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Université Saint Joseph, Beyrouth Note de recherche Matière : Comparatisme en sciences des religions Sujet : la présence de Dieu en l’homme Etude comparative du poème de Djelal-ud-din Rûmi : La réponse de Dieu et du fragment des Pensées de Blaise Pascal : Le mystère de Jésus Présenté au Pr Jad Hatem Janvier 2015 Antoine Meyer

Transcript of Sujet : la présence de Dieu en l'homme Etude comparative du poème de Djelal-ud-din Rûmi : La...

Université Saint Joseph, Beyrouth

Note de recherche

Matière : Comparatisme en sciences des religions

Sujet : la présence de Dieu en l’homme

Etude comparative

du poème de Djelal-ud-din Rûmi : La réponse de Dieu

et du fragment des Pensées de Blaise Pascal :

Le mystère de Jésus

Présenté au Pr Jad Hatem Janvier 2015

Antoine Meyer

Plan : Introduction I / Critique littéraire des textes

a) La réponse de Dieu, Rumi b) Le mystère de Jésus, Pascal

II / Eléments et domaines de comparaison

1/ Eléments analogiques

a) Personnages b) Sentiment d’abandon c) Souffrance nécessaire d) Consolation

2/ Domaines de comparaison

III / L’élan vers Dieu vient de Dieu, relation originelle

a) Présence de Dieu en l’homme b) Nostalgie de l’union c) Le voile du péché

IV / L’élan vers Dieu vient de la foi, relation historique

a) Expérience mystique vécue b) De l’expérience à la foi

V/ Ouvertures

a) Dieu seul abandonné b) De la nécessité de connaître pour chercher

Conclusion

Introduction

Un exercice de comparatisme est une tâche qui ne connaît pas toujours son objectif.

Prenons deux textes, qui inspirent des correspondances, et étudions ce que l’un peut

nous apprendre sur l’autre, examinons si une apparente même histoire véhicule les

mêmes idées. Bien sûr nous pourrions, comme M. Eliade avouer notre intention de

dégager des archétypes, ou comme C.G. Jung tenter de comprendre les structures de

la pensée à l’origine du spirituel, mais il nous faut reconnaître que notre ambition

n’est pas aussi grande !

Nos deux textes empruntent aux deux grandes religions qui nous entourent

aujourd’hui, l’un étant inscrit dans la tradition musulmane soufie d’Asie mineure

(XIIIème siècle), et l’autre dans une réflexion théologique chrétienne à visée

apologétique (XVIIème siècle). Espacés de quatre cents ans, et de nature différentes,

nos deux écrits ont néanmoins tant de traits communs qu’il nous a semblé intéressant

d’en comparer les contenus, les messages délivrés, les thèmes abordés.

En réalité, ce sont deux versets, issus de chacun des textes qui ont attirés notre

attention et ouvert la problématique centrale de la présence de Dieu en l’homme.

Quand deux auteurs prêtent la parole à Dieu pour dire sa présence aux hommes

malgré ses souffrances, la réalité sous-entendue est-elle la même ?

I / Critique externe et littéraire des textes

a) La réponse de Dieu

Poème de Djelal-ed-din Rumi (1207-1273)

Le poème qui est le point de départ de cette réflexion est extrait de l’œuvre majeure

du poète persan Rumi : le Mathnavi. Œuvre considérable de 25000 vers, étudiée et

méditée jusqu’au confins du monde soufi, de l’Inde à l’Occident moderne qui voue au

poète une admiration particulière. Il a été écrit au milieu du XIIIème siècle (pas de

datation exacte), probablement à Konya, alors capitale du sultanat seldjoukide de

Roum (Anatolie), qui était en bonne relation avec l’empire byzantin.

La traduction de la grande spécialiste francophone du soufisme, Eva de Vitray

Meyerovitch intitule ce poème : « La réponse de Dieu ».

A nos yeux, le poème se structure en 3 parties narratives.

La première est la situation initiale : un homme appelle Dieu de toute ses forces. On

ne sait rien de lui, ni de sa piété, ni s’il a quelque chose de particulier à demander à

Dieu. Ce manque de détail nous le rend extrêmement générique et identifiable à

souhait. C’est son action qui le caractérise. Cette partie ne dure qu’une phrase qui

elle-même se découpe en deux parties :

1. « Une nuit, un homme criait Allah » …

Situation initiale. Exposition minimale.

2. …jusqu’à ce que ses lèvres devinssent douces par Sa louange.

Précision de temps. Jusqu’à ce que traduit que l’homme a pratiqué ce cri pendant un

temps suffisamment long. Et s’il l’a fait longtemps, c’est qu’il n’a eu aucune réponse.

Nous verrons plus tard que ce complément de temps a une toute autre importance.

Puis vient l’élément perturbateur : le démon. Celui ci vient auprès de l’homme et lui

demande où se trouve la réponse à ses appels. L’homme ne peux répondre car le

démon répond par lui-même : « Aucune réponse ne vint du trône divin. »

Le démon est moqueur. Il s’adresse à l’homme en lui disant « Ô, homme de beaucoup

de paroles » insinuant ainsi que l’homme fabule, que ses paroles sont inconsistantes

ou vaines, que là est l’un de ses défauts. Pour mettre en évidence l’absence de réponse

divine, il utilise spécifiquement l’expression labayka (me voici), que les musulmans

utilisent en s’adressant à Dieu. C’est une manière implicite de critiquer la dévotion de

l’homme. L’homme se présente à Dieu en disant « me voici, je suis là pour toi », mais

que fait Dieu en retour ? Est-il là pour les hommes ? Puis le démon conclut en lui

faisant remarquer toute l’absurdité de sa situation. La formule « Combien de temps

répèteras-tu… » signifie qu’une fois le constat fait de l’absence de réponse, il n’est

d’aucun sens de continuer. Puis il disparaît, laissant l’homme face à ce constat

d’absurdité, non sans l’avoir inviter à passer à autre chose pour quitter cet « air

sombre » que lui procure cet appel sans réponse. Nous arrivons alors au point le plus

tragique du récit : l’homme a le cœur brisé.

La troisième partie du poème voit l’apparition dans le rêve de l’homme du bon génie

Khadir. S’ensuit un échange en trois temps entre l’homme et Khadir. Le génie

demande à l’homme la raison de son désarroi. L’homme répond avec l’argument du

démon, ce qui montre son affectation à ses paroles. Il ajoute qu’il craint « d’être

repoussé loin de la porte », ce qui signifie qu’il considère que la réponse de Dieu peut

venir à d’autres hommes mais que lui n’est pas choisi pour recevoir cette réponse. Cet

élément ajoute potentiellement au désarroi de l’homme un auto-jugement pour trouver

la raison de cette mise à l’écart.

Enfin Khadir lui répond en apportant sa « solution » au problème en lui transmettant

des paroles divines : « Ton Allah » est Mon « Me voici ». Il répond ainsi au démon en

utilisant justement cette expression « Me voici » (labayka). On pourrait donc y voir

ici un duel entre le démon et Khadir.

Il s’agit donc d’un changement de regard. Selon Rumi, l’appel vers Dieu se confond

avec la réponse de Dieu car il est en fait témoin de la présence de Dieu en l’homme.

Autrement dit c’est la présence de Dieu en l’homme qui le fait appeler Dieu.

b) Le mystère de Jésus

Pensées de Blaise Pascal (1623-1662)

Blaise Pascal comptait écrire une Apologie de la religion chrétienne. A sa mort, en

1662, on a trouvé une quantité de feuillets de notes concernant ce projet. En 1669, ces

notes ont été réunies dans une œuvre posthume intitulée Pensées de M. Pascal sur la

religion et sur quelques autres sujets, assumant ainsi l’aspect brut des données

récoltées. Mais ce recueil ne publiait qu’une sélection de notes, écartant celles qui

pouvaient potentiellement nourrir des positionnements sceptiques. Ce n’est qu’au

XIXème siècle que les Pensées ont été publiées dans une version considérée intégrale,

D’une manière générale, les Pensées cherchent à montrer que seule la foi permet de

diriger l’homme vers le bien et la justice.

Le texte de ce fragment 919-553 n’avait pas été fourni aux premiers copistes, il n’a

été publié qu’en 1844. Il s’agit d’une méditation de 1200 mots intitulée « Le mystère

de Jésus », mettant en scène un Jésus agonisant spirituellement à la veille de sa

Passion. Pascal s’est donc essayé comme de nombreux auteurs après lui à imaginer

les états d’âme de l’homme Jésus dans ses heures les plus sombres. A t-il douté ou a t-

il toujours eu une confiance inébranlable en son Père ? Comment cet homme, s’il est

Dieu peut vraiment souffrir ? Et pourtant le texte commence ainsi : « Jésus souffre

dans sa passion les tourments que lui font les hommes.. »

Tentons dans un premier temps de saisir la structure du texte tel qu’il nous est donné

dans les Œuvres complètes de Pascal.

Nous pouvons identifier trois parties en fonction des changements de locuteur.

Dans un premier temps Pascal narre la situation de Jésus en agonie dans le jardin de

Gethsémani, dans un « jardin de supplices » mis en opposition avec le « jardin de

délices » originel. Cette première partie est constituée d’une série de 21 versets, dont

la grande majorité commencent par le sujet Jésus. Elles décrivent surtout la solitude

de Jésus : il « cherche quelque consolation », il « était délaissé seul », « il cherche de

la compagnie et du soulagement de la part des hommes. ». Il est dans « l’abandon »,

dans un « délaissement universel » au milieu de « tous ses amis endormis ». De cette

recherche de présence, on apprend qu’« il n’en reçoit point », qu’il n’en « a pas été

exaucé ». Il y a donc bien une recherche et une absence de réponse.

Au sein de cette partie qui mélange narration et méditation, Pascal nous confie sa

propre réflexion à plusieurs reprises. Par deux fois il évoque la puissance et la

grandeur de Jésus dans la souffrance. En premier lieu par la nécessité de puissance

face à l’intensité du supplice : « il faut être tout puissant pour le soutenir ». Puis il

prend la parole pour livrer sa propre réflexion : « Je crois que Jésus ne s’est jamais

plaint que cette seule fois. » Il s’agit bien ici d’une reconnaissance de la puissance

divine et de la sainteté de Jésus. Ce qui semble entraîner la conséquence de toute la

culpabilité des hommes d’avoir conduit le Fils de Dieu à l’agonie : Pascal confie

« Mon âme est triste jusqu’à la mort. », rajoutant ainsi sa propre détresse dans le flot

des états d’âmes du Christ.

Enfin cette partie se termine sur une petite méditation sur la prière, comme une

transition vers les paroles de Jésus qui vont venir. Il nous invite d’abord à « prier plus

longtemps » en considération de l’agonie de Jésus. Et nous explique que le sens de

cette prière n’est pas le pardon de Dieu face aux vices des hommes (ici à l’abandon de

Jésus) mais l’espérance d’une délivrance de ces vices.

J’identifie une deuxième partie par un changement de locuteur. En effet subitement

Pascal prête la parole à une voix d’abord non identifiée : « Console-toi, tu ne me

chercherais pas, si tu ne m’avais trouvé. » Sans les indices qui vont suivre, il serait

délicat d’identifier qui est le porteur de ces mots, on pourrait ainsi hésiter entre le Père

ou le Fils. Cette potentielle ambiguïté pourrait nous conduire à d’autres considérations

que nous verrons ultérieurement. Pour l’instant il n’en est rien, car qui d’autre que

Jésus pourrait dire comme par la suite : « Le Père aime tout ce que je fais » ? Partons

donc de l’hypothèse que c’est Jésus qui parle. A qui s’adresse-t-il ? Le schéma de

lecture le plus simple y voit Pascal lui-même puisqu’il répond à la voix de Jésus à

deux reprises. Nous aurions donc un dialogue improbable entre le Jésus de

Gethsémani et le philosophe. Mais la voix de Pascal, bien qu’au singulier, s’associe

en fait aux disciples de cette sombre nuit pour représenter tout le genre humain,

coupable de la mort du Christ. Ainsi le discours de Jésus pourrait s’adresser à tout

lecteur en tant qu’il se sent lui aussi coupable et triste de cette même culpabilité.

Sur un ton impératif, Jésus invite l’homme à trois attitudes successives : « Console-

toi », « Souffre » puis « Témoigne ». Directions réparties de manière équitable dans le

discours comme ouverture, développement et exhortation finale.

La première direction exprime que l’agonie de Jésus est dédiée aux hommes. La

conscience de la souffrance de ceux-ci dans leur culpabilité ne faisant que rajouter à

sa propre détresse. Il est triste d’affliger les hommes, mais cela augmente sa tentation

de perdre confiance et ainsi l’expérience est approfondie. En donnant ainsi un sens à

la souffrance, il guide l’homme vers la consolation, la tristesse humaine est juste.

La consolation est dans la justification de la souffrance, mais plus encore dans la

présence. L’expression « Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais trouvé. » montre

que Jésus est présent aux hommes qui sont déjà entrés en dialogue avec lui. Il

développe cette présence par la suite : « Je te suis présent par ma parole dans

l’Ecriture, par mon Esprit dans l’Eglise et par les inspirations, par ma puissance dans

les prêtres, par ma prières dans les fidèles. »

La deuxième direction de Jésus traite de la souffrance et du péché. Nous en dégageons

la nécessité de l’homme de vivre la servitude du corps pour connaître ce dont il peut

être sauvé. C’est ici que Pascal intervient pour dire tout son désespoir à Jésus d’être

conscient de ses péchés. Puis la direction finale est dans la gloire de Jésus.

La troisième partie est le retour au monologue de Pascal. La voix de Jésus s’est retirée

et voilà notre auteur seul à son tour dans ses considérations. Jésus redevient « il » et

non « vous ». Non seulement l’absence est mise en évidence mais aussi la séparation,

l’abîme qui sépare l’homme de Dieu : « Il n’y a nul rapport de moi à Dieu, ni à Jésus-

Christ juste. »

II / Eléments et domaines de comparaison

Il va s’agir ici d’identifier les éléments qui font que ces deux textes nous ont inspiré la

comparaison. Nous tacherons également de préciser le cadre de notre étude, son

domaine et ses limites.

1/ Eléments analogiques

Nos deux textes sont bien différents par leur nature. Le premier est une histoire

racontée, ancrée dans la tradition soufie. Elle a valeur morale comme la plupart des

fables et paraboles utilisées dans les milieux initiatiques. Le second, qui lui est

postérieur de quatre cents ans, est une méditation intime dont la finalité est moins

évidemment initiatique que le texte soufi. Sur quel plan donc comparer ces deux

écrits ? Tentons dans un premier temps d’identifier les thèmes et éventuels schémas

identiques.

a) Personnages

Chez Rumi :

- l’homme qui appelle Dieu,

- le démon qui est la part de désespoir de l’homme

- Khadir qui est le messager de Dieu, porteur de la réponse

Chez Pascal :

- Jésus-homme, abandonné par les hommes

- L’homme Blaise Pascal, représentant le genre humain coupable de la

souffrance de Jésus.

- Jésus-Dieu, qui est porteur de la réponse à sa propre souffrance et celle de

Pascal

On a donc une correspondance des rôles, bien que l’unicité du personnage Jésus-

homme et Jésus-Dieu complexifie le parallèle entre les deux textes.

b) Sentiment d’abandon

Les deux récits présentent un homme en détresse dans sa solitude. Dans les deux cas

il y a une attente non comblée, un vide qui potentiellement peut plonger dans le

désespoir.

Chez Rumi, la détresse est résultat de l’absence de réponse de Dieu, pour Jésus elle

est résultat de l’abandon des hommes, mais elle est aussi déjà évocatrice du sentiment

d’abandon du Père : “ Éli, Éli, lama sabaqthani ? ” (“ Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi

m’as-tu abandonné ? ”) (Mt 27:46 ; Mc 15:34). Le point commun que nous tenons à

souligner est le caractère humain de cette déception. Il y a bien une désillusion qui

résulte d’une attente toute humaine d’attention en réponse à une sollicitation ou de

compassion face à une situation de souffrance.

Le rapprochement des deux situations permet donc selon nous d’observer le type

d’attitude que l’homme peut avoir face à une attente non comblée de présence.

c) Souffrance nécessaire

Dans les deux récits, la souffrance des personnages principaux est décrite comme très

intense. Le personnage de Rumi a le cœur brisé. En se couchant pour dormir, il

abandonne, il succombe à la douleur. Chez Pascal, Jésus peut supporter cette douleur

justement parce qu’il est surhumain : « C’est un supplice d’une main non-humaine,

mais toute-puissante, et il faut être tout-puissant pour le soutenir. » Il y a un troisième

personnage souffrant dans notre étude : celui de Pascal lui-même que nous

considérons comme un prototype de l’homme pécheur. Son âme « est triste jusqu’à la

mort ».

De cette souffrance il nous faut remarquer qu’elle est le déclencheur des messages

divins : celui du messager Khadir et celui de Jésus. Ce sont des messages-clés qui

apportent une solution à cette souffrance en dépassant ce que l’entendement pouvait

produire lui-même. Les messages surprennent par la nouveauté de paradigme qu’ils

apportent aux souffrants : la présence de Dieu déjà en l’homme.

On a donc

I. un Khadir qui explique à l’homme que l’appel de Dieu est déjà présence de

Dieu

II. un Jésus qui ne se console pas lui-même pour vivre pleinement la souffrance

des hommes

III. un Jésus qui console Pascal en lui expliquant que la quête de Dieu résulte de la

connaissance de Dieu.

Le parallèle entre les points I et III est le cœur de notre étude. La souffrance nous

apparaît donc nécessaire comme un moment décisif du récit pour déclencher la venue

d’une solution/consolation. Mais la nécessité n’est pas que narrative, elle est

existentielle : le point II permet de justifier la souffrance des hommes comme

nécessaire : « Veux-tu qu’il me coûte toujours du sang de mon humanité sans que tu

donnes des larmes. » La justification de la souffrance est aussi présente chez Rumi,

mais sublimée comme un véhicule vers la présence divine, Dieu dit : « cette

supplication, cette douleur, cette ferveur de toi est Mon messager vers toi. »

Rappelons-nous que dans la théologie chrétienne, Jésus ne sauve que ce qu’il assume.

C’est pourquoi il est nécessaire qu’il vive pleinement la souffrance humaine, et en

particulier sa souffrance spirituelle, afin que l’Homme soit sauvé dans son entièreté.

Ainsi comme nous l’avons vu dans la critique textuelle, la souffrance est justifiée.

Elle n’est pas anéantie car nécessaire en retour à comprendre la souffrance de Jésus-

Christ, vrai homme et vrai Dieu.

Il nous faut néanmoins nuancer l’expression non-consolation de Jésus puisqu’on sait

qu’il « se remet tout entier à son Père » et qu’il voit dans Judas « l’ordre de Dieu ».

C’est donc bien une expression de la confiance encore toute entière que le Jésus a

pour son Père.

La non-consolation dont nous parlons est donc d’ordre narratif : même dans sa propre

agonie Jésus adresse sa consolation aux autres plutôt qu’à lui-même. Ainsi le Jésus-

homme souffre entièrement et le Jésus-Dieu console.

d) Consolation

Les deux récits proposent une consolation à la souffrance évoquée. Le texte de Rumi

est bien plus implicite sur l’effet du message de Khadir. Le texte se terminant sur les

paroles du messager, nous sommes invités à imaginer que l’homme a repris ses

louanges suite à la révélation que « Ton Allah est mon Me voici ».

Dans le Mystère de Jésus, Pascal est consolé de son désespoir. L’objectif réel n’est

pourtant pas la délivrance des souffrances mais la conversion : « C’est mon affaire

que ta conversion. » Nous avons vu que Pascal insiste lui-même sur ce point en

identifiant l’objectif de la prière dans la délivrance des péchés et non dans la

délivrance de la souffrance due aux péchés. La consolation n’est ici que le point de

départ d’une dynamique sotériologique bien connue de la théologie chrétienne : la

simultanéité du salut déjà-là et pas encore.

Enfin, comme nous l’avons vu dans la critique littéraire, il n’est pas impossible que

l’ambiguïté initiale sur l’auteur de la voix clamant « Console-toi, tu ne me chercherais

pas si tu ne m’avais trouvé. » ne laisse penser que Dieu Père s’adresse en ses termes à

son Fils souffrant. Certes le contexte textuel direct ne permet pas cette interprétation,

mais l’effet lui-même est bien possible tant cette parole résonne comme une réponse

aux nombreux versets décrivant la souffrance de Jésus dans son abandon.

2/ Domaines de comparaison

La thématique qui nous semble la plus pertinente pour centrer notre travail de

comparaison est celle de la présence de Dieu en l’homme. Les deux messages clés

délivrés par Khadir et par Jésus ont tous deux le même pouvoir apaisant de dire la

présence de Dieu auprès des hommes. C’est justement cette présence que nous nous

proposons d’étudier. Les éléments contextuels narratifs offrant de nombreuses

correspondances, nous pouvons tenter d’identifier si l’expression du poète Persan

« cette ferveur de toi est Mon messager vers toi » a la même valeur que celle du

philosophe français « …tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais déjà trouvé. »

Selon si cette connaissance résulte d’une origine commune ou d’une rencontre

antérieure, elle prend alors une valeur ontologique ou historique. Ainsi il nous faudra

aborder respectivement les domaines philosophique et théologique. Mais puisque

nous parlons de la présence de Dieu, qui est par définition indéfinissable, nous

sommes forcés à la métaphysique. Et nous ne cachons pas notre ambition de pouvoir

identifier des modes de pensée qui révèlent in fine un même trouble face au mystère

divin.

III / L’élan vers Dieu vient de Dieu, relation originelle

a) Présence de Dieu en l’homme

Chez Rumi, Khadir vient rapporter à l’homme les paroles de Dieu : « cette ferveur de

toi est Mon messager vers toi ». Autrement dit c’est Dieu qui insuffle à l’homme le

désir de Dieu. Et ce souffle, qui est signe de Dieu, est à prendre comme une réponse à

l’appel de Dieu. La chronologie des évènements paraît donc perturbée pour l’homme,

mais il s’agit pour lui de changer de regard. Si la réponse est là avant même l’appel,

c’est qu’il n’a pas été capable de voir la réponse. Or la présence de Dieu est la soif

mais aussi l’appel lui-même. En criant « Allah, » l’homme ne fait que renforcer la

présence de Dieu en lui car le cri même du mot « Allah » provient d’ « Allah » !

Une première lecture du texte de Rumi pourrait nous faire croire que l’homme

n’obtient pas de réponse de Dieu, or il s’agit là d’un point de vue apporté par le

démon. A y regarder de plus près, la première phrase d’exposition du récit nous donne

déjà un indice de la réponse de Dieu : « Une nuit, un homme criait « Allah » jusqu’à

ce que ses lèvres devinssent douces par Sa louange. » Les lèvres de l’homme sont

devenues douces par Sa louange. La majuscule que la traductrice a décidé de poser

sur l’adjectif possessif pourrait traduire tant le fait que cette louange est adressée à

Dieu, que le fait qu’elle provienne aussi de Dieu. Malgré la tristesse de l’homme, il y

a un bien un effet à cet appel lancinant : « ses lèvres devinssent douces ». N’avons-

nous pas ici une superbe image poétique du plaisir dont jouit l’homme à prononcer

ces mots ? Khadir nous apprend que ce plaisir est déjà jouissance de la présence de

Dieu. Toute la question est de savoir si cette présence est auprès de l’homme ou en

l’homme. Lorsque Dieu dit par la bouche de Khadir « ton « Allah » est mon « Me

voici », nous pouvons comprendre cela comme si Dieu s’appelait lui-même par la

bouche de l’homme. Indice donc, d’une présence de Dieu en l’homme…

b) La prière comme preuve de Dieu

Je propose ici de considérer la prière comme un art (au sens de pratique) parmi les

charismes humains. Or si l’on s’en tient à l’enseignement de Jésus, cet art serait un

don divin. Ainsi il ne vient pas de l’homme mais bien de Dieu, que l’homme appelle

Dieu. Saint Paul : « Qu’as tu que tu n’aies point reçu ? » (1Co 4,7). On trouve chez

Jean une inclination similaire : « Un homme ne peut recevoir que ce qui lui a été

donné du ciel. » (Jn 3,27).

Qu’elle soit considérée comme l’œuvre directe de Dieu en l’homme ou comme

témoin de la connaissance préalable de Dieu par l’homme, la prière constitue une

preuve de l’existence divine, argument donc utile à un Pascal dans son effort

apologétique.

c) Nostalgie de l’union

Les voies mystiques de l’islam, et en particulier le soufisme de l’ordre mevlevi initié

par Rumi, parlent beaucoup de la séparation de l’homme d’avec Dieu. On retrouve

cette thématique dans de nombreux poèmes du Mathnavi :

« Mon but en te priant, c’est de me lamenter,

de Te confier ma peine d’être séparé de Toi. »1

En parlant de séparation, ces vers évoquent une union passée. Cette union pourrait

être antérieure à la naissance de l’homme et mais recouverte lorsque celui-ci choit en

ce monde. Ainsi l’union est en fait constante en l’homme, et la séparation est                                                                                                                1  Extrait  du  poème  «  Silence  »  tiré  du  Mathnavi  de  RUMI.  In  Anthologie  du  soufisme,  Eva  DE  VITRAY    MEYEROVITCH,  Albin  Michel,  Paris,  1995,  p167  

simplement l’impossibilité pour l’homme de voir Dieu, aveuglé qu’il est par ses sens

et ses passions.

D’autres grands maitres soufis ont évoqué cette présence à leur manière.

Hallâj voit aussi dans l’appel vers Dieu un mouvement de Dieu lui-même :

« Je T’appelle… non, c’est Toi qui m’appelles à Toi ! Comment t’aurais-je

invoqué « c’est Toi » (Coran, I, 4) si Tu ne m’avais susurré « c’est Moi » ? »2

Ici le mot « susurré » décrit bien que cette présence de Dieu est intime. Il ne s’agit pas

de la Révélation coranique, mais d’une voix divine parlant à l’intérieur de l’homme.

La théologie voit dans la connaissance de Dieu un mouvement descendant, de Dieu

vers les hommes, c’est Lui qui se révèle. Certes, mais lui, où est-il ? Ne pourrait-il pas

aussi s’agir d’une voix divine venant de l’intérieur de l’homme lui-même, comme une

composante intrinsèque à l’homme qui le guide vers elle-même, vers Dieu ?

Pour le grand poète et philosophe pakistanais Iqbal, la présence est ontologique, et

l’homme ne la voit pas :

« Nous Te cherchons et Tu es loin de nos yeux ; mais non, nous sommes

aveugles et Tu es présent. »3

Le soufisme ancien s’inscrit parfaitement dans la Tradition islamique. Ainsi il est

intéressant de voir comment la récitation de certains textes fondamentaux de l’islam a

aussi pu permettre à Rumi et son entourage une lecture évocatrice de la présence de

Dieu en l’homme. Dans ce sens le Coran dit :  «  Nous  sommes  plus  près  de  lui  que  

sa  veine  jugulaire.  »  (Coran,  Sourate  Al  Qaf,  v16)  

Selon cette approche, par nature, l’homme est uni à Dieu, mais ne le sait pas. Il

ressent alors la nostalgie d’un temps où il était conscient d’être en Lui. De ce point de

                                                                                                               2  HALLAJ  :  Diwân,  traduction  de  Louis  Massignon,  Paris,  1955,  ed  Cahiers  du  Sud,  p3-­‐5.  3  Mohammad  IQBAL  :  Le  Livre  de  l’Eternité,  Albin  Michel,  Paris,  1962,  p21  

vue, l’appel vers Dieu viendrait de Dieu lui-même qui se cherche à travers les

hommes.

d) Le voile du péché

Chez Pascal, la séparation entre l’homme et Dieu est marquée par le péché : « Je  vois  

mon  abîme  d’orgueil,  de  curiosité,  de  concupiscence.  Il  n’y  a  nul  rapport  de  moi  à  

Dieu,  ni  à  Jésus-­‐Christ  juste.  »  Mais  que  signifie  que  l’homme  a  déjà  trouvé  Jésus  ?  

Est-­‐ce   justement   dans   ce   péché   qu’il   le   trouve,  maintenant   que  Dieu   a   assumé  

toute   la  souffrance  humaine  par  son  Fils  ?  Oui  car  c’est  bien  dans   la  souffrance,  

que  nous   avons   identifiée   comme  nécessaire,   que  Pascal   implore   le   secours  de  

Jésus.  La  souffrance  de  la  séparation  n’est  qu’un  aspect  de  l’idée  de  Dieu.  

 

Comme  nous  l’avons  fait  pour  Rumi,  permettons-­‐nous  de  puiser  dans  les  autres  

écrits  de  Pascal,  pour  affiner  notre  compréhension  de  la  pensée  de  l’auteur.  Dans  

le   fragment  425  des  Pensées,  nous  extrayons  ce  passage  qui  évoque  à  son  tour  

une  nostalgie  d’un  temps  ou  Dieu  remplissait  tout  l’homme  :  

 

« Qu'est-ce donc que nous crie cette avidité et cette impuissance, sinon qu'il y

a eu autrefois dans l'homme un véritable bonheur, dont il ne lui reste

maintenant que la marque et la trace toute vide, et qu'il essaye inutilement de

remplir de tout ce qui l'environne, recherchant des choses absentes le secours

qu'il n'obtient pas des présentes, mais qui en sont toutes incapables, parce que

ce gouffre infini ne peut être rempli que par un objet infini et immuable, c.à.d.

que par Dieu même? »4

  L’idée   d’une   relation   originelle   entre   Dieu   et   l’homme   est   fortement  

suggérée   par   la   lecture   du   poème   de   Rumi.   Les   méditations   de   la   mystique  

musulmane  nous  dit  bien  que  tout  ce  que   l’homme  fait,   il   le   fait  par  Dieu.  Donc  

l’idée   même   d’appeler   Dieu,   et   les   louanges   qu’il   Lui   fait   participent   à   une  

dynamique   qui   le   rapproche   de   ce   Dieu.   Tout   ce   qui   l’en   éloigne   est   péché,   et  

recouvre  cette  relation  originelle  pure.    

                                                                                                               4  PASCAL,  Pensées,  extrait  du  fragment  148-­‐425  

En   termes   éthiques,   on   pourrait   dire   que   l’homme   est   créé   bon,   mais   que   sa  

faiblesse  l’éloigne  de  Dieu  qui  est  pourtant  en  lui.  

IV/ L’élan vers Dieu vient de la foi, relation historique

a) Expérience mystique vécue

La biographie de Blaise Pascal rédigée par sa sœur Gilberte Perrier nous apprend que

Pascal a connu deux temps de conversion importants dans sa vie. Le jeune Blaise est

un génie, éduqué par son père. Avant ses 18 ans, il a un première élan de conversion :

il voit la limite de la science qui n’est que divertissement, c’est à dire une diversion de

la véritable recherche, celle de Dieu. Or il continue de travailler à la recherche

scientifique lors de son arrivée à Paris. A 30 ans, il est indirectement témoin d’un

miracle : sa nièce Marguerite Périer est guérie d’une fistule lacrymale par

l’attouchement d’une Sainte-Epine qui se trouve à Port-Royal. A l’âge de 31 ans, il

subit un accident de voiture sur un pont de Paris. Lorsqu’il se réveille d’une

inconscience de 15 jours, il reprend une intense vie religieuse, en lien étroit avec le

couvent de Port Royal, fief du mouvement janséniste.

Le miracle de sa nièce est vécu comme une expérience mystique et sera définitif

quant à son inclination pour la foi. Dès lors, comment ne pas penser à la propre

expérience de l’auteur lorsqu’il prête à Jésus ces paroles : « Console-toi, tu ne me

chercherais pas si tu ne m’avais déjà trouvé. » ? Jésus s’adresse ici à Pascal en

désespoir, mais nous avons vu que le philosophe est ici un personnage prototype. La

consolation apportée est donc pour tous ceux qui cherchent Dieu : que dans leur appel

ils soient comblés, car cette élan témoigne lui-même de ce que Dieu a déjà été

rencontré. Seulement le terme de Jésus est bien « tu ne m’avais trouvé » et non

« rencontré ». Il y a un écart dans la valeur de temps. Lorsque l’on trouve, c’est gagné

pour toujours, mais une rencontre est éphémère et bientôt remplacée par la séparation.

Nous retrouvons alors notre fameuse dynamique du déjà-là : le trouvé, et du pas

encore : le recherché. On a trouvé mais on cherche encore ! La rencontre n’est que le

moment décisif, telle la croix pour Jésus, ou toute expérience (mystique) qui apporte

la foi au croyant. Ainsi dans la finale de son Mystère de Jésus, Pascal propose : « Il

faut ajouter mes plaies aux siennes et me joindre à lui et il me sauvera en se sauvant.

Mais il ne faut pas en ajouter à l’avenir. » L’objectif de conversion de Jésus est

atteint, au moins au niveau intentionnel.

La biographie du poète persan Rumi doit aussi nous intéresser. Sa rencontre avec

Shams de Tabriz, un derviche errant venu à Konya, n’est pas sans évoquer une

expérience mystique. En effet dès leur premier échange, Rumi s’évanouit : « Lorsque

Shams me posa cette question, je vis une fenêtre s’ouvrir en haut de ma tête, et une

fumée s’en éleva jusqu’au sommet du Trône de Dieu. »5 Rumi se retire avec son

nouveau compagnon et se livre à la contemplation. Mais voilà qu’au bout de quelques

années Shams disparaît. Cette rencontre, ou plutôt cet amour avait transformé Rumi et

il tombe dans un profond désespoir. Voilà pourquoi toute son œuvre est fortement

marquée par le thème de la séparation. Mais Rumi « parvint finalement à opérer un

« retournement » ; c’est-à dire, à intérioriser cet amour personnifié dans celui qui

représentait à ses yeux le visage même de l’Amour »6. Autrement dit il a été capable

de transférer vers Dieu tout l’amour qu’il avait pour Shams de Tabriz. L’œuvre de

Rumi est ainsi sans cesse ambigüe sur le thème de la séparation. La nostalgie de

l’union divine pourrait ainsi être nostalgie d’une union vécue avec son ami Shams,

son « soleil divin ».7 Dans cette partie nous tenons surtout à mettre en évidence le fait

que Rumi a connu une expérience et même une relation mystique. Le transfert qu’il

opère après la disparition de Shams fait que sa rencontre avec ce dernier équivaut à

une rencontre avec Dieu. Ainsi les paroles de Jésus à Pascal résonnent aussi pour

Rumi lui-même : « Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais déjà trouvé », car oui,

lui aussi a déjà trouvé Dieu de son vivant.

En opposition à la thèse de la relation originelle, la thèse de la relation vécue trouve

aussi facilement ses arguments dans le Canon chrétien :

                                                                                                               5  Evènement  raconté  par  AFLAKI,  dans  son  Manâqib-­‐ul-­‐‘Arifin,  Trad  française  par  C.  HUART,  in  Les  Saints  des  derviches  tourneurs,  Paris,  Leroux,  1918  6  Eva  de  VITRAY  MEYEROVITCH,  dans  son  introduction  à  Odes  mystiques,  traduction  française  du  Diwan-­‐e  Shams-­‐e  Tabrizi  de  RUMI,  Ed  Seuil/Unesco,  1973  7  «  Shams  »  signifiant  soleil  en  langue  persane,  il  est  aisé  de  voir  le  rôle  de  dieu  solaire  que  le  personnage  joue  dans  la  mystique  de  Rumi  

« Toutes choses m'ont été données par mon Père, et personne ne connaît qui

est le Fils, si ce n'est le Père, ni qui est le Père, si ce n'est le Fils et celui à qui

le Fils veut le révéler. » (Luc, 10,22)

« Nul ne peut venir à moi, si cela ne lui a été donné par le Père. » (Jean, 6,65)

Certes on pourrait dire de ces paroles de Jésus qu’elles fonctionnent aussi dans le cas

d’une grâce donné par Dieu à tous les hommes, une présence « naturelle » de Lui en

eux ; mais le terme « révéler » chez Luc fait pencher pour une révélation qui

intervient dans le temps d’une vie humaine.

Rumi lui-même connaissait bien les Evangiles, sa proximité avec la culture chrétienne

bien présente en Anatolie au XIIème siècle, l’a incité à utiliser maintes fois le

personnage de Jésus dans ses écrits :

« De même que le souffle de l’Esprit Saint, insufflé en Marie, lui a fait

concevoir l’enfant divin, de même lorsque la parole de Dieu pénètre dans le

cœur de quelqu’un et que l’inspiration divine emplit son cœur et son âme, sa

nature est telle qu’alors est produit en lui un enfant spirituel, ayant le souffle

de Jésus qui ressuscite les morts. »8

Nous avons bien ici le schéma de l’homme qui reçoit la grâce de la parole de Dieu qui

pénètre en lui. Pour se diriger vers des généralités, ce langage permet de visualiser

une « parole de Dieu » omniprésente, à laquelle l’homme s’ouvre ou non, selon une

grâce divine donnée individuellement. N’est-ce pas là une description de la foi ?

b) De l’expérience à la foi

Une fois la rencontre avec Dieu intervenue dans le temps, elle doit s’entretenir. C’est

là la conversion dont Jésus parle Pascal. Il ajoute : « Je te suis présent par ma parole

dans l’Ecriture, par mon Esprit dans l’Eglise et par les inspirations, par ma puissance

dans les prêtres, par ma prière dans les fidèles. » Cette dernière présence dans la

prière est parfaitement celle décrite par Rumi dans son histoire. L’homme qui crie

« Allah » jusqu’à adoucir ses lèvres est donc un fidèle, un croyant. Il ne remet pas en

cause l’existence de Dieu, il cherche seulement un signe de sa part, qui serait une

bénédiction, voire une récompense de sa piété, de sa soif insistante de Lui. La

                                                                                                               8  RUMI,  Mathnavi,  I,  p1934  

question pour lui n’est donc pas de savoir s’il a connu Dieu mais s’il va pouvoir le

connaître de nouveau. La révélation qui lui vient en songe va supprimer toute tension

de recherche. En identifiant l’appel humain vers Dieu comme un signe de Dieu, une

présence divine, la problématique est transcendée. On pourrait ainsi penser qu’à

l’instant même de l’appel, la réponse est donnée. Or ce que dit Khadir c’est que le

désir d’appel lui-même vient de Dieu. Ce qui reviendrait à dire que c’est parce que

Dieu est déjà présent en l’homme qu’il se met à l’appeler. La foi donnée aux hommes

par Dieu est donc un moyen pour se connaître Lui-même à travers les hommes.

Encore une fois, une lecture phare de la tradition islamique nous éclaire dans ce sens.

Un hadith qudsi, Dieu parlant par la bouche du Prophète dit :

« Mon adorateur ne cessera de se rapprocher de Moi par des prières

surérogatoires en sorte que Je l’aimerai, et quand Je l’aimerai, Je serai l’oreille

avec laquelle il entendra, l’œil avec lequel il verra, la main avec laquelle il

frappera, le pied avec lequel il marchera. »9

V/ Ouvertures

a) Dieu seul abandonné

En partant du point de vue de la présence ontologique de Dieu chez les hommes, nous

pouvons faire les considérations suivantes.

Chez Rumi, l’homme représente le monde humain qui prie Dieu et souffre de

l’absence de réponse. Chez Pascal, c’est Jésus, donc Dieu fait homme, qui prie les

hommes et n’a pas de réponse : « Jésus a prié les hommes et n’en a pas été exaucé. »

On pourrait donc y voir une simple opposition. Or Jésus étant Dieu et homme à la

fois, cela complique la tâche !

Pour schématiser, nous pourrions dire que chez Jésus c’est le sentiment d’abandon des

hommes qui entraine l’élan vers Dieu (schéma 1), alors que chez l’homme de Rumi

c’est l’appel vers Dieu sans réponse qui entraîne une profonde solitude (schéma 2).

                                                                                                               9  BUKHARI  :  Sahih,  IV,  296,  transmis  par  ABU  HURAYA  

Dans notre effort pour trouver une correspondance, il s’agit donc de trouver un moyen

de ramener le schéma 2 vers le schéma 1.

Si Dieu est présent en l’homme ontologiquement, son sentiment de solitude est péché.

Il ne voit pas que sa louange ne fait que renforcer cette présence au plus près de lui.

Lorsqu’il arrête sa louange « « Ecoute ; tu t’es arrêté de louer Dieu : pourquoi te

repens-tu de L’appeler ? », n’est-il pas en train d’abandonner son Dieu ?

Or   lorsque   Jésus  se  sent  abandonné,  c’est  de   l’abandon  des  hommes,  c’est  donc  

Dieu  qui  se  fait  abandonner  par  ses  propres  créatures.  

Dans  les  deux  cas,  il  est  donc  possible  de  trouver  une  lecture  qui  fasse  de  Dieu  le  

seul  véritable  abandonné,  par  ses  propres  créatures,  pourtant  porteuses  de  Lui.  

b) De la nécessité de connaître pour chercher

La phrase clé du Mystère de Jésus est souvent mise en relation avec un

développement de Saint Augustin dans ses Confessions.

« Ce n’est donc pas tout à fait oublier une chose que de se souvenir de l’avoir

oubliée; et nous ne pourrions chercher un objet perdu, si aucun souvenir ne

nous en était resté.10 »

« Est-ce ainsi que je vous cherche, Seigneur ? Vous chercher, c’est chercher la

vie bienheureuse. […] Quelle est donc cette notion dans l’homme ? Je ne sais.

Réside-t-elle dans sa Mémoire ? C’est le problème qui m’intéresse; car alors,

il faut que nous ayons été autrefois heureux. Est-ce individuellement, est-ce

dans ce premier homme, premier pécheur, en qui nous sommes tous morts,

premier père de nos misères.11 »

Le contexte littéraire est une réflexion sur la mémoire, illustrée par la parabole de la

drachme perdue. On ne peut donc accuser Pascal de plagiat, il seulement réussi à

                                                                                                               10  SAINT  AUGUSTIN,  Confessions,  Livre  X,  ch  19  11  SAINT  AUGUSTIN,  Confessions,  Livre  X,  ch  20  

condenser en une puissante formulation qui explique le mouvement infini de la

recherche de Dieu : plus on le trouve, plus on le cherche !

Quelle ne fut pas ma surprise en découvrant que la traductrice française de l’œuvre de

Rumi, auteure d’une Anthologie du soufisme, titre un poème de Rumi avec cette

même expression de Pascal : « Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais déjà

trouvé. » J’ai bien cru un instant que Rumi avait trouvé cette formulation avant Pascal

mais il s’agit bien en vérité d’un choix éditorial de la traductrice, certes assez ambigu

dans la mise en page. Le titre est malgré tout parfaitement choisi tant les mots du

poème collent parfaitement à cette même idée de « connaître pour chercher »

condensée dans l’expression de Pascal :

« Tant que tu ne cherches pas une chose, tu ne la trouves pas, excepté le Bien-

Aimé, avant de L’avoir trouvé, tu ne le cherches pas. »12

Il est bien probable que Rumi ait lu Saint Augustin ; mais sans focaliser sur cette

hypothèse, reconnaissons que cette thématique de la nécessité de connaître ce que l’on

cherche est largement répandue dans la pensée non seulement chrétienne, mais plus

largement philosophique. Ne s’agit-il pas en effet d’une application particulière du

paradoxe de Ménon :

« Ce que l’homme connaît il ne le cherche pas parce qu’il le connaît, et

sachant cela il n’a nul besoin de le chercher ; mais ce qu’il ne connaît pas, il

ne le cherche pas non plus, parce qu’il ne saurait pas ce qu’il doit chercher. »13

                                                                                                               12  RUMI,  Le  Livre  du  Dedans,  chapitre  51,  traduction  d’Eva  de  VITRAY  MEYEROVITCH,  cité  dans  Anthologie  du  soufisme,  op  cit,  avec  le  titre  «  Tu  ne  me  chercherais  pas  si  tu  ne  m’avais  déjà  trouvé…  »  13  PLATON,  Ménon,  80è  

Conclusion

Les deux textes que nous avons étudiés mettent en scène des hommes dans la détresse

de se sentir séparés de Dieu. Or les paroles divines qu’ils reçoivent les invitent à voir

la présence de Dieu à l’origine même de cette recherche. Car en effet, les deux se

retrouvent dans l’idée déjà explorée par la philosophie grecque et les Pères de l’Eglise

que l’on ne peut chercher que ce que l’on connaît déjà. Nous avons alors tenter

d’identifier quelle est cette présence de Dieu en l’homme selon les deux milieux de

rédaction. Deux formes de présence s’en sont alors dégagées. D’une part une présence

ontologique, naturelle, de Dieu dans les hommes, et qu’un voile tissé de faiblesse et

de passions humaines recouvre, voile qui dans le langage théologique serait appelé

péché. La mystique musulmane est plus proche de l’idée d’une relation originelle et

d’une mystérieuse présence de Dieu en l’homme. C’est cette présence qui le guide

vers Lui, peignant ainsi l’image d’un Dieu qui s’appelle lui-même à travers les

hommes. Quant à la théologie chrétienne, elle s’empare plus volontiers de l’idée

d’une grâce révélée aux hommes qui sont dignes de recevoir Dieu dans leur vie : la

foi. C’est cette confiance en Dieu qui, même dans les pires moments de solitude, fait

que les hommes continuent de l’appeler et de raviver ainsi sa présence en eux. Car ce

que ces textes révèlent malgré tout, c’est que Dieu demeure invisible et muet à nos

sens, et que ses signes doivent être cherchés et reçus au delà des codes de la vie

terrestres.

Nous avons donc dégagé deux directions, mais les points de vues ne sont pas aussi

cloisonnés. La lecture des autres textes de nos auteurs montre qu’ils sont eux-mêmes

capables de puiser dans les sources littéraires de leur religion pour alimenter leur

réflexion sur ce mystère de l’élan vers Dieu.

Les biographies de nos deux auteurs nous apprennent que tous deux ont vécu ou été

témoin d’expériences que l’on peut qualifier de mystiques. Ces rencontres avec Dieu

dans le temps humain constituent d’incontestables points de départs pour la recherche

de Dieu, alimentant ainsi la nostalgie d’une relation vécue et non originelle.