con Giovanni Marini, Famille, in M. Troper e D. Chagnollaud (a cura di), Traité international de...

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C H A P I T R E I V

Famille*

MARIA ROSARIA MARELLA

ET GIOVANNI MARINI

* Traduction d’Eleonora Bottini, revue par Michel Troper et Brice Crottet.

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Traité international de droit constitutionnel

IN T R O D U C T I O N

Le constitutionnalisme moderne n’a que récemment appréhendé la famille et celle-ci continue d’avoir un rôle relativement marginal dans les constitutions occidentales.

Cela n’est pas surprenant si l’on considère que le fait même de réglementer la famille a été longuement controversé. Certes, les régimes autoritaires ont tenté de faire de la famille le fondement de leur projet politique. Pourtant, la tendance opposée est plus fréquente et peut-être plus signifi cative : elle vise à considérer la famille comme le lieu de l’intimité, des affections, de la sphère privée par excel-lence, au point de devoir la soustraire le plus possible à l’intervention de l’État et l’entendre comme une entité préjuridique ou au moins pré-étatique, réglée par une logique et par des valeurs qui lui sont propres, relativement autonomes par rapport à celles qui fondent l’ordre juridique en général1.

Par ailleurs, le régime juridique même de la famille, entendu comme un corpus autonome de règles, le droit de la famille, a des origines récentes surtout par rapport à d’autres branches du droit privé, et continue d’être un terrain partagé entre droit public et droit privé. On ne peut ignorer le fait que, même dans l’his-toire récente, le rapport entre le droit et la famille continue d’être projeté dans un scénario composite dont les acteurs, l’État, la société civile et le marché, entretien-nent avec la famille une relation constitutive, de manière à ce que la famille même présente des aspects relevant tantôt du droit privé, tantôt du droit public, selon les critères adoptés. En d’autres termes, le rôle et la physionomie de la famille comme institution juridique dépendent de la façon dont est établi le rapport entre celle-ci et l’État, entre la société civile et l’État, et entre le droit commun régissant la struc-ture du marché et le régime juridique de la famille.

Le choix même de constitutionnaliser la famille, c’est-à-dire de fi xer dans un texte constitutionnel les principes fondant l’institution « famille » et son régime juridique, dépend de ces options de fond. Celles-ci déterminent également l’inter-vention ou la non-intervention de l’État dans la vie sociale et dans la famille. La controverse sur cette question a été et est encore infl uencée par une vision dicho-tomique de la réalité sociale qui oppose l’État, la sphère publique, à la société civile, la sphère privée – et à l’intérieur de cette dernière, le marché à la famille. Étant donnée la séparation société civile/État, les ingérences du pouvoir politique et de la législation dans la société civile exigent que l’État ait toujours à justifi er ce genre de choix politiques ; mais le caractère idéologique de la notion de vie privée et/ou de « naturalité » de la famille a une forte infl uence sur la façon dont la rela-tion avec le droit est interprétée.

En effet, la non-ingérence de l’État, justifi ée par la préexistence de la famille par rapport au droit, peut signifi er la préservation du statu quo (par exemple, le

1. M. Rheinstein, « The Family and the Law », in International Encyclopedia of Comparative Law, vol. 15.

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maintien de l’inégalité entre les époux) et correspondre à une vision autoritaire de l’État, de la société et de la famille elle-même, de la même manière que, à l’in-verse, l’intrusion de l’État dans la sacralité de la sphère familiale (par exemple, l’imposition d’un régime d’égalité entre les époux) peut augmenter le degré de liberté dont chacun jouit au sein de la famille et permettre ainsi à la famille elle-même de s’affranchir progressivement des choix de fond de l’État.

Dans une dimension diachronique, la perception de la légitimation de l’inter-vention étatique a évolué, si l’on considère l’histoire occidentale récente, et en particulier le passage de l’État libéral à l’État providence, jusqu’aux organisations politico-institutionnelles actuelles : à la neutralité de l’État relevant de la pensée libérale se substitue dans l’État-providence une réglementation de la famille, qui devient, ainsi, une véritable institution de l’État social, puis, à l’heure actuelle, une réglementation qui procède par l’octroi de certains droits à ses membres plutôt que par le contrôle direct de son organisation2. La constante dans ce scénario réside dans l’opposition idéologique entre famille et marché ainsi que dans la mise en évidence de la distance séparant le régime juridique de la famille du droit patri-monial qui préside au fonctionnement du marché (droit commun).

Tout cela trouve son expression dans la spécifi cité du droit de la famille, c’est-à-dire dans le caractère exceptionnel qu’on lui prête par rapport à d’autres branches du droit. Cette spécifi cité ne signifi e pas seulement qu’il déroge au droit commun, mais aussi qu’il présente une origine, des paradigmes, des principes, des méthodes et des fonctions particulières. Cette idée, largement dominante dans la tradition juridique occidentale, semble être décisive dans plusieurs domaines. En droit interne, la spécifi cité du droit de la famille le place dans une relation d’op-position au droit commun, en conditionnant ses développements à la fois du point de vue méthodologique et des options de politique juridique, dans un sens qui sera clarifi é plus loin. Au niveau constitutionnel, la spécifi cité présumée du droit de la famille détermine la situation marginale que nous avons évoquée plus haut et qui, pour les raisons exposées précédemment, se défi nit aujourd’hui par l’idée que la protection des droits fondamentaux des personnes composant la famille remplit la totalité, ou occupe du moins une très grande partie, de la place qu’un texte constitutionnel doit réserver à la famille en tant que telle. On trouve un exemple de ce type de contrôle dans l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme qui organise le droit de l’individu à la vie privée à travers une notion de vie privée et familiale.

Enfi n, il faut considérer les effets que les spécifi cités supposées du droit de la famille ont provoqués sur le plan du droit comparé, longtemps jugé sans grande portée pour l’étude et l’évolution du régime des relations familiales, que ce soit au niveau interne ou au niveau transnational. Aujourd’hui, on accorde certainement plus d’attention aux analyses comparatives du droit de la famille, en particulier grâce aux effets du processus d’harmonisation du droit privé européen – lequel

2. F. Olsen, « The Family and the Market : A Study of Ideology and Legal Reform », Harvard Law Review, vol. 96, 1983, p. 1497.

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tend désormais à s’intéresser aussi à ce domaine – d’une part, et à l’explosion du nombre d’études postcoloniales, qui, sur le plan juridique, trouvent dans la famille un des terrains d’exploration les plus prometteurs, d’autre part.

SE C T I O N 1LE « PROBLÈME » DU DROIT CONSTITUTIONNEL DE LA FAMILLE

L’extrême hétérogénéité des textes constitutionnels, dans ce domaine, ne simplifi e pas la tâche de la comparaison3.

Il est tout d’abord nécessaire de souligner que la famille n’est pas toujours visée directement dans les textes constitutionnels et que, même si elle l’est, elle est rare-ment défi nie de façon explicite.

Du point de vue de la forme juridique (constitutionnelle), il serait possible de classer les systèmes selon au moins trois typologies différentes, tout en ne perdant pas de vue que cette distinction est vouée à perdre immédiatement de sa clarté face aux textes constitutionnels plus récents qui tendent à adopter une approche syncrétique, c’est-à-dire dans laquelle il est possible de trouver des éléments propres à chacune des typologies.

On pourrait faire une première distinction, conforme à la tradition, entre, d’une part, les modèles qui, à des degrés différents, proclament le rôle primordial de la famille souvent considérée en même temps que le mariage, et les érigent en fondements constitutifs de l’ordre juridique et social (Irlande, Italie, Grèce et Luxembourg), et d’autre part les textes plus laconiques, qui se limitent à recon-naître la famille comme une entité ou un groupe social qu’ils garantissent et protègent surtout pour ses aspects économiques et sociaux (Allemagne, France, Portugal, Espagne et Suisse)4. Mais pour cette première opposition déjà, on peut se demander si l’affi rmation des constituants allemands selon laquelle « le mariage et la famille bénéfi cient de la protection particulière de l’ordre politique*5 » ne laisse pas entrevoir la reconnaissance d’un rôle fondamental de la famille, qui justifi erait que l’on place l’Allemagne plutôt dans le premier groupe d’États.

Pour le deuxième groupe d’États, il faut immédiatement remarquer que, parfois, la reconnaissance de la famille est destinée à assurer une protection particulière en visant certains de ses membres, comme les mères ou les enfants, ou encore certains rôles ou fonctions, comme la maternité (Portugal).

3. V. les doutes justifiés de E. Millard, Le droit constitutionnel de la famille.4. Au moins en ce qui concerne l’Europe, V. d’Onorio, « La protection constitutionnelle du mariage et de la famille en Europe », RTD civ. 1988. 1.5. L’astérisque et l’italique indiquent les passages en français dans le texte original (N.d.T.).

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Par ailleurs, plusieurs des États du premier groupe associent la reconnaissance constitutionnelle de la famille à des dispositions qui en assurent la protection sociale et économique (Italie, Allemagne et Grèce).

À côté de ces États, se trouvent ceux dont les textes constitutionnels omettent toute référence à la famille (Belgique, Danemark, Hollande et États-Unis), ce qui n’a pas empêché le développement, pas forcément à partir des constitutions elles-mêmes, d’un véritable droit constitutionnel de la famille. Le recours à d’autres valeurs constitutionnelles comme la liberté individuelle et de la personne (États-Unis) ou l’égalité (Belgique) d’une part, et le recours à la Convention européenne des droits de l’homme (Autriche) ou aux accords internationaux (Hollande, Dane-mark, Norvège) d’autre part, ont permis à la jurisprudence de développer et d’at-tribuer un niveau constitutionnel à un droit à la vie familiale présentant un degré d’autonomie élevé même par rapport à un droit voisin, le droit à la vie privée. Ce dernier d’ailleurs, est-il besoin de le rappeler, apparaît maintenant dans des textes constitutionnels plus récents de certains États, dont certains appartiennent aux deux premiers groupes (Portugal).

En réalité, une telle complexité ne doit pas surprendre : ce n’est rien d’autre qu’un simple refl et des différents moments historiques où les textes constitution-nels apparaissent, et des infl uences idéologiques et culturelles qu’ils ont respecti-vement subies.

En défi nitive, cette diversité refl ète aussi les différentes façons dont a été consi-dérée historiquement la famille, soit sous l’angle de la société naturelle ou d’une institution que l’ordre juridique doit respecter et protéger, soit en tant qu’expres-sion de la liberté et de l’autodétermination individuelle et/ou d’un objectif de poli-tique sociale à promouvoir à travers l’intervention de l’État.

Il est toutefois intéressant de souligner que les nouvelles constitutions – qui se sont affi rmées à un rythme très rapide à partir de la fi n des années quatre-vingt – présentent des caractères encore différents. La reconnaissance constitutionnelle, et quasi-unanime, de la famille comme fondement de la société s’accompagne de moins en moins fréquemment d’une reconnaissance du mariage (avec des excep-tions comme la Roumanie et le Pérou). À la place est assurée la protection des fonctions associées à la famille comme la maternité, la paternité, la parentalité (ou la qualité de parents) et l’enfance, sans aucune distinction désormais entre le droit civil et le droit social (Bulgarie, Russie, Slovénie, Lettonie, Slovaquie).

Sous l’angle comparatif, on peut identifi er un autre problème : il ne s’agit pas tant de retrouver certaines racines communes qui caractérisent les différents systèmes, mais d’identifi er l’impact réel de telles dispositions sur le fond du droit de la famille et sur les sociétés correspondantes.

Du fait de la forte connotation symbolique ou expressive des textes constitu-tionnels, les constitutions, plus encore que les normes ordinaires, peuvent révéler une différence entre « law in the books » et « law in action ».

La famille constitue la partie essentielle des valeurs symboliques qui participent à la construction de l’État et joue, comme telle, un rôle primordial dans le maintien de l’ordre social. Le droit de la famille devient donc constitutif de la réalité sociale.

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Les comparatistes, sans ignorer l’importance symbolique de ces proclamations, ont tenté d’élaborer des techniques qui permettent de dépasser les différences textuelles pour appréhender les mouvements de divergence ou de convergence entre les différentes expériences juridiques6. Pour l’heure, il est possible de consi-dérer, après une analyse des règles (opérationnelles) qui se sont affi rmées dans la jurisprudence constitutionnelle, qu’une grande partie des différences entre les textes semble être destinée à se réduire – au moins dans le cadre de ce que l’on peut appeler la « tradition juridique occidentale ».

En anticipant partiellement sur notre conclusion, il apparaît que la famille n’est désormais, dans aucun système, reconnue comme entité collective. La tendance dominante est celle de la décomposition de la famille en un faisceau de rela-tions individuelles que le droit régit relativement aux fonctions que les individus exercent dans la famille et qui sont garanties constitutionnellement comme droits fondamentaux. Dans les systèmes qui relèvent de la Western Legal Tradition, la palette de ces droits fondamentaux a tendance à se généraliser, de la même manière que les conditions de fait et de droit (règles opérationnelles) permettant de les invoquer devant les tribunaux7.

La différence entre, d’une part, les systèmes qui accordent une attention expli-cite à la famille et au mariage et d’autre part, ceux qui considèrent uniquement la famille comme un élément de la vie privée de l’individu, tend aussi à se réduire. De même, dans les premiers systèmes, la différence entre ceux qui expriment un favor constitutionis pour la famille légitime, fondée sur le mariage, et ceux qui ne le font pas, s’estompe.

Sur ce dernier point, la référence à d’autres valeurs constitutionnelles, comme la dignité, la liberté personnelle et l’égalité, a permis de donner à d’autres modèles de famille un fondement constitutionnel ainsi qu’un statut en grande partie semblable à celui de la famille traditionnelle.

Quant au premier point, évoqué ci-dessus, il faut au contraire remarquer que la référence à des paramètres comme la « normalité » a permis à des systèmes constitutionnels à l’apparence « neutres », au sens qu’ils ne présentent pas de préférences explicites en faveur d’un modèle spécifi que, ni ne privilégient certains modèles plutôt que d’autres.

L’accord entre les différents systèmes se manifeste aussi sur le point de savoir où il faut tracer la ligne avec la multiculturalité : au-delà des différences entre les expériences juridiques ressort constamment la crainte qu’une excessive ouverture aux données de l’évolution sociale puisse vider de son sens l’objet qui doit être reconnu par la Constitution.

L’argument constitutionnel continue d’occuper un rôle rhétorique central : il peut être en effet utilisé à la fois pour préserver la capacité d’accueillir de nouveaux

6. Nous faisons référence ici en particulier à l’analyse structurelle de Sacco, « Legal Formants », Am. J. Comp. Law.7. Des différences existent par rapport à certaines modalités comme celles qui régissent la compa-tibilité entre les prérogatives qui ont la même force constitutionnelle à l’intérieur de la famille dans chaque système, V. Meulders-Klein.

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modèles familiaux, différents des modèles traditionnels, et pour faire échec aux tendances évolutives, en posant l’exigence du respect du modèle traditionnel – seul reconnu par la Constitution – en tant que préexistant à l’ordre juridique.

SE C T I O N 2LA NAISSANCE DU « DROIT DE LA FAMILLE » ET SA DIFFUSION

Les discours sur la naturalité de la famille, qui ont été transcrits dans les consti-tutions, du moins dans celles d’une certaine génération, cachent le caractère idéo-logique et profondément politique de l’idée même de famille et de son régime juridique. Loin d’être une formation pré-juridique et d’une certaine manière non-historique, la famille est le produit du droit positif8 des États ainsi que d’une tradi-tion juridique commune qui a évolué au cours des deux derniers siècles dans tout l’Occident jusqu’aux confi ns du globe. Dans ce contexte historiquement et politi-quement déterminé, la famille, avec son régime juridique, a représenté et repré-sente un instrument extraordinaire de gouvernementalité au sens foucaldien, qui régit les rapports interpersonnels, sexuels et intergénérationnels, en structurant de cette manière des relations de pouvoir entre les genres et en créant des iden-tités et des rôles sociaux qui impliquent les individus et les groupes au point d’in-fl uencer la physionomie des communautés nationales9.

L’idée même de famille comme développement nécessaire et distinct de la société civile est donc le fruit d’une culture politique et juridique déterminée, dont les origines expliquent les développements successifs et fondent la spécifi cité du droit de la famille.

À ce propos, il faut repérer un passage fondamental dans la tradition juridique occidentale, à savoir l’« invention » du droit de la famille comme branche autonome et particulière du droit, destinée à régir un type de relations humaines qui, à leur tour, se distinguent des autres par le fait de trouver leur propre fondement dans la nature et la morale et une reconnaissance a posteriori de la part du droit10.

8. M. Troper a pu souligner que la famille est quelque chose qui est construit ou constitué par le droit : « la famille n’est pas un objet naturel, n’a même aucune existence en de hors du droit qui la régit* ».9. M.R. Marella, « Critical Family Law », Journal of Gender, Social Policy & the Law, 2011, p. 721.10. On doit à Friedrich Karl von Savigny une grande partie de cette création culturelle et de sa physio-nomie, F. K. von Savigny, System des heutigen römischen Recht, Berlin, 1840-1849. La contribution fonda-mentale de Savigny à la création du droit de la famille est analysé maintenant par D. Kennedy, « Savi-gny’s Family/Patrimony Distinction and its Place in the Global Genealogy of Classical Legal Thought », Am. J. Comp. Law, vol. 58, 2010, p. 811. Dans le monde anglo-saxon, d’ailleurs, la conceptualisation du droit de la famille comme branche du droit autonome, séparée et opposée au droit commun, représente une création culturelle encore plus récente : W. Mueller-Freienfels, « The Emergence of Droit de Famille and Familienrecht in Continental Europe and the Introduction of Family Law in England », J. Fam. Hist., vol. 28, 2003, p. 31 ; J. Halley, « What is Family Law ? A Genealogy », Yale J.L. & Human., vol. 22, 2010.

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En effet, selon la conception dominante, le droit de la famille est tout d’abord conditionné par la morale et par la tradition d’un peuple, comme Savigny a été le premier à le montrer dans son System, confi rmant en cela sa nature antérieure au droit. Ensuite – et c’est toujours Savigny qui le met en lumière – la discipline de la famille est fortement infl uencée par des motifs politiques contingents qui sont à la base d’un certain ordre social. Ces éléments font du droit de la famille un objet impropre pour la science juridique, celle-ci devant nécessairement partager cet objet avec la politique, la sociologie, la religion, etc. Tout au contraire, la physio-nomie du droit des obligations (fruit d’une élaboration scientifi que sophistiquée et d’une sédimentation millénaire) le rendant imperméable aux majorités politiques en place et le disposant donc à être universel, fait de ce droit l’objet idéal pour étudier la science juridique, laquelle à son tour se présente comme universelle.

Ce schéma d’organisation des relations humaines, produit de la pensée clas-sique, représente encore aujourd’hui un fondement largement répandu du droit moderne. Sa diffusion a commencé à dépasser les frontières de l’Europe, surtout du fait de l’impérialisme du XIXe siècle qui a été à l’origine de son exportation et de sa diffusion. En effet, avec une similitude extraordinaire, la France, l’Angleterre, l’Espagne, la Belgique, l’Allemagne, les États-Unis et le Japon ont tous eu tendance à maintenir, du moins formellement, le droit de la famille local, et, en revanche, à imposer leur propre droit privé patrimonial que les colonisateurs présentaient comme étant universel11. La complexité de cette stratégie, qui a eu une grande infl uence dans la détermination de la physionomie et le rôle du droit de la famille au sein des ordres juridiques – tant des États colonisateurs que des États colo-nisés – mérite d’être rappelée brièvement. Elle a exercé une fascination sur le plan idéologique qui n’a pas été sans produire ses effets tant dans les développements successifs de la culture juridique occidentale, surtout dans l’évolution de l’idée du droit de la famille comme droit spécifi que, doté d’une série d’outils conceptuels et d’une méthodologie propres, que dans les différents contextes postcoloniaux, où l’idée d’un droit de la famille « autochtone » s’est souvent associée à l’apparition d’un nationalisme à caractère antioccidental.

Cette même analyse historique s’applique aussi à une seconde phase, lorsque la pensée sociale du début du XXe siècle, en rupture avec la pensée classique, tend à la supplanter presque partout, en restant essentielle dans les « périphéries », du moins pour toute la période entre la fi n des années soixante et le début des années soixante-dix12. La diffusion de la question sociale – entendue selon tout l’éven-tail des signifi cations possibles : de l’idée de la réactivité du droit à des objectifs sociaux à toutes les manifestations du solidarisme, de la socialisation jusqu’au socialisme et aux involutions autoritaristes de toute sorte – suit les mêmes itiné-raires que la première phase, cette diffusion étant encouragée par les mouvements

11. D. Kennedy, « Savigny’s Family/Patrimony Distinction », op. cit., p. 835.12. D. Kennedy, « Three Globalizations of Law and Legal Thought : 1850-2000 », in D.M. Trubek, A. Santos (eds.), The New Law and Economic Development : A Critical Appraisal, Cambridge, Cambridge University Press, 2006, p. 19-20.

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de réforme en Europe et dans les « périphéries », par les mouvements nationalistes et les élites réformatrices des États en quête d’indépendance.

Une conception communautaire de la famille tend à s’affi rmer partout, selon laquelle la famille serait une communauté organisée avec ses propres fi nalités et intérêts, dont fait partie le maintien de l’unité et de la continuité du groupe, au sein duquel les individus se mettent au service du bien commun : une concep-tion, tout comme l’objectif social qui l’inspire, ouverte à des projets de différente nature13. En effet, l’idée d’une communauté de vie et d’une solidarité familiale peut conduire d’une part, à une réforme de la famille dans le sens de l’intérêt de ses membres, mais elle peut tout aussi bien, d’autre part, se traduire par une idée organiciste de la famille qui crée un rapport organique entre individus et famille et privilégie la « mystique » d’un organe réalisant un intérêt supérieur. L’accent mis sur la connotation d’institution va conduire la famille, dans les régimes auto-ritaires, à obéir à un régime juridique à caractère de plus en plus axé sur le droit public, subordonné aux exigences suprêmes de l’État et de la Nation.

Dans la première phase, la séparation entre les deux sphères permet aux juristes qui appartenaient aux différentes élites locales de s’identifi er à leurs « peuples » respectifs, dans le droit de la famille organisé selon les particularités locales, sans s’éloigner de l’héritage occidental et romaniste du droit patrimonial, mais au contraire en y participant.

Dans la seconde phase, quand l’importance que revêt la famille pour la collec-tivité en justifi era la réglementation, la séparation entre les deux sphères permet de s’opposer, à travers la famille, au pouvoir central et à la « dégénérescence » du monde occidental, en mettant l’accent sur les éléments de la tradition et en engendrant une série complexe de compromis dans lesquels les réglementations « modernes » et avancées du droit des marchés se mêlent à des visions normatives traditionnelles de la famille. L’on retrouvera en grande partie cette tendance dans la phase postcoloniale qui va suivre14.

Dans cette seconde phase, avec l’abandon progressif de la méfi ance envers les corps intermédiaires qui caractérise les modèles de la pensée classique15, la famille commence à trouver de plus en plus fréquemment une place dans les

13. Dans cette perspective, les solutions d’encadrement vont de l’attraction de chaque communauté intermédiaire dans la sphère de l’organisation publique à la personnification du groupe, à travers la reconnaissance de la personnalité juridique et l’attribution du rôle de représentation du pater familias.14. Des exemples évidents du rôle stratégique joué par le droit de la famille dans le construction de l’identité nationale sont dans P. Tsoukala, « Marrying Family Law to the Nation », Am. J. Comp. Law, vol. 58, 2010, p. 873 ; Yun-Ru Chen, Ally with the West. The Politics of Identity in Modernization of Taiwanese Family Law under the Oriental Empire in Japan (1895-1945) (unpublished manuscript) (on file with author) ; L. Abu-Odeh, « Modernizing Muslim Family Law : The Case of Egypt », Vand. J. Trans-nat’l L., vol. 37, 2004, p. 1043-1146 ; S. Wairimu Kang’ara, A Critical Overview of the Creation and Deve-lopment of British Colonial Family Law in Africa (unpublished manuscript) (on file with author).15. Sont très représentatives de cette attitude les anciennes institutions françaises de 1791 selon lesquelles « la garde de la Constitution est remise à la vigilance des pères de famille* » et de 1795 qui affir-ment de manière solennelle que « nul n’est bon citoyen s’il n’est bon fils, bon époux* » et qui ne nient pas l’importance de la famille comme lieu capable de produire des formes de citoyenneté responsable et préserver les valeurs et les traditions qui permettent de réaliser un ordre politique libérale.

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textes constitutionnels, où elle devient l’objet d’une véritable protection en tant que « cellule base de la société* »16.

Dans l’Europe continentale, les infl uences qu’une certaine idée de la famille et du droit de la famille ont sur l’identité nationale deviennent particulièrement évidentes au cours de cette phase, surtout dans les régimes autoritaires. En Italie, par exemple, le fascisme n’impose pas une réforme de la famille dans un sens plus autoritaire, et lors du passage du Code civil de 1865 à celui de 1942, le régime juridique de la famille dans sa forme patriarcale, propre à cette phase du droit libéral, reste quasiment inchangé. Toutefois, dans la doctrine, se développe l’idée que la famille fait partie de l’organisation de l’État et que le droit de la famille est une branche du droit public17. Et c’est précisément la famille, et en particu-lier la réglementation du mariage religieux comportant des effets civils, qui sera l’un des éléments de la relation entre l’Église catholique romaine et le fascisme, relation que Mussolini va réussir à établir avec la signature des accords du Latran du 11 février 1929. L’on peut repérer un événement analogue en Espagne, où l’al-liance entre le régime franquiste et les hiérarchies ecclésiastiques a mené à la disparition du mariage civil, qui existait depuis 1870, et au transfert du droit du mariage tout entier, ainsi que plusieurs autres parties du droit de la famille, à la compétence de l’Église.

Dans ces contextes, la famille et les intérêts supérieurs qu’elle exprime prennent une position centrale dans les constitutions ou dans les textes législatifs à valeur constitutionnelle. Dans l’Estado novo portugais, la famille apparaît parmi les garan-ties fondamentales avec la Nation, les citoyens ou d’autres organes corporatifs ; et dans le Fuero de los espagnoles de l’Espagne franquiste, la famille est reconnue par l’État comme une « institution naturelle et fondamentale de la société avec des droits antérieurs et supérieurs à toute loi humaine et positive. Le mariage sera un et indivisible. L’État protégera spécialement les familles nombreuses* » (art. 22). De la même manière en France, le projet de constitution de la République de Vichy prévoyait dans son article 5 que « l’État reconnaît les droits des communautés spiri-tuelles, familiales, professionnelles et territoriales au sein desquelles l’homme prend le sens de sa responsabilité sociale et trouve appui pour la défense des libertés* ». Dans ces contextes, l’État corporatif ne se préoccupait pas seulement d’instituer la famille, mais cherchait à se légitimer lui-même, en fondant la garantie de ses intérêts supérieurs dans d’autres institutions et en se donnant ainsi une forme de représentativité.

16. La Constitution de Weimar de 1919 affirme de manière solennelle qu’« en tant que fondement de la vie familiale et de la conservation et de la croissance de la Nation, le mariage est posé sous la protec-tion spéciale de la Constitution. Il se fonde sur l’égalité des droits pour les deux sexes* » (art. 119), mais la rupture avec le modèle ancien avait déjà été anticipée par la Constitution française du 4 novembre 1848 qui, dans un climat politique complètement changé, anticipe la seconde phase, en plaçant la famille dans une position très importante pour en faire – avec le travail, la propriété et l’ordre public – la base de la République française.17. A. Cicu, « Lo spirito del diritto familiare nel nuovo codice civile », Riv. dir. civ., 1939, p. 3 ; Id., « Principi generali del diritto di famiglia », Riv. trim. dir. proc. civ., 1955, p. 1.

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SE C T I O N 3LE DROIT DE LA FAMILLE DANS LA PÉRIODE CONTEMPORAINE

Avec le déclin du « social », dont les effets concrets se sont révélés instables et ont eu à leur tour des conséquences négatives, on constate aujourd’hui qu’il se transforme, ce qui marque le début d’une troisième phase.

Dans cette troisième phase, il est toutefois impossible d’identifi er une idée phare comme l’individualisme dans la pensée juridique classique et l’interdépen-dance dans la pensée sociale, mais l’on se trouve plutôt face à une sédimenta-tion complexe où des éléments qui avaient caractérisé les phases précédentes se combinent de différentes manières.

Le point central de cette sédimentation, destinée à se retrouver aussi dans le droit de la famille, peut être identifi é dans une nouvelle conception des droits, qui ne se présentent plus comme les droits classiques de type libéral, ni sous la forme de droits sociaux, mais plutôt comme des droits de l’homme. Les droits de l’homme représentent le symbole de l’idée d’un droit qui opère sur des bases universelles, et qui se veut à la fois naturel et positif. Les droits de l’homme, comme normes, comme valeurs ou comme principes politiques fonctionnent potentielle-ment aujourd’hui comme des arguments pertinents, y compris dans le droit de la famille. De plus, ils correspondent à un moment fondamental dans la construc-tion d’une sorte de droit de la famille globalisé, ouvrant dans un certain sens une nouvelle phase d’occidentalisation du droit après celle inaugurée par l’impéria-lisme du XIXe siècle et prolongée par la diffusion de la pensée sociale.

En effet, là où la ligne de la modernisation (occidentalisation) du droit de la famille n’est pas adoptée de manière spontanée par les États postcoloniaux, la tendance à une valorisation de chaque membre de la famille à travers la recon-naissance des droits de l’individu est, de manière implicite, imposée par les différentes conventions internationales concernant les droits des enfants et des femmes. Depuis le début du siècle dernier, mais avec une force particulière à partir de l’après-guerre, la communauté internationale a donné beaucoup d’at-tention aux droits de l’homme à l’intérieur de la famille. Les conventions inter-nationales sur les droits de l’homme, devenues aujourd’hui une sorte de langue juridique universelle, diffusent des modèles occidentaux de relations familiales, qui infl uencent les rapports parents-enfants et les rapports conjugaux, et tendent à harmoniser les lignes générales du droit de la famille à un niveau global : il suffi t de penser aux conventions concernant le consentement et l’âge minimum requis pour le mariage ou à celles relatives à la garde des enfants et à l’adoption des mineurs.

Cette troisième phase se caractérise également par la vocation pluraliste du droit. Le pluralisme, dans la perspective actuelle, signifi e que le régime juridique

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ne doit pas traiter les individus de manière formellement égale sur le fondement de règles abstraites universellement valides, comme dans la pensée juridique clas-sique, ni prévoir des régimes « spéciaux » qui prennent en compte la condition des différents groupes sociaux, dans le sens de la pensée sociale, mais qu’il doit être, au contraire, en mesure de reconnaître et de traiter de manière adéquate la diver-sité qui se manifeste dans la société.

La pensée juridique contemporaine organise ainsi les droits des individus selon leur identité. L’identité représente, dans le même temps, une extension et une transformation totale des catégories ou des classes sociales et des minorités natio-nales à travers lesquelles la pensée sociale avait dissocié ce qui, dans la pensée classique, était un peuple homogène. Le concept d’identité et la série de concepts et de techniques à travers lesquels les identités pénètrent le droit, comme par exemple le concept de discrimination, ont été généralisés. L’identité est le fonde-ment de la protection des droits à travers la transformation de traits particuliers, qui distinguent les sujets qui les possèdent des autres, en autant de caractères essentiels, de manière à concilier les différences quand elles sont en confl it. L’iden-tité est reconnue à travers des normes juridiques formelles qui tournent autour du principe d’égalité et de l’interdiction de la discrimination et qui sont liées à des critères par lesquels on détermine ce qu’il faut entendre par tolérance et dans quelle mesure elle peut être imposée. En d’autres termes, c’est le néo-formalisme de la première phase qui est ainsi reformulé, en liaison avec des techniques d’éva-luation caractéristiques de la seconde phase, comme le caractère raisonnable ou la proportionnalité.

Actuellement, le droit de la famille « cohabite » avec l’attribution de droits indivi-duels à ceux qui la composent et reste en confl it avec les différentes identités qu’il contribue à créer lui-même. S’agissant du premier aspect, il existe un changement de paradigme qui s’étend globalement partout en Occident depuis l’après-guerre et qui s’accompagne du glissement d’une conception communautaire (hiérar-chique et patriarcale) de la famille vers une vision plus individualiste et égalitaire. Celle-ci se manifeste par l’affi rmation de l’égale dignité juridique des époux et de l’égalité entre enfants légitimes et enfants naturels, devenus le modèle dominant en Occident, ainsi que par la prééminence, de plus en plus marquée, des droits fondamentaux de chaque membre de la famille sur les arguments de l’unité fami-liale. Pour le second aspect, celui de l’affi rmation des identités et leur potentiel confl it, diverses tendances apparaissent sur deux niveaux : à l’intérieur et à l’exté-rieur de la famille. À l’intérieur de la famille, l’apparition des identités et leur trans-formation en éléments essentiels constituent un phénomène bien visible surtout dans les jurisprudences nationales, aussi bien ordinaires que constitutionnelles. La présence du phénomène est d’ailleurs évidente, étant donné que le droit de la famille est le secteur du droit privé qui, par vocation, met en lumière les diffé-rences d’âge (adultes, mineurs), de genre (femme, mari) et de rôle (par exemple, parents, enfants). La clause du best interest of the child, appliquée et reconnue partout en Occident, en constitue un exemple important. Elle opère sur le fonde-ment de la présomption selon laquelle le mineur est un sujet faible et doit être

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Famille

également protégé dans le contexte familial vis-à-vis des décisions des parents ou de celui qui détient l’autorité. Dans un certain sens, elle se caractérise par une exacerbation de l’évolution déjà opérée par le droit de la famille avec les consti-tutions de l’après-guerre, quand le paradigme communautaire et « organiciste » a cédé le pas à un paradigme plus individualiste qui place les droits fondamentaux des membres de la famille au premier plan, par rapport à la famille comme forma-tion sociale. Dans ce contexte, la clause de l’intérêt du mineur constitue un pas en avant car elle permet à l’État d’intervenir dans la famille pour protéger le mineur au-delà des droits qui lui sont reconnus par les textes législatifs. La reconnaissance de ces droits et le contrôle sur la légitimité de leur exercice constituent aussi une façon de contrôler la famille et de s’assurer qu’elle réponde aux fonctions qu’une société donnée lui confère. Le second niveau d’interférence entre la question iden-titaire et le droit de la famille concerne le thème – aujourd’hui primordial et même prioritaire dans l’attention que lui accordent les tribunaux et le législateur – de la pluralité des modèles familiaux et de leur reconnaissance par le droit. Cohabita-tions non fondées sur le mariage, unions homosexuelles, familles monoparentales et célibat sont des sujets minutieusement examinés par les instances de décision qui en déterminent l’inclusion ou l’exclusion par rapport à ce que le droit défi nit comme famille. Le fait d’être à l’intérieur ou à l’extérieur de la famille détermine non seulement l’étendue des droits accordés aux personnes unies par une rela-tion affective, mais aussi le degré d’acceptation sociale de ce type de relation et contribue à construire l’identité personnelle de celui qui vit la relation. Ne pas faire partie de l’une des familles reconnues par le droit dans un État est intrinsèque-ment discriminatoire, quel que soit le champ consenti par l’ordre juridique de cet État au principe de non-discrimination.

SE C T I O N 4LA SPÉCIFICITÉ DU DROIT DE LA FAMILLE EN DROIT COMPARÉ

Si dans les différentes phases que le droit occidental a traversées, le droit de la famille a évolué, il a toujours été présenté comme différent et même en contradic-tion avec tout le reste du droit privé.

Pour les mêmes raisons, la famille a été considérée, il y a encore quelques dizaines d’années, comme un objet étranger au droit comparé, ou du moins exigeant une approche différente, spécifi que, par rapport à l’approche considérée comme la plus prometteuse pour les autres branches du droit privé18. En somme,

18. Nous nous permettons de renvoyer à M.R. Marella, « Critical Family Law », Journal of Gender, Social Policy and the Law, vol. 19, 2011.

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si l’on a voulu renoncer à comparer les droits de la famille, ceux-ci étant considérés comme dépendant de la morale et des croyances religieuses des peuples et/ou liés à des choix politiques contingents, et de toute manière affectés par les particula-rismes nationaux et donc incomparables19. L’idée d’un droit de la famille comparé a cependant percé chez ceux qui voient dans le juriste, et dans le comparatiste en particulier, un ingénieur social qui a un objectif politique – par exemple la moder-nisation de la famille à travers l’adoption d’un régime juridique fondé sur la parité entre les époux – et qui met en place cet objectif en adoptant les instruments juridiques adéquats, éventuellement en se fondant sur une enquête comparée destinée à identifi er les fonctions équivalentes qui, dans les autres ordres juri-diques, permettent d’obtenir la parité, pour sélectionner ensuite le meilleur instru-ment ou le plus adapté à son cas20.

À côté de ces deux orientations, il en existe une troisième qui s’intéresse au phénomène du pluralisme juridique des différentes sociétés – à leur coexistence à l’intérieur du même système de cultures et de traditions juridiques différentes – mais qui, de même que les autres orientations, tend à souligner la spécifi cité du droit de la famille lequel, surtout ailleurs qu’en Occident, confi rmerait son lien étroit avec la morale, la religion et les valeurs traditionnelles de l’État concerné21.

La famille reste marginale, sinon carrément ignorée, en raison du caractère dominant du paradigme scientiste en droit comparé. Même dans le cadre du droit privé européen, où l’on assigne au droit comparé la fonction de créer un nouveau système juridique, le droit de la famille reste à la marge.

En revanche, si l’on étudie les convergences spontanées entre les systèmes juri-diques, il est impossible de ne pas saisir la convergence générale des droits de la famille occidentaux, d’autant plus qu’elle se vérifi e, de manière de plus en plus évidente, depuis l’après-guerre – comme précédemment indiqué à propos de la phase actuelle de diffusion de la culture juridique occidentale.

Comme l’a fait observer Mary Ann Glendon, à l’échelle globale deux facteurs ont contribué à rapprocher les systèmes de droit de la famille : l’émancipation de la femme et l’affi rmation des droits de l’homme au niveau international22.

Cela a engendré un alignement général des droits nationaux de la famille selon trois axes : liberté, égalité et laïcité23. Dans un premier temps, ces facteurs ont mené à des dispositions constitutionnelles et à des réformes qui ont rapproché

19. R. Saleilles, « Rapport sur l’utilité, le but et le programme du Congrès », Congrès de Paris, Paris, LGDJ, 1905 ; E. Lambert, « Comparative Law », in Encyclopedia of the Social Sciences, p. 127-29 ; une attitude semblable peut être attribuée à des juristes anglais comme Maitland et Pollock, V. Bradley, XXX.20. R. David, Le droit de la famille dans le code civil éthiopien, Milan, A. Giuffré, 1976.21. O. Kahn-Freund, « On Uses and Misuses of Comparative Law », Modern Law Review, vol. 37, 1974, p. 1, qui rappelle à ce propos De l’esprit des lois de Montesquieu. Pour une vision d’ensemble V. F.G. Nicola, « Family Law Exceptionalism in Comparative Law », Am. J. Comp. Law, vol. 58, 2010, p. 777.22. M.A. Glendon, The Transformation of Family Law : State, Law and Family in the United States and Western Europe, University of Chicago Press, 1997.23. Nous nous permettons de renvoyer à M.R. Marella, « The Non-Subversive Function of European Private Law : The Case of Harmonisation of Family Law », European Law Journal, vol. 12, 2006, p. 78.

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les systèmes sur deux fronts : l’égalité entre époux et l’égalité de traitement entre enfants légitimes et enfants naturels. Par la suite, le divorce par consentement mutuel (no fault) et les régimes d’adoption de mineurs dite légitimante ont été généralisés. Plus récemment, le rapprochement résulte des décisions des cours suprêmes nationales et transnationales ainsi que des dispositions constitution-nelles qui envisagent la position des individus dans la famille en termes de dignité et d’autodétermination.

Sur ce fondement – plus précisément sur le fondement du respect de la dignité humaine et de la vie privée et familiale, souvent associées aux principes d’égalité et de non-discrimination – les droits nationaux tendent aujourd’hui à permettre à des couples de même sexe l’accès à la famille, et ce, soit en élargissant le champ d’application du mariage, avec la suppression de la condition de l’hétérosexualité, soit en prévoyant des formes spécifi ques d’unions enregistrées offi ciellement. Sur le fondement de ces mêmes principes, on tend à garantir aux personnes trans-sexuelles l’accès au mariage, une fois vaincues les résistances considérables du « système ».

S’agissant des modèles constitutionnels, il est possible de remarquer que ces deux moments de convergence correspondent globalement à deux conceptions différentes de l’institution familiale qui se sont succédé dans la phase la plus récente de diffusion de la culture juridique occidentale, et dont les développe-ments seront analysés ci-dessous de manière plus détaillée.

En premier lieu, l’affi rmation du principe d’égalité entre époux et entre enfants s’applique toujours à l’intérieur d’une famille perçue comme une communauté pertinente sur le plan constitutionnel dans sa qualité d’entité sociale primaire : il s’agit du modèle que l’on retrouve, par exemple, aux articles 29 et 30 de la Constitution italienne. En second lieu, la protection constitutionnelle s’applique plutôt à l’autodétermination dans la construction de la sphère privée et familiale : c’est donc la conception individualiste qui prévaut, en engendrant une institution qui est protégée en tant que lieu d’expression de la personnalité de l’individu. Par exemple, la Charte de Nice, aux termes de ses articles 7 et 9, adopte précisé-ment une conception déjà affi rmée dans la Convention européenne des droits de l’homme et dans certaines constitutions plus récentes.

SE C T I O N 5LES MODÈLES CONSTITUTIONNELS

§ 1 Les modèles communautaires

Les constitutions de l’après-guerre posent les bases du nouveau modèle et en constituent les prémisses. Ces constitutions marquent, en effet, un recul par

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rapport à l’appropriation par l’État du territoire familial ; elles reprennent parfois, de manière antagoniste vis-à-vis de l’État, le caractère d’antériorité et d’origina-lité de la famille, en en soulignant la fonction primordiale pour la promotion et le développement de la personne humaine dans une perspective de solidarité entre les générations.

La « constitutionnalisation » de la famille s’ajoute à la garantie des droits invio-lables du sujet « libre de développer sa propre personnalité » (article 2 de la Constitution italienne et article 2 de la Constitution allemande), à la fois comme individu et s’il choisit de s’associer à une ou plusieurs personnes dans un « groupe (entité) social* » (« formazioni sociali » selon les termes de l’article 2 de la Constitu-tion italienne), ainsi qu’à l’affi rmation du principe d’égalité. Cela permet d’aban-donner de manière défi nitive le modèle précédent, fondé sur l’organisation hiérarchique et autoritaire de la famille (autorité du mari et discrimination entre les enfants) en faveur d’un modèle fondé, au contraire, sur le développement complet de la personne et sur l’égalité entre ses membres (sur le consensus, sur la valorisation du concubinage et du rapport de fi liation en tant que tel)24. Cette transition va se trouver confortée par les énoncés des conventions et traités internationaux.

Le passage d’une phase à l’autre n’implique pas une rupture radicale, mais une superposition des phases, la production d’une sédimentation dans laquelle les résidus de l’époque précédente ne disparaissent pas entièrement.

Le cadre proposé par la Constitution italienne est signifi catif à ce propos, car celle-ci pose la défi nition la plus étroite de la structure de la famille par rapport aux autres constitutions européennes25. En effet, aux termes de son article 29, tout en reconnaissant « les droits de la famille comme société naturelle fondée sur le mariage* », elle affi rme le principe d’égalité entre les époux ; sur ce fondement, elle autorise tout de même le législateur à poser des limites à l’égalité « pour garantir l’unité familiale* ». De la même manière, la protection des enfants nés hors mariage doit être compatible « avec les droits des membres de la famille légi-time* » (art. 30, 3c) ; sur ce même fondement, elle reconnaît qu’il est possible de poser aussi des limites à la recherche de la paternité (art. 30, 4c).

La jurisprudence constitutionnelle affi rme en revanche, et à plusieurs reprises, que la famille est protégée par la Constitution en tant qu’exigence nécessaire et essentielle à la vie de l’homme et en tant que lieu primaire où se développent la personnalité et donc les droits fondamentaux de celui-ci. Dans cette perspec-tive, selon la doctrine dominante, l’expression « société naturelle » ne renvoie pas à des systèmes extérieurs à l’État – qu’ils soient enracinés dans la religion, dans la coutume ou dans des traditions particulières – mais constitue une simple

24. L’évolution est présente également dans ces systèmes dont le texte constitutionnel est beaucoup plus concis et considéré, initialement, comme purement pragmatique, ainsi que le démontre Philippe Jestaz pour la France (Ph. Jestaz, « L’égalité et l’avenir du droit de la famille », in Mélanges F. Terré, L’avenir du droit, Paris, Dalloz, PUF, 1999).25. Avec la Constitution irlandaise, « groupement primaire, naturel et fondamental de la société* » (art. 41) et la Constitution grecque, plus récente (fondement « de la Nation » (art. 21)).

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référence aux différents moments et contextes sociaux et culturels qui caractéri-sent cette institution, dont est souligné le caractère historique et relatif, et suscep-tible de s’ouvrir aux différents modèles familiaux qui s’affi rment dans la réalité sociale.

Sur cette base, la jurisprudence constitutionnelle italienne procède à des opéra-tions herméneutiques assez audacieuses. L’expression « droits de la famille* » ne vise pas, comme cela avait été proposé, à conférer une subjectivité juridique à la famille, mais certainement à souligner la présence d’un intérêt commun entre ses membres, intérêt distinct et potentiellement en confl it avec l’intérêt propre à chacun de ses membres ; elle sera néanmoins interprétée de manière à indiquer les droits des individus composant la famille. En même temps, l’expression « unité familiale » est réinterprétée comme unité de fait de la famille : la dimension collec-tive se trouve réduite à la possibilité d’harmoniser les situations juridiques afi n de maintenir l’unité du groupe et l’expression est mise au service du respect de l’au-tonomie et des choix des individus, pour organiser de manière originale et libre leurs rapports familiaux contre les tendances autoritaires et intrusives des inter-ventions extérieures.

Dans cette perspective, l’interprétation ouvre le chemin à un dialogue fécond avec la jurisprudence des tribunaux européens, en posant les prémices d’un droit à l’unité de la famille conçu comme un aspect du droit au respect de la vie fami-liale, de façon à « réaliser et maintenir cette communauté de vie entre enfants et parents » essentielle au développement de la personne humaine et qui plus tard sera étendu – avec des limitations malheureusement de plus en plus évidentes de la part du législateur, et de manière semblable en Europe – au travailleur étranger26.

À ce niveau, se manifestent les deux éléments qui sont appelés à jouer un rôle essentiel dans la construction de la garantie constitutionnelle et à lui donner sa signifi cation : d’une part, la nécessité de protéger une sphère familiale dans laquelle les individus doivent pouvoir être libres d’organiser de manière origi-nale et autonome leurs relations familiales, d’autre part, un changement d’atti-tude à l’égard de l’intervention de l’État, auquel on s’adresse aujourd’hui pour obtenir la suppression des obstacles au plein épanouissement de cette dimension relationnelle27.

Dans plusieurs systèmes constitutionnels, une tendance se manifeste selon laquelle la protection de la famille, interprétée comme « groupe (entité) social », est justifi ée dans la mesure où elle constitue un lieu d’épanouissement et de

26. À partir de la décision Cour cost. 19 janv. 1995, n. 28 ; Cour cost. 26 juin 1997, n. 203 ; Cour cost. 27 juill. 2000, n. 376 et Cour cost. 20 juill. 2000, n. 313, qui l’exclut pour les couples de concubins.27. En tout cas, la consécration constitutionnelle, caractérisée aujourd’hui par la garantie envers l’in-tervention du législateur ou par la promotion d’un nouveau modèle de discipline de la famille, a été utilisée en Allemagne et en Italie comme sollicitation pour le législateur et les cours, en réalisant un nouvel équilibre entre les exigences d’égalité et de stabilité du foyer familial (Cour cost. 19 déc. 1968, n. 127, in Foro it. 1969, I, 4 e BVerfGE 12 mars 1975, NJW 1975, 919 BVerfGE 29 janv. 1969 NJW 1969, 597).

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développement de la personnalité individuelle28. Le droit moderne de la famille et notamment celui qui a sa source dans la constitution, visent essentielle-ment à protéger les individus membres de la famille et leurs intérêts et non pas le groupe familial en tant que porteur d’un « intérêt supérieur » à celui de ses membres. De telles normes protègent donc les individus dans leur dimen-sion familiale et dans les éléments qui les caractérisent en tant que membres du groupe, le groupe étant reconnu et protégé comme le moyen de réalisation des intérêts des sujets qui en font partie, susceptible d’enrichir leur personnalité ; cette protection tend pourtant à s’effacer chaque fois que le groupe représente un obstacle ou une menace au plein développement de la personnalité indivi-duelle de ses membres.

Cela permet de mettre en évidence le fait que la famille peut être comprise comme une sphère privée, expression qui résume le caractère privé du rapport conjugal et du rapport d’éducation, lesquels s’élèvent au niveau de valeurs consti-tutionnellement protégées contre l’ingérence de l’État dans la mesure où ils sont rattachés à la fi nalité primaire de valorisation de la personnalité des individus impliqués dans des expériences familiales. Le cas des choix concernant l’éduca-tion des enfants que les constitutions attribuent aux parents est emblématique du sens dans lequel est protégée l’autonomie de la sphère privée de la famille. Celle-ci trouve sa justifi cation dans la capacité de la famille à représenter le lieu le plus adéquat où les fonctions de socialisation que la société considère comme fondamentales pour le développement de l’individu puissent s’exercer ; mais cette autonomie n’est pas absolue et laisse à nouveau la place à l’intervention étatique quand les conditions pour qu’un tel développement ait lieu ne sont plus assurées ou que la famille n’est plus le lieu qui permet à ses membres de jouir effective-ment de leurs droits fondamentaux.

Le mariage est resté l’élément traditionnel constitutif de la famille. Une inter-prétation en faveur du caractère privilégié de la famille légitime a pu longtemps être maintenue dans les systèmes dans lesquels les formulations semblent plus ouvertes : ainsi, l’article 6 de la Constitution allemande place-t-il sur le même plan famille et mariage, tout en les séparant. Toutefois, la remise en cause de cette conception est désormais évidente, dès lors que la Constitution a autorisé la consécration d’autres modèles familiaux29.

La relation parents-enfants, que toutes les constitutions reconnaissent désormais et protègent de façon autonome par rapport au mariage, a permis l’émergence d’un groupe familial spécifi que, bénéfi ciant d’une protection spéciale, fondée sur les liens de paternité et de maternité.

28. M.-T. Meulders-Klein, La personne, la famille le droit. Trois décennies de mutations en occident, Paris, LGDJ, 1999.29. S’il est vrai que le mariage est caractérisé par la monogamie (BVerfGE 31, 58), par l’hétérosexua-lité et par la liberté de se marier, parfois la Cour définit le mariage comme « communauté de vie totale » (BVerfGE 62, 323, BVerfGE 53,257, confirmée par la décision 17 juillet 2002, BVerfGE 105, 313) et l’oppose à d’autres formes de vie commune.

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La reconnaissance des libertés fondamentales de la personne et le principe de pluralisme – entendu comme protection de la possibilité pour un individu de nouer une pluralité de relations sociales constitutives de sa propre identité personnelle et sexuelle et de l’existence libre de groupes sociaux organisés où cette personnalité peut se développer – imposent le respect de toutes les forma-tions sociales qui concernent la personne (quelles que soient leurs confi gurations, comme les familles de fait, les unions entre personnes de même sexe, les céliba-taires avec enfants, les cohabitations entre plusieurs personnes), qu’elles résultent de la nécessité ou de l’autonomie individuelle30.

Le problème délicat des rapports entre la famille et les autres formations sociales qui ne s’identifi ent pas avec les présupposés que chaque ordre juridique établit pour la famille légitime se pose à nouveau avec la reconnaissance consti-tutionnelle d’autres formes d’association qui peuvent constituer légitimement une famille. L’affi rmation de ces nouvelles formes d’association a conduit partout à une alternative : les considérer comme un dépassement ou simplement un élargissement du concept classique de famille, tel qu’il est reconnu et protégé dans les constitutions, ou bien comme des phénomènes qui ne pouvant pas être subsumés sous ce concept classique, prennent forme en tant que modèle(s) proche(s)31.

§ 2 Les modèles fondés sur la liberté individuelle

A. Le modèle individualiste. La constitutional (family) privacyLe modèle américain se situe à l’opposé de celui caractérisant encore le droit

européen. Outre-Atlantique, la Constitution – comme c’est le cas de toutes les constitutions de la période classique – n’attribue aucune importance juridique à la famille. L’élaboration du due process a dès lors attribué un rôle juridique à une série d’unenumerated rights, qui, sortant de l’ombre, ont donné naissance à une garantie complexe : la constitutional privacy. En son sein, certains de ces droits (rights) – développés progressivement et plutôt indépendamment les uns des

30. Ainsi la valeur juridique du rapport de parenté entre enfant naturel et la famille d’un des parents est niée (Cour cost. 23 nov. 2000, n. 532).31. Dans cette perspective, les constitutions autorisent le législateur à prévoir un régime juridique spécifique ou à permettre que des « effets juridiques » puissent dériver de la situation de fait, qui a lieu pendant un certain temps. Ainsi, la diversité même des situations – l’un fruit d’un choix volontaire revêtu d’une formalité particulière de changer son statut et l’autre de fait, cohabitation more uxorio, sans assumer les droits et les devoirs qui proviennent du mariage – devrait-elle encourager le législa-teur à agir avec beaucoup d’attention pour éviter d’imposer aux sujets un choix non voulu, en laissant ouverte la possibilité/nécessité d’un traitement différent. Un traitement juridique différent fondé sur la diversité des situations ne serait pas dépourvu de fondement constitutionnel et ne pourrait pas être considéré une violation du principe d’égalité. L’absence de stabilité et d’engagement dans les cohabita-tions de fait a conduit à une extension sélective des droits et des devoirs.

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autres – sont insérés dans un ensemble complexe qui s’intègre avec le concept précedent et qui est parfois défi ni comme « family privacy »32.

C’est la naissance d’un « private realm of family which the state cannot enter »33, sphère aux contours fl ous à l’intérieur de laquelle sont réunis : le droit de prendre des décisions relatives à l’éducation et au comportement des enfants ; le droit de se marier34 ; le droit d’avoir une descendance ou non35 ; ainsi que les choix rela-tifs aux « care, custody and control » des enfants36 ou à la cohabitation avec les membres de sa propre famille, même s’ils appartiennent à un groupe parental différent37.

Les origines de cette sphère se trouvent dans une série d’affaires des années vingt concernant les choix éducatifs des parents, une compétence qui leur échoit nécessairement : la protection de la vie privée de la famille venait s’associer, d’une part, à la protection de la liberté contractuelle des enseignants et de la property de l’école religieuse38, d’autre part, au principe d’égale protection opposé à la possible discrimination contre une minorité religieuse ou linguistique. Quelques années plus tard, la Cour suprême elle-même associe cette tendance, de manière toute aussi solennelle, à la confi ance envers l’intervention de l’État dans la famille pour s’assurer du « youth’s well being »39.

L’hétérogénéité de ces fondements permet d’entrevoir une vision communau-taire de la famille, assez proche de celle qui s’affi rme en Europe. Cela ne doit pas surprendre si l’on considère qu’à cette époque, le social, qui s’était déjà affi rmé en Europe, commence sa diffusion à la « périphérie », à laquelle alors appartiennent encore les États-Unis.

Dans les années soixante, l’affaire Griswold marque un saut qualitatif dans la garantie constitutionnelle de la privacy : elle s’étend d’une dimension spatiale (disclosural), principalement liée à l’intimité à protéger, à une dimension

32. D. Meyer, « The paradox of family privacy », Vand. L. Rev., vol. 53, 2000, p. 527.33. Prince v. Massachusetts, 321 U.S. 158 (1944).34. Loving v. Virginia, 388 U.S.1 (1967) qui déclare l’inconstitutionnalité d’une loi qui interdit les mariages entre différentes races et Turner v. Safley, 482 U.S. 78 (1987) qui déclare l’inconstitutionnalité d’une loi qui interdit aux prisonniers de se marier.35. Dans Roe v. Wade, la reconnaissance du droit de mettre fin à la grossesse est associée à un test du strict scrutiny de la réglementation. Est ensuite mis en oeuvre un contrôle du caractère raisonnable de la réglementation (reasonableness test) afin de reconnaître le libre choix des femmes, et notamment des mineurs, et de le confronter au devoir d’information du personnel médical (Planned Parenthood v. Casey, 505 U.S. 833 (1992)).36. Troxel v. Granville, 530 U.S. 57 (2000).37. Moore v. East Cleveland, 431 U.S. 494 (1977) déclare l’inconstitutionnalité de la limitation aux familles nucléaires dans les zones résidentielles à l’exclusion d’autres individus provenant d’un groupe parental différent, mais non des familles concernant d’autres personnes qui ne partagent pas une rela-tion de « blood, adoption, or marriage », Village of Belle Terre v. Boraas, 416 U.S. 1 (1974).38. Il s’agit de Meyer v. Nebraska, 262 U.S. 390 (1923) sur l’inconstitutionnalité d’une loi qui interdi-sait l’enseignement des langues étrangères à l’école primaire et Pierce v. Society of Sisters, 268 U.S. 510 (1925) à propos de l’inconstitutionnalité d’une loi qui niait la possibilité de fonder des écoles privées.39. Encore Prince v. Masachussetts, préc.

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relationnelle où pouvoir s’associer à d’autres, dans des relations sociales constitu-tives de sa propre identité, devient central40. Un peu plus tard, dans l’affaire Roe v. Wade, la Cour développe un autre aspect de la privacy : cette notion ne se carac-térise plus, exclusivement, par sa dimension relationnelle, mais renvoie égale-ment à l’autodétermination des individus, à savoir leur liberté d’opérer certains choix fondamentaux par lesquels « les personnes défi nissent la signifi cation de leur propre existence »41.

Par la suite, la Cour a étendu sa protection à d’autres types de choix, en la justi-fi ant tantôt par l’importance de la possibilité des choix individuels pour l’existence humaine et le consensus social, tantôt par la nécesssité de la comprendre dans un sens évolutif et dynamique comme adaptation permanente à l’évolution de la réalité sociale. Encore récemment, par un revirement signifi catif de sa jurispru-dence, la Cour a aussi reconnu que les choix sexuels, pourvu qu’ils soient faits en privé et entre adultes consentants, fondent des relations personnelles de longue durée, essentielles pour la réalisation de la personnalité42.

Si la constitutional privacy évolue dans le sens de l’autodétermination person-nelle de la même manière qu’en Europe, la protection de la famille est néanmoins restée un objectif important dans le droit américain. Mais, encore une fois comme en Europe, l’évolution de la family privacy suit deux parcours visibles de façon évidente dans l’affaire Eisenstadt v. Baird : d’une part, au-delà des frontières de la famille traditionnelle, la garantie s’étend progressivement vers toutes les relations qui peuvent être défi nies comme quasi maritales*43 ; d’autre part, la garantie ne concerne pas la famille en tant que telle, mais les individus qui la composent : « the marital couple is not an independent entity with a mind and heart of its own, but an association of two individuals »44.

Par ailleurs, la notion de family privacy, en tant qu’élément d’une notion plus large de constitutional privacy, n’a pas empêché, mais a au contraire favorisé un mouvement d’harmonisation, qu’il soit initié par l’État ou par les Cours, afi n de déterminer ex ante ou ex post comment et qui peut opérer de tels choix à l’inté-rieur de la famille. La Cour suprême est consciente de l’importance sociale que la famille revêt désormais et de l’imbrication complexe des intérêts individuels en son sein : cela peut parfois mettre le droit fondamental d’un de ses membres en

40. Griswold v. Connecticut, 381 U.S. 479 (1965).41. Roe v. Wade, 410 U.S. 113 (1973).42. Lawrence v. Texas, 123 S.Ct. 2472 (2003) qui renverse Bowers v. Hardwick, 478 U.S. 186 (1986), mais qui précise dans le même temps qu’une telle reconnaissance n’implique pas la reconnaissance formelle des relations dans lesquelles les homosexuels pourraient souhaiter entrer, comme par exemple le mariage ou le service militaire.43. Eisenstadt v. Baird, 405 U.S. 438, qui élargit le droit à la contraception aux couples non mariés et où l’autonomie décisionnelle a déjà été mise en lumière.44. Encore Eisenstadt v. Baird, préc. qui vise au « droit de l’individu, marié ou non ».

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confl it avec celui d’un autre45 ; la Cour suprême abaisse alors le degré de contrôle qu’elle met en œuvre et n’hésite pas à adopter des standards moins effectifs que ceux qui devraient être normalement adoptés dès lors qu’est en cause un droit « fondamental »46.

L’expérience juridique des États-Unis, où est proclamée la sanctity of family life, exprime parfaitement ce qu’il convient d’appeler le « paradoxe » de la garantie constitutionnelle de la famille : une notion ayant vocation à limiter l’ingérence de l’État dans la sphère privée et familiale tend à devenir au contraire une invitation à intervenir.

Ce paradoxe est destiné à se reproduire partout où l’on donne du crédit à la vision de quelque chose – comme la famille ou le marché – qui précède l’État et ses institutions, et constitue un espace « neutre » antérieur à l’intervention publique elle-même et par laquelle elle ne peut pas être colonisée.

En réalité, tout autant que le marché, la famille est insérée dans un contexte institutionnel. Le droit fait partie du scénario et en détermine la confi guration, non seulement à travers la législation, mais aussi à travers une large gamme de règles juridiques (crées et appliquées par les juges) qui déterminent comment sont créées les relations familiales, comment on entre et sort du foyer familial, quels sont les pouvoirs et les devoirs de ses membres et la façon de se comporter l’un envers l’autre : l’identité des protagonistes est en défi nitive le produit de la régle-mentation étatique47.

Dans cette perspective, sa garantie devrait être recherchée de manière plus adéquate non pas tant dans un « retrait » des institutions hors d’un espace neutre, mais dans leur présence afi n de garantir aux individus non seulement la liberté de faire des choix existentiels dans le cadre des relations familiales, mais aussi de leur assurer les conditions pour l’exercer dans la « plus grande autonomie possible ».

45. Wisconsin v. Yoder, 406 U.S. 205 (1972). Même si la question est normalement posée dans la perspective du conflit entre l’État, d’une part, et les parents amish faisant valoir leur droit et/ou devoir d’éduquer les enfants et leur liberté religieuse, d’autre part, ne tarde pas à émerger une dimension plus complexe des relations familliales et des droits respectifs des individus au sein de la famille. Cette nouvelle complexité est particulièrement apparente dans les opinions des juges White et Douglas, qui mettent en lumière le droit des enfants de pouvoir être « master of their own destiny », c’est-à-dire de ne pas compromettre leur possibilité de choisir une vie qui peut être différente de celle que leur offre leur religion actuelle. Même à ce niveau, plusieurs conflits sont destinés à se répéter : le droit d’exercer la puissance paternelle de la part du parent biologique (ou l’octroi d’un droit de visite) peut entrer en conflit avec le droit de l’autre parent ou avec le droit de l’enfant lui-même de maintenir une relation avec le parent de fait.46. La plupart de ces droits, en effet, bien qu’ils aient été tous reconnus comme fondamentaux par la Cour suprême, ont été soumis à des degrés de contrôle différents de sorte qu’ils se distinguent concrètement (au niveau des règles opérationnelles) par le type et le niveau de protection, de manière à laisser à l’État – même dans ce cas – un large pouvoir discrétionnaire pour fixer les règles qui régis-sent la matière et en déterminer les limites exactes et à en garantir le respect bien que leurs limites ne soient pas absolument fixes.47. Sur ce point, nous nous permettons de renvoyer à G. Marini, « La giuridificazione della persona. Ideologie e tecniche nei diritti della personalità », Riv. dir. civ., 2006, p. 359.

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Famille

L’orientation de la Cour a pourtant une conséquence véritablement para-doxale. Comme il est arrivé fréquemment, la volonté de concilier, d’une part, un contrôle approfondi des droits fondamentaux (strict scrutiny), et, d’autre part, une marge suffi sante de pouvoir discrétionnaire pour le législateur, a conduit la Cour à fragmenter le droit fondamental, qui doit s’accommoder de limites irrégulières, comme lorsqu’elle a reconnu la liberté d’épouser une personne de sexe et de race différents, mais non une personne du même sexe48.

Pour justifi er ce patchwork, la Cour a dû recourir à des affi rmations concernant le « traditional respect in our society » dont jouissent seulement certaines relations à l’exclusion d’autres, en mettant l’accent sur la portée sélective de ses propres décisions. Tracer de cette façon une ligne droite entre une famille « qui mérite une reconnaissance constitutionnelle » et celle qui ne la mérite pas49 a contribué de façon certaine à consolider une hiérarchie entre les différentes formes de relations familiales et, mettant certains modèles hors d’atteinte d’une intervention réfor-matrice, a renforcé les différences discutables qui auraient pu être effacées avec le temps.

B. Le modèle de la vie privée familialeDe ce côté-ci de l’Atlantique, le modèle fondé sur la liberté individuelle n’est

pas inconnu. Il semble même récemment avoir trouvé un espace plus large qui, avec l’évolution des modèles communautaire dans lesquels la famille se présente comme une « projection collective » de droits individuels, tend à réduire les diffé-rences entre les deux côtés de l’Atlantique.

La plus grande disponibilité de l’Europe à accepter une intervention raisonnable de l’État dans la sphère familiale et conforme aux autres valeurs constitutionnelles semble avoir évité à ce modèle les problèmes dans lesquels tombe la jurispru-dence constitutionnelle nord-américaine.

En France, la Constitution appréhende la famille à travers une seule norme, relativement générale, qui dispose que la Nation assure à l’individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement*, c’est la jurisprudence de ses cours suprêmes, qui a permis un développement signifi catif. À cause de la forme parti-culière du contrôle de constitutionnalité présente, le Conseil constitutionnel – bien qu’il n’ait pas toujours l’occasion de se prononcer sur le droit de la famille – a pu tout de même rendre certaines décisions importantes.

Avec la consécration de la valeur constitutionnelle de la liberté de se marier, liée avant tout à la liberté individuelle et ensuite à la liberté person-nelle qui résultent des articles 2 et 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, le Conseil a en réalité opéré une dissociation entre mariage et

48. Zablocki v. Redhail, 434 U.S. 374 (1978) ; Baher v. Lewin, 852 P. 2d. 44 (Haw. 1993).49. K. Sunstein, « On the expressive function of law », U. Pa. L. Rev., vol. 144, 1996, p. 2021 et Id., « Social norms and social roles », Col. L. Rev., vol. 96, 1996, p. 903 ; J. Rubenfeld, « The right of privacy », Harv. L. Rev., vol. 102, 1989, p. 737.

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famille, qui n’en découlait pas50. Cette distinction, conforme à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme, permet d’assurer la protec-tion initialement créée pour la famille traditionnelle à d’autres formes de rela-tions familiales.

La liberté de se marier n’est toutefois pas absolue, elle l’est seulement dans les limites reconnues par la législation51 ; cela est également le cas pour la liberté de divorcer.

De la formulation du Préambule de la Constitution de 1946, on peut tirer, en plus du soutien de la famille (en combinant les alinéas 10 et 11), une série de droits (sociaux), subordonnés comme tels à une série de conditions52, et un autre type de droit (de libertés) qui connaît également une série de limitations. Le Conseil d’État puis le Conseil constitutionnel ont établi que le droit de mener une vie familiale normale* fi gure parmi les conditions nécessaires au développement de la famille*53, se rapprochant ainsi de l’article 8 de la Convention tel qu’il a été précisé dans les affaires Marcks54 et Johnston55.

Le Conseil d’État, statuant en matière de rapprochement familial, a affi rmé, sur la base des principes généraux de droit, et notamment du Préambule de la Consti-tution de 1946, que les étrangers résidant en France ont, comme les nationaux, le droit de mener une vie familiale normale*56. Le Conseil constitutionnel, rappelant également le Préambule, a attribué une pleine valeur constitutionnelle au droit à une vie familiale normale, reconnu par le Conseil d’État, en le plaçant à côté de la liberté de se marier comme une expression de la liberté individuelle57. Identi-fi ée comme un espace de liberté concernant la vie concrète des personnes, la vie familiale n’entraîne pas le droit d’obtenir une reconnaissance juridique du lien qui

50. Décisions nos 93-324 DC et 2003-484 DC ; l’impossibilité de justifier la régularité de son propre séjour ne peut être suffisant à empêcher le mariage (déc. n° 99-419), l’institutionnalisation d’une forme de concubinage différente du mariage ne viole pas la protection de la famille reconnue par le Préambule (et cela parce que le PACS est différent du mariage et ne crée pas une famille ou parce que la protection constitutionnelle concerne aussi la famille naturelle et le PACS est comme le mariage), décisions nos 93-325 DC et 2003-484 DC.51. La reconnaissance de la liberté de se marier comme liberté personnelle bénéficie à chacun, quelle que soit son orientation sexuelle, mais ne permet pas d’exclure les conditions légales établies pas le mariage dont la différence des sexes n’est qu’une parmi d’autres (Cons. const. 6 oct. 2010, n° 2010-39 QPC). Le Conseil affirme la conformité à la Constitution du mariage entre individus de sexe différent, mais ne va pas au-delà en répétant que la question est de la compétence du législateur car le mariage « a des connotations sociales et culturelles profondément enracinées qui peuvent différer largement d’une société à l’autre ».52. Décision n° 97-393 DC.53. CE 8 déc. 1978, GISTI (annexe).54. Avec la décision Marcks, en mettant en cause le traitement différent entre enfants légitimes et naturels, a considéré que la vie familiale à protéger devait aller au-delà de celle reconnue par le droit, pour toucher aussi les liens de fait (une vérification par rapport aux enfants d’inceste, mais pas si le droit de succession limite la succession nécessaire).55. CEDH 18 déc. 1986, Johnston c. Irlande.56. CE 8 déc. 1978, GISTI (annexe).57. Décision n° 93-325 DC ; décision n° 96-377 DC ; décision n° 03-484 DC.

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les unit58 et n’empêche pas – dans le droit français, comme cela a lieu dans le cadre de la Convention – de possibles interférences de la part de l’État, à condi-tion qu’elles soient nécessaires pour satisfaire aux exigences publiques de même niveau constitutionnel (comme l’ordre public ou la santé publique), mais toujours dans les limites étroites exigées par une société démocratique*59.

La famille de son côté exige une communauté de vie qui implique une vie de couple* allant au-delà de la simple cohabitation et de la communauté d’intérêts, mais dont les frontières n’ont pas encore été clairement défi nies60.

Le Conseil a aussi précisé, toujours en suivant la Cour de Strasbourg dans l’affaire Marcks, que la vie familiale protégée est celle qui est « normale », c’est-à-dire que « les conditions d’une vie familiale sont celles qui prévalent en France* »61. À travers la normalité, il est possible de réaliser une sélection des titulaires du droit et des relations protégées. Dans ce schéma, les modèles privilégiés de la famille viennent à disparaître ; dans le même temps, en revanche, certaines modalités à travers lesquelles la vie familiale est vécue peuvent être considérées clairement anormales, comme cela a lieu avec les affaires diffi ciles de familles polygames.

Le standard de la normalité est fl exible. Comme tel, il permet de maintenir un lien avec la société dans laquelle la famille évolue, mais en même temps d’en contrôler l’expansion de manière à assurer la protection des familles que l’on estime nécessaires et pertinentes pour l’institution étatique, et de concilier – à ce niveau également – la protection de la liberté individuelle avec les fi ns que l’État poursuit lui-même en protégeant de la famille62.

La vie familiale se rapproche de la vie privée à laquelle, en tant qu’expression de comportements et de choix existentiels (quand ils ont lieu à l’intérieur du cadre familial), elle se superpose parfois63. La vie familiale comporte certainement un

58. La décision n° 2010-39 DC exclut le droit d’adopter pour le concubin qui habite avec la mère ou le père.59. Ceci se vérifie clairement en matière d’immigration. Dans ce cas, toutefois, puisque la question de l’ordre public entre en jeu, la famille normale est strictement restreinte à la famille légitime (à l’ex-clusion des divorcés, des concubins, des majeurs, des collatéraux et des descendants). Malgré de telles restrictions, le droit au regroupement familial reste, selon le Conseil constitutionnel, un droit fonda-mental que la loi ne peut anéantir et vider de son contenu. Il est impossible d’ignorer la différence qui se crée entre citoyens et étrangers et, parmi ces derniers, selon qu’ils soient ou non marié à un citoyen de l’Union européenne.Du reste, en France aussi a été reconnue la possibilité de faire valoir directement l’article 8 de la Convention. Bien évidemment, comme la savent les spécialistes de droit comparé, la même règle peut produire des résultats différents. On peut citer à cet égard l’interprétation différente de la condi-tion tenant au respect de l’ordre public dans l’affaire Beldjoud : si pour le Conseil d’État, l’expulsion de l’étranger est toujours justifiée quand il a été condamné par la Cour, ce n’est au contraire que dans des circonstances particulières qu’il est nécessaire d’opérer une vérification plus rigoureuse qui permette à l’ordre public de prévaloir sur la vie familiale.60. La décision n° 99-419 DC affirme encore une fois que le PACS ne peut être conclus entre personnes dont une est déjà liée par un rapport matrimonial ou par un autre PACS.61. Décision n° 93-325 DC.62. E. Millard, Famille et droit publique, reconstruit le rapport famille-État dans une perspective de continuité fonctionnelle.63. M.-T. Meulders-Klein, « Vie privée… », RIDC 1992, p. 767.

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surplus dans sa dimension publique, celle-ci étant reconnue de manière visible par le groupe, constituant une entité collective, car il s’agit d’une vie en commun devant être respectée par les tiers et par l’État lui-même.

§ 3 La diffusion en Europe des modèles fondés sur la liberté individuelle

En réalité, le modèle individualiste est partout en expansion, mais il est main-tenant inséré dans un cadre plus complexe où domine une position pluraliste. Le droit de se marier et de fonder une famille, le respect de la vie familiale et la protec-tion de la vie privée représentent en effet des manifestations de la liberté indivi-duelle et ont toutes trouvé une grande place dans les constitutions les plus récentes.

Cette perspective désormais amplement partagée – dans le modèle allemand, le mariage et la famille ont été distingués par l’article 6 – refl ète surtout l’évolu-tion de la Convention européenne et de la jurisprudence de la Cour, dans laquelle le mariage perd de plus en plus son rôle exclusif pour la fondation d’une famille.

Les cours ont maintenu un lien direct ou indirect avec le cadre européen, en donnant lieu à un paramètre constitutionnel « élargi » – construit à travers la synthèse et l’intégration entre différentes sphères normatives (étatiques et supranationales) qui peuvent être superposées partiellement sans pour autant coïncider –, sans toutefois exclure la possibilité de tenir compte des exigences nationales spécifi ques64.

La reconnaissance d’une marge d’appréciation* pour chaque État permet la défi -nition d’une notion de famille qui satisfait les différentes expériences nationales65, sans pour autant changer totalement les droits prévus par la Convention. La juris-prudence européenne semble alors chercher un dialogue avec les différentes insti-tutions nationales, en visant un équilibre entre le droit interne de chaque État et l’ensemble constitué par les droits des autres États. Dans une telle perspective, la Cour, plutôt que d’imposer des solutions uniformes, cherche à persuader les insti-tutions nationales de réduire leurs divergences de manière graduelle, en encadrant l’action du législateur national dans des valeurs européennes fortement partagées.

Désormais, les nouvelles constitutions semblent toutes s’aligner sur le modèle européen. Les expériences constitutionnelles espagnole et portugaise, grâce auxquelles la transition de régimes autoritaires vers un nouvel ordre démocratique

64. Cela a lieu très souvent dans le cadre de la politique d’immigration, V. Bascherini, op. cit.65. Reste sujette à discussion la compatibilité de certaines modalités de concubinage avec la possibi-lité de s’occuper des enfants, comme cela arrive pour les concubins homosexuels auxquels est refusée la possibilité d’exercer leurs droits parentaux sur les enfants en cas de divorce ou le droit d’adopter. Récemment, toutefois, la Cour a considéré que refuser la garde du mineur au père à cause de son homosexualité est en conflit avec les articles 8 et 14 de la Convention, dans lesquels l’orientation sexuelle peut être comprise, bien qu’elle ne soit pas expressément citée (Salguero c. Portugal et main-tenant E.B. c. France).

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a été rendue possible, ont été, en effet, largement imitées en Europe de l’Est et en Amérique latine. Ces régions ont elles aussi éprouvé le besoin de transformer des régimes autoritaires en démocraties pluralistes (Argentine, Chili, Brésil) ou de moderniser le système démocratique (Colombie et Venezuela). Ces textes offrent, en effet, un exemple d’un constitutionnalisme fi n de siècle* facilement importable grâce à la similitude culturelle qui lie encore ces régions à la vieille Europe.

Dans ces sociétés, la nécessité d’assurer l’unité du nouvel ordre démocra-tique conduit à souligner le rôle de la famille comme fondement de l’État, et ainsi à laisser à ses institutions fondatrices un rôle qui, ailleurs, relèverait de la législation infra-constitutionnelle66. En même temps, les constituants accordent de plus en plus d’attention aux changements sociaux, qui sont le signe d’une époque nouvelle, marquée par des tendances très générales, pour accepter une diversité plus grande dans la formation des ménages ; la multiplicité des modèles est expressément reconnue par les constitutions qui donnent une défi nition de la famille très large, comme la Constitution suisse, qui défi nit les familles comme des « communautés d’adultes et d’enfants* » (art. 41) ou la Constitution brésilienne, qui prend en compte tant l’union stable entre homme et femme que les unions composées « par l’un quelconque des parents et ses descendants* » à l’intérieur des « entités familiales » protégées par la Constitution (art. 226).

La reconnaissance de la famille est presque toujours présente (envers l’exté-rieur), en tant que foyer qui mérite une protection non seulement juridique, mais aussi économique et sociale, de la part des pouvoirs publics, de façon à promou-voir et soutenir les liens de solidarité que ses composantes peuvent assumer (en son sein). La référence est faite au droit de fonder une famille qui, en combinaison avec une telle protection, peut aller bien au-delà du droit d’être libre ; elle peut se référer à une pluralité et à une diversité des relations familiales.

Dans la perspective des droits sociaux dont la réalisation est demandée à l’État, la famille placée sous la protection de l’État n’est pas seulement la famille légi-time ; au contraire, la protection est parfois reconnue aux individus en fonction de leurs rôles et de leurs identités. Plusieurs constitutions contemporaines ont trans-formé en exigence de niveau constitutionnel la protection de la maternité et de l’enfance, de la maternité et de la paternité ou de la qualité de parent, mère, père et enfant.

Le cadre qui en ressort forme ainsi un ensemble cohérent avec celui de la Charte des droits qui constitue, à ce titre, une nouvelle étape vers l’émergence d’un modèle européen. En effet, la formulation de l’article 9 de la Charte, selon lequel « le droit de se marier et le droit de constituer une famille sont garantis selon les lois nationales qui en régissent l’exercice », ne contient pas seulement une confi rmation ultérieure de l’autonomie des législateurs nationaux, mais il est possible d’y voir aussi une évolution plus signifi cative par rapport au modèle de la Convention européenne.

66. Cela montre la nécessité d’un guide pour structurer un nouveau droit de la famille dans un nouveau Code civil à venir.

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La Cour de Strasbourg, en partant de la formulation de l’article 12 qui recon-naît « aux hommes et aux femmes ayant l’âge adapté le droit de se marier et de fonder une famille », a toujours créé un lien étroit entre les deux droits. Dans cette perspective, il a été possible pour la Cour de faire référence dans l’article 12 au modèle traditionnel de famille, celle fondée sur l’union légi-time entre personnes de sexe différent, en confi ant à la protection du respect de la vie privée familiale de l’article 8 toutes les autres situations qui, tout en n’intégrant pas les critères traditionnels, pouvaient tout de même apparaître dignes de protection. La Cour a inclus dans la vie familiale les relations entre parents et enfants au-delà du mariage, ou constituées en l’absence de lien biolo-gique comme pour l’adoption ou la garde d’enfants, tout comme les relations qui permettent de garder le lien avec les autres membres de la famille légi-time (grands-parents et petits-enfants, frères et sœurs) et naturelle (« parenta-lité naturelle ») ; elle a inclus en revanche dans la vie privée les relations d’un autre genre, comme celles entre celui qui a eu le rôle de parent « de fait » avec les enfants de son partenaire dans les familles recomposées ou, jusqu’à il y a quelque temps, les unions homosexuelles67.

Aujourd’hui, la Charte de Nice opère deux évolutions importantes : d’une part, avec la formulation de deux institutions juridiques différentes résultant de la distinction entre le droit de se marier et celui de fonder une famille, elle confi rme la tendance vers une séparation entre mariage et famille et détruit le schéma dans lequel « se marier » et « famille » se rapportent au seul modèle légitime de mariage ; d’autre part, elle élimine toute référence à la différence de sexe des époux qui était encore présente dans l’article 12 de la Convention européenne.

Les différentes formes de concubinage s’insèrent dans un cadre de droits fonda-mentaux dans lequel dominent le principe d’égalité et de non-discrimination, qui, selon la formule de l’article 21, inclut le sexe, la race et l’origine ethnique, mais également les tendances sexuelles, et le respect du principe fondamental de la dignité humaine contenu dès l’article 1er.

Dans cette perspective, des expressions comme « se marier » et « famille » peuvent être comprises de manière différente. L’innovation, en effet, permet de subsumer sous ces termes, avec un degré d’intensité variable selon les différents

67. Si les couples homosexuels se sont vu refuser le droit au mariage, la condition des transsexuels semble être en évolution. La Cour a permis la modification de l’état civil pour tenir compte du change-ment de sexe, avec toutes les conséquences que cela comporte, en ouvrant la possibilité de se marier, bien évidemment en conformité avec la nouvelle condition sexuelle. La Cour avait, dans un premier temps, estimé que la Grande-Bretagne n’avait pas violé l’article 8, en refusant des annotations rectifi-catives en marge de l’acte de naissance (CEDH 17 oct. 1896, Rees c. Royaume-Uni) ; mais elle a par la suite reconnu une violation de l’article 8 par la France (CEDH 25 mars 1992, B. c. France). Par rapport à l’article 12, au contraire, la protection a été opposée aux législations nationales qui ne reconnais-saient pas la possibilité de rectifier le sexe dans l’acte de naissance des transsexuels, les empêchant ainsi de se marier avec des personnes du sexe opposé à celui qu’ils avaient obtenu par une interven-tion chirurgicale (CEDH 11 juill. 2002, Goodwin c. Royaume Uni ; CJCE 7 janv. 2004, K.B. National Health Service).

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ordres juridiques nationaux, une multiplicité de modèles. Ce pluralisme de modèles que l’article 9 rend légitime n’impose, dans le même temps, aucune solution aux États nationaux qui, en conformité avec l’article 22 de la même Charte, doivent continuer à « jouir du respect pour leur diversité culturelle, religieuse et linguis-tique » ; il contribue cependant à défaire la conception traditionnelle dans laquelle le mariage entre individus de sexes différents représente le seul modèle matri-monial ou, du moins, le modèle privilégié, en produisant certaines conséquences importantes.

Dans tous les cas, la légitimité constitutionnelle reconnue à des solutions diffé-rentes devrait tout d’abord mettre fi n à la tendance des juges d’un État à ne pas reconnaître les unions d’un autre type reconnues dans un autre État si elles ont eu lieu à l’étranger. Il devient, de cette manière, de plus en plus diffi cile de soutenir que le mariage entre personnes de même sexe ne rentre pas dans la catégorie « mariage » prévue par le droit international privé d’un autre État européen et d’y opposer des exceptions d’ordre public. Pour l’État qui reconnaît seulement le mariage hétérosexuel, un problème classique de « substitution » ou d’« adaptation » pourrait désormais se poser.

La Cour de Strasbourg n’a pas manqué de tenir compte de cette évolution. En revenant récemment sur la question du mariage entre personnes du même sexe, la Cour a déclaré que le texte de la Convention, tout en n’imposant pas une solu-tion prédéterminée, n’exclut pas que l’article 12 puisse être interprété de manière plus ouverte68. La question « doit en conséquence continuer à être regardée comme un de ces droits évolutifs ne faisant pas l’objet d’un consensus et où les États doivent donc jouir d’une marge d’appréciation quant au moment où seront introduites des évolutions législatives »69. En tout cas, la Cour reconnaît à la lumière de l’évolu-tion qui a eu lieu dans de nombreux États européens que la relation entre deux personnes de même sexe peut être considérée et protégée comme une forme de vie familiale70.

68. CEDH 24 juin 2010, Schalk et Kopf c. Autriche, de manière différente dans CEDH 11 juill. 2002, Goodwin c. Royaume Uni, où la Cour avait confirmé la condition de la différence de sexes pour le droit au mariage. Cela démontre la difficulté de traiter la question de la discrimination et des traits qui diffé-rencient les deux formes d’union (l’affectio, l’élément biologique génératif). C’est sur la liberté de se marier, et non pas sur la discrimination, que semble reposer la saisine du Conseil constitutionnel fran-çais : en ce sens pourtant les cours tendent à renvoyer la question au législateur (Cons. const. 2010, Cass., 13 mars 2007).69. La Cour ne peut blâmer l’État autrichien pour n’avoir reconnu aucun statut juridique aux couples homosexuels, en précisant qu’il peut s’agir d’un statut différent de celui prévu par le mariage.70. La Cour constitutionnelle italienne reconnaît maintenant aux homosexuels le droit fondamental de vivre en couple « avec la possibilité d’obtenir – dans les temps, les modalités et les limites établis par la loi – la reconnaissance juridique avec les droits et devoirs annexes » sur la base de l’article 2 de la Constitution (Cour cost. 14 avril 2010, n. 138). Dans la même décision, elle considère toute-fois non fondée la question de constitutionnalité concernant les articles 3 et 29, car les situations sont hétérogènes : le modèle de l’article 29 prend en compte le mariage hétérosexuel dans l’ar-ticle 117, les normes internationales n’impliquent pas l’équivalence totale entre le mariage et les unions homosexuelles.

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SE C T I O N 6HORS ET DANS LA FAMILLE

La constitutionnalisation de la famille opère, comme on l’a vu, à travers trois canaux principaux : la reconnaissance constitutionnelle du mariage en tant que forme d’accès principale à la famille, la protection de la vie familiale comme effet de la protection de la vie privée, la reconnaissance et la protection de certaines fonctions et conditions liées à la famille, comme le rapport de fi liation, la mater-nité, l’enfance, etc.

De ces trois canaux, les deux premiers ont été l’objet d’interprétations qui ont donné légitimité à un seul modèle dominant de famille, celui de la famille biolo-gique et nucléaire composée du couple hétérosexuel, naturellement destinée à la procréation et reconnue par le mariage. Bien qu’aujourd’hui on puisse remar-quer un mouvement d’ouverture, qui passe par la défi nition du mariage comme communion de vie de longue durée, sans que la fi nalité en soit exclusivement la procréation, et par une interprétation plus inclusive de la vie familiale (V. infra, Section 6, § 1, A et B), la famille nucléaire, hétérosexuelle et fondée sur le mariage est encore un modèle important. En effet, les statuts de ces unions contraignent toujours à opposer deux situations irréductibles l’une à l’autre : être dans ou hors de la famille (traditionnelle).

L’aspiration générale à la reconnaissance juridique et sociale de formes de coha-bitation entre personnes de même sexe – qui, ce n’est pas un hasard, prétendent aujourd’hui accéder au mariage –, ainsi que la propension, visible à différents niveaux dans les systèmes juridiques, à valoriser une idée plurielle de la famille en tant que formation sociale capable d’accueillir différentes réalités, se traduisent néanmoins par la volonté de s’inclure dans le paradigme de la famille légitime. Cela a pour conséquence de mettre en lumière un mécanisme d’inclusion/exclu-sion qui ne joue pas autour de la pluralité de modèles possibles, c’est-à-dire autour d’une notion « ouverte » de la famille comme lieu affectif, mais plutôt autour du paradigme dominant du couple hétérosexuel marié. Finalement, la multiplicité des familles et des modes de cohabitations dans la société s’organise selon une hiérarchie rigide, par rapport auquel le dilemme très idéologique entre revendica-tion d’appartenance à la famille et extériorité, se résoud lorsqu’il se ramène à un choix entre désirer une situation « supérieure », socialement et juridiquement plus valorisée, donnant des droits (être dans la famille conventionnelle) ou bien rester dans une condition jugée intrinsèquement inférieure, moins désirable – moins dignifying – sur le plan à la fois juridique et social (être en dehors de la famille conventionnelle).

De nos jours, la tendance la plus évidente visant à l’inclusion dans la famille légi-time est représentée par la revendication du mariage entre personnes de même sexe. Mais quel est son impact sur les développements du droit de la famille ? Quels sont ses effets sur le modèle traditionnel de famille dominant encore

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aujourd’hui, fondé sur le mariage (hétérosexuel) ? Et quels sont les effets sur le modèle spécifi que des unions homosexuelles ? En considérant que le principe – parfois à valeur constitutionnelle – de l’égalité morale et juridique des époux ne trouve pas toujours une traduction concrète sur le plan social, le mécanisme d’in-clusion des couples de même sexe dans la famille fondée sur le mariage en tant que lieu de relations hiérarchiquement ordonnées entre les sexes, peut produire un effet d’assimilation et de normalisation non désirable dans une perspective de valorisation des différences de genre et d’orientation sexuelle. À l’inverse, il peut aussi produire un effet de renforcement de l’institution du mariage tout aussi peu désirable par rapport à l’aspiration au dépassement progressif du modèle de la famille traditionnelle.

Pour citer quelques exemples, les rôles traditionnels sont aujourd’hui reproduits par les dynamiques entre famille-marché du travail et programmes de l’État-provi-dence. Ces dynamiques tendent à donner à la famille un rôle de substitution aux programmes de l’État-providence. Face à la carence de ces programmes d’assis-tance sociale pour suppléer les travailleurs dans leurs tâches domestiques, il est nécessaire de recourir à un employé (caregiver) à temps plein pour s’en occuper. En même temps, les phénomènes de précarisation du travail, dans un contexte d’accès à l’assistance de l’État, liée généralement à un travail à durée indéter-minée et à temps plein, renforcent à leur tour le stéréotype de l’homme bread-winner et de la femme au foyer. Au sein de la famille nucléaire et hétérosexuelle, l’inégalité entre les genres est donc un phénomène persistant, avec une intensité différente selon la classe sociale et la composition raciale de la famille.

Tel est donc le cadre dans lequel s’insère la revendication de l’accès au mariage de la part du mouvement gay et lesbien (ou LGBT). Mais le mariage est-il vrai-ment le seul horizon sur la voie de la libération et de l’égale dignité sociale des homosexuels ?

Avant que ne se produise une convergence signifi cative des mouvements LGBT autour de la revendication de l’accès au mariage, la question de la reconnais-sance juridique et sociale des couples de même sexe a été le moteur de deux phénomènes qui ont conduit à de fortes innovations dans la famille : l’introduction dans plusieurs législations occidentales de formes de réglementation des couples non fondées sur le mariage et la diffusion et l’usage « créatif » des techniques de procréation médicalement assistée.

Dans le premier cas, on sait que certaines formes de reconnaissance des unions, comme le PACS, ont donné lieu à une diversifi cation des régimes familiaux, qui, bien qu’elles résultent de pressions politiques exercées par les mouvements gays, ont été utilisés aussi par les couples hétérosexuels qui auraient pu bénéfi cier de l’accès au mariage.

Concernant le second phénomène, les innovations biotechnologiques dans le champ de la reproduction ont contribué à produire une variété de nouvelles formes d’organisation familiale et ont ainsi remis en cause les critères de la famille traditionnelle, la bi-parentalité, l’hétérosexualité, et la conception nucléaire de la famille. Les situations familiales qui en dérivent sont rendues possibles par les

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biotechnologies, mais trouvent un support juridique dans des accords qui ont valeur de contrat.

C’est ainsi que l’innovation qui a lieu dans la famille en raison de ces deux phénomènes s’accompagne de l’affi rmation d’un paradigme juridique potentiel-lement étranger à la façon traditionnelle de concevoir la famille, c’est-à-dire au contrat.

Récemment, toutefois, un courant doctrinaire « contractualiste » a pris de l’im-portance en insistant sur le contrat (et sur l’abolition parallèle du mariage) pour instituer plus d’égalité au sein de la famille, notamment en relation au genre et à l’orientation sexuelle.

Il arrive cependant que ceux qui demandent la reconnaissance du mariage homosexuel s’écartent de la première perspective et créent une rupture par rapport à la seconde dynamique. En effet, ils ne sont pas intéressés à éliminer la structure inégalitaire de la famille fondée sur le mariage en favorisant sa transfor-mation dans un sens progressiste ; ils souhaitent tout simplement y accéder, peu importe le prix symbolique à payer ; ils réclament le mariage en tant que source de statut, en interrompant ainsi le chemin entrepris par le droit de la famille, et non sans diffi culté, vers la reconnaissance d’un statut contractuel.

Si l’on prend, en revanche, en considération deux arguments fondamentaux utilisés par les tribunaux pour admettre le mariage homosexuel (V. infra, Section 6, § 1), le principe d’égalité et le respect de la dignité humaine, on peut mieux saisir la portée politique qu’a le mariage homosexuel au niveau des principes juridiques plus encore que pour l’évolution de la société.

L’égalité peut se jouer sur deux plans : celui de l’accès au mariage et celui des bénéfi ces que le mariage réserve à ceux qui y ont accès. À cet égard, la recon-naissance du mariage se révèle être un instrument essentiellement redistributif. Mais alors, il rend possible un deuxième mouvement d’ouverture : si la réalisa-tion de l’égalité s’obtient à travers l’accès aux bénéfi ces juridiques, économiques et sociaux qui sont liés au mariage, comment est-il possible de ne pas formuler la question de l’égalité pour ceux qui vivent dans un ménage polygame ? Il est évident que nous restons ainsi enfermés dans la logique du statut, mais il est tout aussi évident que les critères du modèle dominant de la famille tendent à s’effondrer.

L’appel à la dignité semble, en revanche, résulter d’une adhésion pure et simple au mariage comme statut, abstraction faite de son contenu et de ses effets distri-butifs. Ce qui est dignifying c’est d’être dans la famille conventionnelle ; mais si l’on adopte ce point de vue, on ne peut éviter de lier l’accès au mariage et l’adhé-sion aux valeurs dominantes qui y sont ancrées. Dès lors, le mariage homosexuel cesse d’être une force de transformation et devient l’occasion de consolider un modèle de famille fermé et non inclusif.

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§ 1 Mariage et hétérosexualité

L’accès au mariage pour les couples de même sexe doit sans doute être consi-déré comme le phénomène le plus intéressant de ceux qui ont affecté la famille pendant la dernière décennie. Cependant, tout en admettant qu’il s’agit d’un phéno-mène important et appelé à se développer, mais en même fortement freiné dans plusieurs systèmes juridiques occidentaux, on peut tout de même distinguer, du point de vue du droit comparé, entre les systèmes juridiques dans lesquels l’intro-duction du mariage homosexuel a été décidée et introduite par la voie législative et ceux dans lesquels il s’est implanté sous l’impulsion des cours suprêmes, qui en ont affi rmé la légitimité en se fondant sur une argumentation tirée de la constitution. Il importe de préciser dès maintenant que le premier groupe comprend principale-ment les États européens, au point que aussi bien les cours nationales que les cours européennes de Strasbourg et de Luxembourg, lorsqu’elles ont été saisies, n’ont pas manqué de déclarer que c’est au législateur national qu’il appartient de défi nir la notion juridique de mariage. Par contre, dans certains systèmes, notamment ceux de common law, ce sont les cours suprêmes qui ont été les auteurs du changement en utilisant des arguments de policy et des arguments plus proprement juridiques.

« Le mariage doit essentiellement être compris comme un engagement exclusif et permanent que les époux prennent l’un envers l’autre, et non pas comme une institution ayant pour fi n la procréation ». Il constitue un outil formidable de construction sociale : « il est central dans l’identifi cation des individus par l’ordre juridique, c’est un moyen de distribution de la propriété, d’entretien et de soin de mineurs et d’adultes, c’est un instrument permettant de recueillir des données démographiques et épidémiologiques importantes ». « À ceux qui se marient, le mariage procure de grands avantages personnels et sociaux… Il favorise la créa-tion d’un nouveau style de vie, mais sans en produire un qui soit prédéterminé ; il promeut une vie commune harmonieuse, mais pas une croyance politique ; il favo-rise la sincérité réciproque entre les conjoints, mais pas un projet social… déter-miné ». Du mariage, en outre, dérivent des droits et bénéfi ces particuliers pour les époux, qui ne sont pas garantis autrement par l’ordre juridique, et qui touchent quasiment tous les aspects de la vie et de la mort : des avantages fi scaux, des prestations de sécurité sociale et d’assurances de différents types, la soumission à un régime particulier d’achat des biens, le droit à des pensions alimentaires, en cas de divorce, le droit à la division des biens achetés pendant le mariage, les droits de succession pour le conjoint survivant et les enfants, le droit à la répara-tion du dommage causé par la mort du conjoint, etc.

A. Les arguments constitutionnels en faveur du mariage homosexuel

Si tout cela est vrai, la liberté de se marier représente un véritable droit fonda-mental de la personne, dont la liberté de choisir le conjoint constitue une compo-sante essentielle. Quand une organisation sociale donnée fait du mariage un outil

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et une condition nécessaires pour obtenir une position donnée dans la société et jouir de certains droits, le choix de se marier ou non et le choix du conjoint constituent un moment central de l’autodétermination et de la construction libre de la sphère privée individuelle. Aussi, l’interdiction de l’accès au mariage sur la base de la simple orientation sexuelle des personnes constitue-t-elle une violation irraisonnable du principe d’égalité et du « due process of law » : c’est sur le fonde-ment d’arguments de ce type que la Cour suprême du Massachusetts a tranché en novembre 2003 en faveur de huit couples homosexuels et a déclaré qu’était inconstitutionnelle la loi de l’État relative à la délivrance des licences de mariage, ce qui avait pour effet d’étendre l’institution du mariage aux couples de même sexe. L’État du Massachusetts suivait ainsi l’exemple de la Hollande, de la Belgique, d’Hawaii et des provinces canadiennes du Québec et de l’Ontario.

Selon la Cour, les principes constitutionnels interdisent au législateur d’ex-clure du mariage des catégories entières de sujets, c’est-à-dire d’imposer un certain mode de vie au moyen des règles du mariage. Une législation qui défi nit le mariage comme hétérosexuel ou ayant nécessairement pour fi n la procréation est par conséquent discriminatoire intrinsèquement et d’une manière intolérable, donc illégitime.

Ce n’est par ailleurs pas un hasard si cette décision a suivi de quelques mois une décision historique de la Cour suprême des États-Unis, Lawrence v. Texas, qui, en modifi ant sa jurisprudence sur les relations homosexuelles, avait déclaré inconstitutionnelle une loi de l’État du Texas qui interdisait les actes sexuels entre personnes de même sexe, même dans des lieux privés, en vertu du principe que l’État ne peut s’immiscer dans les choix sexuels et les relations intimes si celles-ci ont lieu entre adultes consentants – bien que certains de ces choix aient été tradi-tionnellement désapprouvés par l’ordre juridique et la morale commune.

En rappelant cette décision, la Cour suprême du Massachusetts a affi rmé que la protection des droits fondamentaux des citoyens, en l’espèce du droit des homo-sexuels d’accéder au mariage aux mêmes conditions que les hétérosexuels, est indépendante du fait qu’une grande partie de l’opinion publique américaine consi-dère les relations homosexuelles comme immorales. Comme la Cour l’affi rme de manière explicite, les principes garantis par la Constitution ne trouvent pas leur fondement dans les valeurs partagées par la majorité de la communauté, et, partant, l’interprétation qu’on en fait ne doit pas nécessairement refl éter ces valeurs, car écrit-elle en citant l’affaire Casey (sur l’avortement), « notre rôle est de défi nir la liberté de tous, non d’imposer notre propre code moral ».

L’occasion est donc propice pour abandonner défi nitivement, dans ce champ, l’argument de la tradition, qui aujourd’hui encore est avancé par certains, par exemple en Italie (V. infra, Section 6, § 2) : dans l’affaire Goodridge, il a été décidé qu’une cour chargée d’évaluer la conformité des lois à la constitution d’un État ne doit pas, concernant la constitutionnalité des règles relatives à l’accès au mariage, s’en tenir, et encore moins se sentir liée, par le respect de la notion de mariage telle qu’elle s’est transmise historiquement dans le système de common law, c’est-à-dire par la notion traditionnelle du mariage défi ni comme l’union entre un

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homme et une femme. Par ailleurs, l’institution du mariage n’est pas restée iden-tique au cours du temps, mais a subi des modifi cations profondes, surtout aux États-Unis, où un tournant tout aussi radical a été marqué par la Cour suprême des États-Unis dans la seconde moitié des années soixante avec l’abolition de l’inter-diction des mariages entre personnes de races différentes. Dans ce cas également, une limite, qui paraissait jusque-là consubstantielle à la notion même de mariage, tel qu’il était conçu dans la tradition juridique américaine, fut dépassée. La Cour suprême du Massachusetts considère que la même attitude doit être adoptée en 2003 par rapport au paradigme de l’hétérosexualité.

En résumé, au centre de l’ouverture du mariage aux couples de même sexe se trouvent d’une part le principe constitutionnel de l’autodétermination dans une version contre-majoritaire, et d’autre part le principe d’égalité. C’est ainsi que par une interprétation évolutive on peut lire les concepts juridiques et les droits fondamentaux à la lumière de la réalité sociale modifi ée : peu de temps après, la Cour suprême du Canada et la Cour suprême de l’Afrique du Sud se prononceront dans le même sens et inciteront les législateurs nationaux à recon-naître le mariage entre personnes de même sexe. Dans les deux cas, à côté de la nécessité de ne pas « geler » les principes constitutionnels (conforme à la doctrine canadienne de l’arbre vivant), la cour souligne l’importance du carac-tère dignifying que le principe d’égalité revêt quand il est interprété, comme le font aussi bien la Cour canadienne que la Cour sud-africaine, en termes de non-discrimination.

L’exemple du Massachusetts a eté suivi en 2008 et 2009 par les cours suprêmes de la Californie, du Connecticut et de l’Iowa.

Il importe de souligner que des décisions comme Goodridge n’ont pas seule-ment pour objectif de promouvoir la condition juridique et sociale des personnes d’orientation sexuelle différente, mais aussi de valoriser le mariage en tant qu’ins-titution centrale à une organisation sociale donnée. Il n’est donc pas surprenant que, dans certains passages de l’arrêt, la Cour revendique le mérite de défendre et de promouvoir le mariage quand elle décide d’en permettre l’accès aux familles homosexuelles : « le mariage – peut-on lire en introduction – est une institution sociale d’importance vitale ; l’engagement exclusif réciproque pris par les époux nourrit l’amour et la solidarité, en favorisant de cette manière la stabilité globale de la société ». Face à la crise que traverse le mariage, surtout dans la société américaine, la question des droits des lesbiennes et des gays devient l’occasion d’un retour de l’institution à sa conception la plus classique, celle du mariage comme source d’un statut.

En revanche, il ne faut pas oublier que, dans des systèmes juridiques comme celui du Canada ou de certains États américains, la distance entre l’accès au mariage et la notion juridique de famille en vigueur avant l’introduction du mariage homo-sexuel était déjà grande, au point d’encourager à penser que des décisions comme celle de la Cour suprême du Massachusetts constituent des résultats « naturels » ou du moins prévisibles d’une transformation commencée bien avant, avec des chan-gements juridiques signifi catifs même si moins visibles.

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En effet, si l’accès des homosexuels au mariage a provoqué des réactions d’in-quiétude de la part du gouvernement fédéral lui-même (V. DOMA), on ne peut pas dire la même chose pour d’autres aspects du droit de la famille qui ne sont pas moins importants, comme l’adoption de mineurs de la part de couples homo-sexuels, la validité des accords de maternité de substitution ou l’accès à la fécon-dation médicalement assistée pour les femmes célibataires. Comme il est souligné dans Goodridge, l’ordre juridique encourage l’accueil de mineurs dans la famille sans rapport avec l’état civil du parent potentiel – qui peut être marié ou pas, en couple ou célibataire – ou son orientation sexuelle, qu’il soit hétérosexuel, homo-sexuel ou bisexuel. Dans de nombreuses décisions, les cours de plusieurs États américains et des provinces canadiennes ont reconnu aux homosexuels le droit d’adopter l’enfant biologique de leur partenaire, selon le modèle de la « step parent adoption ». Un couple lesbien peut réaliser son projet procréatif par l’insémina-tion artifi cielle de l’une des partenaires et l’abandon par le donneur de sperme de tout droit de parenté sur le nouveau-né. Un homme peut recourir à une mère porteuse (éventuellement autre que la donneuse d’ovocyte) pour concevoir un enfant et laisser son partenaire homosexuel demander la « step parent adoption » ; cette requête sera normalement acceptée par la cour si cela répond à l’intérêt de l’enfant.

Est ainsi apparue une constellation extrêmement variée de liens familiaux reconnus par le droit ; le droit de la famille en ressort comme un système authen-tiquement pluraliste, en dépit des tentatives de réaffi rmer le modèle plus tradi-tionnel de la common law. En ce sens, l’application qu’a reçue dans ce contexte un autre principe de niveau constitutionnel, la clause de l’intérêt de l’enfant, a été décisive : elle n’a pas servi ici à cristalliser la famille autour des a priori de la bigénitorialité et de l’hétérosexualité des parents, mais a au contraire été utilisée de manière très pragmatique, en considération des liens affectifs effectivement établis entre adultes et mineurs. Le régime juridique de la famille a ainsi été ouvert à un pluralisme réel qui dans un premier temps se manifestait sous la forme de la protection de la vie familiale (family privacy) et plus tard seulement sous celle de l’accès au mariage.

Ce cheminement ressort clairement dans la motivation de la Cour suprême du Massachusetts, où la conformité du mariage homosexuel à la Constitution est directement liée à l’objectif ultérieur de protéger les droits fondamentaux et le principe d’égalité pour les enfants : si le mariage marque l’accès à une série de bénéfi ces fi scaux, de prestations de sécurité sociale, d’assurance, et, par là, à une plus grande stabilité et une meilleure sécurité économique pour les époux et pour tous les membres de la famille, refuser aux couples homosexuels la possibi-lité de se marier équivaut à distinguer de manière déraisonnable les enfants nés de couples hétérosexuels qui peuvent jouir de ces bénéfi ces, et les enfants des couples homosexuels qui resteraient exclus des garanties économiques liées au mariage des parents.

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B. La situation dans les États européens et la jurisprudence de la CEDH

La Hollande, la Belgique, l’Espagne, la Norvège, la Suède, le Portugal et l’Islande ont introduit dans leur ordre juridique le mariage entre personnes de même sexe. D’autre États comme le Danemark, la Finlande, la Hongrie, la France, le Royaume-Uni, l’Autriche et l’Irlande, prévoient des formes de reconnaissance juridique diffé-rentes du mariage pour les couples homosexuels.

Certaines cours constitutionnelles nationales ont été saisies de la question du rapport entre principes constitutionnels et mariage entre personnes de même sexe. Par-delà la diversité des questions traitées, – il s’agit de recours visant à faire déclarer dans certains cas l’inconstitutionnalité du mariage homosexuel, dans d’autres cas au contraire, l’inconstitutionnalité de l’interdiction du mariage des homosexuels – une tendance homogène se dégage globalement de l’attitude des cours européennes : plutôt que d’employer des arguments constitutionnels pour affi rmer la constitutionnalité ou l’inconstitutionnalité du mariage homosexuel, elles renvoient au pouvoir discrétionnaire du législateur ordinaire pour défi nir la notion juridique de mariage.

La jurisprudence du Conseil constitutionnel français est conforme à ce schéma. Saisi d’une question de constitutionnalité du second type, il affi rme l’entière compétence du législateur pour déterminer l’opportunité de maintenir un régime juridique qui distingue entre couples hétérosexuels et couples homosexuels et la légitimité d’une telle distinction à la lumière du principe d’égalité proclamé par l’article 6 de la Déclaration de droits de l’homme et du citoyen de 1789 ; il précise que le droit à une vie familiale normale, qu’on peut déduire du préambule de la Constitution de 1946, n’implique pas nécessairement le droit de se marier. La Cour constitutionnelle portugaise ne se comporte pas différemment : en affi rmant la constitutionnalité de la modifi cation du Code civil dans un sens favorable aux couples de même sexe, elle observe que les constituants n’avaient certainement pas en tête le mariage homosexuel ; néanmoins, aucune interdiction en ce sens ne peut être déduite de la Constitution, qui laisse au contraire place à l’évolution du mariage et donc au pouvoir discrétionnaire du législateur ordinaire à ce propos. Celui-ci peut choisir de privilégier la signifi cation symbolique du mariage en lui attribuant une fi n anti-discriminatoire.

Par la controverse qu’elle a provoquée chez les constitutionnalistes, la décision récente de la Cour constitutionnelle italienne mérite d’être mentionnée, surtout parce qu’elle arrive à un moment où la discussion publique sur les droits des personnes LGBT en Italie est totalement bloquée. Saisie pour la première fois de la question de constitutionnalité de la législation qui écarte les couples homosexuels de l’accès au mariage civil, la Cour renonce à se faire la promotrice du change-ment. Elle affi rme qu’il n’est pas possible, par la seule interprétation jurispruden-tielle, de réaliser une reconnaissance juridique des unions homosexuelles ; bien qu’elles méritent une protection, celle-ci nécessite l’intervention du législateur. Il n’est pas non plus possible d’étendre à ces unions la notion constitutionnelle de

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mariage, car, dans l’intention originaire des constituants, seul était visé le couple formé par un homme et une femme.

On constate une tendance semblable dans les jurisprudences respectives de la Cour européenne des droits de l’homme et de la Cour de justice de l’Union européenne. Jusqu’à une date récente, ces deux juridictions avaient constamment employé une notion étroite de famille, liée au modèle de la famille nucléaire, fondée sur le mariage et l’identité biologique. Ces jurisprudences tenaient à une conception selon laquelle la famille est un objet réservé à la politique nationale. Aussi, les cours mettent-elles en œuvre une logique du plus petit dénominateur commun, sur la base de laquelle les États membres ne peuvent être obligés à garantir un statut et un régime juridique qu’ils ne voudraient pas reconnaître.

En différentes occasions, la Cour de justice a refusé d’adopter une conception de la famille dont l’ambiguïté ressort de la complexité des législations nationales et des choix de politique juridique qu’elles traduisent. Jusqu’à une date assez récente, les couples homosexuels en particulier ont été exclus de cette notion de famille, aussi bien dans la lecture que la Cour de justice fait des dispositions rela-tives à la liberté de circulation et dans la façon d’entendre le concept de vie fami-liale protégé par l’article 8 de la Conv. EDH.

Récemment, la Cour de justice semble avoir opéré un revirement de jurispru-dence et, dans l’affaire Tadao Maruko v. VddB, a reconnu le droit pour le parte-naire d’une union homosexuelle à la pension de réversion. Jusqu’à une affaire récente, où elle devait décider d’une possible analogie entre une « registered partnership » (suédoise) et l’institution du mariage, la Cour considérait l’union matrimoniale comme le fondement exclusif de la famille légitime dans la grande majorité des États européens, et refusait aux partenaires, même s’ils étaient juri-diquement reconnus dans leur État d’origine, le bénéfi ce d’un statut équivalent à celui d’époux prévu par le Statut du personnel de la Communauté européenne. L’argument central dans le raisonnement des juges, toujours selon la logique du plus petit dénominateur commun et dans le respect de la souveraineté étatique en la matière, tient à ce que le mariage, selon la défi nition généralement acceptée par les États membres, signifi e union de deux personnes de sexes différents. Il n’était donc pas possible de trouver dans la jurisprudence de la Cour de justice une véri-table ouverture en faveur du mariage entre personnes de même sexe.

La Cour de Strasbourg se place sur le terrain du compromis. L’entrée en vigueur du traité de Lisbonne et la qualité de source supérieure reconnue par conséquent à la Charte des droits ont conduit la CEDH à relire l’article 8 de la Convention à la lumière des avancées que l’article 9 de la Charte de Nice a rendu possibles par rapport au modèle plus traditionnel de famille, tel qu’il se refl ète dans la formula-tion de l’article 12 de la Conv. EDH : en particulier, l’articulation du droit d’accès à l’institution « famille » à travers la garantie de deux droits différents, celui de se marier et celui de fonder une famille, d’une part, et l’élimination progressive de la référence explicite à l’hétérosexualité du mariage, d’autre part. Dans une affaire récente, qui a fait l’objet de l’attention de la doctrine européenne, la Cour de Strasbourg a effectué un pas important en faveur des couples de même sexe,

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en admettant que leurs unions entrent dans le cadre de la protection de la « vie familiale », alors que jusqu’alors elles avaient été considérées exclusivement sous la rubrique « vie privée ».

Toutefois, ce mouvement d’ouverture n’a qu’une une portée limitée. En effet, si, d’une part, la Cour admet explicitement que la distinction antérieure entre unions hétérosexuelles et unions homosexuelles visant à protéger la sphère fami-liale doit être considérée comme artifi cielle, elle continue, d’autre part, à adhérer à la logique du plus petit dénominateur commun, dans la mesure où elle affi rme que la Convention n’impose pas l’égal accès au mariage pour les couples de même sexe et que, en l’absence d’un consensus général sur ce point, (c’est-à-dire d’une convergence générale des législations des États adhérents au Conseil de l’Europe) la décision doit relever des seules autorités nationales. Ainsi, la Cour de Strasbourg, comme les cours constitutionnelles nationales, renonce à examiner la question du mariage homosexuel à la lumière des principes constitutionnels de l’égalité, de la dignité, de la liberté d’autodétermination, et renvoie prudemment à la compétence du législateur national.

§ 2 Famille et monogamie

Le coup donné par la reconnaissance du mariage homosexuel au paradigme de l’hétérosexualité comme caractère originaire et essentiel du mariage est tel qu’il provoque, selon certains observateurs, un effet domino qui peut également mettre en discussion le couple en tant qu’élément inéliminable de l’union. Dans les États dont l’ordre juridique est loin d’accorder l’accès au mariage pour les couples homo-sexuels, comme l’Italie, le dépassement de l’hétérosexualité est perçu comme une atteinte grave à la survie du mariage en tant qu’institution juridique à la base de la famille légitime. Pour échapper à cette éventualité, on soutient que la substance du mariage, surtout quand celui-ci est constitutionnalisé, n’est pas modifi able par le législateur dans la mesure où ce modèle est partagé et enraciné dans la tradition sociale. De plus, la reconnaissance constitutionnelle du mariage devrait dériver du rapport nécessaire et réciproque entre mariage et famille ; aussi, selon la consti-tution, on ne devrait parler de famille que lorsqu’elle est fondée sur le mariage, les autres formes « para-familiales » devant être reléguées dans la grande catégorie des formations sociales en même temps que les associations, par exemple. L’es-sence du mariage étant indisponible et l’idée de famille ne pouvant être étendue à volonté, il s’ensuit qu’une union para-familiale ne peut avoir accès au mariage et se transformer en famille. En substance, la famille ne pourrait pas se réduire à un choix opéré par le droit positif (contingent), « autrement, non seulement le sexe mais aussi le nombre des conjoints pourraient être considérés comme indif-férents ». Même si ce discours tend volontairement au paradoxe, l’horror vacui qui en ressort montre bien qu’il existe une possibilité très concrète : à savoir que, sous différentes impulsions, qui peuvent aller de l’évolution des mœurs et

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de l’affi rmation d’une culture queer aux migrations et à l’importation de modèles multiculturels de famille qui ne correspondent plus aux canons de la tradition occidentale, la conception classique de la famille et l’idée du mariage à laquelle les codes civils et les constitutions ont fait référence jusque-là volent en éclats et permettent ainsi de mettre aussi sous cette étiquette les couples homosexuels, voire des unions polygamiques et polyandriques.

Dans les pages qui suivent nous allons faire donc référence à la variété de formes et de contextes dans lesquels les unions non monogamiques tendent aujourd’hui à lancer un défi extrême à la dernière frontière de la famille de la tradition occidentale : le couple.

A. La répression de la polygamie en Europe et dans les États occidentaux

Dans tout le monde occidental, l’approche réservée à la polygamie dérive d’une tradition culturelle et juridique bien établie tendant à défendre le principe monoga-mique comme un noyau essentiel du mariage. Des raisons historiques, anthropolo-giques, philosophiques et économiques justifi eraient le traitement juridique actuel de la bigamie et de la polygamie.

Cependant, si en principe, les unions polygames sont considérées de nos jours en Europe et dans le monde occidental comme une exception, une déviance, une étrangeté par rapport au système de valeurs sociales et juridiques communes, les fl ux migratoires croissants de personnes de culture islamique poussent les juristes, notamment européens, à s’interroger sur la polygamie et ses implications. Du reste, le déclin du principe de l’indissolubilité du mariage et la généralisation de systèmes de divorce sans faute ont conduit dans le monde occidental à une première redéfi nition du caractère, pour ainsi dire, endogène du principe monoga-mique. Cette évolution permet en effet de considérer comme dépassé le principe monogamique dans sa dimension diachronique. De façon parallèle, les effets de la constitutionnalisation de la famille n’ont certes pas marqué, pour le moment, le déclin du couple comme paradigme servant de fondement à la famille, mais ils ont permis à une pluralité de formes d’union matrimoniale ou para-matrimoniale de se développer, faisant perdre au paradigme fondateur, le couple précisément, son unité intrinsèque. Ce n’est pas un hasard si une juriste française, Dominique Grillet-Ponton, a récemment identifi é, à côté du couple légitime, de plein exercice*, le couple post-conjugal*, reste du couple légitime dans l’attente du jugement de divorce ; à côté du couple par nature*, issu du standard dominant du mariage, le couple par assimilation de la loi*, encadré sur presque tout le continent européen, à l’exception de l’Italie, de l’Albanie et de quelques États d’Europe de l’Est ; les jeunes couples font de plus en plus souvent l’expérience de la cohabitation avant le mariage (couple par anticipation*), tandis que les couples d’âge plus avancé préfèrent au mariage un simple concubinage (quasi-couple*).

Actuellement, les États occidentaux et certainement tous les États de l’Union européenne répriment pénalement la bigamie, c’est-à-dire la situation dans

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laquelle une personne, homme ou femme, se trouve mariée en même temps avec deux personnes. D’ailleurs, la sanction pénale ne fait que renforcer la sanction civile, à savoir la nullité du second mariage. Par exemple, en Italie, l’article 556 du Code pénal dispose que « quiconque, lié par un mariage ayant des effets civils, en contracte un autre ayant également des effets civils, est puni par la réclusion d’un à cinq ans. Est soumis à la même peine celui qui, n’étant pas marié, contracte un mariage avec une personne liée par un mariage ayant des effets civils ». Cette sanction pénale s’ajoute à la norme prévue à l’article 86 du Code civil, selon lequel « celui qui est lié par un mariage précédent ne peut à nouveau contracter un mariage », la sanction étant la nullité de celui-là, d’après l’article 117 du Code civil.

Comme on l’a déjà dit, c’est la bigamie synchronique, et non diachronique, qui est punie : le mariage monogamique n’est plus indissoluble et il est dès lors possible de célébrer de nouvelles noces après le divorce. En outre, suite à la dépénalisation de l’adultère, au moins en Europe, l’objet de l’incrimination est la bigamie juridique ; en revanche, il n’y a pas de sanction pénale contre l’un des époux qui, au cours du mariage, entretient des relations plus ou moins stables avec d’autres partenaires sans les épouser. De la même façon, aucune sanction pénale n’est prévue contre l’homme ou la femme non marié, poursuivant une double relation affective dans ce qu’on appelle le double concubinage* ; ne sont pas non plus punissables les époux « multiples » d’un mariage religieux qui n’a pas d’effet civil. La question devient au contraire plus compliquée dans certains systèmes juridiques occidentaux – comme nous le verrons bientôt – si, à la rela-tion multiple, s’ajoute l’élément de vie commune.

Globalement, l’interdiction de l’interprétation par analogie de la norme pénale ne permet de sanctionner la violation d’un lien matrimonial monogame que lorsqu’un nouveau mariage est célébré. Ne constituent donc pas des délits les unions multiples autres que le mariage civil, comme les unions enregistrées ou les PACS, alors même que les législateurs nationaux, qui encadrent ces formes reconnues d’union non matrimoniale, frappent de la sanction civile de la nullité la participation de la même personne à une union reconnue et à un mariage ou à plusieurs unions reconnues.

La question de l’incrimination pénale de la polygamie revêt aujourd’hui un intérêt qui n’est pas anecdotique dans certaines régions nord-américaines, comme par exemple la Colombie britannique au Canada ou l’Utah aux États-Unis, où exis-tent des communautés religieuses composées de citadins autochtones, et non de migrants, qui la pratiquent de façon stable. Face à la multiplication des modèles familiaux admis dans ces mêmes systèmes juridiques, couples homosexuels en tête, l’applicabilité et la légitimité même de l’incrimination de polygamie sont mises en question, non seulement sous l’angle spécifi que de la liberté religieuse que les dispositions pénales sur la polygamie restreindraient, mais aussi plus généralement sous celui de la vocation multiculturelle et pluraliste de la société moderne globalisée à laquelle la répression de la polygamie semble porter une atteinte grave. Ce n’est pas un hasard si la question de la constitutionnalité de cette incrimination est actuellement examinée par la Cour suprême de la Colombie

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britannique, appelée à décider de la légitimité de la section 293(1) du Code pénal au regard de la Charte canadienne des droits et libertés.

Dans un contexte comme celui-ci, l’interdiction de la polygamie pourrait trouver une justifi cation plus actuelle dans l’intention de protéger les femmes, qui, dans ce type d’unions, seraient soumises à des violences et privées de leurs droits. Certains font cependant observer que qualifi er le rapport polygame comme miso-gyne sert à masquer l’inégalité consubstantielle au mariage monogamique. On affi rme généralement que, dans ces communautés, les mariages sont arrangés et imposés à de très jeunes fi lles contraintes d’épouser des hommes bien plus âgés qu’elles. Mais il apparaît aujourd’hui que les femmes qui acceptent la polygamie se marient avec l’homme qu’elles désirent quand elles ont atteint l’âge adulte. Surtout, on observe que, à côté de la polygamie, se développe une grande variété de formes conjugales : sont ainsi connus et pratiqués le mariage monogame, la simple vie en commun, les unions homosexuelles, toutes formes de relation libre-ment accessibles aux membres de la communauté, et notamment aux femmes. Il en ressort un pluralisme conjugal qui semble au contraire obscurci dans le débat public.

Du reste, une telle organisation de la vie familiale, bien loin de limiter les aspi-rations des femmes, est conçue de manière à encourager la décision de quelques épouses d’avoir une instruction et une carrière. Les sœurs-épouses se partagent les tâches, de façon que certaines restent à la maison et se consacrent aux enfants, tandis que d’autres se rendent au travail ou à l’université. Plus généralement, la gestion entière de la communauté familiale est laissée à l’initiative des femmes, tandis que le mari, souvent, n’y tient qu’un rôle marginal.

En présence de ces faits, on peut douter que la sanction pénale de la poly-gamie soit justifi ée dans de tels cas. D’autre part, une étude canadienne met en lumière que les femmes concernées ne veulent pas que le mariage polygamique soit reconnu par une loi de l’État, mais plutôt qu’on lui enlève le stigmate de la sanction pénale. La portée symbolique de l’interdiction pénale produit en tout cas des effets très négatifs sur leur égale dignité sociale.

B. Les défi s de la polyamoryLes défi s que la polygamie lance à la société et au droit occidental ne sont pas

dus seulement au contact avec des cultures traditionnelles ou « exotiques », mais proviennent du noyau même de la culture occidentale postmoderne et visent à mettre en crise l’idée de la famille comme lieu de la normalisation sexuelle.

L’hostilité envers les unions polygames, manifestée par l’opinion publique cana-dienne et américaine, est en partie expliquée par l’identifi cation avec la poly-gamie traditionnelle, fondée sur la supériorité hiérarchique supposée ou réelle de l’homme sur ses épouses. Cette position ne tient cependant pas compte de l’émer-gence d’une pratique nouvelle, ce qu’on appelle la polyamory. On désigne par ce terme une grande diversité de relations intimes entre plus de deux personnes qui fait abstraction de toute marque hiérarchique. La polyamory ou « non-monogamie

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éthique » répond, malgré la multiplicité de ses formes, à une série de principes : la connaissance de soi, la sincérité absolue, le consentement, la libre disposition de soi, la priorité accordée au sexe et à l’amour par rapport à la jalousie. Dans la « galaxie polyamory », les rapports les plus différents se rencontrent : du couple ouvert, à la triade, jusqu’aux mariages de groupe et aux familles élargies.

En Amérique du Nord, en particulier, le mouvement « poly » se développe, en prenant d’ailleurs une connotation politique, et s’organise aussi pour proposer au législateur des formes de reconnaissance juridique. Pourtant, bien que ses caractères la distinguent nettement de la polygamie traditionnelle, une atti-tude de fermeture totale s’est manifestée face à la polyamory, renforcée par un élément juridique non négligeable : la sanction pénale. Dans le droit canadien, par exemple, le Criminal Code punit la bigamie (section 290(1)) et la polygamie (section 293(1)). Si, dans le premier cas, le délit se caractérise par la simple célé-bration d’un mariage avec une personne déjà mariée et ne peut donc concerner un ménage* poly, le cas de la polygamie prend en compte un nombre plus grand de situations, non seulement la célébration du mariage mais aussi la vie commune à plusieurs, de sorte que la qualifi cation ne dépend pas de l’existence d’une rela-tion matrimoniale reconnue par la loi. Dans ce cas, les unions polyamory ne sont pas libres, mais considérées comme des délits et poursuivies par l’État.

Cela tend évidemment à renforcer la désapprobation que rencontrent les unions polyamory dans l’opinion publique dominante. Cependant, la monogamie imposée par la loi, pénalement sanctionnée, ne semble plus en mesure de soutenir les tensions liées au développement de nouvelles formes d’union. L’interdiction pénale n’est plus adaptée et nécessiterait une approche diversifi ée afi n de tenir compte de la diversité de formes et d’intérêts de la polyamory. Entretemps, on observe au Canada, une intéressante alliance entre la polygamie « postmoderne » et la poly-gamie traditionnelle, qui unissent leurs efforts en vue d’obtenir une déclaration d’inconstitutionnalité de l’interdiction pénale.

C. La polygamie d’immigrationAu cours du XIXe siècle, parallèlement à l’unifi cation du droit privé sur des bases

territoriales à travers la codifi cation et la réglementation rigoureuse de l’acqui-sition et de la perte de la citoyenneté, on fait de la citoyenneté elle-même un critère pour identifi er le statut personnel auquel les individus seraient soumis, c’est-à-dire l’ensemble des normes juridiques applicables à la capacité (juri-dique et d’action) des personnes et aux relations interpersonnelles non patri-moniales. Ce mouvement a conduit à une « nationalisation de la famille » qui parvient aujourd’hui diffi cilement à faire face aux défi s des sociétés pluralistes et multiculturelles, comme le démontre bien le problème de la reconnaissance de la polygamie en Europe. La famille polygame est en opposition avec le modèle occidental de famille : la première reproduit le modèle du contrat, le second celui du statut ; la première est hiérarchique, le second égalitaire ; la première est reli-gieuse, le second laïque.

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Aujourd’hui, en Europe, la polygamie « d’immigration » ne peut être reconnue que par accident : les normes de droit international privé renvoient pour certains effets à la loi nationale de l’immigré de religion islamique. La casuistique jurispru-dentielle des divers États européens est donc très semblable. Pour les motifs déjà évoqués, on note une défi ance générale des États nationaux européens envers le mariage polygame du droit musulman classique, contre lequel se dressent avec une intensité variable les limites découlant de l’ordre public international et interne.

Un des problèmes les plus fréquemment rencontrés par les juges des États européens tient au regroupement familial et à la venue de la seconde ou de la troisième épouse de l’immigré musulman. À cet égard, dans le passé récent, on rencontrait une attitude généralement ouverte (exception faite de l’Italie et de l’Es-pagne) envers l’entrée et le séjour des secondes épouses de l’immigré musulman. Cette attitude est aujourd’hui contrecarrée par la directive 2003/86/CE sur le droit au regroupement familial : « l’article 4.4 permet aux États membres de refuser le regroupement d’autres conjoints d’un “résident” qui partage déjà sa vie avec un conjoint sur leur territoire ». D’autre part, on note qu’à l’attitude initiale d’ouver-ture des juges a correspondu une attitude ultérieure de fermeture de la part des législateurs.

Cependant, on ne peut nier que, pour la société européenne du troisième millé-naire, la polygamie constitue un dilemme et débouche sur une série de paradoxes. D’une part, en effet, la polygamie concerne de moins en moins les immigrés et de plus en plus les citoyens européens, puisque, au regard des premiers fl ux migra-toires, un grand nombre de citoyens européens sont aujourd’hui musulmans. Un tel changement ne peut qu’avoir des conséquences sur le concept d’ordre public interne de chaque État, qui doit tenir compte de l’évolution de la sensibilité sociale à cette question. On a observé au moins trois raisons pour redéfi nir et atténuer les effets de l’ordre public. En premier lieu, parmi les libertés fondamentales propres à la tradition juridique occidentale, la liberté religieuse devrait imposer le respect de la croyance et de l’identité d’autrui. En second lieu, la religion fait partie de l’identité personnelle, dont la protection est garantie par plusieurs droits de l’homme. Dans tous les cas, enfi n, le droit postmoderne de la famille favorise la pluralité de « styles de vie ».

Dans le cas de la polygamie islamique, du reste, il est clair que les valeurs et les principes que la tradition occidentale a constitutionnellement garantis sont brandis pour défendre la culture dominante « autochtone ». La culture des droits de l’homme propre à la tradition juridique occidentale manifeste alors une certaine faiblesse ; plus exactement, dans la mesure où elle ne semble pas près de s’ou-vrir à « d’autres valeurs », elle met en œuvre tout son potentiel universalisant et impose des règles et des styles de vie, qui refusent de reconnaître aux autres identités une dignité égale à la sienne. Elle se révèle ainsi fi nalement encore loin du modèle de la « société des minorités » que les textes constitutionnels les plus récents semblent préfi gurer.

La polygamie met aussi en lumière un problème qu’on ne peut éluder et qui découle de la constitutionnalisation de la famille : la prétention de défi nir, en

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même temps que les fonctions de la famille que l’État protège et soutient, l’accès à la famille elle-même. L’histoire de ces dernières décennies – le défi lancé à l’hé-térosexualité et la consécration de plus en plus répandue du mariage homosexuel ; aujourd’hui le défi lancé par les différentes formes de polygamie – montre que le modèle familial traditionnel, monogamique, hétérosexuel, fondé sur le mariage, a atteint ses limites et qu’il est en grande partie dépassé au regard des principes constitutionnels fondamentaux, l’égalité, la dignité, l’autonomie de la personne. La constitutionnalisation des modalités d’accès à la famille introduit une tension insurmontable dans les textes constitutionnels eux-mêmes. La tendance actuelle des législateurs nationaux en faveur du pluralisme des modèles familiaux, a conduit à des changements irréversibles.

Aujourd’hui, la constitutionnalisation de la famille devrait porter de plus en plus sur le terrain des droits sociaux et de moins en moins sur celui des droits civils, où elle risque de porter une atteinte mortelle aux choix individuels et aux valeurs minoritaires ; sa fonction ne doit donc consister qu’à mettre en relation le fait de la vie en commun et les services sociaux que l’État entend garantir à ses citoyens.

SE C T I O N 7L’HARMONISATION DU DROIT DE LA FAMILLE EN EUROPE

De nos jours, la convergence des conceptions et des systèmes de droit de la famille est propice à la création de projets d’harmonisation de plusieurs types au niveau européen71. La méthode comparative choisie pour réaliser une telle entre-prise correspond clairement à une approche fonctionnaliste : elle consiste à choisir la meilleure solution, c’est-à-dire la plus progressiste, parmi celles offertes par les droits des États membres, mais dans le cadre d’un noyau commun, d’une conver-gence spontanée entre les régimes nationaux. Aussi, le travail d’harmonisation consiste-il à rédiger des règles qui accentuent la vocation progressiste de solutions législatives que l’on considère comme étant globalement semblables.

Nous ne pouvons pas ici nous arrêter davantage sur l’analyse de ces travaux ; toutefois, la comparaison des systèmes constitutionnels nous permet de mettre en évidence quelques considérations critiques. Quant à la méthode, on doit relever que les deux critères choisis dans ces travaux d’harmonisation, celui de la conver-gence entre les règles et celui de la modernité des « meilleures » règles, loin d’être « scientifi ques », se basent sur des ambiguïtés de fond pouvant conduire à de

71. Depuis 2001, un groupe d’experts (Commission on European Family Law, CEFL) travaille à la rédac-tion de principes européens du droit de la famille, tandis que les institutions communautaires avaient plutôt en vue une harmonisation qui passerait en premier lieu par le droit international privé dans le cadre des objectifs du troisième pilier (Bruxelles II en 2000, Bruxelles II bis en 2003).

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graves méprises ou à des interprétations forcées. La première ambiguïté vient de ce qu’on présuppose à tort que l’on peut facilement s’accorder sur ce qui est la règle et ce qui est l’exception dans un système donné ; la seconde résulte de l’idée que l’on peut déterminer abstraitement le caractère progressiste d’une règle, simplement en comparant les normes appartenant à différents ordres juridiques, sans en connaître les effets réels sur la redistribution des biens. C’est ici qu’appa-raît la faiblesse d’un travail qui se fonde seulement sur la spécifi cité du droit de la famille sans tenir compte des relations étroites qu’il entretient avec les autres branches du droit.

On prend aujourd’hui conscience de la pertinence de cette critique et l’on prend davantage en compte l’imbrication des normes et des principes de poli-tique qui traversent la famille, par-delà le régime juridique spécifi que auquel elle est soumise72. La privatisation des relations familiales, dont on a tant parlé en Europe et en Amérique du Nord au cours de la dernière décennie, ne représente pas seulement une conséquence secondaire du glissement progressif de la famille vers un paradigme individualiste ; elle montre que le droit commun, avec sa logique propre, a désormais fait irruption dans l’enceinte spécifi que que constitue la famille en raison de la place qu’y ont conquise le contrat pour certains aspects et la responsabilité pour faute, pour d’autres. Cela signifi e que, même à ne vouloir considérer que le domaine du droit privé, le régime juridique des relations fami-liales n’est plus seulement l’objet d’un droit spécial. C’est pourquoi, la perspective à travers laquelle on peut examiner les effets des normes juridiques prises une par une (ou, si l’on veut en juger la « modernité », le caractère « progressiste » aux fi ns de l’harmonisation) doit nécessairement être plus ample.

On se rend compte alors à quel point sont signifi catives pour la famille les conséquences résultant de lois régissant d’autres domaines, comme le droit social, le droit des faillites, le droit du travail, le droit fi scal, ou même le droit des baux, le régime de la fonction publique et le droit de l’immigration, sans évidem-ment oublier la réglementation de l’avortement et de la procréation médicale-ment assistée : tous ces domaines ont sur la famille des conséquences qui ne sont ni subreptices, ni implicites, mais au contraire explicites et directes, tant dans un sens symbolique ou performatif que dans un sens redistributif73. Il existe de nombreuses normes en dehors du droit de la famille, qui reconnaissent le statut de conjoint, de géniteur, de fi ls ou fi lle, et en étendent ainsi la portée de même qu’ils accroissent l’importance globale de la famille légitime dans le système juri-dique et social. Certaines de ces normes assimilent la situation du concubin à celle des personnes bénéfi ciant du statut familial afi n de leur appliquer les règles qui en dérivent, ce qui a pour conséquence plus générale une meilleure acceptation sociale des unions non fondées sur le mariage dans les pays qui ne prévoient pas

72. V. le numéro spécial de l’American Journal of Comparative Law (vol. 58, n° 4, automne 2010) consacré au Comparative Family Law (Critical Directions in Comparative Family Law), ainsi que M.R. Marella, « Critical Family Law », op. cit.73. J. Halley, K. Rittich, « Critical Directions in Comparative Family Law : “Genealogies and Contempo-rary Studies of Family Law Exceptionalism” », Am. J. Comp. Law., vol. 58, 2010, p. 753.

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pour elles des formes juridiques alternatives au mariage et où elles sont mépri-sées. Cela vaut aussi dans le cas opposé : les normes extérieures au droit de la famille qui donnent une valeur juridique exclusive aux situations familiales affai-blissent ensuite la situation de ceux qui vivent dans une position familiale diffé-rente du mariage.

De même, le droit au regroupement familial prévu par le droit de l’immigration est reconnu à ceux qui peuvent être identifi é par le législateur du pays d’accueil comme membre de la famille, époux, fi ls, etc., ce qui entraîne normalement une discrimination entre les modèles familiaux, pénalisant généralement ceux qui sont les plus éloignés des canons occidentaux (polygamie). On pourrait encore donner beaucoup d’autres exemples.

Globalement, les normes qui font référence aux situations familiales propres à la famille légitime conduisent les couples à choisir le mariage pour bénéfi cier d’un statut social plus désirable et pouvoir jouir de ressources ou de positions, refusées à ceux qui vivent en couple sans être mariés, dans leurs relations avec des acteurs publics (administration publique, fi sc) ou privés (employeurs, assurances, etc.).

Les conséquences de normes d’autres domaines sont encore plus tangibles pour tout ce qui concerne la redistribution. Pour se limiter à un exemple parmi les plus évidents, considérons la réduction des prestations sociales résultant des politiques néolibérales, qui a pour effet de reporter sur certains membres de la famille, souvent les femmes, les épouses, les mères, ou les fi lles, la charge de s’oc-cuper des enfants, des personnes âgées, des membres de la famille handicapés ou malades, qui avait été auparavant supportée par les services sociaux relevant du secteur public. Naturellement, il en résulte une limitation de l’accès des femmes au marché du travail, une réduction de leurs perspectives de carrière ou d’indé-pendance économique, et les rend plus faibles ; elle les place dans une position de subordination au sein de la famille. Si l’on revient aux projets d’harmonisa-tion, on ne peut manquer de considérer comme incomplète l’analyse qui prétend permettre d’identifi er les règles aptes à favoriser la modernisation – par exemple celles qui organisent le maintien d’un soutien matériel après le divorce ou le choix du régime des biens –, dans la mesure où cette harmonisation se fait seulement en droit de la famille et ignore l’incidence du droit social, alors qu’il a tant d’in-fl uence sur les conditions de vie et de travail des individus comme sur la réparti-tion du pouvoir au sein de la famille.

Finalement, des projets qui voudraient tenter une harmonisation de portée plus générale ne semblent pas à l’ordre du jour, au moins pour le moment ; ces projets viseraient à affronter ce qui reste un problème épineux au niveau des principes généraux (constitutionnels) de l’Union européenne : celui des modèles de famille qui accèdent au statut d’institution reconnue par le droit, problème rendu aigu du fait que certains États, comme l’Italie, continuent à ne reconnaître que la famille fondée sur le mariage, tandis que beaucoup d’autres États accordent un statut à d’autres formes d’unions reconnues ou régissent le mariage en s’écartant du para-digme de l’hétérosexualité. Cette diversité crée des problèmes importants pour la libre circulation des personnes sur le territoire de l’Union.

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En revanche, ce problème n’a pu être évité par les institutions communautaires : la jurisprudence des cours, la Charte de Nice et quelques directives prennent posi-tion sur ce point, mais elles le font encore dans l’optique de la spécifi cité du droit de la famille ; en particulier, elles considèrent la famille comme un domaine où sont en jeu des symboliques politiques fortes et qui est nécessairement réservé à l’exercice de la souveraineté des États membres. Dans cette perspective, les institutions de l’Union européenne ont calibré leurs propres interventions dans ce domaine sur la base du plus petit commun dénominateur, procédant à une harmo-nisation minimale qui n’imposerait rien aux législateurs nationaux sur les thèmes jugés sensibles, comme celui de la centralité du mariage ou celui de la légitimité des unions homosexuelles. Le résultat est que sur ce point, pourtant essentiel pour la construction de la citoyenneté, l’intégration européenne n’a pas été réalisée. Le respect de la spécifi cité de la famille a contribué à mettre la souveraineté nationale à l’abri des raisons d’harmoniser.

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