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Roxane Chilà ALPHONSE LE MAGNANIME ET LA DISCIPLINE DES COMPORTEMENTS CURIAUX À NAPLES Après la conquête définitive de Naples en 1442 et l’échec de la révolte du marquis de Crotone en 1445, le règne d’Alphonse le Magnanime se signale par une absence de violence politique à l’intérieur du Regno. Ce calme plat est d’autant plus frappant qu’il succède aux scandales du règne de Jeanne II, dont on retient principalement qu’elle a fait assassiner en 1432 son amant Ser- gianni Caracciolo, sénéchal du Regno. Ce calme précède égale- ment les difficultés de succession de Ferrante, fils illégitime du Magnanime investi de l’héritage napolitain, en guerre de 1460 à 1464 contre Jean d’Anjou alors soutenu par une large partie de la noblesse napolitaine ralliée contre le Trastamare, dans un climat de xénophobie anti-ibérique. L’importante capacité de mobilisation militaire du Magnanime, disposant pour se financer des ressources de la couronne d’Aragon, est sans doute possible la raison princi- pale de l’absence d’éruption de violence de son vivant 1 . Cette période au climat social apaisé dans les élites curiales napolitaines dure une quinzaine d’années, le temps du règne napolitain d’Al- phonse de Trastamare, de 1442 à 1458. À cette même période se réfère la production de sources littéraires attestant la volonté du prince d’incarner une figure exemplaire de la royauté. Cette figure exemplaire fait l’objet d’une large diffusion dans les milieux humanistes italiens à travers les réseaux de corres- pondance. L’un de ses traits saillants est la maîtrise de soi, la dis- cipline des passions. Ainsi, Alphonse de Trastamare, dit le Magna- nime (1396-1458), roi d’Aragon depuis 1416 et de Naples à partir 171 1. J. Saiz Serrano, Caballero del Rey: nobleza y guerra en el reinado de Alfonso el Magnanimo, Valence 2011. «Micrologus’ Library» 68, SISMEL Edizioni del Galluzzo, 2015

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Roxane Chilà

ALPHONSE LE MAGNANIME ET LA DISCIPLINEDES COMPORTEMENTS CURIAUX À NAPLES

Après la conquête définitive de Naples en 1442 et l’échec de larévolte du marquis de Crotone en 1445, le règne d’Alphonse leMagnanime se signale par une absence de violence politique àl’intérieur du Regno. Ce calme plat est d’autant plus frappant qu’ilsuccède aux scandales du règne de Jeanne II, dont on retientprincipalement qu’elle a fait assassiner en 1432 son amant Ser-gianni Caracciolo, sénéchal du Regno. Ce calme précède égale-ment les difficultés de succession de Ferrante, fils illégitime duMagnanime investi de l’héritage napolitain, en guerre de 1460 à1464 contre Jean d’Anjou alors soutenu par une large partie de lanoblesse napolitaine ralliée contre le Trastamare, dans un climat dexénophobie anti-ibérique. L’importante capacité de mobilisationmilitaire du Magnanime, disposant pour se financer des ressourcesde la couronne d’Aragon, est sans doute possible la raison princi-pale de l’absence d’éruption de violence de son vivant 1. Cettepériode au climat social apaisé dans les élites curiales napolitainesdure une quinzaine d’années, le temps du règne napolitain d’Al-phonse de Trastamare, de 1442 à 1458. À cette même période seréfère la production de sources littéraires attestant la volonté duprince d’incarner une figure exemplaire de la royauté.

Cette figure exemplaire fait l’objet d’une large diffusion dansles milieux humanistes italiens à travers les réseaux de corres-pondance. L’un de ses traits saillants est la maîtrise de soi, la dis-cipline des passions. Ainsi, Alphonse de Trastamare, dit le Magna-nime (1396-1458), roi d’Aragon depuis 1416 et de Naples à partir

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1. J. Saiz Serrano, Caballero del Rey: nobleza y guerra en el reinado deAlfonso el Magnanimo, Valence 2011.

«Micrologus’ Library» 68, SISMEL Edizioni del Galluzzo, 2015

de 1442, jouit en Italie d’une mémoire flatteuse depuis leXVe siècle. Mémoire qui est essentiellement le fruit d’une poli-tique avisée de commande et de patronage littéraire dont la portéefut telle qu’elle détermine encore largement la focale de l’analysehistoriographique. L’historiographie issue de ce contexte aussi bienque les chroniques urbaines donnent à lire une cour à l’atmo-sphère sereine, tant sur le plan politique qu’en ce qui concerne lesrelations entre les principales figures de l’entourage royal.

Un portrait royal actualisé

Alphonse le Magnanime est essentiellement connu à traversdeux portraits, dont les auteurs sont l’humaniste Antonio Becca-delli dit Le Panormitain (1394-1471), et le libraire florentin Ves-pasiano Da Bisticci (1422 c.-1498). Il y apparaît de façon assezfrappante, parmi d’autres traits plus attendus, que la figure royaleest mise en scène comme l’instance supérieure et unique dujugement de la conduite de chacun à la cour. Le roi valide ousanctionne les déclarations et les comportements, grâce à unelégitimité fondée sur son propre comportement exemplaire.

Antonio Beccadelli est l’architecte de la prestigieuse politiquede patronage du roi. En 1434, alors qu’Alphonse de Trastamaren’est encore que roi d’Aragon, Beccadelli propose ses services àce prétendant au trône de Naples. Il reçoit un accueil très favo-rable de la part d’un prince conscient qu’un des outils essentielsà sa légitimation politique dans la péninsule italienne, autant queson adoption et le titre d’héritier du royaume de Naples qu’ilavait obtenus de la reine Jeanne II, est la mise en scène de cettelégitimité même par la création d’une image politique exem-plaire, et par sa mise en conformité avec les canons de l’agirprincier alors en formation dans l’Italie renaissante. La com-mande littéraire est évidemment l’un des principaux ressorts decette action: à Lorenzo Valla on confie le soin d’écrire les hautsfaits de Ferdinand de Trastamare 2, le père du Magnanime. Ses

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2. Laurentii Valle gesta Ferdinandi regis Aragonum, éd. O. Besomi, Padoue1973. Le texte de cette édition est disponible en ligne sur le site bibliote-caitaliana.it.

rivaux, le Génois Bartolomeo Facio et le Sicilien Antonio Bec-cadelli, ont aussi obtenu des commandes historiographiques, res-pectivement un récit de la conquête du royaume de Naples (lesRerum gestarum Alfonsi regis libri)3 et un portrait élogieux duprince. Cette dernière œuvre, Le De dictis et factis Alfonsi regis 4 deBeccadelli, est de loin le texte qui a connu la diffusion la plusimportante parmi cette production 5.

Le texte se présente sous la forme d’un recueil d’anecdotes,organisé en quatre livres comportant chacun un préambule etcompilant entre soixante et quatre-vingt histoires. Chaque anec-dote est introduite par un ou plusieurs adverbes destinés à êtrerubriqué(s) en tête du texte. La présence de ces adverbes conduità considérer le De Dictis et factis comme un portrait sous laforme d’une sorte de miroir des vertus, car la fonction de cesadverbes est clairement de subsumer l’histoire dans une ou plu-sieurs catégories morales de l’action humaine, dans un but didac-tique. Un miroir des vertus, donc, plutôt qu’un miroir duprince 6, en l’absence de dédicace au prince créant la fiction d’untraité écrit à son intention, et en raison de la forme fragmentairede l’ouvrage. La parenté revendiquée 7 avec les Mémorables de

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3. B. Facio, Rerum gestarum Alfonsi regis libri, éd. D. Pietragalla, Alexandrie2004.

4. A. Beccadelli, Dels Fets e dits del gran rey Alfonso, éd. E. Duran, Barce-lone 1990. Le texte latin établi par Eulàlia Duran est disponible en ligne surbibliotecaitaliana.it. La version catalane présentée en regard du latin estl’œuvre d’un éditeur du XVIe siècle, Jordi de Centelles, ayant apporté desmodifications à l’œuvre.

5. L’ouvrage est le seul à faire rapidement l’objet de plusieurs éditionsincunables, cf. Dels Fets e dits del gran rey Alfonso, 12-15.

6. Le De dictis et factis Alfonsi regis est cependant présenté comme unmiroir dans une partie de sa tradition manuscrite et éditoriale, cf. B. Bowen,«Roman Jokes and the Renaissance Prince, 1455-1528», Illinois Classical Stu-dies, 9, 2 (1984), 137-48 (144).

7. Dels Fets e dits del gran rey Alfonso, 75: «Xenophon is, quem Graeci nonab re Musam Atticam vocant, dictorum aut factorum Socratis commentariosedidit, quicquid a sapientissimo viro diceretur efficereturve memoria accelebratione dignum existimans. Cuius ego consilium usque adeo laudoproboque, ut mihi semper excellentissimorum hominum vestigia atramentoet calamo observari debere visum sit, nec quicquam eorum quae dicerentaut facerent frustra labi permittere». Xénophon, célébré non sans raison parles Grecs comme la «muse attique», a donné un recueil des paroles et des

Xénophon brouille plus qu’elle n’éclaire la question du genre lit-téraire: il y a aussi des éléments de l’ordre du panégyrique dansle texte. Il importe de ne pas négliger ces difficultés à trancher laquestion du genre du texte, car la lecture et l’exploitation en his-torien de l’œuvre s’en trouvent compliquées. Certaines de cesanecdotes sont tirées d’événements bien attestés historiquement,figurant aussi dans le récit de Facio ou le témoignage de Vespa-siano da Bisticci, c’est pourquoi ce texte est très généralementutilisé à l’instar d’une source narrative. Cependant, il a unedimension normative et didactique certaine, bien illustrée par laforme courte de ces histoires qui apparente de façon frappanteces Dictis et factis à des exempla.

La mise en exergue des vertus du prince par l’usage desadverbes en tête du texte favorise une étude simple du portraitqu’il entend dresser d’Alphonse de Trastamare. Un traitementstatistique de ces adverbes permet d’identifier les traits sur les-quels il insiste, et ceux qu’il emploie par petites touches 8. Onconstate que les rubriques relevant des vertus cardinales sont lesplus nombreuses (27%), et en y ajoutant les vertus théologales onatteint 41% des traits de caractère illustrés par le texte. En cela, lemiroir des vertus proposé par Beccadelli s’inscrit dans une tradi-tion pluriséculaire. Depuis la distinction par Ambroise de Milanpuis Augustin de ces vertus comme les principales vertushumaines et chrétiennes, ce motif patristique a fait florès dans lesmiroirs médiévaux. Cette domination écrasante des vertus chré-tiennes traditionnelles n’est cependant pas distribuée équitable-ment entre elles: fortitudo (10,5%) et justitia (7%) s’imposent deloin, dessinant l’image d’un prince énergique, porté à l’action età l’exercice de la justice.

L’autre principale source offrant un portrait global d’Alphonsele Magnanime se trouve dans le recueil des Vies de Vespasiano da

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actions de Socrate, jugeant digne de mémoire et de louanges tout ce quecet homme sage avait dit et fait. Moi-même, j’approuve et je loue ce projet,si bien qu’il m’a semblé que les traces des hommes excellents doivent êtreconservées pour toujours par écrit, et qu’on ne doit rien laisser perdre dece qui a été dit ou accompli par eux.

8. A. Montaner Frutos, La palabra en la ocasión, e-Spania [En ligne], 4décembre 2007, mis en ligne le 8 avril 2009, consulté le 13 septembre 2012.URL: http://e-spania.revues.org/1503.

Bisticci 9. Le libraire florentin se prévaut d’une source directe enla personne de Giannozzo Manetti 10 qui a résidé ponctuellementà Naples en 1443, 1445 et 1451 en tant qu’envoyé de la Répu-blique de Florence, puis durablement de 1455 à sa mort en 1459.Mettant en scène Giannozzo Manetti lui rapportant anecdotes etconversations avec le Magnanime, Bisticci brosse un portraitroyal qui débute par la célébration d’une piété hors du commun,marquée par la mémorisation de la Bible et de la glose ordinaire,mais aussi par une pratique aussi assidue que discrète. Suit la des-cription de la miséricorde royale, de la haute valeur accordée à lavie humaine par un prince qui se refuse au massacre de ses enne-mis, et de sa libéralité. Autant d’éléments d’un portrait moralguidé par les principes chrétiens.

La proximité avec le portrait de Beccadelli est très forte, d’au-tant plus qu’à trois reprises Bisticci cite son De Dictis et factisachevé en 1455. Le récit des soirées du roi à l’étude sous ladirection de Beccadelli, précisément, est toutefois plus développéchez Bisticci. Ce dernier tire parti du témoignage direct deManetti pour enrichir son portrait d’éléments inédits. Il rapporteainsi la scène au terme de laquelle Alphonse le Magnanime auraitrenoncé au jeu à dix-huit ans, d’après ce que Manetti auraitentendu de la bouche du roi en personne. Les textes de Becca-delli et de Bisticci convergent donc de plusieurs façons. Les élé-ments traditionnels de la morale chrétienne (vertus cardinales etthéologales) sont largement illustrés, mais la faible place accordéeà la prudentia 11 chez Beccadelli constitue une inflexion notablepar rapport à la tradition des miroirs princiers. Parmi les traitsplus spécifiques au Magnanime on retiendra la libéralité, la pas-sion pour l’étude des Anciens, et une discipline des passions quele roi s’applique strictement, et applique à sa cour. Ainsi, le pas-sage sur le jeu chez Bisticci:

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9. V. da Bisticci, Vite, éd. A. Greco, Florence 1970, 79-113. Le texte estégalement disponible en ligne sur le site http://bivio.filosofia.sns.it/.

10. S. Foà, «Giannozzo Manetti», in Dizionario biografico degli italiani,LXVIII, Rome 2007, en ligne. http://www.treccani.it/biografie/.

11. M. Chopin, «La prudence dans les miroirs du prince», Chroniques ita-liennes, 60, 4 (1999), 87-98.

Il avait pour habitude de condamner le jeu, qu’il disait nocif, etdevant être détesté et réprouvé. Il racontait qu’à l’âge de dix-huit ans,se trouvant à Barcelone pour les fêtes de Pâques, il avait perdu un soirau jeu près de 5 000 florins. Les ayant perdus, il appela un de ses cham-bellans, et lui dit de lui rapporter de l’argent. Celui-ci en apporta, etjouant à nouveau il commença à gagner. Il regagna la somme qu’il avaitperdue, et tout ce qu’avaient ses partenaires. Puis le roi, face à ce tas deflorins, dit à chacun de rester en place, et demanda au chambellan de luiapporter son petit livre de Notre-Dame; une fois le livre arrivé, il le fitouvrir, et jura les deux mains dessus, promettant à Dieu et à la ViergeMarie de ne plus jamais jouer. – Il s’y tint jusqu’au jour de sa mort.Puis il se tourna et dit à l’assistance: «Pour que personne ne croie queje fais cela par avarice», il prit les florins à pleines mains et les distribuaà la ronde à ceux qui avaient joué avec lui, jusqu’au dernier. Après cetteaction généreuse, il dit à tous ceux qui étaient là: «Je sais que si je melaisse aspirer par le jeu, cela me troublera l’esprit, et je ne serai plus enmesure de penser à aucun sujet sérieux tant je m’y absorbe. C’est pour-quoi personne ne me verra plus jamais jouer» 12.

Cet exemple est tout à fait représentatif de diverses situationsrapportées dans les portraits du Magnanime, où le roi réfrène unpremier mouvement pour renoncer à un acte impulsif qui ledépossèderait de sa dignité. Ainsi, le roi renonce à la colère,même légitime:

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12. Vespasiano da Bisticci, Vite, éd. A. Greco, Florence 1970, 93-94: «Usavadire ispesso, a dannare il giuoco, quanto egli è pernitioso, et da essere etdetestato et dannato. Narrava che, sendo d’età d’anni diciotto a Barzalonaper le feste di pasqua di Natale, giuocando una sera, aveva perduti circacinque mila fiorini. Avendogli perduti, chiamò uno suo cameriere, et dissegli portassi danari. Portone, et giuocando cominciò a rivincere, et rivintitutti quegli aveva perduti, et tutti quegli che avevano colloro che giucavano,avendo il re questo monte di fiorini inanzi, disse che ognuno istessi fermo,di poi disse al camarere gli arecassi il libriciuolo di nostra Donna, et areca-tolo, lo fece aperire, di poi vi giurò suso con tutta dua le mani, giurando etpromettendo a Dio et alla Vergine Maria, che mai più giucherebe. E cosìosservò insino al dì che morì. Di poi si volse, et disse a quegli v’erano pre-senti: «acciocchè ignuno di voi creda che questo io lo faci per avaricia»,cominciò a pigliare quegli fiorini colle mani, et dargli intorno a tutti quegliavevano giucato collui, in modo che gli distribuì tutti. Fatto questo atto sìgeneroso, disse a tutti quegli che v’erano: “io conoscevo, che se io m’avevoa aviluppare in questo giuoco, egli era cagione d’impedirmi lo ‘ntelletto, etnon potere pensare a cosa ignuna che fussi degna, tanto era lo “mpedimentomi dava, et per questo mai sarà uomo, che mi vegia giucare”».

[Un jour,] le roi ordonna de donner la coupe à laquelle il avait buau jeune Gaspar, descendant d’un lignage illustre et considéré. Maisl’échanson Perotto, ennemi de Gaspar, refusa alors qu’il lui avait répétél’ordre deux ou trois fois. On rapporte que le roi, furieux, bondit deson siège en brandissant son épée, mais comme il rattrapait Perotto, ill’abaissa pour ne pas frapper dans un mouvement de colère celui qu’ilavait déjà attrapé 13.

Ce contrôle de soi affiché par le roi est l’un des traits les plusnets qui apparaît à la lecture statistique des adverbes latins sousl’exergue desquels les exempla sont placés dans l’œuvre de Becca-delli: les éléments relevant de la tempérance (adverbes patienter,moderate) représentent plus de 7% des occurrences de ces rubriques.Et si l’on ajoute les cas où l’attention du lecteur est attirée sur lagravitas royale, on atteint plus de 21% des rubriques, l’adverbe gra-viter apparaissant à 42 reprises en exergue. Le caractère composéet digne de la personne du roi le distingue parmi ses contempo-rains, au point d’être érigé en attribut essentiel de la royauté.

Quant à l’origine de cette éthique personnelle, il est tentantde l’imputer pour tout ou partie au goût de l’étude du Magna-nime. En effet, les deux portraits insistent lourdement sur le bonniveau d’instruction du roi, représenté lisant César, Tite-Live ouCicéron, quand il n’est pas plongé dans le texte sacré. La passionque le Magnanime identifie explicitement comme aliénationintellectuelle dans le récit de son renoncement au jeu, très cer-tainement par allusion à l’étymologie du terme, est alors l’enne-mie de l’étude, et de l’autonomie intellectuelle et morale que ditrechercher le prince de dix-huit ans. Cette figure de roi savant,construite à grand renfort de détails par Beccadelli (27 exempladont c’est le thème)14 en appelle immanquablement une autre,

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13. Dels Fets e dits del gran rey Alfonso, I, 17 (moderate), 90: «Cum poculumquo rex ipse biberat Gaspari generoso et claro adolescentulo dari iuberet, etPirrhettus pincerna Gasparis inimicus, quamvis semel bis et tertio iussus darerenueret, permotum regem surrexisse aiunt pugionemque strinxisse, acfugientem Pirrhettum assecutum, ne iam prehensum iratus feriret, pugionemin media ira abiecisse». L’exemplum suivant (I, XVIII) reproduit ce schéma,représentant un roi impassible tandis qu’un chevalier furieux l’injurie.

14. Sur ces 27 exempla, 14 ont pour exergue l’adverbe sapienter, soitpresque 5% du total, et 13 studiose, représentant un peu plus de 4% desanecdotes.

liée au trône de Naples: Robert d’Anjou n’est-il pas un paran-gon du rex sapiens médiéval 15? Malgré le siècle qui sépare lesdeux règnes, l’hypothèse selon laquelle la figure prestigieuse dutroisième angevin de Naples a pu contribuer aux choix straté-giques opérés par les thuriféraires du roi dans la création de sonimage politique demande à être vérifiée. Mais cette hypothèsesouffre rapidement du constat, somme toute logique, que ni lesportraits du Magnanime, ni l’historiographie issue de son patro-nage, n’évoquent le souvenir de la dynastie que le Trastamarevient de supplanter dans le Regno. Par ailleurs, les reconstitutionssuccessives de la bibliothèque aragonaise à Naples 16 font appa-raître que les manuscrits des sermons de Robert n’y sont pasconservés. On sait du moins qu’ils ne figurent pas dans les inven-taires aragonais. Il est probable que la majeure partie des exem-plaires napolitains des sermons ait disparu dans le naufrage en1421 du navire qui transportait la bibliothèque angevine 17. Enfin,on a montré que le portrait du Magnanime établit par Beccadelliet da Bisticci, s’il sacrifie largement aux thèmes traditionnels desvertus chrétiennes illustrées par Robert, est enrichi de traits nou-veaux qui témoignent de l’aggiornamento intellectuel humaniste,car le roi encourage l’étude et l’imitation des Anciens à la cour.Le meilleur exemple de ce phénomène est assurément la récur-rence du thème de la gravitas royale, vertu «à l’antique» s’il en estsous la plume des humanistes.

Il est difficile ici de démêler ce qui relève de la fiction miseen place par les thuriféraires du roi dans le but d’illustrer lemérite de la nouvelle dynastie, des éléments relevant de la bio-

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15. S. Kelly, The new Solomon: Robert of Naples (1309-1343) and Fourteenth-Century Kingship, Leiden, Boston 2003.

16. G. Mazzatinti, La biblioteca dei re d’Aragona in Napoli, Naple 1951;T. De Marinis, La biblioteca napoletana dei re d’Aragona, Milan 1952-1957, 6vol., Vérone 1969; G. Toscano, Les rois bibliophiles. Enlumineurs à la cour d’Ara-gon à Naples (1442-1495), thèse de doctorat dirigée par A. Prache, soutenueà l’Université Paris IV-Sorbonne, 1992; J. Alcina Franch, La biblioteca deAlfonso V de Aragón en Napoles, 2 vol, Valence 2000; S. Lopez Rios, «A NewInventory of the Royal Aragonese Library of Naples», Journal of the Warburgand Courtauld Institutes, 65 (2002), 201-43.

17. Mazzatinti, La biblioteca dei re d’Aragona in Napoli, IV-VI. Mazzatintireproduit le récit du naufrage par Alberto di Sarteano dans une lettre à Nic-colò Niccoli.

graphie réelle du prince. Il est indiscutable que le Magnanime aété largement influencé dans son goût et son patronage des studiahumanitatis par Beccadelli et par Valla, à un moindre degré. Maisil convient de rappeler que, dans la mesure où il est possible dechiffrer les dépenses royales à partir des fragments comptables 18,on peut estimer que les frais annuels du roi pour sa bibliothèque(2 500 ducats environ) sont très significativement inférieurs auxdépenses liées à la chasse (entretien des veneurs, des écuries, desoiseaux de proie etc.), représentant au moins 20 000 ducatsannuels. Il faut bien garder à l’esprit que le roi sage de Beccadelliet da Bisticci est aussi, si ce n’est essentiellement, une représen-tation au goût du jour.

Le roi auteur de la norme et acteur de la discipline à la cour

Quoi qu’il en soit de son application personnelle et de sonsoutien financier aux studia humanitatis, la volonté d’interventiondu roi sur son entourage est un autre thème essentiel des por-traits du Magnanime, faisant de lui la principale instance de vali-dation ou de sanction des comportements curiaux dont sonpropre exemple constitue le modèle et la norme. Il y a dans cettereprésentation du roi en pédagogue et moraliste l’une des prin-cipales originalités de ces représentations. C’est aussi le lieu oùtransparaît souvent l’aggiornamento culturel dont il est questionplus haut. Ainsi, sous la plume de Beccadelli:

Très souvent j’ai vu le roi blâmer les grands et ses courtisans parcequ’ils appelaient leurs amis d’une noblesse peu inférieure leurs servi-teurs, précisément parce qu’il avait lu à plusieurs reprises que Philippe

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18. C. Minieri-Riccio, «Alcuni fatti di Alfonso I di Aragona: dal 15 aprile1437 al 31 di maggio 1458», Archivio storico per le provincie napoletane, 6(1881), 1-36 et 420-61. L’érudit napolitain a pris des notes sur les registrescomptables en s’attachant principalement à noter les dépenses militaires, lescommandes artistiques ou relevant des plaisirs de la cour. La disparition dela documentation originale nous contraint à extrapoler à partir des dépensesdes années qui font l’objet de relevés dans ces notes; ces estimations sontdonc basses, probablement inférieures à la réalité des dépenses.

[de Macédoine] appelait ces hommes, non pas ses serviteurs ou sessujets comme eux le faisaient, mais ses amis et ses familiers 19.

Ou encore:

Le roi avait traité un chevalier de Syracuse de barbare, et celui-ci,issu de cette prestigieuse cité d’origine grecque, frémissant à ce terme,prenait très mal la chose; alors le roi lui dit: «J’ai l’habitude de détermi-ner [qui sont] les barbares non par leur origine, mais par leur compor-tement» 20.

Invoquer devant le roi une noblesse civique justifiée par lecaractère antique de Syracuse ne saurait suffire à le satisfaire. Leroi juge de façon autonome, à l’aune des normes chrétiennes etantiques tissées entre elles. Chez da Bisticci, le roi ne se contentepas de réprimander ceux qu’il réprouve: le libraire florentinrelate des tours concertés par le Magnanime et joués aux dépensd’ambassadeurs – siennois qui plus est – au grand plaisir de l’au-teur. Un ambassadeur se présentant toujours à la cour vêtu avecle plus grand luxe finit par susciter l’irritation du roi qui secontente d’un simple habit noir. Ce dernier, de concert avec sesproches, arrange une audience dans un lieu pauvre et fait passerdans l’assistance la consigne officieuse de souiller et froisser àl’envi le brocart de l’ambassadeur. Le piteux état dans lequel il setrouve à la fin de la journée suscite l’hilarité du roi, sans que leSiennois s’aperçoive du tour qui lui a été joué. Un secondambassadeur de Sienne se présente, lui, avec un cheval équipéd’un luxueux caparaçon à longues franges, à l’antique, que le roitrouve ridicule. Un jour, sur le chemin de la chasse, il fait exprèsde convier l’ambassadeur à l’improviste. Celui-ci se met en route

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19. Dels Fets e dits del gran rey Alfonso, II, 34 (mansuete), 164: «Proceres etpurpuratos suos ab rege reprehendi saepius vidimus, quod amicos pauloinferioris fortis suos servitores appellarent, maxime cum huiuscemodihomines a Philipo rege non servitores, non subditos, ut ab istis, sed amicoset familiares appellatos lectitasset».

20. Dels Fets e dits del gran rey Alfonso, I, 53 (graviter), 120: «Cum Siracu-sanum equitem inhumanis moribus hominem rex barbarum appellasset,atque ille qui praeclara patria Graeca origine esset, nomen barbari exhor-rens, iniquo animo ferre iniuriam videretur, “Ego – rex inquit – non apatria soleo sed a moribus barbaros definire”».

sur le champ, dans une tenue d’intérieur inadaptée, et avec uncheval équipé du coûteux et fragile caparaçon, que le roi, làencore, s’applique à souiller et réduire en pièces en exposantl’ambassadeur à la pluie et à tous les obstacles croisant sa route. LeSiennois est la risée de la cour entière pendant plusieurs jours 21.

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21. Vite, 98-99: «Alle volte la Maestà del re si dilettava di pigliare qualcheonesto ispasso o diletto. Era a Napoli uno ambasciadore sanese, della loronatura, molto borioso. La Maestà del re il più delle volte vestiva di nero,con qualche fermaglio nel capello, o qualche catena d’oro a collo, e brocatio vestiti di seta poco gli usava. Questo ambasciadore vestiva di brocatod’oro molto rico, et sempre quando veniva al re aveva questo brocato d’oro.Il re più volte con quegli sua domestichi se ne rideva di questo vestire dibrocato. Un dì ridendo disse a uno de’ sua: “per certo io voglio che noifaciamo che questo brocato muti colore”, et per questo ordinò una matinadi dare udientia in uno luogo molto misero, et fece chiamarvi tutti gliambasciadori, et ordinò con alcuno de’ sua, che la matina in quella calcaognuno si stropiciassi adosso allo ambasciadore sanese, et stropiciassinoquello brocato. La matina, non solo <da>gli ambasciadori, ma <dal>laMaestà del re era pinto e stropiciato; fu in modo la matina istropiciatogliquello brocato, che, uscendo da corte, chi sapeva questa novella non erauomo che potessi tenere le risa, vedendo quello brocato, ch’era di chermisi,col pelo alucignolato, et cascatone l’oro, et rimasta la seta gialla, che parevala più brutta cosa del mondo. A vedello, la Maestà del re uscì della sala, colbrocato tutto avilupato et guasto, non poteva tenere le risa, et stette parec-chi dì, che mai fece altro che ridere di questa novella di questo ambascia-dore sanese, et lui mai s’avide quello gli era suto fatto. Un altro ambascia-dore sanese era venuto a Napoli, et armata una covertina con frastaglilunghi come si soleva usare all’antica. Il re, vedendola, non poteva tenere lerisa. Diterminò uno dì volendo andare a caccia, pasare da casa l’ambascia-dore, et fallo chiamare in furia. Giunto uno mandatario all’uscio suo, lo fecechiamare subito, che venisse, che la Maestà lo voleva. Subito fece sellare e’cavalli, et messesi in punto, et montò a cavallo, in calze solate, cor una vestalunga, et con quella covertina co’ frastagli. La mattina la Maestà del re nonlasciò siepe, in questa caccia, che non andassi ritrovando, in modo chequella covertina ebbe fortuna, che dove ne rimase uno pezo et dove unoaltro, in modo che tutti i frastagli, la maggior parte di quella covertina rima-sono in quelle siepe, et qualche parte di quella vesta aveva indosso. Era lamatina piovuto, et del continovo pioveva certe iscosse, et la Maestà del re simetteva in uno iscoperto a parlare con questo ambasciadore, in modo ches’immollava la sua Maestà per fare immollare questo ambasciadore. L’ambas-ciadore, la sera nella tornata in Napoli era molle infino alle punta di piedi,et le calze solate erano fresche, la covertina era rimasta in quelle siepe, inmodo che l’era trovata al pari della sella del cavallo, e tutti e’ frastagli eranoiti per terra, che non pareva che vi fussino suti. L’ambasciadore sanza man-tello, in cappa et calze solate, e molle come si debe istimare, sendo sanzamantello pareva la più strana cosa del mondo a vederlo. La Maestà del re si

Le cas du second ambassadeur illustre avec acuité le rôle cultureldu retour à l’antique comme stratégie de distinction dans lesélites du XVe siècle. Mais à Naples, s’il est de bon ton d’afficherintérêt pour les Anciens et compétence linguistique, il importeaussi de modeler son comportement sur celui du prince, caracté-risé, on l’a vu, par la modestie de sa tenue. Un accoutrement tropfastueux ou un caparaçon à l’antique sont perçus ici comme uneforme de pédanterie vestimentaire, qui est rapidement sanction-née comme telle. Ce récit montre bien l’importance de l’autoritéexercée directement par le roi sur la société curiale, ne serait-cequ’en tant qu’arbitre des élégances. Le crédit à la cour des ambas-sadeurs siennois 22 est littéralement victime de la mode.

Les mésaventures de ces ambassadeurs introduisent ici la vio-lence, toute symbolique en l’occurrence, avec laquelle onréprime un comportement malvenu à la cour. À défaut de vio-lence physique avérée à Naples sous le règne du Magnanime, ondécouvre celui-ci en promoteur d’un châtiment ambigu. Vespa-siano da Bisticci introduit les faits en les qualifiant de «distrac-tion honnête», puis achève ce passage par une péroraison défen-dant la nécessité pour les princes de s’accorder des récréations.Mais la légèreté invoquée contraste fortement avec l’importancede l’audience que le roi veille à donner à ses châtiments, en yassociant la cour et «tous les ambassadeurs» dans l’affaire du bro-cart. On peut qualifier les mésaventures des ambassadeurs d’ex-péditions punitives, d’autant plus cruelles que les protagonistessemblent ignorer la honte publique à laquelle ils sont exposés parla volonté du roi. En cela la cour de Naples fonctionne biencomme un lieu de discipline individuelle et collective de pas-sions consistant principalement en un écart par rapport à unenorme tacite, celle du modèle royal. Mais cette discipline qui

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rise di quello del brocato; di questo, parecchi dì ne stette tutta la corte asolazo, et non vi si faceva altro che ridere di uesta novella, che era nota atutti quegli signori e grande maestri».

22. Il s’agit selon toute probabilité d’envoyés ayant effectués un courtséjour, car un ambassadeur résidant à Naples ne commettrait pas ce genred’impair. On peut supposer qu’il s’agit de Galgano Borghese et LeonardoBenvoglienti, présents à la cour en mai et juin 1456, à une période oùManetti est lui-même à Naples. Ses anecdotes semblent plutôt concerner lafin du règne.

escamote les éclats individuels n’évacue pas pour autant le carac-tère violent du milieu curial.

Les récits des interventions disciplinaires du roi sur son entou-rage présentent souvent les mêmes ressorts, dont on peut faireémerger certains traits récurrents. En effet, la réprobation royalea lieu en public, ce qui confère une portée considérable à soncaractère infamant, mais elle est souvent atténuée dans le mêmetemps par une apparente légèreté, à l’exemple de cette anecdote:

Le chevalier Giovanni di Caltagirona, dès qu’il fut libéré de prisonpar les ennemis, se rendit près du roi, et, non sans abuser de la généro-sité de ce dernier, réclama et obtint des bienfaits presque innombrables.Le roi, qui d’ailleurs ne regrettait pas ce dont il avait été délesté, dit: «Jementirais en disant que je n’ai pas craint que même ma femme figurâtau nombre de tous ces biens exigés par mon chevalier» 23!

La brutalité du blâme royal est voilée de cette ironie qui appa-raît comme le dernier des traits remarquables du portrait morald’Alphonse le Magnanime par Beccadelli. Les adverbes facete,iocose et urbane sont d’ailleurs présents à 26 reprises dans le Dedictis et factis de Beccadelli, pour rubriquer des anecdotesvariées 24, dont certaines concernent même les manières de table:

Un jour à table, alors que [le roi] était sans cesse interrompu par unvieux fâcheux, au point qu’il pouvait à peine manger, il s’écria que lacondition des ânes était de loin bien meilleure que celle des rois, euxque leurs maîtres ménagent quand ils mangent, ce qui n’est pas le casdes rois 25.

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23. Dels Fets e dits del gran rey Alfonso, II, 40 (facete), 170: «Ioannes Calta-girduius eques regius, ut primum ab hostibus carcere dimissus est, regemadiit, et liberalitate illius non nihil abusus, innumerabiles prope res simul etpoposcit et impetravit, a quo rex vix tandem divulsus, “Mentior – inquit –ni inter tam multa et varia, quae petebat, timuerim ne uxorem etiam ipsama me deposceret eques meus”».

24. Facete apparaît 17 fois, iocose 2 fois, urbane 7 fois.25. Dels Fets e dits del gran rey Alfonso, I, 13 (facete), 90: «Cum inter cenan-

dam a difficili et importuno quodam sene usque adeo interpellaretur, ut vixedendi potestas esset, subclamasse dicitur, asinorum conditionem longemeliorem esse quam regum, illis quidem comedentibus dominos parcere,regibus neminem».

Le rire royal, outil de discipline et marqueur d’une acculturationhumaniste

Les bons mots du prince sont suffisamment plaisants et répu-tés comme tels pour être intégrés au titre donné par Beccadelli àson ouvrage. Le De dictis et factis Alfonsi regis est le tout premier,dans la production historiographique médiévale, à ainsi mettre enévidence la faconde royale. La place accordée au rire royal chezBeccadelli a conduit à l’hypothèse suivante 26: à l’instar du saintLouis de Jacques le Goff, dont Joinville a aussi donné à lire lerire 27, le Magnanime serait un rex facetus dont la gaité «devientpresque un instrument de gouvernement, en tout cas une imagedu pouvoir» 28 exercé sur le cercle de ses proches par le roi. End’autres termes, les railleries du roi seraient l’un des instrumentspar excellence de la discipline des comportements à la cour – età table comme ci-dessus.

Mais aussi séduisante soit-elle (et validée par les cas figurantci-dessus), cette hypothèse souffre à l’étude plus systématique desmanifestations du rire princier dans les sources issues de la courde Naples: quand le Magnanime s’amuse – à 26 reprises – chezBeccadelli, ses traits d’humour sont constitués la plupart dutemps de remarques acides auxquelles, en toute bonne foi, il estdifficile d’assigner des visées pédagogiques. En effet, le rire duroi est souvent moqueur, et vise à dénigrer, à commencer par lesfemmes, qui font l’objet de nombreux commentaires désobli-geants, qu’il s’agisse de certaines en particulier, ou de leur sexeen général:

Un jour le roi vit arriver Luis Dez-Puig, appelé Puccio, en vêtementde deuil et la mine triste; il lui demanda la cause de son affliction.Quand Puccio lui répondit qu’il était attristé par la mort de sa belle-sœur, le roi protesta qu’il devrait plutôt être heureux et se réjouir decette mort. Si sa belle sœur était morte, son frère, lui, venait de ressus-

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26. Montaner Frutos, La palabra en la ocasión, 9-10.27. J. Le Goff, «Rire au Moyen Âge», Les Cahiers du Centre de recherches

historiques, 3 (1989), mis en ligne le 13 avril 2009, consulté le 13 septembre2012. URL: http://ccrh.revues.org/2918.

28. Ibid.

citer! Car cette femme était si intransigeante, si pénible, et sa vie durantavait tant tourmenté son époux, qu’elle l’avait presque tué 29.

Le roi rit des ambassadeurs, des femmes, mais aussi des Cala-brais, ou de la curie romaine:

Je lisais que les Harpies habitaient habituellement les îles, ce quicontraria manifestement un insulaire, mais fit dire à Alphonse: «Ne terenfrogne pas ainsi, mon ami!» Car il est évident que les Harpies ontmigré des îles à la curie romaine, et qu’elles y ont dorénavant établileur résidence 30.

La ponctuation de cette dernière anecdote peut semblersujette à caution, car elle indique que le roi ne s’exprime quedans le passage au discours direct, laissant à Beccadelli la respon-sabilité du coup de griffe adressé à la curie. Mais compte tenu dufait que Lorenzo Valla, rival acharné de Beccadelli et Facio sur lascène littéraire du temps, a quitté Naples pour un emploi desecrétaire pontifical en 1447, il est possible que la fin du textecorresponde bien à un échange d’amabilités entre anciens col-lègues, auquel l’auteur est trop heureux d’associer le roi.

En tout cas, le constat s’impose que le rire du prince est biensouvent moquerie, chez da Bisticci, chez Beccadelli, mais aussidans les récits des ambassadeurs présents à Naples, que l’on nesaurait soupçonner de brosser pour la postérité une image favo-rable d’Alphonse le Magnanime, vu la diffusion extrêmementréduite à laquelle est destinée leur correspondance. La présence

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29. Dels Fets e dits del gran rey Alfonso, III, 6 (facete), 196: «Cum aliquandorex Ludovicum Podium, Puccium appellatum, in veste lugubri, fronte sub-tristi intueretur, et quid sibi vellet dolor ille sciscitaretur, at Puccius obsororiam mortuam dolorosum se esse respondisset, adiecit laetum potiusatque hilarem eum esse convenire ob illius mortem. Nam, si cognata mortuaesset, at fratrem eius a mortuis suscitatum esse. Erat enim mulier illa intrac-tabilis, difficilis et viro, dum vixit, admodum molesta et infensa, ac maritiprope mors quaedam». On relève une dizaine d’anecdotes misogynes dans lerecueil.

30. «Arpias legebamus insulas incolere consuetas, cumque insularis quis-piam id aegre ferret, dixisse fecimus Alfonsum: “Non est quod frontemobducas, o amice”. Ex insulis enim in curiam Romanam commigrasseArpias compertum est, ibique iam domicilium constituisse». (Dels Fets e ditsdel gran rey Alfonso, I, 8 [facete], p. 88).

d’ambassadeurs milanais à Naples est quasi permanente. Antonioda Trezzo, envoyé par Francesco Sforza en 1455 pour ne rentrerà Milan qu’en 1464, devint le premier ambassadeur résident de lacour du Magnanime 31. En août 1457, il écrit un courrier fortembarrassé à Cicco Simonetta, qui dirige la chancellerie mila-naise. Le roi l’a fait assister à une scène qu’il trouvait très drôle,et le presse d’écrire à Sforza, mais

[La nouvelle] me paraissant peu honnête, je n’ai pas eu le cœur del’écrire à son excellence, mais plutôt de vous l’envoyer, afin que vous latransmettiez au dit seigneur, si cela vous semble opportun. La nouvelleest la suivante: j’étais au Castel dell’Ovo où se trouvait la majesté duroi, qui fut sollicitée par une certaine Bona, fille de Pedro Brunoro,réclamant l’argent nécessaire pour l’achat d’un roussin. Comme plu-sieurs fois il l’avait payée de bonnes paroles, cette Bona, conduitedevant le roi, lui dit: «Seigneur roi, soit tu payes, soit tu me dis que tune le feras pas, auquel cas j’irai trouver le duc de Milan, qui m’a faitbien souvent la chose, et me payait trois tournois à chaque fois; lui medonnera de quoi manger jusqu’à la fin de mes jours, et qu’elle soit loin-taine»! Sa majesté prit tant plaisir à ses paroles qu’il en rit encore. Il mefit approcher et demanda: «Eh bien Bona, que dis-tu du duc?». Ellerépondit en répétant la même chose, en ajoutant qu’il était un vieilobèse impuissant, ce dont sa majesté s’amusa de nouveau et il me ditd’écrire à notre seigneur ce que Bona racontait. Voilà la commissionque vous pourrez faire quand vous aurez le temps et quand bon voussemblera; je vous assure que le roi prit à cela un sacré plaisir, et pourépargner une dépense au duc, il a fait donner à cette Bona un peumoins de cent ducats 32.

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31. F. Senatore, Uno mundo de carta. Forme e strutture della diplomazia sfor-zesca, Naple 1998, 73 ss.

32. Dispacci sforzeschi da Napoli (1444-2 juillet 1458), éd. F. Senatore, Anto-nio da Trezzo à Francesco Sforza, 17 août 1457, Salerne 1997, 536: «Sonnocirca cinque dì che la maiestà del re me commisse dovesse scrivere unanovella al nostro illustrissimo signore, la quale, parendome poco honesta,non m’è bastato l’animo di scriverla alla excellentia sua, ma significarla advuy aciò che parendovi la significhiate al prefato signore, la quale è questa:trovandome in Castel del’Ovo dove era la maiestà del re et essendo essamaiestà sollicitata da la Bona de Pedro Brunoro che gli donasse dinari percomprarse uno roncino et per spese et havendoli essa maiestà più volte datobone parole, essa Bona, conductasse alla presentia d’essa maiestà, gli disse:“Signore re, o tu me spacci, o dichi de non volerme spaciare, perché nonvolendome tu spaciare io me ne andarò dal duca de Milano, el quale tante

En d’autres occasions, Antonio da Trezzo se trouve embarrasséen présence du roi ou de curiaux prêts à rire du duc de Milandevant son émissaire, ce qui a d’ailleurs pour effet d’ajouter à lajoie du Magnanime. Ainsi, en octobre 1456 on commente l’em-bonpoint de Sforza, à l’occasion de l’arrivée à la cour d’unemédaille le représentant 33.

La cour de Naples telle qu’elle est documentée par l’historio-graphie d’Alphonse le Magnanime ou les correspondances diplo-matiques apparaît bien comme le lieu de la mise en œuvre d’unmodèle de comportement. Le roi étant représenté comme le pro-moteur et l’acteur principal de cette réforme, il est même diffi-cile d’échapper au caractère impérieux de cette normalisation.L’instrument de prédilection de la mise en application de cettediscipline est la réprobation publique, qui peut aller jusqu’à l’hu-miliation, sans que la violence se concrétise toutefois en atteintesà l’intégrité des corps. Mais vêtements et ornements ne sont pasà l’abri. La nature des excès punis témoigne en négatif dumodèle dont le positif est véhiculé par la représentation duprince que créent les humanistes de la cour. À travers ce roi dontle comportement est posé en norme curiale, les humanistesmanifestent qu’ils exercent une influence considérable. Le roi secomporte donc – le plus souvent – avec la modération et la gra-vitas d’un Caton, évacuant de son existence publique tout éclat,toute manifestation de violence physique ou de rancune.

La gravitas des actes ne semble contradictoire à aucun momentavec les témoignages selon lesquels le roi a la langue bien

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volte me ha facto quello facto che volendome pagare a tri tornesi per voltael ma darà da mangiare finch’io viva, et viva quanto posso”. De le qualeparole essa maiestà tanto piacere n’hebbe che ancora ride, et domandomeessa maiestà presso de sì, e disse: “Ben, Bona, che dici tu del duca?”. Essarespondendo repplicò le medesme parole, cum subiungerli che luy era unovegio caroso che non pò più fare niente, del che etiam pigliando piacere lamaiestà sua me disse ch’io scrivesse al signore nostro quello che la Bonadiceva; la quale ambassata, quando tempo ve avanzarà et parendovi de farla,potrete fare vuy, ma prometove che’l re n’hebbe piacere uno pezo et, perlevare quella spesa al signore, ad essa Bona ha facto dare poco meno decento ducati».

33. Dispacci sforzeschi da Napoli (1444-2 juillet 1458), Antonio da Trezzo àFrancesco Sforza, 25 octobre 1456, 447-48.

pendue, au contraire: pour un Beccadelli, illustrer la vivacitéd’esprit du prince (doive-t-elle s’exercer aux dépens de quel-qu’un) illustre par ricochet son œuvre auprès de lui comme his-toriographe et pédagogue. Les réparties mordantes du roi contri-buent à le poser en épigone des humanistes, dont on sait qu’ils sedéchirent entre eux à coup d’invectives. Le milieu curial napoli-tain est d’ailleurs bien engagé dans ces joutes épistolaires. Barto-lomeo Facio, cloué au pilori par Valla pour ses insuffisances delatiniste, est l’auteur de trois Invective in Laurentium Vallam (1447c.), tandis que Beccadelli est l’objet dans les années 1430 d’unePhilippique d’Antonio da Rho, lui-même visé par la Raudensi Notede Valla – pour rappeler quelques exemples seulement. Ce déchaî-nement de violence littéraire ne provoque ni condamnationmorale ni appel à la modération. Il faut d’ailleurs souligner quecette violence place encore une fois le prince dans une positiond’arbitre, car les diatribes humanistes affectent de ne pas s’adresserà l’adversaire, mais au prince 34. La donnée essentielle du compor-tement curial que constitue cette «hétéronomie» est par la suiteau cœur de la trattatistica à l’usage du courtisan. Les œuvres deGiovanni Pontano, le successeur de Beccadelli en tant qu’huma-niste de cour auprès des Aragonais de Naples, réélaborent cethéritage culturel en plaçant la maîtrise de la parole dans cecontexte spécifique au premier plan de ses préoccupations 35.

Le contexte culturel italien au XVe siècle assure donc unepromotion rapide de la figure royale en véritable auctoritas intel-lectuelle et morale, par des humanistes qui tirent un net bénéficede la manœuvre: dans une sorte de cercle vertueux – de leurpoint de vue –, ils assurent leur fonction de célébration de leurpatron, diffusent dans le même temps un modèle de comporte-ment «humaniste», et le prestige du prince leur sert par un effetretour à légitimer leur position dans le champ littéraire. Alphonse

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34. É. Anheim, «L’humanisme est-il un polémisme? À propos des Invec-tives de Pétrarque», dans V. Azoulay-P. Boucheron (dir.), Le mot qui tue. Unehistoire des violences intellectuelles de l’Antiquité à nos jours, Seyssel 2009, 116-29 (129).

35. G. Pontano, De sermone. De la conversation, éd. F. Bistagne, Paris 2008.F. Bistagne, «Pontano, Castiglione, Guazzo: facétie et normes de comporte-ment dans la trattatistica de la Renaissance», Cahiers d’études italiennes, 6(2007), 183-92.

le Magnanime paraît avoir très bien compris ce jeu d’intérêtsréciproques, et intégré lui-même l’ethos mordant des promoteursdes studia humanitatis. Les éditeurs modernes de compilations defacéties ne s’y sont d’ailleurs pas trompés, en réunissant les bonsmots du roi de Naples aux anecdotes de Poggio Bracciolini 36.

ABSTRACT

Alfonso the Magnanimous (1396-1458), king of Aragon since 1416and of Naples since 1442, has been a generous patron to many famoushumanists, as Lorenzo Valla and Antonio Beccadelli. Their work, repre-senting him as a prince keen to learn, study, and pay for the promotionof the studia humanitatis’ renewal, have granted him a very complimen-tary reputation. One of the distinctive features in his portrait by huma-nists is to appear as the ultimate moral compass at court and the judgeby right of everyone’s behaviour. The king approves or condemns, whilehe always proves behaving exemplary himself. Thus, Alfonso is at thesame time the source of the norm and the actor of its enforcement, andhis interventions on disciplinary matters are many in the literary evoca-tions of his life. However polished the king may appear, it does notmean that the atmosphere at court was morose, or dull: Alfonso is oftenrepresented enjoying himself and distracting his entourage by makingfools out of people whose behaviour he disapproves of, or by tellingferocious jokes. His way to discipline the courtiers was not all peda-gogy, on the contrary. This very ironical touch that defines him showshow well he mastered the humanists’ behaviour, as they are known foropposing with virulence to each other in the race for subsidies andsponsors. By celebrating Alfonso, humanists were spreading their ownmodel of behaviour and the prestige he gained in return served them tolegitimize their position in the literary field.

Roxane ChilàEHEHI – Casa de Velázquez

CEMM – EA [email protected]

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36. B. Bowen, «Renaissance Collections of facetiae, 1344-1490: A New Lis-ting», Renaissance Quarterly, 39, 1 (1986), 1-15 (8); Bowen, Roman Jokes, 143.

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