2014 Lecture Vienna - De l'ouvert et l'intimité

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Traduction de l’anglais et réécriture par l’auteur Lieu. Université de Vienne, le 17 janvier 2014 Prague, les 23-25 mai 2014 Paris, 11-12 juillet 2014 Thème: "De l’Ouvert et l’Intime. A la découverte du Da-Sein au jour d’une synergie entre la pensée heideggérienne et un moment événementiel de vie tel le séjour en Inde de Medard Boss.” En août dernier, lors d’un voyage au Népal, je fus le témoin privilégié d’une crémation au temple hindou de Pashupatinah. Une expérience événementielle qui me remit en mémoire le séjour de Medard Boss en Inde et la notion heideggérienne fondamentale d’ « être-vers-la-mort ». Devenir Daseinsanalyste” exige d’entrelacer à toute formation un cheminement et une méditation des existentiaux qui fondent notre vie. Donnons-nous le temps d’en approfondir deux particulièrement fondatifs en psychothérapie : l’Ouvert et l’Intime. Mots-Clefs : Centre et Ecole Belge de Daseinsanalyse + 32 (0) 475 714 120 Rue Leys, 18 - 1000 – Bruxelles www.Daseinsanalyse.be [email protected] Affilié à la Fédération Internationale de Daseinsanalyse Président d’honneur : Pr. Henri Maldiney Centre et Ecole Belge de Daseinsanalyse Président : Ado HUYGENS, Docteur en psychologie "Geste est recueillement d'un

Transcript of 2014 Lecture Vienna - De l'ouvert et l'intimité

Traduction de l’anglais et réécriture par l’auteur

Lieu. Université deVienne, le 17 janvier 2014 Prague, les 23-25 mai 2014Paris, 11-12 juillet 2014

Thème: "De l’Ouvert et l’Intime. A la découverte du Da-Sein au jourd’une synergie entre la pensée heideggérienne et un momentévénementiel de vie tel le séjour en Inde de Medard Boss.”

En août dernier, lors d’un voyage au Népal, je fus le témoinprivilégié d’une crémation au temple hindou de Pashupatinah.Une expérience événementielle qui me remit en mémoire leséjour de Medard Boss en Inde et la notion heideggériennefondamentale d’ « être-vers-la-mort ». “ DevenirDaseinsanalyste” exige d’entrelacer à toute formation uncheminement et une méditation des existentiaux qui fondentnotre vie. Donnons-nous le temps d’en approfondir deuxparticulièrement fondatifs en psychothérapie : l’Ouvert etl’Intime. Mots-Clefs : Centre et Ecole Belge de Daseinsanalyse + 32 (0) 475 714 120 Rue Leys, 18 - 1000 – Bruxelles www.Daseinsanalyse.be [email protected] Affilié à la Fédération Internationale de Daseinsanalyse Président d’honneur : Pr. Henri Maldiney

Centre et Ecole Belge deDaseinsanalyse

Président : Ado HUYGENS, Docteur en psychologie

"Geste est recueillement d'un

Le danger du Gestell, l’arraisonnement ou le dispositif, celuid’une technologisation outrancière et d’une rationalisation toutepuissante. – Habiter et éprouver la présence du Quadriparti(Geviert) – Être à l’écoute de l’appel à penser ce qui est àpenser : « L’Entre-Trois Existential » qui s’impose àl’homme : «L’Être – l’étant – le Néant» potentialisé par latranscendance. – La Daseinsanalyse: un cheminement continuelde la vérité, du sans-retrait ()1 en tant quedévoilement : (Richtigkeit-justesse Ubereinstimmung-concordance, adéquation Entdecktheit-découvrement Unverborgenheit-dévoilement,désabritement, suspension duretrait Erschlossenheit- déclosion, ouvertude Lichtung-clairière). Daseinsanalyseet dialogue.

Theme : "Intimacy and openness", apeculiar understanding of Da-sein through the intertwiningof Heidegger’s path ofthinking and a life’s eventas Medard Boss's Journey inIndia.

Last August, I was a witnessto a cremation inPashupatinah. A very strongexperience which rememberme the journey of MedardBoss in India and the "being-towards-dead" ofHeidegger. "BecomeDaseinsanalyst" implies more

Übersetsung : Salome HangartnerThema : „Intimität und Offenheit", einbesonderes Verständnis des Da-seins anhand der Verflechtungvon Heideggers Gedankenwelt undeines Lebensereignisses wie dieIndienreise von Medard Boss.

Im vergangenen August war ichbei einer Kremation inPashupatinah zugegen. Ein sehrErlebnis, das mich an dieIndien-Reise von Medard Bossund Heideggers „Sein zum Tode”erinnerte. Daseinsanalytiker zuwerden beinhaltet mehr als dieentsprechende Ausbildung oder

1 : Conferatur Le dictionnaire Martin Heidegger de Fédier, Cerf, 2013, p.44-50 Centre et Ecole Belge de Daseinsanalyse © Dr. Ado HUYGENS

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as training or knowledge buta deep experiencing of theexistentialia. From thisperspective, let us pondertwo keynotes ofpsychotherapy: Intimacy andopenness.

Keywords :

Danger of enframing (Gestell), technology and extreme rationalization – Dwelling and the fourfold (Geviert) – Appeal to think what has to be thought: the threefold existential concern of “Being - Beings - Nothingness” potentiated by transcendence – Daseinsanalysis: a never-endpathway to Aletheia as unconcealment (Richtigkeit-correctness Ubereinstimmung-agreement Entdecktheit-discovery Unverborgenheit-unconcealment Erschlossenheit-disclosedness Lichtung-clearing)2. Daseinsanalysis and Dialogue.

Wissen, nämlich einetiefgehende Erfahrung derExistentialia. Aus diesemBlickwinkel wollen wir zweiSchlüsselbegriffe derPsychotherapie betrachten:Intimität und Offenheit.

Schlüsselworte :

Gefahr des Gestells,Technologie und extremeRationalisierung – Aufenthaltund das Geviert – Aufruf zudenken, was gedenkt werdenmuss: die dreifacheexistentielle Besorgnis um das„Sein - Seiende - Nichts”potentialisiert (verstärkt)durch Transzendenz –Daseinsanalysis: ein nieendender Weg zu Aletheia alsUnverborgenheit :(RichtigkeitÜbereinstimmungEntdecktheitUnverborgenheitErschlossenheitLichtung). Daseinsanalyse und Dialog.

2 : Alfred DENKER, Historical Dictionary of Heidegger’s philosophy, Scarecrow Press, 2000 Centre et Ecole Belge de Daseinsanalyse © Dr. Ado HUYGENS

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Conférence :“Zeitlichkeit und Psychotherapie” « Temporalité et Psychothérapie »n’est pas un thème anodin. Il n’est d’ailleurs pas un thèmemais plutôt un révélateur d’une situation tristement connue,celle d’un totalitarisme sournois qui, après avoir quelque peusommeillé, se réveille de plus belle. En effet, ce qui éclatadans les années trente n’en finit pas de contaminer,d’infecter – de moins en moins subtilement – nos pensées etcroyances. Tant Husserl, Heidegger que Patoĉka ou Arendt onttenté en vain de nous mettre en garde contre ce nihilisme quinéantise l’homme et le mène inexorablement à sa perte, unnihilisme crypté et plus que jamais masqué par le soi-disantprogrès de nos sociétés modernes et la recherche illusoire de« bien-être » qui, faut-il le préciser, s’est définitivementdétournée de l’Être. Dans son dernier livre, “Die krisis der Europäischenwissenshaften und die transzendentale phaenomenologie“3 écriten 1935, Husserl dénonce les dérives scientifiques donttémoignent le positivisme et l’objectivisme qui réduisent lanature et l’homme à des formules donnant l’illusion que ceux-ci sont régis par des lois universelles, faisant fi de toutvécu subjectif. Il critique le fossé qui se creuseinévitablement entre la recherche scientifique et une approchemétaphysique, ce qui sous-tend une crise des valeurs humaines.Il put aussi ressentir, anticiper le drame humain engendré parla politique allemande qui, selon Arendt, provoqua un séisme.« Quelque chose s’est produit là que nous ne pourrons jamaisdépasser. »4 3 : La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, Gallimard4 : Hannah ARENDT, Essays in Understanding 1930-1954, Kindle. Centre et Ecole Belge de Daseinsanalyse © Dr. Ado HUYGENS

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Heidegger n’aura de cesse qu’il n’ait ouvert les consciencessur le danger d’une technologie toute puissante qui affaiblit,voire torpille, à ce point la pensée de l’homme qu’il ne serend plus compte combien il s’est enfermé dans un mondecalculable et manipulateur qui l’éloigne de l’essentiel àsavoir que “« le Dasein est un étant qui ne se borne pas àapparaître au sein de l’étant. Pour cet étant, il y va en sonêtre de cet être »”5 Ne nous méprenons pas. Il ne s’agit pasd’une critique ontique visant un quelconque appareillagetechnologique mais bien plutôt ontologique touchant l’essencemême de la technique comprise comme “une production,comme un dévoilement,… qui dans la technique modernedevient provocation…, arraisonnement (Gestell) provoquant.”6

Dans la mesure où tout est frappé d’une logique scientifique,le plus grand danger de cet arraisonnement est que l’homme« puisse être refusé de revenir à un dévoilement plus originelet d’entendre ainsi l’appel d’une vérité initiale.”7 En nousconsidérant comme les maîtres du monde asservissant la natureà nos besoins démesurés, en usant et abusant de la technologiepour arriver à nos fins, nous appauvrissons la terre tout ennous éloignant de la possibilité de dévoiler notre propreessence.

Prolongeant Heidegger, Patočka8 souligne que la scienceinféodée à la puissance de la rationalité nous impose unecompréhension du monde qui se réduit à un arsenal de choses-outils et associe sortie de crise à des innovations5 : Martin HEIDEGGER, Être et Temps, 1927, Authentica, Traduction privée de Emmanuel Martineau, 1985, p.31 (12)6 : Martin HEIDEGGER, La question de la technique, 1954, in « Essais et Conférences », Gallimard, 1992, p. 17, 38 and 31. 7 : Ibidem, p.388 : J. PATOČKA, Heretical essays in the philosophy of History, Chicago and La Salle, Illinois, Open Court, 1996. Centre et Ecole Belge de Daseinsanalyse © Dr. Ado HUYGENS

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technologiques de plus en plus sophistiquée. La racine du maln’est pas sociale ou politique mais civilisationnelle. Notrecivilisation s’est détournée du lien essentiel de l’homme àl’Être, à la transcendance au risque de perdre son âmecomprise par le philosophe comme le lieu de l’éthique, d’unesollicitude pour le monde et la vérité. Patočka lui donne lenom de super-civilisation qui conduit inexorablement à“l’objectivation, l’automatisation et la rationalisation de lasociété » et, ce, parce que, pour la première fois, cetterupture idéologique survenue en Occident s’est propagée urbiet orbi. Une nouvelle forme de totalitarisme. Ce qui dirigeaujourd’hui le monde est une volonté exponentielle depuissance et de maîtrise qui entraîne une exploitation éhontéede la nature réduisant tout étant à une marchandise, y comprisl’homme tombé dans le piège d’un consumérisme aliénant. Notremanière d’aborder les choses de ce monde a totalement pervertinotre compréhension première en tant qu’ « Unité » comprisepar le penseur tchèque comme une ouverture qui transcende lesparties en une unité nouvelle, ouverture qu’il distingue del’entité actuelle fermée sur elle-même, compacte, simpleagrégat de ses parties obturant l’ouverture.

Plus que jamais, le confort matériel identifié comme garant de“bien-être” devient le centre de toutes nos préoccupationsrenvoyant tout questionnement spirituel touchant l’Être etnotre essence à la sphère personnelle, voire plus radicalementà des allégations fantaisistes «  dont l’homme pourrait avoirbesoin mais qui ne peuvent en aucune manière devenirphilosophiques. »9.

9 : Martin HEIDEGGER, Modern Science, Metaphysics, and mathematics, 1962 in Basic Writings, Harper Perennial, 2008, p.272 Centre et Ecole Belge de Daseinsanalyse © Dr. Ado HUYGENS

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Comment pouvons-nous imaginer l’avenir de la Daseinsanalyse ences temps de désolation ? La Daseinsanalyse n’est pas simplement un courant thérapeutiqueparmi d’autres. Elle exige tant de vous que de ses pionniers –Binswanger, Boss, Condrau – une étrange et paradoxalesensation de manque au coeur même du savoir, du bagageacadémique. L’outillage scientifique, pourtant prometteur,semble de plus en plus impuissant à traiter les questions etsouffrances existentielles. Non seulement le patient maisaussi le clinicien sont en recherche, en attente d’un « je nesais quoi » signifiant non encore signifiable. Binswanger ledécouvre en lisant “ Être et Temps”. La rencontreévénementielle de Heidegger éclaire le chemin de Boss qui dansla quarantaine ressent le besoin d’habiter une autre culture,un autre mode d’être-au-monde en acceptant une mission enInde. La réponse d’un astronome à l’une de ses questions luirappelle combien Jung et Freud avaient adhéré à la thèsed’Héraclite à savoir « épouser les opposés. » Ce voyagespirituel lui semblait fondamental parce qu’ “il lui importaitavant tout d’affermir les bases spirituelles de sa psychologieet médecine, d’approfondir et de fonder solidement saconnaissance de l’homme, de découvrir des idées meilleures etplus justes sur ce qu’est l’homme par nature et pardestination. Une telle quête est essentiellementphilosophique.”10

Depuis Platon et Aristote, le principe de non-contradictionappauvrit la pensée occidentale. Nous sommes de plus en plusaveuglés par la suprématie d’un ratio dénaturé laissant

10 : Medard BOSS, Un psychiatre en Inde, Fayard, 1971, p. 113 Centre et Ecole Belge de Daseinsanalyse © Dr. Ado HUYGENS

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pour compte le 11devenu ringard. Toute fantaisie,créativité, ouverture est exclue des recherches. Tout doitêtre validé au sein d’un cadre scientifique et dès lors réifiécomme un objet mathématique susceptible d’être décodé etcompris dans un diagramme statistique. Notre capacité de nousouvrir aux étants au jour d’un “saut dans l’Être”12 s’émousseinévitablement. Les conséquences de ce clivage sontdramatiques et la difficulté de l’homme à s’ouvrir à sonfondement n’est pas des moindres. Nous perdons peu à peu lecontact avec l’essence des choses, y compris la nôtre. N’ydéroge pas plus notre relation à la science dont l’essence estde se maintenir dans le questionnable. “C’est dans lequestionnement que repose l’avancée remarquable qui dit oui àce qui n’est pas encore maîtrisé et à l’ouverture d’horizons àméditer, non encore explorés. Ce qui est ici en jeu est undépassement de soi vers quelque chose au-delà de nous-mêmes.”13 Dès lors, la science ne peut être dissociée de laphilosophie qui toutes deux questionnent sans cesse et ànouveaux frais l’étantité. Lorsque la chose à sonder estl’être humain – tel est le cas de la psychothérapie –l’attitude à adopter est plus que jamais celle de l’humilité

11 : “Mythos and logos become separated and opposed only at the point where neithermythos nor logos can keep to its pristine essence… “ Martin Heidegger, What calls forthinking ?, in Basic Writings, Harper Perennial, 2008, p. 374 Le et le ne seséparent et ne s’opposent qu’au moment où tant le premier que le second ne semaintiennent plus dans leur essence originaire. »12 : Martin HEIDEGGER, Contributions to Philosophy (Of the Event), §3. Of the Event p.9 « The leap intobeying. The leap leaps into the abyss of the fissure and so for the first time attainsthe necessity of grounding Da-sein, which is assigned out of beyng”. §115. The dispositionguiding the leap.p. 179 The leap expects nothing immediate from beings. It leaps into thebelonging to beyng in the full essential occurrence of beyng as event. Le saut dansl’Être. Le saut saute au cœur de l’abysse de la fissure et implique ainsi pour lapremière fois la nécessité de fonder Da-sein qui est affectée à l’Être. Le sautn’attend rien de la part de l’étant. Il saute dans son appartenance à l’Être en tantque présence essentielle de l’Être comprise comme évènement. 13 : Ibidem, p. 7 Centre et Ecole Belge de Daseinsanalyse © Dr. Ado HUYGENS

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qui permet de « séjourner au sein de la donation » sans pourautant la contaminer de son ego.

Séjourner, Habiter relève de l’essence même de lapsychothérapie. Encore faut-il le comprendre ? “Habiter, êtremis en sûreté, veut dire : rester enclos (eingefriedet) dans cequi nous est parent (in das Frye), c’est-à-dire dans ce qui estlibre (in das Freie) et qui ménage toute chose dans son être.”14

L’Habiter qui sous-tend être-le-là, l’ouverture à l’Ouvert,permet à l’homme de s’intoner à sa propre ouverture originairequi déploie le au-monde de la spatialité lui étant propre etle met en contact avec le quadriparti. Certes, comprendre ce que Heidegger nous invite à méditern’est pas des plus aisé et, à fortiori, de le considérer commefondamental pour un clinicien. En effet, en habitant le monde,l’homme prend conscience qu’il l’habite comme un « mortel »sur « terre » tout en abritant une présence “divine” sous lavoûte « céleste ». Un quadriparti qui forme une unité, quatreéléments – homme – terre – dieux – ciel – qui résonnent à n’enfaire qu’un. Au-delà du principe de non-contradiction,prolongeant la pensée orientale d’harmonisation, nous pouvons,en habitant le monde, devenir le tenseur de cet entre fondatifoù co-habitent les mortels, la terre, les dieux et le ciel,fondatif dans la mesure où ce lieu est celui où l’homme peutadvenir à lui-même.

Cela semble pour la plupart d’entre vous et tout spécialementpour les scientifiques acharnés, sinon abstrait, voireabscond, tout du moins purement théorique, à la limite ducompréhensible ! Néanmoins, il suffit de l’expérimenter –

14 : Martin HEIDEGGER, Bâtir, Habiter, Penser, 1951, in “Essais et Conférences”, Op.Cit, p. 176 Centre et Ecole Belge de Daseinsanalyse © Dr. Ado HUYGENS

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comme le fit Boss en Inde – pour que l’hermétique s’éclaired’évidence.

C’est sur le chemin en tant que co-cheminants que Boss putRencontrer un maître hindou. Ils marchèrent ensemble vers unmonastère retiré dans la campagne, voué au culte de Dourga,déesse de la destruction. C’est là qu’il séjourna dans l’aurade sa présence et sagesse. “Quand quelqu’un veut vraimentaider judicieusement ses semblables, les guérir à fond, il luifaut évidemment avant tout tirer au clair ce qu’est l’hommedans sa véritable essence, comment il est, pourquoi ilexiste.”15 Durant son voyage, il séjourna aussi dans unegrotte en présence/absence d’un ermite. Chacune de cesexpériences transforma l’espace et le temps en un , unhorizon spécifique où l’homme éprouve le lieu trinitairedynamique et fragile du « Da », horizon qui n’en est plus unmais devenu « libre étendue ». Gelassenheit. Détachement,lâcher-prise.

15 : Medard BOSS, Op.cit., p. 136 Centre et Ecole Belge de Daseinsanalyse © Dr. Ado HUYGENS

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En août dernier, j’ai proposé à un jeune patient de 22 ans unvoyage au Népal dans l’espoir de créer une fissure dans laforteresse de ses représentations mentales perverties par unmode de vie sans limites, ni matérielles, ni existentielles.La visite du temple hindou Pashupatinah, un lieu surréaliste,véritable concrétisation du quadriparti, exauça mes vœux au-delà de toute espérance.

L’événement était à la mesure de la fissure, à la mesure de ceà quoi il nous convoqua : une cérémonie complète de crémation.

Se trouver ainsi face à la mort, à la souffrance de la familleet des proches, participer malgré lui, malgré eux, aux ritesfunéraires, si différents des nôtres ne pouvait nous laisserindifférents. Prendre ainsi toute la mesure de la différenceentre un documentaire à la télévision, un texte décrivant lascène et y être en chair et en os.

Emergence imperceptible du sacré qui nous impose lerecueillement, le silence et... une intranquillité. Pouvions-nous y être, nous maintenir dans leur intimité ?

Centre et Ecole Belge de Daseinsanalyse © Dr. Ado HUYGENS

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Il était là, au bord de l'eau, couché sur une pierre,enveloppé d'un linceul chamarré, les pieds nus. Des fleurs,des guirlandes de fleurs, de l'eau. Soudain, des proches, lafamille. Des femmes criant, titubant, pleurant. Un homme luilave les pieds, l'asperge d'eau puis se retire et...s'effondre.

Ce premier rite accompli, la dépouille est portée sur unecivière de l'autre côté du pont où un bucher l’attend. Lepréposé allume le visage... De paille et de bois se fasconneun sarcophage de fortune qui le protège du regard des hommes.Un rideau de fumée épaisse et blanche bientôt l’enveloppe. Iln’en devient que plus présent qu’il disparaît.

Je ne connais ni ton nom, ni ton visage, ne sais rien de toimais... je t'ai accompagné dans ton dernier voyage commejamais encore je ne l’avais vécu.

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N’est-ce pas en ces moments inattendus que le réel se donneouvrant l’homme à la brèche de l’humanité dont il est legarant?

Un rite de passage, nous pouvons le nommer ainsi. Mais de quelpassage s'agit-il ? A priori, de la vie vers la mort. A yêtre, à méditer l'expérience, un autre passage plus subtil serévèle, celui du mort vers le néant, celui d’une présencetrompeuse – la dépouille – vers une absence – les cendreséparpillées dans le fleuve – dévoilant le lien, ce quidemeure,.

“Plus le ne-plus-être-Là du défunt est saisi de manièrephénoménalement adéquate, et plus clairement il apparaît qu’untel être-avec avec le mort n’expérimente justement pas levéritable être-venu-à-la-fin du défunt. La mort certes sedévoile comme perte, mais plutôt comme une perte que lessurvivants éprouvent : dans cette épreuve, ne devient pointcomme telle accessible la perte d’être « éprouvée », « subie »par le mort lui-même. Nous n’expérimentons pas véritablementle mourir des autres, tout au plus les y « assistons »-noustoujours et seulement.”16

Aucun d’entre-nous ne peut connaître le mourir, voire même sele représenter. Néanmoins, bien qu’étrangers, nous avons pupartager, sinon le mourir de l’être-mort, tout du moins une“Stimmung” à nulle autre pareille qui a amorcé undécouvrement-dévoilement essentiel, au-delà de celui del’étant (Unverborgenheit), l’ouvertude de l’être-même de l’homme(Ershlossenheit) : Da-sein.

16 : Martin HEIDEGGER, Being and Time, Op.Cit., p. ? ( 239) Centre et Ecole Belge de Daseinsanalyse © Dr. Ado HUYGENS

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Au Népal, nous avons été confrontés à ce qui est pudiquementcaché en nos contrées : la froideur inquiétante du sans-vie.Tout au long des rituels, la sensation prégnante del’éphémère, de la fugacité, de la fragilité de ce que « veutdire être un homme » nous envahit non sans s’associerétrangement à une présence réconfortante d’humanité, d’être-ensemble dans le partage et le recueillement de « ce-qui-fut-sans-pour-autant-déjà-ne-plus-être ».

Nous avons éprouvé, surpris et troublés, le quadriparti, larésonance intime de la terre, des mortels, des dieux, ducéleste qui révèle une jointure (Fuge) où absence et présences’entrelacent au jour d’une sensation événementielle : lesacré.17 Ce vécu inattendu nous convoque à un appeld’intelligibilité, à lui donner sens au jour d’une pensée.18

Que faut-il penser ? Précisément ce qui ne l’est que rarement,voire jamais car tombé dans l’oubli ou l’obsolète.

Il nous faut penser, méditer l’entrelacs de l’Être et del’étant, l’Être lui-même en tant que transpropriation (Ereignis)et, in fine, non seulement que « le Dasein est un étant qui nese borne pas à apparaître au sein de l’étant. Pour cet étant,il y va en son être de cet être »19 mais aussi que cecheminement fonde la Daseinsanalyse. Un cheminement – faut-il lepréciser – n’est jamais théorique mais se vit, s’éprouve dansle corps et l’esprit.

17 : Conferatur Daniel O. DAHLSTROM, The Heidegger Dictionary, 19, 2013, Bloomsbury Ed.,Kindle, - Fit ( Fuge)18 : Conferatur Martin HEIDEGGER, Que veut dire penser? in Essai et Conférences, Op.Cit., p.151-169 : « « Ce qu’il faut penser » se détourne de l’homme : il se dérobe à lui, seretenant et se réservant » p.15819 : Martin HEIDEGGER, Être et Temps, Op.Cit., p. 31 (12) Centre et Ecole Belge de Daseinsanalyse © Dr. Ado HUYGENS

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Que faut-il penser ? Le penser lui-même. Une penséeauthentique est contemplative laissant la chose se donnerelle-même plutôt que s’enquérir de son utilité, du comment jepeux l’exploiter.

Que faut-il penser ? La présence incontournable de lanéantisation. Tout comme Aristote le précisait pour l’Être,le  « néant » connaît une plurivocité tout aussi complexequ’il nous faut sonder. “Da-sein signifie : se trouver retenu àl’intérieur du néant. Se retenant à l’intérieur du néant,d’ores et déjà chaque Dasein émerge hors de l’étant dans sonensemble. Cette émergence hors de l’étant, nous l’appelons latranscendance. ”20

« Da-sein » nous invite à penser l’homme au-delà de lamétaphysique et pensée occidentale classiques. Le Daseinsanalysten’en finit pas au jour de sa pratique de questionner ce modespécifique de « l’être-au-monde ». Prolongeant la penséeheideggérienne, à l’écoute des parcours de vie de mespatients, je comprends le “Da” comme un “entre” mis en tensionpar les présences/absences-donations inévitables de l’Être, del’étant et du néant, harmonisé par la transcendance. Semaintenir dans cet “entre-trois existential” pour laisserémerger une harmonisation équilibrante n’est pas sans risqueet dès lors pour le moins anxiogène. La première réaction estde s’en détourner pour se perdre dans la quotidiennetéaliénante que Heidegger appelle « Verfallung”, déchéance dontles axes majeurs sont le bavardage, le divertissement, lacuriosité, l’équivoque. L’angoisse est à son comble lorsquedéfaille la transcendance, cette sensation de pouvoir dépasserla facticité première, de ne pas être réduit à ses prédicats.

20 : Martin HEIDEGGER, Qu’est-ce la métaphysique?, 1929, Nathan, 1981, p.53 Centre et Ecole Belge de Daseinsanalyse © Dr. Ado HUYGENS

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L’homme n’est pas, il a à être au jour d’une intonation àl’Être.

Eviter cette “confrontation-méditative” obture la possibilitéd’une perception-interprétative du monde comme dévoilement,fondement déterminant de la vérité. “Seul là où prévaut ledévoilement se donne le dicible, le visible, le montrable, leperceptible.”21 Nous ne pouvons comprendre (Verstehen is immergestimmt sein) le “au-monde” de notre “être-au-monde” si nous ne21 : Mark. A. WRATHALL, Heidegger and Unconcealment : Truth, Language, and History, Cambridge, 2011p. 7 Centre et Ecole Belge de Daseinsanalyse © Dr. Ado HUYGENS

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sommes pas intonés à cette ouverture trinitaire qu’estl’. La première est le découvrement (Entdecktheit) del’étant. Un étant ne nous apparaît compréhensible etutilisable que parce qu’il s’est découvert. « Manifestationontique… qui ne se peut qu’au jour d’une découverte de soi-même intuitive et intonnée (Stimmungsmäßigen) au milieu desétants.”22 Ce commerce quotidien avec les étants est notrepremière manière et souvent la seule que nous connaissons pourentrer en relation avec le monde. L’étape suivante est ledévoilement (Unverborgenheit) de l’Être. En effet, la véritéontologique fonde l’ontique.

Le dévoilement de l’Être sous-tend une déclosion, uneouvertude (Erschlossenheit) du Dasein possibilisée, selonHeidegger, par l’affection, le comprendre et le parler(Befindlichkeit – Verstehen – Rede). Néanmoins, à ne pas oublier que“l’ouvert est soumis à la dissimulation et à la fermeture dubavardage, de la curiosité et de l’équivoque. L’être pourl’étant n’en est pas pour autant éteint, il est déraciné.”23

Aussi longtemps que nous réduisons un étant à son“utilisabilité”, à notre propre horizon de besoins, nous nesommes pas ouvert à l’essence même de cet étant et à l’Être.Être ouvert à l’Être, être passible de cette intonation àl’Être appartient à notre constitution la plus propre etimplique un rapport spécifique à la spatialité. D’ “Être etTemps” à “L’origine d’une oeuvre d’art”, Heidegger repense l’espace detelle manière que l’outil n’y est plus compris comme un simplerenvoi à une ustensibilité. L’utilité des choses – ce à quoiils peuvent me servir – s’inscrivent désormais dans un horizonplus large de fiabilité (Verlaßlichkeit) qui dépasse la simpleutilité pour entrer en relation avec l’inconnu. Heidegger

22 : Martin HEIDEGGER, Pathmarks, McNeill Ed, Cambridge University Press, 1998, p. 131 23 : Martin HEIDEGGER, Être et Temps, Op.Cit., p. 179 (221) Centre et Ecole Belge de Daseinsanalyse © Dr. Ado HUYGENS

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donne le nom de “terre” à cette nouvelle perspective du monde,un pas vers la pensée de la radiance, une manière de sephénoménaliser sans fond, un mode d’apparaître affranchi detoute matérialité.

Tentons, au jour de ces prolégomènes, le saut24 vers letroisième déploiement de la compréhension de l’ plusfondamental mais aussi plus énigmatique, voire ésotérique :Lichtung, la clairière, l’Ouvert. Afin de l’introduiredignement, nous devrions pouvoir lire ensemble “la Fin de laphilosophie et la tâche de la pensée”, un des derniers textes deHeidegger25, des plus difficiles, certes, mais aussifondatifs, une lecture comprise comme un co-cheminement de lapensée vers le penser. Pour en saisir la portée, un lâcher-prise “Gelassenheit” s’impose. Laisser être la chose, la laisserse donner, atteindre une forme de sérénité, de détachement,s’ouvrir au mystère qui a été ostracisé du monde de latechnique. S’arracher de l’emprise d’une pensée calculante,spéculative et par trop rationnelle. Est-il seulement possiblede saisir, d’effleurer le sens de la Lichtung sans éprouver aupréalable l’ouvertude (Ershlossenheit), à comprendre comme uneouverture de l’homme à l’Être?

Le cheminement heideggérien questionne principalement l’Êtreet la pensée, cheminement qui sonde tout horizond’intelligibilité. Ce qu’il tente de dévoiler est ce lieu oùla pensée peut penser l’Être, un passage d’une penséespéculative vers la voie de la pensée. Ce lieu qui ne peut24 : “ Le saut” : Martin HEIDEGGER, Contributions to Philosophy (Of the Event), §115. The dispositionguiding the leap.p. 179 The leap expects nothing immediate from beings. It leaps into thebelonging to beyng in the full essential occurrence of beyng as event. Le sautn’attend rien de la part de l’étant. Il saute dans son appartenance à l’Être en tantque présence essentielle de l’Être comprise comme évènement. 25 : Martin HEIDEGGER, “La Fin de la philosophie et la tâche de la pensée”,1968 in Questions IV, Gallimard, 1990, p. 281-306 Centre et Ecole Belge de Daseinsanalyse © Dr. Ado HUYGENS

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être appréhendé comme géographique est vécu comme “uneouverture qui seul rend possible à quoi que ce soit d’êtredonné à voir et de pouvoir être montré : die Lichtung ».”26 Lichtung, clairière : rien à voir avec la Licht, la lumière bienque « la lumière puisse visiter la Lichtung, la clairière en cequ’elle a d’ouvert, et laisser jouer en elle le clair avecl’obscur. Mais ce n’est jamais la lumière qui d’abord créel’Ouvert de la Lichtung. L’Ouvert, cependant, n’est pas libreseulement pour la lumière et l’ombre, mais tout aussi bienpour la voix qui retentit et dont l’écho va se perdant, commepour tout ce qui sonne et résonne et dont le son s’en vamourrant. La Lichtung est clairière pour la présence et pourl’absence.”27 Pourrions-nous avancer que ce lieu relève d’unespace méditatif et en appelle à un homme méditant ? Un lieu« entre-deux » où le dévoilement devient possible. “Laclairière de l’Ouvert procure avant tout la possibilité duchemin vers l’état de présence dont elle amène à lui-même lerègne... Cet espace silencieux, serein qu’est la Lichtung,clairière de l’Ouvert, tel est l’asile au sein duquel trouveson site l’accord de l’être et de la pensée, autrement dit dela présence et de son accueil.”28

Ce que je tente de souligner est que le chemin de pensée deHeidegger, au-delà de son œuvre majeure « Être et Temps », médited’une manière à ce point fondative et innovante le au-mondepropre à l’homme que le clinicien initié ressent s’opérer enlui une véritable « conversion du regard »29 qui métamorphosele fond même de sa compréhension de la médecine et/ou de lapsychothérapie. Devenir Daseinsanalyste n’implique pas simplement

26 : Ibidem, p.29427 : Ibid., p.29528 : Ibid, p. 299 traduction modifiée29: La “conversion du regard” est selon Husserl un des principes des principes de la phénoménologie. Centre et Ecole Belge de Daseinsanalyse © Dr. Ado HUYGENS

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une formation – bien qu’elle soit longue et exigeante – quifournirait de nouveaux outils et concepts aux bases théoriques(médecine, psychologie) mais sous-tend cette conversion duregard, de la pensée qui témoigne d’une ouvertude.

Lorsque Médard Boss écrit : “En se référant à la Daseinsanalytikde Heidegger, habiter renvoie à la manière-d’habiter-le-mondepropre à l’existant qui se différencie totalement de celle del’objet, de toute présence simplement matérielle. Il s’agitplutôt d’une attitude ek-statique conforme à l’homme, existerdans l’Ouvert de l’éclaircie.”30, c’est bien plus qu’unesimple assertion ; il nous transmet une des étapesfondamentales qui le mène à comprendre que toute maladiephysique fragilise l’être-au-monde du patient et que “ lesexplications habituelles somato et psychopathologiques dessciences médicales ne peuvent pas comprendre ou intégrerl’existence humaine comme le domaine de l’Ouvert.»”31 Larencontre d’Heidegger ou son séjour en Inde a bouleversé lavie de Médard Boss, sa manière de penser, de travailler et decomprendre. Ces événements existentiaux sont bien évidemmentdécisifs pour ceux qui désirent incarner la Daseinsanalyse.

Ce cheminement a-t-il pu laisser transparaître que laDaseinsanalyse, en tant que psychothérapie, attend du clinicienqu’il éprouve en pleine conscience la vie, qu’il la médite encheminant continuellement en tant que dévoilement ?

Un dévoilement qui l’ouvre à l’entrelacs de la mienneté(Jemeinigkeit) et du vivre-ensemble, du silence et du dialogue32,

30 : Medard BOSS, Existential foundations of medicine & psychology , 1974 Jason AronsonEd., 1994 p.13031 : Ibidem, p. 19832 : Heinrich ROMBACH, Uber Ursprung und Wesen der Frage“, Verlag Karl Alber, Freiburg – München, 1988, p.162-167 Centre et Ecole Belge de Daseinsanalyse © Dr. Ado HUYGENS

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de la sensation de constitution de sens et d’33, d’ombreet de lumière. Le Daseinsanalyste ne peut imiter quelqu’un,s’identifier à, devenir Bossien, Binswangérien,… A lui, enpersonne, d’ouvrir un horizon thérapeutique singulier,historial et dynamique qui favorise rencontre, partage ettranspassibilité.34 Aujourd’hui, 35 ans après ma premièrelecture d’Être et Temps, ma pratique clinique interroge cetentre-trois existential de l’Être – l’étant – le Néantpotentialisé par la transcendance.35 La transcendance estnotre capacité d’aller au-delà des prédicats qui sont nôtreset qui nous substantialisent pour saisir que nous nous nesommes pas mais que nous avons à être.36 La transcendancenous arrache de la quotidienneté pour nous jeter dansl’inconnu, dans l’Ouvert, dans ce « où » qui transpossibilise(Ermöglichung). Grace à la transcendance qui sous-tend larésonance du quadriparti, le Dasein harmonise l'entre-trois

33 : « A la place de la tentative cartésienne du doute universel, nous pourrionsintroduire l’universel de l’épochè au sens nouveau et rigoureusement déterminéque nous lui avons donné. Ce que nous mettons hors de jeu, c’est la thèse générale quitient à l’essence de l’attitude naturelle, tout ce monde naturel qui est constamment« là pour nous », « présent », et ne cesse d’être là à titre de réalité pour laconscience, lors même qu’il nous plaît de le mettre entre parenthèses. » EdmundHUSSERL, Ideas I, Idées directrices pour une phénoménologie, 1913, Gallimard, 1985,§32, L’épochè phénoménologique p.101-10234 : Transpassible : être passible de l’imprévisible, transpassibilité: concept clefd’Henri MALDINEY, Cfr Penser l’homme et la folie, Millon, 1991. P.361-425: «  L’ouverture àl’originaire, la réceptivité accueillante à l’événement, incluse dans latransformation de l’existant, constitue sa transpassibilité. »p.424 35 : “ Transcendence as being in itself is the difference from beings ! Transcendenceis not a property of the subject and of its relationship to an object as world, butthe relationschip to being, thus of Da-sein in its relationship to being.” MartinHEIDEGGER, Zollikon Seminars, 1987, Northwestern University Press, 2001, p. 193 (241),“ La transcendance en tant qu’être est en soi la différence par rapport à l’étant.Transcendance, non pas caractère du sujet et relation à l’objet en tant que « monde »,amis être – en tant que relation à l’être et par conséquent relation du Dasein à soi-même. » traduction Caroline Gros, Séminaires de Zurich, Gallimard, 2010, p.265 (241)36 : Henri MALDINEY : “ L’existence est rare. Nous sommes constamment mais nous existons parfois lorsqu’un évènement nous transforme ». Exergue du livre d’Ado Huygens : «  Penser l’existence, exister la pensée », Encre Marine, 2008 Centre et Ecole Belge de Daseinsanalyse © Dr. Ado HUYGENS

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existential et habite le « Da ». Perdre cette possibilitéd’équilibrer ces trois instances fondamentales altère le au-monde entrainant un enfermement de l’homme par exemple dans lavénalité lorsqu’il n’investit que l’étant, dans le mysticismes’il s’extasie dans l’Être ou dans la dépression ou lenihilisme s’il se sent submergé par le Néant.

Je comprends aujourd’hui ma pratique de Daseinsanalyste commel’ouverture d’un espace apertural où le patient puisserééquilibrer au sein de sa vie les présences entrelacées del’Être, de l’étant et du Néant, cet équilibrage quis’apparente au « souci » essentiel de l’homme. La questiondialogale instaure une possibilité de rencontre et par là-mêmeréinsuffle chez le patient le mode de l’être-avec, de l’être-ensemble qui s’était perdu dans la communication banale. Lequestionneur n’est en quête d’aucune information. Aucontraire, la question questionne le questionné lui-même. Questionneur et questionné s’inaugurent d’une même présence aujour de laquelle se donne la question. Ce jeu intime etcomplice de questions et de réponses abrite et favorise lesilence, l’ouverture, l’écoute, la compréhension,l’intonation.Le dialogue en tant que témoin d’un être-ensemble participe del’ouvertude, Erschlossenheit, du Dasein “ qui est l’appellationontologique de l’être de « l’être-le-là » éclairé et ouvert del’intérieur… une ouverture fondamentale. »37

L’impact de la pensée heideggérienne sur la psychothérapie, dumoins pour ceux qui l’ont méditée et approfondie, estinsoupçonnée. En ces temps de dérive, de « Weltverdüsterung,fuite des dieux, destruction de la terre, massification des

37 : Alfred DENKER, Op.Cit., p.81 Centre et Ecole Belge de Daseinsanalyse © Dr. Ado HUYGENS

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hommes, prééminence du médiocre »38, le questionnementheideggérien de l’Être est d’autant plus important quel’humanité est livrée aux leurres de l’étant.

Il est nécessaire de nous confronter aux deux versants de lapensée moderne – l’une, l’expérience concrète ressentie,prélogique, antéprédicative ; l’autre, suivant les exigencesempiriques de la science, pragmatique, positiviste, logique –sans nécessairement les opposer mais en essayant de lesharmoniser au cœur de cet « entre-trois existential » susmentionné.

Eprouver que « Da-sein » en tant qu’être-au-monde n’est pas unpur concept, un slogan ou une formule, tel est le but avoué decet article. Comment pouvoir ressentir, sans méditer, quel’espace39 spatialise et ouvre un champ d’accueil aux corps40,que la limite n’est pas seulement un contour ou un cadre, passimplement une frontière où se termine quelque chose ? Lalimite est aussi ce lieu à partir duquel peut se donner danssa plénitude l’essence même de ce qu’il y a à donner : unevenue en présence de la présence. La limite illimite ladonation des choses dans le monde. 41 Si vous comprenez lalimite comme une “fin”, vous n’ouvrez pas les mêmespossibilités que si vous la comprenez comme un lieud’ouverture. Cette manière énigmatique d’entrer en relationavec le monde, avec l’espace, la « terre », une sculpture vous

38 : Jacques DERRIDA, De l’esprit, Heidegger et la question, 1987, Galilée, p.7339 : “ Je marche en prenant espace. L’humain a espacé l’espace. L’animal n’a pas l’expérience de l’espace en tant qu’espace. ” Martin HEIDEGGER, Séminaire de Zurich, Op.cit., p.47 (19)40 : “ Le Dasein n’est pas spatial parce qu’il est corporel, au contraire : la corporéité n’est possible que parce que le Da-sein est spatial au sens où il fait espace.” Ibidem, p. 132 (105)41 : Martin HEIDEGGER in « Heiddeger among the sculptors, Body, Space and the Art of Dwelling », Andrew J. MITCHELL, Standford University Press, 2010 - Kindle or “ Remarques sur Art – Sculpture – Espace”, Rivage Poche, 2007, p.19 Centre et Ecole Belge de Daseinsanalyse © Dr. Ado HUYGENS

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permet de saisir une forme de proximité42 ou d’intimité aucœur de l’étrangeté (Unheimlichkeit) ; le corps ne se réduit plusà une série d’organes mais déploie une corporalité(Leiblichkeit) ; une rencontre semble possible là où nes’élaboraient que diagnostic, traitement pré-formaté etrecherches statistiques.Tout comme Heidegger, nous n’espérons pas que chaquethérapeute devienne philosophe mais qu’il puisse tout du moinsméditer son bagage scientifique de telle façon qu’il neréduise plus l’homme « à une construction technique apparentéeà une machine,»43 mais se sente plutôt « responsable de cequ’il n’a pas encore ouvert. »44

© Dr. Ado HUYGENSPrésident de la Fédération Internationale de Daseinsanalyse

42 : I measure the distance between two bodies, not the depth opened up in each case bymy being-in-the-world.” Martin HEIDEGGER, Zollikon Seminars, Op.Cit., p.82( 107) « Je peux mesurer la distance entre deux corps physiques mais non pas la profondeur qui s’espace et se fait espace chaque fois avec mon être-au-monde. » Traduction Caroline Gros, Op.Cit., p. 134

43 : Ibidem, p. 135(178)44 : Henri MALDINEY in La rencontre existe le fond, dialogue avec Henri Maldiney, Ado HUYGENS, Collection l’art du comprendre, 2002, ouvrage collectif, Henri Maldiney, une phénoménologie à l’impossible, p. 35 Centre et Ecole Belge de Daseinsanalyse © Dr. Ado HUYGENS

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