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LES VALEURS D’UN AVALEUR DE VALEURS ou Analyse diachronique de quelques définitions de la lexie « valeur » ou « La structure des évolutions idéologiques » Signe de la richesse conceptuelle de ce mot et de son histoire mouvementée, les significations de la lexie « valeur » sont pléthores. Le Petit Robert 1 ne contient pas moins de quatre rubriques générales qui se subdivisent à leur tour en plusieurs définitions contenant chacune jusqu’à quatre acceptions. Y voisinent des significations aussi différentes que « ce en quoi une personne est digne d’estime », « bravoure », « caractère mesurable (d’un objet) en tant que susceptible d’être échangé, désiré », « Titre représentatif d’un droit financier d’une créance », voire « Mesure (d’une grandeur variable) », « Durée relative (d’une note, d’un silence) », « Qualité (d’un ton plus ou moins foncé ou plus ou moins saturé) » ou même « sens (d’un mot) ». Plus gênant, cette dernière définition n’appartient pas à la même rubrique que l’exemple « La valeur expressive d’un mot », un ensemble porte sur la valeur des biens mais le syntagme « objet de valeur » se trouve dans un autre, « Mot mis en valeur dans la phrase » est placé à la fin d’une partie évoquant la dimension pécuniaire, etc. Ce sont, en fait, les rubriques générales qui posent problème : « I. Qualité d’une personne », « II. Caractère d’un bien marchand », « III. Qualité, intérêt d’une chose », « IV Importance d’un élément dans un système ». Les trois premiers titres ne devraient-ils pas tous être des sous-parties du dernier ? Les second et troisième ne sont-ils pas forcément appelés à se 1 Rey, Rey-Debove (sous la dir. de), Le nouveau Petit Robert de la langue française, Le Robert, Paris, 2009. 1

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LES VALEURS D’UN AVALEUR DE VALEURS ou

Analyse diachronique de quelques définitions de lalexie « valeur »

ou

« La structure des évolutions idéologiques »

Signe de la richesse conceptuelle de ce mot et de sonhistoire mouvementée, les significations de la lexie « valeur »sont pléthores. Le Petit Robert1 ne contient pas moins de quatrerubriques générales qui se subdivisent à leur tour en plusieursdéfinitions contenant chacune jusqu’à quatre acceptions. Yvoisinent des significations aussi différentes que « ce en quoiune personne est digne d’estime », « bravoure », « caractèremesurable (d’un objet) en tant que susceptible d’être échangé,désiré », « Titre représentatif d’un droit financier d’unecréance », voire « Mesure (d’une grandeur variable) », « Duréerelative (d’une note, d’un silence) », « Qualité (d’un ton plusou moins foncé ou plus ou moins saturé) » ou même « sens (d’unmot) ». Plus gênant, cette dernière définition n’appartient pasà la même rubrique que l’exemple « La valeur expressive d’un mot », unensemble porte sur la valeur des biens mais le syntagme « objetde valeur » se trouve dans un autre, « Mot mis en valeur dans laphrase » est placé à la fin d’une partie évoquant la dimensionpécuniaire, etc. Ce sont, en fait, les rubriques générales quiposent problème : « I. Qualité d’unepersonne », « II. Caractère d’un bien marchand »,« III. Qualité, intérêt d’une chose », « IV Importance d’unélément dans un système ». Les trois premiers titres nedevraient-ils pas tous être des sous-parties du dernier ? Lessecond et troisième ne sont-ils pas forcément appelés à se

1 Rey, Rey-Debove (sous la dir. de), Le nouveau Petit Robert de la langue française, LeRobert, Paris, 2009.

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recouper ? L’édition de 2009 du Petit Larousse2 juxtapose, quant àelle, douze définitions différentes, toutes mises au mêmeniveau. Même en fermant les yeux sur les risquesd’éparpillement et de dispersion engendrés par une telleprofusion, il paraît bien difficile de comprendre ce qui motivel’ordre choisi. Le lecteur est aussi en droit de se demanderpourquoi une des acceptions occupe dix-sept lignes alors quetoutes les autres de deux à six lignes, voire même, dans uncas, une demi-ligne.

Pour débroussailler ce maquis, comprendre cesrapprochements étonnants et tenter de donner un peu decohérence à ce qui dans ces dictionnaires ne semble biensouvent que juxtapositions discutables et aléatoires, nous nousintéresserons à une autre définition du Robert : « Ce qui estvrai, beau, bien, selon un jugement personnel plus ou moins enaccord avec celui de la société de l’époque : ce jugement. Lesvaleurs morales, sociales, esthétiques.» Nous chercherons à montrer quebien qu’apparue tardivement cette acception sous-tend en faittoutes les précédentes et révèle une cohérence diachronique quien dit long sur l’histoire de notre société.

Mais commençons par préciser ce que, durant tout cetarticle, nous entendrons par « valeur ». La dernière définitionmentionnée ci-dessus est en fait une reformulation de ce quePerelman et Olbrechts-Tyteca3 classent dans les prémisses del’argumentation et plus précisément dans les types d’objetd’accord existant entre l’argumentateur et son auditoire. Cesdeux auteurs distinguent en effet « les faits et vérités » qui« expriment le réel » des « valeurs qui concernent une attitudeenvers le réel ». Ils considèrent « les valeurs comme objetsd’accord ne prétendant pas à l’adhésion de l’auditoireuniversel ». Ils les divisent en deux grandes familles : « desvaleurs abstraites telles que la justice ou la véracité, et desvaleurs concrètes telles que la France ou l’Eglise ». Robrieuxdans ses Eléments de Rhétorique et d’Argumentation, même s’il divergeun peu de ses prédécesseurs, aide à affiner ce concept :

« Les "valeurs" sont des repères moraux admis par une sociétédonnée, jouant à peu près le rôle des axiomes et des théorèmes enmathématiques. Ce sont en quelque sorte des "lieux éthiques". On peutles classer en deux catégories : les valeurs abstraites et les

2 Le petit Larousse, Larousse, Paris, 2009.3 Perelman, Olbrechts-Tyteca, Traité de L’Argumentation, Ed. de l’Université deBruxelles, 5ème éd., 2000, § 18-19, pp. 99-107.

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valeurs concrètes. Les valeurs abstraites peuvent être universelles,c’est-à-dire admises par tout homme quels que soient l’époque et lelieu considérés : le bien, le beau, le bon, le pur, l’absolu, leparfait, le vrai en font partie. Elles peuvent aussi êtreparticulières et toucher principalement certains groupes humains oucertaines époques. Tels sont les cas du rang ou de la naissance sousl’Ancien Régime, ainsi que du courage, de la chasteté, de la vertu,de l’honneur, etc. […] Les valeurs concrètes sont des réalitéstangibles : L’Etat, le bien public, la loi… Certaines, les plusnombreuses, sont conservatrices (l’Eglise), d’autres dynamiques,généralement celles de la quête (la Terre sainte) ou de larevendication sociale (le peuple).4 »

Dans le travail qui suit, nous appellerons donc valeur « toutrepère ou idéal (revendiqué, au moins durant un temps, commeéthique et sacré) qui en motivant et justifiant les jugements,discours et actes d’un groupe social ou d’un individu contribue à le fonder et à l’affermir. »

A la lumière de cette définition, en confrontantdictionnaires et encyclopédies de toutes époques, nous allonsmaintenant reprendre dans leur ordre d’apparition lesacceptions de la lexie « valeur » et tenter de dessiner ce queKuhn dans La Structure des révolutions scientifiques appelle desparadigmes, c’est-à-dire des cadres de pensée, des ensembles «de croyances, de valeurs reconnues et de techniques qui sontcommunes aux membres d’un groupe donné5 ». Conformément à lapostface de cet ouvrage (« ses thèses sont sans aucun douteapplicables à de nombreux domaines », Kuhn, 2008, 282), nousnous demanderons s’il ne serait pas possible de transposer àl’étude des valeurs les réflexions de cet épistémologue ou siau contraire la spécificité de notre objet n’entraînerait pascertaines particularités susceptibles d’esquisser les prémissesd’une histoire non pas des sciences mais des idéologies qui ontmarqué notre société.

I) LE PARADIGME FEODALO-ARISTOCRATIQUE

« Démarrage6 » du paradigme

4 Robrieux, Eléments de Rhétorique et d’Argumentation, Dunod, 1993, 0pp. 155-158.5 Kuhn, La Structure des révolutions scientifiques, [1962], « Champs », Flammarion,2008, p. 238.

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Si nous en croyons Le Dictionnaire historique de la langue française(Rey, 1992), le substantif « valeur » est issu du verbe latinvalere qui voulait dire « être fort », « être bien portant »,« être puissant », « être en vigueur », « être influent ». Cemême dictionnaire précise qu’employé avec l’infinitif ce verbesignifiait encore « avoir la force ou le pouvoir de ». En toutecohérence, la première acception de ce verbe citée par Greimasdans son Dictionnaire de l’ancien français (Greimas, 2004) est « Avoirde la valeur, de la force ». Sans surprise, il illustre sadéfinition par une citation de Bodel qui, rappelons-le, estl’auteur d’une chanson de gestes relatant les exploitsguerriers de Charlemagne, La Chanson des Saisnes : « Je commenc, carmius de ti vail ». La lexie valor semble apparaître, quant à elle,pour la première fois dans La Chanson de Roland. Nous pouvons parexemple lire dans la laisse XL « Sa grant valor, ki pourreit acunter ? »ou dans la laisse CXLI « Itel valor deit aveir chevaler7 ». A chaque fois,nous retrouvons un contexte guerrier.

Comme tendent à le montrer tous ces exemples, la première« valeur » reconnue par un groupe social semble donc être laforce physique dans le combat. Ce constat est en parfaiteadéquation avec l’avènement de la société féodale qui séparejustement les hommes en laboratores, oratores et… bellatoresou, comme l’explique Eadmer de Canterbury, en moutons, bœufs etchiens :

« La raison des moutons, c’est de fournir du lait et de la laine ;celle des bœufs de travailler la terre ; celle des chiens de défendredes loups les moutons et les bœufs. Si chaque espèce de ces animauxremplit son office, Dieu les protège […] Il a établi les uns – lesclercs et les moines – pour qu’ils prient pour les autres et que,pleins de douceur, comme les moutons, ils les abreuvent du lait de laprédication […]. Il a établi les paysans pour qu’ils fassent vivre –comme les bœufs par leur travail – et eux-mêmes et les autres.D’autres enfin – les guerriers – il les a établis pour qu’ilsmanifestent dans la mesure du nécessaire la force et qu’ils défendentceux qui prient et ceux qui cultivent la terre des ennemis comme desloups.8 »

6 Terminologie empruntée à Rostow, Les étapes de la croissance économique, Economica[1960], 1997.7 V. 534 et v. 1877, La Chanson de Roland, Ed. critique par Cesare Segre, Droz, 2003.8 Marseille, Nouvelle Histoire de la France, La France féodale 814/1180, tome 5,Dictionnaire Le Robert, 1997, p. 73.

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Duby justifie le recours à la force comme valeur première à lafois par des raisons géographiques et des raisons cognitivo-culturelles. Il estime en effet que cette division des rôlesest une

« parfaite adaptation des relations politiques et sociales à laréalité concrète d’une civilisation primitive et toute rurale oùl’espace était immense et coupé d’innombrables obstacles, où leshommes étaient rares, séparés par des distances mal franchissables etd’une culture intellectuelle si fruste que leur conscience semontrait impuissante à percevoir les notions abstraites d’autorité :un chef ne pouvait obtenir obéissance s’il ne se montrait pas enpersonne et s’il ne manifestait pas physiquement sa présence.9 » 

« Décollage » du paradigme

Cependant très vite, de nouvelles acceptions de « valoir »et de ses dérivés apparaissent dans les textes. Greimas, parexemple, propose comme deuxième définition de ce verbe : « 2.Servir à, être utile à : Que vaurroit mentirs ? (J. Bod) » (Greimas,2004). Le Dictionnaire historique de la langue française estime même que dèsLa Chanson de Roland certaines occurrences de « valor »signifiaient « ce qu’une personne est estimée pour son mérite,ses qualités ». Symptomatiquement, dans le Dictionnaire du moyenfrançais de Greimas, l’ordre des définitions change : « 1.Qualité (morale, guerrière, etc.) […] 2. Force, par opp. àfaiblesse (Mont.)10». Ce qui était premier est devenu second etce, même dans la première définition. Il est aussi intéressantd’observer que ce dictionnaire souligne que le mot a tendance àchanger de nombre : « souvent au pluriel : mais leur disoit-elle, vozvalleurs ne tiennent tant obligee a vous aimer (Beaugué). » Commentexpliquer ces infléchissements ? Pouvons-nous les relier auparadigme féodalo-aristocratique ?

La « valeur » du mot « valeur » retrace en fait fort bienl’évolution de la féodalité. Dès le début du XIe siècle, labrutalité des bellatores et aussi la volonté de l’Eglise dediscuter leur pouvoir conduisent à une dévalorisationprogressive de la force pure. « Non militia, sed malitia » ditmême un proverbe de l’époque. Des conciles (Charroux, Clermont,etc.) ont alors lieu dans le but de canaliser la brutalité deschevaliers et nous pouvons sans doute voir dans l’appel à la9 Duby cité par Marseille, V, 1997, 75.10 Greimas, Dictionnaire du moyen français, Larousse, 2001.

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croisade d’Urbain II le passage symbolique de la valeur « forcephysique » à la valeur « qualité morale »  :

« Qu’ils aillent donc au combat contre les infidèles ceux-là quijusqu’ici s’adonnaient à des guerres privées et abusives au grand damdes fidèles […] Qu’ils soient désormais les chevaliers du Christceux-là qui n’étaient que des brigands ! Qu’ils luttent maintenant, àbon droit, contre les barbares, ceux-là qui se battaient contre leursfrères et leurs parents ! Ce sont les récompenses éternelles qu’ilsvont gagner, ceux qui se faisaient mercenaires pour quelquesmisérables sous » (Marseille, V, 1997, 110).

Alors qu’à l’origine, les « valeurs » premières duSeigneur sont toutes guerrières, moralisation et influence del’Eglise obligent, la palette s’élargit à la plupart desvaleurs chrétiennes. L’accord de paix de Verdun-sur-le-Doubs enest un bon témoignage. Etre valeureux, ce n’est plus seulementêtre fort au combat, c’est aussi

« protéger la veuve, le pauvre et l’orphelin, punir les méchants etpoursuivre les malfaiteurs […] jurer de ne pas brûler les maisons, dene pas saisir le bétail, le paysan ou la paysanne pour en tirerrançon, de ne pas couper les vignes, de ne pas vider les moulins, dene pas s’emparer dans les pâturages, entre le carême et la Toussaint,des mulets, des chevaux, des juments et des poulains » (Marseille, V,1997, 86-87).

C’est enfin, sous peine d’excommunication, ne pas « prendre parla force quoi que ce fût à quiconque » du mercredi soir àl’aube du lundi suivant.

Etant donné que les nouvelles valeurs « mêlentdangereusement les catégories sociales et semblent donnerraison aux hérétiques qui nient toute hiérarchie11 », lanoblesse ne tarde cependant pas à réaffirmer sa spécificité.Alors que vers 1080 la structure vassalique est encore unagrégat bien épars, bien fluctuant et bien fragile dedominations parfois fort ténues, dès la première moitié du XIIe

siècle les princes généralisent le nouveau modèle social detelle sorte que bientôt s’édifie un véritable « réseauvassaliques qui englobe tous les sires, à un degré ou à unautre, dans la pyramide féodale » (Collard, 1999, 109).Apparaissent parallèlement des marqueurs de plus en plus netsd’identité : les écrits généalogiques, les sceaux, les noms

11 Collard, Pouvoirs et culture politique dans la France médiévale Ve-XVe siècle, Hachette,1999. p. 90.

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patronymiques, les armoiries, les cimiers, etc. Pastoureaucommente : « A [la] fonction d’identification s’ajoute […] unefonction de proclamation : "Voilà qui je suis !"12 »L’affermissement est tel qu’à partir des années 1180-1200, dansune famille, seul l’aîné est bientôt autorisé à porter lesarmoiries familiales « pleines ».

A noter que, comme le signale l’utilisation non pas dulatin mais de la langue vernaculaire pour décrire lesarmoiries, ce processus s’opère en dehors de l’Eglise. Autretransformation allant dans le même sens, les vêtementsmasculins des nobles deviennent plus colorés, plus longs, plusornementés et ce, encore une fois, au grand dam de l’Eglise quidécidément perd du terrain (Pastoureau, 2004, 220). A cause dela conjoncture favorable, « les fins dernières paraissent moinsimminentes », le pouvoir est donc pensé « en des termes plusdétachés de la perspective du salut » (Collard, 1999, 102).Dans sa hiérarchisation de la société, Benoite de Sainte-Maurene met effectivement plus à la première place les clercs maisles chevaliers. Autre signe des temps, Thomas Beckett, pourtantarchevêque de Canterbury, est assassiné sur ordre du pouvoir.En toute logique, les valeurs chrétiennes commencent à reculerau détriment de valeurs comme l’affabilité, la générosité,l’éloquence, la maîtrise de soi, la magnanimité (Collard, 1999,106).

« Vitesse de croisière »

Au début du XIIe siècle, les esquisses de théorisation etde rationalisation de la féodalité qu’étaient cellesd’Adalbéron, de Gérard ou d’Abdon de Fleury sont aussireprises, approfondies et complexifiées. Hugues de Fleury remetau goût du jour les réflexions sur le politique, le De officiis deCicéron est relu et surtout Suger s’appuyant sur le pseudo-Denis, commenté parallèlement à la même époque par Hugues deSaint Victor, transpose au terrestre la hiérarchisationcéleste. Hugues de Fleury puis Jean de Salisbury lui emboîtentle pas en affirmant que les rapports sociaux sont à l’image dela nature, à l’image d’« un corps dont le prince est la tête,les guerriers les mains, les paysans les pieds et la cour lecœur » (Collard, 1999, 100).

12 Pastoureau, Une histoire symbolique du Moyen Age occidental, Seuil, 2004, p. 223.

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Plus le paradigme s’impose et se généralise, plus ils’institutionnalise. Les princes s’appuient sur uneadministration de plus en plus puissante et organisée. Lacérémonie de l’adoubement se ritualise. Un droit proprementnoble se met en place « notamment en ce qui concerne les règlesde partage des biens, destinées à favoriser le fils aîné.13 »Partout, la tendance est alors à la spécialisation : la curiaregis se fragmente en secteurs, les baillages se subdivisent enchâtellenies, prévôtés, vigueries ou vicomtés (Collard, 1999,145), la hiérarchisation s’affine. Pastoureau (2004, 220), à lasuite de Fossier, parle d’

«  un "encellulement" de l’ensemble des classes et des catégoriessociales. Chaque individu – noble ou roturier, clerc ou laïque,paysan ou citadin – est désormais placé dans un groupe et ce groupe,dans un groupe plus large. La société tend ainsi à devenir unemosaïque de cellules inscrites les unes dans les autres. »

Même l’héraldique est touchée par cette vague : elle acquiertun lexique et une syntaxe de plus en plus spécialisés, deshérauts d’armes codifient les règles, des armoriauxapparaissent dans toute l’Europe (Pastoureau, 2004, 233-34).

En un mot, le paradigme et ses valeurs dominantes sefixent. L’aristocratie devient une telle évidence qu’il nevient plus à l’idée de personne de la contester. Certes, onpourrait bien sûr alléguer que la monarchie la remet aucontraire de plus en plus en cause mais ce serait oublier que,tout au long du Moyen Age, les nobles restent les maîtres dujeu. Dès le début du XIIe siècle, ils barguignent leur hommageau roi qui est bien incapable de les mettre au pas. Par lasuite, ils imposent leur présence aux Conseils royaux, créentdes ligues baronniales, obligent constamment les monarques àreculer. Les incidents de 1314-131514 et les incertitudesdynastiques de 1316, 1322, 1328 sont autant d’événements quiconfortent l’ambition des Grands (Collard, 1999, 158). Comme lerésume, en 1329, un clerc anglais : « le poer le roi de France est sisrestraint qu’il ne peut rien décider saunz l’assent […] des paires deFrance » (Collard, 1999, 164). Sous les Valois, la monarchie perdmême du terrain. Jean IV de Montfort, Gaston Phoebus et bien13 Contamine, « Noblesse », Dictionnaire du Moyen Age, Quadrige, PUF, 2002, p.991.14 Révolte des seigneurs qui conduira à la pendaison du chambellanEnguerrand de Marigny.

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d’autres regimbent. La Praguerie (1440), la ligue du Bienpublic, le traité de Conflans (1465), la Guerre folle (1485-1488) montrent et remontrent que les nobles sont bien loind’avoir le collier au cou et que notre jolie vision linéaire del’essor monarchique (Philippe Auguste, Saint Louis, Louis XI,François Ier) est en grande part une reconstruction modernevoire contemporaine. Ce n’est évidemment pas un hasard si lalexie « absolutiste » n’apparaît que vers 1530 (Collard, 1999,229). Durant tout le Moyen Age, le roi est perçu avant toutcomme un suzerain. Un bon monarque ne réduit pas ses vassauxmais au contraire s’appuie sur eux et les soutient. A la fin duXVe siècle, le règne autoritaire de Louis XI est d’ailleursconsidéré par tous comme « une regrettable parenthèse d’excèstyrannique » (Collard, 1999, 205). La meilleure preuve que leparadigme féodalo-aristocratique n’a guère était entamé par lamonarchie est que, quatre siècles après l’étape du décollage,les valeurs féodales dominantes sont toujours lesmêmes (magnanimité, libéralité, loyauté et courtoisie15) et,comme aux origines, la noblesse reste la référence absolue :

« toujours vivante était l’idée selon laquelle la noblesse devaitservir de référence, de modèle, de point de mire pour l’ensemble dela société, qu’elle se devait d’être "vertueuse", selon une formuleinusable remontant à Juvénal et qu’elle avait, grâce à ses ancêtres,quasiment grâce à ses gènes, davantage de raison de l’être »(Contamine, 2002, 991).

Autre constante du paradigme, au nom du fait que chaque« manière de gens » représente « un degré différent deperfection humaine » (Jouanna, 1996, 59), la société esthiérarchisée comme au Moyen Age. Elle se subdivise en gens« sans qualité », « honnêtes personnes » (procureurs, sergents,petits marchands, etc.), « honorables personnes » (marchandsaisés, avocats, officiers de justice et de finance, etc.),« nobles hommes » (roturiers parvenus adoptant un genre de vienobiliaire), « écuyers », « chevaliers », « princes ». Unécuyer est un « Monsieur », un chevalier un « Messire ». Luiseul peut bénéficier de l’appellation « haut et puissantseigneur ». Les princes sont des « Monseigneurs », on lesqualifie d’« illustres et excellents » (Jouanna, 1996, 60).

Symptomatiquement, dans le Dictionnaire français-latin de RobertEstienne de 1549, les expressions recensées à la rubrique

15 Jouanna, La France du XVIe siècle, PUF, 1996, p. 61.

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« valeur » reflètent cette vision pyramidale de la société :« Homme de grande valeur, qu’on ne scauroit trop estimer, Quantiuis pretiihomo. Homme de nulle valleur, Trioboli homo, Nullo numero homo,Minimi pretii, Nugalis ». Les adjectifs « vilis » (racine,rappelons-le, du substantif « vilain ») et « mendicum » (dontle sens propre est « mendiant, indigent ») sont explicitementposés comme antonymiques de « valeur ». Tout juste si certainshommes sont même considérés comme tels : « Vng homme de petitevaleur, côme qui diroit ung demi homme de neant, Homo semissis. » Toujourscomme au Moyen Age, dimensions morale et sociale fondent lahiérarchisation : « Chose de petite valeur et estime, Friuolum, Exile ».Ce dernier adjectif est d’ailleurs particulièrement intéressantsurtout si on l’associe à un des syntagmes qui le suit : « Detrès peu de valeur, Perinfirmus ». « Valeur » et « force physique »,comme au commencement du paradigme, se retrouvent réunies. Anoter que les mêmes exemples et les mêmes traductions serontréutilisés, une cinquantaine d’années plus tard, dans le Thrésorde la langue française de Nicot (1606).

En 1680, dans le Dictionnaire françois de Richelet, uneinflexion se fait cependant sentir :

« Ce mot se dit des personnes & signifie courage. C’est une vertu quiau milieu des plus grans perils fait entreprendre de belles actions.La parfaite valeur est de faire sans témoins ce qu’on seroit capablede faire devant tout le monde. La vanité, la honte & le temperamentsont en plusieurs la valeur des hommes & la vertu des femmes. La valeurest dans les simples soldâs un métier périlleux. La parfaite valeur & lapoltronnerie complette sont deux extremitez où l’on arrive rarement.Mémoires de Monsieur le Duc de La Roche-Foucaut. La valeur n’attend pas le nombredes années. Corneille, Cid a2s2. Couronner la valeur. Ablancourt, Bér. »

Non seulement la dimension morale se resserre autour du conceptde courage, qui était précédemment inclus dans la magnanimité,mais l’isotopie militaire redevient prégnante. Les définitionsde « valeureusement » et de « valeureux, valeureuse » en sontla confirmation : « avec courage, avec valeur [se battrevaleureusement] », « plein de valeur, plein de cœur, courageux,vaillant ». Les deux exemples proposés vont dans le même sens :« Valeureux guerrier, Valeureuse Amazone ».

« Turbulences »

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Parallèlement à ce recentrage vers la première acceptiondu mot, une tension semble sourdre. Nous découvrons dans ladéfinition de « valeureux » un ajout significatif : « Le mot devaleureux est plus de la poésie que de la prose ». De plus, ladéfinition ci-dessus, même si elle est encore, et de loin, laplus longue (14 lignes sur 18 lignes, soit approximativement78% de l’ensemble du texte) n’est plus la première et surtout,insidieusement, le « courage » est présenté comme étant parfoisen réalité de la vanité, de la honte ou de la poltronnerie.Autre détail, qui, nous le verrons, est bien loin d’êtregratuit, Richelet refuse un courage « voyant ». Enfin, ledernier exemple associe les lexies « valeur » et « couronner ».

La lexie « valeur » est ici en train « d’avaler » les« valeurs » qui traversent la société. Les tensions que nousvenons de relever reflètent les luttes de pouvoir que sont entrain de se livrer la monarchie et la noblesse. Au début duXVIIe siècle, comme au Moyen Age, la royauté « coutumière etbonhomme » (Marseille, X, 1997, 67) gouverne avec les Grandsmais la guerre contre l’Espagne va modifier en profondeur lesrapports de force. La noblesse va soudain être perçue comme unobstacle au bon développement de la nation, comme uneinstitution ne répondant plus correctement aux besoins de lasituation et pouvant même devenir une forte source de nuisance,Anticipant sur certaines des idées politiques du Léviathand’Hobbes, le conseiller d’Etat Cardin Le Bret écritsymptomatiquement à peu près à cette époque : « La souverainetéest non plus divisible que le point en géométrie » (Ibid.). Demême, Philippe de Béthune, dans un traité général de « bongouvernement », conseille de « Rogner les ailes, et raccourcirles moyens de quelqu’un qui s’élève et se fortifie trop »(Ibid.). L’un et l’autre ne tarderont pas à être écoutés au plushaut niveau. Le 10 mai 1632, le maréchal de Marillac estexécuté par le pouvoir royal. Le 30 octobre de la même année,c’est le tour du duc de Montmorency, pourtant maréchal deFrance et gouverneur du Languedoc. Le 12 septembre 1642, HenriCoiffier de Ruzé d’Effiat, marquis de Cinq-Mars, connaît à sontour les délices de l’échafaud.

Un usage symbolise plus que tout autre la lutte que sonten train de se livrer les « partisans de la raison d’Etat etles champions des valeurs nobiliaires traditionnelles » : leduel. Car même si Richelieu justifie officiellement son éditd’interdiction par la volonté de ne pas voir la France perdre

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le sang de sa valeureuse jeunesse, le véritable enjeu est biensûr ailleurs :

« Interdire le duel, c’est interdire aux membres du second ordre de"faire acte de beste brutte" et les obliger à ne répandre leur sangque pour le service du roi. C’est interdire aussi aux aristocrates dese targuer d’un comportement qui les situerait à l’écart des autresordres. Pour la haute noblesse […], défendre le duel c’est manifesterau contraire "le désir de faire voir à un chacun la franchise de soncourage", c’est rappeler, plaide alors Condé, la "coutume qui faitconsister l’honneur en des actions périlleuses" » (Ibid., p. 69).

On comprend d’autant mieux pourquoi les duels se devaientd’être publics. Il fallait « qu’on vît bien que l’honneur étaitréparé » (Ibid. p. 68). On comprend aussi pourquoi dans ladéfinition de Richelet la bravoure et le courage reviennent enforce. Ce sont des valeurs identitaires pour les aristocrates.La tension relevée dans cette même définition s’explique quantà elle par le fait que l’idéologie étatique, monarchiste, gagnede plus en plus de terrain. Préciser que la vraie valeur, levrai courage ne demande pas de spectateurs est bien sûr uneremise en cause indirecte des duels et donc de la noblesse.Terminer par l’exemple du Cid, pièce dans laquelle un grandseigneur fait allégeance au roi, a la même signification qued’associer en toute fin de définition le mot « valeurs » à unelexie dérivée du substantif ô combien symbolique « couronne ».

Mais comment justifier la présence d’un tel débat non pasdans un dictionnaire de 1640 mais de 1680 ? Certes, l’onpourrait alléguer l’existence d’une rythmique temporelle biendifférente de la nôtre et d’un décalage bien plus important quemaintenant entre les faits et leur propagation à l’ensemble dela société mais ce serait oublier que la rivalité entrel’aristocratie et la monarchie ne s’est évidemment pas arrêtéeavec la confiscation de la violence par l’état. La perte depouvoir des états provinciaux, la montée en puissance descommissaires départis, la Fronde, la trahison de Condé,l’arrestation de Fouquet, la délégation de pouvoirs à Colbert,le déplacement de la Cour à Versailles sont autant d’épisodesqui ont pu motiver la définition de Richelet. Ajoutons qu’un« paradigme » n’est pas un fait divers, n’est pas un simpleévénement qui s’efface du jour au lendemain mais plutôt unelame de fond qui met autant de temps à grossir qu’à disparaîtreet continue donc à se propager bien après son onde de choc.

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Il faut en fait attendre 1690 et le dictionnaire deFuretière pour que la noblesse soit explicitement stigmatisée.La rubrique « valeur » y contient quatre entrées. Le paradigmeque nous sommes en train d’étudier est relégué à la quatrièmede ces entrées. Sur trente lignes de définition, seules six luisont consacrées, soit aux alentours de 20% alors que,rappelons-le, dix ans auparavant, dans le Richelet, laproportion était de 78%. Les connotations négatives, lesréticences, réserves et minimisations sont plus nombreuses quejamais : « ardeur belliqueuse », « La valeur est souventaccablée sous le nombre. La valeur doit estre gouvernée par laprudence ». Certes, la célèbre citation de Corneille, « Lavaleur n’attend pas le nombre des années », est emphatisée parun traitement typographique qui la fait comme saillir au milieudu texte mais ne devons-nous pas y voir justement la preuve quele noble, s’il veut être reconnu comme valeureux, doit sesoumettre au roi ? Ne pouvons-nous aussi y voir un écho au faitqu’un certain Louis XIV a pris le pouvoir à l’âge de vingt-deuxans ?

En 1694, la première édition du Dictionnaire de l’Académieconfirme ce qui précède. La définition qui nous intéressen’occupe plus que six lignes soit 11,5% de la totalité. On yspécifie que l’adjectif « valeureux » « n’a plus guere d’usagequ’en Poësie. » Le Cid n’est même plus évoqué. Autrement dit,s’il a trop de qualités, un noble, même s’il est soumis au roiet lui rend d’immenses services, est encore de trop.Symptomatiquement est aussi associé à la valeur, pour lapremière fois, un thème bien peu héroïque, la défense : « vertuqui consiste à combattre courageusement, soit en attaquant soiten se deffendant ». Enfin, il est explicitement notifié que lavaleur n’est plus automatiquement du côté des gagnants : « lafortune ne seconde pas toujours la valeur ». A bon entendeursalut. Louis XIV règne sans partage depuis maintenant trente-trois ans, l’aristocratie est morte politiquement, « Les chênes[sont devenus] des roseaux16 ». Les dictionnaires l’ontentériné.

Les éditions de 1740 et de 1762, reprenant pratiquementmot pour mot celle de 1694, prouvent que, même après la mort deLouis XIV, un statu quo social s’est établi. Une différence

16 Emmanuel Le Roy Ladurie, Histoire de France, T. III, « L’Ancien Régime » (1610-1770), Paris, Hachette, 1991, cité par Marseille, Ibid., tome 11, p. 25.

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minime n’est cependant pas sans intérêt : « vertu qui consisteà combattre courageusement, soit en attaquant soit en sedeffendant » devient « vertu qui consiste à s’exposercourageusement à tous les périls de la Guerre ». Autrement dit,la seule légitimation du courage, de l’honneur, est la guerre.Autrement dit encore, la valeur n’est plus reconnue quelorsqu’elle est au service du pouvoir. L’absolutisme aurait-ildéfinitivement gagné ? Le paradigme féodalo-aristocratiqueaurait-il vécu ses dernières heures ?

Croire que l’on peut effacer une dizaine de siècles enseulement quelques années serait faire preuve de beaucoup denaïveté. La proie est à terre mais les soubresauts serontmultiples avant l’agonie. Et, paradoxalement, l’un des sursautsles plus virulents a pour lit L’Encyclopédie de Diderot etd’Alembert. Dans un très long article sur l’acception moralede la lexie que nous étudions, une longue litanie de ce quen’est pas la valeur permet certes de fustiger ce qui est deplus en plus perçu comme les caractéristiques del’aristocratie : « susceptibilité pointilleuse », « trouvantl’insulte dans un mot à double sens », « la vue arrogante »,« intrépidité aveugle et momentanée », etc. Les limites del’honneur, du courage, de la bravoure sont aussi rappelées àplusieurs reprises : « ce délire de l’héroïsme », « c’est unevertu factice », « carnage », etc. En fin d’article, unesuccession de phrases ternaires met même la « valeur » bien au-dessus de son parasynonyme guerrier « bravoure » en en faisantun véritable hyperonyme : « Le courage est dans tous lesévénements de la vie ; la bravoure n’est qu’à la guerre ; lavaleur partout où il y a un péril à affronter, & de la gloire àacquérir ». Les enjeux politiques sous-tendus sont explicitéspar une métaphore animale reprécisant bien les rôles dechacun : « semblable à l’épervier qui déchire la colombe, & quel’aigle fait fuir. »

Pourtant, à plusieurs reprises, le connecteur argumentatif« mais » surgit et transparaissent de plus en plus unevéritable nostalgie de l’ancien monde, une idéalisation de laféodalité et ceci au point de la transformer en imagesd’Epinal : « l’ancienne chevalerie », « air martial »,« bouclier de l’amant », « barrière des tournois », « gloire »,« jours d’honneur », « casques panachés », « ces livrées quidistinguoient les chefs dans la mêlée ». La conclusion de

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l’article est sans ambiguïté : « la bravoure est le devoir dusoldat ; le courage, la vertu du sage & du héros ; la valeur,celle du vrai chevalier. » Comme le révèle tout un réseaud’antithèses, d’accumulations, de questions rhétoriques et dephrases négatives, l’âge d’or est devenu âge de fer, les« jours d’honneur » sont devenus « tems d’apathie &d’indolence » où « nos guerriers ne souleveroient pas leslances que manioient leurs peres ». Le coupable, sans jamaisêtre explicitement montré du doigt, est là. Nous leretrouverons bientôt, c’est notre deuxième paradigme quidoucement mais sûrement est en train de renverser le premier :« gardez-vous surtout de payer avec de l’or ce que l’honneurseul peut & doit acquitter. Celui qui songe à être riche, n’estni ne sera jamais valeureux. Qu’avez-vous besoin d’or ? Unlaurier récompense un héros. » Nous le voyons, le rédacteur estun nostalgique qui a idéalisé les valeurs de féodalité maissent bien les limites de cette idéologie et, surtout, aparfaitement conscience que cette période est en train dedisparaître. Nous comprenons un peu mieux ce soubresautinattendu lorsque nous découvrons le statut du rédacteur enquestion, un certain M. de Pezay, capitaine au régiment deChabot, dragons.

Nous pourrions bien sûr nous étonner de ce retour deflammes en plein siècle des Lumières dans une œuvre justementréputée comme symbolisant par excellence le progrès. Ce seraitd’abord oublier que notre lecture de l’Encyclopédie doit beaucoupà celle des positivistes et scientistes du XIXe siècle, voire àcelle de l’école de Francfort17. Ce serait aussi oublier quel’affaiblissement progressif de la royauté a redonné un peu devigueur à l’aristocratie, ce qu’encore une fois l’histoire desduels met particulièrement bien en valeur. Marmion citel’exemple en 1790 d’une conversation entre Mirabeau et uncertain abbé Maur durant laquelle le premier aurait répondu ausecond : « Je vous permets de prendre date. Vous serez le 321e

à qui je dois rendre raison18 ». Enfin et surtout, si lanoblesse n’a plus autant de pouvoir politique qu’avantRichelieu, elle continue à donner le ton. Elle a perdu lecombat politique mais absolument pas le combat de lareprésentation : 17 Sur ce sujet, cf. « Le scepticisme dans L’Encyclopédie de Diderot etd’Alembert », Revue de métaphysique et de morale, 2010.18 Marmion, « L’honneur au fil de l’épée », Sciences Humaines n°196, août-septembre 2008, p. 66.

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« Jamais civilisation n’a été aussi aristocratique que celle desLumières. C’est son esprit et ses goûts qui font la "mode". C’estelle qui montre ses carrosses dans les avenues, ses pur-sang dans leshippodromes, encourage l’édification de théâtres et d’opéras où elleoccupe les premières loges, construit des hôtels et des "folies"qu’alimente en objets de luxe une rente foncière qui a largementprofité des "bons" prix agricoles » (Marseille, XII, 1997, 61).

Tous les bourgeois du XVIIIe siècle ne rêvent que de se faireanoblir et le retour de flamme nobiliaire repéré ci-dessus seconcrétise d’ailleurs le 22 mai 1781 quand le maréchal Henri deSégur « impose aux futurs sous-officiers de faire la preuve dequatre quartiers de noblesse » (Ibid., 63). Autre détailsignificatif, quand les armateurs nantais nomment leursbateaux, la majorité loin de choisir des noms à valeurrépublicaine opte pour Le Marquis-de-Bouillé, Le Duc-d’Orléans voireFrédéric-le-Grand (Ibid., 65).

« Crash »

La vanité des efforts des nobles réactionnaires commecelle de M. de Pezay pour restaurer les heures de gloire dupremier paradigme est cependant scellée dès L’Encyclopédie. Eneffet dans cet ouvrage, l’article que nous venons d’évoquer estprécédé d’un autre à l’intitulé déjà en soi révélateur :« Bravoure, valeur, courage, cœur, intrépidité ». Non seulementla lexie « valeur » n’a plus droit à la primauté maisl’hyperonyme qu’elle était ci-dessus devient hyponyme : « Lestermes bravoure, valeur, intrépidité, ont une acception moins étendueque ceux de cœur et de courage. » La valeur devient un couragespécifique, un courage dévalorisé. Elle est « le courageaccompagné d’une sorte d’ostentation qu’on aime dans lajeunesse ». Comme pour enfoncer une banderille de plus, le mot« intrépidité » lui est associé. Il est tentant de relier cetteinflexion à la désacralisation que connaît à la même époque lepouvoir. En quelques années, le « Bien aimé », qui en tant queroi reste tout de même le représentant de l’ordre desaristocrates, devient le « mal aimé ». Tout ou presque est ditsur lui. Il fait enlever des fillettes pour satisfaire sonappétit sexuel. Sa « putain royale », la Pompadour, ruinel’état. Pour se soigner, il fait saigner des enfants errants.Pour s’enrichir, il agiote et orchestre un « pacte de famine »

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(Ibid., 91). Jamais de tels propos n’auraient pu être tenusaussi ouvertement sous Louis XIV. Et surtout, décision ôcombien symbolique, il renonce à guérir par le toucher lesécrouelles19.

Les dictionnaires de la fin du XVIIIe siècle confirment ceprocessus de désacralisation du paradigme. Le Dictionnaire critiquede la langue française de Féraud, (1787-1788) reprend mot à mottrois ou quatre passages de l’Encyclopédie mais en éliminetotalement l’esprit de nostalgie et réduit l’acception du motpar le rajout d’une parenthèse qui fait retomber le bel élan dela phrase ternaire : « Le courage est dans tous les Evènemensde la vie ; la bravoûre n’est qu’à la guerre ; la valeur est partoutoù il y a un péril à affronter, et de la gloire à acquérir,(mais ce n’est que dans le métier des armes) ». L’article« valeureux » de ce même dictionnaire ne contient quant à luique des exemples à l’imparfait ou sous le signe du passé :« Guillaume III était valeureux », « Ces mots vieillissentdepuis longtems » ; « La Bruyère met Valeureux au nombre des motsqu’il regrettait ». Un simple remplacement d’adjectif dans la5ème édition du Dictionnaire de l’Académie conduit à la mêmeconclusion. Là où l’édition de 1762 contenait « Valeurhéroïque, extraordinaire », nous pouvons lire en 1798 « Valeurhéroïque. Valeur brillante ». L’étonnant, le prodigieux devientclinquant et superficiel.

Au XIXe siècle, l’acception que nous étudions se résume àdeux mots dans le Dictionnaire français et géographique (1836) deBabault et elle n’apparaît même pas dans le Dictionnaireétymologique, critique, historique, anecdotique et littéraire de Noël qui passesans état d’âme de l’article « valetage » à l’article« valeureux, euse ». Bescherelle (Dictionnaire national ou dictionnaireuniversel de la langue française, 4ème éd., 1856), Larousse (Granddictionnaire universel du XIXe siècle, 1866-1877) et Littré sont plusprolixes mais là encore les exemples sont des plus révélateurs.

Dans le premier, on trouve certes des citations rappelantl’ancien paradigme mais elles sont bien moins nombreuses quecelles qui le contestent et surtout elles sont ordonnées detelle façon qu’elles perdent systématiquement de leur effet.Bescherelle après un préliminaire sans équivoque enchaîne avecdeux citations minimisant le mot :

19 Bloch, Les rois thaumaturges, « Bibliothèque des histoires », Gallimard, [1924], 1983.

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« La valeur ne peut être une vertu qu’autant qu’elle est réglée par laprudence ; autrement c’est un mépris insensé de la vie, et une ardeurbrutale ; la valeur emportée n’a rien de sûr. (Fén.) Sous des cheveuxblanchis la valeur est tranquille (De Belloy.) »

La citation de La Harpe qui suit vient certes redonner quelqueslettres de noblesse à la valeur, « Est-il à la valeur un murinaccessible ? », mais c’est pour être aussitôt contestée parcelle qui suit, une citation de Piron : « Il faut à la valeurl’appui de la sagesse ». Symptomatiquement, de même, le seulauteur qui a droit à deux citations, Crébillon, s’opposeexplicitement aux valeurs seigneuriales : « La seule valeurdéfend mal un état ». Par le biais d’un connecteur logique,deux autres citations totalement hétérogènes semblent commeassociées, ce qui fait que la deuxième neutralise totalement lapremière : « La valeur marque le premier rang. (Bis.) Mais quepeut la valeur sans le secours des dieux ? ». En toutecohérence, l’article s’achève sur une dernière citationemphatisée à la fois par sa place stratégique, par la tailledes caractères et par un tiret démarcatif : « C’est le hasardqui fait les héros ; c’est une valeur de tous les jours quifait le juste (Mass.) ».

Dans le Grand dictionnaire universel du XIXe siècle de Larousse, nousne trouvons plus qu’une seule citation exaltant les valeursféodales, celle du Cid qui, nous l’avons vu plus haut, est loind’être univoque. Qui plus est, cette citation, précédée del’abréviation « Allus. Littér. », ne se trouve pas dans lecorps de l’article mais après les synonymes comme si c’étaitune curiosité ou une référence culturelle incontournable. Anoter, qu’un peu plus haut, comme pour la contrecarrer,Larousse a réussi à dénicher une autre citation de Corneillejusqu’alors jamais utilisée dans les dictionnaires que nousavons consultés et relativement inattendue dans la bouche ducréateur de Rodrigue : « La valeur aux duels fait moins que lafortune ». Autre « trouvaille » révélatrice, une citation del’auteur de De la démocratie en Amérique : « A mesure qu’il sedécouvre des routes nouvelles pour parvenir au pouvoir, on voitbaisser la VALEUR de la naissance ».

Littré innove quant à lui surtout par le fait quel’acception que nous étudions retrouve la première place. Danstous les dictionnaires qui précédaient, elle correspondait àchaque fois à la dernière des définitions. Mais il ne faut pas

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se méprendre, cette place s’explique par le fait que Littré aune visée scientifique. Il tente de reconstituer l’histoire dela lexie et place donc en premier l’acception qu’il considèrecomme chronologiquement la plus lointaine. D’ailleurs,contrairement à tous ses prédécesseurs, il place aussi dansl’ordre chronologique les citations qu’il utilise. A ce détailprès, celles-ci ramènent plus ou moins à ce que nous venons dedécouvrir dans les dictionnaires précédents : la mortdiscursive du paradigme féodalo-aristocratique.

Nous avons encore là une fidèle image du XIXe siècle, unsiècle qui officiellement lutte contre le duel (seize projetsde loi entre 1819 et 1822), un siècle, nous y reviendrons,éminemment bourgeois, un siècle qui à l’image de M. Homaisremet en cause haut et fort, par devant, les privilèges, maisrêve, au fond de soi, d’anoblissement, un siècle qui se révolteen 1848 contre Louis-Philippe mais qui en 1875 choisira laRépublique à seulement une voix près. Il faut certainement voirderrière l’incessante réitération des appels à une « valeurapaisée » une sorte de méthode Coué. Une nouvelle fois,l’histoire des duels confirme que ce qui est interdit, que cequi est politiquement vaincu, discursivement de plus en plusremis en cause, est pourtant encore présent dans toutes lestêtes : « Au XIXe siècle, tout le monde se bat. Parlementairesentre eux, journalistes contre politiques, journalistes contrejournalistes. Le duel constitue le morceau de bravoure favorides romantiques.20 » Le paradigme féodalo-aristocratique aperdu la bataille du pouvoir et la bataille des mots mais iln’a pas encore totalement perdu celle des représentations etdes comportements.

C’est la huitième édition du Dictionnaire de l’Académie (1932-1935) qui, en fait, sonne l’hallali. Symptomatiquement,l’article commence par « signifie encore Bravoure, vaillance,vertu ». L’adverbe « encore » en dit long. Le rédacteur semblecomme surpris de la survivance de l’acception. Les exemples etcitations sont en nombre moindre que dans la précédente éditionmais surtout les connotations dévalorisantes ont presquetotalement disparu. C’est bien sûr le signe que la question del’honneur n’est plus un sujet polémique, un sujet d’actualité

20 Compte-rendu de Guillet, La mort en face, Histoire du duel de la Révolution à nos jours,Aubier, 2008 par Marmion, « L’honneur au fil de l’épée », Sciences Humainesn°196, août-septembre 2008, p. 66.

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encore sensible mais seulement un vieux débat dont lesdernières traces sont sur le point de disparaître.

L’histoire des duels le confirme. A la fin du XIXe siècle,

« les vaudevilles raillent les pauvres bourgeois singeant lesmanières aristocratiques. Celles-ci se perdent en devenant spectacle,comme lorsque Jean Jaurès, pourtant rétif à l’exercice, sort sonpistolet face à Paul Déroulède devant un millier de badauds et unebrochette de photographes. A la même époque, les rédacteurs desMousquetaires, revue antisémite, organisent des tournois réguliers pourdonner "le petit frisson" aux dames toutes moites. Puis, la coutumes’étiole. Le dernier duel mortel date de 1903  (Ibid., 66).

L’horreur et la violence de la « Grande » guerre ontcertainement aussi contribué à la chute du paradigme. Honneur,bravoure et héroïsme pâlissent quand l’on se retrouvetransformé en chair à pâté dans une tranchée où pullulent ratset teignes, quand l’on se découvre pion sacrifié par desgénéraux incapables, quand l’on commence à comprendre et même àenvier intérieurement le voisin de bataillon qui a osédéserter, quand, enfin, la guerre, loin d’être combat singulierà la loyale, devient massacre en masse et stratégie cynique.Sociologiquement, il faudrait bien sûr ajouter que le paradigmeféodalo-aristocratique est resté prégnant dans lesreprésentation tant que la noblesse, même affaiblie, a gardé unsemblant de pouvoir. Il est en fait sans doute mort le jour oùune certaine Madame Verdurin supplanta une certaine duchesse deGuermantes. En tous les cas, le dernier duel mentionné parGuillet où s’affrontèrent en 1967, « deux vieux messieurs » nesachant même pas tenir une épée et « sautill[a]nt en noir etblanc », le préfet gaulliste René Ribière et le mairesocialiste de Marseille Gaston Deferre, donne plus que jamaisraison à la réflexion de Marx : « Hegel remarque que tous lesgrands faits et les grands personnages de l’histoire adviennentpour ainsi dire deux fois. Il a oublié d’ajouter : la premièrefois comme tragédie, la seconde fois comme farce.21 » 

II) LE PARADIGME BOURGEOIS

« Démarrage » du paradigme

21 Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, GF, 2007.

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En fait le grand gagnant, celui qui, bien plus que lamonarchie, a véritablement détrôné le paradigme féodalo-aristocratique, tortue qui l’emporta sur le lièvre, est né auxalentours du XIIIe siècle sous la forme d’abord de la lexie« value » (« n. f. (fin XIIe s, D) 1. Prix, valeur », Greimas,2004) puis, quelques années plus tard, sous celle de« valance » : «  n. f. (1247, Tailliar). 1. Valeur. - 2. Objetde valeur – 3. Fortune ». Le Dictionnaire historique de la langue françaiseconfirme : « A partir du XIIIe siècle, valeur s’emploiespécialement en parlant du caractère mesurable d’une chose,d’un bien en tant qu’il est susceptible d’être échangé (valeurd’un bijou ; valeur marchande…) ».

Sans surprise, cette nouvelle acception surgit en pleinepériode de croissance démographique et de développement desvilles, en plein âge d’or

« des artisans boutiquiers à l’honnête aisance, des marchands degrande envergure, des capitaines d’industrie ou des financiers-négociants qui, à l’exemple des Italiens, importent le vin etexportent le drap, prennent à ferme les recettes royales et prêtentaux Grands et aux souverains » (Marseille, VI, 1997, 38).

Autrement dit, elle correspond parfaitement à l’époque queBraudel, dans Civilisation matérielle, économie et capitalisme, a définicomme le point de départ de « l’économie-monde-capitaliste ».Paris passe alors de 80 000 à 200 000 habitants. Rouen etMontpellier atteignent les 40 000 habitants. Autour de leurshalle et beffroi, Gand, Ypres, Arras, Caen, Tours, Angers,Nantes grossissent de façon impressionnante et ne tardent pas àobtenir charges et franchises qui sont autant de signes de leurindépendance par rapport au pouvoir seigneurial. La Libertés’avère effectivement dès les origines une des valeursfondamentales du nouveau paradigme :

« L’épisode des foires de Champagne est symptomatique : menacéesd’une captation par les monarques français, les routes commercialescontournent l’obstacle sans tomber dans l’escarcelle d’un autrepouvoir. Les villes européennes n’ont de cesse de négocier leurautonomie, se gagnant le soutien des rois contre les seigneursféodaux, jouant les princes contre les monarques.22 »

22 De la Vega, « Les villes à la conquête du monde », Villes mondiales, les nouveauxlieux de pouvoir, Les Grands dossiers des Sciences Humaines, n°17, janvier-février 2010, p.23.

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Durant cette période, les échanges ne cessent de s’intensifierentre villes du Nord et villes du Sud : le sel poitevin estexporté en Angleterre et à Hambourg, les vins d’Aunis et duPoitou en Flandre, Marseille devient l’un des principaux portsde transit des draps. Parallèlement, en 1252, Florence et Gènesinstaurent le florin et le génois d’or et, en 1284, Venise, leducat d’or, monnaies qui serviront de référence à toutel’Europe. C’est aussi une époque où se propagent de plus enplus l’usage de la rente et de nouvelles techniques de créditcomme les reconnaissances de dettes négociables, les créancespayables sur une autre place et les lettres de change(Marseille, VI, 1997, 39, 45). La littérature se fait bien sûrécho de cette évolution. La lexie « valeur » y apparaît de plusen plus souvent avec une signification pécuniaire : « la valeurluy en fut rendue en argent (Amyot) » (Greimas, 2001), « avoit sonpartaige en assez bonne valleur, car il y prenoit tailles et aydes (Comm) » (Ibid.),etc.

Cependant trois siècles plus tard, dans le DictionnaireFrançais Latin de Robert Estienne, très peu de traces de cettenouvelle acception. La plupart des lexies qui pourraient êtreinterprétées pécuniairement sont employées au sens figuré :« Quantiuis pretii homo », « Trioboli homo », « Minimipretii ». Quand la valeur d’un objet est évoqué, les adjectifsutilisés se réfèrent plus à son utilité et à sa solidité qu’àson prix : « Instrumentum […] exiguum », « Friuolum, Exile »,« tenuis praeda », « perinfirmus ». Seuls « mendicum » et« vilis » semblent avoir un rapport avec le nouveau paradigmemais l’un et l’autre sont si chargés de connotations qu’ilserait certainement réducteur de les limiter à la seuleacception pécuniaire. Quant à l’expression « Aestima harumrerum omnium pretia », elle est très ambiguë et peut fort biens’interpréter figurativement. Même constat dans Le Thresor de lalangue française de Nicot en 1606. Dans le Richelet, le nouveauparadigme apparaît certes mais la définition pécuniaire estbeaucoup plus courte que la définition féodalo-aristocratique,la lexie « valeur » n’est censée être utilisée que pour leschoses et le seul exemple utilisé est dévalorisant : « C’estune chose de nule, ou de peu de valeur ». Comment comprendreces faits alors qu’évidemment le commerce, même s’il a connudes hauts et des bas, n’a cessé de se développer depuis leXIIIe siècle et que, comme le prouvent les œuvres littéraires,

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l’acception pécuniaire, elle, s’est de plus en plus imposéedans l’usage ?

La réponse se trouve dans le rapport du Moyen Age àl’argent. La religion est à l’époque la référence absolue ordans de nombreux passages de l’Ancien Testament, seuls les impiesrecherchent le profit, et la prière que le Christ confie auxhommes dans les Evangiles est sans équivoque : « Donne-nousaujourd’hui notre pain de ce jour23 ». Quant aux lettres de SaintPaul, puisque écrites à une période où les chrétiens pensentque la fin du monde est pour demain, elles ne s’intéressent pasdu tout à la question. Tout le Moyen Age est l’écho de cedédain. Dès la première moitié du XIe siècle, le moinebourguignon Raoul Glaber dans ses cinq livres d’Histoires écritpar exemple en parlant de l’amour des richesses : « Cette pestea sévi en long et en large parmi tous les prélats disséminéespar le monde. Le don gratuit et vénérable du Christ seigneurtout-puissant, ils l’ont converti, comme pour rendre plus sûreleur propre damnation, en un trafic de cupidité » (Marseille,V, 1997, 93). Même discours un siècle plus tard dans la bouchede saint Bernard : « O vanité des vanités, mais encore plusfolie que vanité ! L’église scintille de tout côté, mais lepauvre a faim ! Les murs de l’église sont couverts d’or, lesenfants de l’Eglise restent nus…24 ». Quant à saint Thomasd’Aquin, il associe à la recherche du profit rien de moins quele substantif « turpido ». L’interdiction de l’usure est sansdoute la manifestation la plus visible des réticences del’époque face à l’argent. « Nummus non parit nummos » (« l’argentne se reproduit pas »), écrit le même saint Thomas d’Aquin quiaffirme : « La monnaie […] a été principalement inventée pourles échanges, ainsi son usage propre et premier est d’êtreconsommée, dépensée dans les échanges. Par suite, il estinjuste en soi de recevoir un prix pour l’usage de l’argentprêté ; c’est en cela que consiste l’usure » (Marseille, VI,1997, 39-40).

Pourtant insensiblement le rapport à l’argent va évoluer.Se met d’abord en place toute une spéculation intellectuellesur le concept de « juste prix ». La plupart des théologienss’accordent pour estimer que celui-ci doit correspondre à lavaleur de la chose, toute la difficulté consistant bien sûr à

23 Réflexion de Weber, L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme, Champs, Flammarion, 2000, p. 141.24 Cité par Gimpel, Les Bâtisseurs de Cathédrales, Seuil, 1980, p. 10.

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préciser la valeur en question. Plusieurs critères sontrépertoriés. Certains reposent sur des éléments objectifs :

« la valeur de la chose déterminée selon la place occupée par celle-ci dans un ordre qui se veut naturel et hiérarchique, les coûts deproduction y compris le coût du travail25 ».

D’autres sur des éléments plus subjectifs comme l’utilité, ladésidérabilité, l’abondance, la rareté. Mais à chaque fois,pour être « juste », le prix doit être le fruit d’unereconnaissance collective,

« la reconnaissance par l’ensemble des opérateurs économiques,agissant sur la "place de marché", l’évaluation donnée par desexperts reconnus, ou celle proposée par les autorités publiques àtravers la fixation d’un prix légal. Des auteurs appartenant à diverscourants théologiques ou juridiques peuvent préférer un système auxautres (c’est le cas des nominalistes, qui soutiennent la fixationlégale du prix) ; mais tous s’accordent sur le principe régissantl’ensemble de ces critères de reconnaissance de la valeur, c’est-à-dire l’estimation commune » (Martina, 2002, 1150-1151).

Il ne faudrait pas croire que le prix d’un produit est pourautant fixe. Un écart entre deux produits équivalents estpossible,

« dans tous les cas où le vendeur serait pénalisé du fait d’une venteeffectuée sous une pression particulière de la part de l’acheteur. Unprix supérieur au juste est alors légitime du fait que, avec lachose, le vendeur vend aussi la privation subie » (Ibid.).

Les canonistes théorisent trois cas justifiant les écarts deprix, le damnum emergens, le lucrum cessans et le periculum sortis. Lepremier justifie l’augmentation du prix de vente par une perteréelle due à cette vente, le second par un manque à gagnerpossible et le troisième par le fait de risquer son capital(Ibid.). Nous voyons donc ici qu’en aucune façon prix et valeurne sont des synonymes. Seul « le juste prix », reconnucollectivement et satisfaisant aux critères ci-dessus,correspond à la valeur du produit.

Il est intéressant de remarquer que ce concept de « justeprix » va perdurer jusque dans les dictionnaires de la fin duXVIIe siècle. La définition du Furetière commence par exemplepar « Estimation d’une chose à son juste prix. » La25 Martina, « Prix », in Dictionnaire du Moyen Age, sous la dir. de Gauvard, de Libera, Zink, « Quadrige », PUF, 2002, p. 1150-1151.

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reconnaissance « par l’ensemble des opérateurs économiques,agissant sur la "place de marché" » ou par des « expertsreconnus » semble de même être restée longtemps un critèredéterminant puisqu’on peut lire dans ce même dictionnaire :« Les promesses pour valeur receuë se négocient sur la place &sont de la juridiction des Juges Consuls. »

Grâce à l’armement spéculatif décrit ci-dessus, l’argentva, durant le Moyen Age, peu à peu perdre de son immoralitéintrinsèque, ce qui fera évoluer les pratiques. Ainsi, lescontrats de location et certaines rentes viagères seront jugéscomme licites. De même, des formes indirectes de prêts àintérêt comme la lettre de change seront de plus en plustolérées. Enfin, dans les cas de damnum emergens, lucrum cessanset periculum sortis, l’investissement lucratif par le biais debanque et de société sera accepté26. La moralisation duparadigme fera un pas de plus quand la confrérie religieuse des« pauvres chevaliers du Christ » deviendra elle-même unevéritable banque de dépôts (Marseille, VI, 1997, 40-41) etquand, surtout, les ordres mendiants offriront aux riches unmoyen de concilier « la bourse et la vie éternelle » (Ibid.). Lacréation du purgatoire lève un dernier obstacle àl’irrésistible ascension de l’argent. Un usurier s’il serepent, serait-il sur son lit de mort, peut être sauvé del’Enfer éternel27.

Pourtant, toutes ces mesures ne sont et ne restentqu’accommodement et pragmatisme purs. La majorité des gens aencore par rapport à l’argent une attitude que Weber dansL’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme qualifie de traditionaliste.Non attirés par des gains supplémentaires, ils cherchent justeà gagner le nécessaire pour vivre. Même les plus groscommerçants ou banquiers au summum de leur fortune estiment que« leur action présent[e] un caractère d’indifférence à la moraleou s’avér[e] même contraire à la morale » (Weber, 2000, 123).Pratiquer le commerce en détail reste d’ailleurs, pendant toutl’Ancien Régime, un motif de dérogation : « Il est censé êtremesquin et conduire inévitablement au mensonge et à latromperie, incompatibles avec la loyauté exigée des nobles »(Jouanna, 1996, 64). Weber conclut : « lorsque la doctrine se

26 Boureau, « Usure », in Dictionnaire du Moyen Age, sous la dir. de Gauvard, deLibera, Zink, « Quadrige », PUF, 2002, pp. 1422-1423.27 Le Goff, La Naissance du purgatoire, « Folio », Gallimard, [1981], 1991.

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fit plus tolérante encore, comme chez Antonin de Florence, lesentiment qu’une activité orientée vers le profit comme une finen soi était fondamentalement répréhensible (pudendum) nedisparut jamais tout à fait » (Weber, 2000, 121). La nonreconnaissance officielle de ce nouveau paradigme dans lespremiers dictionnaires est la preuve que cette honte perdura aumoins jusqu’au XVIIe siècle.

Il faut en fait attendre Luther pour que la situationcommence à évoluer. Adaptant certaines thèses des mystiquesallemands (notamment Tauler), il remet en cause l’ascèsemonastique et défend a contrario l’idée que le travailintramondain (« Beruf ») est « la forme la plus haute quepuisse revêtir l’activité morale de l’homme » (Ibid., p. 134).Dans ses rapports avec l’argent, Luther reste cependant encore« traditionaliste ». Il s’en prend à l’usure, aux prêts àintérêt, au profit capitaliste et défend le vieil argument dela non-productivité de l’argent. Estimant aussi que laprofession de chaque individu est le fruit de la Providence, ilintime de ne pas en changer et d’accepter sans rechigner saplace et son rang.

C’est avec la théorie de la prédestination que levéritable renversement a lieu. Contrairement aux catholiquesqui pensent être sauvés par une accumulation progressived’actions méritoires isolées, voire, comme nous venons de lerappeler, par un revirement final, les calvinistes estiment queleur sort est totalement entre les mains de Dieu. Les élusseront peu nombreux mais il existe des signes d’élection. Lepremier d’entre eux est le fait d’avoir une vie sainte. Unetelle vie n’étant possible qu’en s’imposant « une méthodeconséquente de conduite » (Ibid., 191), les puritains se mettentà rationaliser de plus en plus leur comportement, à gaspillerle moins possible leur temps, à fuir tout ce qui détourne dutravail (paresse, oisiveté, détente, trop long sommeil, etc.),à cultiver en eux contrôle de soi, examen de conscience,sérieux, efficacité, persévérance et opiniâtreté.

Un changement significatif dans le rapport à l’argent s’ensuit. Calvin déjà, contrairement à Luther, estime que larichesse n’est pas incompatible avec le statut de prêtre. Aucontraire, elle leur donne un certain prestige qui faciliteleur tâche. Il autorise aussi les placements avec intérêt. Lesmétaphores utilisées par les théologiens qui lui succèdent

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confirment cette nouvelle orientation. Il n’est pas rare dansleurs sermons ou traités de voir Dieu comparé à un« shopkeeper » et l’homme à un client. Baxter explique de mêmel’invisibilité de Dieu par l’exemple du commerce parcorrespondance (Ibid., 202). Mais surtout, selon les puritains,on reconnaît ce qui est glorifiant pour Dieu à ses fruits. Ladivision du travail, la spécialisation des métiers s’avèrentplus rentables, servent le bien commun, c’est donc qu’ils sontvoulus par Dieu. Plus que cela

« lorsque le Dieu que le puritain voit à l’œuvre dans toutes lescirconstances de la vie indique à l’un des siens une chance deprofit, il le fait dans une intention précise. Par suite, le chrétienqui a la foi doit suivre cet appel et saisir la chance qui s’offre àlui » (Ibid., 266).

A la même époque, « Le livre de Job » et la parabole destalents des Evangiles sont commentés dans ce sens. S’enrichirdevient pour les puritains un deuxième signe d’élection maisaussi un devoir, un commandement. L’homme est vu comme unesorte d’intendant dont la tâche première est de fructifier, demultiplier les biens de son maître. Plus que cela, puisquel’argent gagné ne doit pas servir à la jouissance, puisque letravail sans relâche est tenu pour la meilleure ascèse, lespuritains sont « condamnés » à épargner et à investir. Ce qui apour conséquence de les enrichir encore plus et donc de lesconfirmer dans leur choix de vie. Socialement parlant, ce refusde la jouissance et du gaspillage, cette détermination àrentabiliser ses biens est en opposition totale avec lespratiques de l’aristocratie. A l’aristocratie du sang est entrain de faire place une aristocratie morale. Inutile derappeler que c’est à cette même époque que le premier paradigmeque nous avons étudié commence sérieusement à chanceler. Unmonde est en train de faire place à un autre.

« Décollage » du paradigme

Les dictionnaires du XVIIe siècle contiennent quelquestimides traces de ce revirement. Par exemple, pour la premièrefois, dans le dictionnaire de Richelet, la nouvelle acceptionprend la première place. Un pas important vient d’être franchi.Pas confirmé dans la première édition du Dictionnaire de l’Académie où

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plus de lignes sont consacrées à ce paradigme qu’au précédent.Le nombre d’acceptions de la lexie « valeur » ne cesse aussi decroître. La définition du Furetière se divise par exemple entrois parties dont deux sont marquées typographiquement par lareprise en capitales de cette même lexie. Dans ce dictionnaireapparaissent les expressions « valeur reçeue », « en valeur »et surtout les significations, par rapport au Richelet,s’élargissent : « se dit aussi de toute autre estimation quecelle de l’argent », « se dit absolument pour signifier ce quiest précieux. » La première édition du Dictionnaire de l’Académieamplifie ce phénomène. La définition se divise cette fois enhuit paragraphes et, surtout, dans ce même ouvrage,l’utilisation de l’adverbe axiologique « bien » et larépétition du semi-auxiliaire « devoir » (même s’il est encorecertainement plus aléthique que déontique) signalent un débutd’inflexion morale :

« On dit pareillement, qu’Une terre, qu’une ferme est en valeur,Quand elle est bien cultivée & en estat de rapporter ce qu’elle doitproduire. Et en ce sens, on dit, Mettre, remettre une terre, une ferme, des bois,des vignes en valeur pour dire, Les restablir en sorte qu’elles rapportentce qu’elles doivent rapporter. »

La dernière définition de ce dictionnaire révèle aussi unfacteur ayant sûrement joué un rôle important dans lapropagation du nouveau paradigme : « En matiere de Finance, onappelle, Non valeurs, Certaines parties des tailles ou autresimpositions qu’on n’a pû lever. » L’énallage final, euphémismeprotecteur, fait bien sûr référence à la politique absolutistede Richelieu, Mazarin puis Colbert. Plus que leursprédécesseurs, ces derniers ont cherché à conforter le pouvoirroyal en remplissant les caisses du royaume. Dans son« programme de réformation », Colbert n’écrivait-il pas « Jecrois que l’on demeurera facilement d’accord sur ce principequ’il n’y a que l’abondance d’argent dans un Etat qui fasse ladifférence de sa grandeur et de sa puissance » (Marseille, XI,1997, 38) ? Les chiffres parlent par eux-mêmes. En 1575, lesrecettes de l’état avoisinaient les 15 millions de livres, en1635, elles s’élevaient à 208 millions de livres (Marseille, X,1997, 74). De 1666 à 1681, les revenus du Domaine passent de1 160 000 francs à 5 540 000 francs (Marseille, XI, 1997, 39).Ces trois ministres rationalisèrent les prélèvements en faisantappel à des « partisans » et des « traitants » dont ils

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devinrent de plus en plus dépendants, ce qui ne fit que rendreplus prégnante et cruciale la question pécuniaire. En fondantson pouvoir sur ce renforcement économique, en faisant del’argent un levier de son action, la monarchie donne un signalfort : elle cautionne l’enrichissement, elle privilégie ledeuxième paradigme aux dépens du premier.

Les conséquences économiques de ces évolutions religieuseset politiques ne se font guère attendre. Au XVIIe siècle, laHollande, terre d’élection du puritanisme calviniste, grâce àson marché externe et aux céréales de la Baltique, se développeplus que jamais. L’Angleterre lui emboîte le pas et seshabitants, selon le mot de Voltaire, deviennent « les maîtresde la mer 28». Au siècle suivant, prenant ce pays comme modèle,arguant que « Le commerce qui a enrichi les citoyens enAngleterre a contribué à les rendre libres » (Ibid., 66), lesPhilosophes balayent le vieux modèle de « l’Honnête Homme » etle remplacent par celui du… Commerçant :

« Je ne sais pourtant lequel est le plus utile à un Etat, ou unseigneur bien poudré qui sait précisément à quelle heure le Roi selève, à quelle heure il se couche, et qui se donne des airs degrandeur en jouant le rôle d’esclave dans l’antichambre d’unministre, ou un négociant qui enrichit son pays, donne de son cabinetdes ordres à Surate et au Caire, et contribue au bonheur du monde »(Ibid., p. 67).

La dynamique engendrée est telle qu’elle fait vaciller lepremier paradigme. En 1701, un édit autorise les nobles àpratiquer, sans déroger, le commerce « sous balle et corde »29.En 1757, Coyer écrit un ouvrage intitulé Développement et défense dusystème de la noblesse commerçante, dans lequel il suggère de « Mettrel’oisiveté en action et l’indigence dans le chemin desrichesses », et les vingt dernières années de l’Ancien Régimevoient de plus en plus les nobles se mêler aux entreprisesminières et sidérurgiques (forges d’Anzin, de Cosne, usines deBelfort, mines du Creusot, etc.), c’est-à-dire

« celles qui bousculaient les formes traditionnelles del’exploitation familiale, sur le plan du financement en faisant appelà d’énormes associations de capitaux, sur le plan de la production et

28 Voltaire, « Dixième lettre, Sur le commerce », Lettres philosophiques, GF,Flammarion, 1984, p. 66.29 C’est-à-dire le commerce en gros, cf. Chaussinand-Nogaret, La Noblesse auXVIIIe siècle, Complexe, 1976, p. 129.

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de la productivité par le recours à un outillage perfectionné, auxtechniques les plus modernes, et par l’association aux entreprisesd’ingénieurs et de spécialistes qualifiés. Elle a su aussi, dans undomaine qui s’essoufflait, celui du grand commerce, ouvrir des voiesnouvelles, en s’associant parfois à des représentants du grand négoceet de la banque traditionnelle » (Chaussinand-Nogaret, 1976, 123).

En toute logique, des années 1700 aux années 1780, enFrance, la valeur courante du produit industriel et artisanalquadruple, les industries textiles enregistrent desprogressions spectaculaires, le tonnage global affecté au grandcommerce ne cesse d’augmenter, le commerce avec les Antillessucrières connaît une croissance fulgurante. Bordeaux voit lavaleur totale de son commerce multiplier par vingt et Nantess’enrichit en pratiquant de plus en plus intensivement lecommerce triangulaire (Marseille, XII, 1997, 41-55).

Avec ce dernier exemple, nous voyons que lespréoccupations morales sont en train de perdre du terrain. Lerecul de l’éthique ne se fait cependant pas en un jour. Ilcommence par une séparation du religieux et de l’économique.S’enrichir devient de moins en moins un devoir religieux et deplus en plus un devoir simplement moral. Un personnage commeFranklin est prototypique de cette phase. Fils de calviniste destricte observance, il n’est pas protestant comme son père maisdéiste. Il n’estime pas que gagner de l’argent, toujours plusd’argent, est un devoir religieux mais le moyen de donner dutravail à un grand nombre de personnes, le moyen de contribuerà l’essor démographique et commercial de sa ville et de sonpays. L’honnêteté (« Honesty is the best policy » Weber, 2000,247), l’assiduité, le sérieux, l’ardeur au travail, laponctualité, la constance, la tempérance, le pragmatisme maisaussi bien sûr le mérite, l’esprit d’entreprise, la libertésont ses valeurs de référence.

La morale, cependant, va, elle aussi, bientôt perdre duterrain. Déjà, Richelieu comme Mazarin, pourtant représentantsde l’Eglise, n’avaient guère montré de scrupules à puiser dansles caisses de l’état. Rappelons que la fortune du dernierétait estimée, à sa mort, à 40 millions de livres, soit lamoitié du budget de la France en 1661 (Marseille, X, 1997, 81).Mais surtout, dans les écrits même de Franklin, l’on voit bienque l’apparence de l’honnêteté, si elle rend les mêmes servicesque celle-ci, est amplement suffisante « et qu’un surplusinutile de vertu » n’est en fait qu’une « dépense improductive

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et condamnable » (Weber, 2000, 91). Il conseille, par exemple,dans son autobiographie non pas d’être humble mais d’avoir une« apparence » d’humilité. Nous le voyons, la morale n’a plusqu’une fonction pratique. Elle donne confiance aux potentielsclients et permet donc de s’enrichir. L’important n’est plusd’être éthiquement irréprochable mais de le paraître. Lessuccesseurs de Franklin s’embarrasseront encore moins descrupules. Seuls bientôt importeront la réussite commerciale,la conquête de nouveaux marchés, l’enrichissement personnel. Cen’est évidemment pas un hasard si en 1776, dans ses Recherchessur la nature et les causes de la richesse des nations, Adam Smith théorisejustement le fait de suivre uniquement son intérêt personnel.

Les dictionnaires témoignent de cette évolution. Nous ydétectons une hésitation constante entre approche morale ouamorale de l’argent. Dans la première édition du Dictionnaire del’Académie, la définition de « valeur » n’est plus par exemple,comme dans le Furetière, « Estimation d’une chose à son justeprix » mais « Prix d’une chose, ce qu’elle vaut. » Dans ce mêmedictionnaire, plusieurs des exemples confirment la remise encause du concept de « juste prix » : « Les vins ne sont point en valeur.Les perles, les diamans ne sont point presentement en valeur ». L’adverbe« présentement » en dit long sur l’évolution en cours. Pourtantdans la troisième édition du Dictionnaire de l’Académie (1740), nouspouvons observer un retour inattendu à la conception morale : «Valeur. s. f. Ce que vaut une chose suivant la juste estimationqu’on en peut faire ». Ce « retour en arrière » s’expliquepeut-être par l’affaire Law qui fut un véritable chocémotionnel et sembla donner raison aux partisans d’unemoralisation économique et d’un retour aux bonnes vieillespratiques de jadis, mais il est surtout le symptôme d’unepériode de transition. L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert,plus que tout autre dictionnaire, synthétise les tendances enprésence. D’une part, puisque le long article de Jaucourt estsous l’étiquette « valeur, prix. (Synonym.) », « valeur »devient explicitement et officiellement synonyme de « prix »,ce qui tend à faire disparaître toute dimension morale et celad’autant plus que les principes médiévaux du juste prixsemblent dans certains passages totalement battus en brèche :« La valeur est la regle du prix, mais une regle assez incertaine,& qu’on ne suit pas toujours ». Mais, d’autre part, cet articlecommence par une mise au point qui cherche à préciser ce quidifférencie les deux concepts de valeur et de prix et qui

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montre, implicitement, que la première est moralement biensupérieure à la seconde : « le mérite des choses en elles-mêmesen fait la valeur & l’estimation en fait le prix », « De deuxchoses celle qui est d’une plus grande valeur, vaut mieux, &celle qui est d’un plus grand prix, vaut plus. »

Il faut en fait attendre le XIXe siècle pour assister àla mort du « juste prix ». Bescherelle puis Littré expliquenten effet que la valeur est la « Qualité relative des objets envertu de laquelle on obtient, en échange de l’un, une plus oumoins grande quantité de l’autre. » Et surtout le Granddictionnaire universel du XIXe siècle de Larousse (1866-1877) ditexplicitement qu’ « Il n’y a pas de mesure absolue de lavaleur. La valeur d’usage des choses n’est rien de plus que lasomme des satisfactions positives qu’elles peuvent donner àcelui qui les consomme. »

« Vitesse de croisière »

Les vannes sont ouvertes, plus rien ne s’oppose aucapitalisme moderne. Idéologiquement, la bourgeoisie est entrain de l’emporter. Même les plus idéalistes font allégeanceau nouveau Dieu : « Oh ! argent que j’ai tant méprisé tu aspourtant ton mérite ; source de liberté, tu arranges millechoses dans notre existence » (Marseille, XIV, 1997, 82)s’exclame par exemple Chateaubriand. Le pouvoir ne tarde pasnon plus à s’incliner : Louis Philippe, roi bourgeois parexcellence, s’entoure de ministres banquiers (Laffitte puisPerier) et, en 1867, une loi stipule que « l’autorité ne doitpoint se mêler aux transactions privées » (Marseille, XV, 1997,51). L’interventionnisme étatique était déjà fustigé dansL’Encyclopédie : « bien que dans les lieux où elles [les monnaies]ont été fabriquées, & où l’autorité souveraine leur donnecours, elles soient portées dans le commerce sur un pié bienplus fort ; mais c’est un mal de plus dans l’état. (D. J.) » AuXIXe siècle, le phénomène prend plus d’ampleur que jamais. Undictionnaire comme le Trousset consacre par exemple 46 lignesaux impôts :

« Les divers impôts qui frappent les valeurs mobilières », « auxquelssont assujettis les titres d’action », « 3° l’impôt sur le revenu,

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établi par la loi du 19 juin 1872 et qui frappe chaque année […] et[…] et […] s’applique aussi  […] Il frappe en outre sur […]30 ».

Les connotations péjoratives omniprésentes, les répétitions duverbe « frapper » et le polysyndète final ne laissent guèreplaner de doute sur le point de vue du rédacteur. Notons aupassage que nous avons là une nouvelle confirmation que laliberté est une valeur première du paradigme. Adams Smith ferad’ailleurs de cette thématique le cœur de l’Economie classique.Rémusat synthétisera : « Soyons laborieux pour devenir citoyenset riches pour être libres » (Marseille, XV, 1997, 67).

En toute cohérence, Guizot lance en 1843 devantl’Assemblée son célèbre « Enrichissez-vous ». La recherche duprofit devient le principal moteur et objectif de la société.Les dictionnaires se ressentent de ce mot d’ordre. Les exemplesajoutés dans la sixième édition du Dictionnaire de l’Académiemontrent que l’utile et le rentable sont en train de devenirles maîtres mots : « Il a augmenté, doublé, triplé la valeur de ce bien par unemeilleure culture. Ce qui donne le plus de valeur à cette terre, ce sont les bois qu’ellecontient. » Le Grand dictionnaire universel de Larousse propose, quant àlui, un véritable cours pour expliquer dans quels cas uneproduction est économiquement justifiée ou non. Une dizained’années plus tard, Le Nouveau dictionnaire encyclopédique illustré deTrousset donne même des conseils pour négocier les valeursmobilières et pour recouvrer des valeurs perdues. Tout y est :le délai (« trois mois »), l’interlocuteur à saisir(« l’huissier »), les éléments à notifier (« le nombre, lavaleur nominale, le numéro et la série des titres perdus ») etmême le prix de l’insertion (« 50 centimes par numéro devaleur »). Boucicaut symbolise à lui tout seul cette évolution.Simple petit vendeur, il devient, avec sa femme, simpleblanchisseuse, le grand patron du Bon Marché. L’aristocratiefait place à la méritocratie. Le suffrage censitaire en est unepreuve vivante. Seul l’avis de ceux qui ont un grosportefeuille « vaut » quelque chose. Seuls ceux quis’enrichissent « méritent » de voter.

Conformément à la remarque de Weber, le capitalisme

« exige […] des outils de travail technique aux effetscalculables » (2000, 62), rationalisation et théorisationaccompagnent le mouvement. Au fur et à mesure des ouvrages, ladimension scientifique se fait de plus en plus sentir. Dans30 Souligné par nous.

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L’Encyclopédie, elle n’apparaît que par le biais d’acceptions nonpécuniaires. On a juste droit à un petit article d’hydrauliquesur « la valeur des eaux » dans lequel on apprend tout de mêmequ’« un muid d’eau contient 288 pintes mesure de Paris, & qu’onpeut l’évaluer à 8 piés cubes valant chacun 36 pintes 8e de288 ». Dans le Bescherelle, les extraits évoquant la valeurpécuniaire sont suivis par un très long développementmathématique. Cette juxtaposition est déjà en soi prophétique.Elle annonce le rapprochement entre les deux domainesqu’opérera, une vingtaine d’années plus tard, dans ses Elémentsd’économie théorique pure ou théorie de la richesse sociale, Walras, le pèrede la micro-économie. Dans le Larousse, la messe est dite :« Pour résoudre les questions importantes qui se rattachent àla valeur des choses, la science traditionnelle31 nous offredeux théories bien connues ». La démarche se revendique haut etfort comme logique : « L’existence de ce prix moyen est un faitqui, comme tout autre fait, a une cause ou une raison d’être ».Le lexique est celui des mathématiques : « nous décomposeronsle prix de chaque chose en plusieurs parties […]. Par là nousarriverons à une autre théorie, à une autre formule, celle desfrais de production. » De véritables lois apparaissent : « leprix est en raison inverse de l’offre et en raison directe dela demande ».

Un des exemples ajoutés dans la sixième édition duDictionnaire de l’Académie mérite aussi notre attention : « La valeur decette marchandise est fondée sur sa rareté ». Nous avons là un raccourciannonciateur d’une nouvelle orientation de la pensée :l’analyse abstraite des facteurs intervenant dans la variationdes prix. Avec Adams Smith, Ricardo, Say, etc. nous passons eneffet de l’âge de la pratique empirique à l’âge de laconceptualisation théorique. Toute une réflexion se met enplace sur ce qui fait la valeur de telle ou telle marchandise.Le Dictionnaire national ou dictionnaire universel de la langue française deBescherelle en est encore une fois un parfait écho. S’appuyantsur Condillac, il fonde d’abord la valeur des choses sur « leurutilité, ou, ce qui revient au même, sur l’usage que nous enpouvons faire. (Id.) La valeur des choses est fondée sur lebesoin. (Id.) ». Il reprend et développe ensuite l’influence dela rareté sur la valeur :

« Dans un lieu aride, un verre d’eau peut avoir une très grandevaleur ; sur le bord d’une rivière, il n’en a presque aucune. (Id.)

31 Souligné par nous.

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L’industrie donne de la valeur à quantité de productions qui sanselle n’en auraient pas. (Id.) La valeur de ces pierres brillantes,qui de tout temps ont été regardées comme des ornements précieux,n’est fondée que sur leur rareté et sur leur éclat éblouissant. (Id.)Le cuivre, l’argent et l’or, qu’on emploie dans les monnaies, ont,comme toutes les marchandises, une valeur fondée sur leur utilité ;et cette valeur augmente ou diminue à proportion qu’on les juge plusrares ou plus abondantes. (Id.) »

Les remarques ci-dessus et surtout l’exemple de l’eaupréfigurent étonnamment la « fonction d’utilité marginaledécroissante » des économistes marginalistes. Le Grand dictionnaireuniversel du XIXe siècle de Larousse va encore plus loin puisque nonseulement il cite explicitement le père de l’économie moderne(« Pour la trouver nous allons suivre la voie tracée par AdamSmith dans le sixième chapitre de son livre sur la richesse desnations ») mais contient une véritable bibliographie : « LeTraité d’économie politique de J.B Say ; les Œuvres de Ricardo ;Dumesnil-Marigny, Catéchisme d’économie politique ; J. A. Langlois,l’Homme et la Révolution. » La pensée économique est née et marque deson sceau les dictionnaires.

Autre signe révélateur, dès le premier quart du siècle, leparadigme s’institutionnalise. Il a droit à son temple : lepalais de la Bourse. Comme l’écrit Dumas, celui-ci devient « cequ’était la cathédrale au Moyen Age ». « Alors qu’en 1851, on ycotait 118 valeurs pour un montant global de 11 milliards, en1869, on en cote 307 pour un volume de 35 milliards »(Marseille, XV, 1997, 51).

Suivant les préconisations de Saint-Simon, Napoléon III,en favorisant l’investissement, donne encore plus d’ampleur auphénomène. Posant les fondements de l’armature bancairemoderne, le Crédit foncier est fondé en 1852, le CréditIndustriel et Commercial en 1859, le Crédit Lyonnais en 1863,la Société Générale en 1864. L’usage de la monnaie de papierpuis du chèque est introduit par une loi en 1865. En conformitéavec tout ce qui précède, le fonctionnement de la Bourse estévoqué ou même développé dans le Trousset (1886), dans leHatzfeld, Darmesteter, Thomas, (1871-1888) ou dans la huitièmeédition du Dictionnaire de l’Académie (1932).

Weber insiste aussi sur le fait que la rationalisation ducapitalisme s’est matérialisée par « une juridiction aux effetscalculables et une administration régie par des règlesformalisées » (2000, 62). Dans les dictionnaires, cette

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dimension judiciaire et administrative, apparaît, nous l’avonsvu, dès le Furetière. Elle se confirme plus que jamais au XIXe

siècle. Nous apprenons par exemple dans le Bescherelle(1856) que « Les mots valeur reçue ne sont pas suffisants d’aprèsla jurisprudence ; il faut ajouter ceux-ci : en espèces, enmarchandises, en compte ou tous autres équivalents ». Un peu plustard, le Littré, en abordant « la valeur-papier », faitexplicitement référence à l’administration des postes. Quant auTrousset, non seulement il contient des formules juridiques dutype « la date du dit exploit » mais il se réfère constammentau code du commerce et à la jurisprudence la plus récente :

« Les valeurs mobilières, admises à la cote journalière de la bourse,ne peuvent être négociées valablement que par l’intermédiaire desagents de change. Ce monopole est fondé sur l’article 76 du Code decommerce, et il est confirmé par la jurisprudence, notamment par unarrêt de la cour de cassation du 1er juillet 1885 (Aff. Force etPelletier) ».

Les dictionnaires reflètent aussi parfaitement laspécialisation et la technicisation progressives du nouveauparadigme. Dès L’Encyclopédie, par exemple, l’acception pécuniairese subdivise en sous-rubriques de plus en plus précises(« Comm. », « terme de lettre-de-change », « Monnoie ») et lesdéfinitions commencent à se condenser, à se conceptualiser. Atitre d’exemple, alors que, comme nous l’avons dit, la « non-valeur » était définie dans la première édition du Dictionnaire del’Académie comme « Certaines parties des tailles ou autresimpositions qu’on n’a pû lever », elle devient dans cet ouvrage: « une dette non exigible par l’insolvabilité du débiteur ».Nous avons aussi droit à tout un article sur la « Valeurintrinsèque ». La sixième édition du Dictionnaire de l’Académieemboîte le pas. Par rapport aux précédentes éditions, unarticle sur les valeurs nominale, réelle ou intrinsèque de lamonnaie a été ajouté et la technicisation se poursuit par unélargissement du lexique spécialisé (« valeurs mortes »,« Valeurs fictives », « valeurs en compte »). Même constat dansle Grand dictionnaire universel du XIXe siècle de Larousse (1866-1877) oùde nouveaux concepts surgissent (« valeur vénale », « valeurnégative », valeur positive », « valeur de travail », « valeurd’usage », etc.) et où un techno-langage économique semble mêmese mettre en place. L’exemple traditionnel de la 1ère édition duDictionnaire de l’Académie « Cette terre est en valeur » y est par

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exemple défini par « Etat de production en parlant des biens dela terre ». Nous pourrions tenir les mêmes propos pour leLittré qui s’appuyant sur un ouvrage de vulgarisation del’époque (la Banque rendue facile de P. Giraudeau) distingue : « 1°valeur reçue comptant 2° valeur en compte ; 3° valeur enmarchandises ; 4° valeur en moi-même ; 5° rarement valeurentendue ».

La sixième édition du Dictionnaire de l’Académie contient, quantà elle, une nouveauté de taille confirmant la spécialisation duparadigme. Pour la première fois, nous y relevons une lexiepromise à un long avenir : « Valeur en termes de Banques etd’Economie32 politique ». Il faudra cependant attendre leBescherelle, soit encore une vingtaine d’années, pour voirapparaître une rubrique intitulée  « Econ. polit. ».

Intégrant la pensée de ces auteurs, le Larousse définitalors la lexie « valeur » comme aucun autre dictionnaire nel’avait osé auparavant. Le « Ce que vaut une chose, suivant lajuste estimation qu’on en peut faire » de la sixième édition duDictionnaire de l’Académie devient « Prix qu’on attache à une chose,à une personne, en raison de son utilité ». Non seulement« valeur » est devenu pleinement et totalement synonyme de« prix » mais pour la première fois « prix » est associé à« personne ». La vie humaine est à son tour marchandisée. Nousretrouvons l’idéologie qui était larvée derrière le suffragecensitaire : les hommes, selon leur utilité, ont plus ou moinsde valeur. Quelques lignes plus loin, même si la tonalitéhumoristique permet de garder encore un peu de distance avecles propos tenus, une citation de Mme Necker conduit à unevision du monde avoisinante : « Les hommes sont comme lesmonnaies, il faut les prendre pour leur valeur, quelle que soitleur empreinte ». Si l’on ajoute à cela le « Toute valeur naîtdu travail » de Proudhon qui suit, il n’est pas difficile dedeviner que Ricardo et sa « loi de la valeur travail » sontpassés par là. La valeur d’une marchandise ne dépend plus de sarareté ou du désir personnel du consommateur mais de laquantité de travail directe et indirecte qu’il a fallu pourproduire cette marchandise. Certes des citations de Rousseau etde Dumouriez nuancent le propos mais toute la réflexion quisuit sur la rentabilité qui exige un « prix de revient, expriméen peines ou en efforts », inférieur à la valeur d’usage et

32 Souligné par nous.

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sur le travail qui constitue « relativement à la valeur d’usageune véritable valeur négative » prouve que ce qui n’était quemoyen est devenu fin. Ce n’est plus le marché qui sert àsatisfaire les besoins matériels des hommes mais les hommes quiservent à satisfaire l’appétit insatiable du marché. Balayantsur son passage mauvaise conscience religieuse et scrupulesmoraux, « l’utopie du marché autorégulateur33» triomphe et cen’est évidemment pas un hasard si les dates que Polanyi proposepour délimiter cette période (1830-1930) correspondentparfaitement à celles des dictionnaires que nous sommes entrain d’analyser. Les conséquences de cette marchandisationgénéralisée seront énormes. Calvin estimait que le « peuple »devait être maintenu en état de pauvreté pour rester obéissantà Dieu. Les négociants hollandais sécularisèrent sa pensée enaffirmant que les hommes ne travaillent bien que sous lacontrainte. Le nouveau paradigme s’accapare sans complexe lapensée des uns et des autres : payer trop cher un salarié,c’est lui enlever une bonne part de sa contrainte et doncl’inciter à moins travailler (Weber, 2000, 296). Le prolétariatest né.

« Turbulences » ?

En cette fin du XIXe siècle, tout semble donc s’acheter ycompris, comme le montre le Littré, ce qui dans la traditionjudéo-chrétienne se devait par excellence d’être gratuit, leservice : « La valeur doit être définie le rapport quis’établit par l’échange entre deux ou divers produits ouservices, LEVASSEUR, Cours d’Econom. P. 47 » Même constat pourl’immatériel : « Valeur intellectuelle, morale, prix qu’onattache à une chose intellectuelle, morale ». Cependant, lesens figuré qui peut ici être donné à la lexie « prix » annonceune inflexion que confirme quelques lignes plus haut unecitation de Condillac : « On voit que si l’art de mettre envaleur les terres avait fait les mêmes progrès que l’art demettre l’argent en valeur, nos laboureurs ne seraient pas aussimisérables qu’ils le sont. CONDIL. Comm gouv. I, 17 » Certescette citation montre que l’argent a pour les spéculateurs bienplus de « valeur » que le bien-être des laboureurs mais elle

33 Polanyi, La Grande Transformation, « Bibliothèque des Sciences Humaines », Gallimard, [1944], 1983.

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révèle aussi que l’énonciateur est scandalisé par cet état defait. Nous retrouvons ce même refus de l’économique pur dans ledernier exemple de la huitième acception : « En fait de sentiments, cequi peut être évalué n’a pas de valeur, CHAMFORT, Max et pens. VI. ».

Autre signe de vacillement, dans le Dictionnaire général de lalangue française d’Hatzfeld, Darmesteter et Thomas (1871-1888), leparadigme que nous sommes en train d’étudier n’occupe plus lapremière place mais la seconde. Enfin, dans la huitième éditiondu Dictionnaire de l’Académie, (1932), contre toute attente,réapparaît mot pour mot la définition de l’édition de 1832 où« valeur » n’est pas associé à « prix » mais à « juste34

estimation ». Quant à la rubrique « banque et économiepolitique », loin de trôner en début d’article, elle suit deuxdéveloppements sur les mathématiques et la musique. Commentcomprendre ces inflexions ? Certes par la prise de consciencede l’aliénation du prolétariat, par l’influence de la pensée deFourier, Saint-Simon, Proudhon, Marx, par les textes d’Hugo, deZola et bien d’autres, par les sarcasmes de Flaubert et deRimbaud, par le scandale de Panama, par la faillite del’emprunt russe, par les réflexions de Veblen35 sur la vie dela classe oisive, par celles de Simmel36 sur la dissolution desvaleurs que peut entraîner l’argent, par le nouveau libéralismede John Stuart Mill, par ce que les économistes ont appelé « lefordisme », par la révolution de 1917 mais aussi par la montéeen puissance d’un troisième paradigme qui d’ailleurs n’est passans lien avec tous les faits précités.

III) LE PARADIGME DEMOCRATIQUE

« Démarrage » du paradigme

Nous pouvons peut-être déceler des traces de ce nouveauparadigme dès le Furetière dans lequel nous pouvons lire, « Sedit aussi de tout autre estimation que celle de l’argent » etcela d’autant plus que cette distinction entre valeurpécuniaire et valeur non pécuniaire est accentuée par laprésentation typographique. Cependant, les remarques

34 Souligné par nous.35 Veblen, Théorie de la classe oisive, « Tel », Gallimard, [1899], 1979.36 Simmel, Philosophie de l’argent, « Quadrige », PUF, [1900], 2007.

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définitoires révèlent un flottement indéniable et ramènentassez rapidement au pécuniaire : « On dit […] qu’une chose esten valeur, pour dire qu’on la vend bien. » A cause de lapolysémie de l’adjectif, le paragraphe qui suit est tout aussiambigu : « se dit absolument pour signifier ce qui estprécieux ». S’y mélangent, sans qu’il soit véritablementpossible de les séparer, dimension pécuniaire et dimensionartistique : « On luy a pris un diamant de valeur. Il a desmeubles de valeur. Tous les tableaux de ce cabinet sont devaleur ». Dans la première édition du Dictionnaire de l’Académie estaussi présent, en avant dernière position, juste avant la lexie« non valeur », un développement qui ne se relie vraiment quetrès indirectement au paradigme bourgeois : « se dit aussi, Del’estimation qu’on fait à peu près de quelque espace de lieu oude temps, & de quelqu’autre chose que ce soit. Nous avons fait ennous promenant la valeur de deux lieuës, il n’a pas esté à l’Eglise la valeur d’uneheure, il n’a beu la valeur d’un verre de vin ». La distance, le temps, lacontenance ont des valeurs. Autrement dit, un élément matérielou immatériel peut avoir une valeur en soi. Cependant, commedans le dictionnaire précédent, les indéfinis « quelqueespace », « quelqu’autre chose » montrent bien que nous sommesencore au royaume de l’imprécision et de l’approximation.Elargissement du paradigme bourgeois, avènement d’un nouveauparadigme, mélange de ces deux paradigmes ? Il est biendifficile de faire objectivement la part des choses.

C’est pourquoi le véritable acte de naissance du nouveauparadigme nous semble plutôt se trouver dans la troisièmeédition du Dictionnaire de l’Académie (1740) où deux acceptionstotalement nouvelles apparaissent :

« En musique, on appelle, Valeur, La durée que doit avoir chaquenote relativement à la figure. La valeur d’une blanche est la double valeur d’unenoire.

Il se dit aussi, en parlant De la juste signification destermes suivant l’usage reçû. Cet homme n’entend pas la valeur des termes dont ilse sert. »

Certes, ces deux définitions sont en fin d’article mais si l’onajoute le fait qu’elles se suivent et précèdent celle sur ladistance, le temps et la contenance, nous voyons qu’un nouvelensemble cohérent est en train de se créer. En effet, à chaquefois, les éléments désignés tirent leur valeur d’eux-mêmes. Lavaleur que l’on peut induire de ces acceptions n’est ni lecourage, ni la fierté, ni la distinction. Elle n’est pas plus

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le rentable, l’utile ou le sérieux mais plutôt une valeur quel’on pourrait qualifier d’intrinsèque. Le fait que ce nouvelensemble occupe dix-sept lignes sur quarante et une preuve quele phénomène observé n’est pas qu’anecdotique. Pour rappel,dans ce même dictionnaire, le paradigme féodalo-aristocratiquen’a déjà plus droit qu’à six lignes.

Pour bien comprendre ce qui est en train de se passer, ilest nécessaire de mettre en parallèle ces nouvelles acceptionset les écrits de Shaftesbury et Hutcheson, écrits qui, comme lefait remarquer Todorov, vont générer quelques années plus tard(1750), dans un essai d’Alexander Baumgarten, l’apparitiond’une lexie promise à un long avenir, la lexie « esthétique ».Bien sûr, depuis toujours les hommes ont apprécié la beautémais elle n’était pas une fin en soi :

« Le paysan peut admirer la belle forme de son outil agricole, maiscelui-ci doit avant tout être efficace. Le noble apprécie lesdécorations de son palais, mais il leur demande d’abord d’illustrerson rang aux yeux de ses visiteurs. Le fidèle est enchanté par lamusique qu’il entend à l’église, par les images de Dieu et des saintsqu’il y voit, mais ces harmonies et ces représentations sont mises auservice de la foi. 37 »

L’utilitaire et le rationnel, valeurs essentielles du paradigmeprécédent, vont soudain faire place au gratuit et au sensible :

« Le fait nouveau, surgissant dans l’Europe du XVIIIe siècle, serad’isoler cet aspect secondaire d’activités multiples, et de l’érigeren incarnation d’une seule attitude, la contemplation du beau,attitude d’autant plus admirable qu’elle emprunte ses attributs àl’amour de Dieu » (Ibid.).

Cette dernière remarque de Todorov révèle que, comme lesdeux précédents, le nouveau paradigme passe par une phase desacralisation. Shaftesbury, dans sa Lettre sur l’enthousiasme, estimeeffectivement que l’enthousiasme est le signe d’une présencedivine chez l’artiste38. Cette sacralisation est confirmée parle fait que pour la première fois des lieux ne tarderont pas àêtre entièrement « consacrés » aux oeuvres :

« Pour les tableaux, on installera des salons, des galeries, desmusées : le British Museum ouvre ses portes en 1733, les Uffizi et leVatican en 1759, le Louvre en 1791. La réunification en un seul lieude tableaux […] les réserve maintenant à un usage unique : celui

37 Todorov, La littérature en péril, Flammarion, 2007, pp. 41-42.38 Bréhier, Histoire de la philosophie, « Quadrige », PUF, 2004, p. 976.

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d’être contemplés et appréciés pour leur seule valeur esthétique »(Todorov, 2007, 44).

Cependant Shaftesbury et Hutcheson sont avant tout desmoralistes. L’un et l’autre se rattachent au platonisme etd’ailleurs le titre d’un des ouvrages de Hutcheson rapprochesymptomatiquement Beau et Bien : Recherches sur l’origine de nos idées debeauté et de vertu. L’un et l’autre s’opposent aussi au pessimismede Hobbes et au rationalisme de Locke. Ils postulentl’existence en tout homme d’un moral sense naturel. Hutchesontente de prouver ce moral sense par le jugement désintéressé que

« nous portons sur des actions ou plutôt sur la personne même qui lesa accomplies ; sans quoi, "nous aurions les mêmes sentiments pour unchamp fertile que pour un ami généreux […] ; nous n’admirerions pasplus une personne qui a vécu dans un pays ou un siècle éloignés quenous n’aimons les montagnes du Pérou […] ; nous aurions la mêmeinclination pour les êtres inanimés que pour ceux qui sontraisonnables"» (Bréhier, 2004, 1009-1010).

Il estime, et c’est important pour notre propos, que ce sensmoral n’a ni un fondement religieux ni un fondement social.Preuve en est, nous méprisons les traîtres à leur pays etadmirons les ennemis généreux. Autrement dit, contrairement àHobbes qui ne voyait dans l’homme qu’égoïsme, Shaftesbury etHutcheson sont en train de nous dire que tout être a uneinclination pour le bien. Autrement dit encore, l’Homme n’estpas un pitoyable Adam éternellement pécheur, un loup qui doitêtre amené de force à la vertu par une contrainte extérieuremais bel et bien un être qui a une valeur intrinsèque. Lapensée de ces philosophes aura une forte influence au XVIIIe

siècle et Diderot d’ailleurs en sera un des passeurs puisqu’iltraduira en 1745 l’Essai sur le mérite et la vertu de Shaftesbury.

La définition de la lexie « valeur » de L’Encyclopédie deDiderot et d’Alembert se ressent de cette conception. Certes,il n’y est pas encore question, en ce qui concerne les hommes,d’une valeur autre que la valeur féodalo-aristocratique maisnous y découvrons un long article de Rousseau intitulé « VALEURDES NOTES ». La musique devient sujet d’intérêt, non pas entant que serviteur de l’Eglise ou du pouvoir mais en tantqu’elle-même. Au sein de cet article, les notes s’avèrent avoirune valeur, une valeur qui leur est propre, une valeurintrinsèque. Certes, le texte de Rousseau n’est pas premier, ilsuit un développement de Jaucourt sur l’acception pécuniaire,

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mais, déjà, il est beaucoup plus long que ce dernier et surtoutil précède plusieurs développements sur les lettres de change,la monnaie ou la bravoure perdue. La sacralisation y estprésente par le fait qu’au-delà du purement technique, Rousseauvoit dans le rythme et la mesure rien de moins que « l’ame » dela musique.

« Décollage » du paradigme

Dès cet ouvrage, le paradigme semble aussi commencer às’élargir. Les notes et les mots ne sont plus les seulséléments à posséder une valeur intrinsèque. Nous l’avons vu, unélément naturel comme l’eau a aussi sa propre valeur.Confirmant le processus engagé, la cinquième édition duDictionnaire de l’Académie (1798) démultiplie, quant à elle,l’acception linguistique en la doublant d’une dimensionrhétorique : « On dit figurément, Donner de la valeur à ce qu’on dit,pour, Prononcer d’une manière qui rend l’auditeur attentif. »De plus, contrairement à ce qui se passait dans l’éditionprécédente où « valeur » semblait de plus en plus se réduire àson acception économique au point que la seule exceptionmentionnée était considérée comme familière et était précédéed’une réserve, nous pouvons observer un mouvement inverse :« On dit aussi dans un autre sens, Attacher de la valeur. Il ne faut pasattacher beaucoup de valeur à cela. Il ne faut pas en faire grand cas ».Le sens propre s’élargit à tous ses sens figurés. La valeurn’est plus seulement attribuée à une marchandise, à un bien,mais à des paroles, à des actes qui n’ont pas été exécutés dansle but d’une rétribution financière.

Les dictionnaires du XIXe siècle amplifient le mouvementobservé. La peinture s’empare à son tour de la lexie« valeur ». On lit par exemple dans le Bescherelle : « Peint.Degré d’élévation, effet d’un ton de couleur relativement auxtons avoisinants. » La sculpture suit une vingtaine d’annéesplus tard, dans le Littré : « Valeur se dit aussi en sculpturepar rapport aux formes ». Il faudrait ajouter que si la part deplus en plus importante donnée aux mathématiques doit être,comme nous l’avons vu, reliée au paradigme précédent, cetteexpansion peut être aussi lue comme un élargissement du nouveauparadigme et cela d’autant plus que contrairement par exemple àla physique ou à la biologie, les mathématiques se revendiquent

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comme sciences non appliquées, comme domaine trouvant sa valeuren lui-même. Le Larousse introduit quant à lui une thématiquecomplètement inattendue, celle du turf. La valeur y est définiecomme « Intérêt pécuniaire attaché à une course ». Cet exempleest intéressant parce qu’il montre qu’avant de prendre sapropre autonomie, bien souvent, le nouveau paradigme se mêle àl’ancien et essaime dans toutes les directions.

Ce n’est que dans une phase suivante qu’il s’unifie,trouve ses frontières, se solidifie. Si nous le comparons auxdeux paradigmes précédents nés respectivement avant le Xe

siècle et aux alentours du XIIIe siècle, le paradigme que nousétudions est en fait tout jeune et, comme le prouve le méli-mélo des dictionnaires contemporains certainement encore bienloin d’être totalement affermi. Cependant, il semble possiblede détecter dès les dictionnaires du XIXe siècle une tendance,un mouvement, vers l’affermissement. Dans Le dictionnaire français etgéographique de Babault (1836), par exemple, les définitionsétant à chaque fois courtes, le rédacteur, obligé d’aller àl’essentiel, propose le texte suivant :

« VALEUR, s. f. Prix d’une chose, ce qu’elle vaut, équivalent, --,durée d’une note. T. de mus. – des mots, leur acception, leursignification précise. Terre en --, terre cultivée, ensemencée. T.d’agric. --, bravoure, vaillance. »

Nous retrouvons les trois paradigmes que nous avons détectés.Sans surprise, le paradigme bourgeois a la première place et leparadigme féodalo-aristocratique la dernière mais lesdifférentes acceptions du troisième paradigme, même si elles nesont pas encore réunies sous un concept unifiant, sont toutes àla suite les unes des autres et, en nombre de mots,l’emportent. Même constat un peu plus tard dans leBescherelle où les définitions mathématiques, musicale,picturale et linguistico-rhétorique se suivent. Le Littré estdivisé quant à lui en douze définitions. La première concernesans ambiguïté le paradigme féodalo-aristocratique, latroisième et la quatrième, toujours sans ambiguïté, leparadigme bourgeois. La deuxième assure en quelque sorte lepassage de l’un à l’autre. Les cinquième et sixième quicorrespondent respectivement à l’acception mathématique et auterme de turf font le lien avec le dernier paradigme. Par leurdimension rationnelle et leur utilisation comptable, les

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mathématiques sont liées au paradigme bourgeois. Le turf l’estaussi mais par la dimension pécuniaire. Cependant l’un etl’autre, nous venons de le voir, se rattachent aussi autroisième paradigme comme d’ailleurs les six définitions quisuivent. De ce point de vue, le Littré mérite donc bien saréputation, il est une parfaite matérialisation de laprogression socio-sémantique que nous venons de dégager. Etantdonné que huit définitions sur douze peuvent d’une façon oud’une autre être rattachées au nouveau paradigme, il confirmeaussi que ce dernier certes manque encore d’unité mais est belet bien en train de s’affirmer.

Parallèlement, et là encore vu le peu d’ancienneté duparadigme ce n’est qu’un début encore bien balbutiant, lesdéfinitions ne cessent de se spécialiser. L’article de Rousseausur la musique dans L’Encyclopédie est de ce point de vuetotalement précurseur. Les finalités de l’ouvrage expliquentsûrement ce fait. Mais même si cela est encore bien timide, lesdictionnaires du XIXe siècle suivent la voie tracée. Concernanttoujours la musique, le Littré par exemple s’appuyant sur leDictionnaire de plain-chant de J. D’Ortigue explique qu’

« Autrefois la valeur des notes n’était pas réglée sur la notion de mesure, c’est-à-dire surune division mathématique du temps ; elle se rapportait à la quantité des syllabes, à laprosodie ou rhythme poétique ; et, selon que le rhythme qui en résultait était ternaire oubinaire, les valeurs étaient également ternaires ou binaires, parfaites dans le premier cas,imparfaites dans le second cas. »

Il est aussi intéressant de remarquer pour notre propos queselon ce dictionnaire même les silences se mettent à avoir unevaleur. La valeur picturale, elle aussi, même si ce n’est pasdans les mêmes proportions, se technicise. Pour en prendreconscience, il suffit de comparer les textes du Bescherelle etdu Larousse séparés pourtant d’à peine vingt ans :

« Peint. Degré d’élévation, effet d’un ton de couleur relativementaux tons avoisinants. Ce ton manque de valeur. Il faut éteindrecertains tons pour donner de la valeur à d’autres. Il faut rehausserces tons pour les porter à la valeur convenable. »

« Peint. Intensité relative : La VALEUR des tons et des couleurs. Il concentre bienses clairs et leur donne beaucoup de VALEUR. Il exagère la VALEUR des premiers plans pourreculer ses fonds. »

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Même constat pour l’acception linguistique. C’estparticulièrement net dans les dictionnaires du XXe siècle oùdes références implicites et explicites à Saussureapparaissent. Par exemple dans le dernier Petit Robert : « IVIMPORTANCE D’UN ELEMENT DANS UN SYSTEME [...]  LING.  Sens(d’un mot) limité ou précisé par son appartenance à unestructure (champ associatif, contexte). "Dans la langue, chaqueterme a sa valeur par son opposition à tous les autres termes " (SAUSSURE). »

Nouveau paradigme ou effritement aléatoire des deuxprécédents ?

Aussi intéressantes soient-elles, ces nouvelles acceptionsnous ont cependant insensiblement éloignés de notreconceptualisation de départ qui considérait comme valeur « toutrepère ou idéal (revendiqué, au moins durant un temps, commeéthique et sacré) qui en motivant et justifiant les jugements,discours et actes d’un groupe social ou d’un individu contribue à le fonder et à l’affermir. » Certes, associationplatonicienne beau/vrai/bien oblige, les nouvelles acceptionspeuvent être reliées, via l’esthétique, à l’éthique. Certesencore, le concept d’enthousiasme et les références à l’âmeramènent au sacré. Certes toujours, après l’honneur, lecourage, la distinction, après le rentable, l’utile, le sérieuxet la liberté nous avons découvert une nouvelle famille devaleurs, les valeurs intrinsèques. Ces valeurs servent à chaquefois dans les spécialités en question de système de référenceet sont donc des repères qui motivent et justifient lesjugements, discours ou actes des spécialistes des domainesconcernés. Dimension éthique et sacrée, repères, idéaux,motivation et justification des jugements, discours et actes…mais qu’en est-il du groupe social ? Autant il était évidentque des valeurs comme l’honneur, le courage, la distinctionpermettaient à l’aristocratie de construire son identité,autant il était de même évident que le rentable, l’utile, lesérieux, la liberté étaient fondateur de la bourgeoisie, autantil semble bien difficile de déterminer quel groupe social, au-delà des spécialités évoquées, est fondé et affermi par lesvaleurs intrinsèques. Devons-nous remettre en questionl’existence du troisième paradigme et ne voir dans les

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dernières acceptions apparues qu’une sorte d’effritementaléatoire de celles des deux premiers ?

Avant de prendre position, commençons par rappeler unepremière spécificité de la nouvelle sensibilité esthétique.Alors qu’auparavant la perspective du créateur étaitprivilégiée, soudain c’est celle du spectateur qui devientpremière (Todorov, 2007, 41-42). Les traités sur l’art étaientjusqu’alors des arts poétiques, des sommes de conseils visant àperfectionner la pratique des artistes. A partir des écrits deShaftesbury et Hutcheson, ils décrivent les processus deperception, dissertent sur les critères de jugement, sur le bongoût, sur la valeur esthétique de telle ou telle œuvre. LesSalons de Diderot en sont la meilleure preuve. Todorov reliecette évolution à la mutation de la société européenne. Lesartistes ne créent plus pour des mécènes mais pour un publicbien plus large :

« Ce qui était réservé à quelques-uns est devenu accessible à tous ;ce qui était soumis à une hiérarchie rigide, celle de l’Eglise et dupouvoir civil, met maintenant à égalité tous ses consommateurs.L’esprit des Lumières est celui de l’autonomie de l’individu ; l’artqui conquiert son autonomie participe du même mouvement. L’artistedevient une incarnation de l’individu libre, son œuvre s’émancipe àson tour » (Todorov, 2007, 47-48).

Autrement dit, l’avènement de l’approche esthétique correspondà un début de démocratisation de l’art. Alors que seule l’élitearistocratique pouvait « posséder » l’art, tout le monde peutle « contempler ». Certes, nous avons aussi certainement là unsymptôme du paradigme bourgeois qui par ce moyen peut grignoterun des domaines réservés de son plus grand adversaire et modèlemais la conséquence n’en reste pas moins que la nouvellesensibilité n’intègre plus seulement l’élite sociale.

L’avènement au XIXe siècle d’une nouvelle acception de lalexie « valeur », celle qui a servi de fondement à toute laréflexion ci-dessus, confirme ce qui précède :

« C’est également au XIXe siècle que le mot, dans un contexteabstrait, désigne ce que le jugement personnel estime vrai, beau,bien, s’accordant plus ou moins avec le jugement de l’époque (ap.1850, valeurs morales, littéraires, Taine)39 ».

39 Rey (sous la dir. de) Le Robert, Dictionnaire historique de la langue française, Paris,1992.

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Perelman et Olbrechts-Tyteca font remarquer dans leur Traité del’Argumentation que la lexie valeur, avec cette acception, estsynonyme de ce que Descartes appelait « opinion », à savoir un« objet d’accord permettant une communion sur des façonsparticulières d’agir » (2000, 99). Le changement dedénomination est en soi des plus révélateur. Pour les anciens,l’opinion d’un groupe donné n’est pas vérité indiscutable maisaffirmation seulement vraisemblable, probable, et donc en tantque telle précaire, sujet à caution. Le changement de lexieprouve qu’à partir d’une certaine époque, ce qui n’étaitqu’opinion devient « valable ». Autrement dit, le point de vued’un groupe humain « vaut » quelque chose. Autrement ditencore, le point de vue de l’élite aristocratique et bourgeoisen’est plus le seul recevable.

Une troisième remarque aidera à aller un plus loin. Lesacceptions du troisième paradigme, et le Littré en est uneparfaite synthèse, tendent de plus en plus vers l’humain. Siles premières traces de ce paradigme correspondent à dutemporel et du spatial, dès 1740, nous l’avons vu, sontconcernés la musique et le langage puis un peu plus tard lesmathématiques. La huitième acception du Littré fait un pas deplus : « Valeur intellectuelle, morale, prix qu’on attache àune chose intellectuelle et morale ». La neuvième acceptionfait le grand saut : « se dit, en un sens analogue, despersonnes. Les hommes qui ont quelque valeur. Bouhours. NOuv.Rem., blâme cette locution, qui, usitée dès le XVIIe siècle,s’est conservée dans l’usage ». Ce ne sont plus les objets, lesnotes, les mots, les ouvrages qui ont une valeur propre (autreque celle du sang ou celle économique) mais bel et bien leshommes, chaque homme, tous les hommes. Shaftesbury et Hutchesonont gagné. Certes, les réticences de Bohours révèlent encoreune gêne, gêne sans doute plus sociale que lexicale. Le sautest difficile à faire car il remet en cause à la fois la visiondu monde aristocratique, qui est précisément fondée sur le faitque certains hommes ont de la valeur et d’autres non, et lavision bourgeoise méritocratique qui estime que le travail, laréussite, l’argent sont le signe de la valeur, que la valeur sevoit au résultat et n’est donc aucunement une caractéristiquede tous les hommes. Il faudra d’ailleurs attendre 1932 pour quel’Académie officialise cette définition : « Se dit dans un sensanalogue des Personnes. Un homme de valeur. Cet homme a une grandevaleur. C’est un écrivain, un historien de valeur. » Même aujourd’hui si dans

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un dictionnaire comme Le Petit Robert cette acception est devenuela première, elle n’occupe que onze lignes (dont deux évoquantle paradigme féodalo-aristocratique) contre trente-cinq pour ledeuxième paradigme. Dans le Petit Larousse de 2009, l’évolution encours semble encore moins entérinée : le deuxième paradigme atoujours la première place et il occupe trois fois plus detexte que la plus développée des autres définitions.

Terminons en observant que les premières acceptions dutroisième paradigme hiérarchisent à chaque fois les élémentsdécrits. Dans le Dictionnaire de l’Académie, les notes sont classéeset nommées en fonction de leur valeur. Les blanches valent deuxfois plus que les noires. Les significations d’un terme sontaussi présentées comme plus ou moins « justes ». Nous pouvonsfaire le même constat dans le Bescherelle qui justement cite leDictionnaire de l’Académie dans sa définition musicale et qui surtoutsemble avoir rédigé sa rubrique picturale à partir del’analogie sociale :

« Degré d’élévation, effet d’un ton de couleur relativement aux tonsavoisinants. Ce ton manque de valeur. Il faut éteindre certains tonspour donner de la valeur à d’autres. Il faut rehausser certains tonspour les porter à la valeur convenable. »

Les tons semblent être aux couleurs ce que les individus sont àla société. Certains sont « élevés », d’autres n’ont pas assezde valeur. Certains sont « convenables », d’autres non.Cependant, « rehausser » est présenté comme un impératifnécessaire. Comme si une réflexion sociale était en train de semettre en place, il est même explicitement dit que lerabaissement des uns permet l’élévation des autres.Extrapolation hasardeuse ? Encore que… Dans la sociétéfrançaise de l’époque, un Blanc ne vaut-il pas deux Noirs ? Entous les cas, il est indéniable que dans les dictionnaires dela fin du XIXe siècle la hiérarchisation héritée des deuxprécédents paradigmes est de plus en plus remise en cause. Dansle Larousse, nous pouvons par exemple lire : « L’honneur faitla VALEUR du soldat, le crédit du négociant, le respect mutuelet la confiance (E. Scherer) ». Cette citation résume tout cequi précède. Le soldat rappelle le monde féodalo-aristocratique, le crédit est une valeur typiquement bourgeoiseet l’on voit sourdre en fin de phrase deux nouvelles valeurs,conséquences directes de la croyance en la valeur intrinsèquede chaque humain, le respect et la confiance en l’autre, quel

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qu’il soit, noble, bourgeois ou simple peuple. Après laLiberté, voici donc la Fraternité qui surgit. Le Littré terminesa première acception par une « extension » qui va exactementdans la même direction et qui montre que le nouveau paradigmeest en train de récupérer, de phagocyter le premier, signeencore une fois de l’ascension de la nouvelle vision du mondemais aussi cause de la confusion et du désordre qui règnentdans les dictionnaires du XXe siècle  : « Nos magistrats ontmontré en plus d’une occasion la vérité de ce que Cicéron ditdans ses Offices, qu’il y a une valeur domestique et privée, quin’est pas de moindre prix que la valeur militaire (Rollin) ».Tous les êtres ont une valeur, ces valeurs se valent. Cettefois, c’est l’égalité qui redresse l’échine. Certes, celle-cin’est pas une valeur nouvelle. La revendication égalitaire estau cœur du paradigme bourgeois. Ces derniers ne souhaitent laplupart du temps d’ailleurs rien de plus que d’être anoblis.Mais, précédemment, l’égalité demandée était celle du mérite.Si deux êtres ne faisaient pas preuve d’un mérite comparable,il paraissait normal qu’ils ne soient pas égaux. Avec lenouveau paradigme, l’égalité est de nature. Tout homme a unevaleur intrinsèque, différente de celle de son voisin, maisreconnue par la société. L’égalité ne se gagne plus, elle estd’essence.

Récapitulons. Le nouveau paradigme en prenant en compte laréception plus que la création s’adresse à un public quis’élargit, qui se démocratise. En appelant « valeur », ce quijadis n’était qu’« opinion », il dit clairement que touteopinion émanant d’un groupe est digne d’intérêt. En tendant deplus en plus vers l’humain, il montre qu’en fait tout homme aune valeur. En remettant enfin en cause les hiérarchies, ilaffirme que cette valeur ne dépend aucunement de la place dansla société et commence donc à laisser entendre que tous leshommes sont égaux. Les dernières acceptions apparues ne sontdonc pas un effritement aléatoire des acceptions des paradigmesprécédents. Les valeurs qui en émanent (valeurs intrinsèques dechaque être, respect, confiance en l’autre, égalité,fraternité) non seulement motivent et justifient les jugements,discours et actes d’un groupe social mais contribuent aussi àfonder et à affermir ce groupe social qui n’est bien sûr riend’autre que le Peuple. Même s’il n’en est encore qu’au début deson existence, au dix-huitième siècle, un nouveau paradigme adonc bel et bien surgi : « le paradigme démocratique ». 

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En conclusion, derrière la multitude désordonnée desacceptions de la lexie « valeur », il est possible de dégagerun certain nombre de « valeurs » comme d’une part la force, lavertu, la magnanimité, la libéralité, la loyauté, lacourtoisie, le courage, la bravoure, l’honneur, la fierté, ladistinction, la supériorité, d’autre part le sérieux, leconsciencieux, l’utile, le pragmatique, l’efficace, lerationnel, le rentable, le profit, le mérite, la liberté,l’égalité, et enfin la valeur intrinsèque, la gratuité, lasensibilité, le respect, la confiance en l’autre, l’égalité, lafraternité. Ces différentes « valeurs » non seulementconfirment que la lexie « valeur » est un étonnant « avaleur devaleurs » mais surtout permettent de dégager trois paradigmesfondamentaux : le paradigme féodalo-aristocratique, leparadigme bourgeois et enfin le paradigme démocratique.

Un sondage lexicologique, bien sûr insuffisant et qu’ilfaudrait compléter par l’exploration d’un plus grand nombred’oeuvres, confirme ce découpage. Les pièces de Corneille,selon le logiciel hyperbase, contiennent en effet centcinquante-huit occurrences de la lexie « valeur ». 100 % de cesoccurrences concernent le premier paradigme. En toutecohérence, dans plusieurs vers, « valeur » est accompagné desexpansions adjectivales « haute », « fière », « peu commune »,« insigne », « éclatante ». Tout aussi symptomatiquement, Le Cidet Don Sanche d’Aragon sont les oeuvres ayant le plus souventcette lexie, respectivement dix-huit et seize occurrences,alors que Cinna ne la contient pas une seule fois. Nous levoyons, si la « valeur » est caractéristique de la vieillenoblesse, elle n’est pas spontanément attribuée au « roi ».Nous voyons aussi avec Don Sanche que la « valeur » est en trainde glisser des grands féodaux aux serviteurs de l’Etat. Celacoûtera d’ailleurs cher à Corneille puisque « Le refus d’unillustre suffrage [sans doute Condé] dissipa lesapplaudissements que le public lui [Don Sanche] avait donnéstrop libéralement40 ». Si nous sondons maintenant Les Rougon-Macquart, nous pouvons détecter quatre-vingt-quatre occurrencesde « valeur » ou « valeurs », aucune n’appartient au premierparadigme mais soixante-quatorze correspondent au deuxième soit

40 Corneille, « Examen », Don Sanche d’Aragon, La Pléiade, Gallimard, 1984, p. 556.

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quatre-vingt huit pour cent de l’ensemble. Inutile de préciserque quarante et une de ces occurrences se trouvent dansL’Argent. Enfin, dans La Recherche du temps perdu, hyperbase détectedeux cent vingt-six occurrences des deux lexies que nousétudions. Une bonne trentaine correspond au premier paradigme,une vingtaine au second, aux alentours de cent soixante-dix audernier, soit cette fois soixante-quinze pour cent del’ensemble des occurrences. A noter qu’une grande proportion deces dernières évoque les valeurs artistique, intellectuelle ethumaine et que Proust utilise même deux fois les expressions« valeur esthétique » et « valeur intrinsèque ».

IV) LA STRUCTURE DES EVOLUTIONS IDEOLOGIQUES

Tout ce qui précède montre donc que, comme l’avaientpressenti Perelman et Olbrechts-Tyteca, les valeurs abstraites,contrairement aux valeurs concrètes, sont un formidableinstrument de changement social :

« Peut-être le besoin de changement, en Occident, a-t-il incité àl’argumentation sur les valeurs abstraites se prêtant mieux à poserdes incompatibilités. Par ailleurs, la confusion de ces notionsabstraites, permettrait, après que ces incompatibilités ont étéposées, de former de nouvelles conceptions de ces valeurs. Une vieintense des valeurs serait ainsi rendue possible, une refonteincessante, un remodèlement constant » (2000, 106-107).

Evidemment, il est bien hasardeux de théoriser à partir deseulement trois paradigmes (dont deux inachevés) et de quelquesdictionnaires datant au mieux du XVIe siècle. La tentative decontribution à une réflexion sociologique sur l’évolution desparadigmes idéologiques qui suit ne se veut donc qu’unehypothèse à confirmer, infirmer ou nuancer mais, à la lumièrede l’analyse ci-dessus, il semblerait bien que le mêmeprocessus et les mêmes cinq étapes se répètent constamment

« Démarrage du paradigme »

A chaque fois, en un premier temps, un groupe socialminoritaire se construit en s’appuyant sur quelques valeurspremières : « il nous faut réaliser combien un paradigme peut

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être limité, tant en envergure qu’en précision, au moment de sapremière apparition » (Kuhn, 2008, 46).

Etant donné que « [c]e que voit un sujet dépend à la foisde ce qu’il regarde et de ce que son expérience antérieure,visuelle et conceptuelle, lui a appris à voir » (Ibid., 160),dès que les valeurs en question sont sacralisées et moraliséessuit une transformation de la perception du monde. Kuhn montrepar exemple que « les scientifiques aperçoivent des chosesneuves et différentes alors qu’ils regardent avec desinstruments pourtant familiers dans des endroits qu’ils avaientpourtant déjà examinés » (Ibid., 157). Cette remarque estparfaitement transposable à notre étude. Il faut par exempleattendre le début du premier paradigme pour que la violence etl’immoralité de l’élite, qui existaient pourtant certainementdepuis des lustres, soient soudain perçues comme choquantes etinacceptables. Même constat concernant le deuxième paradigme.Une fois sacralisé, l’argent, qui jusqu’alors était considérécomme honteux, devient soudain le moyen de plaire à Dieu. A lamême période, on prend conscience que le temps, auparavantsynonyme de don gratuit de Dieu, peut être aussi synonyme deprofit et l’on se met alors à entrecouper les longues plagesqui séparaient les offices religieux par les tintements desbeffrois des bourgs et même un peu plus tard par le tic-tac despremières horloges. De même, le regard sur le travail et sur lamain d’œuvre, nous l’avons vu, change complètement. Todorovnous a aussi montré qu’avec l’avènement du troisième paradigme,les œuvres d’art ne sont plus observées de la même façon.

« Décollage du paradigme »

Cette évolution semble à chaque fois accompagnée d’unaccroissement et d’un élargissement des valeurs du paradigme,élargissement qui n’est pas sans danger pour celui-ci. Le flou,l’éparpillement, la dilution et la dissolution menacent.

La conséquence ne tarde alors guère. Mouvement debalancier oblige, le paradigme s’affermit : « c’est un objetdestiné à être ajusté et précisé dans des conditions nouvellesou plus strictes » (Ibid., 45). Il prend des contours plus nets,se détermine, s’affirme, au détriment des dimensions sacrée etmorale qui commencent, elles, à reculer.

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« Vitesse de croisière du paradigme »

Si nous transposons au domaine scientifique, l’étapesuivante correspond tout à fait à ce que Kuhn appelle la« science normale » (Ibid., 29). Les personnes concernées« adhèrent aux mêmes règles et aux mêmes normes » (Ibid., 30),règles et normes souvent tacites voire inconscientes (Ibid., 30).Bien sûr, si ces règles et normes sont conceptuelles,théoriques, instrumentales et méthodologiques en sciences,elles sont ici avant tout morales, sociales etcomportementales. La perspective est aussi de plus en pluscumulative : « le progrès semble à la fois évident et certain »(Ibid., 223). La noblesse est effectivement persuadée qu’ellecontribue à l’avènement du royaume de Dieu. Elle voit dans « LaJérusalem délivrée » une étape déterminante vers « La Jérusalemcéleste ». Le concept de progrès est encore plus présent dansle paradigme bourgeois. Il n’est plus céleste mais terrestre.Les théories de l’Histoire en sont la meilleure preuve.

L’affermissement observé plus haut se concrétise alors parune rationalisation, des conceptualisations et desthéorisations de plus en poussées. Institutionnalisation etspécialisation suivent. L’avènement de l’Héraldique, del’Economie et même peut-être de la philosophie esthétique oudes sciences politiques confirme ainsi que « c’est souvent lesimple fait de trouver un paradigme qui, […] fait unespécialité ou tout au moins une discipline » (Ibid., 41).Exactement comme en sciences (Ibid., 42), plus le paradigmeprogresse, plus il devient aussi l’affaire de« professionnels ». La complexification croissante des articles« économiques », « musicaux », « linguistiques » est laconfirmation de cette tendance. C’est que l’essor du paradigmeentraîne

« la construction d’un équipement compliqué, le développement d’unvocabulaire et de techniques ésotériques, et un affinement desconcepts qui les éloigne de plus en plus de leur significationcourante et habituelle » (Ibid., 98).

Cet affermissement et cette spécialisation doivent êtreanalysés comme « une tentative pour forcer la nature à secouler dans la boîte préformée et inflexible que fournit leparadigme » (Ibid., 46). Tentative qui n’est pas sans

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conséquences puisqu’elle « conduit […] à une restriction énormedu champ de vision de l’homme de sciences et à une résistanceconsidérable aux changements de paradigmes. La science devientde plus en plus rigide » (Ibid., 98). A ce stade, non seulementle paradigme n’est en effet jamais remis en cause mais surtoutil n’est jamais vraiment « dirigé vers les nouveautés » (Ibid.,98). Il tend même plutôt à les supprimer. Les nobles, nousl’avons vu, refusent par exemple d’être confondus avec lesbourgeois et font tout ce qu’ils peuvent pour entraver lamontée de cette nouvelle classe. Les bourgeois refusent quant àeux de concéder de la valeur à ce qui n’est pas utile, à ce quine rapporte pas, refusent de donner le droit de vote à ceux quin’ont pas prouvé, par leur réussite économique, leur valeur.C’est peut être aussi ce que nous sommes en train de vivre avecle retour en force d’un libéralisme qui n’est pas sans rappelercelui des grandes heures du XIXe siècle. Consensus deWashington, nouveau 22 mai 1781 ? Milton Friedman, nouvel Henride Ségur ?

« Turbulences »

Cette restriction du champ de vision, cette peur du neuf,ces raidissements débouchent sur « la conscience d’uneanomalie », scientifique chez Kuhn, sociale et éthique dansl’histoire des idéologies. La désacralisation et l’évidementmoral qui accompagnent la victoire du paradigme, et sont mêmesans doute une des conséquences de cette victoire, conduisenten effet le groupe social asservi à une sensation de malaise, àla conscience d’une anormalité qui incite à « une exploration,plus ou moins prolongée, du domaine de l’anomalie » (Ibid., 83).

Questions, réflexions, débats, critiques se multiplientalors. Là encore le parallèle avec le domaine scientifique estfrappant :

« La période antérieure à la formation d’un paradigme, enparticulier, est régulièrement marquée par des discussions fréquenteset profondes […] D’ailleurs, les discussions de ce genre nedisparaissent pas une fois pour toutes avec l’apparition duparadigme. Bien qu’elles soient presque inexistantes durant lespériodes de science normale, elles se reproduisent régulièrementjuste avant et pendant les révolutions scientifiques aux moments oùles paradigmes sont attaqués et susceptibles de changer » (Ibid., 77).

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« Notons […], que les problèmes qui se sont trouvés à l’originede l’échec sont tous d’un type connu depuis longtemps.L’activité antérieure de la science sociale avait donné àchacun toute latitude de les considérer comme résolus ou quasi-résolus, ce qui explique pourquoi le sentiment d’échec, quandil apparut, fut si aigu » (Ibid., 111). Effectivement, en ce quinous concerne, le problème à résoudre est vieux comme lemonde : comment faire vivre ensemble des individus ? Laféodalité a offert une réponse qui pendant une longue période asemblé satisfaisante et a canalisé la violence. Cependant, labourgeoisie a remis en cause la réponse apportée et la solutionqu’elle a proposée pour résoudre cette même question est à sontour remise en cause par le troisième paradigme. Kuhn fait remarquer que les réponses du paradigme chahuténe donnant plus satisfaction, nous assistons systématiquement àun retour aux « écoles concurrentes de la période antérieure auparadigme » (Ibid., 108). Ne pourrions-nous pas effectivementvoir dans l’absolutisme un retour au modèle antique del’empereur et cela d’autant plus qu’au moment où la lexie« absolutiste » apparaît les textes de l’époque s’emparentjustement de cette analogie (Collard, 1999, 235) ? De même,méritocratie oblige, le paradigme bourgeois débouche sur lacréation d’une nouvelle classe dominante qui justifie sonpouvoir par sa valeur, ce qui n’est pas sans rappelerl’aristocratie du premier paradigme. Le monde de plus en plusmultipolaire d’aujourd’hui ne rappelle-t-il pas aussiétrangement la juxtaposition « d’économies-monde » distinctes,décrit par Braudel ? Autre remarque de Kuhn qui pourrait êtretransposée aux paradigmes que nous analysons : à chaque fois,le changement se fait moins sur les réalisations du nouveauparadigme que sur ses promesses futures (Kuhn, 2008, 216). Quiaurait pu prédire à la veille de 1789 le modèle de société àvenir ? Qui pourrait dire aujourd’hui ce que sera la démocratiede demain ?

Quoi qu’il en soit, ces débats et interrogations, s’ilsdurent, débouchent sur « un état de crise croissante » (Ibid.,102) et « une période de grande insécurité » (Ibid., 102).Révolution française, crise de 1830, de 1848... Crisepétrolière de 1973 et 1979, crise du peso mexicain de 1994,crise de liquidité des banques asiatiques de 1997, crisefinancière de 2008… ? Crise sociale et politique… Criseidéologique, économique et écologique… ?

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« Crash »

En tous les cas, insensiblement, les coups de butoirportés au paradigme dominant et la désacralisation dont il estde plus en plus l’objet finissent par le mener à une mort entrois temps : mort d’abord politique puis discursive et enfinreprésentationnelle. L’aristocratie n’est-elle effectivementpas morte une première fois avec Louis XIV, une deuxième foisavec l’avènement de la troisième République et enfin unedernière fois, comme le symbolise si bien La Grande Illusion deRenoir, aux alentours de la première guerre mondiale ?

Certes, comme en sciences, et, dans L’Encyclopédie, M. dePezay, capitaine au régiment de Chabot, en est un vivanttémoignage, « toujours quelques hommes continuent às’accrocher à l’une ou à l’autre des vues anciennes » (Kuhn,2008, 40). Cependant, dans le champ idéologique, la disparitionde l’ancien paradigme semble beaucoup plus lente que dans lechamp scientifique. Autant un paradigme met du temps às’installer, autant il met aussi du temps à disparaître.

Evolutions mais non révolutions

Une cloche de Gauss au sommet aplati représenterait doncassez bien l’évolution générale d’un paradigme, sachant biensûr que le processus prend place non pas dans ce que Braudelappelle le temps court mais plutôt dans le temps conjoncturelvoire dans le temps long, un temps ayant pour échelle au moinsune dizaine de siècles. De multiples facteurs intervenant, unemême étape, d’un paradigme à un autre, n’a pas forcément lamême durée ou la même configuration. Nous l’avons vu, lecatholicisme a par exemple indéniablement ralenti en Europel’émergence de la bourgeoisie marchande. De même, les phasesintermédiaires de chaque étape sont plus ou moins longues etsurtout, bien souvent, s’enchevêtrent, se chevauchent etparfois empiètent sur l’étape précédente ou suivante. Lesfrontières, d’une étape à une autre comme d’une phase à uneautre, ne sont jamais nettes et abruptes. Tout est continuum,même les ruptures.

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A chaque fois, le nouveau paradigme apparaît avant mêmel’acmé de l’ancien. Kuhn a montré que c’est d’ailleurs aussi lecas dans le domaine scientifique et que, par exemple, dèsl’antiquité, Aristarque de Samos défendait déjà l’hypothèsehéliocentrique (Ibid., 112). Cependant, contrairement à ce quisemble se passer dans les sciences, le nouveau paradigme,pendant toute une période, avec certes un temps de retard,s’affermit parallèlement au paradigme dominant. Le petitnouveau ne disparaît pas mais continue sagement, discrètement,sûrement, sa progression. Il ne se met à contester son aîné quelorsque celui-ci commence à fléchir, que lorsque l’idéologievéhiculée par le dominant devient incompatible avecl’expérience vécue et risque de conduire à sa perte un grandnombre d’acteurs.

Et même là, le nouveau paradigme ne remplace pas sonprédécesseur, armes à la main, en faisant table rase du passé.Nous avons par exemple vu que le « juste prix » médiévalperdure jusqu’au XVIIIe siècle et réapparaît même au début duXXe siècle. A chaque fois, le gagnant, un peu comme l’Eglisequi christianisait les temples païens, s’approprie, phagocyte,détourne et récupère les acceptions et valeurs des paradigmespassés. Le paradigme démocratique reprend par exemplel’expression « homme de valeur » du paradigme féodalo-aristocratique mais avec une signification totalementdifférente. Là encore, nous retrouvons certains parallélismesavec les observations de Kuhn : « Puisque les nouveauxparadigmes sont issus des anciens, ils s’incorporentordinairement une grande partie du vocabulaire et del’outillage, tant conceptuel que pratique, qui étaient ceux duparadigme traditionnel, mais il est rare qu’ils fassent de cesemprunts exactement le même usage » (Ibid., 205).

Loin d’être en rupture totale avec le paradigme précédent,les premières acceptions d’un nouveau paradigme, au contraire,sont aussi à chaque fois étroitement reliées aux précédentes.Comme le montre le Littré, « Force, courage à la guerre »devient par glissement, « par extension de l’idée de force, ceque vaut une chose », définition qui, à son tour, conduitimmanquablement à l’acception pécuniaire du paradigmebourgeois. De même, l’acception mathématique, indissociable dudeuxième paradigme, est sûrement dans tout ce paradigme cellequi se rapproche le plus de l’acception musicale qui, elle,appartient sans équivoque au troisième paradigme. Dans l’un et

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l’autre cas, se retrouvent en effet rigueur, rationalité,rapports numériques, esprit de système, dimension esthétique,etc. Parallèlement, cette acception, comme l’acceptionlinguistique, contrairement à celles qui suivront, n’est pasnon plus sans rapport avec le paradigme précédent. La valeurgénérale y est certes intrinsèque : la musique comme le langages’autonomisent et n’ont plus pour seul rôle de servir uneinstitution ou une idéologie. Cependant, les signes musicaux etlinguistiques (les croches, les noirs, les blanches, lesrondes, les mots, les phonèmes, les graphèmes, etc.) n’ont pas,quant à eux, une valeur en soi, leur valeur naît de la relationqu’ils entretiennent avec les autres éléments du système. Leurvaleur réside dans leur fonction dans le système, dans leurutilité au système. Si l’on ajoute à cela le fait que certainssignes ont plus de valeur que d’autres, nous retrouvons lesfondements du paradigme bourgeois, ce qui d’ailleurs, aupassage, amène à voir dans le structuralisme un courantbeaucoup plus conservateur qu’il n’y paraît et confirme qu’à lafin du XXe siècle, le paradigme dominant n’est pas le troisièmemais le deuxième. Quoi qu’il en soit, l’analyse ci-dessus desvaleurs musicale et linguistique montre donc que les premièresacceptions du dernier paradigme ont à la fois un pied dans ledeuxième paradigme et un pied dans le troisième. Autrement dit,la transition entre les deux paradigmes se fait en douceur.

De même, à chaque fois, les acteurs sociaux en présencesont bien loin d’être aussi antagoniques que le laissent croireles discours postérieurs. Nous l’avons vu, dès le début duXVIIIe siècle, les nobles se tournent vers le commerce en gros.A la veille de la Révolution, les entreprises sidérurgiques lesplus à la pointe sont dirigées par eux et tout le XIXe siècleest la confirmation de ce constat. Il est aussi frappantd’observer que si une classe sociale s’est bien emparée desvaleurs esthétiques, c’est la bourgeoisie. Les musées nationauxet internationaux doivent beaucoup aux donateurs privés issusdu monde de la finance ou du commerce. Encore maintenant, lePalazzo Grassi en est la meilleure preuve. La récupération dudeuxième paradigme par les représentants du premier n’est pasnon plus sans rappeler ce qui est en train de se passer dans lemonde de l’entreprise. Boltanski et Chiapello41 ont en effetrécemment montré que le capitalisme s’est approprié, « endouceur », certaines des critiques propagées par la vague de

41 Boltanski, Chiapello, Le Nouvel Esprit du capitalisme, Gallimard, 1999.

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protestation des années 1968-1978 or ces critiques, classéespar ces deux sociologues en « sociales » et « artistes »,mettent en avant les valeurs de notre troisième paradigme :l’égalité, la solidarité, l’altruisme, la créativité, etc. Touten gardant le constat de ces deux sociologues, il pourrait doncêtre tentant, à la lumière ce qui précède, d’interpréter cette« récupération » non pas comme le signe d’une persistance àtoute épreuve du capitalisme mais comme le signe qu’un nouveauparadigme est en train de sourdre. De la même manière que lesnobles les plus clairvoyants de l’Ancien Régime ont tenté deperdurer en s’appropriant le nouveau modèle social, les tenantsles plus éclairés du deuxième paradigme ne serait-il pas à leurtour en train de sentir, inconsciemment, que le vent del’histoire tourne ?

Plus que cela, il semblerait même qu’à chaque fois lenouveau paradigme se nourrisse de l’ancien. Nous avons vu quel’argent honni devient peu à peu moyen de célébrer la gloire deDieu, moyen de servir sa cité, moyen de servir son pays puisfin en soi. Autrement dit, la valeur de l’argent, à la fin dudeuxième paradigme, est intrinsèque. Nous retrouvons làprécisément ce qui caractérise les valeurs du troisièmeparadigme. Celui-ci n’est donc finalement rien d’autre qu’unegénéralisation, qu’une extrapolation de l’aboutissement dudeuxième. Nous pourrions dire la même chose du deuxième parrapport au premier. La méritocratie n’est-elle pas une sorted’élargissement de l’aristocratie ? N’est-elle pas unearistocratie fondée sur des critères moins étroits ?

Il n’est cependant pas question d’affirmer que le nouveauparadigme englobe celui qui le remplace. La vision du mondebourgeoise n’a pas pour sous-ensemble la vision féodalo-aristocratique et n’est elle-même évidemment pas incluse dansla vision du monde démocratique. Cela tendrait encore à donnerraison à Kuhn, qui poussant les intuitions de Norwood RusselHanson, contrairement à l’opinion générale de son époque, niaitle fait que la dynamique newtonienne était un cas particulierde celle d’Einstein (Kuhn, 2008, 141) et estimait que deuxparadigmes successifs étaient forcément « incommensurables»(Ibid., 207). Quelques années plus tard, Feyerabend le suivit surcette voie en considérant que « les révolutions scientifiquess’expliquaient avant tout par des évolutions esthétiques,

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idéologiques ou religieuses.42 » Voilà qui conduit tout droit àl’analyse qui précède et réunit en un bel ensemble « révolutionscientifique » et « évolution idéologique ».

Contrairement à certaines des conclusions de Kuhn,contrairement aussi à ce que Perelman et Olbrechts-Tytecaaffirmaient, ce que nous venons d’observer laisserait doncentendre que le passage d’un paradigme à l’autre, sans êtreinclusif, se ferait plus par continuité et glissement que parrupture et bouleversement, que les valeurs abstraitesfavoriseraient plus une rénovation réformatrice querévolutionnaire. Evolutions mais non révolutions, telle seraitla conclusion de ce travail. Conclusion d’autant plus tentantequ’une confirmation de cette hypothèse se trouve aux frontonsde nos mairies. La couleur blanche du drapeau français n’est-elle pas un reliquat du paradigme féodalo-aristocratique, lebleu et le rouge de ce même drapeau et les mots « liberté,égalité » de la devise française, une empreinte du paradigmebourgeois et enfin les noms « égalité et fraternité », lesprémisses du paradigme démocratique ?

Si nous en croyons les dictionnaires, le premier seraitmort, le deuxième à son apogée ou peut-être au début de la finde son apogée, le troisième à ses débuts et Estienne, Nicot,Richelet, Furetière, les académiciens, Diderot et D’Alembert,Féraud, Babault, Noël et Carpentier, Bescherelle, Larousse,Littré, Hatzfeld, Darmesteter et Thomas, Trousset, Greimas,Robert, Rey seraient en train de nous susurrer que nous sommestoujours dans un monde où la valeur des êtres se mesure à leuravoir et où la véritable démocratie reste à inventer.

N’en déplaise à Fukuyama43, nous n’en serions pas alors« au point final de l’évolution idéologique de l’humanité », à« la forme finale de tout gouvernement humain » mais, bien aucontraire, au commencement d’une nouvelle ère, à la veilled’une nouvelle histoire et d’un nouvel Homme, l'homme et lafemme démocrates44.

42 Lepeltier « La philosophie des sciences », Sciences Humaines, n° 76, nov.2006, pp. 56-57.43 Fukuyama, La fin de l’histoire et le dernier homme, « Champs Essais », Flammarion, [1992] 2009.44 Avec tous mes remerciements à Thérèse Lechipey pour avoir relu et amélioré cet article.

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Stéphane GallonLIDILE

Rennes II22/09/2010

ANNEXE 1 : LA STRUCTURE DES EVOLUTION IDEOLOGIQUES

« Démarrage » du paradigme. Affirmation de valeurs premières. Sacralisation, moralisation de ces valeurs. Changement dans la perception du monde

« Décollage » du paradigme. Accroissement et élargissement des valeurs du paradigme. Affermissement du paradigme . Premier recul du sacré et du moral

« Vitesse de croisière ». Rationalisation, théorisation du paradigme. Institutionnalisation du paradigme

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. Spécialisation du paradigme

. Tendance à se rigidifier

« Turbulences ». Conscience d’une anomalie. Débats, questions,. Retour en arrière . Crise, instabilité

« Crash ». Mort politique. Mort discursive. Mort représentationnelle

ANNEXE 2 : SCHEMATISATION SIMPLIFIEE DES TROIS PARADIGMES

Xe XIIIe XVIIe XVIIIe XXe

Paradigme féodalo-aristocratique

Paradigme bourgeois

Paradigme démocratique

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