Violence des hommes, violence de Dieu. Regard sur quelques textes du Nouveau Testament

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1 Elian CUVILLIER, « Violence des hommes, violence de Dieu. Regard sur quelques textes du Nouveau Testament », dans Jean-Daniel CAUSSE Elian CUVILLIER – André WENIN, éds., Divine violence. Approche exégétique et anthropologique, (Lire la Bible 168), Paris, Cerf, 2011, p. 99-173. VIOLENCE DES HOMMES, VIOLENCE DE DIEU REGARD SUR QUELQUES TEXTES DU NOUVEAU TESTAMENT La question de la violence dans le Nouveau Testament est un dossier complexe et le cadre limité de cet ouvrage ne permet pas de le traiter de façon détaillée 1 . Un constat préalable à l’exégèse des textes s’impose pourtant, car il relève de l’évidence : contrairement à ce qui se dit ou se lit parfois et s’apparente à un marcionisme 2 plus ou moins conscient, le Nouveau Testament n’est pas le témoin d’un Dieu de douceur et de non-violence à l’inverse de l’Ancien Testament qui témoignerait, lui, d’un Dieu violent et sanguinaire. Qu’il suffise ici de rappeler quelques exemples connus, parmi lesquels l’épisode de la mort d’Ananias et Saphira dans le livre des Actes (Ac 5,1-6) 3 , les images violentes utilisées par Jésus dans certaines paraboles, en particulier dans l’évangile de Matthieu (Mt 13,42 ; 18,34 ; 22,7.13 ; 25,30 ; 21,33-45), les invectives de Paul contre ses adversaires (Ga 3,1 ; Ph 3,2) et contre les responsables religieux juifs de son temps (1 Th 2,14-16), ou les scènes de jugement dans l’Apocalypse de Jean. Sans parler de la violence présente au cœur de l’événement fondateur de la foi chrétienne elle-même, la mort par crucifixion de Jésus de Nazareth : violence certes subie mais, déjà dans le Nouveau Testament, réinterprétée dans les catégories d’un sacrifice volontaire voulu par Dieu pour le salut des hommes. Le Dieu exigeant d’Abraham un sacrifice sanglant 1 Sans prétendre à l’exhaustivité, on signalera sur le sujet : Eric FUCHS, « La violence de l’Évangile », BCPE 26 (1974), p. 27-33 ; Paul BEAUCHAMP – Denis VASSE, La violence dans la Bible, (Cahiers Évangile 76), Paris, Cerf, 1991 ; Jean ZUMSTEIN, « Violence et non-violence dans le Nouveau Testament », dans Miettes exégétiques, Genève, Labor et Fides, 1991, p. 355-368 ; Giuseppe BARBAGLIO, Dieu est-il violent ? Une lecture des Écritures juives et chrétiennes, Paris, Seuil, 1994 ; Michel DESJARDINS, Peace, Violence and the New Testament, Sheffield, Academic Press, 1997 ; Elian CUVILLIER, « Jésus aux prises avec la violence dans l’évangile de Matthieu », ETR 74 (1999), p. 335- 349 ; Daniel MARGUERAT, « Violence subie et violence exercée selon le Nouveau Testament », Variations herméneutiques 16 (2002), p. 19-29 ; François BOVON, « L’enfant et la Bête : combattre la violence dans le christianisme ancien », BCPE 54 (2002), p. 3-32 ; Shelly MATTHEWS – E. Leigh GIBSON éds., Violence in the New Testament, New York-London, T & T Clark, 2005 ; Daniel MARGUERAT éd., Dieu est-il violent ?, Paris, Bayard, 2008 ; COLLECTIF, « Violence, Scripture, and textual Practices in Early Judaism and Christianity », Biblical Interpretation 17 (2009/1-2). 2 Rappelons que, dans la première moitié du deuxième siècle de notre ère, Marcion tente de résoudre la question du rapport entre le Dieu de l’Ancien Testament et le Dieu de Jésus. Quelle continuité entre le Dieu de l’Exode qui arrache les Hébreux du pays Égypte par la force, punissant violemment le pharaon endurci et plus tard son peuple infidèle au désert, et le Dieu de la croix, vers qui monte le cri « pourquoi m’as-tu abandonné ? » (Mc 15,34) ? Marcion, lecteur de Paul, découvre chez lui — à tort selon nous — un rejet du Dieu de l’Ancien Testament. Pour Marcion, il faut choisir : ou l’Évangile ou la Loi. Il faut donc congédier la Bible hébraïque et de plus, expurger les écrits chrétiens qui ont falsifié l’Évangile en le rejudaïsant. Marcion oppose ainsi le Dieu terrible et violent d’Israël au Dieu de Jésus, Dieu de grâce et de pardon. 3 Sur ce passage qui ne fera pas l’objet de notre enquête, on pourra lire avec profit Daniel MARGUERAT, « Terreur dans l’Eglise : le drame d’Ananias et Saphira » (Cahiers Bibliques 31) Foi et Vie 91 (1992), p. 77-88 ; du même : « La mort d’Ananias et Saphira (Ac 5.1-11) dans la stratégie narrative de Luc », NTS 39 (1993), p. 209-226.

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Elian CUVILLIER, « Violence des hommes, violence de Dieu. Regard sur quelques textes du Nouveau Testament », dans Jean-Daniel CAUSSE –

Elian CUVILLIER – André WENIN, éds., Divine violence. Approche exégétique et anthropologique, (Lire la Bible 168), Paris, Cerf, 2011,

p. 99-173.

VIOLENCE DES HOMMES, VIOLENCE DE DIEU REGARD SUR QUELQUES TEXTES DU NOUVEAU TESTAMENT

La question de la violence dans le Nouveau Testament est un dossier complexe et

le cadre limité de cet ouvrage ne permet pas de le traiter de façon détaillée1. Un constat préalable à l’exégèse des textes s’impose pourtant, car il relève de l’évidence : contrairement à ce qui se dit ou se lit parfois et s’apparente à un marcionisme2 plus ou moins conscient, le Nouveau Testament n’est pas le témoin d’un Dieu de douceur et de non-violence à l’inverse de l’Ancien Testament qui témoignerait, lui, d’un Dieu violent et sanguinaire. Qu’il suffise ici de rappeler quelques exemples connus, parmi lesquels l’épisode de la mort d’Ananias et Saphira dans le livre des Actes (Ac 5,1-6)3, les images violentes utilisées par Jésus dans certaines paraboles, en particulier dans l’évangile de Matthieu (Mt 13,42 ; 18,34 ; 22,7.13 ; 25,30 ; 21,33-45), les invectives de Paul contre ses adversaires (Ga 3,1 ; Ph 3,2) et contre les responsables religieux juifs de son temps (1 Th 2,14-16), ou les scènes de jugement dans l’Apocalypse de Jean. Sans parler de la violence présente au cœur de l’événement fondateur de la foi chrétienne elle-même, la mort par crucifixion de Jésus de Nazareth : violence certes subie mais, déjà dans le Nouveau Testament, réinterprétée dans les catégories d’un sacrifice volontaire voulu par Dieu pour le salut des hommes. Le Dieu exigeant d’Abraham un sacrifice sanglant

1 Sans prétendre à l’exhaustivité, on signalera sur le sujet : Eric FUCHS, « La violence de

l’Évangile », BCPE 26 (1974), p. 27-33 ; Paul BEAUCHAMP – Denis VASSE, La violence dans la Bible, (Cahiers Évangile 76), Paris, Cerf, 1991 ; Jean ZUMSTEIN, « Violence et non-violence dans le Nouveau Testament », dans Miettes exégétiques, Genève, Labor et Fides, 1991, p. 355-368 ; Giuseppe BARBAGLIO, Dieu est-il violent ? Une lecture des Écritures juives et chrétiennes, Paris, Seuil, 1994 ; Michel DESJARDINS, Peace, Violence and the New Testament, Sheffield, Academic Press, 1997 ; Elian CUVILLIER, « Jésus aux prises avec la violence dans l’évangile de Matthieu », ETR 74 (1999), p. 335-349 ; Daniel MARGUERAT, « Violence subie et violence exercée selon le Nouveau Testament », Variations herméneutiques 16 (2002), p. 19-29 ; François BOVON, « L’enfant et la Bête : combattre la violence dans le christianisme ancien », BCPE 54 (2002), p. 3-32 ; Shelly MATTHEWS – E. Leigh GIBSON éds., Violence in the New Testament, New York-London, T & T Clark, 2005 ; Daniel MARGUERAT éd., Dieu est-il violent ?, Paris, Bayard, 2008 ; COLLECTIF, « Violence, Scripture, and textual Practices in Early Judaism and Christianity », Biblical Interpretation 17 (2009/1-2).

2 Rappelons que, dans la première moitié du deuxième siècle de notre ère, Marcion tente de résoudre la question du rapport entre le Dieu de l’Ancien Testament et le Dieu de Jésus. Quelle continuité entre le Dieu de l’Exode qui arrache les Hébreux du pays Égypte par la force, punissant violemment le pharaon endurci et plus tard son peuple infidèle au désert, et le Dieu de la croix, vers qui monte le cri « pourquoi m’as-tu abandonné ? » (Mc 15,34) ? Marcion, lecteur de Paul, découvre chez lui — à tort selon nous — un rejet du Dieu de l’Ancien Testament. Pour Marcion, il faut choisir : ou l’Évangile ou la Loi. Il faut donc congédier la Bible hébraïque et de plus, expurger les écrits chrétiens qui ont falsifié l’Évangile en le rejudaïsant. Marcion oppose ainsi le Dieu terrible et violent d’Israël au Dieu de Jésus, Dieu de grâce et de pardon.

3 Sur ce passage qui ne fera pas l’objet de notre enquête, on pourra lire avec profit Daniel MARGUERAT, « Terreur dans l’Eglise : le drame d’Ananias et Saphira » (Cahiers Bibliques 31) Foi et Vie 91 (1992), p. 77-88 ; du même : « La mort d’Ananias et Saphira (Ac 5.1-11) dans la stratégie narrative de Luc », NTS 39 (1993), p. 209-226.

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de son fils qui n’aura finalement pas lieu (Gn 22) n’a rien à envier au Dieu de Jésus qui « n’a pas épargné son propre fils » (Rm 8,32), lui faisant subir une mort particulièrement violente et atroce. Que le sang d’un crucifié soit, pour les premiers chrétiens, le signe d’une alliance nouvelle (Mc 14,24 // Mt 26,28 et Lc 22,20) souligne, s’il en était encore besoin, combien la violence est présente dans l’acte même de naissance du christianisme. Une violence qui, sous d’autres formes, l’accompagnera durant toute son histoire jusqu’à aujourd’hui.

On pourrait ainsi multiplier les exemples attestant, dans le Nouveau Testament,

non seulement d’une violence subie par les croyants mais également d’un discours ou de paroles violentes dont l’origine est à situer à l’intérieur même des communautés chrétiennes et dont il faut interroger la portée et la signification. Il ne s’agit donc pas de nier ou d’évacuer le fait avéré de la présence de textes violents dans le Nouveau Testament mais d’essayer de comprendre quelles en sont les racines, comment cette violence est dénoncée ou au contraire justifiée et l’interprétation théologique que l’on peut en donner. Il s’agira aussi de voir comment le Nouveau Testament se propose de dépasser la violence. Également, et cela est un aspect sans aucun doute plus délicat à aborder, il faudra se demander si la violence n’est pas parfois envisagée comme nécessaire voire, osons le mot, positive.

Comme il n’est pas possible d’envisager l’exhaustivité — un indice de plus de la

place importante de cette question dans le Nouveau Testament —, les textes sur lesquels portera notre enquête seront sélectionnés dans trois corpus différents permettant ainsi de couvrir un champ aussi représentatif que possible. Nous commencerons notre enquête par l’ouvrage du Nouveau Testament où la violence est sans doute la plus évidente, à savoir l’Apocalypse de Jean. Nous nous tournerons ensuite vers le corpus paulinien où la violence est repérable de façon diffuse mais bien identifiable dans l’ensemble des treize épîtres de ou attribuées à l’apôtre. Enfin, en terminant, nous analyserons la façon dont un évangile, en l’occurrence celui de Matthieu, traite la question de la violence en lien avec la figure de Jésus.

Le parcours proposé suppose que soient précisés deux points importants pour

clarifier, autant que faire se peut, la lecture. Premièrement, notre propos ne consiste pas à analyser des événements historiques mais à analyser des textes littéraires. Ce n’est donc pas les faits que nous rencontrerons mais leur expression littéraire. Ce point est important dans la mesure où, en cette affaire de violence, il est essentiel de rappeler qu’il y a une distance entre le mot et la chose. Si les mots peuvent conduire à des actes, il n’y a pas automaticité4 et il y a parfois loin entre ce qui est dit et ce qu’il en est effectivement de la réalité. Secondement, nous n’avons pas choisi l’ordre chronologique. Nous commencerons par le texte le plus récent, l’Apocalypse de Jean, sans doute écrit dans les années 90 de notre ère. Nous poursuivrons en enquêtant sur le corpus paulinien dont la période de rédaction s’étend sur une période qui va du début des années 50 à la fin du premier siècle. Nous terminerons par l’évangile de Matthieu

4 Illustrons ce point par un exemple contemporain : ce n’est pas le jeu vidéo violent, en tant que

tel, qui provoque la violence de l’utilisateur. C’est l’interaction entre le jeu et la structure psychique du joueur, sa fragilité, les limites qu’il n’a pas intériorisées, le cadre social qui est le sien. Pour preuve le fait que, fort heureusement, l’immense majorité des personnes ne traduisent pas en actes de violence celle qu’ils mettent en œuvre avec la manette de jeu. Cela ne signifie évidemment pas que la violence mise en scène et valorisée dans les jeux vidéos, mais également sur Internet ou sur les écrans de cinéma et de télévision ne doit pas être questionnée et, à tout le moins, strictement encadrée.

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qui met en scène Jésus (autour des années 30) vraisemblablement écrit entre 70 et 90 de notre ère. Le point commun entre tous ces textes est le fait d’avoir été rédigés pendant la seconde moitié du second siècle à l’intérieur d’un espace qui est celui du christianisme naissant. Le choix de ne pas suivre l’ordre chronologique de rédaction de chacun de ces écrits, outre qu’il évite aussi de soumettre l’enquête à des hypothèses historiques toujours discutables, évite d’accréditer l’idée que la question de la violence est prioritairement sinon uniquement dépendante d’un processus évolutif. Dit autrement, que la violence progresserait ou au contraire régresserait du fait de l’évolution des mœurs ou des personnes.

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CHAPITRE I JEAN DE PATMOS : LA VIOLENCE AU SERVICE DE LA BONNE NOUVELLE ?

L’Apocalypse de Jean est sans aucun doute le texte du Nouveau Testament où la

violence des mots s’exprime le plus fortement. Les traces en sont repérables dans l’écriture du livre sur deux plans. D’une part, Jean dénonce évidemment la violence meurtrière de la « Bête » (Ap 13) et de son représentant principal, l’Empire romain, contre les disciples de Jésus. D’autre part, son texte témoigne aussi d’une violence divine à l’encontre non seulement de la Bête et de ses épigones mais encore à l’encontre des hommes et de la création. Le premier temps de notre enquête sera consacré à une analyse plus détaillée de cette violence de Rome dénoncée par Jean de Patmos : que recouvre-t-elle vraiment ? À travers un regard sur les Septénaires d’Ap 8-11 et d’Ap15-16 nous nous intéresserons ensuite à la violence rétributive du Dieu de l’Apocalypse. Dans un troisième temps, nous analyserons la fonction que Jean de Patmos attribue à la mort violente de Jésus. Nous terminerons par quelques réflexions sur le « combat » que mène Jean de Patmos et l’issue qu’il entrevoit à celui-ci au sein d’une création renouvelée d’où toute forme de violence aura disparu.

1. La violence impériale : entre brutalité et séduction

1.1. La Pax Romana une réalité ambiguë La période qui s’étend du tournant de l’ère chrétienne à la fin du deuxième siècle

de notre ère, connue sous le nom de Pax Romana, se caractérise par une stabilité politique et un essor économique sans précédents dans l’histoire du monde. La domination militaire sans partage des légions romaines pour maintenir l’ordre dans les limites de l’Empire, le développement des voies de communication pour assurer la prospérité économique et la circulation de la propagande impériale, le mode de vie du citoyen romain proposé comme idéal aux classes sociales supérieures des territoires conquis, le développement du Culte impérial comme pensée politique : tout cela constitue en quelque sorte l’aboutissement, dans sa version romaine, de l’idéal d’universalisme et de cosmopolitisme voulu autrefois par Alexandre le Grand.

On peut dire en effet que, dans le monde romain, la revendication d’universalité

— l’oikouméné, la terre habitée comme limites de l’Empire — cohabite avec une hiérarchisation de la vie en société. L’être humain existe par la place qu’il occupe dans l’ordre impérial qui s’impose alors à tous. La pyramide sociale indique à chacun sa position sur cet échiquier désormais « mondialisé » qu’est le bassin méditerranéen. Au sommet, l’empereur et les membres de sa famille, puis l’ordre sénatorial et l’ordre équestre. Ensuite une couche sociale divisée en deux groupes : l’ordre des décurions — équivalent de la bonne société locale dans les cités et les provinces — et celui des très riches affranchis. Enfin, en dessous de ces groupes, les couches inférieures que l’on peut subdiviser en trois catégories : les hommes libres de condition modeste, les affranchis et les esclaves5. Même si les classes supérieures défendent leurs privilèges par tous les moyens possibles, la société romaine se caractérise par un dynamisme ascensionnel. C’est pourquoi sans doute, l’Empire provoque l’admiration de ceux qui ont la possibilité

5 Sur la pyramide sociale à Rome, cf. Géza ALFÖLDY, Histoire sociale de Rome, Paris, Picard,

1991.

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de se hisser dans la hiérarchie sociale ou, s’ils en font déjà partie, de s’y maintenir et d’y prospérer. Les témoignages sont, sur ce point, éloquents. Contentons-nous, à titre d’illustration, d’en citer un sélectionné parmi beaucoup d’autres. En l’an 9 avant notre ère, un décret pris par l’assemblée des délégués des cités d’Asie témoigne de l’impact de la puissance impériale sur les élites locales conquises à l’idéal romain, impact qui trouve son apogée tout au long du Ie siècle de notre ère :

Puisque la Providence qui ordonne toute notre vie, dans son attention et dans son zèle, a

prévu l’accomplissement le plus parfait de la vie humaine en lui accordant Auguste qu’elle a rempli de vertus pour le plus grand bien du genre humain et qu’elle nous l’a envoyé, à nous et à nos descendants, comme un Sauveur, lui qui a fait cesser la guerre et qui a établi l’ordre partout. Et puisque César Auguste, quand il est apparu, a surpassé toutes les espérances, car non seulement il est allé au-delà des bienfaiteurs antérieurs, mais il n’a même laissé à ceux qui viendront après lui aucun espoir de le surpasser, et puisque la date de naissance du dieu Auguste marque pour le monde le début des bonnes nouvelles6, pour ces raisons, il a été décidé par les Grecs d’Asie que le nouvel an commencerait dans toutes les cités le neuvième jour avant les calendes d’octobre, qui est le jour de la naissance d’Auguste7.

La rhétorique courtisane de ce texte ne traduit évidemment pas la réalité

quotidienne d’un vaste Empire où l’ordre est assuré par les légions romaines qui n’hésitent jamais à utiliser violences et brutalités envers les récalcitrants à la domination de Rome : la guerre juive (66-70) en est un bon exemple qui a profondément marqué, non seulement les juifs mais sans doute aussi les premiers chrétiens, eux-mêmes ayant eu à subir la persécution de Néron après l’incendie de Rome en 64. Par ailleurs, « l’âge d’or » promis par la propagande augustéenne, et que traduit très bien ce témoignage fait rapidement place à la réalité de la corruption des élites pour obtenir et garder le pouvoir. Enfin, les assassinats répétés au sein même de la maison impériale ont ouvert la voie à un discours plus critique de certaines élites8. Le témoignage que nous avons cité traduit cependant la rhétorique du pouvoir en même temps que celle des classes supérieures trouvant dans l’Empire et sa stabilité, fût-elle assurée au prix d’une violence militaire et politique, des opportunités de valorisation sociale.

1.2. La « persécution » dans l’Apocalypse : une question de point de vue

L’Apocalypse de Jean, écrite sous le règne de l’Empereur Domitien, entre 81 et 96 de notre ère, est habituellement interprétée comme un message d’encouragement adressé à une communauté chrétienne confrontée à un système totalitaire et oppressif dont la manifestation la plus visible est celle du Culte impérial. Sans la contredire totalement, des recherches récentes nuancent cette reconstitution du cadre historique de l’Apocalypse. L’enquête historique conduit en effet à relativiser l’idée d’une persécution active dont seraient victimes les destinataires de l’œuvre de Jean de Patmos. Les historiens soulignent en effet que le règne de Domitien a certes été marqué par un

6 Le terme grec traduit ici par « bonnes nouvelles » est eujaggevlia. Le même mot qui, au

singulier, désigne dans le Nouveau Testament la « Bonne Nouvelle » ou encore l’ « Évangile » de Jésus-Christ !

7 Cité d’après Hugues COUSIN éd. Le monde où vivait Jésus, Paris, Cerf, 1998, p. 31. 8 Ainsi les auteurs de la fin du premier siècle, tels Ovide Lucain et Stace, ont une vision plus

critique que Virgile dans ses Ennéides ; cf. Sylvie FRANCHET D’ESPEREY, Conflit, violence et non violence dans la Thébaïde de Stace, Paris, Les Belles Lettres, 1999, p.13-17 ; cf. p. 13 : « Personne ne croit plus qu’un retour de l’âge d’or soit possible ni que le régime institué par Auguste assure véritablement la paix. »

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absolutisme, caractérisé en particulier dans le déploiement du Culte impérial et, surtout vers la fin de son règne, des assassinats politiques, mais non par des persécutions sanglantes contre les communautés chrétiennes. Certes, à tout moment, l’absence de reconnaissance comme religio licita pouvait conduire l’administration romaine à prendre des mesures contre tout groupuscule sectaire, d’ailleurs pas forcément toujours clairement identifié — les premiers chrétiens devaient souvent être considérés comme une dissidence du judaïsme. Mais, sur la question des persécutions, les données mêmes de l’Apocalypse conduisent à faire deux remarques complémentaires :

- Dans tout son livre, Jean de Patmos ne mentionne pas d’autre nom de martyr pour la foi que celui d’Antipas le « témoin fidèle » (cf. Ap 2,13) dont la mort semble d’ailleurs appartenir au passé (« aux jours d’Antipas »). Ailleurs, dans l’Apocalypse, les allusions aux martyrs ne semblent pas faire référence au présent des auditeurs. Elles prennent le plus souvent la forme d’évocations de figures du passé (les prophètes de l’Ancienne Alliance, cf. Ap 16,6 et 18,24) ou d’évocations générales (cf. 6,9 : « ceux qui avaient été immolés à cause de la parole de Dieu » ; 17,6 : « le sang des témoins de Jésus » ; 19,2 : « le sang de ses serviteurs »).

- Si l’on considère la présence de Jean à Patmos (Ap 1,9) comme le résultat d’un exil forcé, alors la « persécution » qu’il subit relève de la pratique, courante sous Domitien, consistant à éloigner des centres politiques importants, les personnalités dont la parole pouvait paraître gênante. Cela tend à accréditer l’hypothèse selon laquelle Jean est un personnage important, et sans doute relativement connu de l’administration romaine d’Asie mineure, chose cependant invérifiable par ailleurs. Pour autant, cela ne démontre pas une persécution systématique contre les communautés chrétiennes telle qu’on les connaîtra au IIe et IIIe siècles jusqu’à Dioclétien. En fait, dans le texte de l’Apocalypse, rien ne permet d’affirmer de façon indiscutable que Jean est en exil forcé à Patmos (cf. Ap 1,9). L’hypothèse selon laquelle il y est de sa propre volonté n’est alors pas à exclure. Le « à cause de la parole de Dieu » (Ap 1,9) peut traduire l’idée d’un exil choisi pour éviter d’éventuels ennuis en même temps que pour prendre du recul par rapport à la situation générale. Jean s’adresse, depuis Patmos, aux communautés chrétiennes d’Asie mineure pour les inviter à interpréter la réalité dans laquelle elles vivent avec un autre regard que celui qui a cours dans les centres urbains d’Asie mineure — les sept églises d’Ap 2 et 3 se trouvent, à l’époque, dans des cités importantes — où se déploient le Culte impérial et sa propagande.

Faut-il alors conclure que par ses allusions répétées à la violence impériale Jean force le trait et, en quelque sorte « noircit le tableau » de façon excessive ? Pour qui, au premier siècle de notre ère, accepte d’ouvrir les yeux sur la réalité autrement qu’au prisme de propos complaisants des élites courtisanes, la violence dont l’Empire fait preuve chaque fois que cela s’avère nécessaire est une réalité. Les jeunes communautés chrétiennes ont elles-mêmes déjà ponctuellement subi la main brutale de Rome : Antipas en a été victime, sans oublier la répression qui a suivi l’incendie de Rome sous Néron. Les allusions récurrentes de Jean de Patmos au « sang » versé du fait de la brutalité de la Bête, n’apparaissent donc pas comme un propos excessif. Elles sont simplement jugées, selon le point de vue que l’on adopte, nécessaire au maintien de l’ordre romain ou au contraire signe de la nature diabolique de Rome.

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2. Jugement, colère et violence de Dieu : les Septénaires d’Ap 8-11 et 15-16

2.1. La violence de Dieu comme réponse à l’idolâtrie des hommes Face à la violence physique et morale de la Bête, le Dieu de l’Apocalypse

répond par un jugement particulièrement violent contre le monde et contre les hommes. Ce thème du jugement divin et de ses conséquences tragiques se déploie en intensité et en dramatisation tout au long de l’Apocalypse. Dieu y apparaît sous la figure du juge (11,18 ; 14,7) et son jugement est avant tout l’heure de sa colère (11,18 ; 14,19 ; 15,1.7 ; 19,15). C’est lui qui juge la « grande prostituée » (16,19 ; 18,5 ; 19,2), lui qui siège sur le trône du jugement dernier (20,11). Et pour l’homme, les conséquences sont plutôt inquiétantes. Certes, chacun sera jugé selon ses œuvres (2,23 ; 18,6 ; 20,12-13 ; 22,12 ; cf. aussi 16,9), mais il semble bien qu’être jugé, dans l’Apocalypse, équivaut à être condamné. La création, les créatures, les hommes et les puissances humaines subissent pareillement la colère et le jugement de Dieu (Ap 6 ; 8-9 ; 14,6-20 ; 15-16,9 ; 20,11-15). Pour avoir succombé à la séduction de la « Bête », les hommes, les pouvoirs humains et, avec eux, la création et les autres créatures, subissent le jugement (16,2). Il en va de même de ceux qui se sont réjouis de voir les « témoins » de Dieu subir la persécution (cf. 11,10-13). « Babylone », la « Bête » et le « Diable » sont jugés et détruits (Ap. 16,10-21 ; 17-18 ; 19 ; 20,1-10). L’Église, elle-même, est sous la menace du jugement (Ap 2,5.16.23 ; 3,3.16) : ou elle est fidèle et elle remporte la victoire, ou elle est infidèle et subira le jugement. Il n’est pas jusqu’au Christ lui-même qui ne revête, dans l’Apocalypse, la figure du juge et en possède les attributs (cf. Ap 1,16.18 ; 14,14-16).

2.2. Les Septénaires comme expression de la violence divine rétributive

Dans l’Apocalypse de Jean, trois sections sont particulièrement suggestives en ce qui concerne la violence du jugement de Dieu contre la création : Ap 6,1-8,5 ; Ap 8,6-9,12.11,15-19 et Ap 15,1-16,21. Il s’agit de ce que l’on a coutume d’appeler les « septénaires » — chacun des passages étant construit sur une série de sept — qui décrivent avec force détails le jugement qui attend la création et ses habitants. On trouve dans l’Apocalypse quatre septénaires : celui des sceaux en Ap 6 ; celui des trompettes en Ap 8-11 ; le septénaire tenu secret des tonnerres en Ap 10 ; enfin, en Ap 15-16, le septénaire des coupes contenant les fléaux. Les trois premiers septénaires appartiennent à la première série de visions (Ap 4-11) tandis que le septénaire des coupes appartient à la seconde grande section (Ap 12-22). Il n’est pas directement relié aux précédents septénaires, mais il en reprend cependant des thèmes. Les septénaires puisent à trois sources possibles : les traditions de l’Ancien Testament (les plaies d’Égypte en particulier) amplifiées ; l’expérience de catastrophes naturelles qui ont marqué les esprits, là encore amplifiées ; enfin des représentations symboliques communes aux gens de cette époque et qui relèvent d’une compréhension mythique du monde (par exemple les étoiles comme êtres vivants)

2.3. Les septénaires des sceaux et des trompettes

Le septénaire des sceaux et celui des trompettes se situent dans la première grande série de visions de l’Apocalypse (Ap 4-11). Ils sont organisés selon le système des poupées russes :

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Ap 4 : Vision de « Celui qui siège sur le Trône » Ap 5 : « Celui qui siège » tient le livre fermé de sept sceaux que l’Agneau peut ouvrir

Ap 6-7 : Ouverture des six premiers sceaux Ap 8,1-5 : Le septième sceau introduit les sept trompettes Ap 8,6-9,21: Les six premières trompettes retentissent [Ap 10,1-11,14 : Intermède ; Ap 10,3-4 : septénaire secret] Ap 11,15-19 : La septième trompette retentit Chaque partie appelle la suivante tout en étant étroitement imbriquée dans la

précédente. La vision inaugurale (Ap 4-5) est à la fois théocentrique (c’est-à-dire centrée sur Dieu, Ap 4) et christocentrique (c’est-à-dire centrée sur le Christ, Ap 5) : Dieu tient le livre (5,1) et c’est Christ qui seul peut l’ouvrir. L’ensemble se termine (septième trompette) par une proclamation de la victoire du Christ (11,15-19). Au centre (Ap 6,1 à 11,14) deux types de révélations et de visions : celles concernant les élus et leur mission (Ap 7 ; Ap 10-11) et celles concernant le jugement du monde (Ap 6 et Ap 8-9). Ce jugement est caractérisé par une intensification inexorable : les six premiers sceaux provoquent des fléaux limités (« pouvoir sur le quart de la terre » cf. 6,8) ; les six premières trompettes provoquent un châtiment plus important mais toujours limité (« un tiers » de la création cf. Ap 8,7.8.9.10.11.12).

- Le septénaire des sceaux Les passages qui expriment la violence de Dieu ou celle des croyants, abondent

dans le septénaire des sceaux. Deux retiennent particulièrement l’attention. Tout d’abord la figure des quatre cavaliers. La description qui en est faite est particulièrement frappante. Ainsi, pour ne citer que les passages les plus évocateurs, au cavalier blanc (v. 4) est donné « le pouvoir d’enlever la paix de la terre, afin que les hommes s’égorgent les uns les autres ; et une grande épée lui fut donnée » ; au cheval pâle et à celui qui le monte (v. 8), « le pouvoir […] sur le quart de la terre, pour faire périr les hommes par l’épée, par la famine, par la mortalité, et par les bêtes sauvages de la terre. » On comprend que, dans l’imaginaire de l’Occident chrétien — en particulier dans la littérature et la peinture —, ces quatre cavaliers occupent une place de choix pour décrire le jugement de Dieu contre la création et les créatures. La peste, les invasions, les famines et autres catastrophes naturelles ou provoquées par les hommes ont souvent été lues au prisme de ce texte de l’Apocalypse. Une lecture que semble confirmer le texte de l’Apocalypse où destruction et malheur sont présentés comme la conséquence de la colère divine. Ainsi, les v. 12-17 décrivant les effets de l’ouverture du sixième sceau :

« il y eut un grand tremblement de terre, le soleil devint noir comme un sac de crin, la

lune entière devint comme du sang, 13 et les étoiles du ciel tombèrent sur la terre, comme lorsqu’un figuier secoué par un vent violent jette ses figues vertes. 14 Le ciel se retira comme un livre qu’on roule ; et toutes les montagnes et les îles furent remuées de leurs places. 15 Les rois de la terre, les grands, les chefs militaires, les riches, les puissants, tous les esclaves et les hommes libres, se cachèrent dans les cavernes et dans les rochers des montagnes. 16 Et ils disaient aux montagnes et aux rochers : Tombez sur nous, et cachez-nous devant la face de celui qui est assis sur le trône, et devant la colère de l’agneau ; 17 car le grand jour de sa colère est venu, et qui peut subsister ? »

9

Le second passage qui retient l’attention se trouve au v. 10. Les martyrs implorent Dieu : « Jusques à quand, Maître saint et véritable, tarde-tu à juger, et à tirer vengeance de notre sang sur les habitants de la terre ? » Ce cri est un appel à la justice qui s’adresse au maître de la justice : « d’une certaine manière, en criant, les égorgés s’en remettent à lui de leur propre justification »9. Au verset suivant cependant, il leur est demandé de « patienter encore un peu jusqu’à ce que fut au complet le nombre de leurs compagnons de service et de leurs frères » (v. 11). Jean reprend ici un thème classique de la littérature de l’époque, celui de la prière des martyrs pour que justice leur soit rendue. Un lien étroit est donc établi entre le sort des élus et le jugement de l’univers. Cette connexion a une double signification. D’une part, le monde n’est pas jugé en tant qu’il est seulement pécheur, mais en tant qu’il s’est élevé contre les élus de Dieu en s’élevant contre Dieu et son Christ. D’autre part, si l’on se réfère à 6,11, le jugement du monde est suspendu jusqu’à ce que tout le peuple de Dieu soit rassemblé : le thème de la patience de Dieu est sous-jacent à cette présentation10.

- Le septénaire des trompettes Dans le septénaire suivant, celui des trompettes, l’expression de la violence divine

est présente à chaque sonnerie d’une manière particulièrement expressive. Cette violence destructrice, plus importante qu’au chapitre 6, est cependant encore limitée (le « tiers » de la terre et des arbres flambe contre le « quart » des éléments concernés dans le septénaire précédent). Cette limitation cherche avant tout préserver la logique narrative de l’Apocalypse qui n’a pas encore tout dit sur le jugement de Dieu ; de fait elle ne s’embarrasse aucunement de vraisemblance : sans aucune végétation verdoyante et avec un soleil qui s’obscurcit du tiers (cf. 8,12) on peut se demander comment la vie est encore possible sur terre ; plus loin, en 9,4, on se demandera encore comment les sauterelles peuvent se voir interdire de toucher la végétation qui n’existe plus (cf. 8,7) ! Le jugement divin est donc progressif. La violence est comme maîtrisée. Elle ne se déchaîne pas dans le pulsionnel incontrôlée. Elle a une portée pédagogique et résonne comme un avertissement invitant à la prise de conscience. Le lecteur doit donc se garder de tout concordisme : Jean ne décrit pas ici quelque catastrophe écologique ou nucléaire hier impossible mais aujourd’hui, par la folie des hommes, devenue envisageable. Prenant pour arrière-plan les plaies d’Egypte, il force volontairement le trait pour tenter de faire appréhender à son auditoire une réalité qui, à ses yeux d’homme du premier siècle, est totalement invraisemblable et inimaginable. Il part d’un « croyable disponible » (les plaies d’Egypte ou telle catastrophe naturelle qui a marqué les esprits11) et se propose de décrire le jugement de Dieu comme un « croyable impensable » (en grossissant à l’extrême ce qui était déjà connu). L’auteur cherche ici à susciter l’imaginaire de ces lecteurs en présentant une réalité impensable pour l’homme du premier siècle : il va donc se servir de représentations ou d’événements qui ont marqué l’esprit de ses contemporains, mais en les grossissant à l’extrême. Il faut également chercher du côté des représentations classiques de l’apocalyptique puisqu’on trouve des descriptions parallèles dans le livre d’Hénoch (cf. Hen 18,13; 21,3 et 108,4 où il s’agit d’une description de créatures célestes). De fait, notre texte fait non

9 Jean-DELORME – Isabelle DONEGANI, L’Apocalypse de Jean. Révélation pour le temps de la

violence et du désir. I Chapitres 1-11, Paris, Cerf, 2010, p. 191. 10 Il convient de noter que, à l’image des Psaumes, l’expression de la soif de vengeance n’est pas

censurée : tout est exprimable dans la prière. Autre chose est la réponse que Dieu décide de donner ! 11 Certains ont ainsi vu une allusion à l’éruption du Vésuve, au premier siècle de notre ère, dans la

catastrophe qui touche la mer en Ap 8,8-9.

10

seulement allusion à des cataclysmes naturels mais aussi à des représentations mythologiques traditionnelles (un « croyable disponible » : la chute de corps célestes qui provoquent des dégâts inimaginables ; cf. également ce thème en Ap 12,9).

2.4. Le Septénaire des coupes (15,1-16,21) Le septénaire des coupes est le dernier de la série. Les images n’en sont pas moins

terriblement violentes ; elles sont principalement rassemblées dans le chapitre 16. Le septénaire des coupes appartient à la deuxième grande série de vision (Ap 12-22,5). Il s’agit du seul septénaire de cette deuxième partie du livre. Pour comprendre la signification que l’auteur donne à ce septénaire, il faut l’interpréter dans son contexte. Un regard sur l’organisation de cette deuxième partie est ici éclairant. Elle est articulée autour de l’idée d’un combat que livre « Satan » et ses serviteurs contre Dieu et ses serviteurs. Ce combat aboutit au jugement des « forces du mal ». Le tout se termine sur la vision finale de la Jérusalem Céleste :

A. Les forces en présence Ap 12 : Vision inaugurale : la femme, l’enfant et le dragon Ap 13 : Les deux Bêtes, émanations du Dragon (L’Empire et le système impérial) Ap 14 : L’agneau et les rachetés ; le jugement annoncé. B. L’accomplissement du jugement Ap 15-16 : sur la nature, la création et les hommes Ap 17-19,10 : sur Babylone Ap 19,11-21 : victoire du Messie sur la Bête et le Faux-prophète Ap 20,1-15 : victoire sur Satan, millénium et jugement dernier C. Ap 21,1-22,5: La Nouvelle Création Comme en 11,15-19, en Ap 16,17-21, la présentation de la septième coupe est

l’occasion d’une scène de victoire. Dans ce passage se trouve également une annonce de ce qui va suivre sous la forme d’une inclusion : Dieu se souvient de Babylone la Grande (ce verset prépare Ap 17-18). « Les hommes blasphèment contre Dieu » (cf. Ap 16,9. 11), reproduisant ainsi l’attitude de Pharaon : ils subissent le cataclysme sans en comprendre le sens et persistent dans l’endurcissement. Jean reprend le schéma des chapitres 8-9. Cependant, outre qu’il le transforme dans les détails, il y inclut quelques allusions historiques (cf. 15,2 et 3 ; 16,13 et 14 ; 16,19) qui renvoient, plus directement que dans les ch. 8-9 au contexte particulier au sein duquel vivait l’auteur. On constate que les opposants directs à Dieu et à l’agneau sont détruits dans l’ordre inverse de leur lien à la puissance démoniaque : Babylone d’abord (comme représentant de la puissance impériale); la Bête et le faux prophète ensuite (l’empire et le système, émanation du Dragon, cf. Ap 13) ; Satan enfin (cf. Ap 12 et 20). Dans ce cadre, Ap15-16 est une reprise du septénaire des chapitres 8 et 9 : le jugement de Dieu est universel, il concerne aussi la nature, la création et les hommes en tant qu’ils sont soumis à l’autorité de la Bête (cf. la sixième coupe qui fait allusion à la Bête et au faux-prophète ; et la septième coupe qui fait allusion à Babylone). Le pouvoir du dragon se révèle donc par l’intermédiaire de la Bête, mais il met en jeu l’ensemble de la création, l’humanité tout entière. Aussi la victoire contre les puissances hostiles suppose un combat qui implique tous les éléments de la création, un combat où doivent être ébranlés les fondements mêmes sur lesquels l’Ennemi construit son pouvoir.

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2.5. Le croyable disponible et l’inimaginable de la destruction finale Il faut maintenant essayer de ressaisir l’ensemble des informations que nous avons

recueillies dans ce survol rapide de l’ensemble des septénaires. Essayer de comprendre le sens que Jean donne à ces scènes de jugement contre la création et contre les créatures où l’image d’un Dieu juge et violent l’emporte largement sur celle d’un Dieu de pardon et de paix.

Soulignons d’abord que l’Apocalypse convoque un imaginaire profondément

inscrit dans les représentations culturelles d’une époque donnée. Comprendre ce que Jean cherche à transmettre de l’idée de jugement suppose donc une démarche interprétative qui reformule dans des catégories plus accessibles au lecteur du XXIe siècle. C’est ce que nous nous risquons à faire dans les lignes qui suivent.

Il faut d’abord noter le cadre liturgique dans lequel s’insère le discours sur le jugement12. Dans l’Apocalypse, le jugement de Dieu est de l’ordre d’une vision dont la portée liturgique est première (cf. par Ap 4-5 qui peuvent être lus, de part en part, comme une acclamation liturgique structurant le culte de la communauté primitive). La présentation du jugement n’appartient donc pas à la réalité objectivable, elle ressortit à la représentation symbolique, elle relève du domaine de la vision et non du visible. Ainsi, ce n’est pas la réalité qui est décrite dans les septénaires : attention au piège du concordisme. Être fidèle à l’inspiration du visionnaire, c’est d’abord comprendre que ce qu’il décrit est indicible, inimaginable, qu’il ne peut s’agir de rien d’humainement pensable, qu’il utilise « un langage poussé jusqu’à l’hyperbole pour tenter de figurer ce qui n’est pas figurable »13. La vision de Jean n’est donc pas actuelle parce que ce qui était impossible serait devenu possible aujourd’hui du fait des progrès de la technique : Jean ne prédisait pas l’avènement de l’ère atomique et d’une possible destruction de l’humanité. Il se contente de transmettre ce qui pour lui est fondamental, à savoir que l’histoire a un sens et que ce sens appartient à Dieu et à Dieu seul.

La conviction théologique fondamentale de son propos sur le jugement réside donc dans l’idée selon laquelle Dieu est maître des événements et de l’histoire. Le jugement n’est pas causé par les manipulations d’un apprenti sorcier, il est la sanction réfléchie de Dieu contre l’idolâtrie qui, dans l’Apocalypse, consiste à reconnaître à l’homme ou à un système politique un pouvoir absolu. Cette compréhension de Dieu suppose que l’histoire des hommes n’est pas livrée à elle-même, à l’absurde et au hasard : si le jugement appartient à Dieu, si l’histoire est entre ses mains et qu’elle a un sens, alors l’humanité n’est pas livrée au pouvoir du néant ou à la folie des hommes. De cet ancrage théologico-christologique du jugement, on peut tirer une triple conséquence anthropologique :

- Premièrement, la notion même d’un Dieu qui juge est, pour l’auteur de

l’Apocalypse, une contestation de l’homme comme maître du monde et de la création. Ce que dénonce Jean de Patmos en son temps, c’est l’illusion de la Pax Romana : elle n’est pas, pour lui, le socle solide sur lequel peuvent s’appuyer les populations de l’Empire. Plus largement cela signifie que le jugement de Dieu vient rappeler à

12 L’importance de la liturgie dans l’Apocalypse de Jean a, depuis longtemps, retenu l’attention

des exégètes. Cf. Pierre PRIGENT, Apocalypse et Liturgie, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1964 ; Ugo VANNI, « Liturgical Dialogue as a Literary Form in the Book of Revelation », NTS 37 (1991), p. 348-372.

13 Jean-DELORME – Isabelle DONEGANI, op.cit., II Chapitres 12-22, p. 72.

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l’humanité, positivement sa condition de créature donc sa finitude, négativement l’aveuglement coupable qu’elle manifeste. Dans son style très particulier, Jean de Patmos rappelle que le moment de l’Évangile, de la Bonne Nouvelle du Salut, n’est jamais sans le moment de la contestation.

- Deuxièmement, le jugement est, jusque dans ses aspects les plus terribles, un

jugement prononcé en vue de la repentance. Même si, dans le texte de Jean la repentance n’est pas au rendez-vous, l’Apocalypse peut se lire, à la manière des interpellations prophétiques, comme une invitation à la conversion. Il y a donc bel et bien une responsabilisation de l’homme qui est invité à des choix : ce que l’homme fait n’est pas sans conséquence pour lui-même, pour ceux qui l’entourent et pour la création. En ce sens supprimer la notion même de jugement conduit à nier l’homme en tant qu’être responsable, capable de décision. L’idée de jugement constitue l’homme en régime de responsabilité. Le jugement est la condition même du salut : il révèle l’homme à lui-même. Paradoxalement ce n’est que si l’homme refuse le jugement qu’il est condamné. Si au contraire il l’accepte comme la vérité de ce qu’il est, alors ce jugement est pour la vie.

- Troisièmement, l’homme est privé du pouvoir ultime : ce n’est pas lui qui a

pouvoir de détruire et de juger. La violence des hommes contre la création ne peut rien contre elle. Seul Dieu à pouvoir de mettre fin à ce qu’il a commencé. Il se pourrait alors que, par un de ces paradoxes dont les Écritures ont le secret, l’annonce du jugement soit une source d’espérance : en mettant entre les mains de Dieu le sort de la création et des créatures, Jean refuse à l’homme toute espèce de divinisation et le décharge ainsi d’un formidable pouvoir de destruction. Aujourd’hui, l’orgueil de l’homme est allé se nicher jusque dans ses angoisses les plus profondes, puisqu’il croit, tel un dieu, avoir le pouvoir de détruire la terre. Or, contre l’évidence même du discours technicien ou écologique qui, étrangement, parlent ici d’une même voix et pourraient s’apparenter à la fascination de l’idole, Jean de Patmos annonce résolument que l’homme ne peut détruire l’humanité parce que Dieu ne lui en a tout simplement pas donné le pouvoir. Ce message, ouvre ainsi, pour qui sait l’entendre, un espace de liberté pour une action paisible et joyeuse en ce monde.

Une dernière réflexion : l’Apocalypse est un texte ecclésial, un texte à usage

interne ; sa dimension liturgique le souligne clairement. Or la communauté opprimée que dépeint Jean ne se fait pas justice elle-même. Si elle réclame la justice, elle attend que Dieu la rende. Retiré des mains de l’homme, le jugement est remis entre les mains de Dieu, pas entre les mains de l’Église ! Le lecteur ne sait d’ailleurs pas le dernier mot du jugement et de la colère de Dieu (c’est le sens du septénaire des tonnerres en Ap 10,3-4 qui n’est pas dévoilé). La violence n’est donc pas au programme de la communauté. Le cri de colère, la demande de rétribution (cf. Ap 6,10) peuvent trouver place dans l’expression de la foi, mais en aucune manière la mise en œuvre de la violence. Il y a là un écart significatif dont, malheureusement, au cours des siècles, les églises n’ont pas toujours su tenir compte !

3. Le sacrifice du Christ : une subversion de la violence 14

14 Sur la question du sacrifice dans l’Apocalypse de Jean, cf. Elian CUVILLIER, « L’immolation du

Christ, de la Bête et des croyants dans l’Apocalypse » dans COLLECTIF, Le sacrifice du Christ et des chrétiens (Cahiers Évangile 118), Paris, Cerf, 2001, p. 48-56.

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À deux reprises dans l’Apocalypse, Jean rappelle les conditions particulièrement

violentes de la mort de Jésus. Le premier passage (Ap 1,5) se situe en ouverture du livre. Pour bien en mesurer la signification, il faut le replacer dans son contexte immédiat, à savoir les versets 4 à 7 du chapitre 1 :

4 Jean, aux sept Églises qui sont en Asie. Que la grâce et la paix vous soient données de

la part de celui qui est, qui était et qui vient, de la part des sept esprits qui sont devant son trône 5 et de la part de Jésus-Christ, le témoin fidèle, le premier-né d’entre les morts et le chef des rois de la terre ! À celui qui nous aime, qui nous a délivrés de nos péchés par son sang, 6 et qui a fait de nous un royaume, des prêtres pour son Dieu et Père, à lui la gloire et le pouvoir à tout jamais ! Amen. 7 Voici il vient avec les nuées et tout œil le verra, même ceux qui l’ont transpercé, et toutes les tribus de la terre se lamenteront à son sujet.

Il est significatif que cette allusion explicite à la mort de Jésus comme sacrifice

sanglant intervienne au tout début de l’Apocalypse au cœur d’une acclamation (v. 4-8) qui, pour utiliser un langage musical, donne le ‘ton’ sur lequel va se jouer la ‘partition’ christologique. Les v. 5 et 7 reprennent, sous forme liturgique, les énoncés fondamentaux de la foi chrétienne primitive :

- v. 5 : Christ est celui qui a obéi jusqu’à la mort (l’expression « témoin fidèle », même si son sens ne se limite pas à cela, contient une allusion à la mort de Jésus : en Ap 2,13 ; 11,3 et 17,6 les « témoins » de Jésus sont toujours mis à mort). Il est ressuscité (« premier-né d’entre les morts ») et désormais élevé en majesté (« souverain des rois de la terre »). Sa mort est à comprendre comme sacrifice pour la délivrance et le salut des croyants (« À celui qui nous aime, qui nous a délivrés de nos péchés par son sang »).

- v. 6 : Il en résulte la constitution d’un nouveau peuple, une communauté de prêtres devant Dieu (« et qui a fait de nous un royaume, des prêtres pour Dieu son Père »).

- v. 7 : La perspective eschatologique est celle de la venue glorieuse du Christ en majesté, pour exercer le jugement sur toute la terre (« Voici qu’il vient avec les nuées. Tout homme le verra, même ceux qui l’ont percé ; et toutes les tribus de la terre se lamenteront à son sujet »).

- Le second texte se trouve en Ap 5,6.9-10 : 6 Et je vis au milieu du trône et des quatre êtres vivants et au milieu des anciens, un

Agneau debout, qui semblait immolé […] 9 Et ils chantaient un cantique nouveau en disant : Tu es digne de recevoir le livre et d’en ouvrir les sceaux, car tu as été immolé et tu as racheté pour Dieu, par ton sang, des hommes de toute tribu, de toute langue, de tout peuple et de toute nation ; 10 tu as fait d’eux un royaume et des sacrificateurs pour notre Dieu, et ils régneront sur la terre. »

Nous sommes ici au tout début d’une longue série de visions qui fonctionne, on

l’a déjà dit, selon le principe des « poupées russes » : l’agneau est le seul capable d’ouvrir le livre scellé de sept sceaux (5,5 et 9), une ouverture qui va se déployer jusqu’au début du chapitre 8 et se prolonger ensuite dans la sonnerie des trompettes jusqu’à la fin du chapitre 11. L’ensemble des visions est ainsi ordonné à la christologie. Ce Christ prend la figure de l’agneau, un titre spécifique à l’Apocalypse de Jean, le plus fréquemment utilisé et présent dans l’ensemble de la narration (5,6.8.12.13 ; 6,1.16 ; 7,9.10.14.17 ; 12,11 ; 3,8 ; 14,1.4.10 ; 15,3 ; 17,14 ; 19,7.9 ; 21,9.14.22.23.27 ; 22,1.3).

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Il est alors significatif que l’introduction de cette figure se fasse sur le mode paradoxal de l’immolation et de la gloire (5,6). L’image est essentielle à la pensée théologique de Jean : l’agneau vainqueur n’a remporté la victoire qu’au prix de sa mort sanglante. Sa victoire sur la mort n’est pas la victoire de quelqu’un d’extérieur au sort de ceux qu’il fait participer à sa victoire. Comme eux, il a subi l’outrage de la mort, et particulièrement d’une mort violente. Le terme grec pour traduire cette idée d’immolation est le verbe sfavzein (Ap 5,6.9.12 ; 6,4.9 ; 13,3.8 ; 18,24). Dans la LXX (traduction grecque de l’Ancien Testament) ce verbe traduit l’hébreu shâhat, qui désigne le geste d’immolation de la Bête du sacrifice. L’expression « Agneau immolé » (Ap 5,6) est donc directement inspirée des traditions de la Pâque juive. La figure de l’agneau renvoie donc à l’agneau pascal de l’Exode. Celui qui assurait, par son sacrifice sanglant, salut et rédemption au peuple en partance pour la Terre Promise. Ainsi reprise par le visionnaire de Patmos, l’image fait du Christ celui qui sauve les croyants en assurant leur « passage » (le sens du verbe hébreu pessah qui a donné le terme français de « pâque ») de l’ancien monde vers le nouveau, de la mort vers la vie.

Placé en ouverture d’une série de visions (Ap 6-11), cette référence au sacrifice

du Christ signifie que, pour Jean de Patmos, l’agneau immolé est celui par qui l’on déchiffre le monde (cf. Ap 5,9 : l’agneau est seul « digne » d’ouvrir le livre scellé). Le sacrifice pascal est la clef de lecture du devenir de l’histoire de l’humanité. La dimension polémique est très claire : ce n’est pas l’Empire, sa puissance économique son invincibilité militaire et sa stabilité qui permettent d’assurer l’existence dans le monde. L’agneau immolé siégeant sur le trône tient dans ses mains le jugement qui va s’abattre sur un monde s’illusionnant sur sa solidité et sa stabilité.

Dans les deux passages que nous avons rapidement analysés, le langage sacrificiel

est accompagné de la mention du sang versé dont la fonction doit maintenant être étudié plus précisément.

En Ap 1,5, le sang de Jésus « délivre » (luvein). L’emploi du verbe dans ce sens

est unique dans le Nouveau Testament. Mais, de la même racine vient le verbe luvtrein, « payer une rançon », « délivrer » (Lc 24,21 : « délivrer Israël » : Tt 2,14 : « afin de nous racheter » 1 P 1,8 : « que vous avez été rachetés ») ; également luvtron, « rançon » (Mc 10,45//Mt 20,28), luvtrwsi", « rédemption », « rachat » (Lc 1,68 ; 2,38 ; Hb 9,12 une « rédemption » obtenue « par le sang » de Jésus). L’emploi original du verbe luvein dans ce passage explique peut-être que d’autres manuscrits lisent « laver » (louvein). On se rapproche alors de Jn 13,10 (dimension sotériologique et christologique) également d’Hb 10,22 (baptême).

En Ap 5,9 le sang de Jésus « rachète » (ajgoravzein, cf. 14,3-4 : les croyants sont

désignés comme « rachetés » ; cf. 2 P 2,1). C’est un terme que l’on retrouve fréquemment chez Paul pour exprimer la rédemption (1 Co 6,20 ; 7,23 ; Ga 3,13 ; 4,5…). Dans l’Apocalypse, le contexte des chapitres 5 et 14 est celui d’un rachat par l’agneau : l’allusion pascale est limpide.

Ailleurs dans l’Apocalypse, le « sang » de Jésus a des fonctions similaires. En Ap

7,14 : la « grande foule » est composée de ceux qui ont « lavé » et « blanchi » leur robe dans le sang de l’agneau. C’est bien la double fonction salutaire et purificatrice du sang qui est ici soulignée. En Ap 12,11 le sang de Jésus est un moyen de « vaincre » (nivkaw). Le sang de Jésus a ainsi une fonction que l’on peut dire militante. Comment

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comprendre cette image ? Sans doute le passage veut-il suggérer que si l’agneau a remporté la victoire (5,5 ; 17,14 ; peut-être aussi 6,2), il s’ensuit alors que les croyants vaincront eux-mêmes par son « sang » et par la « parole du témoignage » (12,11). Mais cette victoire, nous allons le voir, passera elle aussi par un combat où la mort physique doit être envisagée. Les fonctions sotériologiques (délivrer, racheter, purifier) du sang de l’agneau, ainsi que sa fonction militante, ouvrent alors sur une triple dimension sacerdotale, royale (1,6 ; 5,9), et liturgique (7,14 et 14,4). Elles constituent le croyant comme combattant et vainqueur des puissances de ce monde, témoin de Dieu dans ce monde et participant à sa victoire finale.

On constate alors un renversement pour le moins intéressant : la violence subie

par Jésus à travers la crucifixion est en quelque sorte retournée. En effet, la défaite humiliante que constituait l’exécution violente de la croix est transformée en sacrifice porteur de vie et recelant une capacité paradoxale de donner la victoire.

4. La foi comme « combat » contre la violence du monde

On l’a déjà souligné, l’Apocalypse est plus qu’un simple encouragement à une communauté persécutée : elle « dévoile les faux-semblants de la puissance et dégonfle les attentes qui s’y accrochent. Elle démasque les empires (politiques, économiques, culturels, idéologiques…) auxquels la société sacrifie. »15 Jean de Patmos veut ainsi mettre en garde ses auditeurs contre la séduction que pourrait avoir sur eux le discours consensuel des laudateurs de l’Empire. En invitant ses auditeurs à porter un regard critique sur la société romaine et le pouvoir impérial, Jean de Patmos prend à contre-courant la vie même des communautés telle que les « Lettres aux églises » (Ap 2-3) permettent de l’envisager : des communautés qui, elles aussi, sont séduites par le modèle impérial et souhaitent s’intégrer un peu plus dans la société de leur temps. L’Apocalypse de Jean peut ainsi être interprétée comme une tentative de répondre, non seulement aux pressions que subissent les croyants dans les provinces romaines d’Asie mineure, mais également au désir qu’ils ont de se conformer au cadre social reconnu par la majorité.

Si tel est le cas, une double conviction motive alors l’écriture de Jean de Patmos : au plan externe, un regard critique sur les pouvoirs humains et ici singulièrement le pouvoir impérial ; au plan interne, l’interpellation adressée à la communauté croyante de ne pas succomber à la séduction du discours impérial dont la violence n’est alors pas seulement ou même prioritairement physique, mais également idéologique. Pour qui ne subit pas la persécution — ce qui est alors vraisemblablement le cas d’un grand nombre de croyants — il ne doit pas être facile de résister à la séduction de l’Empire : fastes du Culte impérial et des jeux du cirque, évidence des réalisations architecturales et des progrès apportés par Rome, désir de participer à l’essor social lorsqu’on appartient aux classes aisées — ce qui est sans doute le cas pour une minorité de membres des communautés chrétiennes16—, omniprésence de la force et de la puissance des légions.

15 Jean-DELORME – Isabelle DONEGANI, op.cit., II Chapitres 12-22, p. 84. 16 Il n’y a par exemple aucune raison de penser que la diversité sociologique que l’on peut repérer

à l’intérieur de la communauté corinthienne dans la première moitié du premier siècle, ne se retrouve pas dans les communautés urbaines asiates de la seconde moitié. Sur la constitution sociologique des communautés primitives, je renvoie aux analyses toujours pertinentes de Gerd THEISSEN, Histoire sociale du christianisme primitif, Genève, Labor et Fides, 1996.

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Cette dimension critique s’articule à ce qu’il faut bien appeler une « diabolisation » de la structure impériale (cf. en particulier Ap 13 et 17–18). Cette diabolisation ne trouve pourtant pas son origine dans un délire paranoïaque ou dans quelques spéculations apocalyptiques incontrôlées. Elle se fonde sur une analyse politique et théologique de la situation telle qu’elle se présente à la fin du premier siècle. Jean de Patmos interprète en effet la situation dans laquelle il évolue comme une prétention totalitaire et idolâtre du pouvoir impérial. Jean perçoit la force séductrice de Rome en même temps qu’il n’est pas dupe de la violence qui l’accompagne. La mention de la mise à mort de ceux qui n’adorent pas l’image de la Bête (Ap 13,13) ne désigne pas forcément le martyre sanglant de chrétiens persécutés au moment ou Jean rédige son œuvre. Elle renvoie cependant clairement à la force militaire romaine et à sa violence répressive qui met à mal toute velléité de s’affranchir du joug impérial. L’Empire est également dénoncé comme système à caractère religieux et prétendant régir l’entièreté de l’existence humaine au plan politique, culturel et économique. Du point de vue de Jean, cette prétention est un signe, non seulement de l’orgueil des hommes et particulièrement des empereurs, mais aussi de leur soumission aux puissances du mal à l’œuvre dans la création. Au plan de la compréhension de soi du croyant dans le monde, cette interprétation apocalyptique de la réalité trouve son aboutissement dans une résistance spirituelle à l’idolâtrie et dans l’attente du jugement sur le point de s’abattre sur un monde au pouvoir des puissances.

L’Apocalypse déploie donc ce qu’il faut bien appeler une attitude de résistance. Jean s’élève contre le César qui prétend qualifier l’existence de tout être humain à partir de l’ordre romain. La confession de foi est donc ici un acte politique. Elle vise à susciter, chez le croyant, une compréhension nouvelle de sa propre existence et du monde dans lequel il vit. D’une certaine manière, on peut dire que Jean de Patmos refait le monde, c’est-à-dire il l’interprète, le reconstruit, opère une relecture à partir de sa foi en Dieu tel que Christ le révèle (cf. Ap 1,1). Et pour cela, il a besoin d’un langage symbolique parce que ce langage fait rupture et il entraîne le lecteur à voir les choses autrement, à les comprendre différemment. La foi est donc, pour Jean, une interprétation du monde à partir de l’événement survenu en Christ. Mais en quoi, cela est-il un acte politique ? En ce que l’événement pascal est reçu par Jean comme convocation à s’élever contre la logique du monde dans lequel il vit. Pour Jean, l’événement pascal fait advenir autre chose que la situation, que les opinions, que les savoirs institués. L’événement pascal conteste la façon dont le discours officiel, autour duquel s’organise la société romaine, interprète la réalité. Il propose une autre lecture de cette réalité qui conteste l’interprétation consensuelle. Jean affirme que le discours du pouvoir impérial auquel tous sont invités, de gré ou de force, à adhérer, n’est pas le bon. Ce discours, on pourrait le résumer ainsi : « Il y a ce qu’il y a ». Dit autrement : la réalité telle que Rome vous la montre est l’unique vérité. L’ordre impérial — sa puissance qui assure la stabilité économique et politique, la fameuse Pax Romana, l’organisation hiérarchisée de la société telle qu’elle est proposée — est le seul modèle valable. Face à cela, Jean proclame l’inverse : « il y a ce qu’il n’y a pas » affirme-t-il en substance. C’est-à-dire, contre les apparences et contre l’évidence même, la puissance séductrice de la Bête n’est qu’une illusion. La réalité telle qu’elle est présentée à l’œil fasciné du citoyen lambda dans le vaste Empire n’est que mensonge et illusion. La puissance romaine et sa volonté d’englober toute la réalité de l’existence humaine se fonde sur une puissance mortifère, signe de son origine diabolique. Loin d’être porteuse de vie, elle conduit l’homme à sa perte.

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L’opposition de l’auteur de l’Apocalypse de Jean au modèle impérial romain s’enracine dans une analyse particulièrement critique de la situation politique telle qu’elle se présente au premier siècle de notre ère. Jean de Patmos interprète l’universalisme romain qui s’impose à tous les peuples du Bassin méditerranéen comme une véritable menace pour l’intégrité de l’homme, une violence non seulement physique mais également psychologique. La puissance impériale est dénoncée comme système prétendant régir l’entièreté de l’existence humaine au plan politique, culturel et économique, réprimant par la violence ceux qui refusent de se plier à ses règles. L’idolâtrie est une forme de violence : la violence impériale n’est donc pas seulement physique. Elle est aussi violente par sa prétention totalitaire. C’est principalement cela que dénonce Jean de Patmos. Le motif du jugement et de la colère apparaît alors, pour Jean, comme une forme de réponse à la violence institutionnelle : une violence de la parole contre le musellement impérial. Une violence liturgique contre le discours consensuel de la force et du pouvoir. La violence de la parole qu’on veut museler. Il s’agit pour lui d’opposer une résistance spirituelle à cette logique, d’instituer le croyant en dissidence par rapport à elle et d’annoncer sa fin inéluctable. Jean de Patmos est ainsi engagé dans un véritable combat où la violence des mots tente de s’opposer à la violence d’un système. Mais Jean n’en reste pas uniquement à cette position défensive : il entrevoit une issue au règne de la violence. En conclusion de son ouvrage, en effet, il décrit la nouvelle création, sous forme de trois tableaux successifs (21,1-8 ; 21,9-27 ; 22,1-5) où l’on est frappé par l’accumulation de négations pour représenter la nouvelle création : plus de mer (21,1), plus de mort, de deuil, de cri et de souffrance (21,4), plus de Temple (21,22), ni de soleil ou de lune (21,23), les portes de la cité ne se ferment plus, plus de nuit (21,25), nulle souillure (21,27), plus de malédiction (22,3), plus de nuit, nul besoin de la lumière du soleil ou du flambeau (22,5). Le visionnaire fait ici l’expérience des limites du langage pour exprimer l’indicible, à savoir la conviction d’une nouveauté totale sans aucune commune mesure avec quoi que ce soit d’existant. Il ne peut fonctionner que par une comparaison, en creux, avec la réalité de ce monde. Et dans ce cadre là, apparaît une issue à la violence de ce monde à laquelle, qu’il le veuille ou non, le croyant participe17.

17 Sur Ap 21,1-22,5 cf. Elian CUVILLIER, « Le discours sur l’avenir en Apocalypse 21,1-22,5 »,

Graphé 1 (1992), p. 51-65.

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CHAPITRE II

« DONNEZ UN LIEU A LA COLERE » (RM 12,19) UN PARCOURS PAULINIEN AUTOUR DE LA VIOLENCE

Nous interrogerons le corpus paulinien à partir d’une double question : qu’en est-

il de la figure d’un Dieu violent chez Paul et qu’en est-il, conjointement, de la violence du croyant ? Pour mener à bien cette tache, nous procéderons en trois étapes. Nous tenterons d’abord d’appréhender la figure du Dieu violent telle qu’elle se donne à connaître chez Paul et telle qu’elle est reconfigurée via la christologie dont nous verrons qu’elle n’est, elle-même, pas exempte de violence. Dans un second temps, nous aborderons la question de la violence du croyant, qu’elle soit subie ou qu’elle soit active. Nous nous intéresserons tout particulièrement au langage de la violence — la violence rhétorique — et à la manière dont elle est assumée dans la réflexion théologique de l’apôtre. Nous terminerons par quelques remarques sur la gestion de la violence de Dieu et des croyants dans l’héritage paulinien.

1. La violence de Dieu chez Paul 1.1. L’arrière-plan apocalyptique La dimension violente du Dieu de Paul est habituellement reliée aux

représentations vétérotestamentaires dont l’apôtre s’inspire. Sans remettre en question cet arrière-plan symbolique, je propose cependant de prendre aussi en compte l’enracinement apocalyptique de l’imaginaire paulinien. Ce détour tient compte du fait que le rapport de Paul à l’Ancien Testament est médiatisé par le cadre culturel et religieux qui est celui du judaïsme dit du second Temple où l’apocalyptique joue un rôle clé. Or l’influence de la pensée apocalyptique sur Paul est indéniable.

Dans ce contexte particulier on distingue donc entre deux temps ou deux mondes

(deux ‘olamîm) : le ‘olam hazzeh, le monde depuis sa création jusqu’à sa fin, et le ‘olam habba’, le monde à venir18. En grec, on distingue deux éons (aijw'ne"). Le monde présent (l’ancien éon) est au pouvoir du mal. Dieu va juger ce monde mauvais et la venue de l’éon nouveau signifiera l’irruption du monde nouveau comme contestation du monde ancien et accomplissement du droit et de la justice de Dieu sur la terre. Un jour prochain, Dieu mettra un terme à l’état présent des choses (i.e. au monde présent) et recréera une humanité nouvelle en punissant les méchants et récompensant les justes.

Cette compréhension du monde, bien documentée chez Paul, assume l’existence

d’une double violence. Une violence subie et une violence attendue : la violence subie par les justes — et dans une moindre mesure par la création au pouvoir du mal — et la violence réparatrice, libératrice et punitive de Dieu contre le mal et les méchants.

- Création et violence

18 Cf. 1 Hen 71,15 ; IV Es 7,50.112.119 ; 2 Bar 44,8-15 ; 83,4-9. Sur ce point, cf. Martinus C. de

BOER, « Paul and Jewish Apocalyptic Eschatology », dans Joel MARCUS – Marion L. SOARDS eds., Apocalyptic and the New Testament. Essays in Honor of J. Louis Martyn, Sheffield, Academic Press, 1989, p. 169-190, cf. p. 172ss. et notes.

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En conformité aux représentations apocalyptiques, Paul souligne à maintes reprises sa compréhension du monde et de l’existence du juste comme confrontés à la violence des puissances du mal agissant en son sein. Le texte de Rm 8,18-23 l’atteste de façon claire :

« 18 J’estime en effet que les souffrances (ta; paqhvmata) du temps présent sont sans

proportion avec la gloire qui doit être révélée en nous. 19 Car la création attend avec impatience la révélation des fils de Dieu : 20 livrée au pouvoir du néant (th`/ mataiovthti uJpetavgh), non de son propre gré, mais par l’autorité de celui qui l’y a livrée, elle garde l’espérance, 21 car elle aussi sera libérée de l’esclavage de la corruption, (ajpo; th`" douleiva" th`" fqora`") pour avoir part à la liberté et à la gloire des enfants de Dieu. 22 Nous le savons en effet : la création tout entière gémit (sustenavzei;) maintenant encore dans les douleurs de l’enfantement (sunwdivnei). 23 Elle n’est pas la seule : nous aussi, qui possédons les prémices de l’Esprit nous gémissons (stenavzomen) intérieurement, attendant l’adoption, la délivrance pour notre corps. »

Le vocabulaire est expressif : oppression, souffrance, pouvoir du néant,

esclavage, douleurs de l’enfantement, gémissement, délivrance. C’est la violence de l’oppression et du mal que subissent la création et les créatures.

- Violence de Dieu Si, pour Paul le monde est un espace infesté par la violence, le mal, la souffrance

et la mort, cet état de fait ne durera pas. Au contraire il aboutira au jugement de Dieu, lequel suppose une violence rétributive, non seulement sur les puissances du mal (Rm 16,20 : « Le Dieu de la paix écrasera — suntrivyei — bientôt le Satan sous vos pieds »), mais également sur ceux qui, en refusent d’obéir à la Loi de Dieu, participent à ce désordre du monde. Sur ce dernier aspect, un autre passage de l’épître aux Romains est particulièrement expressif :

« 5 Par ton obstination, parce que ton cœur se refuse à changer radicalement, tu

t’amasses un trésor de colère (qhsaurivzei" ojrgh;n) pour le jour de la colère (ojrgh;n) et de la révélation du juste jugement (dikaiokrisiva") de Dieu, 6 qui rendra à chacun selon ses œuvres : 7 vie éternelle à ceux qui, par leur persévérance dans une œuvre bonne, cherchent la gloire, l’honneur et l’impérissable ; 8 colère et fureur (ojrgh; kai; qumov") à ceux qui, par ambition personnelle, sont réfractaires à la vérité et se laissent persuader par l’injustice. 9 Détresse et angoisse (qli`yi" kai; stenocwriva) pour tout homme qui produit le mal, pour le Juif d’abord, mais aussi pour le Grec ! 10 Gloire, honneur et paix pour quiconque œuvre au bien, pour le Juif d’abord, mais aussi pour le Grec ! 11 Car il n’y a pas de partialité chez Dieu ». (Rm 2,5-11)

Il a été montré19 que la mise en scène de la colère et du jugement de Dieu sont au

service de la rhétorique paulinienne : il s’agit d’annuler le privilège des juifs en ce qui concerne la posture devant Dieu et de défendre la Bonne Nouvelle de l’Évangile de la justification pour tous indistinctement. Quoi qu’il en soit, il est clair que le combat contre la violence suppose une violence en retour : le Dieu de Paul ne peut laisser impuni, ni le mal qui abîme la création, ni ceux qui s’y complaisent. En conformité avec la pensée apocalyptique, la manifestation de la justice de Dieu est synonyme de combat. Il n’y a pas continuité mais bien rupture, et rupture violente, avec l’ancien ordre des choses.

19 Jean-Noël ALETTI, « Rétribution et jugement de Dieu en Rm 1-3 », Didaskalia 36 (2006), p. 47-

63.

20

- Sauvés de la colère Cette violence divine promise au mal et à ses serviteurs est à mettre en parallèle

avec le salut des justes qui échapperont à la colère. Ce motif est très bien documenté chez Paul :

1 Th 1,10 : « …et pour attendre des cieux son Fils qu’il a réveillé d’entre les morts,

Jésus, qui nous délivre de la colère à venir (to;n rJuovmenon hJma" ejk th" ojrgh" th`" ejrcomevnh"). »

1 Th 5, 9 Car Dieu ne nous a pas destinés à la colère (oujk e[qeto hJma" oJ qeo;" eij" ojrgh;n), mais à l’acquisition du salut – par notre Seigneur Jésus-Christ. »

Ga 1,4 : « il nous arrachés au monde présent mauvais (ejxevlhtai hJma" ejk tou aijw`no" tou ejnestwto" ponhrou`). »

Rm 5,9-10 : « A bien plus forte raison, maintenant que nous sommes justifiés par son sang (ejn tw ai{mati aujtou), serons-nous donc sauvés de la colère par son entremise (swqhsovmeqa di∆ aujtou ajpo; th’" ojrgh") ! 10 Car si, lorsque nous étions ennemis, nous avons été réconciliés avec Dieu au moyen de la mort de son Fils (dia; tou qanavtou tou uiJou` aujtou`), à bien plus forte raison, une fois réconciliés, serons-nous sauvés par sa vie. »

Ces quelques textes, en conformité avec la tradition apocalyptique, présentent

l’intervention de Dieu comme préservant ses élus de la colère à venir. La cosmologie de Paul fait fond sur un arrière-plan apocalyptique : le monde est au pouvoir du mal, il subit la violence de l’injustice et les souffrances causées par les puissances. En retour, le Dieu de Paul est à la fois le Dieu de l’Ancien Testament et le Dieu de l’apocalyptique : Dieu qui libère son peuple de l’oppression, de l’injustice et du mal. Cela suppose un combat violent.

La spécificité paulinienne est évidemment la référence constante au Christ qui est l’agent permettant d’échapper à la colère. Dans le dernier texte (Rm 5,9-10), significative est la part de violence que contient l’acte même par lequel Christ évite la colère aux élus : « par son sang » (sous-entendu : répandu par la violence du sacrifice) « au moyen de sa mort » (sous-entendu : la mort violente de la croix). C’est ce point qu’il nous faut maintenant approfondir dans la mesure où, chez Paul, il prend une dimension centrale dans l’élaboration théologique : la violence de la croix subie par l’envoyé de Dieu devient en effet la clef de sa sotériologie. La christologie opère un premier décentrement : c’est la mort violente de l’envoyé de Dieu qui est source de victoire, et non la mort qu’il fait subir à ses adversaires, laquelle est reportée dans le futur de sa manifestation finale.

2.2. Du Dieu violent au Dieu violenté - La violence de la croix Le thème de la crucifixion de Jésus occupe, on le sait, une place centrale dans la

pensée de Paul. Or, on ne souligne pas assez combien ce motif est empreint d’une grande violence. Deux mille ans de christianisme nous ont fait perdre de vue ce que pouvait avoir de violent ce châtiment auquel tout citoyen romain condamné à mort avait le droit d’échapper20. Violence légale, politique, judiciaire. Mais également

20 Sur le supplice de la crucifixion, cf. Martin HENGEL, La crucifixion, Paris, Cerf, 1981.

21

violence religieuse fort bien documentée, elle aussi, chez Paul. Quelques textes clefs à ce sujet :

Rm 3,25 : « C’est lui que Dieu a destiné à servir d’expiation (iJlasthvrion) par la foi en

son sang » Rm 8.32 : « Lui qui n’a pas épargné (oujk ejfeivsato) son propre Fils mais l’a livré

(parevdwken aujtovn) pour nous. » Ph 2,8 : « Il s’est abaissé, devenant obéissant jusqu’à la mort, à la mort sur une croix

(uJphvkoo" mevcri qanavtou, qanavtou de; staurou`). » Ga 3,1 : « O Galates stupides, qui vous a envoûtés, alors que, sous vos yeux, a été exposé

Jésus Christ crucifié (∆Ihsou`" Cristo;" proegravfh ejstaurwmevno") ? » Ga 3,13 : « Christ a payé pour nous libérer de la malédiction de la loi (ejk th`" katavra"

tou` novmou), en devenant lui-même malédiction (katavra) pour nous, puisqu’il est écrit: Maudit quiconque est pendu au bois (∆Epikatavrato" pa`" oJ kremavmeno" ejpi; xuvlou). »

Ga 6,14 : « Pour moi, non, jamais d’autre titre de gloire que la croix de notre Seigneur (ejn tw` staurw` tou` kurivou hJmw`n) Jésus-Christ. »

1 Co 1.18-19.23 : « Le langage de la croix (ÔO lovgo" ga;r oJ tou` staurou`), en effet, est folie pour ceux qui se perdent, mais pour ceux qui sont en train d’être sauvés, pour nous, il est puissance de Dieu. Car il est écrit : Je détruirai (ajpolw`) la sagesse des sages et j’anéantirai (ajqethvsw) l’intelligence des intelligents […] mais nous, nous prêchons un Messie crucifié (Cristo;n ejstaurwmevnon), scandale pour les Juifs, folie pour les païens. »

1 Co 2,2 : « Car j’ai décidé de ne rien savoir parmi vous, sinon Jésus Christ et Jésus Christ crucifié (ejstaurwmevnon). »

La violence de la crucifixion subie par Jésus est comme constitutive de l’acte de

salut. Plus surprenant encore, en 1 Co 1,23, la crucifixion n’est pas seulement violence subie. Elle est aussi, et c’est paradoxal, violence que Dieu fait subir à la sagesse humaine : « Je détruirai la sagesse des sages, j’anéantirai l’intelligence des intelligents. » La défaite apparente de la croix est réinterprétée dans les catégories d’une force, d’une violence (« détruire » et « anéantir ») qui renverse la logique et la sagesse humaines. Là où la logique des hommes lit la défaite humiliante, le regard de la foi invite à lire la victoire de Dieu. Là où la violence légale signe la disqualification de Jésus, le regard de la foi lit le renversement des puissances orgueilleuses. Celui qui subit la mort est victorieux. Non pas : la victime est innocente, mais plutôt la victime est victorieuse, l’humilié est glorifié, le faible est fort, fort d’une force paradoxale, différente de la force physique et brutale source de violence. La violence est vaincue par plus « fort » qu’elle, le Crucifié.

Qu’est-ce qui permet cette affirmation surprenante ? C’est la mort et la

résurrection du Christ qui produisent cette défaite de la mort. La violence mortelle de la croix se retourne contre elle-même par la volonté de Dieu de ressusciter le Christ. Le combat à mener contre la violence de l’ennemi c’est la résurrection qui en marque le commencement : Dieu « a relevé » Jésus d’entre les morts. Voilà, d’une certaine manière, la « violence » de la vie contre la violence de la croix. Pourquoi parler ici de violence ? Parce que le langage résurrectionnel prend, lui aussi, des accents de victoire militaire, c’est ce que nous allons voir maintenant.

- Une christologie violente ? Cette victoire au cœur même de la défaite, cette violence paradoxale (celui qui la

subit signe, par là même, la défaite du monde), se prolonge en effet, de façon assez

22

traditionnelle, dans l’attente d’une manifestation finale ou la christologie prendra des accents guerriers :

1 Co 15,24-26 : « Il remettra la royauté (th;n basileivan) à Dieu le Père, après avoir

détruit toute domination, toute autorité, toute puissance (katarghvsh/ pa`san ajrch;n kai; pa`san ejxousivan kai; duvnamin). Il faut qu’il règne jusqu’à ce qu’il ait mis tous ses ennemis sous ses pieds (a[cri ou| qh` pavnta" tou;" ejcqrou;" uJpo; tou;" povda" aujtou`). Le dernier ennemi qui sera détruit (e[scato" ejcqro;" katargei`tai) c’est la mort, car il a tout mis sous ses pieds. »

1 Co 15,54s : « La mort a été engloutie dans la victoire (katepovqh oJ qavnato" eij"

ni`ko"). Mort où est ta victoire (to; ni`ko") ? Mort, ou est ton aiguillon (to; kevntron) ? » Ph 2,9-11 : « Afin qu’au nom de Jésus tout genou fléchisse (pa`n govnu kavmyh/)… » Est-on de ce fait classiquement revenu à la représentation apocalyptique

traditionnelle ? Sans doute. Mais il convient alors de souligner — et cela vaut évidemment pour les textes juifs — que les représentations apocalyptiques relèvent de la dimension langagière de l’expérience humaine. C’est-à-dire qu’il s’agit d’une victoire qui relève de la conviction croyante. La violence qu’elle contient relève de la proclamation non de la mise en œuvre ! La parole remplace la violence en actes. La compréhension de lui-même que propose Paul fait fond sur une compréhension de Dieu qui s’est modifiée : le Dieu qui donne la violence demeure certes, mais il est aussi celui qui l’a subie à travers son envoyé. C’est d’ailleurs Dieu même qui « n’a pas épargné son propre fils » (Rm 8,32), qui l’a livré à la violence. Cette violence donnée est, finalement, violence subie par Dieu lui-même. Il y a un renversement : Dieu donne son fils pour qu’il subisse la violence de la croix. Et cette mort subie devient une violence faite à la violence de deux manières : d’une part, Dieu relève Jésus d’entre les morts et le langage est alors celui de la victoire sur la mort. Secondement, la victoire est médiatisée par la parole proclamée en attendant une éventuelle manifestation finale. 2.3. La violence jugulée La violence physique est désormais déplacée de trois façons complémentaires : par la temporalité, par le langage et par la réflexion théologique.

- La temporalité contre la violence21 Paul reprend le schéma apocalyptique mais est conduit à le complexifier, en

particulier à différer le jugement. Alors le Règne de Dieu prend une autre forme : parce qu’il est différé dans sa manifestation concrète, il est intériorisé et il passe par la proclamation du salut : « c’est aujourd’hui le temps favorable, jour du salut » (2 Co 6,2). Les catégories apocalyptiques reprises par Paul sont réinterprétées par l’événement christologique : c’est « dans le temps présent » (Rm 3,26) que la justice de Dieu est manifestée, mais il s’agit d’une justice paradoxale puisqu’elle se donne à connaître dans la mort d’un crucifié. Pour l’épître aux Galates, qui déploie elle aussi le langage de la justification, l’envoi du fils à « l’accomplissement du temps » (Ga 4,4), et plus précisément la mort de Jésus, est synonyme pour le croyant, non seulement de

21 Sur la question plus large de la temporalité chez Paul, cf. Elian CUVILLIER, « La temporalité

chez Paul » dans Andreas DETTWILER – Jean-Daniel KAESTLI – Daniel MARGUERAT éds., Paul. Une théologie en construction, Genève, Labor et Fides, 2004, p. 215-224.

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justification, mais encore d’« arrachement à ce monde du mal » (Ga 1,4), de « crucifixion » du monde (Ga 6,14) et de « nouvelle création » (kainh; ktivsi" Ga 6,15). Dans la première aux Corinthiens, c’est un autre langage que Paul utilise, mais, sur le fond, l’idée est la même : la croix conteste le « raisonneur de ce siècle » (1 Co 1,20) car la sagesse paradoxale qu’elle déploie n’est pas de ce monde et aucun des princes de ce monde ne l’a connue (2,6-8). Elle est alors puissance de Dieu pour le salut du croyant (1,18.24). La conséquence est tirée dans la seconde aux Corinthiens, dans un langage qui rejoint celui de l’épître aux Galates : la mort du Christ signifie la fin des « choses anciennes », la « nouvelle création » et le début d’une « réalité nouvelle » cf. 2 Co 5,17). Ainsi le présent est-il requalifié puisqu’il est désormais « temps favorable, kairov" eurosdekto", jour du salut » (2 Co 6,2).

Saisie par la foi, cette nouvelle compréhension de l’existence permet au croyant

de se comprendre d’une façon nouvelle au cœur du monde ancien. Cette compréhension nouvelle trouve son fondement dans la proclamation de la croix comme révélation paradoxale de Dieu (1 Co 1,18-25)22. Elle fait advenir au cœur du monde une réalité non perceptible par celui-ci et qui en constitue, pour le croyant, une interprétation en même temps qu’une contestation. Il y a bien, au nom du regard de la foi, un combat mené contre le monde ancien — on est bien dans l’apocalyptique — mais la violence est déplacée. Elle devient langage de la proclamation dans l’existence comprise comme existence « entre deux épiphanies.23 »

- La « parole » comme violence faite à la violence La violence est désormais médiatisée par le langage. On trouve en effet un

langage martial par lequel Paul exprime son « combat » pour la vérité de l’évangile : 2 Co 10, 3-5 : Tout homme que nous sommes, nous ne combattons pas de façon

purement humaine. Non, les armes de notre combat ne sont pas d’origine humaine, mais leur puissance vient de Dieu pour la destruction des forteresses. Nous détruisons les raisonnements prétentieux, et toute puissance hautaine qui se dresse contre la connaissance de Dieu. Nous faisons captive toute pensée pour l’amener à obéir au Christ ».

- Universalisme contre la violence Au plan théologique, le renversement qui fait de Paul un disciple de Christ est

aussi une ouverture à l’universalité du salut (« lorsqu’il a plu à Dieu de révéler à moi son fils pour que je l’annonce aux païens » Ga 1,15). La conséquence est aussi un changement au plan religieux : l’impur n’est plus rejeté, il est réconcilié. Dans la « paix » avec Dieu (un thème important chez Paul : Rm 5,1 ; 26 emplois dans les épîtres authentiques ; 15 dans les deutéropauliniennes ; soit 41 ; 31 dans les 4 évangiles ; 16 dans le reste du NT). Dieu est un Dieu de paix et d’inclusion et non plus de violence et d’exclusion (même s’il s’agit d’un universalisme que l’on peut dire « sélectif »).

2.4. La violence du croyant

22 Sur la théologie de la croix, cf. Jean ZUSMTEIN, « Paul et la théologie de la croix », ETR 76

(2001), p. 481-496. 23 L’expression est empruntée à Yann REDALIE, Paul après Paul, Genève, Labor et Fides, 1994,

p. 174.

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- Violence du « persécuteur » C’est le regard que Paul porte, dans l’après-coup, sur sa propre expérience qui

nous intéresse. Ce regard ne constitue, en aucune manière, une description du parcours religieux d’un juif au premier siècle ! Il nous livre la compréhension de lui-même que Paul avait comme croyant, « zélé » pour la « tradition de ses pères ». L’enquête porte ici sur le propre témoignage de Paul qui, à plusieurs reprises, relayé d’ailleurs par l’auteur des Actes se présente comme un « persécuteur » de l’Eglise :

« Car vous avez entendu parler de mon comportement naguère dans le judaïsme: avec

quelle frénésie je persécutais l'Eglise de Dieu et je cherchais à la détruire; je faisais des progrès dans le judaïsme, surpassant la plupart de ceux de mon âge et de ma race par mon zèle débordant pour les traditions de mes pères. » (Ga 1,14-15 ; cf. Ph 3,7 ; 1 Co 15,9).

Comparer avec Philon, spec 2,54-57 (cf. aussi 2,252-254) : « 54 Si […] des membres de la nation délaissent le culte de l’Unique, pour cet abandon

des rangs les plus importants, ceux de la piété et de la foi, ils doivent être frappés des plus sévères châtiments car ils préfèrent l’obscurité à la plus éclatante lumière, ils aveuglent un esprit capable d’une vision pénétrante. 55 Et il est légitime d’autoriser tous ceux qui sont remplis de zèle (zh`lon) pour la vertu à appliquer ces châtiments immédiatement et sur-le-champ, sans traduire les coupables devant un tribunal, un conseil, ou une quelconque instance. Ils peuvent donner libre cours à cette haine du mal, à cet amour de Dieu qui les poussent à punir inexorablement les impies, estimant qu’en cette occurrence, ils sont tout à la fois conseillers, juges, magistrats, membres de l’assemblée, accusateurs, témoins, lois, peuple, en sorte que, rien ne leur faisant obstacle, ils peuvent sans crainte, en toute impunité, mener le combat de la foi. »

C’est cette notion de « zèle » qu’il faut analyser. Nous suivons ici le travail de

Torrey Seland qui analyse le témoignage de Paul en Ga 1,13-14 à la lumière des écrits de Philon (cf. Spec 1,54-57 et 2,252-254)24. Pour Seland, le « zèle » pour Dieu et pour la Torah ne renvoie pas directement au parti zélote mais désigne des individus qui se sentent missionnés pour défendre la Loi jusques et y compris par la violence physique à l’encontre de ceux dont ils estiment qu’ils sont des blasphémateurs. Le modèle central pour tous ces « zélotes » est Phinéas (Nb 25) qui tue un Israélite et la femme madianite qu’il voulait prendre : éradication des juifs transgresseurs de la Loi et destruction des païens qui égarent Israël. On peut aussi penser au prophète Elie qui tue les prêtres de Baal. La notion de « zèle » doit être comprise comme une forme violente d’intolérance religieuse qui a ses racines au temps des Maccabées. Elle est d’abord dirigée contre les coreligionnaires. Le Paul « préchrétien » appartient sans doute à une frange radicale des pharisiens qui pratique cette forme de violence religieuse. Comme pharisien il se voyait sans doute comme un Phinéas, zélé pour la Loi jusqu’à utiliser la violence physique contre ceux dont il estimait qu’ils étaient blasphémateurs, idolâtres, faux-prophètes, conduisant le peuple à l’apostasie (toutes choses dont on pouvait accuser certains disciples de Jésus). Dans ce contexte, la persécution que Saul fait subir aux (judéo-)chrétiens n’a pas qu’un sens moral. Elle représente probablement plus qu’une polémique dure ou un harcèlement verbal mais implique sans doute des mesures violentes pour « détruire » la foi des adversaires. Quoique nous n’ayons pas de preuves

24 Torrey SELAND, « Saul of Tarsus and Early Zealotism. Reading Gal 1,13-14 in Light of Philo’s

Writing », Biblica 83 (2002), p. 449-471.

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qu’il persécutait « jusqu’à la mort » (Ac 22,4), il ne faut pas sous-estimer la nature violente de ces persécutions. Le texte de Philon suggère en tous les cas que des personnes commettant de sérieux « crimes » tels que l’idolâtrie, l’apostasie, le parjure, pouvaient être attaqués physiquement par des « zélotes » violents. Saul le pharisien « zélé » voyait sans doute les premiers chrétiens (sans doute judéo-chrétiens ouverts aux païens) comme représentant un réel danger pour l’intégrité d’Israël et, pour cette raison, il essayait de les « détruire ».

Paul présente son parcours comme un renversement, un déplacement identitaire. Dans ce cadre, il passe d’une violence donnée à une violence subie. De persécuteur, il devient persécuté. De geôlier, il devient prisonnier : cf. l’image qu’il donne de lui dans l’épître aux Philippiens. La façon dont il interprète son parcours signifie qu’il comprend désormais le zèle religieux comme une violence contre Dieu lui-même ou son envoyé et ses disciples (ce que Luc traduira narrativement par le fameux : « c’est moi, Christ, que tu persécutes »). Il est notable qu’une fois passé du côté des persécutés, il abandonne toute forme de coercition physique contre ses adversaires.

Comment expliquer ce changement ? L’hypothèse que nous formulons est la suivante : c’est justement la violence subie par le Christ qui a fait apparaître à Paul la perversion de son zèle pour la Loi. La violence physique « tombe » du fait qu’elle a frappé le « juste » lui-même. Paul passe alors d’un « zèle » pour la Loi à un « zèle » pour la Bonne Nouvelle d’un crucifié, d’un persécuté à cause de la Loi. Mais alors, il ne peut plus y avoir de violence en retour contre ceux qui refuseraient ou blasphémeraient contre ce juste-là. La violence est renvoyée à Dieu, elle n’est plus spectaculaire, elle est désormais médiatisée par un tiers, Dieu, celui-là même qui a accepté de donner son fils pour qu’il subisse la violence des hommes. Un déplacement s’opère, un apaisement par rapport à la pulsion de violence physique contre les adversaires. Est-ce à dire que Paul en a fini avec la violence donnée ? Ce n’est pas aussi simple.

- Violence d’apôtre On retrouve, chez Paul, un langage de l’agression contre les adversaires ou contre

ses destinataires lorsqu’il estime qu’ils sont dans une attitude répréhensible : - « Galates stupides » (Ga 3,1) : - « Prenez garde aux chiens, prenez garde aux ‘mal coupés’ » (Ph 3,2) - « … puisque vous aussi avez souffert, de vos propres compatriotes, ce qu’elles [i.e. les

communautés de Judée] ont souffert de la part des Juifs ; eux qui ont tué le Seigneur Jésus et les prophètes, ils nous ont aussi persécutés, ils ne plaisent pas à Dieu et sont ennemis de tous les hommes, ils nous empêchent de prêcher aux païens pour les sauver, et mettent ainsi, en tout temps, le comble à leur péché. Mais la colère est tombée sur eux, à la fin.» (1 Th 2,14-16).

Paul se manifeste dans ces textes comme un homme au service de la vérité de

l’Évangile. Un homme, parfois aussi, à l’image de soi et au narcissisme blessés : le discours « fou » de 2 Co 10-13 n’est pas exempt d’une violence que l’on pourrait presque apparenter à une violence « passionnelle ». Paul blessé dans son amour propre peut devenir violent dans les propos (la « fin » des adversaires sera « conforme à leurs œuvres », 2 Co 11,15) et même menacer de représailles (« prêt à punir toute désobéissance » 2 Co 10,6 ; « j’agirai sans ménagement » 2 Co 13,2 ; « pour ne pas avoir à trancher dans le vif » 2 Co 13,10).

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La violence n’est cependant plus physique. Elle est rhétorique. Promise, menace, déception, blessure narcissique. Un point essentiel : Paul n’est plus l’instrument, le bras armé de la violence divine. Elle passe par la parole.

Excursus : à propos de 1 Th 2,14-16

Ce passage appartient à l’action de grâces où l’apôtre fait l’éloge de l’accueil de l’Evangile, manifesté par les Thessaloniciens (1,2-10 ; 2,13)25. L’essentiel pour lui est de souligner l’endurance des nouveaux convertis à Thessalonique face aux épreuves multiplies auxquelles ils sont confrontés. Dans ce cadre, Paul évoque la souffrance des communautés judéo-chrétiennes en Palestine à cause de l’hostilité permanente des juifs. Mais qui sont ces juifs ? Si l’on en croit les propos même de Paul, ce qui les caractérise c’est leur participation active au meurtre de Jésus et des prophètes (sans doute, dans l’esprit de Paul, des prophètes chrétiens), par la persécution de Paul et de ses collaborateurs, par l’interdiction de la mission chez les païens. Ces actes précis montrent qu’il ne s’agit pas de tout le peuple juif, mais des responsables religieux (le Sanhédrin et, peut-être aussi, les responsables des synagogues) qui avaient la compétence de déférer Jésus devant les autorités romaines et qui, comme Paul le faisait avant sa conversion, tentaient par tous les moyens d’exclure des synagogues ceux des judéo-chrétiens qui prônaient une ouverture aux païens. La qualification « ennemis de tous les hommes » (v. 15), qui a malheureusement fait fortune dans l’histoire de l’Occident chrétien (mais qui est un lieu commun antérieur à Paul), ainsi que l’allusion selon laquelle « ils ne plaisent pas à Dieu » (v. 15) sont à comprendre dans ce cadre spécifique et ne peuvent être compris, ni comme le regard de Paul sur ses compatriotes (on ne comprendrait alors par comment Paul, juif lui-même, pourra écrire plus tard Rm 9-11 !) ni, a fortiori, comme une description de l’être-juif de tous les temps et de tous les lieux ! La mention de leurs péchés (v. 16b) et de la manifestation définitive de la colère de Dieu sur eux (v. 16c) doit être interprétée comme une allusion au rejet violent et meurtrier des responsables religieux, et non comme une référence à des événements historiques comme l’expulsion des juifs de Rome par Claude ou la destruction de Jérusalem par les Romains en 70 ou en 135 de notre ère. Quoi que l’on pense de ces propos de Paul qui appartiennent au registre de la rhétorique de controverse, ils concernent les responsables religieux du judaïsme de son temps dans l’exacte mesure où, selon lui, ils sont responsables de la mort de Jésus et font obstacle à l’évangélisation des païens (comme lui-même l’a fait lorsqu’il était pharisien). Ils ne concernent pas les juifs en tant que tels : toute connotation raciale est donc absente dans notre texte.

- Le croyant et la violence Il nous faut maintenant rendre compte de la façon dont Paul invite les

communautés auxquelles il s’adresse à se situer dans le monde et face à la violence omniprésente. Trois lignes directrices semblent pouvoir être identifiées qui propose une façon différence de se comprendre dans le monde.

- « crucifié avec » le Christ

L’expérience du salut passe donc par une mort violente à soi-même et à ce

monde. Rm 6,6 : « Comprenons bien ceci: notre vieil homme a été crucifié avec lui pour que soit

détruit ce corps de péché et qu’ainsi nous ne soyons plus esclaves du péché. » Rm 6.7 : « Car celui qui est mort est libéré du péché. »

25 On a parfois émis l’idée que ce passage était une glose secondaire qui aurait été insérée après

70 dans le corps de l’épître. L’hypothèse ne se fonde cependant sur aucun élément textuel.

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Ga 2.19 : « Car moi, c’est par la loi que je suis mort à la loi afin de vivre pour Dieu. Avec le Christ, je suis un crucifié. »

Ga 5.24 : « Ceux qui sont au Christ ont crucifié la chair avec ses passions et ses désirs. » Ga 6.14 : « Pour moi, non, jamais d’autre titre de gloire que la croix de notre Seigneur

Jésus Christ; par elle, le monde est crucifié pour moi, comme moi pour le monde. » - violence subie dans la confiance et la joie Rm 8,35-37 : « Qui nous séparera de l’amour du Christ ? La détresse, l’angoisse, la

persécution, la faim, le dénuement, le péril, ou l’épée ? Ainsi qu’il est écrit : A cause de toi on nous met à mort constamment. On nous conduit comme des moutons qu’on égorge. Mais dans toutes ces choses, nous sommes plus que vainqueurs par celui qui nous a aimés. »

2 Co 12,10 « Donc je me complais dans les faiblesses, les insultes, les contraintes, les persécutions, et les angoisses pour Christ! Car lorsque je suis faible, c’est alors que je suis fort. »

Violence de la victime ? Écoutons ici Nietzsche, avec lequel Jean-Daniel Causse

dialoguera plus longuement au chapitre suivant : « Ceux qui souffrent ont tous une effrayante disposition à inventer des prétextes à leurs passions douloureuses ; ils jouissent même de leurs soupçons, de leurs ratiocinations moroses sur les bassesses et les préjudices dont ils se croient victimes, ils scrutent les entrailles de leur passé et de leur présent, pour y trouver des histoires obscures et douteuses où ils sont libres de se griser de soupçons torturants et de s’enivrer du poison de leur propre méchanceté – ils rouvrent violemment leurs plus anciennes blessures, ils saignent de plaies depuis longtemps cicatrisées »26. Chez Paul pourtant, cette violence subie n’est pas prétexte à ressentiment mais occasion d’un décentrement de soi. C’est, ici l’épître aux Philippiens qui peut tracer une voie possible d’interprétation de ce décentrement à travers le motif de la « joie » récurrent dans l’épître (16 occurrences du verbe caivrw et sungcaivrw et du substantif carav : 1,4.18 — 2 fois — ; 1,25 ; 2,2 ; 2,17-18 — 4 fois — ; 2,28.29 ; 3,1 ; 4,1 ; 4,4 — 2 fois — ; 4,10). « Tenir ferme » et « combattre » (1,27 et 4,3) c’est laisser son existence être déplacée par une nouvelle compréhension de Dieu, de soi-même et des autres à l’image du parcours d’abaissement du Christ. S’il s’agit de « souffrir » pour le Christ (1,29), cette communion aux souffrances de Christ (3,10), loin d’être synonyme de repliement, décentre de soi-même et ouvre sur les autres : là réside la source de la joie véritable dont Paul fait l’expérience (cf. 2,17-18).

- Déplacement de la colère : « Donnez un lieu à la colère » Rm 12, 14-21 : « 14 Bénissez ceux qui vous persécutent; bénissez et ne maudissez pas.

15 Réjouissez-vous avec ceux qui sont dans la joie, pleurez avec ceux qui pleurent. 16 Soyez bien d’accord entre vous; n’ayez pas le goût des grandeurs, mais laissez-vous attirer par ce qui est humble. Ne vous prenez pas pour des sages. 17 Ne rendez à personne le mal pour le mal; ayez à cœur de faire le bien devant tous les hommes. 18 S’il est possible, pour autant que cela dépend de vous, vivez en paix avec tous les hommes. 19 Ne vous vengez pas vous-mêmes, mes bien-aimés, mais laissez agir la colère de Dieu (lit : « donnez un lieu à la colère » ajlla; dovte tovpon th'/ ojrgh`/), car il est écrit : A moi la vengeance27, c’est moi qui rétribuerai, dit le Seigneur. 20 Mais si ton ennemi a faim, donne-lui à manger, s’il a soif, donne-lui à boire, car,

26 Frédéric NIETZSCHE, Généalogie de la morale, Œuvres philosophiques complètes, t. III, Paris,

Gallimard, 1971, § 15, p. 317. 27 La BJ et la Nouvelle Segond préfèrent « faire justice » à « se venger » pour rendre le grec

ejkdikevw.

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ce faisant, tu amasseras des charbons ardents sur sa tête. 21 Ne te laisse pas vaincre par le mal, mais sois vainqueur du mal par le bien. »

Il convient de donner un lieu à la colère des croyants, et ce lieu c’est Dieu lui-

même. La conséquence est donc l’abandon de la loi du Talion, une éthique personnelle proche du Sermon sur la Montagne et, par ailleurs, dans le même mouvement, une soumission à la morale commune qui régule la violence par la loi (dont la violence fait partie : cf. Rm 13). Pour le reste, le programme est clairement indiqué dans le passage de Rm 13 (cf. aussi : Rm 14, 19 : « recherchons donc ce qui convient à la paix »).

2. L’héritage paulinien (Ep 2,13-17)

Ep 2,13-17 : « Mais maintenant, en Jésus Christ, vous qui jadis étiez loin, vous avez été rendus proches par le sang du Christ.14 C'est lui, en effet, qui est notre paix : de ce qui était divisé, il a fait une unité. Dans sa chair, il a détruit le mur de séparation : la haine. 15 Il a aboli la loi et ses commandements avec leurs observances. Il a voulu ainsi, à partir du Juif et du païen, créer en lui un seul homme nouveau, en établissant la paix, 16 et les réconcilier avec Dieu tous les deux en un seul corps, au moyen de la croix; là, il a tué la haine. 17 Il est venu annoncer la paix à vous qui étiez loin, et la paix à ceux qui étaient proches. »

On retrouve dans ce passage comme une synthèse du parcours théologique que

nous avons cru déceler chez Paul autour de la violence religieuse et son déplacement vers la pacification. La mort violente du Christ réconcilie avec Dieu. Cette mort détruit le mur de séparation que construit la Loi : c’est par la fin de la Loi que un seul homme pacifié naît (l’universalisme contre le particularisme). La croix est un combat violent contre la haine. Un combat où celui qui est violenté « tue » la haine. De ce combat naît un homme unifié et qui vit dans la paix (on retrouve ici le fondement de l’éthique paulinienne). Tout cela relève de la proclamation pascale et fonde l’être au monde du croyant.

Conclusion Saul le pharisien qui appartient à un groupe intégriste est structuré sur une pensée

apocalyptique (celle des deux éons) dont la violence n’est pas absente. D’une certaine manière la pensée des deux éons nécessite la violence. On la retrouve dans l’expression chrétienne de l’événement du salut. L’événement Christ modifie cependant la structure apocalyptique d’une double manière. Au niveau de la temporalité et au niveau même du rapport à la violence non plus d’abord exercée mais acceptée.

La temporalité paulinienne (réinterprétation de l’apocalyptique) déploie un espace, une dilatation du temps qui est synonyme de mise à distance, donc d’apaisement, de déplacement des pulsions premières. Elle permet de laisser un espace à autre chose qu’à la colère pulsionnelle. Elle devient source de vie possible.

La part de violence que comprend cette prédication de la Bonne Nouvelle est une violence faite à la violence : elle pose des limites à l’hybris humaine et à l’hybris divine d’une part sous la figure d’un Christ crucifié. D’autre part, de la part des croyants, par l’acceptation d’une régulation de la violence par la loi commune des hommes.

Le jugement n’est pas supprimé mais la volonté de salut devient plus pressante et s’éloigne un peu le « jour de la colère de Yahvé » pour laisser place à la volonté de réconciliation. Paradoxalement, ceci ne se fait pas sans douleur mais passe par une violence faite aux images habituelles de Dieu. Pour les successeurs de Paul, et pour le christianisme, ceci n’est jamais allé de soi. Et le parcours paulinien est toujours à

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recommencer. C’est le combat de toute une vie qui peut espérer s’achever sur un salut final dont les accents guerriers toujours présents ne sont désormais plus prioritairement au service du jugement des impies, mais sont au service de la proclamation à « toutes les nations » (2 Tm 4,6-18).

Une violence positive ? On ne peut guère imaginer inscrire la violence dans une liste des vertus. Or, avant

de considérer la violence sur un plan moral, il faut d’abord la penser comme une donnée fondamentale de l’existence. Et la question qui se pose à nous au terme de ce parcours est la suivante : la violence est-elle toujours forcément négative ? Prudemment, il me semble possible de répondre « non » à cette question difficile. Et le parcours autour de Paul indique au moins deux directions d’une violence « positive » :

- La violence des mots peut être l’expression d’un déplacement de la violence. Elle ne s’effectue pas dans les faits mais se présente comme une dénonciation de la violence. Elle en constitue la subversion. Le langage édulcoré d’une certaine forme de christianisme, loin de lutter efficacement contre la violence du mal, n’est-il pas la porte ouverte à son déploiement sans limites ?

- Secondement, la violence de la vie contre la violence de la mort (cette dernière peut évidemment prendre le masque de la Loi et de la religion). Cette violence de la vie n’est-elle pas la puissance résurrectionnelle de Dieu qui relève Jésus d’entre les morts, et constitue, chez Paul, une violence faite à la violence de la mort ?

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CHAPITRE III JESUS AUX PRISES AVEC LA VIOLENCE DANS L’EVANGILE DE MATTHIEU28

Ceux qui sont familiarisés avec le premier évangile connaissent cette surprenante

parole de Jésus : « Depuis les jours de Jean Baptiste jusqu’à maintenant le Royaume des cieux est assailli avec violence et ce sont les violents qui s’en emparent » (Mt 11,12)29. Ils se rappellent aussi, de lui, cette parole pour le moins surprenante : « Ne pensez pas que je sois venu apporter la paix sur la terre ; je ne suis pas venu apporter la paix mais l’épée » (Mt 10,34). Est-ce à dire que l’entrée dans le Royaume de Dieu est affaire de violence ? Que la Bonne Nouvelle de Jésus suppose le conflit violent, la lutte armée ? Bien évidemment l’on pourrait opposer à ces deux paroles d’autres déclarations de ce même Jésus, dans le même évangile de Matthieu. On pense évidemment aux Béatitudes du Sermon sur la Montagne (Mt 5,3-11), en particulier la septième : « Heureux les artisans de paix, ils seront appelés fils de Dieu » (v. 9), ou encore sa réaction face à Pierre qui veut intervenir pour le défendre lors de son arrestation : « Rengaine ton épée ; car tous ceux qui prennent l’épée, périront par l’épée » (Mt 26,52). Et l’on pourrait multiplier les exemples contradictoires où d’un côté Jésus prononce des paroles dures, pleines d’une violence parfois choquante30, et de l’autre où il apparaît comme le prédicateur pacifique auquel nous sommes généralement habitués31. Comment rendre compte de cette tension inhérente à la narration évangélique32 ? C’est ce que nous allons tenter de faire dans ce dernier chapitre.

1. La destinée du Jésus matthéen : un parcours jalonné par la violence

1.1. La violence aux origines de l’existence historique de Jésus Dès l’ouverture de l’évangile, un constat s’impose au lecteur attentif : la violence

est présente dans le récit de l’enfance de Jésus (Mt 1-2). Elle l’est de deux manières différentes et complémentaires33 :

1. La généalogie de Jésus qui ouvre l’évangile (Mt 1,1-17) atteste de façon répétée que la violence précède la venue au monde de Jésus. En effet, la longue liste des ancêtres de Jésus, dont beaucoup sont connus par l’Ancien Testament, porte en elle l’histoire mouvementée et violente du peuple d’Israël. Comme fils d’homme, inscrit dans l’histoire d’une nation, Jésus vient au monde chargé du poids de l’histoire du peuple d’Israël, une histoire faite de crimes de sang, de violences physiques ou

28 Une première version de ce chapitre a déjà donné lieu à une publication ; cf. Elian CUVILLIER,

« Jésus aux prises avec la violence dans l’évangile de Matthieu », ETR 74 (1999), p. 335-349. 29 Un passage parallèle se trouve, sous une forme différente, en Lc 16,16 : « La Loi et les

prophètes vont jusqu’à Jean ; depuis lors la bonne nouvelle du Royaume de Dieu est annoncée et tout homme déploie sa force pour y entrer. »

30 On pense aux malédictions contre les scribes et les pharisiens de Mt 23. 31 On mentionnera l’antithèse sur la loi du talion où Jésus invite à tendre l’autre joue (Mt 5,38-42)

ou celle sur l’amour des ennemis (5,43-44) ; également la déclaration de Mt 11,29 où il se présente comme un maître doux et humble de cœur, en consonance avec la citation d’accomplissement de Mt 12,18-21 où le Serviteur de Yahvé ne suscite pas la querelle (v. 19).

32 Il serait facile de montrer que ce constat qui vaut pour l’évangile de Matthieu est plus ou moins valable pour les trois autres. On trouverait en effet semblable tension entre paroles pacifiques et paroles violentes dans chacun des quatre évangiles.

33 Sur le récit matthéen de l’enfance, cf. Elian CUVILLIER, Naissance et enfance d’un Dieu. Jésus Christ dans l’évangile de Matthieu, Paris, Bayard, 2005.

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psychologiques, de guerres et de paix, de violences et de réconciliations. Un exemple suffit à le montrer de manière claire. Un détail de cette généalogie indique en effet que Jésus est marqué par la violence, pas seulement comme membre du peuple d’Israël, mais comme membre d’une lignée particulière : après avoir indiqué que Jésus est un « fils de David » (Mt 1,1), Matthieu précise, au v. 6, que « David engendra Salomon de la femme d’Urie ». Pourquoi, comme pour Thamar (v. 3), Rahab et Ruth (v. 5), n’avoir pas appelé cette femme par son nom, Bethsabée ? Il faut y voir un rappel de l’épisode au cours duquel David, après s’être rendu coupable d’adultère avec celle qui deviendra une ancêtre de Jésus, fait mettre à mort son mari (cf. 2 S 11).

2. Au chapitre 2, Matthieu rapporte un acte particulièrement violent, celui du massacre des enfants de Bethlehem (Mt 2,16-18). Par cet assassinat collectif, Hérode essaie de se débarrasser d’un concurrent indésirable. Deux remarques sur l’épisode :

a. La citation d’accomplissement du v. 17 mentionne le prophète Jérémie. Ce prophète revêt un intérêt particulier pour Mt qui le nomme explicitement trois fois (outre, 2,17-18, cf. 27,9-10 — référence à Jérémie pour parler de la « vente » de Jésus par Judas aux chefs du peuple — et 16,14 — Jésus assimilé à Jérémie—). La première et la dernière références (2,17-18 et 27,9-10) sont en étroite relation attestant, chez Matthieu, l’opposition mortelle au Messie de la part de ceux qui auraient dû le reconnaître et le recevoir. La mention de Jérémie renforce le lien entre les récits de l’enfance et le récit de la Passion, soulignant le rejet du Messie par son peuple, plus exactement par ses responsables religieux. Quant à la mention de Mt 16,14, elle confirme d’une autre manière les remarques précédentes : pour Mt, Jésus fut perçu par ses contemporains comme un prophète de malheur. Tel Jérémie, il en subit les conséquences, c’est-à-dire le rejet34. Pour Matthieu, ce rejet est déjà inscrit au tout début de l’existence terrestre de Jésus.

b. L’épisode du massacre des enfants et de la fuite de Jésus en Égypte est à lire en parallèle avec l’histoire de Moïse. Les allusions les plus suggestives sont les suivantes : 1) l’assassinat des premiers-nés d’Israël en Égypte sur ordre du Pharaon (Ex 1,22), assassinat auquel échappe Moïse (Ex 2,1-10) ; 2) La fuite de Joseph « de nuit » évoque la fuite d’Égypte la nuit de Pâque (Ex 12,31), mais aussi la fuite de Moïse, en danger de mort, après qu’il a tué le soldat égyptien (Ex 2,11s) ; 3) le retour de Jésus dans son pays qui inaugure le ministère de Jésus, l’envoyé de Dieu ; ce retour rappelle celui de Moïse revenu pour délivrer le peuple, envoyé par Dieu. Jésus est ainsi profondément solidaire des malheurs de son peuple (cf. Mt 8,17 ; 11,28-30), jusque dans la violence subie par les plus petits d’entre eux et à laquelle, dans la logique du récit de Matthieu, il n’échappe que provisoirement.

Ainsi, Jésus, dès le début de son existence est-il doublement marquée par la violence : violence à la fois originelle (elle est inscrite au cœur même de la généalogie de Jésus) et séculaire (en Jésus se répète le thème vétérotestamentaire de la révolte contre l’envoyé de Dieu). Sans doute, à travers ce récit matthéen de l’enfance, l’évangéliste nous rappelle-t-il que l’incarnation n’est pas un mot théologique sans effet sur le réel. De cette conviction selon laquelle, pour les premiers chrétiens, Dieu en Jésus s’était solidarisé avec ce qui fait la condition humaine, Matthieu tire toutes les

34 Sur la figure de Jérémie chez Matthieu, cf. Michael KNOWLES, Jeremiah in Matthew’s Gospel.

The Rejected Prophet Motif in Matthaean Redaction, Sheffield, Academic Press, 1993 ; également, François VOUGA, « La seconde Passion de Jérémie », LumVie 32 (1983), p. 71-82.

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conséquences : Jésus est pris dans ce qui fait notre condition humaine, en particulier marqué, bien malgré lui, par cette violence native avec laquelle nous avons tous, peu ou prou, à nous débattre et dont il faut apprendre à se délier.

1.2. Traces de violence dans la narration évangélique

La violence n’est pas seulement présente dans les premiers chapitres de l’évangile. On en découvre de fortes traces tout au long de la narration évangélique. Sans prétendre à l’exhaustivité, soulignons-en quelques-unes.

1.2.1. La violence contre les disciples et contre Jean Baptiste - En Mt 10, Jésus annonce la violence que subiront les disciples dans leur mission

de proclamation du Règne de Dieu ; cf. 10,16-42 (v. 21-22 : « le frère livrera son frère à la mort, et le père son enfant ; les enfants se dresseront contre leurs parents et les feront mourir. Vous serez haïs de tous à cause de mon nom, mais celui qui aura résisté jusqu’au bout, celui-là sera sauvé » ; v. 35 : « Ne pensez pas que je sois venu apporter la paix sur la terre ; je ne suis pas venu apporter la paix, mais l’épée »). Le rejet de l’Évangile et la violence qu’il provoque chez ses adversaires sont fondés théologiquement : le Christ est objet de scandale. Il revendique tout l’être humain et il provoque donc la haine et la discorde. La haine que s’attirent les disciples n’est ainsi pas le simple fait du hasard ou de la méchanceté des autres. Plus fondamentalement elle est le résultat de la séparation qu’opère l’Évangile : il faut abandonner ses sécurités et ses certitudes pour suivre le Christ, et cela est un objet de scandale pour tous les hommes, juifs comme païens (cf. v. 34-38).

- En Mt 14,1-12, Matthieu rapporte la mort violente de Jean-Baptiste. Ce meurtre

doit être interprété dans le cadre de la violence que la venue du Royaume suscite chez l’être humain. Jean Baptiste est la figure du prophète mis à mort parce que, au nom de Dieu, il interpelle les puissants. Dans ce sens, la violence qu’il subit annonce celle que subira Jésus. Matthieu lui-même l’atteste de façon explicite : « Je vous le déclare, Elie est déjà venu, et, au lieu de le reconnaître, ils ont fait de lui tout ce qu’ils ont voulu. Le Fils de l’homme lui aussi va souffrir. Alors les disciples comprirent qu’il leur parlait de Jean le Baptiste » (Mt 17,12-13).

1.2.2. La mort de Jésus comme aboutissement de la violence

La mort de Jésus s’inscrit donc dans cette tradition de l’envoyé de Dieu rejeté et violenté par le peuple, sous l’influence de ses chefs religieux dont il conteste, par sa prédication, l’autorité. Deux exemples suffisent à le souligner.

- En Mt 12,14, après avoir été confronté à l’interpellation radicale de Jésus sur la question de l’interprétation du sabbat (cf. 12,1-13), les pharisiens forment le projet de le faire périr. C’est la première fois, depuis le projet d’Hérode au tout début de l’évangile, que Jésus est explicitement soumis à un désir de mort. Se profile déjà, à l’horizon du récit, l’arrestation, la condamnation et la mise à mort de l’envoyé de Dieu.

- Ce sont surtout les trois annonces de la Passion qu’il faut ici mentionner. En Mt 16,21, Jésus annonce qu’il sera livré « aux anciens, grands prêtres et scribes » ; en 17,22, c’est « aux mains des hommes » qu’il va être livré ; en 20,17, les grands prêtres et les scribes, après l’avoir condamné à mort, le livreront « aux païens ». La violence à

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l’encontre de Jésus n’est pas celle des chefs du peuple en tant que juifs, mais bien la violence qui, par-delà le cas particulier d’Israël, est celle de tout homme (juif ou païen) confronté à la parole du prédicateur du Royaume des cieux. La perspective de sa mort, Jésus la « montre » (deivknuein, cf. 16,21) à ses disciples, c’est-à-dire qu’il en a compris le caractère inéluctable. Le Jésus matthéen est ainsi conscient de la violence que suscite sa parole. Tels les prophètes de l’ancien Israël, porteurs de la parole de Dieu, tel Jean-Baptiste, Jésus est rejeté et va subir la violence meurtrière. Ceux qui se réclameront de lui subiront le même sort que lui, car « le disciple n’est pas au-dessus du maître » (Mt 10,24).

1.2.3. Le Royaume assailli par la violence (Mt 11,12)

Venons-en, pour terminer ce chapitre, au logion de Mt 11,12 (// Lc 16,16) mentionné au tout début de ce chapitre qu’il est temps maintenant d’interpréter. Les principales interprétations du verset sont au nombre de cinq. Trois comprennent le logion positivement, deux négativement :

- Positivement, le logion signifierait, 1) la « sainte violence de ceux qui s’emparent du Royaume de Dieu au prix des plus durs renoncements »35 ; 2) en rendant le verbe bivazo par un actif (« Le Royaume des cieux se fraie sa voie avec violence ») l’idée selon laquelle le Royaume, malgré tous les obstacles, viendrait avec puissance36 ; 3) l’expression « les violents » (bivastai) serait une désignation des disciples de Jésus par leurs adversaires37 ou par eux-mêmes38. Ces « violents », ces « marginaux » s’emparent désormais du Royaume.

- Négativement, le logion désignerait, 1) la violence des zélotes qui veulent faire advenir le Royaume par les armes (et que Jésus désavouerait)39 ; 2) dans les termes de l’apocalyptique juive, le combat des forces mauvaises (Satan et ses représentants terrestres, i.e. Hérode qui a fait arrêter puis tuer Jean baptiste, plus tard les autorités juives et romaines qui mettent Jésus à mort) contre le Royaume de Dieu et ses envoyés. Dit autrement, la souffrance de Jean Baptiste et de Jésus après lui est interprétée dans les termes de la tribulation eschatologique des deniers jours40.

35 Pierre BENOIT, L’Évangile selon Saint Matthieu, Paris, Cerf, 1950, p. 78, note b. Dans un sens

proche, Jean DELORME – Isabelle DONEGANI, op,cit. I Chapitres 1-11, p. 13, note 2 : « Le royaume est ‘violenté’ par tous ceux qui, peu importe leur degré de moralité ou leur pureté légale, forcent son entrée : ‘En vérité, je vous dis que les publicains et les prostituées vous précèdent dans le Royaume de Dieu’ ».

36 Gunther HÄFNER, « Gewalt gegen die Basileia ? Zum Problem der Auslegung des ‘Stürmerspruches’ Mt 11,12 », ZNW 83 (1992), p. 21-51.

37 Joachim JEREMIAS, Théologie du Nouveau Testament, Paris, Cerf, 1975, p. 144 38 Gerd THEISSEN, « Le mouvement de Jésus, une révolution charismatique des valeurs », dans

Histoire sociale du christianisme primitif, Genève, Labor et Fides, 1996, p. 71-90, cf. p. 88-90. Également, « Jünger als Gewalttäter (Mt 11,12f. ; Lk 16,16) », Studia Theologica 1 49 (1995), p. 183-200.

39 Oscar CULLMANN, Dieu et César, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1956, p. 24 : « Nous devons […] penser ici à des gens comme le chef zélote Judas. Certes, cette parole ne renferme pas uniquement un blâme. Jésus reconnaît que ces gens se mettent en peine pour le Royaume de Dieu. Cependant il désavoue leur action, car le Royaume de Dieu ne viendra pas par la violence humaine et ne sera pas non plus instauré comme un royaume politique. »

40 Ainsi, avec des variantes dans le détail, Norman PERRIN, Rediscovering the Teaching of Jesus, New York/Londres, 1967, p. 74-75 ; DAVIES – ALLISON, op.cit., p. 256 ; Stephen LLEWELYN, « The Traditionsgeschichte of Matt. 11:12-13, par. Luke 16:16 », NT 36 (1994), p. 330-349 ; cet auteur propose

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Dans le contexte de l’évangile de Matthieu, et compte tenu de ce que nous avons dit sur la forte présence de la violence contre les envoyés de Dieu, le passage peut, semble-t-il, être interprété comme une métaphore du sort réservé à Jean Baptiste puis à Jésus : en leur personne, c’est le Royaume même de Dieu qui est pris d’assaut et qui subit la violence. Les violents sont ici ceux qui mettent la main sur les envoyés de Dieu pour prendre un bien qui ne leur appartient pas (cf. Mt 21,38). Un combat apocalyptique est en train de se dérouler, opposant Dieu et les puissances. Depuis Jean Baptiste, le nouvel éon est aux portes (cf. Mt 3,1) et l’opposition est à son paroxysme. Jean Baptiste est en prison (il sera bientôt mis à mort) et le sort qui attend Jésus n’est pas différent. La violence est donc constitutive même de l’advenue prochaine du Règne de Dieu. Celui-ci suscite en effet, chez ses opposants, une violence meurtrière. Nous sommes ici dans la continuité d’une tradition prophétique : le rejet et parfois le meurtre de l’envoyé de Dieu qui provoque colère et jugement de Dieu sur son peuple. On pourrait ici entendre l’autre parole de Jésus que nous mentionnions au début de ce chapitre et sur laquelle nous reviendrons plus loin : « Ne pensez pas que je sois venu apporter la paix sur la terre ; je ne suis pas venu apporter la paix mais l’épée » (Mt 10,34). Jésus soulignerait ainsi que sa parole suscite opposition et violence de la part de ceux qui la refusent parce qu’ils y entendent une remise en question. En ce sens, la Bonne Nouvelle divise et suscite une forme de violence. Pour Matthieu, la période qui débute avec Jean Baptiste et culmine en Jésus, est la période de la fin, d’où une violence qui atteint à son paroxysme.

Concluons cette première partie qui est celle des constats. À travers la généalogie et le récit de l’enfance, Matthieu souligne que la violence est constitutive de l’existence historique de Jésus en ce qu’il est issu d’une lignée humaine, caractérisée par la violence et le meurtre. À cette violence commune à toute destinée humaine, s’ajoute pour Matthieu, la violence suscitée par la proclamation de la proximité du Règne de Dieu. Cette proclamation qui interpelle l’homme dans ses certitudes et sa suffisance, suscite rejet et haine à l’encontre de l’envoyé de Dieu et est donc source de conflit et de violence.

2. La violence du Dieu de Jésus contre ses opposants.

On peut alors se demander si, assailli par la violence des hommes, le Royaume de Dieu n’en devient pas lui-même violent ? Si, le prédicateur du Règne lui-même, n’est pas conduit à répondre à la violence des hommes par un appel à la violence vengeresse de Dieu ? Se pose en effet, dans le contexte spécifique du premier évangile, la question de la rétribution violente que le Dieu de Jésus, Dieu du jugement, envisage comme rétribution à ses ennemis. Dans la logique culturelle et religieuse de Matthieu, la violence contre les prophètes appelle un jugement de Dieu (le thème du jugement est omniprésent chez Matthieu41). Et il est vrai que les paroles vengeresses, et donc violentes, de Jésus ne manquent pas dans le premier évangile. Une rapide énumération de quelques-unes parmi les plus significatives permet de se faire une idée de l’importance du thème de la violence rétributive du Dieu du Jésus matthéen :

même un suggestif rapprochement avec la parabole des vignerons homicides qui aurait été, originellement, une illustration de ce logion

41 Sur ce thème matthéen, cf. Daniel MARGUERAT, Le jugement dans l’évangile de Matthieu, Genève, Labor et Fides, 19952 ; cf. particulièrement p. 13-50 pour un inventaire des mentions matthéennes du jugement.

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- Mt 11,21-24, malédiction contre Chorazin, Bethsaïde et Capharnaüm (cf. v. 23 : « Et toi, Capharnaüm […] tu seras précipitée jusqu’aux enfers »).

- Mt 13,36-43, explication de la parabole de l’ivraie (cf. v. 42 : « Ils les jetteront dans la fournaise ardente : là seront les pleurs et les grincements de dents »).

- Mt 18,23-35, parabole du débiteur impitoyable (cf. v. 34 : « Et dans sa colère, il le livra aux tortionnaires, en attendant qu’il eût remboursé toute sa dette »)..

- Mt 22,11-14, parabole des invités au festin (cf. v. 7 : « Le roi fut courroucé et dépêcha ses troupes qui firent périr ces meurtriers et incendièrent leur ville » ; cf. également v. 13 : « Jetez-le, pieds et poings liés, dehors, dans les ténèbres : là seront les pleurs et les grincements de dents »).

- Mt 23, invectives contre scribes et pharisiens (cf. les sept malédictions, d’une rare violence verbale ; ainsi, v. 33 : « Serpents, engeance de vipères ! Comment pourrez-vous éviter d’être condamné à la géhenne ?»).

- Mt 25,14-33, parabole des talents (cf. v. 30 : « Et que ce propre à rien soit jeté dans les ténèbres : là seront les pleurs et les grincements de dents »).

- Mt 21,33-45, parabole des vignerons homicides. La violence rétributive atteint ici son paroxysme. La parabole des vignerons meurtriers est traversée, de bout en bout, par le thème de la violence meurtrière de ceux qui veulent s’emparer de l’héritage qui ne leur appartient pas. Le meurtre est ici le geste ultime par lequel on tente de devenir propriétaire de la vigne. La violence engendre alors la violence : le maître vient punir les misérables en leur faisant subir le sort qu’ils ont fait subir au fils42

Il convient pourtant de pointer quelques écarts entre la violence subie par Jésus et Jean Baptiste, et la violence divine, annoncée par Jésus, sur ses ennemis :

- Le Jésus de Matthieu en appelle à la vengeance mais il ne se fait pas vengeance lui-même. Dit autrement, la parole de Jésus est parfois violente, pas ses actes. L’épisode des vendeurs chassés du Temple (Mt 21,12-13) ne rentre pas dans la catégorie de la violence rétributive, mais constitue plutôt un geste de purification du lieu Saint. Ce geste n’est certes pas exempt de violence, mais celle-ci n’est pas à inscrire au registre de la force brutale qui s’abat sur l’innocent ou le faible. Elle relève du geste prophétique contre l’infidélité.

- Les paroles de jugement du Jésus matthéen se trouvent souvent insérées dans les paraboles du Royaume. Le langage métaphorique peut être considéré comme un moyen de déplacer l’appel à la violence : le Maître qui punit son mauvais serviteur, le Roi qui fait périr les invités récalcitrants, ou encore le propriétaire qui fait périr les vignerons, ne peuvent pas être directement assimilés à Dieu. Ils n’en sont que des représentations approximatives. Plus fondamentalement, les paraboles renvoient le lecteur à ses propres images de Dieu et à la façon dont il les fait fonctionner. Ainsi la parabole dite du « débiteur impitoyable » (Mt 18,23-35) où celui-ci ne se comprend pas comme pardonné43 et ne peut donc pardonner l’autre : au final, il est jugé par le « dieu » qu’il fait fonctionner. Il en va de même dans la parabole dite des Talents (Mt 25,14-30) : le « mauvais serviteur » est évalué à l’aune de la représentation qu’il se fait de son maître.

42 Il faut cependant remarquer ici que la parole violente du v. 41 (« Il fera misérablement périr ces

misérables ») n’est pas de Jésus mais des adversaires qui répondent à la question qu’il leur pose sur l’attitude attendue du maître de la vigne.

43 Ce que traduit la mention du v. 26 : « je paierai tout ». La promesse est intenable (la dette est colossale cf. v. 24) et l’attitude du serviteur est donc fausse : il n’expérimente pas le pardon mais il pense avoir réussi à faire fléchir son maître avec une promesse qu’il sait ne pas pouvoir tenir.

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Puisqu’il le considère comme un maître sévère et injuste (cf. v. 24 : « je savais que tu es un homme dur »…), il sera jugé selon l’image qu’il en a !

- En lien direct avec ce qui précède, l’encadrement narratif que Matthieu fait subir à certaines des paraboles de jugement est fondamental dans la compréhension que l’on peut en avoir. Ainsi, en Mt 18, la parabole du débiteur impitoyable (v. 23-35) est précédée de la parabole du bon berger (v. 12-14) : l’image du roi miséricordieux mais à la justice redoutable ne demande-t-elle pas d’être interprétée à partir de celle du berger fou d’amour pour ses brebis ?44 Là encore, la question posée au lecteur est bien celle de l’image du Dieu dans lequel il met sa confiance : est-il plus proche du roi juste et redoutable ou du bon berger qui cherche sa brebis perdue ?45

- Dans la tradition vétérotestamentaire, la fonction du langage de jugement reste l’appel à la repentance. Le Jésus matthéen se situe ainsi dans la grande tradition prophétique46. En outre, il a été montré47 que la menace du jugement divin ne concerne pas seulement Israël ou les incrédules mais également des figures du récit derrière lesquels les membres de la communauté matthéenne peuvent se reconnaître (le débiteur impitoyable, l’invité au festin nuptial…).

- La violence mise dans la bouche du Jésus matthéen (cf. Mt 23 en particulier) s’explique aussi par le contexte historique dans lequel évolue la communauté matthéenne48. En un sens, on peut se demander si la violence verbale n’a pas un effet de catharsis d’une violence physique ou morale ressentie. Celui qui peut l’exprimer, permet ainsi de la faire sortir. Elle s’écoule alors par le verbe plutôt que par le geste.

Pour conclure, on peut dire que, chez Matthieu, Jésus et les chefs du peuple sont

dans un rapport de violence réciproque dans le sens où, par son attitude et ses paroles, Jésus provoque les chefs du peuple et où les chefs du peuple rejettent Jésus. Au terme du récit, les chefs du peuple rassemblent le peuple dans la haine et dans la volonté de faire mourir Jésus. Présent dès le début, ce rejet provoque, chez Jésus, l’appel au jugement divin. Dans le discours du Jésus matthéen sur le jugement, fonctionne, en arrière-plan, un Dieu juste mais violent, un Dieu redoutable qui rend à chacun selon ses œuvres. Ce jugement divin, toujours sous forme métaphorique, est cependant reporté dans un futur eschatologique qui évite à Jésus et aux disciples d’en être, eux-mêmes, dans le temps présent, les dépositaires. Au contraire, les paroles de jugement résonnent comme un avertissement également adressé aux disciples.

44 De la même manière que la parole d’exclusion de 18,17 devrait être interprétée par l’épisode de

Mt 9,10. 45 Bien évidemment, les images de Dieu que nous portons en nous sont diverses et ambiguës.

L’enjeu est alors de se laisser déplacer par rapport à certaines d’entre elles : les paraboles visent un tel dessein.

46 Pour Jean ZUMSTEIN, « Violence et non-violence dans le Nouveau Testament », Miettes Exégétiques, Genève, Labor et Fides, 1991, p. 355-368, les malédictions « ont pour fonction de mettre en garde leurs destinataires contre la possible exclusion du salut eschatologique ». Si cette opinion nous paraît exacte, il paraît au moins questionnable de soutenir que ces mêmes malédictions « n’émargent pas directement à [la] problématique » de la violence (p. 356, note 2).

47 Tout particulièrement, et de manière convaincante, par D. MARGUERAT, Le jugement. 48 La rédaction de l’évangile de Matthieu est habituellement située autour des années 80-90. Dans

ce contexte historique, et quoi qu’il en soit des liens précis entre la communauté matthéenne et le judaïsme de son temps (rupture consommée ou non), la violence des propos du Jésus matthéen peut s’expliquer par l’âpreté du conflit qui oppose Matthieu à ses coreligionnaires. Ce conflit n’est pas sans rappeler, par sa dureté, celui qui oppose les sectaires de Qumran avec le culte officiel de Jérusalem. Sur toutes ces questions, cf., par exemple, Graham N. STANTON, A Gospel for a New People , Edinburgh, T & T Clark, 1992.

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3. La mort de Jésus comme fin de la violence rétributive

Dans la logique narrative de Matthieu, la mort de Jésus est la dernière violence humaine contre le Royaume. L’ultime violence faite à Dieu lui-même en la personne de son fils. Or cette ultime violence qui aurait dû logiquement conduire à une rétorsion violente de Dieu lui-même (cf. la parabole des vignerons homicides) devient le lieu où chez Matthieu, Jésus accepte de se dessaisir du besoin de violence et de vengeance, non seulement en actes mais également en paroles.

Ce refus par Jésus d’une violence en retour, sans appel à la vengeance, s’opère en trois étapes :

- À Gethsémané (Mt 26,36-45), le Jésus matthéen accepte de subir la violence en se soumettant à la volonté de son Père (cf. v. 39).

- Lors de son arrestation (Mt 26,47-56), dans un épisode propre à Matthieu (26,51-56) , Jésus accepte de ne pas faire intervenir la force divine, et ainsi de ne pas répondre à la violence par la violence : il s’agit de l’incident au cours duquel un proche de Jésus frappe le serviteur du grand prêtre, provoquant une intervention sans ambiguïté de Jésus : « Remets ton épée à sa place, car tous ceux qui prennent l’épée périront par l’épée. Penses-tu que je ne puisse faire appel à mon Père, qui mettrait aussitôt à ma disposition plus de douze légions d’anges ? » (cf. Mt 26,51-53).

- Enfin, lorsque Jésus meurt (Mt 27,45-50), meurt avec lui, et pour lui, une image de Dieu. Plus précisément, une image de Dieu l’abandonne. N’est-ce pas ainsi que l’on pourrait interpréter le fameux cri de Jésus « Mon Dieu mon Dieu pourquoi m’as-tu abandonné ? » (v. 46). À la croix, meurt le Dieu de la vengeance et de la rétribution. Le déchirement du voile du Temple (v. 51) en est peut-être un signe narratif : désormais l’ancien système sacrificiel, fondé sur la réparation violente de la faute, est aboli49.

Quatre remarques complémentaires doivent ici être faites :

- Il est intéressant de constater qu’à une notable exception près (la parabole des vignerons homicides), les nombreuses paroles de Jésus annonçant le jugement de Dieu ne sont pas liées à la perspective de sa mort prochaine. Même les logia du Fils de l’homme comme dépositaire du jugement divin, fort nombreux chez Matthieu, n’établissent aucun lien entre ce jugement et la mort de Jésus (cf. Mt 13,41 ; 16,27, cf. aussi Mt 24-25). Mieux même, les logia sur le Fils de l’homme souffrant ne sont jamais accompagnées d’une annonce du jugement. La seule exception est Mt 26,24 (malédiction contre Judas) qui se réalise, dans le récit, en Mt 27,3-10.

- Il a été remarqué50 que, chez Matthieu, le contraste est particulièrement frappant entre l’importance accordée aux paroles de Jésus durant son ministère terrestre, et son silence durant le récit de la Passion. Ce passage de la parole virulente des discours prophétiques (cf. Mt 23 et 24-25 en particulier) au silence de celui qui est livré à la violence des hommes est un signe narratif du changement qui s’opère : « À la figure du prophète dressé contre les puissances idéologiques succède celle du prophète fauché par ces mêmes puissances, réduit au silence »51.

49 Il n’est peut-être pas anodin que, par deux fois, Matthieu rapporte, dans la bouche de Jésus, la

citation d’Os 6,6 : « ce n’est pas le sacrifice que je veux, mais la miséricorde ». Tout se passe comme si le ministère en Galilée préparait ce que la croix allait révéler.

50 Ainsi, après d’autres, François VOUGA – Henri MOTTU, « La Passion de la Parole. Jésus, prophète invectivant et souffrant », BCPE 30 (1978), p. 38-46, cf. p. 44.

51 Ibid, p. 44.

38

- L’abandon de Jésus par Dieu, la fin d’un ancien système (déchirement du voile du Temple) et la confession de Jésus comme « Fils de Dieu » (cf. 27,54) sont proposés, par Matthieu, dans le cadre d’une interprétation apocalyptique de la croix et de la résurrection. Ce cadre apocalyptique est narrativement souligné par les traditions relatives au tremblement de terre, à l’ouverture des tombeaux et à la résurrection des saints qui sortent des tombeaux au matin de Pâques, que Matthieu — et lui seul parmi les quatre évangélistes — insère dans le récit de la mort de Jésus (cf. Mt 27,51b-53)52. Ce que la prédication de Jean Baptiste et de Jésus laissait entrevoir (cf. Mt 3,2 et 4,17) est désormais arrivé. La mort de Jésus et sa résurrection sont, pour Matthieu, le lieu d’un basculement : l’éon ancien s’achève, l’éon nouveau commence53. D’une certaine manière, le jugement a déjà eu lieu.

- Il est alors remarquable que le Ressuscité ne prononce aucune parole de vengeance ou d’appel au jugement. Plutôt que le ressentiment, la rétribution contre les coupables ou l’appel au jugement de Dieu, c’est le « faire des disciples » qui préoccupe le Ressuscité (cf. Mt 28,16-20). Ce changement peut s’interpréter à partir de la remarque précédente : s’il est vrai que, dans sa mort et sa résurrrection, le jugement a bien eu lieu, alors le Ressuscité n’en est désormais plus l’annonciateur.

Synthétisons pour clôturer ce paragraphe les principaux acquis de notre analyse.

Dans un premier temps, Jésus fait appel à un jugement qu'il réclame de Dieu, à une violence divine qui reflète sans doute la sienne. À Gethsémané, il consent à la volonté de son Dieu et s’abandonne ainsi à la violence des hommes. À la croix, c’est son Dieu lui-même qui l’abandonne : « mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? ». Cet abandon par son Dieu marque, chez Jésus, la fin d’une certaine compréhension de Dieu. Relue dans le cadre de la mise en scène apocalyptique de Matthieu, la mort et la résurrection de Jésus peuvent être interprétées, non seulement comme fin de la violence en Dieu (ou fin d’une image violente de Dieu), mais encore fin du sacrifice (cf. le déchirement du voile du Temple) compris comme système de réparation violente de la faute : dans l’événement pascal, un temps nouveau commence où l’ancien ordre de choses et sa logique n’ont plus cours. Le jugement annoncé a désormais eu lieu et le Ressuscité n’en est donc plus l’annonciateur. Il reste pourtant à s’interroger, ce que fera Jean-Daniel Causse dans le prochain chapitre, sur les raisons pour lesquelles, dans l’histoire du christianisme, la mort de Jésus ne cesse d’être interprétée sous le registre du sacrifice « substitutif ».

4. Le « sang du juste » comme signe du déplacement La thématique du sang offre une illustration de ce changement. En Mt 23,30 et 35,

dans la lignée de la tradition vétérotestamentaire54, Jésus annonce que le sang des justes et des prophètes doit retomber sur les scribes et les pharisiens. Le Dieu de la rétribution est ici au cœur des invectives du Jésus matthéen. Plus loin, Judas subit cette logique rétributive, ayant « livré un sang innocent » (27,4), précédé par la malédiction prononcée sur lui par Jésus (Mt 26,24). Après s’être donné la mort, il est d’ailleurs

52 Sur ce passage, cf. Raymond E. BROWN, The Death of the Messiah, vol. II, New York/London/

Toronto/Sydney/Auckland, Doubleday, 1994, p. 1118-1140, et bibliographies p. 895-896. 53 Dans le même sens, Simon LEGASSE, Le procès de Jésus, tome 2, Paris, Cerf, 1995, qui parle, p.

292, des « signes du passage à une autre ère. » Également, Andries G. VAN AARDE, « Matthew 27:45-53 and the Turning of the Tide in Israel’s History », BTB 28 (1998), p. 16-26, cf. bibliographie, p. 24-26.

54 Cf. Henri CAZELLES, article « Sang », Supplément au Dictionnaire de la Bible, tome XI, Paris, Letouzey & Ané, 1991, cols. 1332-1353.

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enterré dans le champ du sang (cf. 27,6 et 8). Pilate lui se « lave les mains » et se déclare innocent du sang de Jésus (27,24) alors que le peuple demande que son sang retombe sur lui et sur ses descendants (27,25). Le meurtre appelle le meurtre, le sang appelle le sang. C’est encore la Loi du Talion, la Loi du sang, qui prédomine.

Il y a cependant une autre interprétation proposée par la voix de Jésus, mais du Jésus en chemin vers sa Passion et non plus du Jésus des invectives de Mt 23 : lors du dernier repas, Jésus annonce que son sang devient le sang versé pour la multitude et pour le pardon des péchés (Mt 26,28). On ne venge plus ce sang, on le reçoit comme signe d’alliance et de pardon. Entre Mt 23,30.35 et Mt 26,28, c’est à un véritable déplacement que l’on assiste : le sang ne retombe plus comme une malédiction, il devient signe de pardon.

Dans une de ces nombreuses oppositions dont il est coutumier (cf. Mt 5,19 vs Mt 11,11 ; Mt 5,22 vs Mt 23,17 ; Mt 10,5b-6 vs Mt 28,19 ; Mt 23,35 vs Mt 26,28…), Matthieu révèle un Jésus aux prises avec la contradiction qui découvre, dans le chemin vers Jérusalem et vers sa mort, la pleine signification de son Évangile. Dans ce contexte particulier au premier évangile, il n’est sans doute pas anodin que la trop fameuse parole du peuple « Nous prenons son sang sur nous et sur nos enfants » (Mt 27,25) soit précédée par l’annonce que ce même sang est signe de pardon (Mt 26,28). Dit autrement, une porte reste ouverte, dans l’esprit de Matthieu, pour que chaque membre de ce peuple puisse « prendre sur lui » ce sang d’une manière nouvelle : comme signe de pardon et non plus de jugement.

En terminant ce chapitre, rassemblons les principaux résultats de l’enquête. Dans la tradition vétérotestamentaire, le sang versé injustement réclame réparation, ce qui suppose que le sang du coupable soit versé en retour. Dans l’évangile de Matthieu, tout spécialement au chapitre 23, Jésus en appelle à cette logique rétributive pour prononcer la condamnation sur les scribes et les pharisiens. Cependant, lors du dernier repas, cette logique est brisée : le sang de Jésus n’est plus le sang que l’on venge mais il est signe d’alliance et de pardon. Dans la configuration narrative de l’évangile de Matthieu, la signification que Jésus donne à la coupe partagée avec ses disciples (Mt 26,28) est la possibilité offerte d’un nouveau rapport au sang versé, dont Judas, précédé d’une malédiction antérieure de Jésus — cf. Mt 26,24 — ne peut malheureusement bénéficier. Le cas du peuple de Jérusalem qui affirme prendre sur lui le sang de Jésus (Mt 27,25) est, quant à lui, plus ouvert.

5. Le Sermon sur la Montagne : nouveau discours sur Dieu Matthieu offre la particularité de mettre, en ouverture du ministère de Jésus en

Galilée, le Sermon sur la Montagne. Celui-ci s’ouvre sur les Béatitudes (« Heureux les humbles, les doux, les artisans de paix…»). Un peu plus loin, ce sont les antithèses (cf. en particulier Mt 5,21-26 et 38-48). Ici, avec une radicalité sans égale, le Jésus matthéen met fin à la logique du Talion. « Les antithèses du Sermon sur la Montagne sont une dénonciation de la violence qui habite la réalité humaine et cela à la lumière du Règne qui vient […] Le Christ du Sermon sur la Montagne révèle le monde des hommes pour ce qu’il est — un espace infesté par la violence — mais, simultanément, il appelle ses disciples à faire apparaître un nouvel ordre de valeurs où chacun est radicalement respecté pour ce qu’il est, accueilli dans son identité — même problématique — et

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remis au Dieu dont l’amour est non-discriminant ».55 À la violence, constitutive de toute société humaine, le Jésus du Sermon sur la Montagne invite à répondre par un changement radical, une opposition non-violente qui est une véritable déclaration de guerre à la violence des hommes. C’est que le Sermon sur la Montagne contient, par sa radicalité même, une violence faite à la logique du monde. Un nouveau discours sur Dieu qui suscite violence et opposition contre celui qui en est le prédicateur. La suite du récit matthéen montre d’ailleurs que Jésus devra assumer la violence que ses paroles suscitent. Il montre aussi comment Jésus lui-même, pour être en cohérence avec ces paroles inouïes du Sermon sur la Montagne, devra passer par un deuil fondamental, celui d’une image violente et rétributive de Dieu, profondément ancrée dans son histoire et sa culture. Si le récit matthéen souligne que le Jésus terrestre est venu pour accomplir, dès son ministère en Galilée, ce que le Sermon sur la Montagne annonce (cf. Mt 11,28-30 ; 20,28), cet accomplissement n’est cependant que partiel. La parole de Jésus, dans la suite de l’évangile, reste souvent en porte-à-faux avec la logique radicale et inouïe du Sermon sur la Montagne (Jésus est même, à certains moments, sous le coup de son propre jugement : comp. Mt 5,22 et Mt 23,17). Seule la Passion permettra que se réalise pleinement, en Jésus, ce nouveau discours sur Dieu.

Dans le Sermon sur la Montagne, et de manière programmatique, comme le montrera également Jean-Daniel Causse dans le prochain chapitre, le Jésus matthéen rompt avec la logique de la violence. La Parole qu’il prononce alors est vraiment Parole d'altérité en ce qu'elle énonce l'inouï, un inouï qui ne se confond pas totalement avec ce que le Jésus terrestre donne à connaître de lui dans la suite de son ministère en Galilée. Le Sermon sur la Montagne anticipe ce qui va se réaliser pleinement dans la Passion de Jésus. Le refus de prendre l'épée, au moment de l’arrestation, marque que l'agir de la Parole est préféré à celui des armes. La mort sur la croix est le lieu où Jésus met en acte, jusqu’au bout de sa logique, la parole inouïe du Sermon sur la Montagne. À Golgotha, Jésus est révélé véritablement comme le « Fils de Dieu » qui brise la logique de la violence et offre un lieu où découvrir le nouveau visage de son Père que le Sermon sur la Montagne annonçait.

6. La « violence » de Jésus : un appel à la vie On pourrait penser, à suivre le parcours narratif que nous avons proposé, que

l’évangile de Matthieu cherche à souligner comment, peu à peu, s’efface en Jésus toute trace de violence pour ne laisser apparaître que la figure d’un Messie « doux et humble de cœur » (Mt 11,29) qui, tel le Serviteur de Yahvé, ne suscite pas la querelle (12,19). Une telle image, celle d’un Jésus « non-violent », est cependant incomplète et pour tout dire caricaturale. Certes, insistons sur ce point qui est l’un des principaux résultats de notre enquête, tel que Matthieu le présente, Jésus est radicalement à distance de la violence brutale, qu’elle soit violence physique, violence d’état, violence révolutionnaire ou même violence divine. Mais, au-delà des paroles de Jugement dont on a montré comment elles doivent être interprétées, il demeure dans l’évangile des paroles de Jésus où une forme de violence est décelable, une violence que l’on pourrait dire positive. Je m’en tiens ici à deux exemples pris dans l’évangile de Matthieu, deux exemples très différents mais qui tracent une même voie, celle d’une violence au service de la Vie.

55 Jean ZUMSTEIN, op.cit., p. 360.

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6.1. « Tendre l’autre jour » : une violence qui déplace

Dans la quatrième antithèse du Sermon sur la Montagne (5,38-42), le Jésus matthéen aborde la question du Talion. Il en réitère d’abord la règle (v. 38) qui, rappelons-le, est un progrès dans les relations humaines par rapport à une pratique consistant à se faire justice sous la forme d’une vengeance qui excède en violence ou en dommages le préjudice initialement causé (cf., par exemple, l’histoire de Dina vengée par ses frères en Gn 34). Puis dans les v. 39-42, Jésus invite à dépasser la loi du Talion par des propos dont la radicalité fait littéralement violence à la logique de rétribution habituellement en vigueur dans les sociétés humaines. C’est ainsi qu’il faut comprendre la proposition invitant à « tendre l’autre joue » : loin d’être un geste de soumission servile par lequel un individu se soumet à l’arbitraire de son adversaire, il s’agit au contraire d’une attitude énergique et volontaire par laquelle quelqu’un change radicalement d’attitude (i.e. ne répond pas à l’agression par un geste similaire d’agression en retour) invitant ainsi l’autre à déplacer son propre regard sur lui-même et sur l’autre. Il s’agit de le déstabiliser pour vaincre en lui la pulsion première qui le conduit à répondre à la violence physique par une violence similaire. La suite du propos est à entendre selon la même logique, c’est-à-dire celle qui consiste à adopter une posture visant à changer le rapport de l’autre à la réalité par une remise en cause profonde de sa compréhension du monde. La logique est celle du refus de la spécularité et de « l’effet miroir ». Loin d’être non-violente, la logique de « l’autre joue » contient ansi une forme particulière de violence, au sens d’un appel à une puissance de la Vie qui se dresse contre la violence brute du « coup pour coup » qui est celle du Talion. Le Royaume de Dieu qui naît de cette possibilité offerte d’une nouvelle compréhension de l’existence (cf. 5,20) suppose donc une violence faite à la logique du monde.

6.2. « L’épée et non la paix » : une violence tranchante qui fait vivre

« Ne pensez pas que je suis venu apporter la paix sur la terre ; je ne suis pas

apporter jeter la paix mais l’épée (lit. « un couteau »). En effet, je suis venu séparer l’homme d’avec son père, la fille d’avec sa mère, la jeune mariée d’avec sa belle-mère et les ennemis de l’homme seront les habitants de sa maison » (Mt 10,34-36).

Nous avons déjà mentionné ce passage en soulignant qu’il attestait sans doute de

l’opposition et donc de la violence que suscitait la prédication de Jésus. Il nous faut cependant faire un pas de plus en interrogeant le constat que les conflits dont il est question concernent uniquement les relations familiales. Le passage qui se trouve au cœur du discours missionnaire s’ouvre par une antithèse contestant l’idée d’un messie apportant la paix, image fréquente dans les textes du judaïsme de l’époque. Rappelons que, dans les traditions apocalyptiques, l’ère messianique devait être précédée par un temps de tribulation dont les divisions familiales étaient l’un des signes les plus marquants (cf. Mt 10,21). Ce qui frappe ici, c’est évidemment que les divisions familiales ne précèdent pas la venue du Messie mais qu’elles en sont la conséquence : Jésus lui-même est celui qui apporte la division au sein de la famille et non la paix messianique attendue. Il faut ici être attentif au terme grec (mavcairan) que nos traductions rendent habituellement par « épée ». En fait, il ne s’agit pas tant de l’épée du guerrier que de l’épée courte dont chacun pouvait se servir au quotidien, ce qu’on appelerait aujourd’hui un coutelas ou un couteau. Marie Balmary dans son ouvrage Le

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sacrifice interdit56 s’interroge alors : « À quoi sert le couteau, que fait-il quand il agit dans ce texte ? »57 Elle répond : le couteau ne sert pas à tuer mais à faire deux, à séparer une personne d’une autre. Cette séparation s’opère justement là où il y a le risque que deux ne fassent qu’un (l’homme et son père, la fille et sa mère). Autrement, le fils « ne deviendrait pas fils mais le-même-que-son-père, il resterait non séparé »58. Ce couteau ne sépare d’ailleurs pas qu’à l’intérieur de la famille d’origine mais aussi entre adultes, dans la belle-famille. La prescription de Gn 2,24 (« C’est pourquoi l’homme quittera son père et sa mère et s’attachera à sa femme ») prend alors tout son sens et peut ainsi s’accomplir : si le couteau a fait son travail de séparation, il n’y a plus de risque que l’homme puisse être ramené dans le sein de sa mère par son épouse (qui ne formerait qu’un avec sa belle-mère). Chaque être humain et chaque couple peut exister et se réaliser singulièrement, séparé du risque de fusion mortifère avec sa famille d’origine ou d’adoption. C’est toute la question de l’altérité qui est ici en jeu. Or, ce processus vital pour chaque être humain ne peut se faire dans la douceur : il y a une « violence », celle de la séparation, qui est nécessaire à la possibilité même de la vie, de l’existence d’un sujet (de même qu’une naissance suppose une séparation d’avec le ventre de la mère, séparation qui ne se fait pas sans violence et pour la mère et pour l’enfant)59.

Un dernier point doit ici être abordé : comment articuler la figure d’un Jésus qui n’apporte pas la paix mais la séparation et la Béatitude proclamée par ce même Jésus en 5,9 : « Heureux les artisans de paix (lit. « Les faiseurs de paix »), ils seront appelés fils de Dieu ». Cette tension interne à la narration matthéenne invite à repenser la notion de paix : la paix dont il est question dans la septième Béatitude ne fait pas l’économie d’une séparation, d’une coupure entre la logique du monde et celle du Royaume. Ces « faiseurs de paix » sont d’ailleurs déclarés « fils de Dieu » c’est-à-dire qu’ils appartiennent à une nouvelle famille qui ne relève plus des filiations et des généalogies humaines que l’épée ou le couteau du Christ matthéen divise de façon salutaire.

Conclusion Dans le contexte de la narration matthéenne, Mt 11,12 inscrit les ministères de

Jean Baptiste et du Jésus terrestre dans une période de conflit violent qui caractérise la proximité du Règne de Dieu. En termes apocalyptiques, un combat sans merci est engagé entre Dieu et ses envoyés d’un côté et le monde des hommes, au pouvoir du diable (Mt 4,8), de l’autre.

Dans ce combat, le Jésus matthéen se positionne de deux manières différentes : d’une part en annonçant la justice rétributive de Dieu sur ceux qui s’opposent à la venue du Règne ; d’autre part en proclamant la parole radicalement non-violente du Sermon sur la Montagne.

Chez Matthieu, la croix révèle la violence ultime contre Jésus : les violents ont poursuivi jusqu’à son terme leur projet de s’emparer du Royaume des cieux (cf. Mt 22,38). Contrairement à ce que l’on pouvait attendre cependant (cf. Mt 22,41), le fruit de cette violence contre Jésus n’est pas le jugement mais l’avènement d’un temps

56 Marie BALMARY, Le sacrifice interdit, Paris, Garnier, 1995. 57 op.cit., p. 107. 58 op.cit., p. 108. 59 C’est dans cette direction qu’il faut interpréter la parole violente de Jésus dans l’évangile de

Luc : « Si quelqu’un vient à moi, et s’il ne hait pas son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, et ses sœurs, et même sa propre vie, il ne peut être mon disciple. » (Lc 14,26) ; sur ce passage, cf. Christophe SINGER, « La difficulté d’être disciple : Luc 14/25-35 », ETR 73 (1998), p. 21-36.

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nouveau, celui de l’alliance et du pardon (Mt 26,28) dont les disciples se feront désormais les proclamateurs (Mt 28,16-20).

Pour autant, la Bonne Nouvelle que proclame Jésus recèle une dimension violente. Mais une violence bien particulière puisqu’il s’agit de celle qui s’attache à une lutte pour la Vie. Toute naissance, physique ou spirituelle, suppose un passage, une coupure, un abandon, d’une manière ou d’une autre, une violence donc : il faut soit se séparer de la fusion originelle, du cocon protecteur, soit des chaînes qui emprisonnent et empêchent de vivre ; bref, il faut forcer le passage, libérer la puissance de Vie que des liens mortifères veulent empêcher d’éclore. La prédication de Jésus de Nazareth est un combat pour cette résurrection-là. Elle contient donc intrinséquement une part de violence, celle de la Vie en lutte constante contre les puissances de mort.

Elian Cuvillier