est la loi et le problème de l’ « art » comme du « sens », ou du sens des

sens, du sens sensé de leur différence sensible.

Singular plural je pravilo i problem „umjetnosti“, kao i „smisla⁄osjetila“ ili smisla osjetila,

smislena smisla njihove osjetilne razlike.

Parfois, aussi, nous avons utilisé un synonyme du mot « osjetilo », c’est-à-dire du « sens »

en tant que « faculté d’éprouver les impressions que font les objets matériels, correspondant à un

organe récepteur spécifique ». Le synonyme « čulo » s’est offert de lui-même dans deux cas :

- par rapport à Hegel : nous n’avons pas pu traduire les citations de Hegel du français en

croate. Si le livre en question était déjà traduit de l’allemand en croate, nous avons cherché

  29

la citation que Nancy insère dans son texte dans la traduction croate publiée. Cependant, si

l’œuvre n’est pas encore traduite en croate mais nous avons eu l’opportunité de consulter

l’œuvre originale en allemand, nous avons extrait la citation en question qui était, par la

suite, traduite par un autre traducteur de l’allemand en croate. Dans le cas qui nous intéresse

ici, le traducteur a choisi de traduire le nom allemand « der Sinn » par le nom croate

« čulo ». Nous avons gardé ce choix en traduisant le texte de Nancy quand il était évident

qu’il se rapporte à Hegel. (Il faut préciser ici que ce qui était dit sur la traduction des

citations de Hegel, vaut aussi pour toutes les citations des auteurs allemands. Pourtant, dans

certains cas nous avons dû traduire les citations nous-mêmes, faute de disposer de l’œuvre

originale et/ou de sa traduction en croate.)

(7) Si, au contraire, l’art est bien conçu comme devant être « pour les sens », c’est-à-dire s’il a en

eux le moment ou le sens de sa vérité et de son activité, on n’en sous-entend pas moins qu’il n’est

pourtant pas là pour simplement fournir des excitations sensorielles de plus […].

Ako je, naprotiv, umjetnost zamišljena tako da treba biti „za čula“, to jest ako u njima ima trenutak

i smisao svoje istine i djelatnosti, ipak se podrazumijeva da nije ondje samo kako bi dobavila

dodatne osjetilne podražaje […].

- par rapport au sixième sens : bien qu’il soit possible de dire « šesto osjetilo » en croate, le

syntagme « šesto čulo » est plus fréquent.

(8) Pour dépasser cette antinomie, on peut seulement viser une synesthésie différente en nature, une

autre intégration sensible, un sens propre de l’art (ou des sens dans l’art). C’est ce « sens » qui sera

né (ou du moins, qui aura été baptisé) avec l’esthétique du XVIIIe siècle, et dont le romantisme aura

hérité. L’auteur anonyme du poème Des Sens, paru en 1766, écrit ainsi […]

Kako bismo nadišli tu antinomiju, možemo samo težiti sinesteziji koja je po prirodi drugačija, nekoj

drugoj osjetilnoj integraciji, vlastitom smislu umjetnosti (ili osjetilā u umjetnosti). Taj će se

„smisao⁄osjetilo“ pojaviti (ili barem dobiti svoje ime) s estetikom XVIII. stoljeća, a naslijedit će ga

romantizam. Anonimni autor pjesme O čulima iz 1766. piše […]

Ce qui a déterminé le choix de traduction pour le titre du poème mentionné dans l’exemple

précédent est que son contenu porte sur le sixième sens et que la phrase qui se trouve

immédiatement après est la suivante : « Mais un sixième sens, au sens non seulement d’un sens de

  30

plus, mais d’un sens outrepassant les sens (suprasensible), un tel sens est forcément un sens de

l’assomption des sens – c’est-à-dire de leur dissolution ou de leur sublimation. »

Avant d’aborder le groupe suivant de problèmes terminologiques, il sera intéressant de voir

encore un exemple qui peut être associé à la traduction du terme « sens ». Il s’agit en effet de la

traduction du nom « la sensualité » où « le sens » est présent en tant que racine et qui comporte un

trait significatif particulier qui dénote la volupté. Le mot croate qui contient le même trait se

fabrique à partir du nom « čulo ». Voici l’exemple :

(9) Le toucher n’est autre chose que la touche du sens tout entier, et de tous les sens. Il est leur

sensualité comme telle, sentie et sentante.

Opip nije ništa drugo doli dodir čitava osjeta i svih osjetila. On je njihova čulnost kao takva,

osjećana i osjećajuća.

3. 1. 3. Pluralité/singularité/le singulier pluriel

La question sur laquelle porte l’essai et qui figure dans le titre – à savoir : Pourquoi y a-t-il

plusieurs arts et non pas un seul ? – donne lieu à l’utilisation d’une famille terminologique

particulière : la pluralité et/ou la singularité de l’art/des arts qui se transforme, un peu plus loin dans

le texte, en une question sur la pluralité et/ou la singularité du sens et/ou des sens.

Les termes énumérés ci-dessus ne représentent pas une difficulté particulière, puisqu’il est

possible de les traduire en utilisant des mots internationaux, mais comme nous l’avons déjà évoqué

dans l’introduction, nous voulions éviter, autant que possible, l’emploi des ceux-ci, c’est-à-dire

nous voulions rester fidèle le plus possible à l’esprit de la langue croate. C’est pourquoi nous avons

traduit les termes « la pluralité » et « (le) pluriel » par ses équivalents croates. Voici l’exemple :

(10) À supposer, donc, qu’on puisse aboutir au principe d’une raison suffisante pour penser cette

pluralité, et que la pluralité elle-même ne doive pas finir par apparaître, ici, en lieu et place de

principe. Que peut signifier un principe (ou une raison, ou une essence) qui ne serait pas un principe

de pluralité, mais le pluriel lui-même comme principe ?

Pod pretpostavkom, dakle, da se može doći do principa dovoljnog razloga zbog mišljenja te

mnoštvenosti i da se sâma mnoštvenost ovdje neće na kraju pojaviti umjesto principa. Što može

  31

značiti princip (ili razlog, ili bit) koji ne bi bio princip mnoštvenosti, već mnoštvo samo kao

princip?

Le problème qui a surgi d’une telle décision est que, dès lors, il a fallu traduire le terme

opposé, « la singularité », avec un équivalent « croate » de même. Parmi les propositions du

Dictionnaire du français en croate, rédigé par Valentin Putanec*, figurent « pojedinačnost »,

« jedinstvenost », « osobitost » et « rijetkost », et parmi ces propositions, le choix de traduction le

plus convenable serait « jedinstvenost ». Sur cette question, nous avons donc consulté quelques

philosophes puisqu’en choisissant le terme il était nécessaire, aussi, de tenir compte du fait que

deux autres termes se manifestent dans le texte dont la traduction en croate pourrait être confondue

avec celle de « la singularité » : il s’agit de « l’unité » et « l’unicité ». Nous les avons traduits par

« jedinstvo » et « jedinstvenost » respectivement. Voici un exemple de la traduction de ces mots :

(11) [I]l s’agit de ceci, que l’unité et l’unicité d’un monde sont, et ne sont pas autre chose, que la

différence singulière d’une touche, et d’une zone de touche.

[R]adi se o tome da jedinstvo i jedinstvenost svijeta jesu i nisu ništa drugo nego jedninska razlika

jednog dodira i jedne zone dodira.

Pourtant, quand on consulte le Dictionnaire de philosophie on s’aperçoit que le nom qui est

aux antipodes du terme « mnoštvenost » est « jedinstvo ». Lorsqu’on parcourt ce Dictionnaire de

manière plus circonstanciée, on voit qu’il existe, quand même, un autre terme qui peut s’employer

dans ce cas-ci : c’est le terme « jednota » qui est le parasynonyme de « jedinstvo ». Parmi les

philosophes que nous avons consultés, certains ont recommandé d’employer ce nom « jednota » ou

plutôt « jednoća », un autre synonyme. Par contre, d’autres ont dit que ces mots croates ne sont pas

assez transparents et qu’ils appartiennent à ce qu’ils ont appelé « le jargon philosophique

prétentieux en Croatie ». Quant à nous, bien que les mots croates « jednota » et « jednoća » nous

aient paru des traductions fiables, nous avons, à la fin, opté pour l’emprunt, c’est-à-dire que nous

avons traduit le terme « la singularité » par « singularnost ». Regardons maintenant un exemple :

(12) Sa singularité est encore en amont, d’autant plus relevée en dignité qu’elle est moins

perceptible comme « art » et bien moins encore comme multiplicité de pratiques artistiques.

* Voir Bibliographie.

  32

Njezina je singularnost još u izvorištu, toliko dobiva na dostojanstvu koliko je se manje može vidjeti

kao „umjetnost“ te još manje kao višestrukost umjetničkih praksi.

Ce choix de traduction s’est imposé de lui-même : en effet, dans l’extrait du texte que nous

avons traduit il n’avait pas beaucoup d’occurrences du terme « singularité » ou de ses dérivés. En

outre, ce terme s’articule en tant que participe et il serait impossible de dériver un participe ou un

verbe à partir des noms « jednota » ou « jednoća ». Voici cet exemple :

(13) Cela pour quoi le nom des Muses s’était déjà singularisé dans un usage de pars pro toto […],

la musique, donc, c’était la τέχνη µουσική.

Ono što se u imenu Muza već singulariziralo u upotrebi pars pro toto […] – dakle, muzika – bilo je

τέχνη µουσική.

Il faut préciser aussi que les termes « singulier » et « pluriel » peuvent se traduire par

« jednina » et « množina », mais ces équivalents appartient au domaine de la linguistique et ne

seraient pas convenables au discours du texte que nous avons traduit.

Une autre difficulté qui concerne ce groupe de problèmes terminologiques est assez

particulière puisqu'il s'agit d'un terme singulier de la philosophie de Nancy : « le singulier pluriel ».

Il est évident dans la phrase suivante qu’il s’agit d’un terme intégré et à part entière :

(14) Le singulier pluriel est la loi et le problème de l’ « art » comme du « sens », ou du sens des

sens, du sens sensé de leur différence sensible.

Ce terme est développé par Nancy dans un livre qui est paru en 1996, deux ans après Les

Muses : il s’agit de l’œuvre Être singulier pluriel dans lequel il avance cette question de

singularité/pluralité à partir du terme heideggérien « l’être-avec » (« Mitsein »).

Alors, à chaque occurrence que singulier et pluriel se sont trouvés l’un à côté de l’autre,

nous les avons traduits par des mots internationaux avec pour objectif de terminologiser et stabiliser

ce syntagme en tant qu’unité terminologique et significative du discours de Nancy. La traduction de

l’exemple précédent, donc, est : « Singular plural je pravilo i problem „umjetnosti“, kao i

„smisla⁄osjetila“ ili smisla osjetila, smislena smisla njihove osjetilne razlike. »

Regardons encore un exemple de cette stratégie :

  33

(15) Ou bien l’unité est présupposée comme une vague unité de subsomption, l’ « art » en général,

ou bien la pluralité est reçue sans que soit interrogé son régime propre, le singulier pluriel de l’art,

des arts.

Jedinstvo je ili pretpostavljeno, kao nejasno jedinstvo supsumcije – „umjetnost“ općenito – ili je

mnoštvenost prihvaćena bez preispitivanja njezina vlastita poretka – singular plural umjetnosti,

umjetnosti [les arts].

(Dans le dernier exemple, nous voulons signaler un autre problème qui résulte de la méthode

différente dont se servent le français et le croate dans la formation du pluriel : en croate, le nom

« umjetnost » [= l’art] se décline, mais dans presque tous les cas la forme de ce nom reste

inchangée, peu importe s’il s’agit du pluriel ou du singulier. C’est pourquoi nous avons dû garder le

nom français à côté de la traduction croate dans certaines occurrences pour indiquer qu’il s’agit des

arts.)

3. 1. 4. (Le/se) toucher/la touche

Le premier sens du verbe « toucher » qui vient à l’esprit est sans doute celui d’ « entrer ou

se trouver en contact avec quelqu’un ou quelque chose ». Mais si nous procédons par un processus

d’explication de la problématique du « toucher » pareil à celui que nous avons utilisé en illustrant la

problématique de la traduction du terme « sens », nous pouvons dire que le Dictionnaire Littré en

ligne donne quarante-cinq acceptions différentes dans lesquelles il est possible d’utiliser le verbe

« toucher ». Et à cela il faut encore en ajouter cinq concernant le nom « toucher ».

Dans le texte, Nancy emploie « toucher » à valeur verbale et nominale en plusieurs sens

possibles en étendant ainsi, dans l’esprit du lecteur, le champ significatif de ce mot. Le problème est

alors, de même qu’avec « sens », que le croate possède plusieurs signifiants pour un seul signifiant

français (ou plus précisément : pour trois signifiants français dont la distinction repose seulement

sur l’absence [= toucher] ou l’addition d’un élément : ce qui indique cette différence sémantique est

soit l’addition d’un article, marque du substantif, par opposition au verbe [= le toucher], soit

l’addition d’un pronom réfléchi, qui marque le verbe pronominal [se toucher]).

La première acception de ce mot dans le texte est « celui des cinq sens qui nous fait

connaître les qualités palpables des corps, telles que la consistance, la sécheresse ou l’humidité, la

configuration extérieure » (cf. Dictionnaire Littré en ligne), dont l’équivalent croate est « opip ».

Voici un exemple et sa traduction correspondante :

  34

(16) Le toucher, pour sa part, qu’une très longue tradition établit comme paradigme, voire comme

essence des sens en général, n’ouvre à aucune espèce d’art.

Što se tiče opipa, koji duga tradicija ustanovljuje kao paradigmu ili kao bit osjetila uopće, on se ne

otvara ni prema jednoj vrsti umjetnosti.

Étant donné que l’auteur parle des cinq sens dans ce paragraphe, la traduction du nom «

toucher » n’engendre pas de problème. Mais, après un petit détour où il explique pourquoi la

sculpture n’est pas « l’art du toucher », Nancy ajoute immédiatement, à la suite de l’énoncé cité ci-

dessus, une phrase où « toucher » est un verbe et où il garde le sens d’ « être ou entrer en contact »,

mais dans cette phrase ce terme a aussi, au moins, l’acception « émouvoir, attendrir » :

(17) En revanche, on relèvera que l‘art en général ne peut pas ne pas toucher, en tous les sens du

mot[.]

Zauzvrat, napomenut ćemo da umjetnost općenito ne može ne dirnuti, u svakom smislu riječi[.]

Comme le dit Nancy lui-même, dans cette phrase il emploie le mot « toucher, en tous les

sens du mot », et parmi les quarante-cinq acceptions différentes qu’en donne le Littré, il y en a

encore quelques-unes que nous pourrions facilement attribuer au verbe employé ci-dessus : toucher

en tant que « faire impression », « procurer une émotion à quelqu’un, faire réagir en suscitant

l’intérêt actif », « par atténuation, pour inspirer de l’amour », etc.

Plus loin dans le texte, Nancy revient à l’idée exprimée dans l’exemple précédent : « Or le

toucher, nous l’avons déjà évoqué, n’est pas autre chose, pour toute la tradition, que „le sens du

corps tout entier“, comme le dit Lucrèce. » Après cette phrase, Nancy se lance dans un jeu avec le

terme « toucher » en dégageant plusieurs significations du mot. Grâce à la référence à l’exemple

précédent et à Lucrèce, nous savons que le discours commence à se dérouler autour du nom «

toucher » pris comme « un des cinq sens », à savoir « opip » en croate. Puisque presque tout le

paragraphe porte sur ce terme, nous le reproduirons presque entier ici, dans l’analyse, pour faire

voir le mieux possible la spécificité du discours de Nancy :

(18) Le toucher n’est autre chose que la touche du sens tout entier, et de tous les sens. Il est leur

sensualité comme telle, sentie et sentante. Mais le toucher lui-même, en tant que sens et par

conséquent en tant qu’il se sent sentir, et plus encore, en tant qu’il se sent se sentir, puisqu’il ne

  35

touche qu’en se touchant aussi lui-même, touché par ce qu’il touche et parce qu’il le touche, le

toucher présente le moment propre de l’extériorité sensible, il le présente comme tel et comme

sensible. […] Le toucher – il vaudrait peut-être mieux dire, la touche, ou bien il faudrait garder au

mot sa valeur verbale, comme lorsqu’on dit « le sentir » –, le toucher n’a donc un « primat » ou

« un privilège » que pour autant qu’il ne se subordonne rien : il n’est ou il ne fait que l’extension

générale et l’extraposition particulière du sentir.

Opip nije ništa drugo doli dodir čitava osjeta i svih osjetila. On je njihova čulnost kao takva,

osjećana i osjećajuća. No opip sam, kao osjetilo i, prema tome, kao ono što se osjeća osjećajući ili,

još bolje, kao ono što osjeća sebe osjećajući se jer ne dodiruje, a da ne dodiruje i sebe samog,

dirnut onim što dira i jer ga dira, opip predstavlja pravi trenutak osjetilne izvanjskosti, predstavlja

ga kao takva i kao osjetilna. […] Osjetilo dodira – možda bi bilo bolje reći samo dodir, ili bi

trebalo zadržati glagolsku vrijednost riječi, kao kada kažemo „osjećanje“ – dodirivanje, dakle, ima

„prvenstvo“ ili „povlasticu“ tek dok samo sebi ništa ne podređuje: ono jest ili čini samo opću

ekstenziju ili osobitu ekstrapoziciju osjećanja.

Comme nous l’avons évoqué plus haut, nous avons « déchiffré » la signification de la

première occurrence du terme « le toucher » grâce à la référence aux cinq sens et à Lucrèce. Dans

presque toutes les autres occurrences le terme est utilisé dans sa valeur verbale. Le problème qui

apparaît est que le croate dispose de plusieurs signifiants différents (qui n’ont pas les mêmes

racines) pour ce que le français exprime avec un seul. Afin de mieux enchaîner les phrases, et de les

formuler en un texte, le lecteur voit que nous avons eu recours, dans la deuxième partie de

l’exemple cité ci-dessus, à une périphrase, c’est-à-dire que nous avons employé deux mots pour

dénoter le terme en question, à savoir « opip » : nous avons traduit « le toucher » en tant qu’ « un

des cinq sens » par « osjetilo dodira » [= le sens du toucher]. Par ailleurs, cette phrase s’explique

elle-même : la dernière occurrence du terme « toucher » doit être comprise comme un substantif

verbal. Pourquoi avons-nous choisi de le traduire par « dodirivanje » et non par « diranje », sans ce

préfixe* ? Nous voulions le distinguer d’un autre terme qui apparaît au tout début de cette partie du

texte, celui de « l’attouchement » qui a la même signification que « toucher » (« action de toucher

à »), mais qui comporte un trait significatif particulier de « caresse légère, délicate » ou bien

« caresse sexuelle ». C’est pourquoi le substantif verbal croate « diranje » est plus approprié à ce

terme-ci :

* Les verbes « dodirivati » et « dirati » peuvent être considéré comme synonymes.

  36

(19) [À] l’excitation visuelle, Freud fait aussitôt succéder celle de l’attouchement, et il a déclaré

auparavant que la première se ramène « en dernière analyse » à la seconde, comme toutes les autres

sans doute.

[V]izualno nadraženje Freud odmah zamjenjuje nadražnošću diranjem, a već je ranije izjavio kako

se prvo „nakon više analiza“ svodi na drugo, kao i vjerojatno sva ostala nadraženja.

Un autre mot de la même souche qui saute aux yeux dans l’exemple (18) est le terme « la

touche ». Comme le suggère la racine même du mot, « la touche » implique qu’il désigne une

« action ou manière de toucher ». Or, cette manière est très particulière. Parmi plusieurs

significations du nom « la touche », regardons-en quelques-unes pour en saisir l’esprit : la touche en

tant que « fait de toucher l’adversaire, à l’escrime », « action du poisson qui touche, qui mord à

l’hameçon », « chacun des petits leviers que l’on frappe des doigts et qui constituent le clavier d’un

instrument de musique », « couleur posée d’un coup de pinceau », etc. (cf. Dictionnaire Littré en

ligne) Ce que ces descriptions font voir est qu’il s’agit d’une action de toucher, mais d’une action

ponctuelle. Le croate dispose de plusieurs signifiants pour chaque acception, par exemple : les

« petits leviers qui constituent le clavier » seraient « tipke » et la traduction de l’acception « couleur

posée d’un coup de pinceau » serait « potez ». Aucun de ces mots ne peut pas s’appliquer au texte

de Nancy, bien que le nom « touche » soit porteur de toutes ces significations, parce que ces

traductions éloigneraient trop le lecteur de l’acception première, celle d’ « action ou manière de

toucher ». C’est pourquoi nous avons fait le choix de traduction à partir de ce sens premier.

3. 2. Différences entre langues synthétiques et analytiques

Dans son livre Studije o prevođenju, Maslina Ljubičić signale plusieurs fois qu’en traduisant

il faut toujours garder à l’esprit qu’on ne traduit pas un mot ou une phrase, mais un texte qui se

rapporte à une réalité extralinguistique. Bref, en traduisant on doit percevoir le message de l’auteur

et le faire passer en une autre langue, ou bien, il faut reconnaître « les moules des parties de

discours » (Bernard Pottier, cité dans Ljubičić, 2000, p. 197) de la langue source et trouver « des

moules » de la langue cible qui peuvent communiquer le même message. Or, en parlant d’une des

différences entre le français et le croate, à savoir une langue analytique et une langue synthétique,

nous pouvons conclure que la différence, aussi colossale et radicale qu’elle soit, ne joue pas

nécessairement un rôle crucial, si on traduit le sens qui se dégage du texte.

  37

La différence principale entre les langues synthétiques et analytiques est que les langues

analytiques, telle que le français, possèdent la catégorie de l’article, tandis que les langues

synthétiques, telle que le croate, ne l’ont pas. L’article français actualise le nom, il le rend plus

concret alors que ce sont les cas qui prennent cette fonction en croate. Mais, l’article français

exprime parfois un trait supplémentaire que les cas croates n’ont pas. Dans ces cas-là, il faudrait

trouver un choix de traduction qui serait porteur d’un même message. Regardons quelques

exemples :

(20) [L]a différence des sens, c’est-à-dire celle des cinq sens et la ou les différences

supplémentaires qu’y introduit toujours un désir de groupement et/ou de hiérarchisation […]

[R]azlika između osjetila, odnosno razlika između pet osjetila i dopunska razlika ili razlike koje

tamo uvijek unosi želja za grupiranjem i⁄ili stupnjevanjem […]

(21) Mais à ce compte, que fait donc l’art, si ce n’est en somme toucher à, et toucher par

l’hétérogénéité principielle du « sentir » ?

No, prema tome, što dakle čini umjetnost ako to nije, sve u svemu, dodirivanje principijelne⁄om

heterogenosti „osjećanja“?

Dans l’exemple (20), ce que le français exprime par deux articles a dû être transposé par

deux noms en croate. L’exemple (21) montre d’une manière patente que le croate peut exprimer par

des cas ce que le français exprime par l’article ou par la préposition : ce choix de traduction nous

semble réussi et il était possible grâce au nom croate « heterogenost » qui peut prendre deux formes

différentes à l’instrumental singulier (« heterogenošću » ou « heterogenosti »), que nous avons dû

employer ici et qui se rapporte à « toucher par », tandis que « toucher à » revendiquait le génitif du

même nom, à savoir « heterogenosti ».

(22) Mais cet « empirique » n’est rien qu’on puisse simplement arrêter sous des catégories telles

que « la couleur », « le son », etc. Il n’y a pas « la » couleur, et il n’y a même pas « le » rouge.

No to „empirijsko“ nije nešto što možemo samo zatvoriti u kategorije kao što su „boja“, „zvuk“ i

td. Ne postoji „ova“ boja, ne postoji čak ni „ovo“ crveno.

  38

Dans l’exemple (22), nous pourrions dire que la première fois que Nancy utilise le nom

« couleur », l’article défini joue le rôle de simple actualisateur tandis que la deuxième fois c’est sur

l’article défini qu’il met l’accent. Alors, cette fois-ci nous avons dû traduire l’article par un mot

isolé pour marquer le même accent : l’article défini est accompagné par des guillemets pour insister

qu’une couleur « bien définie » et unique ne peut pas exister. Nous l’avons traduit par un pronom

démonstratif et ce choix est soutenu aussi par la description de l’évolution de l’article de la langue

latine jusqu’aux langues romans (Ljubičić, 2000, p. 142-152). Or, l’article défini roman a ses

racines dans la langue latine qui est, comme le croate, une langue synthétique, et il s’est développé

à partir le démonstratif latin « ille (illu) ».

Il serait intéressant de répéter à la fin un exemple que nous avons employé pour illustrer la

problématique de la traduction de l’ « être » :

(23) L’art n’a pas affaire au « monde » entendu comme extériorité simple, comme milieu ou comme

nature. Il a affaire à l’être-au-monde dans son surgissement même. […] L’art y découpe ou y force

le moment du monde comme tel, l’être-monde du monde, non pas comme un milieu où se meut un

sujet, mais comme extériorité et exposition d’un être-au-monde, extériorité et exposition

formellement saisies, isolées et présentées comme telles.

Umjetnost nema posla sa „svijetom“ shvaćenim kao jednostavna izvanjskost, kao sredina ili kao

priroda. Ima posla s onim biti-u-svijetu u njegovu iskrsnuću samom. […] Umjetnost tamo izdvaja

ili nameće trenutak svijeta kao takva, biti-svijetom svijeta, ne kao sredina u kojoj se kreće subjekt,

već kao izvanjskost i ekspozicija jednog bića-u-svijetu, izvanjskost i ekspozicija formalno

dohvaćene, odvojene i prikazane kao takve.

Cet exemple montre, en premier lieu, la différence d’emploi des articles défini et indéfini en

français. C’était grâce aux articles différents que nous avons perçu la différence que Nancy fait en

utilisant le mot « être », c’est-à-dire cela nous a aidé à saisir la différence entre « biti » et « biće ».

En second lieu, et comme nous l’avons mentionné plus haut dans l’analyse, nous avons décidé de

garder le verbe en traduisant « être » en tant que « le fait d’être » en croate (« biti » au lieu de

« bitak ») pour se rapprocher du terme original allemand (« In der Welt sein »). Mais, pour le faire,

nous avons dû introduire un démonstratif puisque le verbe ne peut pas se décliner (« ono biti »).

Nous avons fait ainsi un processus similaire à celui que les traducteurs de la Bible en latin ont fait

en utilisant le démonstratif latin « ille » pour se rapprocher à l’original grec, qui connaissait la

catégorie de l’article (Ljubičić, 2000, p. 144).

  39

4. Conclusion

Dans ce travail, nous avons présenté notre traduction d’un extrait du livre de Jean –Luc

Nancy intitulé Les Muses, plus précisément du premier essai qui y figure – Pourquoi y a-t-il

plusieurs arts et non pas un seul ?

Ce texte appartenant à un domaine bien défini, celui de la philosophie, nous avons

commencé ce travail par une brève introduction où nous avons évoqué les problèmes principaux de

la traduction philosophique en général : si l’on adhère à la partition binaire de la traduction en

traduction littéraire et traduction technique, qui est la plus courante, comment pourrait-on expliquer

que ni les traducteurs techniques ni les traducteurs littéraires ne veulent s’occuper de la traduction

philosophique ? Nous avons fait connaître l’opinion de Jean –René Ladmiral qui dit qu’il y a une

spécificité de la traduction philosophique.

C’est sur cette spécificité que porte la plupart de l’analyse traductologique de notre

proposition de traduction. En un autre lexique, en analysant les problèmes principaux sur lesquels

nous nous sommes heurtés en traduisant, nous avons laissé de côté les problèmes qu’on pourrait lier

à n’importe quel texte traduit du français en croate, et nous avons décidé de souligner les problèmes

qui sont spécifiques au domaine de la philosophie, voire à Nancy. La plupart de ces difficultés

appartenaient à la problématique de la traduction de la terminologie philosophique et il était

nécessaire de préciser tout au début que bien que ce texte puisse être désigné comme « technique »,

il ne se prêterait pas facilement à une analyse terminologique. Cela devient patent au cours de

l’analyse de la terminologie de l’auteur : dans sa philosophie, Nancy prend le champ significatif

entier d’un mot et, en écrivant, il active toutes les significations possibles. Un processus ordinaire

de la traduction des textes techniques ne pouvait pas s’appliquer parce qu’il n’était pas possible de

trouver les équivalents croates et de les employer à chaque occurrence du terme sans y réfléchir. Il a

fallu regarder, réfléchir et traduire chaque mot selon le contexte, ce qui semblait parfois presque

impossible.

Une des questions que les traducteurs, philosophes et traductologues posent souvent est : qui

doit traduire la philosophie ? Est-ce qu’on peut confier la traduction d’œuvres philosophiques au

traducteur qui possède des compétences linguistiques parfaites ? Est-ce assez ? Ou bien faut-il avoir

des compétences philosophiques ? Parmi les textes que nous avons consultés, la plupart des auteurs

sont d’opinion que le traducteur de la philosophie doit recevoir une formation philosophique.

Comme nous n’avons pas reçu un enseignement en philosophie, pourquoi avons-nous choisi de

traduire un texte qui appartient à ce domaine et peut-on même dire que notre traduction

est « bonne » ? Quand nous avons fait le choix de traduire ce texte de Nancy, nous avons regardé le

travail qui était devant nous comme un outil d’apprentissage et seulement un désir de savoir nous a

  40

poussé à le finir. La traduction finie, nous avons trouvé la confirmation du fil de nos pensées dans

un texte de François Vezin : « Si elle ne requiert non moins qu’auparavant de sûres compétences

historiques, linguistiques et philologiques, la traduction philosophique comporte de nos jours un

élément bien spécifique de passion, de chasse au trésor et même de ruée vers l’or. » (Hannah

Arendt, cité par Vezin, 2005, p. 492). Et aussi : « Dans ce métier il s’agit de comprendre et de faire

comprendre, vous disais-je. Mais que fait d’autre le traducteur ? […] Il y a plus. Le traducteur

apprend. Il apprend aux deux sens bien connus du verbe ‘apprendre’. Il apprend pour lui dans ce

qu’il traduit et, ce faisant, ne cesse aussi d’apprendre à mieux traduire. […] À la limite, pour

vraiment comprendre, étudier, examiner sous toutes ses coutures une œuvre philosophique, il y a

peu de meilleur moyen d’y arriver que de le traduire. » (Vezin, 2005, p. 499)

  41

5. Bibliographie

Textes du corpus :

1. Adorno, Theodor W. (1970) Aesthetische Theorie. Frankfurt am Main : Suhrkamp.

2. Adorno, Theodor W. (1979) Estetička teorija. Beograd : Nolit.

3. Adorno, Theodor W. (1969) Ohne Leitbild: Parva Æsthetica. Frankfurt am Main:

Suhrkamp.

4. Freud, Sigmund (2000) Tri rasprave o teoriji seksualnosti. Zagreb: Stari grad.

5. Hegel, Georg Wilhelm Friedrich (1970) Werke. Bd. 14. Vorlesungen über die Ästhetik.

Frankfurt am Main: Suhrkamp.

6. Hegel, Georg Wilhelm Friedrich (1970) Estetika. 1. Beograd : Kultura.

7. Heidegger, Martin (2010) Izvor umjetničkog djela. Zagreb: AGM.

8. Kant, Immanuel (1976) Kritika moći suđenja. Zagreb: Naprijed.

9. Nancy, Jean-Luc (2006) Les Muses. Paris : Galilée.

10. Platon (1983) Gozba. Beograd : Beogradski izdavačko-grafički zavod.

11. Schelling, Friedrich Wilhelm Joseph (2008) Filozofija umjetnosti. Zagreb: Hrvatska

sveučilišna naklada.

12. Wittgenstein, Ludwig (1978) Remarks on Colour = Bemerkungen über die Farben. Los

Angeles: California University Press.

Références :

1. Brownlie, Siobhan (2002) La traduction de la terminologie philosophique. Méta : journal

des traducteurs, vol. 47, n°3, p. 296-310.

2. Fédier, François (2005) L’intraduisible. Revue philosophique de la France et de l’étranger,

vol. 130, n°4, p. 481-488.

3. Guery, François (2005) Langues vivantes, langues mortes. Revue philosophique de la

France et de l’étranger, vol. 130, n°4, p. 537-546.

4. Ladmiral, Jean –René (1981) Éléments de traduction philosophique. Langue française, n°51,

p. 19-34.

5. Ladmiral, Jean –René (2005) Formation des traducteurs et traduction philosophique. Méta :

journal des traducteurs, vol. 50, n°1, p. 96-106.

  42

6. Ljubičić, Maslina (2000) Studije o prevođenju. Zagreb : Hval et Zavod za lingvistiku

Filozofskog fakulteta Sveučilišta u Zagrebu.

7. Rée, Jonathan (2001) The Translation of Philosophy. New Literary History, vol. 32, n°2, p.

223-257.

8. Vezin, François (2005) Philosophie et pédagogie de la traduction. Revue philosophique de

la France et de l’étranger, vol. 130, n°4, p. 489-501.

9. Vinay, J. –P. et Darbelnet, J. (1972) Stylistique comparée du français et de l’anglais. Paris :

Didier.

Outils de traduction :

1. Filozofijski rječnik (1989) Zagreb : Nakladni zavod Matice hrvatske.

2. Foulquié, Paul (1962) Dictionnaire de la langue philosophique. Paris : Presses

Universitaires de France.

3. Le nouveau Petit Robert de la langue française (2007) Paris : Le Robert

4. Putanec, Vladimir (2000) Francusko-hrvatski rječnik. Zagreb : Školska knjiga.

5. Šarić, Liljana et Wittschen, Wiebke (2008) Rječnik sinonima hrvatskog jezika. Zagreb :

Naklada Jesenski i Turk.

6. Hrvatski jezični portal : http://hjp.novi-liber.hr/

7. Le Dictionnaire Littré en ligne : http://littre.reverso.net/dictionnaire-francais/

8. Dictionnaires Wordreference : http://www.wordreference.com/

  43

6. Annexe : Texte de l’original

Pourquoi y a-t-il plusieurs arts et non pas un seul ? (Entretien sur la pluralité des mondes)

Les Muses tiennent leur nom d’une racine qui indique l’ardeur, la tension vive qui s’élance

dans l’impatience, le désir ou la colère, celle qui brûle d’en venir à savoir et à faire. Dans une

version apaisée, on dit : « les mouvements de l’esprit » (mens est de même souche). La Muse

anime, soulève, excite, met en branle. Elle veille moins sur la forme que sur la force. Ou plus

exactement : elle veille avec force sur la forme.

Mais cette force jaillit au pluriel. Elle est donnée, d’emblée, dans des formes multiples. Il y

a les Muses, et non la Muse. Leur nombre a pu varier, ainsi que leur attributs, toujours les Muses

auront été plusieurs. C’est cette origine multiple qui doit nous intéresser, et c’est aussi la raison

pour laquelle les Muses, comme telles, ne sont pas notre sujet : mais elles prêtent seulement leur

nom, ce nom d’emblée multiplié, afin d’intituler cette question : pourquoi y a-t-il plusieurs arts, et

non pas un seul ?

*

À supposer du moins, et comme il se doit, que cette question elle-même puisse être

maintenue dans son unicité et dans son unité de question. À supposer, donc, qu’on puisse aboutir au

principe d’une raison suffisante pour penser cette pluralité, et que la pluralité elle-même ne doive

pas finir par apparaître, ici, en lieu et place de principe. Que peut signifier un principe (ou une

raison, ou une essence) qui ne serait pas un principe de pluralité, mais le pluriel lui-même comme

principe ? Et en quoi cela devrait-il appartenir en propre à l’essence de l’art ?

*

Mais tout d’abord : la question « pourquoi y a-t-il plusieurs arts ? » doit-elle être posée ?

Est-il juste de la poser ?

Il y a deux façons, bien simples et bien connues, de la récuser, de l’éviter, ou même tout

simplement de ne pas la relever comme une question.

  44

1. Ou bien on se contente d’affirmer que la pluralité est une donnée des arts. À vrai dire, on ne

l’affirme même pas, on le constate – et qui ne serait contraint de faire ce constat ? C’est pourquoi, la

plupart du temps, on ne questionne pas cette pluralité, on se contente de la soumettre à l’épreuve

d’un « classement » ou (jadis) d’une « hiérarchie » des arts. Mais ce classement lui-même, on ne

sait trop comment l’ordonner, et c’est du reste pourquoi il connaît tant de variantes au cours de

l’histoire, non seulement quant à sa distribution interne (comment ranger les arts reconnus ?), mais

quant à l’extension de sa juridiction (que faut-il reconnaître comme arts ?). Tant et si bien qu’il

faudrait procéder à un classement des classements, et apprécier le spectre de dispersion des arts

selon les théories des arts. On imagine l’ampleur de la tâche, surtout si on devait l’étendre à la

dispersion des attributions des arts (par exemple : la musique comme art des sons, du temps, ou de

l’espace, la peinture comme art de la vision ou du visible, de la lumière ou de la couleur, etc.). Mais

la question, disons « ontologique », de l’unité de cette pluralité n’est pas posée. Ou bien l’unité est

présupposée comme une vague unité de subsomption, l’ « art » en général, ou bien la pluralité est

reçue sans que soit interrogé son régime propre, le singulier pluriel de l’art, des arts. Cette question

est même, de manière très visible dans la plupart des cas, la question sautée par la très grande

majorité, sinon par la totalité, de ces théories, qu’elles soient frustes ou élaborées, empiriques ou

transcendantales. (On pourrait ajouter qu’il n’y a rien, dans ce domaine, d’équivalent au principe

qui régit, au moins à titre régulateur, le domaine des sciences, celui de mathématisation. Mais cela

ne veut pas dire que la pluralité des sciences ne soit pas, elle aussi, à examiner.)

Adorno va bien jusqu’à déclarer : « Les œuvres d’art démontrent qu’un concept universel

d’art ne suffit guère à rendre compte des œuvres d’art […] l’art ne serait pas le concept suprême

englobant les genres particuliers », et il entend affirmer au contraire « le mouvement des moments

discrètement séparés les uns des autres en quoi consiste l’art1*». Pour autant, il ne s’engage pas

dans l’analyse de cette discrétion considérée pour elle-même. Et du reste, comme on le voit, c’est à

peine s’il évoque proprement la diversité des « genres » de l’art, qu’il laisse plutôt recouverte par la

1 Théorie esthétique, trad. Marc Jimenez, p. 242, Paris, Klincksieck, 1974. – Adorno est aussi l’auteur d’un essai, Die Kunst und die Künste, dont nous retiendrons ces phrases : « Par rapport aux arts, l’art est quelque chose qui se forme, contenu dans chacun de manière potentielle, pour autant que chacun doit s’efforcer de se libérer, en la traversant, de la contingence de ses moments quasi naturels. Mais une telle idée de l’art dans les arts n’est pas positive, elle n’est rien qu’on puisse saisir comme simplement présent en eux, mais seulement en tant que négation. […] L’art a son essence dialectique en cela qu’il n’accomplit son mouvement vers l’unité qu’à travers la pluralité. Sinon, le mouvement serait abstrait et impuissant. Son rapport à l’ordre empirique est essentiel à l’art lui-même. S’il n’en tient pas compte, alors ce qu’il tient pour son esprit lui reste extérieur comme n’importe quel matériau ; ce n’est que dans l’ordre empirique que l’esprit devient teneur consistante. La constellation de l’art et des arts réside à l’intérieur de l’art lui-même. » (Ohne Leitbild. Parva Æsthetica, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1970, pp. 186-187.) – La question contemporaine pourrait bien être, précisément, celle de la non-identité conceptuelle de l’art donnant lieu à (ou se manifestant comme) l’identité mal identifiable de l’ « art en général », qui du même coup relance à tout nouveaux frais la question de la particularité des arts au sein de cette « généralité », la seconde effaçant et démultipliant en même temps la première. C’est ainsi que Thierry de Duve écrivait : « On ne devrait jamais cesser de s’émerveiller, ou de s’inquiéter de ce que notre époque trouve parfaitement légitime que quelqu’un sois artiste sans être peintre, ou écrivain, ou musicien, ou sculpteur, ou cinéaste… La modernité aurait-elle inventé l’art en général ? » (Au nom de l’art, 4e de couverture, Paris, Minuit, 1989.)

  45

multiplicité des « œuvres » et qu’il ne soumet donc pas comme telle au régime de la question. Il est

pourtant à coup sûr un de ceux qui passent au plus près de ce geste, lui qui écrit aussi : « Les arts,

en tant que tels, ne disparaissent guère dans l’art sans laisser de traces1.*»

En réservant donc le cas d’Adorno, on soupçonnera, de manière générale, qui si la question

ontologique du singulier pluriel des Muses est esquivée, c’est parce qu’il est entendu, a priori, que

l’on n’est précisément pas sur le registre de l’ontologie, mais sur celui d’une technologie. Si la

technologie peut faire une ontologie, ou peut l’impliquer, c’est la question qui n’est pas posée.

2. On peut aussi – deuxième manière – s’adosser à l’affirmation qu’il y a un art, une essence de

l’art. C’est la réponse la plus ordinairement « philosophique » (ce qui ne veut pas dire qu’elle ne

soit présente que dans des textes réputés « philosophiques » ; on peut la trouver dans bien des

déclarations d’artistes). Y a-t-il vraiment plusieurs arts ? Ce que nous appréhendons comme une

pluralité n’est-il pas en dernière instance l’ensemble des manifestations ou des moments d’une

unique réalité (d’une unique Idée, substance ou sujet), ou bien ne forme-t-il pas la profusion

expressive d’un geste unique, d’une même pulsion essentielle ?

À cette extrémité du spectre, il peut même arriver que l’ « art » outrepasse sa propre

distinction (ou discrétion). Ainsi Heidegger peut-il déclarer, dans le « Supplément » de 1961 à son

Origine de l’œuvre d’art, que dans cet essai « l’art n’est pas pris comme domaine spécial de

réalisation culturelle, ni comme une des manifestations de l’esprit. L’art advient de la fulguration à

partir de laquelle seulement se détermine le ‘ sens de l’être ’2†». Non content de ne pas résider

essentiellement dans la diversité de ses « modalités » ni de ses « œuvres », l’art ne réside même

plus dans l’art. Sa singularité est encore en amont, d’autant plus relevée en dignité qu’elle est moins

perceptible comme « art » et bien moins encore comme multiplicité de pratiques artistiques.

*

1 Théorie esthétique, op. cit., p. 265. Par ailleurs, Étienne Souriau a posé expressément la question dans La Correspondance des arts, pp. 67 et 101, Paris, Flammarion, 1969 : « D’où vient qu’il y ait plusieurs arts ? » Mais sa réponse en reste à la diversité de ce qu’il nomme les « qualia sensibles » et aux conditions pratiques, techniques et sociales, de leur mise en œuvre. Toute réponse qui en reste ainsi à un ensemble de contraintes venant découper l’art, en somme, de l’extérieur, ne touche pas à la question. Tout récemment, Gérard Granel a écrit : Il n’y a pas d’identité conceptuelle de l’Art, ni du nombre des arts, ni de chacun d’eux. »   (« Lecture de l’Origine », L’Art au regard de la phénoménologie, collectif, Presses universitaires du Mirail, 1993.)  2 Dans Chemins qui ne mènent nulle part, trad. Wolfgang Brokmeier, pp. 67-68, Paris, Gallimard, 1962. Il faudrait toutefois préciser comment, en déterminant ainsi l’essence de l’art, Heidegger laisse aussi bien ouverte, et même prescrite, la pluralité des arts comme seule effectivité d’une « essence » aussi reculée (et qui comprend aussi, selon d’autres passages, la nécessité de l’œuvre en tant que « chose » - cf. à ce sujet Alexander Garcia-Düttmann, Das Gedächtnis des Denkens, p. 220 et suiv., Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1991. – On se rappellera par ailleurs comment le Nietzsche de Richard Wagner à Bayreuth pouvait saluer la venue du « génie artistique total » en une époque où l’humanité s’était habituée, comme à une règle, à voir les arts isolés les uns des autres » (Œuvres philosophiques complètes, II, trad. Pascal David, p. 146, Paris, Gallimard, 1988).

  46

D’une manière ou de l’autre, l’art serait donc en défaut ou en excès de son propre concept.

On pourrait dire aussi : l’ « art » n’apparaît jamais que dans une tension entre deux concepts de

l’art, l’un technique et l’autre sublime – et cette tension elle-même reste en général sans concept.

Cela ne veut pas dire qu’il faut, ni, s’il le faut, qu’il est possible de la subsumer sous un

concept. Mais cela veut dire en tout cas que nous ne pouvons pas nous éviter de penser cette tension

elle-même. L’art et les arts s’entr’appartiennent sans résolution en intériorité, sur un mode tendu,

étendu, en extériorité. L’art serait-il res extensa, partes extra partes ?

*

Il ne sera pas inutile de rappeler ce que tout le monde sait : comment l’Occident en est venu

à parler de l’ « art » et des « arts », depuis l’époque où il parlait des Muses.

Nous disons l’ « art » au singulier et sans autre spécification depuis un moment récent, qui

est celui du romantisme (il faut ajouter qu’en français nous avons dit l’ « art » sous l’effet de

l’allemand Kunst, déjà spécifié en ce sens). Avant, dans le moment de Kant et de Diderot, on disait

« les beaux-arts », que du reste on distinguait encore souvent des « belles-lettres » (mais, au même

moment, c’est déjà sous la « poésie » qu’une tendance dominante voulait ranger l’ordre et l’essence

de toutes ces pratiques ; il faudra y revenir). Avant encore, les arts, mécaniques ou libéraux (autre

diversité), n’avaient que peu à voir avec notre art (tout au plus peut-on repérer la distinction du

groupe des arts d’imitation, selon une tradition qui remonte à Aristote et à Platon, mais qui ne

recoupe pas nettement le partage du mécanique et du libéral).

Pour finir, et comme on le sait, cette anamnèse linguistique nous fait passer de l’ « art » à la

« technique ». Cela pour quoi le nom des Muses s’était déjà singularisé dans un usage de pars pro

toto (mais y avait-il proprement un totum du chœur des Muses ? c’est toute la question), la musique,

don, c’était la τέχνη µουσική. Et comme on le sait aussi, ce que nous, modernes, entendons par

l’ « art » ne nous paraît avoir que peu à faire avec la technique (la reconnaissance ou la recherche

d’une « esthétique technologique », sous quelque forme que ce soit, n’y change rien, et confirme

plutôt l’écart qu’on voudrait enjamber, ou résorber). L’art et la technique sont même pour nous si

bien distincts que l’intitulé « art et technique », qui a déjà fait le thème de plus d’un exposé et de

plus d’une exposition, est nécessairement compris comme l’énoncé d’un problème, et non comme

une tautologie. Et sans doute un examen attentif en viendrait-il à montrer qu’une formule du type

« art et ⁄ ou technique » pourrait bien condenser à sa manière l’énigme de notre temps, d’un temps

qui se reconnaitrait pourvu, jusqu’à l’excès, d’une pensée de l’art sans invention d’art, et d’une

profusion de technique sans pensée de la technique. Mais l’une et l’autre, notons-le, réunies dans

  47

leur opposition par leur commune opposition à ce qu’on appelle encore parfois « nature ». Telles

sont, du moins, les apparences, nos apparences – et il y a sans doute autre chose à penser.

Si bien que notre question, saisie sur ce fond d’anamnèse linguistique pourrait signifier

aussi : pourquoi donc y a-t-il désormais deux sens du mot « art » ? Pourquoi y a-t-il art et technique,

de telle sorte que l’une n’est pas l’autre, et qu’à bien des égards il l’exclut, et que le chemin de l’un

vers l’autre est rien moins que garantie ?

Pourquoi donc l’art s’est-il divisé ? Et pourquoi s’est-il divisé de manière telle que d’un

côté, celui de l’ « art », l’unité de genre présumé paraît au moins indifférente, et au plus rebelle, à la

pluralité des espèces présumées, tandis que de l’autre côté, celui de la « technique », l’unité du

genre – est-il besoin de le montrer – s’entend immédiatement comme effectuée dans une pluralité

d’espèces indéfiniment multipliées.

*

Cependant, la division est-elle survenue à l’art dans notre histoire, ou bien ne lui serait-elle

pas congénitale ? A-t-il jamais eu cette unité que nous projetons sur l’usage d’un mot ?

De fait, c’est déjà chez Platon qu’est indiquée la division interne de l’ordre entier des

ποίησεις έργασίαι τέχναις, des créations produites par techniques ou par arts1*: pars pro toto, la

partie des τέχναι qui comprend la musique et la métrique s’est vu attribuer le nom générique de

ποίησις. Cette première division, immémoriale, livrée comme un fait brut de langue, sépare en

somme les techniques d’elles-mêmes, et met à part, avec la ποίησις, ce qui ne deviendra pas par

hasard, sans doute, le nom du prétendant majeur à la première place parmi les beaux-arts, ou même

au rôle d’index de leur essence (« tout art est en son essence poème [Dichtung] », déclare

Heidegger, qui sans doute distingue la Dichtung de la Poesie, « l’œuvre parlée, la poésie au sens

restreint », mais pour ajouter aussitôt que cette dernière « n’en garde pas moins une place insigne

dans l’ensemble des arts2†». « Poésie et ⁄ ou technique », nul doute qu’à bien des égards c’est

l’énoncé heideggerien du problème moderne. Nul doute, aussi, que la pluralité des arts s’y évanouit,

comme du reste celle des techniques).

1 Banquet, 205b. – Pour mesurer l’enjeu de ce qui entame le partage de l’art et de la technique, il faudrait d’abord rappeler une triple caractéristique de la τέχνη : un savoir plus ou mois secret ou une « recette », un sens de l’opportunité (καιρός) de son usage, un champ bien délimité de cet usage (cf. Jean-Marie Pontévia, Tout a peut-être commencé par la beauté, pp. 42-44, Bordeaux, William Blake & Co., 1985, qui reprend des analyses de J.-P. Vernant). La « recette » ou le « truc » (le « Handgriff » de l’ « art caché » du schématisme kantien…) va avec la circonscription du champ, et ils définissent ensemble une pluralité essentielle des τέχναι. L’ « art » aurait fini, au moment de sa prétendue « fin », par ne retenir que le sens du καιρός, mais accolé à un déploiement infini du champ (devenu « présentation de l’Idée ») et du « truc » (devenu « génie »). Il aurait ainsi perdu la pluralité des τέχναι. Il se serait érigé en τέχνη improbable de lui-même et de l’absolu (de lui-même comme absolu). – Sur le devenir-art des arts, on trouvera plusieurs indications précieuses dans De la facture, thèse inédite de Pierre-Damien Huyghe, Strasbourg, 1994. 2 Chemins […], op. cit., p. 57.

  48

La division sépare donc le nom du produit, ποίησις, du nom du processus ou de mode de

production, τέχνη. Ce qui est ainsi divisé d’origine, c’est l’action produisante, l’ ἐργασία ou l’

ἐργάζοµαι, l’acte dont le sujet est δηµιουργός, celui qui œuvre, qui met en œuvre. L’ouvrage ou

l’œuvre a été divisé, non pas, précisément, selon la multiplicité de ses mises en œuvre, mais selon

deux pôles dont chacun tend à l’unité : le produit et la production, ou bien encore, l’opération finie

et l’opération infinie. Entre les deux, ininterrogée, la diversité des œuvres et des modes d’œuvre.

Entre les deux, aussi, une façon pour chacun des deux pôles de ne rien vouloir savoir de

l’autre, d’où il n’est pas surprenant que surgisse, pour finir, l’extrême tension entre l’art et la

technique – une tension dont le πάθος oscille lui-même entre la répulsion et l’attraction.

Il faudrait parcourir tous les moments de l’histoire qui aboutit là : comment se déterminent

successivement les ensembles des « arts » et des « techniques », quelles pratiques passent de l’un à

l’autre, et pour quels motifs, comment s’opère la nouvelle division entre le nom grec et le nom latin

de la production, entre l’artificiel et l’artistique, entre l’ingénierie et la génialité, quels arts sont

enfin réputés « beaux », et pourquoi les techniques s’installent d’abord à l’enseigne d’une laideur

inédite, comment enfin cette tension s’exacerbe et se brouille à la fois, les beaux-arts exhibant leurs

processus et matériaux de production, tandis que les techniques s’auréolent du design – et comment

ce brouillage, cette inquiétude, rend possible et nécessaire la question que nous essayons de poser.

*

Mais nous examinerons seulement, ici, comment s’établit le régime moderne de l’art au

singulier, en un singulier tendanciellement non pluriel (ce qui, faut-il le rappeler, contrevient à la

signification première de singuli, « un par un »). Nous le ferons de manière très schématique,

puisque aussi bien ces épisodes sont connus. Cet établissement est philosophique – tout comme l’est

toute son histoire depuis Platon. Nous savons bien qu’il est dans l’air du temps de faire reproche à

la philosophie de con exploitation ou de son interprétation de l’art. Mais l’ « art » lui-même, son

face-à-face avec la « technique », aussi bien que le statut douteux, mal interrogé, de la pluralité des

arts sont des déterminations philosophiques. Ce qu’il s’agit de porter à la question, c’est

précisément un aspect de ce que le geste philosophique aura manifesté et de ce qu’il aura laissé dans

l’ombre. La question de la pluralité des arts, sur fond de la question « art et technique », c’est la

question même des us et des abus de la philosophie quant à la démiurgie en général, ou des limites

qu’elle tend par la construction même de ses concepts de l’art, et de la technique. (Adorno nomme

cela : « L’art et la misère de la philosophie1*».)

On peut présenter un scénario en trois temps : Kant, Schelling, Hegel.

1 Op. cit., p. 19.

  49

Pour Kant, la division des beaux-arts va de soi. Leur diversité est donnée, il ne s’agit que de

la répartir. Cela se fait par « l’analogie avec la forme de l’expression dont usent les hommes en se

parlant », à savoir la tripartition « du mot, du geste et du ton1*» (« art de la parole, art figuratif, art

du jeu des sensations »). Toutefois, cette partition contient le germe de sa propre résorption,

puisque Kant déclare : « Seule la liaison de ces trois formes de l’expression constitue la plus

parfaite communication dans le discours », sans du reste s’interroger sur le privilège qui reste ainsi

conféré au langage. En toute logique, Kant devrait alors s’étonner de l’absence d’un art unique, qui

répondrait à la communication parfaite. Faute d’un tel art unique, qui n’est pas même évoqué, du

moins peut-on rencontrer une « liaison des beaux-arts dans un seul et même produit2†», et ce sont

trois espèces d’une telle liaison (tragédie en vers, poème didactique, oratorio) qui se trouveraient

convenir à la « présentation du sublime, pour autant qu’elle appartienne aux beaux-arts ». Tout se

rejoue donc une fois de plus : le privilège du langage, une tripartition sans explication (pourquoi y

aurait-il plusieurs arts pour un seul sublime ?), et enfin la prise en charge par la « présentation » de

quelque chose qui en droit dépasse l’ordre propre des arts, et qui forme sans doute le germe de

l’ « Art » pris absolument. Quelque chose du « sublime » s’évade de la pluralité des arts, la

dédaigne ou la dissout, va même déjà au-delà de l’art.

Deuxième temps, Schelling : pas plus de douze ans après la troisième Critique, il explique

dans son cours sur la philosophie de l’art que celui-ci effectue la « présentation de l’absolu dans le

particulier avec indifférence absolue de l’universel et du particulier », ce qui définit le

« symbole3‡», dont la forme suprême est le langage. Aussi la différence des domaines de l’art

s’expose-t-elle, par exemple, ainsi : « L’art plastique n’est que le verbe mort, mais pourtant encore

verbe […] tandis que dans la musique [il est] le verbe prononcé à l’infini4…§» L’art a trouvé ou

produit son unité. Non seulement la diversité des arts ne va plus de soi, mais elle est par principe

(au sens le plus fort de l’expression) subsumée sous une unité essentielle, et infinie.

Troisième temps, Hegel. Cette fois, l’ « unité indivise » de l’art5**et la « différenciation » de

ses « formes » historiques exigent encore, comme leur troisième moment dialectique, « la réalité

purement extérieure », qui doit être celle des « arts particuliers ». Sous cet aspect, « l’idéal se

dissocie en ses moments constitutifs, laissant chacun subsister d’une manière indépendante […] car

c’est aux arts particuliers que les formes d’art doivent leur existence ». Cette indépendance est bien,

1 Critique de la faculté de juger, § 51. Éliane Escoubas a fort bien analysé combien cette partition est fragile, comment elle reproduit à sa façon le recouvrement du tout par la partie et comment elle n’arrive pas à retenir tous les arts sous la définition de l’art-modèle (Imago mundi, pp. 68-79, Galilée, 1986). 2 Ibid., § 52. 3 Werke, vol. III, p. 426, Munich, Beck, 1927, 3e édition 1977. 4 Ibid., p. 504. 5 Esthétique, trad. S. Jankélévitch, vol. III, p. 5 et suiv., Paris, Flammarion, pour les citations suivantes sauf indication contraire. – Pour l’ensemble de cette genèse, on peut aussi se reporter à Jean-Marie Schaeffer, L’Art de l’âge moderne, Paris, Gallimard, 1991, bien que l’orientation générale du propos soit pour le moins bien différente.

  50

en un sens, absolue, car elle répond à la loi fondamentale de l’art, qui est la manifestation de l’Idée

comme telle dans l’extériorité comme telle. Aussi, Hegel a beau se sentir tenu d’ajouter que cette

indépendance n’enlève pas aux arts « la possibilité de se rapprocher, de contracter des rapports et de

se compléter réciproquement » - ce qui suppose que l’indépendance des arts laisse encore en

souffrance la complétude de l’art –, il n’en reste pas moins que le moment de l’extériorité séparée

est essentiel à l’essence même de l’art.

D’une certaine façon, la tension moderne est d’emblée à son comble. La pluralité des arts

est aussi essentiellement irréductible que l’unité de l’art est absolue. Ce qui rend possible cette

tension – dont on pourrait montrer combien elle affecte toute l’Esthétique de Hegel –, c’est à coup

sûr le fait que l’art est censé se dissoudre et relever sa propre fin dans l’élément de la pensée.

Comment cette opération suprême se bloque et ne peut aboutir, nous ne le montrerons pas ici1.*

Nous retiendrons seulement que l’autodépassement de l’art a pour corollaire et pour symétrique

absolus ce qu’on pourrait appeler l’induration des arts dans une différence matérielle irréductible.

*

Cette différence paraît aussitôt se proposer en tant que la différence des sens. Rien, semble-

t-il, ne tombe plus sous le sens que ceci : la différence des arts tient à la différence des sens. Et telle

est bien la proposition de Hegel2†: « L’art lui-même est là pour les sens, si bien que c’est la

précision de ces sens et de la matérialité qui leur correspond […] qui doit être prise pour base de la

classification des arts3.‡»

À ce point, la question de la différence des arts devrait se transformer dans la question de la

différence des sens. Et peut-être est-ce en effet la même. Mais comment faut-il comprendre cette

identité ?

La version implicite la plus courante – celle que nous portons tous plus ou moins

consciemment avec nous – revient à dire que la division des sens, elle-même tenue pour acquise,

contraint, découpe et limite l’expression artistique. À ce compte, l’art demeure en droit unique et

au-delà des sens, même si ce statut reste vague. Si, au contraire, l’art est bien conçu comme devant

être « pour les sens », c’est-à-dire s’il a en eux le moment ou le sens de sa vérité et de son activité,

1 Cf. « Portrait de l’art en jeune fille », dans Le Poids d’une pensée, Montréal⁄Le Griffon d’argile-Grenoble⁄PUG, 1991, et 2e version dans L’Art moderne et la Question du sacré, dont le principe est indiqué dans Le Sens du monde, pp. 199-200, Paris, Galilée, 1993. – Ajoutons ici que tout ce schème d ‘analyse pourrait recevoir une version strictement congruente sur le plan de l’histoire du producteur de l’œuvre, dans la succession de figures qu’on peut désigner comme celle de l’ « artisan », du « génie » et de l’ « artiste ». 2 Qui ne fait d’ailleurs que reprendre une longue tradition sur la correspondance des arts et des sens, bien attestée et déployée en particulier depuis le néo-platonisme de la Renaissance italienne. Cf. Luise Vinge, The Five Senses, Lund (Suède), CWK Gleerup, 1975. 3 Op. cit., p. 13.

  51

on n’en sous-entend pas moins qu’il n’est pourtant pas là pour simplement fournir des excitations

sensorielles de plus (soit dit en passant, toute la question de l’art pourrait être posée ainsi : pourquoi

des sensations supposées supplémentaires ? en plus de quoi, et à la place de quoi ?).

Le rapport des deux différences, celle des arts et celle des sens, ne se laisse donc pas traiter à

la légère. Leur identité et leur différence ne contiennent pas moins que la structure et l’enjeu du

sens et ⁄ ou des sens de ce qu’on appelle peut-être toujours trop vite l’ « art ».

Le rapport de ces deux différences, ou de ces deux espacements, se laisse d’autant moins

traiter à la légère qu’on se trouve très vite conduit à un autre genre de considération : la différence

des sens, c’est-à-dire celle des cinq sens et la ou les différences supplémentaires qu’y introduit

toujours un désir de groupement et ⁄ ou de hiérarchisation, cette différence elle-même plurielle et

depuis longtemps attestée comme un τόπος (cf. note 1, p. 50) n’est peut-être, en fin compte, que le

résultat d’une opération « artiste », ou l’artefact produit par une mise en perspective « technique »

de la perception. En un mot, non pas la sensibilité comme telle, mais la ou les distributions des sens

seraient elles-mêmes les produits de l’ « art ». Nous ne nous engagerons pas dans l’analyse de cette

production. Peut-être d’ailleurs ne peut-elle pas être menée à terme, si quelque chose comme un

principe unique de l’ « art » ne peut pas être trouvé hors d’une diversité intrinsèque, dont le « sens »

serait lui-même un nom, un index. Autrement dit, nous serions au rouet. Mais c’est peut-être en

effet d’un cercle qu’il s’agit, de ce qu’il faudra peut-être considérer, sur un mode analogue à celui

du « cercle herméneutique », comme un cercle aisthétique.

*

Sans pouvoir nous attarder à l’examen particulier des difficultés que rencontrent tous les

essais de simple dérivation des arts à partir des sens et ⁄ ou en vue des sens, rassemblons brièvement

leurs raisons déterminantes.

1. L’hétérogénéité des sens n’est pas homothétique à celle des arts (c’est du reste ce que Hegel lui-

même relève tout de suite ; si cela ne lui fait pas de difficulté véritable, c’est qu’il tient en réserve,

d’une part une déduction systématique de la rationalité des cinq sens, donc leur homogénéisation,

d’autre part un autodépassement de la sensibilité de l’art ; nous ne nous y attardons pas). La

distribution classique des cinq sens ne renvoie pas à cinq arts, ou bien soulève d’infinis problèmes

d’arts « mineurs » (cuisine, art des parfums, par exemple). Le toucher, pour sa part, qu’une très

longue tradition établit comme paradigme, voire comme essence des sens en général, n’ouvre à

aucune espèce d’art. (Lorsqu’on dit que la sculpture est un art du toucher, on évoque un toucher à

distance – lequel est peut-être aussi l’essence du toucher, mais cela ne supprime pas pour autant ce

  52

qui, de la sculpture, déborde le toucher.) En revanche, on relèvera que l’art en général ne peut pas

ne pas toucher, en tous les sens du mot (et c’est même cette finalité, ce « pour les sens » de Hegel,

qui tient à l’écart toute finalité morale ou intellectuelle ; c’est elle qui exige qu’en un certain sens au

moins il n’y ait que « l’art pour l’art »).

2. L’hétérogénéité des sens est elle-même impossible à fixer, soit qu’on considère, par exemple, la

part de ce qu’Aristote appelle les « sensibles communs » (mouvement, figure, grandeur), soit qu’on

s’interroge sur la douleur comme sens spécifique1, * soit encore qu’avec la physiologie

contemporaine on déborde largement les cinq sens pour envisager, au-delà des sensibles communs

d’Aristote, les sens de l’accélération ou de la tension d’organes, et que par ailleurs, pour embrasser

l’ensemble du règne animal, on envisage des distributions par « mécanorécepteurs » (pression,

contact, vibration, étirement, etc.), « thermorécepteurs », « photorécepteurs », « chimiorécepteurs »,

« électrorécepteurs », ou bien encore, selon d’autres critères, par « extérorécepteurs »,

« propriorécepteurs » (action du corps sur lui-même), « intérorécepteurs » (digestion, pression

artérielle, sensations urogénitales, etc.)

3. De l’aveu même des physiologues, toute partition reste insatisfaisante et exige l’appel à une

notion d’ « intégration sensorielle ». Il apparaît donc toujours un moment ou l’unité sensuelle doit

être rétablie contre l’abstraction sensorielle. C’est à quoi pourraient sembler répondre l’unité

synesthésique ou les « correspondances » (Baudelaire, Verlaine, Debussy, entre autres),

précisément revendiquées dans une corrélation historique évidente avec la position de l’ « art » au

singulier et de la référence au « génie », ainsi qu’avec la postulation de l’ « art total ». Mais on

s’aperçoit vite que l’intégration perceptive et son expérience vécue2†se situeraient plutôt aux

antipodes de l’expérience artistique et que les « correspondances » poétiques ne sont pas du registre

de l’unité perceptive, qui ignore la « correspondance » comme telle et ne connaît qu’une

simultanéité intégrée (et, de plus, intégrée selon un processus sévère de sélection ou d’abstraction :

on nous dit que le cerveau ne met en œuvre que 1% des quelque vingt mégabits d’informations

sensorielles qu’il reçoit par seconde ; quel que soit le sens de cette mesure, on peut dire que la

perception n’est pas précisément faite « pour les sens »).

1 Cf. par exemple Erwin Straus dans Du sens des sens, Éd. Millon, 1989. 2 « La perception synesthésique est la règle », Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, p. 265, Paris, Gallimard, 1945. Nous n’accordons pas à Deleuze la continuité que celui-ci semble supposer entre la synesthésie perceptive (qu’il reprend à Merleau-Ponty) et la « communication existentielle » des sens dans l’expérience artistique (cf. Logique de la sensation, I, p. 31, Paris, La Différence). S’il y a bien unité ou synthèse dans les deux cas, elles ne sont pas du même ordre, et cet écart peut se déchiffrer chez Deleuze lui-même. Nous y reviendrons. – Chez Deleuze, on pourrait aussi remonter jusqu’au traitement qu’il propose de la différence des facultés au sens kantien, chaque faculté étant considérée comme le lieu d’un exercice singulier, irréductible à un « sens commun ».

  53

En fait, lorsqu’on rapporte les arts aux sens, on obéit le plus souvent obscurément à une

double logique (qui pourrait s’illustrer de manière exemplaire avec Hegel) :

a) la logique de l’extériorité, de la « présentation sensible » ou de la mise hors de soi de l’Idée

censée faire la Vérité de l’art ;

b) la logique d’une homologie avec l’unité vivante sensible (avec la sensibilité comme

propriété de la vie), logique qui s’avère en fin de compte imitative, et qui se heurte, selon

une de ses extrémités, à toutes les difficultés connues des théories de l’imitation et, selon

l’autre extrémité, à toutes les apories connues des prétentions à l’ « art total » (sans doute

pressenties par Kant dans ses hésitations sur l’art du sublime). Au reste, les deux ordres de

difficultés renvoient l’un à l’autre : ni l’art n’est imitatif, ni la vie ne lui fournit de modèle.

Pour dépasser cette antinomie, on peut seulement viser une synesthésie différente en nature,

une autre intégration sensible, un sens propre de l’art (ou des sens dans l’art). C’est ce « sens » qui

sera né (ou du moins, qui aura été baptisé) avec l’esthétique du XVIIIe siècle, et dont le romantisme

aura hérité. L’auteur anonyme du poème Des Sens, paru en 1766, écrit ainsi :

« Ce goût du Beau, ce sens métaphysique,

Est un sixième sens, dont l’ineffable prix

Pour tant de vulgaires esprits

N’est qu’un être problématique1. »*

Mais un sixième sens, au sens non seulement d’un sens de plus, mais d’un sens outrepassant

les sens (suprasensible), un tel sens est forcément un sens de l’assomption des sens – c’est-à-dire de

leur dissolution ou de leur sublimation.

À moins qu’il ne s’agisse de penser un sens métaphysique du « physique » qui reste

« physique », sensible donc, et singulièrement pluriel. C’est sans doute le fond du problème. Le

singulier pluriel est la loi et le problème de l’ « art » comme du « sens », ou du sens des sens, du

sens sensé de leur différence sensible. Il en va ici comme de l’immatérialité de l’âme telle qu’on la

prouve dans la tradition néo-platonicienne : l’âme sent parce qu’elle est toute entière en chaque

partie sentante du corps, et pour cela elle n’est en aucune partie, et elle n’est aucun corps. Le même

raisonnement vaut pour chaque sens isolé : un sens comme tel est l’indivisible de son sentir, et c’est

pourquoi « plus un sens est réduit, plus il est pénétrant » : ainsi de la vision qui a lieu par la pupille

de l’œil, et de la vision de soi par l’âme, qui a lieu sans aucune extension locale2.†Mais on raisonne

1 Cité par Luise Vinge, op. cit., p. 156. 2 Saint Augustin, De quantitate animæ, XIV, 24, et Marsile Ficin, Théologie platonicienne de l’immortalité des âmes, I, livre, VII, Paris, Belles-Lettres, 1964. Ce n’est pas un hasard si le cinéma a fait un thème récurrent de la kinesthésie d’une pénétration dans l’œil, comme de la présentation d’une « relève » - plus ou moins naïve – de tous les arts : entre

  54

alors comme si le non-espace pouvait être la réduction extrême de l’espace, ou bien comme si, dans

le cas contraire, la réduction ne supposait pas l’extension qu’elle réduit…

4. Si l’on s’en tient, en revanche, à la hétérogénéité des sens, on pourra suivre deux voies :

- ou bien, avec Aristote, on considère en chaque sens le double mouvement du pâtir et du mettre-en-

œuvre, le second étant de l’ordre du λόγος, mais d’un λόγος qui n’est lui-même, par un singulier

pluriel, que le « se sentir » du « sentir », ou son « se prononcer » sur le sentir comme tel, dans sa

singularité1*;

- ou bien on reste au pôle matériel et « pathique » des sens, à leur hétérogénéité simple, et on

reportera plus avant la question de son principe : chez Platon ou chez Aristote, on rencontrera

l’hétérogénéité des éléments ; selon une physiologie moderne, à la différenciation des états

matériels ou des corps on ajoutera celle d’un état défini par l’ « irritabilité », elle-même à son tour

différentiellement accordée aux différents états du milieu. On aura seulement produit, comme on le

voit, ce qu’on pourrait appeler un « cercle hylétique », celui du rapport à soi de la différenciation

matérielle comme telle, ou de la matière en tant que différenciation même et, par conséquent, en

tant que le rapport lui-même. Ce cercle – des matières différenciées à la matérialité comme

différence – ne serait rien d’autre que celui d’une hétérogénéité de l’origine et d’une origine de

l’hétérogénéité. Dès lors, il faudra dire ou bien que l’hétérogénéité des arts en dérive – mais on ne

pourra pas expliquer ainsi ce qu’elle a en propre par rapport à l’hétérogénéité matérielle et sensuelle

en général, dont elle serait une simple spécification –, ou bien que les arts et l’ « art » sont

proprement le mode de constitution ou de présentation – plus exactement, de présentation

constitutive – de ce cercle originaire. (Ce qui, notons-le au passage, n’exclurait pas, en droit ou à

terme, ces arts ou techniques qu’on nomme les sciences. Mais c’est une autre question.)

*

Ainsi, ni les sens comme tels ni leur intégration ne sont conditions ni modèles des arts. Il en

va plutôt de même ici que chez Freud dans l’analyse du plaisir préliminaire – analyse dont il faut

rappeler que Freud la rapporte, par chiasme ou par parallèle, avec l’analyse de cet autre Vorlust

qu’est pour lui la « prime de plaisir » esthétique2.†Le Vorlust a deux caractéristiques conjointes :

son caractère de tension, d’inachèvement, d’une part, et son caractère de diversité « zonale ». Et de

même que, dans l’ordre sexuel, la « décharge » finale annule l’excitation érotique, de même, dans bien des exemples, Un chien andalou (Luis Buñuel, 1928), 2001 : l’Odyssée de l’espace (Stanley Kubrick, 1968), Freejack (Geoff Murphy, 1991). 1 Cf. Pierre Rodrigo, « Comment dire la sensation ? Logos et aisthesis en De Anima, III, 2 », Études phénoménologiques n°16, Bruxelles, Éd. Ousia, 1992. 2 Cf. Trois essais sur la théorie de la sexualité, trad. B. Reverchon-Jouve, pp. 117-118, Paris, Gallimard.

  55

l’ordre esthétique, la satisfaction donnée aux pulsions n’est plus de l’ordre esthétique. Au reste,

c’est un même mot, Reiz, qui sert à Freud pour désigner l’excitation et le charme. Les sensualités

érotique et esthétique ont lieu à même une diversité en retrait de l’intégration ou de l’unité.

(On pourrait ajouter ici, et ce serait proprement le chiasme des deux registres : dans la

mesure où cette diversité est la même, puisqu’elle est celle de l’ordre du sensible ou de la

« forme », on ne saurait subordonner l’esthétique à l’érotique, pas plus que l’érotique à l’esthétique.

Mais leur hétérogénéité réciproque formerait un chiasme par lequel aurait lieu un singulier rapport à

soi de l’hétérogénéité en général. L’érotisme de l’art ou dans l’art, d’une part, les arts ou techniques

d’aimer, d’autre part, ne sauraient se penser dans un autre contexte. Ce contexte embrasse aussi

sans doute le parallèle que fait jouer Platon entre l’usage du mot ποίησις pour une seule espèce des

productions techniques, et l’usage du mot ἔρος pour une seule espèce des désirs. Si l’ἔρος est pensé

comme ποίησις – nommément, comme ποίησις « de la beauté », et d’une beauté qui va continûment

des « corps » à la « science » - la ποίησις pourrait bien être pensée comme ἔρος, et Freud serait à sa

façon, et après quelques autres, le légataire de ce chiasme ou de cet enlacement.)

Les zones érogènes ne valent pas pour elles-mêmes, elles ne sont pas définies par

destination. Freud écrit : « Selon toute probabilité, peuvent faire fonction de zones érogènes toutes

les régions de l’épiderme, tout organe sensoriel et probablement tout organe quelconque1.*» La

fonction érogène, pour sa part, n’est pas définie autrement que par l’augmentation de l’excitation en

vue de la décharge : « Le rôle qui incombe aux zones érogènes est clair. Ce qui est vrai pour l’une

d’elles est vrai pour toutes. Elles servent toutes à créer, à la suite d’une excitation appropriée, une

certaine quantité de plaisir, à partir de quoi la tension grandit, pour fournir à son tour l’énergie

motrice nécessaire à l’aboutissement de l’acte sexuel2.†» De manière paradoxale, sur un fond

d’indifférence qualitative, les zones ont donc une fonction quantitative. Ce qu’il faut comprendre,

c’est que leur caractère de zones, leur discrétion (au sens mathématique) et leur hétérogénéité,

proviennent de cette fonction : qui dit quantité dit croissance additive et discontinuité. Et qui dit

désir dit « sollicitation d’un plus grand plaisir » (id.). Le désir (la tension du Vorlust) est la

discrétion du plaisir.

Quoi qu’il y ait à dire, par ailleurs, du modèle énergétique, il a du moins pour fonction ici de

faire droit à une discontinuité et à une dis-location du plaisir ou de l’αἴσθησις en général3,‡ce qui

1 Freud, op. cit., p. 48. Freud ajoute simplement : « Mais il existe aussi certaines zones privilégiées dont l’excitabilité est assurée, dès le début, par certains dispositifs organiques. » 2 Ibid., p. 116 (traduction modifiée). 3 Il se pourrait qu’il faille dire que toute αἴσθησις est plaisir, en tant que αἴσθησις intéressée, et tout d’abord intéressée à soi, en tant que ce « se sentir sentir » qui caractérise l’αἴσθησις pour Aristote, et qui rend de plus inutile toute supposition d’un « sens commun ». La douleur, en revanche, serait αἴσθησις qui repousse elle-même, au sens qui se sent repousser. Cf. J. –L. N., Le Sens du Monde, p. 226 et suiv., Paris, Galilée, 1993. Il faut aussi renvoyer à certaines des analyses récemment proposées par Jérôme Porée dans La Philosophie à l’épreuve du mal. Pour une Phénoménologie de la souffrance, Paris, Vrin, 1994.

  56

voudrait dire du meme coup : de l’αἴσθησις en tant qu’elle est sans généralité aucune, ou plutôt, en

tant qu’elle n’a de généralité que dis-loquée, partes extra partes, non seulement res extensa sur le

mode cartésien, mais être-hors-de-soi général et générique, un être zoné de la condition dite

« sensible1*».

*

L’indifférence qualitative des zones s’expose par le primat du toucher : c’est à lui qu’aboutit

le processus d’excitation (à l’excitation visuelle, Freud fait aussitôt succéder celle de

l’attouchement, et il a déclaré auparavant que la première se ramène « en dernière analyse2†» à la

seconde, comme toutes les autres sans doute). Or le toucher, nous l’avons déjà évoqué, n’est pas

autre chose, pour toute la tradition, que « le sens du corps tout entier », comme le dit Lucrèce3.‡Le

toucher n’est autre chose que la touche du sens tout entier, et de tous les sens. Il est leur sensualité

comme telle, sentie et sentante. Mais le toucher lui-même, en tant que sens et par conséquent en tant

qu’il se sent sentir, et plus encore, en tant qu’il se sent se sentir, puisqu’il ne touche qu’en se

touchant aussi lui-même, touché par ce qu’il touche et parce qu’il le touche, le toucher présente le

moment propre de l’extériorité sensible, il le présente comme tel et comme sensible. Ce qui fait le

toucher, c’est « cette interruption qui constitue le toucher du se toucher, le toucher comme se

toucher4§». Le toucher est l’intervalle et l’hétérogénéité du toucher. Le toucher est la distance

proxime. Il fait sentir ce qui fait sentir (ce que c’est que sentir) : la proximité du distant,

l’approximation de l’intime.

Le toucher – il vaudrait peut-être mieux dire, la touche, ou bien il faudrait garder au mot sa

valeur verbale, comme lorsqu’on dit « le sentir » -, le toucher n’a donc un « primat » ou « un

privilège » que pour autant qu’il ne se subordonne rien : il n’est ou il ne fait que l’extension

générale et l’extraposition particulière du sentir. Le toucher fait corps avec le sentir, ou il fait des

sentirs un corps, il n’est que le corpus des sens.

Le sentir et le se-sentir-sentir qui fait le sentir lui-même, c’est toujours sentir à la fois qu’il y

a de l’autre (ce que l’on sent) et qu’il y a d’autres zones du sentir, ignorées par celle qui sent en ce

moment, ou bien auxquelles celle-ci touche de tous côtés, mais seulement par la limite où elle cesse

1 Au demeurant, on n’a sans doute pas assez réfléchi à ce qu’implique la disparition des qualités « secondes » dans le morceau de cire fondue de Descartes : leur extériorité réciproque s’y dissout et s’y ex-pose à la fois dans l’extensivité géométrique. 2 Freud, op. cit., pp. 41-42. 3 De rerum natura, II, 434-435. Cf. aussi, entre mille autres exemples, Brillat Savarin : « Le toucher a donné naissance à tous les arts, à toutes les adresses, à toutes les industries. » (Physiologie du goût, p. 44, Paris, Hermann, 1975 – ce qui n’empêche pas cet auteur, à l’exemple de plusieurs autres, d’ajouter aux cinq sens un sens génésique qui ne se réduit pas, dit-il, au toucher ; en revanche, un sens de la douleur lui demeure inconnu ; mais il faudrait une longue étude pour décrire les variations des sensoria selon les temps et les lieux.) 4 J. Derrida, « Le toucher », version anglaise dans Paragraph, vol. 16/2, Oxford, juillet 1993.  

  57

d’être la zone qu’elle est. Chaque sentir touche au reste du sentir comme à ce qu’il ne peut pas

sentir. La vue ne voit pas le son, ni ne l’entend, bien que ce soit en elle-même aussi, ou à même

elle-même, qu’elle touche à ce non-voir et qu’elle est touchée par lui…

L’indifférence ou la synergie synesthésique ne consistent pas en autre chose que dans l’auto-

hétérologie du toucher. La touche des sens pourra donc être distribuée et classée d’autant de

manières que l’on voudra : ce qui la fait être la touche qu’elle est, c’est une dis-location, une

hétérogénéisation de principe.

*

Mais à ce compte, que fait donc l’art, si ce n’est en somme toucher à, et toucher par

l’hétérogénéité principielle du « sentir » ? Dans cette hétérogénéité de principe qui se résout elle-

même en une hétérogénéité du principe, il touche au toucher lui-même : autrement dit, il touche à la

fois au « se toucher » inhérent au toucher et à l’ « interruption » qui lui est non moins inhérente. En

un autre lexique, on pourrait dire : il touche à l’immanence et à la transcendance du toucher, ce qui

peut aussi s’énoncer : à la transimmanence de l’être-au-monde. L’art n’a pas affaire au « monde »

entendu comme extériorité simple, comme milieu ou comme nature. Il a affaire à l’être-au-monde

dans son surgissement même.

Du même coup, il touche à l’intégration vivante du sensible – mais cette fois, il faut

entendre « toucher à » au sens d’ébranler, d’inquiéter, de déstabiliser ou de déconstruire. L’art

touche de cette manière à ce qui, de soi, φύϛει, naturellement, établit l’unité synthétique et la

continuité d’un monde de la vie et de l’activité. Ce dernier n’est pas tant, en dernière analyse, un

monde sensible qu’un monde intelligible de repères, de finalités et de transitivités, et moins un

monde peut-être qu’en dernière analyse un milieu, un Umwelt (celui du « 1% d’informations »).

L’art y découpe ou y force le moment du monde comme tel, l’être-monde du monde, non pas

comme un milieu où se meut un sujet, mais comme extériorité et exposition d’un être-au-monde,

extériorité et exposition formellement saisies, isolées et présentées comme telles.

Dès lors, le monde est dis-loquée en mondes pluriels, ou plus exactement, en pluralité

irréductible de l’unité « monde » : c’est l’a priori et le transcendantal de l’art. Il fait paraître que la

parution d’un monde est toujours d’abord celle de phénomènes dont chacun est « phénomène-de-

monde1*». Il fait paraître qu’un sens-de-monde, et que, par conséquent, le sens du monde ne se

1 Pour le dire avec Merleau-Ponty, tel que le reprend et le prolonge Marc Richir dans une « Phénoménologie des couleurs », qui écrit par exemple : « Les couleurs ne sont pas tout d’abord couleurs de choses, mais couleurs de monde […] il n’y a de phénomènes-de-monde qu’au pluriel et dans un renvoi indéfini de l’un à l’autre » dans La Couleur, p. 186, collectif, Bruxelles, Éd. Ousia, 1993. – Ajoutons ceci : « Il faut qu’une image se transforme au contact d’autres images comme une couleur au contact d’autres couleurs. Un bleu n’est pas le même bleu à côté d’un vert, d’un jaune, d’un rouge. Pas d’art sans transformation », fragment immédiatement suivi par celui-ci : « Le vrai du cinématographe

  58

donne qu’en dis-loquant d’origine son sens unique et unitaire de « sens » dans le zonage général

qu’on vise sous telle ou telle distribution différentielle des sens.

Mais ce que l’art fait voir – c’est-à-dire ce à quoi il touche et qui est en même temps ce qu’il

met en œuvre par τέϰνη –, c’est qu’il ne s’agit précisément pas d’une différenciation survenant à

une unité organique, ni d’un différentiel comme variation continue : il s’agit de ceci, que l’unité et

l’unicité d’un monde sont, et ne sont pas autre chose, que la différence singulière d’une touche, et

d’une zone de touche. Il n’y aurait pas de monde, s’il n’y avait une discrétion de zones (une

extension plus ancienne que toute origine) : seule, en effet, cette discrétion permet à la chose d’être

ce qu’elle est, c’est-à-dore chose en soi, ce que ne veut pas dire « chose saisie dans une essence

retirée au plus profond, derrière l’apparence », mais chose même, c’est-à-dire encore à même elle-

même ou auprès d’elle-même. Pour qu’une chose puisse avoir, éventuellement, « quelque chose »

comme une « intériorité » ou une « intimité », encore faut-il qu’elle soit d’abord elle-même, et donc

disposée à même elle-même, très exactement (on pourrait dire : superposée à elle-même, et se

touchant ainsi, proche/distante, en soi distanciée1).*

Cette disposition implique une dis-position, elle s’implique comme dis-position, discrétion,

pluralité et hétérogénéité des « zones ». Celles-ci ne sont pas du tout seulement des localisations

diverses dans un espace homogène. Elles sont en même temps, en vertu d’un espacement qui n’est

pas d’abord spatial, mais ontologique (« espace » est ici le nom de l’ « être »), les différences

absolues du paraître ou de l’être-au-monde comme tel. C’est ainsi que Heidegger pouvait

écrire : « Nous devrions apprendre à reconnaître que les choses elles-mêmes sont les lieux – et ne

font pas seulement qu’être à leur place en un lieu2.†»

L’être-au-monde (qui est l’être du monde) n’a pas lieu et ne peut pas avoir lieu selon la

généralité (qui est elle-même un τόπος particulier, et par exemple celui d’un discours sur l’art en

général), ni selon l’universalité entendue comme la ressource d’une unicité et d’une unité d’origine.

ne peut être le vrai du théâtre, ni le vrai du roman, ni le vrai de la peinture » (Robert Bresson, Notes sur le cinématographe, p. 16, Paris, Gallimard, 1975). 1 Deux excellentes formulations de la chose en soi : la première (à propos de Kant), par Corinne Énaudeau : « Il n’y a pourtant pas deux choses, l’une latente, réelle, l’autre manifeste, illusoire, mais une seule : le phénomène existant. La chose en soi n’est pas cause de phénomène, extérieure à lui (il n’a pour cause que d’autres phénomènes), elle n’est pas arrière-fond, substance, substrat trouvant en lui une voie d’expression, défigurée. Elle est strictement la même ‘ chose ‘ que lui, mais en tant qu’elle n’apparaîtrait pas. » (« Le psychique en soi », Nouvelle Revue de psychanalyse, XLVIII, automne 1993) ; la seconde, de Werner Hamacher : « La formulation de Hegel, selon laquelle l’espace est l’ ‘extériorité à même (an) elle-même’ corrige le privilège massif et sans fondement accordé [à propos de l’espace] au dehors, grâce à son imperceptible ‘ à même ’ : l’espace est – n’est donc pas – à même, n’est pas extériorité, mais attériorité, latéralité. […] La chose à même (an) soi. L’espace. La parataxe. » (« Amphora » - en allemand, ici trad. J. –L. N. – Triptyk, Stockolm, Moderna Dansteatern, 1/90ch 2/9 1993.) 2 « L’art et l’espace », Questions IV, trad. F. Fédier et J. Beaufret, p. 103, Paris, Gallimard, 1976. Aucun hasard, bien entendu, dans le fait que ce texte esquisse une analyse de l’espace et de l’espacement, c’est-à-dire du motif reconnu irréductible aux analyses d’Être et Temps (cf. op. cit., p. 46), à propos de l’art, et de l’art tel qu’il est, dans ce texte, implicitement reconnu comme irréductible à la subsomption sous la Dichtung qu’affirmait « L’origine de l’art ». Un examen attentif montrerait que Heidegger engageait là, comme malgré lui, une analyse conjointe de l’espacement « local » et de la différence des arts.

  59

Ou plus exactement, le « point de vue » d’un intuitus originarius n’est pas celui d’un être-au-

monde, et c’est du reste pourquoi il n’est pas une « vue ». S’il est un « point » (donc, sans

dimension), c’est celui d’une « création » du monde. La création du monde n’est pas au monde1.*

Mais si la création avait lieu, il n’y aurait pour le créateur, en tant que tel, aucun espacement, aucun

« zonage » : ni lieux, ni couleurs, ni sons, ni senteurs. Bien plutôt faudrait-il dire que la création (et

par conséquent le créateur, qui n’est autre que son acte) est elle-même l’espacement et la différence

des zones. Ce qui mènerait à dire que la création est le toucher ou la touche de l’être-au-monde.

Ainsi, l’intuitus derivativus, pour garder un instant l’analogie kantienne, est donné selon la

touche de l’extériorité et de la disparité des touches. Mais il ne se contente pas, contrairement cette

fois à Kant, des formes de l’espace et du temps : il lui faut aussi la multiplicité des « qualités

sensibles » qui font l’ « en-soi » ou l’ « à-même-soi » de la chose. L’empirique est ici le

transcendantal. Mais cet « empirique » n’est rien qu’on puisse simplement arrêter sous des

catégories telles que « la couleur », « le son », etc. Il n’y a pas « la » couleur, et il n’y a même pas

« le » rouge. Comme le dit Wittgenstein : « Pouvoir nommer en général une couleur, cela ne veut

pas encore dire pouvoir la copier exactement. Peut-être puis-je dire ‘ Je vois là un endroit rouge ‘ et

ne pas être capable pour autant de mélanger une couleur que je reconnaîtrais comme exactement

identique. […] Imagine que quelqu’un indique un endroit de l’iris dans un visage peint par

Rembrandt, et dise ‘ Je veux que les murs de ma chambre soient peints de cette couleur ‘2.†»

L’empirique n’est pas un supposé « donné sensible », ce n’est pas un sujet supposé sensible.

L’empirique est la technique du local, la présentation du lieu.

1 C’est pourquoi il est remarquable que la métaphysique (et dans doute avec elle la théologie) de la création oscille entre une résorption complète de celle-ci (le Dieu de Spinoza est le monde, non son créateur, même si Spinoza conserve le terme – cf. la réfutation du ex nihilo, Pensées métaphysiques, X) et son identification à une opération technique et/ou artiste, dont le meilleur exemple, préparé en fait chez Descartes, est le Dieu de Leibniz : choisissant entre tous les mondes possibles, qu’il voit, celui-ci est déjà en fait « au monde » de tous ces possibles. 2 Remarques sur les couleurs, trad. G. Granel, pp. 63-64, Mauvezin, TER, 1983.