Notificación 022 de 2015 - Ernesto Diaz Gutierrez - Minvivienda
Ah, Ernesto !
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Ah, Ernesto !
Notes à propos d’un film de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub, En râchachant (1982),
d’après un texte de Marguerite Duras, Ah, Ernesto ! (1971)
RESUME
À partir de l'analyse d'un court-métrage de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub, En râchachant, nous essayons de comprendre ce qui peut amener, chez certains élèves, un arrêt du désir de savoir et un rejet de l'institution scolaire. Pour ce faire, nous nous appuyons sur les outils psychanalytiques utilisés notamment par Francis Imbert et le Groupe de Recherche en Pédagogie Institutionnelle (GRPI) : il faut reconnaître que la classe est traversée par des projections transférentielles, et donc par des motions pulsionnelles inconscientes qui font échec à toute tentative de maîtrise technico-rationnelle du processus éducatif. L'analyse du court-métrage de Huillet et Straub montre que l'enseignant peut être tenté de dénier l'irruption de ces messages inconscients, et surtout l'écho qu'ils provoquent en lui-même, en concevant l'entreprise pédagogique sur le modèle de l'activité fabricatrice afin d'échapper à la vulnérabilité et à l'imprévisibilité qui caractérisent toute praxis. Enfin, nous étudions une des possibilités qui permettraient à l'enseignant d'accueillir pleinement ces relations transférentielles, en évoquant l'idée, chère à Francis Imbert, d'un « transfert tous azimuts » appuyé sur des médiations institutionnelles.
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« Des choses que je ne sais pas »
Le film s'ouvre sur l'image d'un foyer banal, traditionnel : une femme, que l'on devine
rapidement être une mère, est occupée à assurer la subsistance de son foyer en épluchant des
légumes. On entend un bruit, une porte qui claque : la mère tourne brièvement la tête dans
cette direction avant de revenir à sa tâche. Le bruit et ce mouvement de tête déclenchent un
lent travelling latéral de la caméra, pendant que des ombres passent et qu'une voix d'enfant se
fait entendre, psamoldiant, comme une comptine enfantine : « je ne retournerai plus / à
l'école ». La mère, désormais hors-champ, demande d'un ton sec : « Pourquoi ? » Et, pendant
que la caméra continue son mouvement latéral et fait apparaître successivement l'enfant, puis
son père – dans une pose non moins banale et traditionnelle, stéréotypée, que la mère : fumant
et lisant son journal – l'enfant reprend, sur le même ton de voix : « parce que / à l'école on
m'apprend des choses / que je ne / sais pas ». L'enfant désormais hors-champ, la caméra
s'arrête enfin sur le père, qui s'exclame, indigné : « Tiens ! »
De ce court-métrage de Straub et Huillet, c'est surtout cette formule qui aura marqué les
esprits – formule paradoxale et provocante, qui ne peut que choquer le bon sens du monde des
adultes, comme le dira l'instituteur par la suite : « donc nous nous trouvons / devant un enfant
/ qui ne veut apprendre / que ce qu'il sait / déjà ». Or n'est-il pas fréquent que nous,
enseignant.e.s de philosophie, nous heurtions, avec nos élèves de terminale, à une résistance
assez semblable à l'égard de la philosophie – que cette résistance prenne la forme d'un refus
de travailler, d'une indifférence (souvent fondée sur le calcul des coefficients) vis-à-vis d'une
matière jugée inutile, superflue et trop « abstraite » ou « spéculative », voire d'un mépris
affiché ?
Je me suis moi-même heurté cette année, avec certains de mes élèves de terminale
économique et sociale, à ce type de réaction. C'est pour tenter de mieux la comprendre, et d'en
tirer un enseignement, que ce court-métrage m'a semblé particulièrement intéressant. Car, au-
delà des idiosyncrasies (les miennes, celles de mes élèves) qui peuvent bien entendu en
déterminer certains aspects, il y a également la structure d'un espace institutionnel qui
organise a priori les relations entre les individus et leur assigne des places déterminées (« le »
professeur, « l' » élève), produisant un type de rapport au savoir qui peut, dans certains cas,
ôter tout désir d’apprendre, et induire une réaction de rejet. Et c'est bien à décrire cette
structure que s'attachent ici Huillet & Straub, en se concentrant sur ce qu'elle produit en
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termes de relation enseignant / élève.
L'enfant et le savoir
Comment comprendre cette formule paradoxale, et quelque peu énigmatique : « à l'école, on
ne m'apprend que des choses que je ne sais pas » ?
À un premier niveau de lecture, on pourrait dire qu'il n'y a pas eu rencontre entre l'enfant et le
savoir. Les signes qui figurent dans les manuels scolaires et sur le tableau du maître ne re-
présentent rien pour Ernesto : ils ne lui parlent pas, ils ne font pas écho à ses propres
questionnements, qui demeurent alors dans l'ombre et non élaborés. De ce point de vue,
l'enfant ne parviendrait pas à les faire fonctionner comme des signifiants, c'est-à-dire à les
transformer pour viser, à travers leur matérialité, autre chose qu'eux-mêmes. C'est comme s'ils
demeuraient dans leur opacité chosale, muette et impénétrable – voire menaçante. Ce qui ici
serait en cause, c'est l'incapacité de l'enfant à accomplir les opérations cognitives élémentaires
nécessaires à la vie sociale : rapporter des représentations les unes aux autres, les relier les
unes avec les autres selon certaines règles, les composer, les distinguer, etc.. Ce pourquoi la
mère d'Ernesto, désespérée, ne peut que se désoler : « un crétin / voilà ce que ce sera ».
Avec toutes les précautions et les nuances qui s'imposent, on pourrait transposer cette
réflexion à la situation de ces élèves qui demeurent indifférents à l'exercice philosophique.
Les divers déterminismes socio-culturels aidant, les élèves peuvent se trouver démunis face à
la philosophie, et ne pas avoir les instruments culturels qui leur permettraient de donner déjà
du sens à cette discipline. Le monde de la philosophie leur apparaît alors obscur et sans
signification, sans secret à délivrer sur le monde ou sur eux-mêmes, parce que leur milieu
social d'origine ne leur a rien transmis de cet ordre, ou parce que cette place est déjà prise par
les diverses sciences de la nature ou de l'homme, voire par la religion. Devant cette opacité
muette, ils ne peuvent que s'écrier : « à l'école on m'apprend des choses que je ne sais pas ». A
savoir : des choses qui n'ont aucune utilité et ne s'insèrent dans aucune des configurations
symboliques connues et pratiquées.
Mais peut-on en rester là ? Le décalage socio-culturel peut-il vraiment rendre compte du
décrochage des élèves à l'égard de la philosophie, cette discipline qui, contrairement à
d'autres, ne suppose pourtant aucun savoir technique préalable ? Pour le dire d'une manière
naïvement humaniste, la philosophie n'est-elle pas ce moment où « l’être humain enfin parle à
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l'être humain en tant qu'être humain », où donc les propos échangés sont, en droit,
immédiatement dotés d'une forme d'universalité, vis-à-vis de laquelle tout être humain devrait
se sentir concerné ? En d'autres termes, et ce malgré les obstacles socio-culturels bien réels
que nous venons de mentionner et qui peuvent toujours agir à notre insu, il ne semble pas
suffisant, pour comprendre la résistance de ces élèves, d'invoquer l'absence, chez eux, de pré-
formation culturelle leur permettant de faire fonctionner les textes et les problèmes
philosophiques comme des signifiants – et, encore moins, d'en appeler à la perte des valeurs
dans la société contemporaine et la chute de l'idéal humaniste...
Je peux d’ailleurs tirer de mon expérience de cette année un contre-exemple simple : j'ai pu,
avec ma classe de terminales STG, faire un cours d'une heure entière sur la métaphysique, et
la première des antinomies de la raison pure (le monde a-t-il eu un commencement dans le
temps ?). J'ai pu avec plaisir constater le grand intérêt des élèves pour ce questionnement
métaphysique, certains ayant même affirmer se poser ce genre de question depuis leur plus
jeune enfance. Pourquoi ces élèves, pourtant bien moins favorisés « socio-culturellement »
que mes terminales ES, ont-il eu une telle curiosité pour l'exposé aride d'un des grands
moments de la Critique de la raison pure ? Pourquoi ont-ils pu, à ce moment-là, investir les
problématiques philosophiques d'un tel désir de savoir ? On voit bien qu'ici, les explications
par le déterminisme socio-culturel ne peuvent guère nous aider à avancer à cerner ce qui est
en cause.
L'enfant et la vérité
Et de fait, la suite du court-métrage nous détourne bien vite d'une interprétation par le déficit
social, culturel ou cognitif de l'enfant : dans une scène magistrale et d'un comique subtil, nous
constatons qu'Ernesto non seulement est parfaitement capable de faire fonctionner les objets
comme des signifiants, mais qu'en outre il peut le faire de manière ludique et adressée, dans la
provocation et l'impertinence, à son instituteur.
En effet, dans la salle de classe où il est sommé de s'expliquer sur son refus de s'instruire,
Ernesto est l'objet d'une sorte d'interrogatoire visant à vérifier son aptitude à relier des
représentations sensibles, données dans l'intuition, à des mots ou à des concepts abstraits
selon des règles déterminées. En bref, on teste sa capacité à prédiquer, à former de manière
adéquate des propositions du type « ceci est X ou Y ». Dans le dialogue immédiatement
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précédent, il avait rétorqué au « ici on est ici on n'est pas partout » de l'instituteur (voir les
analyses de Roland Barthes, dans ses Mythologies, sur la tautologie) un « si » bien assuré...
Pour vérifier donc que l'enfant Ernesto ne fait pas trop délirer le langage et le monde,
l'instituteur lui demande, tout en lui montrant un portrait photographié de François Mitterrand
(nous sommes en 1982) : « et lui alors, c'est qui lui, hein ? » Baissant les yeux, Ernesto
répond: « un bonhomme ».
Imbécillité, ignorance ou impertinence ? À ce stade de l'expérimentation, on ne peut encore
trancher, mais simplement constater que la photographie n'éveille pas en Ernesto les
sentiments de respect et d'admiration qu'elle aurait dû susciter. S'il ne se trompe pas sur la
référence « ontique » (il s'agit bien d'un « bonhomme »), il en omet en revanche la valeur
axiologique et normative, de sorte que l'on peut commencer à douter de sa capacité à devenir
un citoyen républicain modèle... Est-ce parce qu'il ignore quelle fonction institutionnelle et
politique ce « bonhomme » représente qu'il n'y associe pas l'idée de « Président de la
République », c'est-à-dire de dépositaire de la souveraineté nationale et de garant du contrat
social ?
Toujours est-il qu'il faut passer à une seconde étape. En désignant un papillon « séché » et
exposé dans un cadre de verre, sa mère lui demande : « et ça, au moins ça, dis ce que c'est,
Ernestino ». Réponse : « un crime ». On commence alors à entrevoir qu'Ernesto, loin d'être
imbécile ou même ignorant, joue avec les codes, et avec le sens de la question « qu'est-ce que
c'est ? ». En répondant « un crime », il ne produit certes pas l'énoncé qui était attendu (« ceci
est un papillon »), mais, comme un enfant précisément, il dit la « vérité » cachée derrière les
apparences hypocrites du monde des adultes : pour poursuivre sa quête de connaissance, la
science ne cesse d'accomplir des « crimes » et d'utiliser le vivant animal avec une grande
cruauté et un grand irrespect de la vie. Alors qu'on lui demandait de ne considérer l'objet
sensible en question que comme un signe, l'image d'un papillon, Ernesto ne veut voir que la
réalité de l'acte social qui a conduit à épingler un pauvre papillon dans une salle de classe,
pour le faire servir à l'instruction et à l'acquisition de nouvelles connaissances
entomologiques. Si, une fois encore, la réponse n'est pas celle qui est jugée adéquate par le
monde des adultes, on comprend néanmoins qu'il y a chez Ernesto un savoir indéniable : il
sait associer des représentations les unes aux autres, et il sait des choses sur le monde (sur la
science et son rapport à la vie).
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Troisième moment de cet interrogatoire : le globe. Embrassant le globe, l'instituteur demande,
excédé par les réponses précédentes d'Ernesto : « et ça, c'est – un ballon de football ? une
pomme de terre ? » Cette fois, la réponse d'Ernesto ne laisse guère planer de doute sur son
impertinence et sa grande intelligence : « un ballon de football, une pomme de terre, et la
terre ». En un sens, ce que dit ici Ernesto à l'instituteur, c'est qu'un signifiant, par définition,
peut représenter n'importe quoi pourvu qu'il existe, sous un rapport quelconque, une
ressemblance : oui, une forme ronde peut tout à fait évoquer un ballon de football, une
pomme de terre aussi bien que la terre – et, en vertu de l'absence de nécessité logique
déductive reliant un signifiant à un signifié, il n'y a pas plus de « vérité » dans l'une ou l'autre
signification. Le « savoir » d'Ernesto s'apparente ici à celui du poète, qui fait proliférer les
significations eu utilisant les ressources langagières : de même que « la terre est bleue comme
une orange », parce que la terre comme l'orange partagent une forme géométrique commune,
et que le poète joue à évoquer cette ressemblance, dans un décalage subtil, par le signifiant
« bleue », de même Ernesto joue sur les mots et leurs possibilités multiples de signification.
Concluons de cette série de tests que l'enfant Ernesto, comme tout enfant, est bel et bien
pourvu d'un savoir sur le monde, ainsi que sur le langage et son fonctionnement. Lié à son
histoire singulière, ce savoir n'est pas nécessairement partagé ni partageable, mais n'est-ce pas
le cas de chacun d'entre nous, adulte ou enfant ? Ce qu'Ernesto refuse, c'est d'être astreint à un
seul, unique et univoque régime de référence et de signification. Il ne veut pas renoncer à « ce
qu'il sait » sous prétexte d'apprendre les choses utiles à la vie sociale, qu'il ne sait pas, ou qui
du moins ne rentrent pas en relation avec ce qu'il sait. En face, l'instituteur apparaît comme
une figure de normalisation : il s'agit non pas tant d'apprendre des choses à l'enfant, que de
normer son savoir et ses associations, la manière dont il relie les unes aux autres les
représentations. Comme on le comprend mieux désormais, ce n'est pas tant entre le savoir et
l'enfant que la rencontre est manquée, qu’entre l'enfant et l'instituteur.
L'enfant et l'instituteur : transfert et contre-transfert
Il nous faut donc passer à un second niveau de lecture, et examiner la figure de l'instituteur et
le type de relation qu'il instaure avec son élève pour comprendre « pourquoi l'enfant Ernesto
refuse de s'instruire ».
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Dans la seconde séquence du film, on voit l'instituteur appuyé contre la porte de l'école,
pendant que la mère, hors-champ, essaie vainement de lui décrire son enfant : « un petit brun,
neuf ans, des lunettes. Fait pas grand bruit faut dire. » Mais l'instituteur ne voit pas : « non, je
ne vois pas d'Ernesto ». Une fois entrés dans la classe, nous, spectateurs, nous voyons bien
Ernesto tandis que nous entendons l'instituteur : « C'est vous, Ernesto ? [...] En effet en effet,
je ne vous reconnais pas. », à quoi l'enfant rétorque : « moi, je vous reconnais. »
Que se passe-t-il entre les deux individus ? Là encore, deux niveaux d'interprétation sont
possibles. Dans un premier temps, on peut penser qu'Ernesto ne se sent pas aimé par
l'instituteur : il sent qu'il ne re-présente rien pour lui, sinon un écolier parmi tant d'autres,
indistinct et indifférencié dans une masse. Ernesto ne ferait alors que renvoyer l'instituteur à
sa propre indifférence : puisque vous ne vous intéressez pas à moi, je ne m'intéresse pas à
vous ni à ce que vous désirez transmettre. On dira qu'il y a absence de transfert entre Ernesto
et son instituteur – une indifférence réciproque, qui échoue à susciter en Ernesto le moindre
désir de savoir.
Le maître et le transfert
Mais on nous arrêtera certainement ici pour questionner la légitimité de l'usage d'un concept
tel que celui de transfert pour comprendre ce qui est en cause. Pourquoi faire usage d'un
concept psychanalytique pour éclairer une situation pédagogique ? Et peut-on impunément
transposer dans le champ pédagogique le concept de transfert, élaboré pour rendre compte de
relations précises dans le cadre d'une cure analytique ?
Nous n'innovons certes pas en parlant de la nécessité d'un transfert entre les enseignants et les
élèves pour que s'initie un processus d'apprentissage fondé sur le désir. On peut prendre pour
témoin un petit texte de Freud, daté de 1914, écrit à l'occasion d'une commémoration dans le
lycée où il avait lui-même été élève : « Zur Psychologie des Gymnastien ». Dans ce texte, où
il évoque ses jeunes années de lycéen, Freud écrit notamment ceci : « je ne sais ce qui nous
sollicita le plus fortement et fut pour nous le plus important, l'intérêt porté aux sciences qu'on
nous enseignait ou celui que nous portions aux personnalités de nos maîtres. En tout cas chez
nous tous, un courant souterrain jamais interrompu se portait vers ces derniers, et chez
beaucoup le chemin vers les sciences passait uniquement par les personnes des maîtres »1. Il
1 Freud, 1984, p.228
8
s'interroge alors sur les ressorts des puissants affects qui mobilisaient alors les jeunes hommes
qu'ils étaient – l'admiration pour certains maîtres, la critique acerbe et impitoyable des autres.
Et c'est ici que Freud fait intervenir explicitement la notion de transfert. Dès les six premières
années de l'enfance, un individu constitue et fixe peu à peu les modalités et la tonalité
affective de ses relations avec les autres. Celles-ci pourront certes ensuite se transformer ou se
développer dans des directions déterminées, mais il sera désormais impossible de les abolir.
Les premières relations affectives avec les parents laissent des traces mnésiques qui forment
la base de toutes les relations intersubjectives ultérieures, de sorte que chaque nouvel objet
d'investissement affectif se comporte comme un substitut du précédent, auquel il emprunte en
général quelque trait bien déterminé (la voix, le regard, etc.).
Or, selon Freud, les professeurs se voient d'autant plus investis d'un tel transfert, qu'ils
interviennent à un moment de transition décisif dans la vie des futurs adultes : au moment
précis où la figure du père commence à perdre de son omnipotence, au moment où l'enfant,
instruit par l'expérience de la vie, commence à s'apercevoir que le père n'est pas si puissant ni
admirable qu'il le croyait. L'ambivalence affective à l'égard du père – la motion tendre, liée à
l'admiration, et la motion hostile, liée au fait que le père est, par définition pourrait-on dire, le
pertubateur de la vie pulsionnelle du jeune garçon – va se déplacer sur les professeurs, qui en
ce sens sont les premiers substituts importants de l'imago paternelle. C'est pourquoi Freud
souligne que l'école « ne doit pas oublier qu'elle a affaire à des individus qui ne sont pas
encore mûrs ; elle doit seulement représenter la transition du foyer parental à la vie. »2
« Inchôlent ! »
Revenons à la figure d'Ernesto, et à sa relation avec l'instituteur. Nous disions que, dans une
première interprétation, on pouvait penser que son refus de s'instruire se constituait en miroir
de l'indifférence du maître à son égard : ne le « reconnaissant point », ce dernier ne peut
susciter chez l'enfant un désir de savoir qui l'amène à déplacer ses investissements pulsionnels
sur les objets scolaires. Mais une seconde lecture est possible, et même nécessaire si nous
prêtons attention à l'étonnant dialogue qui donne son titre au film, En râchachant :
L'instituteur : « Donc nous nous trouvons / devant un enfant / qui ne veut apprendre / que ce
qu'il sait / déjà. [silence] Et comment l'enfant Ernesto envisage-t-il d'apprendre ce qu'il ne sait
2 Freud, 1978, p.482
9
pas encore ? »
Ernesto : « En râ-cha-chant. »
L'instituteur (la colère monte) : « Qu'est-ce que c'est que ça ? »
Ernesto : « Une nouvelle méthode. »
L'instituteur (se levant, et frappant du poing sur son bureau) : « Inchôlent ! »
La mère : « Comprends rien. »
Le père : « Perdu le fil. »
Cette fois, Ernesto provoque vraiment la colère et l'indignation de l'instituteur, qui
littéralement sort de ses gonds : son langage dérape, son corps devient violent, et c'est à ce
moment-là qu'il s'approche d'Ernesto pour lui donner une claque – mouvement de haine que la
mère interrompt d'une menace : « le touchez pas, ou je cogne ». C'est dans cette colère, dans
ce lapsus et ce geste violent qu'il faut sans doute voir, chez l'instituteur, la présence d'un
contre-transfert que nous nommerons, en empruntant l'expression à Francis Imbert, un
« contre-transfert académique »3
Que se passe-t-il en effet, et comment expliquer le surgissement d'un tel état affectif chez
l'instituteur ? Le « en effet en effet, je ne vous reconnais pas » par lequel l'instituteur accueille
Ernesto semble prendre ici une nouvelle signification : celle du maintien de la séparation des
places institutionnelles où, par hypothèse et a priori, maîtres et élèves sont supposés
hétérogènes l'un à l'autre et sans commune mesure. « Je ne vous reconnais pas », car il est
normal qu'un maître ne connaisse pas l'ensemble de ses élèves, alors qu'il est normal que
chacun des élèves reconnaisse le maître (« moi, je vous reconnais » dit en ce sens Ernesto) et
lui porte respect et admiration. Mais surtout, « je ne vous reconnais pas » car vous n'êtes pas
digne d'être reconnu : vous n'êtes encore qu'un enfant, et donc loin de pouvoir encore être
reconnu comme un adulte et comme un pair. Pourtant, l'enfant Ernesto n'a eu de cesse, au
cours des séquences précédentes, de montrer au maître qu'il n'a pas eu besoin de lui pour
apprendre des choses – et que, de toute manière, il apprendra « i-né-vi-ta-ble-ment », comme
il le dit, celles qu'il ne sait pas encore.
L'instituteur semble très bien percevoir, fût-ce de manière inconsciente, refoulée, que l'enfant
teigneux qu'il a en face de lui a d'importantes et appréciables ressources – jusqu'à se permettre
de tourner en dérision les pratiques et les savoirs pédagogiques du maître. Ernesto se targue
3 Francis Imbert (dir), L'inconscient dans la classe. Transferts et contre-transferts, ESF éditeur, 1996
10
en effet d'avoir inventé une « nouvelle méthode » : preuve qu'il sait parfaitement comment les
maîtres sont formés, à coup de techniques pédagogiques censées leur permettre de maîtriser
leur pratique et, surtout, leur objet – les élèves – de manière à ce que le procès d'acquisition
des connaissances se déroule sans heurts. Cette « nouvelle méthode », c'est celle du
râchachage : où l'on peut sans doute entendre le ressassement infini des mêmes contenus, le
surplace de l'enseignant – ressasser, bachoter, recracher, que fait-on d'autre à l'école ?
Et de fait, le Witz d'Ernesto touche droit à sa cible : l'instituteur a si bien compris ce que son
élève veut lui dire, mais sans pouvoir accepter consciemment qu'un enfant puisse ainsi lui
renvoyer une « image vraie » de lui-même et de sa pratique, qu'il atteste de la pertinence du
propos par un lapsus, « Inchôlent ! », reprenant ainsi à son compte, dans une chute langagière,
le chuintement du néologisme d'Ernesto.
Transfert et contre-transfert
Pour bien comprendre la réaction de l'instituteur, on peut utilement mobiliser le concept
psychanalytique de transfert, et même plus précisément celui de contre-transfert. À cette fin,
nous nous appuierons sur l'ouvrage de Francis Imbert déjà mentionné, L'inconscient dans la
classe. Transferts et contre-transferts.
L'auteur part du constat que le transfert est dans la classe, qu'on le veuille ou non. Les
relations qui s'établissent entre les individus dans le cadre d'une institution scolaire s'appuient
nécessairement sur des ressorts affectifs et pulsionnels inconscients. En effet, comme nous
l'évoquions plus haut en commentant le propos de Freud sur la « psychologie du lycéen », il
faut bien reconnaître que les individus face auxquels nous nous trouvons dans une classe ne
sont pas « mûrs », et qu'il est impossible de s'adresser à eux comme à des adultes purement
rationnels et responsables d'eux-mêmes (on ne s’arrêtera pas, dans le cadre de cette
discussion, sur la délicate question de savoir s’il est même jamais possible de s’adresser à
quiconque en tant que pure personne rationnelle et responsable – en tant, donc, que sujet).
Il faudrait néanmoins ajouter qu'il ne s'agit pas tant ici d'un constat de fait, mais aussi et
surtout d'un constat sur les relations structurelles, institutionnelles et juridiques qui organisent
la vie de l'institution scolaire : il est présupposé que les élèves ne sont pas mûrs, qu'en face
d'eux les professeurs doivent se comporter comme des adultes rationnels et responsables, et il
est posé par la loi que les professeurs sont responsables juridiquement des élèves pendant le
11
temps qu'ils les ont sous leur surveillance. En d'autres termes, c'est la structure elle-même de
l'institution qui assure la production de cette hétérogénéité entre le monde des enfants et le
monde des adultes – quelles que soient les variations individuelles qui pourraient déplacer ce
schéma. On peut en sentir les effets de manière très immédiate, presque dans son corps même:
l'ensemble de l'organisation de l'espace, l'entrée en classe, la disposition du bureau et des
chaises, du tableau, les procédures d’appel, de sanctions pour retard, etc., produisent
littéralement, avant même qu'une parole soit échangée, « le » professeur et « les » élèves,
chacun étant assigné à une fonction précise par l'institution elle-même.
C'est pour cela que Francis Imbert va encore plus loin : selon lui, l'espace de la classe est un
« accélérateur d'inconscient »4, au sens où cet espace, tel qu'il est structuré, favorise de
manière spécifique les projections – que ce soit, comme Freud nous invite à le penser, des
projections d'imagines archaïques, le plus souvent paternelles, sur la personne de l'enseignant,
ou des projections spéculaires et imaginaires (fraternelles, pourrait-on dire : horizontales tout
du moins) des élèves les uns sur les autres, ou bien encore des projections contre-
transférentielles de l'enseignant sur ses propres élèves. En ce sens, on pourrait dire que la
classe est comme hantée par les revenants : ici, « le poids de toutes les générations mortes
pèse comme un cauchemar sur le cerveau des vivants »5. L'espace de classe, avec son
« père », ses « frères » et ses « soeurs », fonctionne comme un substitut, une altération, une
répétition, une transformation ou une élaboration, comme on voudra, de l'espace familial –
assurant ainsi une « douce » (voire !) transition entre le foyer familial et la vie sociale.
Mais il nous faut définir avec davantage de précision le concept de transfert, et ses relations
avec le désir de savoir. Si l'on suit la définition qu'en proposent Laplanche et Pontalis dans
leur Vocabulaire de la psychanalyse, le terme de transfert « désigne, en psychanalyse, le
processus par lequel les désirs inconscients s'actualisent sur certains objets dans le cadre d'un
certain type de relation établi avec eux, et éminemment dans le cadre de la relation analytique.
Il s'agit là d'une répétition de prototypes infantiles vécue avec un sentiment d'actualité
marquée. »6 On voit que, dans cette définition, l'usage du terme de transfert n'est pas
circonscrit au seul cadre de la cure analytique. Bien que la définition en reste vague – « dans
le cadre d'un certain type de relation établi avec eux » –, il est possible de l'étendre, en fait, à
4 Op. cit., p.16. 5 Karl Marx, dans l'introduction au Dix-huit Brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte 6 Laplanche et Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, p.492
12
toute interaction langagière significative. La relation de transfert serait en ce sens constitutive
de toute relation humaine en tant que la rencontre avec autrui, dès qu'elle commence à
signifier quelque chose, renvoie à un au-delà d'elle-même et permet à certains désirs
inconscients enfouis, oubliés, de s'actualiser et de refaire surface. C'est pourquoi Jacques
Lacan peut affirmer : « Chaque fois qu'un homme parle à un autre de façon authentique et
pleine, il y a, au sens propre, transfert, transfert symbolique. »7 L'idée de désirs inconscients
subit ici une nouvelle élaboration : le transfert n'est pas tant « répétition » que retour d'une
demande passée et laissée sans réponse – d'une lettre qui n'a pas trouvé son destinataire.
Qu'en est-il maintenant du désir de savoir, et de son lien au transfert ? Freud consacre, dans
une section du second des Trois essais sur la théorie sexuelle intitulée « Les recherches
sexuelles infantiles », des développements explicites au Wisstrieb ou Forschertrieb – la
pulsion de savoir, ou pulsion du chercheur. Il s'agit de comprendre l'intense curiosité des
enfants à propos de l'origine des bébés. Dans d'autres textes, Freud insiste plutôt, comme
première question ou énigme que se posent les enfants, sur la différence sexuelle. Ce qui
importe, c'est que l'activité d'investigation que l'on peut constater chez les enfants atteste de ce
que la pulsion de savoir « est attirée avec une précocité insoupçonnée et une intensité
inattendue par les problèmes sexuels, voire qu'elle n'est peut-être éveillée que par eux seuls »8.
Or, au cours de la mise en œuvre de cette activité de recherche, le petit enfant va bien
évidemment se heurter à la réprimande de ses parents, voire au mensonge du monde des
adultes – on lui fera comprendre qu'il est « mal » de poser ce genre de questions, donc qu'il
existe des question interdites. On peut ici penser à l'enfant Ernesto qui dénonce le « crime »
que représente la mort d'un papillon : c'est une question que le monde des adultes ne veut pas
entendre, et qu'on lui interdit de développer. D'où le parallèle que fera Melanie Klein entre le
chercheur et l'enfant : de même qu'un authentique scientifique doit bien souvent braver les
autorités et les savoirs établis pour mener à bien sa recherche de la vérité, de même l'enfant
devra faire preuve de courage et de témérité pour avancer, malgré les interdictions parentales,
dans sa quête des origines. Comme le souligne Francis Imbert, « le savant et l'enfant, deux
« chercheurs » que la pulsion de savoir conduit à des confrontations assurément
dangereuses »9.
7 Jacques Lacan, Le séminaire. Livre I. Les écrits techniques de Freud, p.127 8 Cité par Francis Imbert, op.cit. p.55 9 Op. cit., p.53
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C'est cette relation « originaire », toujours remise en jeu, du désir de savoir et de la sexualité
qui explique que l'espace de la classe soit ainsi traversé par des fantômes – par des transferts
qui témoignent que des désirs inconscients, des demandes laissées sans réponses,
ressurgissent et refont surface. Comme le montre le film de Straub et Huillet, l'enfant Ernesto
investi les objets du savoir d'un grand désir, d'une sexualisation intense (qui en passe pas la
jouissance du langage, du signifiant) que l'instituteur, en « collant » à sa fonction
institutionnelle, réprimande et interdit tout comme le ferait un père en imposant les règles
valides et adéquates de l'association des représentations, et en s'appuyant sur des « méthodes »
pédagogiques dont la finalité est de rationaliser le processus d'apprentissage.
L'école et l'usine
Quelles sont en effet les réactions possibles de l'enseignant face à cette irruption de
l'irrationnel et du pulsionnel dans un espace soumis à des objectifs bien déterminés par
l'institution et la société ? La première idée qui vient à l'esprit, parce qu'elle est l'héritage
d'une longue tradition pédagogique, mais aussi morale et philosophique, est celle d'une
rationalisation des interactions pédagogiques.
Quelle serait, dans cette perspective, la visée propre de l'institution scolaire ? Il s'agirait de
former et d'éduquer la jeunesse, afin de lui permettre de s'insérer dans la vie sociale et
professionnelle. Comme on l'a vu plus haut, il faut pour cela, essentiellement, lui apprendre à
maîtriser la mise en relation des représentations les unes avec les autres : « ici on est ici, on
n'est pas partout », « un chat est un chat », « François Mitterrand est le Président de la
République Française et nous lui devons, en tant que dépositaire du contrat social, respect »,
etc..
Dans ce type de conception du rôle de l'école, il y a d'abord de l'informe : l'infans, celui qui ne
parle pas, qui n'est pas encore capable d'accéder par lui-même au système symbolique qui
définit la vie adulte, est comparable à un « sauvage » débordé par ses pulsions, immature et
sans culture au sens de la Bildung allemande. Il faut donc former l'informe : éduquer les
pulsions, les mettre au service de la rationalité, de la culture et de la démocratie, de sorte qu'en
fin de course, se présente dans la vie sociale et professionnelle une matière qui sera passée par
un procès d'in-formation.
De ce point de vue, et dans un clin d'œil au film The Wall réalisé par Alan Parker en 1982 à
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partir de l'album du groupe Pink Floyd, on pourrait comparer l'institution scolaire à un
gigantesque procès de production où les élèves feraient figure de ce que Marx appelle « objet
de travail », à savoir la matière première à laquelle l'activité laborieuse doit donner une forme
utile. Pour cela, il nous faut d'un côté des « moyens de production », ou plus précisément des
« conditions objectives de production » : les bâtiments, outils, matériaux auxiliaires, etc., tels
que postes informatiques, laboratoires scientifiques, manuels scolaires ou encore CDI, etc. De
l'autre côté, il nous faut, pour mettre en mouvement ces conditions objectives, ce que Marx
appelle symétriquement des « conditions de travail subjectives » : au centre du système
scolaire, c'est aux enseignants qu'échoit la fonction de s'approprier les conditions objectives
en vue de donner forme utile à la matière. Mais il faut bien entendu aussi toute une série de
personnels nécessaires pour maintenir la matière première en bon état, et faire en sorte qu'elle
se prête sans trop de heurts à ce procès d'in-formation : CPE, surveillants, infirmières,
assistantes sociales, etc., y veillent. Enfin, il faut considérer que ce procès de production est
en lien avec l'ensemble du procès de la vie sociale et économique : tout comme les moyens de
production eux-mêmes, la force de travail doit, elle aussi, être produite. Chaque année, ce sont
ainsi des milliers de jeunes enfants et futurs adultes qui entrent dans cette immense
machinerie, pour en sortir qualifiés et in-formés.
Quittons là cette parenthèse, un brin métaphorique, en remarquant que, de même que depuis
un siècle et demi l'ensemble du procès de production s'est vu soumis à une rationalisation
accrue destinée à optimiser le rapport coûts-bénéfices (et donc la production de survaleur) –
par le biais du taylorisme, du fordisme, du toyotisme, etc. –, de même on peut, avec Francis
Imbert, observer dans le champ éducatif « l'emprise croissante d'une technicisation qui
correspond à cette étape de la rationalisation où la technique et son efficacité tendent à se
prendre pour fin en soi »10. En effet, les pratiques pédagogiques et éducatives revendiquent
elles aussi, notamment par la voix des dites « sciences de l'éducation », la totale rationalité et
scientificité de leurs démarches, supposant peut-être par là « que l'on peut éduquer les
hommes comme l'on programme la production d'objets manufacturés »11.
Or, Francis Imbert nous invite à penser cette évolution en relation avec l'idée d'un « contre-
transfert académique », soit l'idée d'une croyance en une maîtrise possible du processus
éducatif et en l'édification d'un « moi-maître » verrouillant tout risque de rencontre avec
10 Op. cit., p.11 11 Op.cit., p.12
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l'enfant qui parle – rencontre qui pourrait faire surgir, chez l'enseignant lui-même, des
questions oubliées, demeurées sans réponse, et soigneusement enfouies sous l'apparence de la
maîtrise et du savoir.
Contre-transfert académique
D'une manière générale, le terme de contre-transfert désigne en psychanalyse « l'ensemble
des réactions inconscientes de l'analyste à la personne de l'analysé et plus particulièrement au
transfert de celui-ci. »12 Au départ, pour Freud et ses disciples immédiats, la reconnaissance
du contre-transfert visait à en neutraliser les effets dans la cure : il s'agissait de réduire le plus
possibles les manifestations contre-transférentielles du praticien, grâce à son (auto-)analyse
personnelle, de sorte que la cure soit, à la limite, structurée par le seul transfert du patient –
donc comme une pure surface de projection.
Jacques Lacan a néanmoins souligné le fait que le contre-transfert ne pouvait pas être conçu
comme une simple donnée accessoire et accidentelle, qui surgirait ici ou là lorsque l'analyste
ne contrôle pas suffisamment la situation et ses propres réactions inconscientes. Selon lui, le
contre-transfert doit plutôt être pensé comme la contre-partie immédiate et nécessaire, chez
l'analyste, du transfert de l'analysant. En effet, la situation analytique produit par elle-même,
en tant que structure d'expérience, une relation à double sens – relation que l'on peut
considérer ou bien dans le sens analysant => analyste, et l'on parlera alors de « transfert », ou
bien dans le sens analyste => analysant, et l'on parlera alors de « contre-transfert ».
C'est en fait une autre manière de dire que l'analyste est nécessairement impliqué par la
situation analytique, et qu'il ne peut mettre hors-champ son désir inconscient. La cure n'est pas
une connaissance où l'analyste serait à même d'objectiver les propos de son patient en les
subsumant sous des concepts universels appartenant à une supposée « science
psychanalytique ». Une analyse singulière ne peut en aucun cas constituer un simple moment
d'application et de vérification de la théorie, mais elle suppose une invention théorique elle
aussi singulière, dans une relation à l'inconnu, c'est-à-dire à l'inconscient.
Or, on peut en dire autant, avec les précautions d'usage, de l'enseignant dans sa classe. Pris
dans des relations transférentielles massives avec ses élèves, il pourrait lui aussi être tenté de
considérer que, dans l'idéal, ses propres réactions au transfert de ses élèves n'ont pas à 12 Laplanche et Pontalis, p.103
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intervenir dans l'espace de la classe et dans le processus d'acquisition des connaissances.
Enseigner, n'est-ce pas en effet simplement transmettre des connaissances durement acquises,
et sanctionnées par la reconnaissance officielle des institutions (les concours, etc.), en
s'appuyant sur les techniques pédagogiques apprises dans les centres de formation ? Or,
comme le souligne Francis Imbert : « qu'il ne cesse d'arriver aux enseignants de « réagir » à
des messages inattendus, à d'étranges rencontres où les acteurs du présent se prêtent à
supporter le retour de quelques « revenants », voilà bien une évidence que chacun s'efforce de
taire. Nous sommes là dans le domaine de l'inavouable. »13
De fait, l'enseignant ne peut prétendre objectiver sa pratique dans des règles universelles : le
transfert de ses élèves sur sa propre personne mettra nécessairement en mouvement son
propre désir, ses propres questions demeurées sans réponse, et donc son rapport général au
savoir – qui pourra ainsi se voir mis en cause, voire en crise. Comme dans toute praxis, la
vulnérabilité et l'imprévisibilité ne peuvent se masquer derrière les assurances d'un faire
satisfaisant aux critères de la technique productive.
L'école, l'église et l'armée
Comment l'enseignant pourra-t-il donc assumer et supporter ces relations transférentielles et
leurs nécessaires répercussions sur son propre désir, de manière à s'ouvrir à la vulnérabilité et
à l'imprévisibilité de la relation pédagogique ? Or, les choses se compliquent lorsque l'on
considère la structure elle-même de l'institution scolaire, qui organise et pré-détermine les
directions possibles des interactions entre les individus qui y évoluent.
Francis Imbert mentionne une étude qui, en s'appuyant sur l'essai de Freud Psychologie des
foules et analyse du moi, avance l'hypothèse selon laquelle l'école se présenterait avec une
structure comparable à celle de ces « foules organisées » que sont l'Église et l'Armée. En effet,
la subjectivation des individus est ici assurée par une double structure de projections
transférentielles : d'une part, chaque individu se trouve dans une relation spéculaire
symétrique avec chacun des membres de la foule – relation de concurrence, d'amitié et de
jalousie réciproques ; d'autre part, cette multitude de relations « inter-subjectives » sont
supportées par « des myriades de relations duelles asymétriques dont la relation pédagogique
normale donne une bonne image : le Grand (dominant) parle, commande, et les Petits 13 op. cit., p.69
17
(dominés) écoutent. »14 En ce sens, le seul transfert possible et autorisé sera l'amour du chef :
« l'Ecole sous sa forme traditionnelle promeut par sa structure un type de transfert et un
seul. »15
Conclusion : vers une désaliénation transférentielle
Ainsi, l'enseignant n'est pas seulement aux prises avec les projections transférentielles de ses
élèves, et ses propres réactions contre-transférentielles. Il se situe également dans une
institution qui organise et structure l'espace de la classe et les directions possibles des
relations entre les individus. C'est pour cette raison que Francis Imbert insiste sur la nécessité
d'instaurer, au sein même de l'institution, des médiations qui permettraient la mise en œuvre
de transferts multiples et latéraux, afin d’éviter que l'enseignant ne soit la seule surface de
projection possible. Ces transferts multilatéraux, dont les expériences de pédagogie
institutionnelle fournissent maints exemples, offrent la possibilité aux élèves d'être dans une
constante mobilité par rapport au savoir : « L'école devient ainsi le lieu d'interlocuteurs
multiples auxquels peuvent s'adresser les questions demeurées jusque-là sans réponse. »16 Ce
transfert « tous azimuts » évite ainsi que la situation pédagogique ne se crispe sur des schémas
stéréotypés – ce qui est une autre façon de désigner « une désaliénation transférentielle »17.
14 Cité par Francis Imbert, op. cit., p.45 15 Ibid. 16 Ibid., p.61 17 Ibid.
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Bibliographie
− Duras, Marguerite, Ah, Ernesto !, Harlin Quist, 1971
− Freud, Sigmund, «Zur psychologie des Gymnasiasten » (1914), tr. fr. « Sur la psychologie
du lycéen » in Résultats, idées, problèmes. I. 1890-1920, Paris : Presses universitaires de
France, 1984
− Freud, Sigmund, Les premiers psychanalystes. Minutes (II) de la Société psychanalytique
de Vienne, tr. fr. N. Bakman, Paris : Gallimard, 1978
− Huillet, Danièle et Straub, Jean-Marie, En râchachant, 1982
− Imbert, Francis (dir.), L'inconscient dans la classe – Transferts et contre-transferts, ESF
Editeurs, 1996
− Lacan, Jacques, Le séminaire. Livre I. Les écrits techniques de Freud, Paris : Seuil ,1975