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FRONTIÈRES & ARTISTES Espace public, mobilité & (post)colonialisme en Méditerranée
Sous la direction d’Éric BONNET & François SOULAGES
Collection : Local & Global ISBN : 978-2- 343-04914-4 • janvier 2015 • 182 pages • Prix : 18 euros
Quels rapports les artistes de la Méditerranée ont-ils avec les
frontières et quels effets cela a-t-il non seulement sur eux-
mêmes, mais surtout sur leurs œuvres, sur leurs créations, sur
leurs réceptions ? En quoi la mobilité – choisie ou obligée –
change-t-elle la donne, dans ces pays marqués par le
colonialisme passé et, parfois, présent, par ses frontières
remises en cause – Yougoslavie, Palestine, Israël, Liban, Syrie,
Libye, etc. ?
Trois directions sont successivement explorées, à savoir
les relations – pour les artistes, leurs projets et leurs œuvres –
entre, d’une part, les frontières et, d’autre part, la mobilité, le
(post)colonialisme et l’espace public. Les exemples concrets,
particuliers et singuliers permettent par induction de poser des
hypothèses fécondes pour comprendre ces réalités complexes.
Ce livre est une étape d’une vaste recherche dirigée sur les
Frontières qui a publié une vingtaine de livres depuis 2012 dans
le monde.
Éric Bonnet (France) est artiste, membre de RETINA.International, Recherches esthétiques &
théorétiques sur les images nouvelles et anciennes, Professeur des universités, directeur du laboratoire
AIAC, Arts des images et art contemporain, membre du projet FRONTIÈRES, Labex Arts-H2H,
Université Paris 8.
François Soulages (France) est directeur de RETINA.International, Recherches esthétiques &
théorétiques sur les images nouvelles et anciennes, et du projet FRONTIÈRES, Labex Arts-H2H,
Professeur des universités, membre du laboratoire AIAC, Université Paris 8.
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TABLE DES MATIÈRES
Introduction
Les frontières méditerranéennes pour les artistes
Éric Bonnet & François Soulages
Frontières & mobilité
Ch. 1. Heureux qui, comme Ulysse…
François Soulages, France
Ch. 2. Violence et déplacement des figures
dans l’espace méditerranéen
Éric Bonnet, France
Ch. 3. La Méditerranée, départ & retour. Italie
France
Alejandro Erbetta, Argentine
Ch. 4. Voyages du corps, Journal parisien.
Grèce France
Panayotis Papadimitropoulos, Grèce
Frontières & (post)colonialisme
Ch. 5. De l’islamophilie au postorientalisme
L’art dans sa configuration postcoloniale
Evelyne Toussaint, France
Ch. 6. Bricoler l’incurable. Mohamed El Baz
Eddie Panier, France
Ch. 7. Détournement cartographique. Bouchra
Khalili
Fatma Touil, Tunisie
Ch. 8. Vit & travaille entre la France & la
Palestine.
Taysir Batniji
Sandrine Le Corre, France
Frontières & espace public
Ch. 9. Etre artiste dans l’espace public. Turquie
Asli Torcu & Eşref Yıldırım, Turquie
Ch. 10. Espace public & espace graphique.
Internet & les murs du Caire
Gary Burgi, France
Ch. 11. MuCEM et les plis de la Mer
Intérieure. France
Joachim Viana, Brésil
Ouverture
Le renouvellement de la recherche,
Eric Bonnet & François Soulages
Ont écrit dans ce livre
-------------------------------------------------------------------------------------------- BON DE COMMANDE À retourner à L’HARMATTAN, 7 rue de l’École Polytechnique 75005 Paris Veuillez me faire parvenir ....... exemplaire(s) du livre
FRONTIÈRES & ARTISTES Espace public, mobilité & (post)colonialisme en Méditerranée
Sous la direction d’Éric Bonnet & François Soulages
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Voyages du corps, instants mobiles entre dedans & dehors :
Journal parisien.
La tâche de la philosophie de la photographie est
d’interroger les photographes sur la liberté, d’examiner
au plus près leur pratique en quête de liberté.
Vilém Flusser1
Journal parisien est un projet de livre qui a pu être réalisé grâce à
mes nombreux déplacements entre Paris et la Grèce. En effet je me suis
trouvé pour la première fois à Paris en 1982 après avoir terminé mes
études d’ingénieur à la prestigieuse école Polytechnique de
Thessalonique, ma ville natale. Durant mes études j’avais compris que je
n’étais pas fait pour le métier d’ingénieur et j’étais en train de chercher
une autre voie. Je voulais faire autre chose sans savoir ce que je voulais
exactement. Quant je suis arrivé a Paris j’étais donc dans une situation
critique : je devrais décider si je voulais faire carrière en tant qu’ingénieur
ou bien si j’allais me consacrer à l’art et plus spécifiquement à la
photographie
Le séjour parisien a été décisif dans la mesure où il m’a permis de
voir plus clair et d’approfondir les questions qui étaient les miennes :
« Qu’est-ce que l’art ? Qu’est-ce qu’être artiste ? Pourrais-je être artiste
moi-même ? » Avec le recul et la distance, j’avais compris que ces
questions me fascinaient plus que la construction d’un pont ou d’un
building. Le questionnement artistique m’attirait plus que la carrière
d’ingénieur.
Journal parisien est donc le résultat de ces interrogations et la
confirmation que j’étais en train de changer de vie. Ce projet a été réalisé
en deux temps, la première fois entre 1988 et 1991, puis la deuxième fois
en 2012. Les photos qui composent ce Journal sont des images
polyphoniques générées par la combinaison des plusieurs photos et textes
qui relatent une triple investigation : l’investigation d’un gnôthi seauton
photographique, l’investigation du médium photographique et de ses
frontières et l’investigation de la ville et de ses habitants que je
découvrais par le biais de l’appareil.
Le centre de l’image représente des Parisiens, hommes et femmes,
selon la tradition classique de la photographie de rue en couleurs. Autour
de la photographie centrale, sont collées des images prises à l’intérieur de
mon logement d’étudiant à Paris, avec tout un désordre qui connote les
1 Vilém Flusser, Pour une philosophie de la photographie, éd. Circé, 1996, p. 87.
difficultés financières de cette vie ; ces images fonctionnent comme un
miroir de ce que j’étais à l’époque, miroir de ma propre vérité d’homme.
Avec ce dispositif formel je voulais représenter, à même l’image, la
tension entre un dedans et un dehors, interroger les frontières qui séparent
ces deux entités, afin d’ouvrir un dialogue entre eux. Le dedans est
délimité par ce qui se trouve dans le cadre, le dehors par ce qui se trouve
dans le hors-champ. Le dedans représente ce qui est réellement mis en
image dans un espace bidimensionnel, mais il peut aussi être ce qui est
contenu dans une boîte, dans une maison, dans un livre ; il participe aussi
de la vision intérieure. Le dedans relève d’une vision intellectuelle et
spirituelle alors que le dehors relève plutôt d’une vision que l’on pourrait
qualifier de corporelle.
Bien qu’au premier abord quelqu’un pourrait argumenter qu’il n’y a
aucune différence entre dedans et dehors, il y a, en ce qui me concerne,
un véritable schisme entre ces deux hypostases, radicalement différentes.
Journal parisien illustre ce grand fossé : entre ce que je ressentais et ce
que je voyais il y avait un décalage qui me suit jusqu’ à ce jour. La
grande différence entre dedans et dehors consiste en ce que le premier est
immatériel, tandis que le second est déterminé par la matérialité du
monde phénoménal. Le dedans est fragile et inquiétant avec un tas de
questions concernant le connais-toi toi-même, le dehors, du point de vue
du photographe, est rassurant. Il permet le dessaisissement de soi et sa
concrétisation dans les limites précises de l’objet extérieur photographié
par l’appareil.
Un troisième élément, qui fonctionne comme un lien entre le dedans
et le dehors, est le texte manuscrit, décrivant les activités et les pensées
du photographe, écrit sur le tirage photo, geste signifiant une humeur fort
iconoclaste. Ici le texte ne reflète pas simplement mes pensées, mais il est
un outil plastique parce que, comme il est écrit à la main, à même la
surface du papier photographique, il modifie à la fois la forme de l’image
et son contenu, la dotant de sens complémentaires.
Dans Journal parisien il y a un désir d’échapper à l’effet de localité
imposé par le cadre photographique, afin de représenter dans une image
complexe, plus de choses de ce qu’elle peut dire. Il s’agit de figurer un
désir de totalité, celui de capturer plus de vérité de ce qui est possible
habituellement par une photographie unique. Ce désir de totalité pousse
plus loin les frontières posées par les bords du fenêtre-cadre afin de créer
des images plus ouvertes, porteuses d’un maximum de sens.
Il embrasse non seulement ce qui se trouve devant l’objectif, le
dehors, mais aussi ce qu’il y a derrière l’appareil, et aussi ce qui se passe
derrière l’œil du photographe, dans un effort de figurer la totalité du
présent, tel qu’il est vécu par le sujet photographe. Mais qu’est-ce que le
présent du photographe, en effet ? C’est, tout d’abord, une date et une
heure qui englobent sujet et objet, le sujet photographe et l’objet
photographié. Le présent est un rapport réciproque entre un dedans et un
dehors. Il n’est pas une expérience à sens unique, un moment qui
appartient exclusivement au sujet ; il est en même temps un moment de la
ville. En d’autres termes, le présent vécu et subjectifié ouvre à l’essence
profonde de la vue, à un visible en rapport étroit avec la vie vécue dans
l’immédiateté du présent que l’on pourrait qualifier de «vie-sible »
photographique. Ce «vie-sible» met en corrélation le dedans et le dehors,
la vue, la vie, la pensée, l’existence.
La première image du Journal parisien a été réalisée le jeudi 14
janvier 1988, rue Caumartin, en face du magasin du Printemps. La
photographie centrale représente un ouvrier dans sa tenue de travail, qui
marche sur le trottoir. Les photos qui l’entourent ont été prises à
l’intérieur de l’appartement parisien que j’occupais à l’époque et on peut
lire le mot d’ordre qui traverse tout le projet : « J’ai envie de
photographier la vie ». L’intention artistique était donc très ambitieuse,
quasi utopique, parce que la vie en soi est a priori infigurable. « La vie »
signifiait, en ce qui me concerne, « ma vie » dans son rapport avec la ville
et ses habitants, leur rythme. Il s’est avéré, avec le temps, que Paris a été
le catalyseur qui m’a permis de mieux comprendre qui j’étais, quels
étaient mes pensées et mes désirs, bref ce que j’étais et ce dont j’étais
capable.
Dans cette image, on peut lire aussi, en haut à droite, une annotation
d’un livre de Kazantzakis, que je lisais à l’époque (« mon âme toute
entière est un cri et mon œuvre toute entière est l’interprétation de ce
cri »), tandis que dans la partie inférieure droite on perçoit la couverture
du Cinématisme d’Eisenstein, un grand théoricien et praticien du cinéma
auquel je m’identifiais à l’époque. Aussi, constatons-nous que ce journal
fonctionne un peu comme le sauveur de la mémoire. S’ils n’y avaient pas
les images, ces détails seraient sans doute oubliés, jetés aux poubelles de
la mémoire.
La deuxième image choisie pour illustrer cette communication a été
prise le 7 mai 1988 dans le quartier Barbès du 18e arrondissement et porte
une réflexion de Duane Michals qui a joué un rôle capital pour
l’élaboration du Journal parisien. Faisant mon apprentissage de la
photographie, j’ai découvert dans un livre des explications concernant sa
démarche photographique : « Mes désirs sont ma vraie vérité, écrivait
Michals. C’est pourquoi je ne puis me mettre dans la peau d’un autre et
traiter des fantasmes qui ne sont pas les miens. Les photographes
montrent habituellement la vie des autres, ils regardent des choses qu’ils
ne connaissent pas et qu’ils prétendent révéler. C’est très présomptueux.
Moi je ne parle que de moi, mon regard est purement introspectif…. »
Ce texte fut décisif pour le projet du Journal parisien. Sa remarque, étant
juste, ouvrait de nouvelles perspectives pour le jeune photographe qui
cherchait un terrain vierge à investir. Je me suis mis à travailler pour faire
une série d’images qui pourrait contredire l’assertion de Michals. Son
texte figure dans la partie supérieure de l’image.
Il est clair que ce projet n’aurait pas pu se faire en Grèce, dans ma
ville natale. A Paris, je découvrais un nouveau monde, une autre
civilisation ; je voyais des expositions et des concerts, je découvrais une
autre culture, que j’appellerais volontiers « culture de brouillard »,
différente de la culture du soleil, à laquelle j’étais habitué et dans laquelle
j’avais grandi, où tout était clair, de cette clarté aveuglante qui empêche
de voir et d’imaginer qu’il puisse avoir un autre monde derrière, une autre
issue. Cette culture du brouillard où les contours des objets étaient plus
ou moins flous et imprécis, était, en fin de compte, une culture de doute.
Elle m’a appris à ne pas me fier aux apparences et à me mettre en tête que
ce que je voyais pourrait être autre chose que ce que j’avais cru au
premier abord.
A Paris, tout était nouveau, moi aussi je devenais un homme
nouveau, j’avais mes acquis, mais je pouvais mettre le compteur à zéro et
commencer ce dont j’avais vraiment envie ; je pouvais me mettre à
travailler mes questions, j’avais découvert ma liberté. Ce journal est le
produit de cette liberté, la liberté du photographe, telle qu’elle est
évoquée par Flusser dans la citation en exergue au début de ce texte.
La troisième photo que je présente ici a été prise en face des
magasins du Printemps, en 1991. On peut lire le texte suivant, écrit à la
main, sur le tirage photographique: « Vendredi, 22 novembre 1991. Je
viens de terminer le livre de Dan Frank La Séparation, Prix Giraudot
1991 et je suis en train de lire Le Colosse de Maroussi d’Henry Miller,
Une femme dans la guerre de Christine Spengler, L’immortalité de
Kundera et L’Eté grec de Jacques Lacarrière. Je dois ensuite montrer mes
textes à Maria pour les corrections nécessaires, faire des reproductions de
ces textes, amener les films au labo pour les développer, prendre rendez-
vous aux Arts Décoratifs pour faire des tirages et des planches contacts,
faire photocopier ma maîtrise en 7 exemplaires, donner ma chaussure au
cordonnier, réparer la fuite d’eau, acheter un nouveau peigne, aller
chercher mon pantalon au pressing, photocopier la page 112-113 du
Tropic of Capricorn d’Henry Miller, commander chez Kodak 7 boîtes
15m TRI-X, 1 boîte 30m TMAX et 20 films EKTA 100PLUS. Enfin, il
faut que je trouve mon passeport parce que ce soir je pars pour
l’Allemagne pour le 60e anniversaire de la mère de G. »
Dans cette image une corrélation singulière s’établit entre les mots et
les images périphériques, entre ce qui est lisible et ce qui est visible. Tout
ce qui est raconté dans le texte est montré en image, jouant sur un effet
de tautologie, sur le plaisir de montrer et de nommer simultanément,
plaisir que j’ai découvert en produisant cette image. L’effet de tautologie
fonctionne comme un certificat d’authenticité. La coprésence du texte et
de l’image garantit la vérité absolue du récit.
Ce projet a été fini en 1991. Je l’ai présenté dans quelques galeries
de photographie et il avait un succès mitigé. Je l’ai mis donc de côté. Par
la suite, j’ai terminé mes études, j’ai travaillé comme photographe, j’ai
fait une thèse sur la photographie et j’ai publié un livre, Le sujet
photographique 2, dont je suis fier, puisque j’y ai mis tout ce que
m’avaient appris mes lectures et mes expériences photographiques
pendant des années. Entre-temps, j’avais obtenu un poste de maître de
conférences en photographie en Grèce et ainsi un nouveau chapitre a
commencé dans ma vie, ou plutôt une tout autre vie.
Avril 2012: Vingt ans après.
En tant qu’enseignant, en montrant la première partie (1988-1991)
du Journal parisien à mes étudiants, j’ai pu me rendre compte qu’il avait
un certain impact sur eux, ils m’en parlaient, ils se reconnaissaient dans
ce journal. Ainsi j’ai décidé d’en faire un petit livre et j’ai commencé à
travailler là-dessus. En 2012, alors que je me trouvais une nouvelle fois à
Paris, pour la semaine de Pâques, l’idée m’est venue de continuer ce
journal pendant la Semaine sainte, avant de clore définitivement ce projet.
Ce serait comme une sorte de bilan. Il était temps de voir ce qui s’était
passé pendant les années et en quoi j’avais progressé.
Cette idée de continuer mon journal, vingt ans après, m’est venue
quand je suis allé à la bibliothèque du 18e arrondissement à Paris pour
emprunter le Journal 3 de Delacroix afin d’en vérifier quelques passages.
J’ai commencé à lire le livre chez moi et c’est ainsi que le projet a été
actualisé. L’image suivante illustre ce moment. On peut y lire :
« Mercredi, 11 avril 2012. A la bibliothèque du 18e je retrouve le Journal
de Delacroix. Je l’emprunte une nouvelle fois pour lire certains passages
et je fais quelques photos avec les livres qui sont sur ma table de travail.
Ainsi je continue mon Journal Parisien vingt et un ans après. Je le
continue avant de clore définitivement ce chapitre. »
C’est étonnant que Delacroix ait tenu ce journal pendant vingt ans ou
plus. Delacroix n’était pas seulement un grand peintre ; il était aussi un
grand penseur, un artiste complet, comme il n’y en a pas aujourd’hui. Par
ailleurs, rappelons-nous combien il a été frappé par son voyage en Orient.
Il lui avait permis d’enrichir considérablement son répertoire de formes et
2 Panayotis Papadimitropoulos, Le sujet photographique, Paris, L’Harmattan, 2010.
3 Eugène Delacroix, Journal (1822-1863), Paris, Plon, 1966.
de couleurs. Ses « Femmes d’Alger dans leurs appartements» et ses
odalisques sont quelques tableaux que j’ai toujours en mémoire. Ce
voyage lui a permis aussi de se livrer à une comparaison entre l’Orient et
l’Occident. Confronté au rythme paisible de la vie africaine le peintre va
jusqu’ à réfuter les valeurs occidentales. Il notait, dans ses carnets, le 28
avril 1832: « Leur ignorance fait leur calme et leurs bonheur. Nous-
mêmes sommes-nous au bout de ce qu’une civilisation plus avancée peut
produire ? Ils sont plus près de la nature de mille manières […]. Nous
autres dans nos corsets, nos souliers étroits, nos gaines ridicules, nous
faisons pitié. La grâce se venge de notre science. »
L’étonnement de Delacroix, en arrivant au Maroc, est noté dans ce
qu’il écrivait en janvier 1832 : « Il faudrait avoir 20 bras et 48 heures par
journée pour faire passablement et donner une idée de tout cela. […] Je
suis comme un homme qui rêve et qui voit des choses qu’il craint de voir
lui échapper ».
Cela m’a rappelé mon propre étonnement quand je me suis trouvé
pour la première fois à Paris. Et il est essentiel de noter l’importance de
ce regard frais qui s’instaure lorsqu’on découvre un pays ou une ville
pour la première fois. Ce « regard de la première fois » est ainsi décrite
par Anton Ehrenzweig : « La puissance des choses peintes, sonores,
écrites est à la proportion de leur fraîcheur. Il y a une force inestimable,
incomparable, des “premières impressions”; après elles, on tombe dans le
maniérisme, dans le procédé4.» Le regard frais, regard de la première fois,
constitue une libération pour le regard même, il est une solution aux
milles problèmes posés par les limites topographiques et culturelles d’un
« ici-et-maintenant » qui finit par réduire la « vie-sibilité » et
l’imagination du sujet-photographe. Cet « ici-et-maintenant », quand il
n’est pas accompagné d’un regard qui vise un horizon lointain, peut
devenir aveuglant. Certes, la fixation sur un point fixe est rassurante. Par
ailleurs, le sujet faisant abstraction du reste, de la vastitude infinie et
inquiétante du monde extérieur, peut, dans cette posture, réaliser de petits
miracles : je citerai l’exemple du miroir convergent, lequel peut mettre le
feu, lorsqu’on concentre les rayons du soleil sur le point fixe d’une
surface en papier.
En ce qui me concerne, le fait d’être concentré toujours sur la même
idée, sur le même projet, le fait de demeurer sur le même lieu finit par
étouffer le désir et le vouloir de l’art. L’ailleurs, bien que déstabilisant
dans un premier temps, impose, par la suite, un nouveau regard, ouvre de
nouvelles perspectives. Il est libérateur et propose des solutions aux
problèmes que pose le fait de demeurer dans le même lieu.
Le besoin de l’éloignement et de la distanciation me rappelle ce qui
se passe en mathématiques lorsqu’ on cherche à déterminer la position
d’un point dans l’espace. Selon le « paradoxe mathématicien », il faut
commencer à « penser autrement », il faut s’en éloigner pour parvenir à le
situer dans l’espace. Il faut créer un dispositif tri axial, tel qu’on le
perçoit dans l’espace à trois dimensions de la géométrie cartésienne qui
permette de déterminer sa position en mesurant ses projections dans les
axes y, x, z. La mobilité du corps de l’artiste crée des effets analogues.
Elle permet de penser autrement la vie, ses valeurs, les finalités. Elle
permet de renouveler le regard, la racine du Moi, l’identité, laquelle n’est
pas, comme on le croit, ce qui ne change jamais, mais ce qui permet de
rester soi-même tout en changeant régulièrement.
La dernière image est aussi la dernière de mon Journal parisien. Elle
évoque la disparition de mes parents en 2012. On y lit le commentaire
suivant : « Mercredi, 11 avril 2012. Au coin de la rue du Poteau et de la
rue Ordener, je croise cette femme qui me fait penser à ma mère. Si elle
n’avait pas fait cette opération du dos, elle marcherait encore comme
cette femme, elle sortirait dehors, elle prendrait plaisir à la vie. Cette
opération a été une erreur fatidique : elle l’a clouée au lit. Ma mère sera
décédée le 8 mai 2012 à 14 heures, trois mois après la mort de mon
père. »
4 Anton Ehrenzweig, L’Ordre caché de l’art, Paris, Gallimard, 1974, p. 21.
Cette image représente des instantanés pris, aussi bien à Paris qu’en
Grèce, à l’intérieur de la maison familiale où l’on perçoit la photographie
de mon père mort peu de temps auparavant, celle de ma mère jeune, ainsi
que des photos d’elle marchant dans l’appartement. Elle m’a rappelé un
« grand récit », le récit du « Jardin d’Hiver » de Rolland Barthes
évoquant la mémoire de sa mère. « J’ai perdu non pas l’indispensable,
mais l’irremplaçable », écrit Barthes dans ce fameux texte, fragment qui
figure dans la partie droite de mon image.
Journal parisien est dédié à la mémoire de mes parents. Ils étaient
tous les deux originaires du même village crétois et ils sont partis comme
ils avaient vécu, ensemble, toute leur vie.
Panayotis Papadimitropoulos