Post on 17-Jan-2023
Représentations de l’Autre dans l’interaction : stéréotypes,
prototypes, sosies et barbares Alexander Frame, LIMSIC – CIMEOS (EA 1477) Université de Bourgogne (IUT Dijon)
Département SRC, IUT Dijon, Bd Dr Petitjean, BP17867,
21078 Dijon Cedex Alexander.Frame@u-bourgogne.fr
RÉSUMÉ : Dans les sociétés pluriculturelles, le contact entre individus de groupes ethniques distincts peut mettre en scène, au niveau interpersonnel, des tensions sociales intergroupes. L’analyse des relations interpersonnelles dans un contexte de diversité culturelle insiste très souvent sur ces tensions. Or, les rapports interpersonnels concernent tout d’abord des individus, êtres sociaux complexes à multiples facettes identitaires. Cet article se pose la question de savoir comment cette complexité peut être prise en compte dans l’analyse des interactions dans le contexte d’une société pluriculturelle. En adoptant une posture épistémologique ancrée dans les Sciences de la Communication, l’article s’appuie sur les résultats d’une étude interactionniste symbolique d’interactions interpersonnelles dans un contexte pluriculturel. Il souligne l’importance, pour le chercheur, de ne pas réduire la complexité sociale à la seule dimension de l’appartenance culturelle différenciatrice. À l’aide d’une typologie des « modalités de représentation » de l’Autre, l’article illustre la pertinence d’une approche de la communication axée sur la culture, qui aborde les interactions sans distinction préconstruite entre les interactions « monoculturelles », « pluriculturelles » et « interculturelles ». L’Autre apparaît non seulement dans son altérité, mais comme un acteur social complexe à identités multiples. Sa représentation aux yeux de ses interlocuteurs émerge d’un processus intersubjectif, situé dans un contexte social, situationnel et figuratif, et ne cesse d’évoluer au cours de la rencontre. MOTS CLÉS : diversité, identité, interculturalité, intersubjectivité, modalités de représentation.
ABSTRACT: Within pluricultural societies, contact between individuals from different ethnic groups can often highlight intergroup social tensions. These tensions often form a focal point of studies carried out into interpersonal encounters in a context marked by cultural diversity. However, such encounters are, first and foremost, encounters between individuals: complex social beings with multiple identity facets. This article asks how this complexity can be taken into account when analysing interactions in a pluricultural social context. While adopting an epistemological stance set firmly in the discipline of Communication Science, the article builds on the results of a study of interpersonal interactions, carried out in a pluricultural context. It underlines the importance, for researchers, of not reducing social complexity to the sole dimension of cultural differenciation. Using a typology of “modalities of representation” of the Other, the article illustrates the relevance, to the study of interactions, of a culture-based approach to communication which avoids introducing a pre-conceived distinction between “monocultural”, “pluricultural” and “intercultural” interactions. The Other appears not only in his ‘otherness’, but as a complex social actor with multiple identities. The way his partners in an interaction represent him to themselves emerges from an intersubjective process, grounded in a social, situational and interactional context, and evolves throughout the encounter. KEYWORDS: diversity, identity, interculturality, intersubjectivity, modalities of representation.
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La mondialisation, dans ses dimensions économiques, sociales et
technologiques, nous met de plus en plus souvent en contact
rapproché avec un Autre considéré comme étranger, y compris au
quotidien, au sein de nos sociétés devenues « pluriculturelles ».
Sur le plan microsocial, on peut se demander quel impact la
proximité accrue de « l’Autre », réelle ou imaginée, peut avoir sur
nos interactions sociales, notamment lorsqu’elles mettent en
contact des membres de différents groupes « culturels », qu’ils
soient majoritaires ou minoritaires. Des travaux autour de la
« théorie de l’accommodation communicationnelle » de Gallois
(« Communication Accommodation Theory ») ou en
sociolinguistique appliquée (Gumperz) ont exploré ce type de
rencontre, du point de vue des malentendus et de l’adaptation
linguistique (au sens large) possibles, liés à des questions de
prestige et de rapports de pouvoir intergroupes. Mais il peut
également être intéressant de prendre en considération
l’influence, sur les interactions, des représentations
intersubjectives de l’Autre.
D’un point de vue épistémique, de telles recherches se trouvent à
la lisière de plusieurs disciplines : la psychologie sociale, la
sociologie, l’ethnométhodologie ou l’interactionnisme symbolique,
les sciences de la communication, et l’interculturel, qui est
généralement employé en qualificatif, souvent associé à la
psychologie ou à la communication. Selon la posture épistémique
assumée, les rapports sociaux entre groupes « culturels » sont
traités de manière différente, mais on les aborde le plus souvent
sous l’angle de la différence (tensions, rivalités, stéréotypie).
Alors que cette dimension nous aide, incontestablement, à
déchiffrer, d’une certaine façon, les interactions étudiées, elle
3
peut parfois s’avérer réductrice, dans la mesure où elle peut
occulter les procédés de négociation et de co-construction de sens
qui reposent sur des repères sociaux partagés. À l’image de nos
sociétés pluriculturelles, chaque individu est un être socialement
complexe, qui fait appel à plusieurs identités dans ses interactions
sociales. Les stéréotypes ne constituent ainsi qu’une « modalité
de représentation » possible de l’Autre, parmi plusieurs. En
examinant le recours par les individus à différentes modalités de
représentation, lors de situations de communication avec des
membres d’autres groupes « culturels », cet article mettra en
avant leur caractère dynamique. Il resituera les stéréotypes parmi
les autres modalités, en explorant les facteurs qui peuvent
provoquer le passage d’une modalité à une autre au cours d’une
rencontre, ainsi que les conditions d’intersubjectivité particulières
qu’elles impliquent. L’analyse présentée ici prend appui sur une
étude d’interactions interpersonnelles au sein d’une association
étudiante européenne, AEGEE1.
Bien que tout groupe social au sens fort, c’est-à-dire tout groupe
dont les membres interagissent et reconnaissent leur
appartenance à une entité commune, développe sa propre
culture, le groupe « culturel », source d’une identité « culturelle »
sera, dans un premier temps, considéré comme un groupe
ethnique, dans le sens de Fredrik Barth, majoritaire ou
minoritaire. En remettant en cause, par la suite, le caractère
restrictif d’une telle définition, et en soulignant la multiplicité de
cultures et d’identités prises en compte dans toute rencontre,
nous soulignerons, enfin, la dimension proprement interculturelle
de toute communication interpersonnelle. Afin de ne pas tomber
1 Cf. Frame, 2008.
4
dans le piège de reproduire, sur le plan scientifique, les clivages
catégoriels, d’origine sociale, qui marquent la société en tant
qu’objet d’études, nous défendrons l’intérêt d’une approche
ancrée dans les sciences de la communication et, au-delà, la
nécessité de prendre en compte la dimension interculturelle de
toute communication, pour mieux comprendre nos sociétés
« pluriculturelles ».
1. IDENTITÉS CULTURELLES ET INTERACTIONS
1.1. STÉRÉOTYPES ET PROTOTYPES
Raccourcis cognitifs emblématiques et salutaires, les stéréotypes
permettent à l’individu de porter un premier regard simpliste, sur
les membres d’un groupe social jusqu’alors inconnu. Sur le plan
social, le recours à des stéréotypes, en tant qu’outils référentiels
socialement partagés, permet aux membres d’un groupe
d’actualiser rapidement des repères intersubjectifs communs.
Reproduit généralement dans le circuit fermé des représentations
sociales, les stéréotypes sont souvent forgés et entretenus sans
contact avec l’Autre qui en fait l’objet. Pour cette raison, lorsqu’on
fait appel aux stéréotypes dans la communication
interpersonnelle, ils sont susceptibles de défavoriser la prise en
compte de cet Autre dans sa complexité, et d’occulter son
caractère proprement individuel.
Or, les stéréotypes et autres représentations sociales sont trop
figés pour constituer les seules modalités de représentation
possibles dans une interaction sociale, dont il importe de
souligner le caractère praxéologique. Bien qu’ils puissent ressurgir
à certains moments (infra), les stéréotypes sont souvent écartés,
consciemment ou inconsciemment, par les acteurs dans les
5
interactions, au profit de représentations moins caricaturales de
l’individu en question. La notion de prototype2 permet de
caractériser cette représentation de l’Autre qui peut intégrer des
acquis de l’expérience individuelle, en prenant en compte, mais
en dépassant souvent, les représentations sociales et les
stéréotypes.
Dans le cadre de la théorie de l’identité sociale, Hogg, Terry et
White définissent le prototype comme :
« a subjective representation of the defining attributes (e.g.,
beliefs, attitudes, behaviors) of a social category, which is actively
constructed from relevant social information in the immediate or
more enduring interactive context »3.
Bien qu’appliquée le plus souvent, dans le cadre de cette théorie,
à la dépersonnalisation de l’individu au sein d’un groupe
d’appartenance, cette définition du prototype peut tout aussi bien
porter sur un autre groupe, culturellement minoritaire ou
étranger, par exemple. Violaine De Nuchèze (2001) et Shaeda
Isani (2004) appliquent le concept à la communication
interculturelle, pour expliquer la gestion de l’anxiété et de
l’incertitude dans la rencontre. Le prototype devient alors
complémentaire du stéréotype, une représentation fondée sur la
prise en compte des comportements observés de l’Autre dans
l’interaction (De Nuchèze, 2001 : 50).
Alors que son aspect pragmatique est l’un des éléments centraux
2 Cf. aussi Frame, 2007. 3 Hogg, Terry & White, 1995 : 261. « […] une représentation subjective des traits caractéristiques (par exemple, les croyances, les attitudes et les comportements) d’une catégorie sociale, activement construite à partir d’informations sociales pertinentes, dans le contexte interactionnel immédiat ou de plus long terme ». (Notre traduction).
6
qu’il conviendra d’associer à la notion de prototype, la définition
retenue ici comprend également un certain nombre de
significations préfigurées, dont les stéréotypes. Compte tenu de
son étymologie du « premier modèle », à côté du « modèle figé »
(le stéréotype), le prototype peut être conceptualisé comme une
première représentation globale, réunissant toutes les
significations, de sources différentes, que l’individu peut
potentiellement mobiliser, pour caractériser les membres d’un
groupe. En tant que représentation préfigurée mais non coupée
de l’interaction, le prototype est propre à l’individu et évolue en
s’enrichissant, au fil de ses contacts entre l’individu et les
membres du groupe représenté. Font partie du prototype les
représentations sociales et autres stéréotypes des groupes
d’appartenance de l’individu, ainsi que les expériences de
contacts (directs ou médiatisés) qu’il a pu avoir avec des objets
culturels ou avec des membres du groupe en question (figure 1).
stéréotypes
représentations sociales
expériences directes et indirectes
figure 1 : Composantes du prototype
Dynamique, le prototype évolue par antonomase, pour refléter les
significations associées aux comportements de l’étranger perçus
7
pendant l’interaction et imputés à son appartenance à ce groupe.
Lorsqu’il rencontre un inconnu identifié comme le membre d’un
groupe particulier, l’individu fait appel (entre autres : infra) au
prototype associé au groupe pour l’aider à anticiper le
comportement de son interlocuteur. Ce prototype sera d’autant
plus élaboré que l’individu a eu de contacts avec le groupe en
question. En fonction de ce qu’il observe pendant l’interaction,
l’individu élimine certains traits de sa représentation de
l’étranger, et en confirme d’autres. Il passe ainsi,
progressivement, d’une identité catégorielle prototypique à une
identité particularisée de l’Autre. Cela n’exclut pas des retours à
une identité davantage prototypique voire stéréotypique, sous
l’influence de la dissonance cognitive, à chaque fois que l’Autre se
comporte de manière inattendue.
Si la dialectique entre particularisation et catégorisation, qui
caractérise le processus d’identification, permet de rendre plus
dynamique, et moins déterminante, le rôle des stéréotypes dans
les rapports à autrui, cette dialectique ne suffit pas à elle seule
pour comprendre ce qui se passe lors d’une interaction. Il faut
également prendre en compte au moins deux autres facteurs : la
perception de la complexité sociale des individus, et le contexte
figuratif qui préfigure et qui évolue au cours de l’interaction.
1.2. LA MULTIPLICITÉ DES IDENTITÉS
Bien que réduits parfois à une seule facette identitaire (en
l’occurrence plus ou moins stéréotypée), notamment dans des
situations marquées par des tensions sociales intergroupes
(infra), les individus restent des êtres sociaux complexes. En
dehors de l’identité qui fait leur différence, qu’elle soit nationale,
ethnique, sexuelle, générationnelle, ou autre, ils ont à leur
8
disposition toute une batterie d’autres identités, liées à des
groupes sociaux, mais aussi à des rôles ou à des traits de
personnalité4. Selon la situation, ces autres identités peuvent
devenir saillantes, et constituer ainsi des repères symboliques et
sémiotiques sur lesquels repose la relation intersubjective. Lors
d’interactions observées au sein de l’association étudiante
européenne, AEGEE, les identités nationales (sources de
différence) se trouvaient mises en arrière plan, par moments, en
faveur d’une identité associative commune, source de prévisibilité
et de solidarité intersubjectives. De la même manière,
d’innombrables rapports du type « médecin – patient »,
« professeur – élève », mais aussi « collègues de bureau » ou
« passagers du bus » peuvent constituer autant d’identifications
alternatives, plus ou moins éphémères, permettant de dépasser
(de manière plus ou moins complète et durable) la différence de
l’Autre.
1.3. LE CONTEXTE FIGURATIF
Le choix d’activer une ou plusieurs identités, parmi ces
nombreuses identifications potentielles, est essentiellement un
choix subjectif, ou intersubjectif, fortement influencé par le
contexte dans lequel s’inscrit l’interaction. Si le contexte soci(ét)al
(tensions intergroupes, d’ordre ethnique ou autre) peut rendre
parfois presque incontournable l’activation d’identités sociales
différenciatrices, qu’elles soient explicitement évoquées ou non
par les acteurs, le contexte situationnel pèse également sur la
rencontre. Les acteurs se trouvent projetés dans des rôles induits
par la situation, ou sont amenés à faire valoir telle ou telle
identité sociale liée, d’une manière ou une autre, à l’interaction en 4 Cette approche de l’identité s’inscrit dans le cadre théorique de la « Théorie de l’identité » (« Identity Theory ») : cf. Burke et al. 2003.
9
cours. En même temps, au niveau de l’interaction même
(contexte figuratif), ils peuvent tenter de jouer sur l’activation de
différentes identités (valorisantes ou non), afin de poursuivre des
stratégies figuratives à la Goffman, qu’il s’agisse de mobiliser
leurs propres identités ou bien des identités qu’ils souhaitent
projeter sur leurs interlocuteurs.
Les travaux de Carmel Camilleri (1989), sur les stratégies
identitaires des immigrés, rappellent les différentes stratégies de
gestion de la différence que peuvent adopter les membres de
groupes minoritaires, obligés de faire face, sur le plan
symbolique, à une activation quasi automatique de leur identité
ethnique différenciatrice, dans leurs relations quotidiennes avec
des membres du groupe majoritaire.
2. MODALITÉS DE REPRÉSENTATION DE L’AUTRE
Du stéréotype, fondé sur l’identité « culturelle » différenciatrice, à
l’identité de coéquipier sur un terrain de football, par exemple, le
nombre de représentations possibles de l’Autre dans une
interaction est presque sans limites. Afin de mieux comprendre
l’impact respectif de ces représentations sur le déroulement d’une
interaction et sur la relation intersubjective, nous proposons de
les classifier à l’aide d’une typologie. Pour ce faire, nous retenons,
dans un premier temps, deux critères axiologiques : la
différenciation et la particularisation.
L’axe de la différenciation reflète le degré de prise en compte de
la différence de l’Autre. Une différenciation positive signifie que
l’individu reste conscient de l’appartenance culturelle qui le
différencie de son interlocuteur et tente d’ajuster ses
comportements et ses interprétations en fonction d’elle. Une
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différenciation négative signifie, à l’inverse, que l’individu ‘oublie’
cette différence, qu’il traite l’Autre comme quelqu’un de son
propre groupe « culturel ».
L’autre axe reflète le degré de particularisation de la
représentation de l’Autre. Une particularisation positive signifie
que l’individu distingue l’Autre des autres membres de son groupe
social (représentation élaborée à partir d’un prototype), alors
qu’une particularisation négative consiste à lui attribuer l’identité
catégorielle de son groupe d’appartenance.
La typologie créée à partir de la mise en relation de ces deux
variables permet de postuler l’existence de quatre catégories-
types de modalités5 de représentation, dont chacune comporte
des attentes propres par rapport à la nature de la relation
intersubjective : les « stéréotypes », les « prototypes
individualisés », les « sosies culturels » et les « barbares ». Elles
sont présentées dans la figure 2 :
5 Il s’agit bien de « modalités » de représentation, et non de représentations à proprement parler, car ces modalités, ou « modalisations » dans le sens de Goffman (1991), peuvent s’appliquer à différentes identités, qu’elles soient ethniques, organisationnelles, professionnelles, ou autres.
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Particularisation +
Le stéréotype :
prévisible car culture étrangère
repérée : étiquetage
(incompréhension courante)
Le prototype individualisé :
prévisible car traits
personnalisés : décentration
(incompréhension non
exclue)
Le sosie culturel :
prévisible par similarisation
(incompréhension rarissime)
Le barbare :
prévisiblement imprévisible : aliénation
de l'autre culture
(intercompréhension rarissime)
Différenciation +
Différenciation -
Particularisation -
figure 2: une typologie des modalités de représentations du
membre d’un autre groupe culturel dans une interaction
2.1. LES STÉRÉOTYPES
Cette modalité de représentation implique une prise en compte de
la différence de l’Autre, tout en le réduisant à un type (procédé
d’« étiquetage »). Il est censé se comporter conformément aux
normes culturelles attribuées à son groupe, même si, en pratique,
les stéréotypes peuvent être assez incohérents, et l’individu en
effectue un choix en fonction du contexte. Dans la mesure où
l’individu peut être conscient du caractère stéréotypé de ses
représentations, cette modalité laisse une place assez importante
aux malentendus, qui peuvent être considérés par l’individu
comme habituels (incompréhension courante), face à des
individus d’autres cultures. La subjectivité de l’Autre stéréotypé
reste limitée – ses ‘maladresses’ communicationnelles peuvent
être tolérées jusqu’à un certain point, sans risque de perte de
12
face6. En même temps, la subjectivité réduite condamne la
conversation à une relative superficialité, compte tenu du manque
de repères sémiotiques partagés qu’implique une telle
représentation de l’Autre.
2.2. LES PROTOTYPES INDIVIDUALISÉS
Contrairement à la modalité précédente, les prototypes
individualisés sont des représentations adaptées à l’Autre en tant
qu’individu particulier au sein d’un groupe « culturel » différent.
Ils résultent d’une période de familiarisation avec l’Autre, au
cours de laquelle l’individu élimine progressivement de sa
représentation certains traits prototypiques, qui ne semblent pas
lui correspondre, tout en en renforçant d’autres (supra). Le
prototype individualisé permet un degré plus élevé de prévisibilité
de l’Autre, tout en laissant une place aux malentendus,
considérés comme possibles, puisqu’on garde à l’esprit la
différence de l’Autre. Cette modalité, qui correspond à la
« décentration » préconisée dans nombre de manuels sur
l’interculturalité, projette sur l’Autre une subjectivité plus étendue
que la modalité précédente, compte tenu des repères sémiotiques
mis au jour dans le processus de particularisation.
2.3. LES SOSIES CULTURELS
Lorsque l’individu considère l’Autre comme son sosie culturel, il
ne prend pas en compte son appartenance culturelle
différenciatrice, l’assimilant plutôt à son propre groupe (procédé
de « similarisation »). Cette modalité de représentation peut avoir
cours lorsque l’Autre se montre culturellement compétent dans la 6 Bien sûr, en fonction du contexte social, dans une visée de rupture sur le plan symbolique, l’individu peut choisir de réagir face à des maladresses pour mettre à son avantage la relation intersubjective, voire pour mettre fin à l’interaction.
13
culture de l’individu, en début de rencontre, si l’identité
différenciatrice n’est pas apparente, ou éventuellement si les
deux individus découvrent qu’ils maîtrisent une culture partagée
(culture professionnelle, etc.), qui viendrait, en quelque sorte,
remplacer la culture différenciatrice en tant que source de
prévisibilité. Puisque l’individu considère son sosie comme
culturellement compétent, il le juge aussi prévisible que tout
membre de son propre groupe : c’est un sujet à part entière. Il
s’ensuit que les malentendus sont inattendus, mais, lorsqu’ils
arrivent, peuvent provoquer un basculement dans les
représentations (infra).
2.4. LES BARBARES
La quatrième position sur le mapping est celle du « barbare ».
Cette modalité de représentation est tout l’inverse de la
précédente, du point de vue de la prévisibilité. Le barbare
représente l’altérité incompréhensible. L’individu n’attribue pas à
l’Autre des normes comportementales propres : ce n’est pas un
sujet, mais un objet dans l’interaction (procédé d’« aliénation »).
Sous le regard ethnocentrique normatif de l’individu,
l’imprévisibilité du barbare est son seul trait prévisible, et semble
même absolue. Il est réduit à un type : c’est l’étranger dans tout
ce qu’il a de plus irrationnel, primitif, menaçant ou repoussant.
Son statut d’« objet » rend envisageable la perpétration, à son
égard, de tout un ensemble d’impolitesses, d’insultes, voire de
traitements « inhumains ». On peut avoir recours à cette modalité
de représentation face à un Autre dont les origines ne sont pas
(encore) identifiées, ou dont le groupe est considéré comme étant
incivil(isé), au point d’échapper à tout contrôle, voire à toute
raison sociale. Dans la plupart des cas, l’anxiété engendrée par ce
type de représentation (Gudykunst, 1998) pousse l’individu à
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mettre fin rapidement à l’interaction, ou à chercher d’autres
sources de prévisibilité intersubjective.
2.6. LA DIMENSION DE LA COMPLEXITÉ IDENTITAIRE
Étant donné la multiplicité des identités attribuables à chaque
participant dans une interaction (supra), la représentation que
l’individu se fait de l’Autre, à un moment donné dans l’interaction,
peut prendre en compte une identité, ou plusieurs. L’Autre peut
être réduit à son identité « culturelle » différenciatrice, mais on
peut aussi lui attribuer d’autres identités, sources de prévisibilité
intersubjective, liées à son rôle et à différentes appartenances
sociales. Enfin, on peut très bien l’identifier uniquement à une
appartenance partagée (membre de mon équipe de football, par
exemple), en faisant abstraction, plus ou moins totalement, de
l’identité différenciatrice.
Afin de prendre en compte les multiples identités, nous pouvons
ajouter une troisième dimension, celle de la complexité
identitaire, à côté des deux axes (différenciation et
particularisation) présentés jusqu’alors. Il faut alors complexifier
le modèle, et resituer les différentes modalités de représentation,
à l’intérieur de ce que l’on peut décrire, d’un point de vue
heuristique, comme un espace tridimensionnel :
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Complexité identitaire +
Complexité identitaire -
Particularisation -
Différenciation +
Différenciation -
Particularisation +
figure 3 : L’espace tridimensionnel des modalités de représentation
3. L’EVOLUTION DES REPRÉSENTATIONS PENDANT UNE
INTERACTION.
Au cours d’une rencontre, les modalités de représentation de
l’Autre évoluent sans cesse à l’intérieur de cet espace
tridimensionnel, en fonction des formes identitaires émergentes,
liées au contexte figuratif (supra). La complexité d’une situation
de communication est telle qu’il est inimaginable de pronostiquer
dans le détail le cours de telle ou telle interaction. Mais quelques
considérations d’ordre général, fondées sur la nature du rapport
intersubjectif et sur les critères de prévisibilité associés aux
différentes modalités de représentation (supra), peuvent toutefois
être avancées.
Une interaction, notamment entre inconnus, est généralement
caractérisée par une période initiale de négociation des identités
(McCall & Simmons, 1969), au cours de laquelle les participants
16
tentent de trouver, implicitement ou explicitement, un modus
vivendi ou accord provisoire (« working agreement »), sur une
définition plus ou moins partagée de la situation, et sur leurs
identités respectives. Cette première période de l’interaction est
relativement propice à de grands changements sur le plan des
modalités de représentation, notamment dans des rencontres
entre individus identifiés comme « étrangers » ou appartenant à
des groupes « culturels » différents. Selon les informations
détenues initialement sur l’identité de l’Autre, il peut notamment
y avoir des basculements entre les modalités de « sosie
culturelle » et « stéréotype » ou « barbare », que ce soit pour
réévaluer comme prévisible quelqu’un initialement perçu comme
étranger, ou vice versa.
Une fois le « working agreement » mis en place, de tels
changements radicaux dans les représentations sont plus rares,
car elles supposent que l’individu remet en cause profondément
sa représentation de l’Autre. Cependant, si l’individu a été amené
à voir son interlocuteur comme son « sosie culturel », du fait de
sa socialisation dans un groupe commun, par exemple, un
comportement non conforme à la culture de ce groupe, mais qui
peut être attribué à l’idée que l’individu se fait de l’appartenance
culturelle « étrangère », peut alors venir faire basculer ses
représentations vers la modalité du « stéréotype ». Au niveau de
la complexité sociale de ses représentations, on peut alors parler
d’un déplacement de la focalisation identitaire, de l’identité
partagée à l’identité différenciatrice, associée à un changement
de modalité. Ce déplacement peut être plus ou moins temporaire,
en fonction du comportement figuratif ultérieur des acteurs.
L’individu peut continuer à voir l’Autre à travers le prisme des
stéréotypes, ou il peut mettre de côté le malentendu et l’accepter
17
de nouveau comme un « sosie culturel ». Il peut également
intégrer dans sa représentation certains traits associés aux deux
identités, voire à d’autres encore, selon la modalité du
« prototype individualisé », ou alors, le cours de l’interaction peut
provoquer un nouveau déplacement de la focalisation vers
d’autres facettes identitaires de son interlocuteur.
En dehors des déconvenues majeures, une fois un « working
agreement » établi, les représentations évoluent sans cesse, mais
de façon généralement plus subtile. Chaque parole ou geste
symbolique, chaque nouvelle information ou modification du
thème conversationnel, peut occasionner une réévaluation de la
représentation de l’Autre, sans nécessairement remettre en cause
les éléments activés auparavant. L’individu peut ainsi affiner une
représentation prototypique, rajouter une nouvelle facette
identitaire à une représentation socialement complexe de son
interlocuteur, ou faire ressortir davantage, dans sa
représentation, telle ou telle facette contextuellement pertinente,
ou qui lui semble utile pour faire sens d’un comportement
particulier ou d’une position soutenue par son interlocuteur.
L’évolution des représentations au cours d’une interaction n’est
pas fondamentalement différente, qu’il s’agisse de rencontres
entre individus qui se considèrent comme les membres d’un
même groupe « culturel », ou de groupes « culturels » différents.
La distinction est de nature subjective, activée, en grande partie,
en fonction du contexte social ambiant et du contexte figuratif
plus particulièrement. Comme le démontrent les travaux de
Gallois et al. (1992) sur la communication intergénérationnelle,
l’écart générationnel peut s’avérer tout aussi aliénant que les
18
différences « ethniques » au sein d’une société multiculturelle7 ou
pluriculturelle.
Or, quels que soient les groupes concernés, la mise en avant ou
la prise en compte de la différence (axe de la différenciation :
supra) a des effets sur la nature de la relation intersubjective.
Cette prise en compte de la différence peut être comparée à une
opération de modalisation d’un cadre expérientiel, selon la théorie
de Goffman (1991)8. La modalisation impliquerait alors une
remise en cause plus ou moins importante de
l’intercompréhension. Elle introduit ainsi un degré d’incertitude au
niveau de la relation intersubjective, en modifiant les attentes des
interlocuteurs par rapport à leur prévisibilité mutuelle (supra). À
un niveau optimal (Gudykunst, 1998), cette incertitude peut
favoriser l’évitement de malentendus, dans la mesure où elle
incite des interlocuteurs avertis à sortir d’une posture trop
ethnocentrique. Cependant, selon Gudykunst, l’incertitude est
corrélée à l’anxiété, ce qui a pour effet de rendre plus instables
les relations entre les participants à une interaction de ce genre.
Gudykunst soutient qu’un niveau élevé d’anxiété aurait tendance
à encourager l’individu à favoriser des représentations
stéréotypées de l’Autre. Appliqué à la question de l’évolution des
représentations au cours d’une interaction entre individus qui
s’identifient (du moins potentiellement) comme culturellement
différents, cela laisserait supposer que les malentendus
inattendus (imprévisibilité imprévue), les désaccords, ou toute 7 Le qualificatif « multiculturel » fait référence ici à la dimension politique du multiculturalisme. L’anthropologue sud-africain, Adam Kuper (2001), insiste sur l’homogénéisation culturelle profonde subie par des groupes ethniques minoritaires au sein d’une société multiculturelle, malgré l’hétérogénéité des traits identitaires superficiels développés en fonction des autres groupes. 8 Cf. Frame, 2008 : 139-44.
19
autre occurrence susceptible de s’avérer être une source
d’incertitude anxiogène, favoriseraient un bouleversement plus ou
moins important des représentations, avec une tendance à
privilégier des représentations stéréotypées. De cette manière,
les représentations de l’Autre, dans les interactions entre
individus qui s’identifient comme membres de groupes
culturellement distincts, apparaitraient comme globalement moins
stables que les autres interactions, et davantage sujets à céder la
place aux stéréotypes, en raison de l’incertitude qui est introduite
par la mise en avant de la différence culturelle. En dehors de cet
aspect, fondé sur une distinction sociale subjective, il n’y a pas de
motif scientifique valable pour différencier les interactions
« interculturelles » des autres interactions, du point de vue des
mécanismes représentationnels liés à la relation intersubjective.
Pour penser la diversité, il semble ainsi préférable de commencer
en se demandant à quels niveaux elle se manifeste dans le réel.
Le danger qui guette le chercheur, c’est d’ériger trop vite en
catégories de pensée, des catégories sociales existantes, et de
participer ainsi à leur légitimation en tant qu’objets sociaux et
scientifiques. D’un point de vue qualitatif, il n’y a pas de raison de
traiter les groupes « culturels » ethniques indépendamment des
autres groupes, tout aussi culturels, qu’ils soient nationaux,
transnationaux, locaux, professionnels, associatifs ou autres. Les
stéréotypes ne sont pas le propre des groupes sociaux
minoritaires, pas plus qu’ils ne constituent la seule modalité de
représentation qui peut s’appliquer aux relations au sein d’une
société « pluriculturelle ». Cela ne revient point à nier l’existence
de tensions sociales interethniques (dans le sens de Barth), de
discriminations et d’injustices de tout genre liées à des
phénomènes de rapports entre des majorités et des minorités
20
sociales. Seulement, il faut souligner le caractère subjectif et
socialement construit de tels rapports, afin de ne pas les isoler
comme un phénomène social déconnecté de l’activité humaine en
général. En établissant des parallèles et une continuité théorique
par rapport à d’autres approches et travaux, de nouvelles pistes
de recherche se dessinent pour aborder la « diversité culturelle »,
comme par exemple à travers la prise en compte de multiples
identités dans la construction de sens.
De manière plus générale, de nombreux chercheurs en
communication interculturelle courent ce risque de cloisonnement
artificiel de leur champ de recherche. Dans une grande majorité
des cas, ils réduisent la communication interculturelle à la
communication entre individus de groupes nationaux différents. Si
la différence entre la socialisation primaire (profonde et dans un
cadre national) et la socialisation secondaire (apprentissage des
écarts culturels par rapport aux normes nationales intériorisées)
explique en partie la focalisation sur le niveau national, elle ne
justifie pas un tel découpage scientifique. En l’adoptant, ces
chercheurs se mettent hors de portée la finesse d’une analyse qui
prendrait en compte les multiples appartenances culturelles qui
caractérisent les hommes, et qui leur servent de repères de
signification dans leurs interactions.
La communication interpersonnelle est un phénomène complexe
émergent, qui prend forme au sein d’un contexte particulier,
marqué par les multiples appartenances sociales et culturelles des
acteurs. Que ce soit pour la communication interculturelle en
général ou, plus particulièrement, pour les études des rapports
interpersonnels marqués par la diversité, une telle
conceptualisation de la communication permet de dépasser la
21
distinction artificielle et stérile entre la communication
« ordinaire » et la communication « interculturelle », afin
d’accéder à un niveau de complexité supérieur. Les Sciences de
l’Information et de la Communication (SIC) peuvent ainsi
proposer des outils épistémologiques intéressants pour étudier
ces phénomènes (Dacheux, 1999). Mais l’inverse est également
vrai. En partant du postulat selon lequel toute communication
comporte une dimension interculturelle, les études de la
communication interpersonnelle peuvent aussi tirer profit des
avancées scientifiques dans le domaine de l’interculturalité
(tensions symboliques, gestion intersubjective de la différence).
Fondé sur une meilleure compréhension des rapports complexes
entre la culture et la communication, un rapprochement de ces
différents champs, au sein de l’interdiscipline des SIC, semble
ainsi riche en potentiel, à la fois pour revisiter d’un regard
nouveau des travaux existants, et pour ouvrir de nouvelles pistes
de recherche, à la lisière entre des problématiques et des objets
d’étude voisins.
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frontières », Théories de l'ethnicité, Dir. Poutignat, P et Streiff-Fenart, J, PUF, Paris, 1995, pp. 203-249
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